* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Louis Breuil Sous-titre: Histoire d'un pantouflard Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1883 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1883 (sixième édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 27 août 2009 Date de la dernière mise à jour: 27 août 2009 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 377 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par Google Books LOUIS BREUIL HISTOIRE D'UN PANTOUFLARD L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mars 1883. PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. LOUIS BREUIL HISTOIRE D'UN PANTOUFLARD PAR HENRY GRÉVILLE Sixième Édition PARIS E. PLON et Cie IMPRIMEURS-ÉDITEURS 10, RUE GARANCIÈRE 1883 Tous droits réservés LOUIS BREUIL HISTOIRE D'UN PANTOUFLARD I Au moment où Louis Breuil mettait la main sur l'anneau du timbre, huit heures du soir sonnaient à l'hôtel de ville de Châteaudun. Le jeune homme retira ses doigts avec précipitation, comme s'il eût été enchanté de pouvoir se donner à lui-même un prétexte pour retarder son entrée, et faisant quelques pas, il se retourna vers la vallée du Loir, qui s'étendait à ses pieds. Le soleil sur son déclin l'emplissait de sa splendeur; ce doux paysage fait pour reposer les yeux prenait à cette heure un charme ému, intime et pénétrant, qui disposait l'âme à cet ordre de pensées mélancoliques, particulièrement chères aux esprits rêveurs. Louis contempla la vallée pleine de feuillages, la rivière argentée qui courait sinueuse entre deux rangées de saules étêtés. La silhouette aux arêtes vives du château superbe qui semble construit d'hier, tellement il est immuable dans sa perfection, se dessinait et bornait le regard à peu de distance devant lui. Cette vue lui arracha un soupir. Breuil n'aimait point les lignes arrêtées ni les bornes précises; ce qu'il fallait à cette âme flottante, c'était le flou des horizons noyés dans la vapeur dorée du soir et l'indécis des brouillards du matin... Aussi bien était-ce cet amour du «mal défini» qui lui avait fait quitter tout à l'heure l'anneau qu'il tenait entre les doigts. Pendant qu'il rêvait, une tête de jeune garçon, presque de jeune homme, se montra par-dessus le mur en pente du jardin qui dégringolait le long du coteau. --Breuil! dit la voix qui appartenait à cette tête, vous avez l'air d'Adam à la porte du Paradis terrestre. --Tu n'as pas l'air d'un archange, toi! riposta Louis en se retournant avec vivacité. --Mais c'est que je n'ai pas la moindre intention de vous empêcher d'entrer! Voyez plutôt, je vous ouvre la parte! Breuil franchit le seuil, referma la petite grille derrière lui, et suivit son jeune ami, qui, tout en lui parlant avec gaieté, l'emmenait vers un groupe assis sous la tonnelle. Toute la famille était là: M. et Mme Sérent; leur fille aînée Pauline, mariée depuis trois ou quatre ans; leur second enfant Gaston, qui venait de se faire recevoir avocat et qui se reposait de ses travaux passés allongé sur le fin gravier. Marine, qui venait ensuite, dans la fleur de ses dix-neuf ans, versait le café fumant dans les tasses au moment où son jeune frère Daniel, le dernier-né, amena l'hôte qu'il avait introduit. La cafetière oscilla légèrement dans la main délicate qui la tenait et versa quelques gouttes sur le bord d'une soucoupe. --Monsieur Breuil! fit M. Sérent avec sa rondeur de manières habituelles, soyez le bienvenu. Vous n'êtes point venu hier. Rien de fâcheux, j'espère? --Absolument rien, cher monsieur, répondit le jeune homme après avoir salué à la ronde; je m'étais mis en route pour venir, et puis je ne sais pourquoi j'ai rebroussé chemin... Je me suis dit qu'après tout c'était fort indiscret à moi de vous infliger ainsi ma société tous les soirs sans vous faire grâce d'un jour, et.. --Pure coquetterie! interrompit l'ingénieur; vous voulez vous faire désirer! Voyez-vous cela! Pauline et sa mère sourirent; celle-ci jeta un regard de côté sur sa seconde fille, qui avait enfin rempli les tasses. Une légère rougeur était montée au joues brunes de Marine; mais c'était peut-être la faute du dernier rayon de soleil, qui la frappait en plein visage. Avant que Louis eût entamé sa défense, un coup de timbre vigoureux retentit; la porte retomba avec un claquement sec, et le gravier cria sous un pas agile. --C'est Marc! fit Daniel, qui bondit à la rencontre du nouveau venu. --Bonsoir, Marc! crièrent en même temps toutes les voix, excepté celle de Marine, qui paraissait fort occupée des pinces à sucre (objet, nul n'en ignore, difficile à placer en équilibre sur le sommet d'un sucrier trop plein). Marc Dangier répondit gaiement: Bonsoir! avant même d'être en vue de la joyeuse compagnie. Sa voix franche et sonore donnait bien l'idée de sa personne: c'était un beau garçon de trente ans, svelte sans maigreur, robuste sans affectation de force, l'air martial sous son habit civil, le visage ouvert, le sourire bienveillant; tout son être, plein de vie et d'élasticité, semblait en action perpétuelle. --Un ban pour Marc! s'écria Daniel en amenant son ami au milieu du groupe où tout le monde paraissait content. --Bonsoir, mon enfant, dit madame Sérent en se laissant embrasser. Louis Breuil tendit aussi la main au jeune homme; ils se connaissaient depuis longtemps, et, sans avoir grande amitié l'un pour l'autre, ils se voyaient volontiers. --Que fait-on à Paris? --Tu arrives à l'instant? --Que dit ton père de la récolte? --A combien les Suez? --As-tu rapporté mon chapeau? --Et le tulle bleu? --As-tu été chez Lefaucheux pour ma carabine? Assis sur un pliant, qu'il avait insensiblement, peut-être inconsciemment, rapproché de la jeune fille, Marc écoutait les questions avec un sourire. A la troisième, il tira son carnet de sa poche et commença à prendre des notes; aussitôt chacun se tut; on s'entre-regarda, et l'on éclata de rire. --C'est pour mieux vous entendre, mes enfants! dit Marc en imitant le loup. A qui le tour? Qui a parlé des Suez? --Moi, répondit l'ingénieur. --Les Suez ont baissé subitement avant-hier. --Ah! fit M. Sérent un peu inquiet. --Mais ils remontaient tantôt, quand je suis parti. --Pourquoi avaient-ils baissé? --Mystère. Une panique. Une baisse très-considérable sur le change russe. --Bah! la Russie? A quel propos, la Russie? --Avec l'Allemagne. --Tu rêves! --Non. L'Allemagne arme, c'est positif. Vous savez bien qu'elle veut germaniser l'Espagne. --Je ne crois pas cela! --Moi non plus! --Germanise qui peut! conclut Louis Breuil. Je répète ma question: Que fait-on à Paris? --On va monter les _Brigands_ aux Variétés. --Ça sera bon? --Parbleu! de l'Offenbach! --Vous n'avez pas l'air convaincu, fit Pauline. --Moi, cousine? J'en jure par Orphée, il n'y a pas un homme plus convaincu que moi du succès des _Brigands_! --Quel homme! reprit la jeune femme; on ne peut pas en tirer un mot sérieux. --Cousine, vous ne le croyez pas! fit Marc, dont le visage devint grave tout à coup. Je suis l'homme le plus sérieux du monde, mais à condition que cela en vaille la peine. --C'est tout ce que vous avez à nous raconter, Marc? dit madame Sérent. --Eh! je crois que non! Mais quand on débarque de chemin de fer, on est tout ahuri, vous savez, ma tante. Et vous, Marine, vous ne me reparlez plus de votre tulle bleu? Il est pourtant plié soigneusement dans un petit carton, à l'hôtel, avec mon bagage. --Je vous remercie, répondit doucement la jeune fille. Il allait ajouter quelque chose, mais instinctivement il regarda autour de lui et vit que Louis semblait l'écouter avec intérêt. Aussitôt Marc se retourna vers Gaston, qui, toujours allongé par terre, fumait son cigare avec délices, et brusquement alla se jeter sur le sable à côté de lui. Les deux jeunes gens engagèrent à mi-voix une conversation intime. Marc était un peu cousin des Sérent, ce qui lui permettait d'appeler en plaisantant madame Sérent «ma tante», et de donner à ses filles leur nom de baptême sans le faire précéder d'un cérémonieux «madame» ou «mademoiselle». Aimé de tout le monde dans cette maison qu'il aimait, il y était venu de tout temps avec joie; depuis quelques mois, il se montrait intermittent, tantôt passant huit jours à Châteaudun sous prétexte d'études archéologiques, tantôt disparaissant pendant deux ou trois semaines pour reparaître aussi franc, aussi simple, mais parfois un peu plus grave. Pauline, qui était discrète, avait remarqué, sans en rien dire à personne, qu'en général Marc s'en allait lorsque Louis Breuil se montrait plusieurs jours de suite. Celui-ci était aussi un visiteur inégal; mais ses absences n'étaient pas longues. Depuis deux ans que M. Sérent, appelé par son service, s'était fixé à Châteaudun, le jeune homme était devenu l'hôte assidu de cette demeure hospitalière. La propriété que Breuil possédait au bord du Loir, de l'autre côté de la ville, n'était pas accoutumée jadis à de si longs séjours en été, ni en hiver à de si fréquentes visites; mais depuis qu'il avait fait la connaissance de l'ingénieur, le jeune homme trouvait des prétextes excellents pour s'y rendre en toute saison. Madame Sérent ne disait rien; mais une mère qui a déjà convenablement établi sa fille aînée ne redoute guère les assiduités d'un jeune homme riche, bien élevé, aimable de sa personne, et qui témoigne un goût prononcé pour les soirées passées en famille. Elle avait trop d'esprit d'ailleurs pour attribuer ce goût à une passion sérieuse pour les soirées de famille, car l'expérience lui avait appris qu'avant leur mariage et pendant qu'ils sont amoureux, tous les hommes partagent ce goût, qu'ils perdent très-rapidement après la lune de miel. Mais l'air lui semblait fleurer noces, et Louis Breuil était un brillant parti. Et puis Marine avait une façon de ne pas le regarder quand il lui parlait, qui paraissait de bon augure à cette mère aussi prudente que sage. --Que c'est beau! dit à demi-voix Pauline. Louis Breuil se tourna vers l'occident, que le soleil disparu emplissait d'une magnificence sans pareille. Toute la vallée était pleine d'or rouge en fusion. Les feuillages des «bas de Saint-Jean», groupés en masses sombres sur les bords du Loir, semblaient d'un autre métal plus foncé, et, sur l'autre rive, le doux paysage, avec ses courbes moelleuses et ses espaces immenses, avait l'air d'un pays fantastique, entrevu dans un rêve. C'était le pays du repos et de la joie, fait pour le plaisir des yeux et la paix de l'âme. Autrefois, disait l'histoire, on avait livré de sanglants assauts au château si fièrement campé sur le roc. Maintenant on avait peine à le croire. Du fer, du sang et de la poudre dans cette heureuse vallée! C'était un conte bleu, sans doute. Et même, si c'était vrai, il y avait si longtemps que cela ne faisait plus rien. On oublie vite et volontiers ce qui troublerait l'état d'esprit où l'on se complaît. --Pour combien de temps es-tu ici, Marc? demanda Daniel. --Je n'en sais rien...; cela ne dépend pas de moi, répondit le jeune homme en hésitant. --Ton père barbare aurait limité tes vacances? --Non... ce n'est pas cela... Enfin je resterai toujours bien quelques jours. Son regard errait autour du paysage; il se reporta sur le jardin, puis plus près, et s'arrêta sur la jeune fille; mais ce ne fut qu'un instant. Celle-ci se leva sans affectation, prit le plateau du café et se dirigea vers le perron sans permettre de la seconder aux jeunes gens, qui s'étaient empressés dès son premier mouvement. Un instant après, elle reparut; mais elle ne revint pas vers le groupe, et sa robe claire disparut au détour d'un buisson de lilas, sous une vieille allée de tilleuls dont les fleurs embaumaient l'air. On causait presque à voix basse. L'obscurité, en descendant sur la terre, engage aux conversations discrètes autant que le grand soleil encourage les cris et les chants joyeux. La forme élégante de Marine paraissait de temps en temps au bout de l'allée, où elle marchait seule. C'était l'heure du jour qui lui appartenait. A peine sortie des leçons de l'enfance, elle avait pris l'habitude de s'isoler ainsi pour quelques instants chaque soir, et ses parents l'avaient sagement laissée faire, estimant qu'une jeune fille a autant que tout autre être humain le besoin et le droit de se recueillir après le poids de la journée. Les conversations s'étaient bientôt réduites à de simples duos. Gaston et Marc parcouraient en fumant le sentier qui menait à la porte, et leur discussion semblait fort animée. Après quelques instants d'un silence qui paraissait doux à ceux qui l'entouraient, Louis Breuil se leva sans affectation, fit quelques pas, échangea un mot avec les fumeurs, et prit le chemin de l'allée des tilleuls. Marine revenait vers lui, à contre-jour; dans la douce demi-teinte, il ne distinguait d'abord que sa silhouette; à mesure qu'elle s'approchait, il voyait mieux les détails de son costume; quand elle fut tout près, il vit qu'elle tenait ses mains jointes devant elle avec un grand air de lassitude. --Vous souffrez? lui dit-il, poussé par une inquiétude soudaine. Elle s'arrêta et leva sur lui ses yeux étranges et charmants, couleur d'agate. Les yeux, très-clairs et très-vivants, avec ses cheveux très-noirs et lourds, donnaient à sa physionomie une originalité surprenante. --Non..., dit-elle. Je suis lasse. La chaleur de la journée... Et puis la vie est difficile. --Difficile pour vous? C'est que vous le voulez bien! Pour qui la vie pourrait-elle être plus douce et plus paisible? C'est donc que vous vous créez des soucis? Ils marchaient côte à côte; par instants, une fleur de tilleul desséchée par l'ardeur du jour se détachait avec un petit craquement et tombait à leurs pieds. Elle resta la tête baissée, comme si les paroles du jeune homme éveillaient en elle une réponse intérieure. Arrivés au bout de l'avenue, ils revinrent sur leurs pas, se dirigeant vers les massifs obscurs; maintenant Louis ne distinguait presque plus les traits de la jeune fille. --Ce n'est pas vous, reprit-il avec une émotion singulière dans la voix, ce n'est pas vous qui devriez avoir des soucis, vous si prompte à consoler les autres... --Qu'en savez-vous? fit-elle en tournant brusquement vers lui le visage qu'il ne pouvait interroger. --Ne le sais-je pas par moi-même? Vingt fois je suis venu ici découragé, morose: vous avez toujours trouvé quelque parole pour me redonner du courage. Je ne parle pas des vôtres, de votre père, que seule vous savez égayer quand il est triste, de votre jeune frère, auquel vous donnez en riant de si sage conseils... --Qu'il ne suit pas, interrompit Marine sur le ton de la plaisanterie. --Qu'il suit plus que vous ne le croyez, et qui, dans tous les cas, lui serviront dans la vie. Il se tut, indécis. Rien n'est plus difficile à un homme que de dire qu'il aime, quand il aime réellement. --Pourquoi donc parlez-vous des soucis de la vie? reprit-il après un silence qui lui avait paru éternel. Elle hésita un instant, puis parla avec franchise. --Ce qui est difficile, monsieur, dit-elle, ou plutôt ce qui me semble difficile (car il y a des personnes, ma soeur Pauline, par exemple, qui savent toujours très-bien ce qu'elles doivent faire), le difficile, c'est de savoir précisément ce qu'il faut faire. Lorsque plusieurs chemins se présentent devant vous, lequel choisir? Voilà ce qui rend perplexe et qui fait la vie troublée, et voilà pourquoi les gens qui sont semblables à moi sentent parfois le fardeau de l'existence peser sur leurs épaules. Louis, pendant qu'elle parlait, avait senti un grand froid au coeur. Il ne put empêcher sa voix de trembler quand il dit: --On vous a demandée en mariage? La question était extraordinaire et si fort en dehors des usages reçus, que Marine, prise au dépourvu, ne put que répondre précipitamment: --Non, non! Qui vous fait penser cela? Breuil s'était un peu remis. Il balbutia quelques mots d'excuse, puis continua avec un courage qu'il ne se soupçonnait point l'instant d'auparavant: --En ce cas, voulez-vous m'autoriser à présenter ma demande à madame votre mère? Ils étaient alors au bout éclairé de la petite avenue, et le jeune homme put voir que le visage de Marine n'exprimait ni surprise ni fausse honte. Une teinte rosée dorait l'ambre mat de ses jours, et ses yeux regardaient au loin les bois encore teintés de pourpre par le dernier reflet des nuages. Elle semblait flotter tout entière dans une vapeur d'un pourpre adouci. Au lieu de reculer dans l'ombre pour cacher son émotion, elle s'avança bravement jusqu'au bord du parapet qui terminait la terrasse, au-dessus de la vallée, comme une sorte de bastion, et Louis, qui la regardait toujours, ne put s'empêcher d'admirer la noble simplicité de ce mouvement. Marine ne voulait rien dérober elle-même au moment de prendre une décision qui engagerait sa vie tout entière. --Vous voulez m'épouser? dit-elle sans regarder Breuil, mais sans baisser ses yeux qui cherchaient l'horizon. --Oui... Je vous aime, ajouta-t-il à voix basse. Elle se tourna à demi vers lui. Sur son visage étrange, dont l'expression ordinaire était résolue, se lisait une indécision que Breuil y voyait pour la première fois et qui lui prêtait un charme nouveau, plus pénétrant. --Vous m'aimez? répéta-t-elle à voix basse, lentement, comme pour mieux comprendre. --Oui, je vous aime. Je suis plein d'imperfections, je le sais; je suis un être frivole, inutile, léger et sans volonté; mais je suis un honnête homme, et j'ai grande envie de bien faire... J'ai trente-deux ans, je me suis jugé, voyez-vous! Si vous m'acceptez, je crois que vous ferez de moi un très-bon mari: je vous promets de ne pas me révolter contre votre influence, que je sens très-forte. Si vous me refusez... --Eh bien? fit Marine, voyant qu'il n'achevait pas. Puis elle se retourna vers le paysage qui s'assombrissait rapidement. --Un homme à la mer! conclut-il avec un sourire qui voulait être railleur et qui tremblait pourtant sur ses lèvres. Il m'est arrivé un grand malheur, voici quelque vingt-cinq ans... --Lequel? --Je suis resté orphelin et riche. L'une ou l'autre de ces circonstances m'eût peut-être fait autre que je ne suis; les deux ensemble m'ont perdu. Ainsi, comprenez-le bien, si je vous demande de partager ma vie, c'est parce que je veux la remettre dans vos mains... Marine tourna vers lui son visage indiciblement ému, où flottait un sourire. --Vous savez que je suis une affreuse despote, que je régente tout le monde ici, que mon père me l'a dit cent fois... --Je sais cela..., et c'est pour cela, oh! pas pour cela seulement, que je vous aime... Elle cessa de sourire et baissa la tête. Être aimée! Avoir fait ce rêve et le yoir se réaliser! Toute jeune fille rêve d'être aimée. Elle ne sait pas par qui; celui qui viendra, quel qu'il soit, et qui l'aimera, aura déjà par là même un attrait puissant, puisqu'il réalise un rêve. Mais si celui-là est l'élu, secrètement préféré, quelle joie pure et délicieuse! Toutes les fauvettes d'avril gazouillent dans ce jeune coeur sans défiance. Pour Marine, une émotion plus grave et plus digne se mêlait à cet éveil du bonheur. Louis Breuil avait fait de lui un portrait fidèle. C'était un être bon et loyal, plein de qualités charmantes; son défaut principal était de n'avoir connu dans la vie aucune inéluctable discipline. Les disciplines du collège et de la famille tombent en poussière devant l'enfant riche et orphelin, dont nul, à vrai dire, n'est responsable, dont aucun homme ne se sent absolument solidaire. Pour celui-là, la vie est trop facile; la lutte n'existe que sur le terrain des amours-propres; et, là encore, le jeune homme maître de son argent et de sa personne rencontrera plus d'amis intéressés que de rivaux redoutables. Marine savait cela; elle connaissait assez la vie pour savoir aussi que de tels hommes deviennent en vieillissant des êtres nuls au moins, et parfois nuisibles. Dans ses rêveries généreuses, elle s'était souvent plu à se figurer qu'elle retirait des flots du Loir un enfant en danger de se noyer, ou qu'elle pénétrait au milieu d'un incendie, pour sauver quelque vie humaine. Ces fantaisies n'avaient guère de chances de se réaliser, tandis qu'aujourd'hui la plus noble des carrières se présentait à elle: être la femme heureuse et respectée d'un homme qu'elle préserverait par sa tendresse et son énergie des périls d'une vie désoeuvrée et sans but... Cela seul eut suffi pour la tenter; mais, de plus, cet homme, elle l'aimait. Elle l'aimait, non pas avec cette adoration presque religieuse que les jeunes filles éprouvent en général pour l'homme qu'elles ont choisi; c'était plutôt avec une sorte d'indulgence tendre, comme celle que l'on a pour un enfant aimable et gracieux, dont les défauts sont excusés d'avance. C'est une autre manière d'aimer. Les hommes, quand ils s'aperçoivent qu'on les aime ainsi, en sont d'ordinaire fort mortifiés: leur amour-propre s'arrange mieux de l'admiration fétichique. Mais quand ils ne s'en aperçoivent pas, ils sont peut-être les plus heureux de tous ceux qui se vantent d'inspirer l'amour, car leurs péchés leur sont pardonnés même avant d'avoir été commis. Louis Breuil n'y mettait pas le moindre amour-propre. Son dilettantisme en toutes choses le poussait instinctivement à ne prendre du panier que la fleur, et de la vie que le plus agréable. Une femme qui l'eût perché sur un piédestal pour lui offrir un encens passionné l'eût probablement rendu malheureux, et à coup sûr l'eût fort ennuyé. Marine réfléchirait et agirait pour deux: c'était un des motifs qui l'avaient attiré vers elle..., et puis aussi et surtout le respect involontaire de la faiblesse pour la force, de l'indécision pour l'énergie qui agit et commande. --Eh bien, fit Breuil inquiet; vous ne me répondez pas? Elle le regarda de ses yeux honnêtes et résolus, animés par une tendresse presque compatissante. --Vous consentez? dit-il en avançant sa main vers celle que la jeune fille laissait pendre à son côté. Elle fit un léger mouvement pour ramener son bras sur sa poitrine et éviter ainsi la main de Louis. --Parlez à mes parents, dit-elle avec une rougeur nouvelle. Craignant qu'il n'eût mal interprété son geste pudique et charmant, elle le regarda encore une fois et spontanément lui tendit la main, mais comme à un ami. --Je serai heureuse de leur consentement, ajouta-t-elle. Et maintenant, laissez-moi seule. Il avait serré la main offerte et voulait la porter à ses lèvres, mais un imperceptible mouvement de Marine l'avertit qu'il ferait mieux de s'abstenir. Il obéit, commençant ainsi sa carrière de fiancé agréé, carrière qui le mènerait sans encombre à la dignité d'époux, et retourna vers le groupe de famille. Tout le monde s'était dispersé. Il hésita un instant, se demandant s'il fallait faire sa demande sur-le-champ ou bien attendre au lendemain, ce qui lui paraissait plus convenable. Mais ce n'est point la question des convenances qui le décida; ce fut la pensée qu'il savourerait son bonheur à lui tout seul pendant quelques heures encore, et surtout la nonchalance qui le poussait à remettre tout ce qui n'était pas urgent. Il jeta sur la maison dont les fenêtres étaient largement éclairées un regard de politesse, qui pouvait passer pour un salut. --Mes chers hôtes, semblait-il dire, désolé d'être privé du plaisir de prendre congé de vous; j'aurai l'honneur de vous faire une visite cérémonieuse dans l'après-midi. Là-dessus il sortit discrètement, évitant de faire sonner le timbre, et descendit un des escaliers qui conduisent au bord de la rivière. Quand il fut au bas, il leva les yeux vers le petit bastion et, au travers d'une légère buée qui montait de la vallée, crut distinguer la forme élégante de Marine appuyée au parapet. Dans le doute, il lui envoya un salut et, avec ce salut, un élan de joie très-sincère; puis, musant et rêvant, il regagna son aimable demeure en suivant le fil de l'eau. II La soirée était tiède et superbe; jamais la fin de mai n'avait apporté d'aussi beaux jours. Marine resta quelques instants appuyée sur le parapet, à l'endroit où Breuil l'avait entrevue; quelque chose de mystérieux se passait en elle, et elle avait eu peur. Peur d'elle-même, peur de l'avenir. Peur de celui qu'elle venait d'agréer pour fiancé? Non. Elle craignait peut-être au fond d'elle-même de ne pas en avoir assez peur, de ne pas éprouver pour l'homme qui serait son époux ce respect mêlé d'une certaine crainte qui est le fond de tout véritable amour: la crainte de déplaire, l'effroi de ne pas savoir se faire aimer et comprendre est le sentiment qui accompagne dans le coeur de toute femme vraiment digne et pure la première aube de l'amour. Marine n'éprouvait rien de semblable en pensant à Breuil. Elle savait qu'il l'aimait, qu'il la considérerait toujours comme un être supérieur à lui-même, et c'est précisément ce qui la troublait et lui causait une sorte de gêne. Elle eût aimé reconnaître en lui le maître, le maître aimé, celui qu'il faut respecter parce qu'il est plus sage et plus instruit... Cette vague terreur d'un avenir inconnu se dissipa peu à peu. Pendant qu'elle regardait la douce obscurité envahir le ciel pâle, elle sentait la joie et la paix pénétrer dans son âme. Il l'aimait avec une tendresse qu'elle avait devinée depuis longtemps. Louis Breuil n'était point habile à se répandre en paroles; mais elle sentait, elle, que son amour avait des racines profondes. Ce qu'il éprouvait pour elle était une sorte d'adoration confiante. Quoi qu'elle fît, il trouverait qu'elle avait raison, elle en était sûre. Que pouvait-elle désirer de plus? Elle avait dix-neuf ans; l'homme qu'elle aimait venait de demander sa main; elle ne prévoyait pas d'obstacles; rien entre elle et le bonheur... Elle regarda le ciel pur, où les étoiles apparaissaient déjà comme des perles d'or, et, pressant ses deux mains sur son coeur, qui battait vite: --Heureuse! se dit-elle pendant que deux larmes délicieuses tremblaient au bord de ses cils. Le gravier de l'avenue cria sous un pas agile et ferme; elle se retourna, et, à la faible lueur qui flottait dans l'espace, elle reconnut Marc Dangier. Les mains de la jeune fille retombèrent à son côté, et elle éprouva la singulière sensation d'un être qui vient de rêver qu'il rêvait et qui ne sait trop, à demi éveillé, si c'est le rêve qui est la réalité. --Marine, dit Marc, vous êtes seule? --Oui, répondit-elle, encore mal en possession d'elle-même. --M. Breuil est parti? --Oui, fit-elle encore. La voix du jeune homme ne tremblait pas, mais il garda le silence un instant. Le silence, chez lui, était le grand remède aux émotions violentes. --Marine, reprit Marc, il faut que je vous parle sincèrement, aujourd'hui même. Nous sommes seuls, pour un moment... et d'ailleurs je ne puis remettre. Elle le regarda avec une supplication muette dans les yeux; mais il détournait son visage et ne la vit pas. D'ailleurs, il l'eût vue qu'il eût parlé néanmoins, il ne reculait jamais devant ce qu'il considérait comme une nécessité. --Voilà bien des années que je vous connais, dit-il; on prétend que ces longues amitiés ne laissent point de place aux illusions... Je ne sais pas si vous avez des illusions sur mon compte, Marine; moi, je n'en ai point sur le vôtre. Sa voix franche et toujours de bonne humeur n'avait point de solennité inaccoutumée, pas plus que ses paroles, et pourtant Marine savait bien ce qu'il allait lui dire. --Je vous connais: ferme, droite et fière, voilà ce que vous êtes, Marine. Vous regardez le devoir en face, et vous faites votre devoir. Il y a des gens que cela ennuie; ceux-là ne vous aiment pas assez, ou plutôt ne sont pas dignes de vous aimer... --De qui parlez-vous? demanda la jeune fille en relevant la tête. --De personne en particulier, répondit Marc, avec franchise. Vous savez que lorsque j'attaque, c'est toujours en face. Je dis simplement que, telle que vous êtes, vous courez le risque de n'être pas appréciée à votre juste valeur par tout le monde. Est-ce vrai? --C'est possible, répondit-elle en détournant son regard. --Moi, Marine, je vous connais; je sais ce que vous serez lorsque vous aurez quelques années de plus. Je sais quelle épouse et quelle mère vous vous montrerez. Parlons de moi maintenant. Je crois avoir une âme loyale; vos parents m'aiment et m'estiment; je ne suis pas riche, mais je travaillerai avec courage pour vous donner l'aisance et peut-être un peu de luxe... --N'achevez pas! dit-elle en étendant la main vers lui. --Pourquoi? fit-il sans oser prendre cette main, dont le geste était à la fois un ordre et une prière. --Parce qu'il ne faut pas me parler de votre fortune... --De ma pauvreté, voulez-vous dire? --Ni de l'une ni de l'autre. Il ne faut pas me parler de cela du tout. --Ces choses ont pourtant une importance, et, si vous m'acceptez... Marine laissa retomber sa main avec un geste d'angoisse et involontairement leva les yeux vers les étoiles; mais les étoiles ne s'occupaient pas d'elle et ne vinrent pas à son secours. --Pourquoi n'accepteriez-vous pas? reprit-il. Sa voix était toujours ferme et franche, mais il parlait plus bas et un peu plus lentement. --Je ne suis plus libre, répondit-elle aussi courageusement qu'il lui parlait lui-même. --Ah! fit-il frappé au coeur. Il s'assit sur le banc de pierre qui garnissait l'intérieur du petit bastion; elle s'assit non loin de lui, comme si leur conversation commençait là seulement. --J'aurais voulu vous épargner cela, dit Marine sans fausse honte et sans embarras, quoique sa voix fût profondément émue; je n'ai pas su ou je n'ai pas pu... J'espérais que vous ne parleriez pas... Vous comprenez maintenant pourquoi tout à l'heure je vous disais qu'il ne fallait pas parler de fortune... --Je comprends,... je vous remercie, fit-il. Elle reprit, voyant qu'il y aurait de la charité à ne point la forcer de répondre longuement: --Si j'avais été sûre... --Vous pouviez bien le voir; je ne l'ai jamais caché! --Ce n'est pas cela que je veux dire. Je ne pensais pas il y a quelques jours que vous pouviez... --Vous aimer? Est-ce que je pouvais faire autrement? --Je ne le savais pas, je vous le jure. --C'est que vous aviez l'esprit ailleurs. --J'en conviens. Ils se parlaient sans amertume, avec une grande tristesse et un découragement profond. Mais ni l'un ni l'autre ne semblaient penser que leur vie pût être bouleversée par les paroles qu'ils venaient d'échanger. --Alors, vous épousez Breuil? --Oui. --Vous auriez dû me le dire. J'aurais gardé le silence. --Je ne le savais pas. Pouvez-vous penser que je vous aurais laissé l'ignorer?... --C'est tout à l'heure alors? --Oui. Marc se leva, fit deux ou trois pas et revint devant Marine. --De sorte que si j'étais venu une heure plus tôt au lieu de vous laisser ici avec lui, vous auriez été libre encore? --Oui. --Et vous auriez pu m'agréer si j'avais parlé? --Non. Je l'aime. --Vous l'aimez? cela ne se peut pas, Marine. Vous avez pitié de lui, vous le trouvez aimable et bon; mais vous ne l'aimez pas! On aime ce que l'on croit supérieur à soi... Cet homme-là n'est votre égal en rien! Marine se tut. --Je vous remercie, dit-elle au bout d'un instant, de ne pas m'avoir dit qu'il est riche et que cette raison... --Vous savez bien que je ne le pense pas! que jamais pareille idée n'a pu m'entrer dans la tête! --Je le sais, et je vous remercie de ne pas l'avoir pensé. Elle parlait lentement, avec l'expression d'une douleur concentrée. --Alors c'est irrévocable? Nous ne serons jamais rien l'un pour l'autre? --Si fait. Tout ce que nous avons été jusqu'à présent,... et quelque chose de plus. Croyez-vous que je n'aie pas pour vous maintenant plus d'estime et d'affection qu'il y a une heure? Dites, Marc, pensez-vous que vous ne me soyez pas plus cher, pour la tendresse que vous éprouvez et pour la manière dont vous supportez votre chagrin? Il s'était rapproché et lui prit les deux mains, qu'il serra fortement. --Je sais, continua-t-elle sans se défendre, je sais que de pareils discours et de pareilles actions sont en dehors de tous les usages; mais vous avez dit tantôt que j'étais ferme, droite et fière. C'est vrai. Vous ne l'êtes pas moins que moi. Est-ce parce que vous vous élevez au-dessus du vulgaire que je dois vous retirer mon estime et mon amitié? Que serions-nous alors, Marc, si nous cessions d'avoir confiance l'un en l'autre au moment où nous agissons le plus honnêtement? Marine serrait les mains qui la tenaient, et leur étreinte était celle de deux frères d'armes. Ils se quittèrent cependant et restèrent debout, très-émus. --Alors, vous voulez que rien ne soit changé entre nous? --Rien. Je crois même que nous aurons plus de plaisir à nous voir, plus de joie à causer ensemble. Il resta silencieux. --Vous voulez que je continue à vous voir? après ce que je vous ai dit? --Je le désire. Si vous vous éloignez, vous me ferez beaucoup de chagrin. Vous êtes, après mes parents, ma plus ancienne amitié, Marc, et la plus chère... --Vous savez que c'est absurde, ce que vous me demandez là! D'abord c'est absurde, et puis c'est inconvenant; cela ne se fait pas! --Oh! cela m'est bien égal! fit la jeune fille avec un geste de dédain. --Vous voulez que je sois votre ami après avoir voulu être votre époux?... Et votre mari, lui, que dira-t-il de cela? --Vous serez son ami autant que vous êtes le mien. Vous savez qu'il n'a pas notre énergie; vous me seconderez dans les situations difficiles. --Il me semble que nous commençons précisément par une situation difficile! Si c'est cela qu'il vous faut, vous êtes servi à souhait. Voyons, Marine, vous ne parlez pas sérieusement! Il la regardait attentivement à la faible lueur des étoiles; le visage étrange et charmant exprimait la plus ferme confiance. --O pureté! pensa le jeune homme. Elle ne sait pas que c'est difficile, que c'est périlleux; elle ignore le danger, elle ignore le mal. Ou plutôt elle n'ignore point, mais elle n'y croit pas!... Vous ne pensez donc pas, reprit-il à haute voix, que je puisse oublier un jour que vous m'avez ordonné le silence! Et si j'allais plus tard troubler votre paix par des paroles insensées... --Si vous faisiez cela, je ne vous estimerais plus, et je ne vous reverrais jamais. Mais cela ne peut pas arriver; c'est que vous ne seriez plus vous-même! --O Marine! se dit Marc, quelle vie de bonheur nous aurions passée ensemble!... Alors, dit-il, vous l'aimez? --Je l'aime. --Vous espérez être heureuse? --J'espère surtout le rendre heureux. Est-ce qu'on pense à soi quand on aime? --C'est vrai, vous l'aimez, je le vois. Non, Marine, on ne pense pas à soi quand on aime, vous l'avez dit; mais on ne pense pas aux autres non plus; on ne pense qu'à celui qu'on aime. Vous n'exigerez pas que je sois témoin de son bonheur, puisque c'est de son bonheur qu'il s'agit? --Vous voulez parler du mariage? Non! Pourquoi seriez-vous forcé d'y assister, si cela vous déplaît? --C'est toujours cela! fit-il avec un soupir. Marine, tout ceci m'a l'air d'un mauvais rêve. C'est bien vrai? J'ai compris? Vous épousez Louis Breuil, et vous voulez que je reste votre ami? --Je vous en supplie! dit la jeune fille d'une voix douloureuse. Vous me faites un chagrin tel que je ne sais plus que vous dire. Je ne croyais pas vous aimer à ce point. La pensée que vous souffrez m'est odieuse, et je me deviens odieuse à moi-même parce que je vous fais souffrir... Mon ami, mon plus ancien et plus cher ami, soyez généreux, n'ajoutez pas à ma peine! Marc prit la main de Marine et la porta respectueusement à ses lèvres. --Pour tout ce que vous m'avez témoigné d'estime, et pour ces dernières paroles, je vous remercie, dit-il. Adieu! --Adieu? --Non, à demain. Je viendrai vous apporter votre tulle bleu. J'avais déjà pris congé de vos parents; je vous laisse. --A demain, fit-elle avec regret. Ils se secouèrent la main à l'anglaise, et Marc partit, comme Breuil l'avait fait une heure auparavant. Le jeune homme regagna son hôtel à travers les rues paisibles où son pas éveillait un écho. La façade du Grand Monarque dormait comme le reste de la ville. Il entra sans troubler ce silence, prit une lumière et monta dans la chambre qu'il occupait d'ordinaire quand il venait à Châteaudun. La grande fenêtre entr'ouverte laissait passer l'air du soir à travers les rideaux de mousseline blanche. Tout était tranquille, presque mystérieux sous le haut plafond; la clarté vacillante de son flambeau faisait danser des ombres sur le mur. Marc s'approcha de la cheminée et déposa sa bougie, et prit sur la commode un petit carton blanc au angles dorés, dont il enleva le couvercle avec un soin méticuleux. Au fond du carton reposait un grand morceau de tulle bleu pâle, d'une nuance très-douce, et, sur le tulle, un frêle bouquet de jasmins artificiels, si parfaits qu'on les eût dit naturels. Il les regarda un instant avec une sorte d'attendrissement dont il sourit lui-même. --Ces jasmins, se dit-il, cela ressemble à des fleurs d'oranger; je les avais choisis pour elle; elle va me les refuser à présent... Il prit la branche souple et fit un pas vers la fenêtre. --Pourquoi? dit-il, se ravisant. Elle ne refusera pas mes fleurs, puisqu'elle garde mon amitié... Il replaça soigneusement le fragile hommage sur le fond bleu qui lui prêtait tant d'éclat, et, abritant ses yeux de la main, resta longtemps en contemplation devant ce petit carton qui représentait pour lui tout le bonheur d'une vie évanoui, dispersé comme une brume du matin... Ses yeux cuisants ne versèrent pas de larmes, mais il n'en souffrit que plus cruellement. L'horloge de l'hôtel de ville, en face de lui, de l'autre côté de la place, sonna lentement onze coups. --Onze heures seulement, pensa-t-il; il y a deux heures, j'étais plein d'espoir; il me paraissait impossible qu'elle refusât. Si j'avais parlé le premier, qui sait?... Elle a promis maintenant. C'est fini! Et pourtant ce n'est pas possible qu'elle l'aime!... Et ce moment même, Marine s'était assise près du lit de sa mère, comme elle le faisait tous les soirs avant de regagner sa chambre. Cette heure de causerie leur était très-précieuse à toutes deux. --M. Breuil viendra demain, mère, dit la jeune fille. Madame Sérent l'interrogea du regard. --Il vous demandera ma main, ma mère bien-aimée, continua Marine. --Il faut la lui accorder, n'est-ce pas? fit l'heureuse mère en souriant. --Je vous en prie, maman. Madame Sérent attira sa fille sur son coeur. --Tu seras heureuse? tu as bien réfléchi? Une ombre passa sur le clair visage de la jeune fiancée. --J'ai bien réfléchi, maman. Si j'avais pensé qu'il pût vous déplaire... --Non, ma chère enfant; c'est un excellent jeune homme, et j'espère que tu seras heureuse avec lui. --Oh! moi! dit le geste de Marine. Mais ses lèvres demeurèrent closes. Elle embrassa sa mère et se retira chez elle. Sa soeur, qui occupait la pièce voisine, l'appela à demi-voix; la jeune fille entra. --Eh bien, il s'est passé quelque chose ce soir? fit Pauline, qui avait l'ouïe fine et les yeux vigilants. --Oui. J'épouserai Louis Breuil. --Louis Breuil!... J'aurais préféré Marc Dangier. Marine rougit. --Pourquoi parles-tu de Marc quand je te parle de M. Breuil? --Parce que Marc te conviendrait cent fois mieux. Mais si tu ne l'aimes pas, je n'ai rien à dire! Marine ne se hasarda point à entamer une polémique avec sa soeur, et l'embrassa tendrement, ce qui la dispensait de répondre. --Enfin! conclut Pauline, si tout le monde est content, je suis contente aussi. Il est très-gentil, un peu vague, un peu flou, comme dit mon mari, qui s'entête à parler peinture quand il n'y entend rien... Mais toi, petite fille, tu as de la volonté pour deux, et même pour un plus grand nombre en cas de besoin. Je te souhaite tous les bonheurs, ma chérie. Qu'est-ce que Marc dit de ce mariage? --Il en est satisfait, répondit Marine. Comment sais-tu que Marc en a connaissance? --C'est bien simple! Breuil est parti sans rien nous dire, ainsi qu'il convenait à un homme que son bonheur écrase. Tu as vu Marc ensuite, puisqu'il nous a quittés en annonçant qu'il allait te dire bonsoir... Tu vois comme c'est simple! --Oh! ma soeur! fit Marine en souriant, comme tu serais dangereuse si l'on avait quelque chose à cacher! Tu es plus fine que maman! --Je crois bien! dit Pauline; maman a autre chose à faire! Moi, je suis en vacances... Je regarde! Marine regagna sa chambre, et, seule devant son petit miroir, en tressant ses cheveux pour la nuit, elle repassa dans sa mémoire les deux conversations de cette mémorable soirée. --Pauvre Marc, se dit-elle, le coeur serré. Comme il a l'âme grande! Est-ce vraiment si difficile, ce que je lui ai demandé? Enfin... je ne sais pas! Elle s'endormit tard. Sa résolution était prise: Louis Breuil, qui l'aimait, serait heureux par elle; elle passerait sa vie auprès de lui, heureuse aussi... N'est-on pas toujours heureux quand on veille au bonheur de ceux qu'on aime? Mais au milieu de ses rêves flottants revint plus d'une fois la pensée douloureuse: Pauvre Marc! III Louis Breuil vint le lendemain, fit sa demande et fut agréé. Avec l'aisance souriante dont l'avait doué la nature et qui lui faisait toujours envisager le meilleur côté des choses, il se rendit agréable à tous les membres de la famille. On le retint à dîner, naturellement; naturellement aussi, il fut placé auprès de Marine. Celle-ci souffrait un peu de cette situation nouvelle. Elle eût préféré moins d'apparat en cette circonstance et se fût contentée de se savoir fiancée sans l'être aussi officiellement. Mais ce petit nuage était peu de chose, et, d'ailleurs, il n'y avait rien de mieux à faire que d'en prendre son parti. Après le dîner, on se rendit au jardin, et Marine se retrouva en possession des tasses, du café et des pinces à sucre, comme la veille, et comme tous les jours depuis quatre ans que Pauline, en se mariant, lui avait remis ces attributs. Que de changements depuis que, la veille, à la même heure, elle avait accompli sa besogne journalière en versant le café parfumé dans ces tasses familières à sa main comme à ses yeux! C'était irrévocable maintenant. La veille, elle était libre; aujourd'hui, elle ne l'était plus. Elle leva la tête pour regarder autour d'elle, et rencontra les yeux ravis de son fiancé, qui lui souriait. Elle sourit faiblement en réponse. Au même moment le timbre sonna, et le pas de Marc Dangier résonna dans l'allée. Marine pâlit. Jusqu'alors elle n'avait pas pensé que réellement, en chair et en os, ces deux hommes allaient se trouver en présence. Marc avait vu sa pâleur subite et compris le léger mouvement qui faisait cliqueter la cuiller sur la soucoupe que tenait la jeune fille. Il salua tout le monde en général et se tourna imperceptiblement vers elle. --Cousin Marc, dit Marine sans lever les yeux, voici mon fiancé. --Tous mes compliments, cher monsieur, fit Dangier en serrant la main de Breuil. Celui-ci fut charmant. Heureux de se sentir si bien accueilli, tiré pour une fois de son état perpétuel de nonchalance, il eut de l'esprit et du coeur, de façon à modifier l'opinion que Marc s'était faite de lui. --Serait-il meilleur que je ne l'avais supposé? se demanda celui-ci. Profitant d'un moment où la conversation s'animait, il se rapprocha de Marine. --Eh bien? lui dit-il à demi-voix, êtes-vous contente de moi? --Je vous remercie, répondit-elle. Il alla chercher alors le petit carton qu'il avait déposé sur un banc. --Voici votre tulle bleu, dit-il; j'y avais joint une fleur avant de quitter Paris. Est-ce une raison pour que vous refusiez de la porter? Elle leva le couvercle et regarda un instant la branche délicate de jasmin. --Elles peuvent convenir à une jeune mariée aussi bien qu'à une jeune fille, insista-t-il avec quelque appréhension. Elle le regarda, et il vit qu'elle retenait à grand'peine une larme au bord de ses yeux. --Je les porterai, dit-elle; je vous remercie. Vous ne me donnerez plus rien jamais. --Soit, répondit-il. --Ah! fit Pauline qui s'était approchée, que c'est joli! On dirait un bouquet de mariée. Marine, tu devrais les porter le jour de ton mariage; avec quelques fleurs d'oranger, cela te ferait une charmante coiffure. --Je vous en prie, Marine, fit Marc qui avait pâli. --Je les porterai, répondit la jeune fille. Marc Dangier partit le lendemain matin: son père le rappelait, disait-il, pour l'aider dans un travail inattendu et pressé. Son absence fut peu remarquée dans le branle-bas général qui précède ordinairement un mariage. Breuil avait hâte d'emmener sa jeune femme; la passion latente qu'il avait éprouvée si longtemps pour Marine débordait maintenant avec l'impétuosité d'un fleuve qui rompt ses digues. On avait d'abord fixé le mariage à la fin de juillet; il protesta si bien qu'il finit par obtenir que la date en fût rapprochée. Après bien des hésitations, la cérémonie fut fixée au 12 juillet. Cette belle année 1870 n'avait pas encore eu d'aussi belles journées: les jeunes gens, séparés pendant la journée, se retrouvaient à l'heure du dîner, pour passer la soirée ensemble. Sous l'avenue de tilleuls, il marchaient côte à côte pendant de longues heures, qui paraissaient trop courtes. Avec Marc, les craintes vagues et les souffrances confuses de Marine avaient disparu; elle se laissait aller au bonheur d'aimer et d'être aimée, comme une barque vogue à la dérive. Un grand courant d'ivresse inconsciente remportait en lui donnant un léger vertige qu'elle n'essayait pas de vaincre. Breuil était le plus séduisant des hommes, d'autant mieux qu'il l'était sans préméditation. C'était un charmeur, qui pour charmer n'avait qu'à se laisser mener par sa nature aimable et sympathique. Ces quatre semaines furent pour les fiancés un rêve divin, dont le mariage devait être le réveil, plus délicieux encore. M. et Mme Sérent les regardaient en souriant; parfois ils s'entre-regardaient aussi, et leurs yeux devenaient plus graves; l'ingénieur fronçait souvent le sourcil en lisant son journal. --Je n'aime pas les candidatures prussiennes, même quand elles n'aboutissent pas, dit-il un jour en reposant le Temps sur la table après avoir relu deux fois la première page. --Quelle candidature? fit Breuil réveillé en sursaut au milieu de la plus douce rêverie. --Celle d'un Hohenzollern au trône d'Espagne, répondit Sérent. --Mais c'est de l'histoire ancienne! fit Breuil en souriant. Au fond, tout cela lui était bien égal; mais il croyait poli de causer un peu avec son futur beau-père. --Pas si ancienne! Et puis nous avons un ministre des affaires étrangères!... grommela l'ingénieur en reprenant son journal... Breuil se tourna vers Marine, qui écoutait sans entendre. --Où irons-nous d'abord, chère? lui dit-il à demi-voix. Bade, n'est-ce pas, la forêt Noire et puis la Suisse? --Où vous voudrez, répondit-elle. Commençons plutôt par la Suisse... Je meurs d'envie de voir le lac des Quatre-Cantons. Je ne sais pas pourquoi. Ce doit être un souvenir géographique de mon enfance. --Eh bien, nous irons tout droit à Bâle. Vous souvenez-vous du récit de Victor Hugo, _Schaffhouse_, dans le Rhin? Ils riaient tous les deux; M. Sérent les regarda par-dessus le journal et sourit de les voir si gais. Le 12 juillet fut un jour radieux, comme les autres. La cérémonie nuptiale eut lieu suivant toutes les formes. En disposant dans les cheveux noirs de sa soeur la branche de jasmin, accompagnée d'un petit bouquet de fleurs d'oranger, Pauline avait songé à Marc avec un regret qu'elle ne pouvait surmonter. C'est à celui-là qu'elle eût aimé remettre sa soeur aimée pour le grand voyage de la vie. Peut-être Marine y songea-t-elle aussi un instant, car Pauline vit dans la glace, en face d'elle, le visage pensif de la jeune fiancée se voiler d'une ombre de tristesse au moment où la branche étoilée s'appliquait sur ses cheveux. Mais ce n'était pas l'heure des souvenirs mélancoliques. Le soleil ruissela à flots tout le jour sur l'hôtel de ville, sur la vieille église Saint-Valérien, dont les pierres même semblaient s'épanouir d'aise sous la chaleur bienfaisante. Le soir venu, après le dîner de famille, Marine revêtit une robe de voyage très-simple; Breuil apparut en veston gris; les époux prirent tranquillement le chemin de la gare, et le train les emporta vers Orléans, où ils s'arrêtaient pour leur première étape. Le lendemain, par le centre, ils devaient gagner non plus Bâle, mais Genève: ils en avaient décidé ainsi afin d'éviter Paris et de ne voir, à cette aurore de leur bonheur, que des lieux nouveaux et des visages inconnus. Quand le panache de vapeur de la locomotive eut disparu derrière les arbres, toute la famille revint à la maison, qui les attendait éclairée et silencieuse. Les serviteurs soupaient sans bruit entre eux dans les communs, et la tranquillité la plus douce régnait sur le pays endormi. --Elle sera parfaitement heureuse! dit Madame Sérent en jetant un regard sur l'avenue de tilleuls où Marine se promenait tous les soirs. Le père inclina gravement la tête. C'étaient des gens sérieux qui fuyaient les émotions inutiles, ainsi qu'il convient à ceux qui connaissent la vraie souffrance et qui savent combien l'être humain, fragile et délicat, doit se ménager s'il ne veut pas s'user en pure perte. La maison était vide cependant. Vainement les deux jeunes gens et Pauline essayaient de se montrer gais et bruyants; la jeune fille silencieuse, en partant, avait emporté la moitié de leur joie. Le 16 juillet, vers midi, le timbre de la porte se fit entendre, et presque au même instant Marc entra dans la salle à manger. --D'où tombes-tu? fit M. Sérent surpris. Le jeune homme très-pâle, hors d'haleine, car il avait presque couru depuis la gare, répondit brièvement: --De Paris. Où sont-ils, les jeunes mariés? --A Genève. Voici leur dépêche. Marc regarda le papier bleu sans y toucher. Puis, d'une voix altérée, il dit: --La guerre est déclarée. --La guerre? Tout le monde s'était levé. --Avec la Prusse. Oh! c'était un coup monté, allez! Il fallait ne pas vouloir pour ne pas voir... --Nous allons leur administrer une fameuse brossée! fit joyeusement Daniel. Marc réprima un mouvement d'impatience. --Oui, on dit cela, et puis... Nous ne sommes pas prêts, voilà la vérité! --Allons donc! --C'est comme je vous le dis. Thiers le leur a dit hier, et on l'a traité de mauvais Français... C'est lui pourtant qui est dans le vrai. J'ai été en Allemagne il y a trois mois, je sais ce qu'il en est. Ces gens-là nous haïssent. Avant deux mois ils seront chez nous... à moins d'un miracle. --Oh! cria-t-on avec indignation de tous les coins de la salle. --Vous verrez! Il promena son regard autour de lui. --Enfin! Ils sont partis... C'est toujours cela, dit-il avec une gaieté forcée. --Mais je vais leur écrire de revenir, fit M. Sérent. --A quoi bon? Breuil ne reviendra pas. Et puis pourquoi? --En effet, nous avons une armée! fit Gaston avec orgueil. --Oui! l'armée, répondit amèrement Dangier. Il ne manque pas un bouton de guêtre, on nous a dit cela en séance. Enfin nous verrons! Les journaux arrivèrent, pleins de dithyrambes en l'honneur de la guerre. Mais M. Sérent et Dangier ne se déridèrent pas de tout le jour. IV Marc Dangier marchait à petits pas le long de la rue Vivienne, se dirigeant vers le boulevard. La soirée de juillet était aussi brûlante que l'avait été la journée; une cohue désoeuvrée se traînait dans les rues, allant n'importe où, pour chercher un peu de fraîcheur et surtout de l'occupation. Depuis que la guerre était déclarée, depuis que les troupes traversaient journellement Paris pour se rendre à la frontière, le peuple avait pris un goût et un besoin de spectacles qui le rendaient gourmand de la vie au dehors. On s'ennuyait chez soi; on n'avait nulle envie de s'asseoir pour travailler à la lumière de la lampe. L'été, à moins qu'il ne soit tenu à un travail supplémentaire, ouvrier, employé, petit rentier, le Parisien ne rentre guère chez lui que pour se coucher. Mais, depuis le 15 juillet, ce n'étaient plus les ombrages des jardins et des squares qui attiraient la foule vaguement inquiète; c'était la rue, avec ses racontars, ses nouvelles fantastiques, ses dialogues saisis au passage. On marchait lentement, on s'arrêtait volontiers pour entendre un mot lancé d'une voix sonore au milieu d'un groupe. La police laissait faire; sur la place de la Bourse, des centaines d'individus, plutôt réunis que groupés, causaient sans suite, ainsi qu'on le fait entre gens qui ne se connaissent pas. Et quels plans merveilleux s'élaboraient ainsi! Que de généraux inconnus péroraient sous la blouse ou le veston! On n'était d'accord que sur un point: l'armée tardait bien à entrer en campagne! Si cela continuait, il faudrait au moins trois semaines pour arriver à Berlin, et nos troupes seraient à peine rentrées pour l'automne... --Vous les voudriez voir revenir pour vendanger? dit un gros homme, en riant, à un voisin qui s'expliquait de cette façon diffuse propre à ceux qui ignorent les choses dont ils parlent. --Eh! ce ne serait pas si mal! répondit l'autre. D'autant que le vin sera bon cette année. Marc passait lentement, écoutant sans propos délibéré, avide pourtant de recueillir les discours et de se faire une idée de l'opinion publique. Tout à coup une voix grave parla près de son épaule: --Tout cela, c'est bel et bon; mais ce n'est pas là une entrée en campagne. On disait que nous étions prêts, et ce sont les Prussiens qui se massent, pendant que nos corps d'armée sont encore disséminés. Dangier regarda celui dont la parole répondait à sa propre pensée. C'était un beau garçon, un de ces ouvriers artistes dont Paris s'honore, de ceux qu'autrefois, lorsque les arts industriels étaient le monopole de quelques-uns, on eût appelés des maîtres, et qui maintenant passent inconnus, livrant pourtant aux heureux de ce monde des oeuvres merveilleuses: damasquinage d'armes de luxe, serrurerie artistique, gravure de fins aciers, emploi savant de fers forgés, toutes professions qui touchent l'art de si près que l'on ne sait plus où le métier commence. --Ce n'est pas comme cela qu'on fait la guerre, répéta le ciseleur. Je ne suis qu'un pauvre diable, et je ne m'applique qu'à être bon ouvrier; mais si mon patron me conduisait comme on conduit nos troupes... Un juron énergique acheva sa pensée. Marc regarda une fois encore cette belle tête virile. --Qu'est-ce que cela vous fait, Robin? dit quelqu'un dans la foule; vous n'avez rien à perdre; vous n'êtes pas de l'Est; vous ne serez pas ennuyé du passage des troupes... --Moi? répliqua l'ouvrier, je suis de Nantes: mais, s'il le fallait... Un bruit étrange, lointain, sonore et mystérieux à la fois, passa sur la foule, qui se tut. Les sonneries de clairon, les roulements de tambour provoquaient toujours un mouvement de curiosité, et l'on se poussait pour voir passer les soldats; mais, cette fois, ce n'étaient ni les clairons ni les cuivres de la musique militaire. C'était quelque chose d'indiciblement solennel, comme le bruit des flots de la mer; on eût dit une grande houle qui, passant par-dessus les maisons, venait battre les colonnes du péristyle de la Bourse. --On crie, dit Robin, en étouffant sa voix. Le silence s'était fait sur la place, où planait une sorte de terreur sacrée. --Non, fit Marc tout bas; on chante. Le bruit grandissait en s'approchant. Les pas de milliers d'individus scandaient un rhythme. On s'était accoutumé à entendre à toute heure le Chant du départ ou celui des Girondins; mais ni l'un ni l'autre n'avaient cet emportement sauvage. La foule écoutait, haletante, l'oreille tendue, n'osant croire, tant elle s'était déshabituée... --La _Marseillaise!_ crièrent en même temps mille voix. Et le peuple entier se rua pour voir «passer la _Marseillaise_». --Ah! pensa Marc le coeur serré, il faut que la France soit vraiment en péril pour que la _Marseillaise_ se chante ainsi publiquement? Descendant les boulevards, une foule immense venait de la Madeleine. Combien étaient-ils, ceux qui avaient commencé l'hymne interdit depuis dix-huit ans? Était-ce quelque cerveau brûlé qui bravait la prison? Était-ce un salarié de l'empire, payé pour allumer la torche populaire? On ne le saura jamais; la première note saisie au vol avait fait passer un frisson terrible sur toutes les poitrines, et les mots: Enfants de la patrie! avaient été criés par des milliers de voix. C'était en effet la _Marseillaise_ qui passait. C'était un peuple nouveau qui surgissait des limbes où il avait vécu si longtemps. Plus tard, le chant patriotique, hurlé par des voix avinées, se fit banal jusqu'à la satiété; mais, ce soir-là, ceux qui le chantaient avaient conscience d accomplir une oeuvre. C'était un passé d'indifférence égoïste qui sombrait avec son cortège de terreurs. De jeunes garçons marchaient à côté des hommes, les regardant et les écoutant pour apprendre; ils ne savaient pas la _Marseillaise_, ceux-là! D'autres l'avaient oubliée à moitié, mais ils la sauraient le lendemain. Ceux qui passaient ainsi en chantant ne regardaient pas la foule qui leur faisait la haie: ils allaient devant eux, l'air grave et préoccupé, sentant que quelque chose se brisait, qu'un obstacle disparaissait. Un drapeau tricolore, pris on ne sait où, flottait sur ces têtes mâles: si un prophète avait déchiré à leurs yeux le voile de l'avenir, ils auraient pleuré sans doute; ils n'auraient pas reculé devant la vision de la patrie sanglante, mutilée, mais rendue à elle-même. Le chant guerrier qui s'envolait au-dessus des toits troublait les enfants endormis et faisait battre le coeur des travailleurs solitaires; ce chant était l'âme même de la France qui se réveillait. La dernière note de la première strophe résonnait encore dans l'air, que des milliers de mains battirent; un cri d'enthousiasme presque féroce se répandit jusqu'au fond des rues: --Vive la _Marseillaise_! --Vive la France! répondirent d'autres voix. --Vive la France! crièrent de petites voix aiguës d'enfants perchés sur les épaules de leurs pères. Les applaudissements redoublèrent. Les fenêtres s'étaient ouvertes partout, garnies de têtes curieuses et effarées; les arbres des boulevards, éclairés en dessous par les lueurs du gaz, semblaient des bouquets de verdure jetés à la foule qui marchait au pas, dans une sorte d'ordre instinctif. D'où vient cette horde d'esclaves... Les battements de mains reprirent avec les cris; le chant gagna partout comme une traînée de poudre, et la _Marseillaise_, chantée par dix mille voix, continua de descendre les boulevards d'un pas grave et rhythmé. --Hein, c'est beau? fit l'ouvrier, qui se retrouvait auprès de Dangier. Cela vous donne froid dans le dos. Comme on se ferait tuer sur cet air-là! --Cela viendra peut-être! répliqua Marc lentement. Ils se regardèrent, les yeux, dans les yeux, comme des hommes. --Monsieur, je vous salue, dit Robin en soulevant son chapeau mou. --Au revoir, monsieur, répondit Dangier. D'un mouvement irréfléchi ils se tendirent la main; puis, après une étreinte, embarrassés de ce qu'ils venaient de faire, ils se quittèrent sans ajouter un mot. Marc rentra chez lui, plein de pensées solennelles. Quelque chose venait de commencer. Que serait-ce? Il ne pouvait rien deviner; dans tous les cas, ce serait une délivrance..., mais laquelle, et à quel prix? Il ouvrit sa fenêtre et regarda du côté de l'Orient. Tout était noir; les étoiles seules brillaient comme de coutume. Paris s'était calmé; les rues de ce quartier étaient solitaires et muettes. On eût dit qu'il n'avait jamais été question de guerre ni de _Marseillaise_. Avec un soupir, Dangier se jeta sur son lit. --Qu'apportera demain? pensa-t-il, et, de tous ces hommes qui chantaient, combien sauraient mourir, s'il le fallait? Tous, peut-être! L'aube rose et dorée montait dans le ciel quand il ferma les yeux. Il fut réveillé par la voix de Gaston Sérent, qui entrait dans sa chambre. --D'où viens-tu? dit Marc en se levant rapidement. --De Châteaudun. Est-ce que tu crois qu'on peut rester là-bàs à attendre les journaux quand le sang bout d'impatience? Je suis venu voir, savoir, prendre l'air de Paris. Je retournerai là-bas... je ne sais quand. Quand il le faudra. Et toi, qu'est-ce que tu fais? --J'attends! répondit Dangier. Je vais tantôt voir mon père, qui est chez ma soeur à Gagny; viens-tu avec moi? --Paris m'intéresserait davantage, je te l'avoue. --Nous partirons à cinq heures. Tu auras le temps de te griser de Paris jusque-là. --Soit, dit Gaston. Ils dînèrent dans la maisonnette de mademoiselle Dangier. Celle-ci portait ses soixante ans et ses cheveux blancs avec la sérénité des belles âmes. Elle avait probablement souffert, et beaucoup, car elle était extrêmement bonne, et son indulgence ne connaissait pas de limites. Ses frères et soeurs, plus jeunes qu'elle, l'avaient considérée comme une sorte de mère cadette; aussi, pendant l'été, avait-elle toujours quelqu'un d'entre eux pour animer la solitude de sa petite maison au bord du bois. M. Jules Dangier vit son fils avec joie. --Tu arrives bien, dit-il; je voulais précisément partir demain pour surveiller la récolte de chez nous. Il doit être temps de couper. --Je le crois, mon père, répondit Marc. Coupez et rentrez au plus vite. Pas de meules, cette année. --Comme tu me dis cela! fit M. Jules Dangier en regardant plus attentivement son fils. --Si vous aviez entendu chanter la _Marseillaise_ hier au soir sur les boulevards, vous seriez moins étonné. --_La Marseillaise!_ M. Dangier et sa soeur s'entre-regardèrent avec un de ces étonnements qui touchent de si près la frayeur. Ce n'était pas le chant patriotique qui leur faisait peur en lui-même; c'était qu'on l'eût chanté ainsi, librement, à pleins poumons. --Et on la chantera ce soir dans les théâtres, «par ordre». --Je pars demain matin, dit le vieillard après un silence. Tu as raison, Marc; rentrons la récolte, car il arrivera certainement quelque chose de grave. On ne fut pas gai ce soir-là dans la maisonnette. Vers huit heures, les jeunes gens reprirent le chemin de Paris. --Allons à pied, veux-tu? dit Marc à son camarade. J'ai besoin de me remuer; il me semble que c'est lâche d'aller en voiture ou en chemin de fer. Ils partirent, à travers les villages peuplés de Parisiens en villégiature. On riait et l'on chantait sous les tonnelles des guinguettes. Des orchestres en plein air jouaient des contre-danses et des polkas; les filles tournaient en riant sur les chevaux de bois d'une fête foraine. Sous la fenêtre d'une maison bourgeoise qui annonçait des prétentions au luxe, s'étaient groupés quelques promeneurs. Les fenêtres étaient ouvertes; à travers les persiennes fermées on voyait la lueur des bougies, et aussi quelques points lumineux, tels que l'or d'un cadre, le reflet métallique d'une arme. Un grand jasmin blanc grimpait jusqu'au haut de la maison sur la façade qui regardait le jardin, et Dangier, levant les yeux, eut l'éblouissement d'une pluie de fines étoiles entre le treillage sombre et lui. Une voix de baryton se fit entendre à l'intérieur de la maison. Nous l'avons eu, votre Rhin allemand! chantait-il avec une crânerie endiablée. --Passons vite! dit Marc, en entraînant son compagnon. Derrière eux, les applaudissements du dehors éclatèrent à la fin du couplet. --Il a une jolie voix, ce garçon, fit Gaston. Pourquoi n'as-tu pas voulu l'entendre? --Tout cela me fait mal. N'oublie pas que, moi, j'étais en Allemagne il y a trois mois, et que je n'ai pas d'illusions. Ils marchèrent silencieusement pendant un temps assez long. Paris se rapprochait de plus en plus, et les routes devenaient tranquilles, en raison de l'heure avancée. A la porte de Charonne, ils retrouvèrent la vie et le bruit. Un train de mobiles attendait sur le chemin de fer de ceinture que la voie fût dégagée pour gagner la ligne de l'Est, et de là le camp de Châlons. Entre les impériales des wagons surchargées d'hommes, et le peuple amassé des deux côtés du passage à niveau, c'était un échange de plaisanteries et de bravades dans le goût du jour. On riait à gorge déployée; c'était un tumulte indescriptible. --En route! cria le chef de train. Un coup de sifflet retentit, la vapeur répondit par son signal, et le train lourdement chargé s'ébranla avec lenteur, pendant que les mobiles entonnaient le chant des Girondins: A la voix du canon d'alarmes... Ces wagons se suivaient très-lentement, défilaient devant Dangier et son compagnon; la locomotive, qui lançait de petites bouffées de vapeur blanche, s'enfonça sous le tunnel du Père-Lachaise. Mourir pour la patrie!... chantaient à pleine voix les mobiles. A mesure que le train s'engouffrait sous la voûte funèbre, les sons arrivaient moins distincts, comme si les voix descendaient dans le tombeau. Les dernières mesures, plus éclatantes, parvinrent aux oreilles des spectateurs comme un écho endormi; le fanal rouge du dernier wagon disparut au tournant de la voie; puis un petit flocon de vapeur, chassé par le courant d'air, sortit et monta dans l'atmosphère, où il se dissipa aussitôt... Et le silence régna, mortel et désolé. Quelque chose de lugubre était descendu sur ceux qui riaient tout à l'heure; la barrière s'ouvrait, la circulation se rétablit, mais sans le joyeux brouhaha qui l'accompagne d'ordinaire. --«Mourir pour la patrie!» répéta Gaston, resté immobile auprès de son ami. On dit cela, on le chante, et l'on ne sait pas ce que c'est. Ceux qui étaient là tout à l'heure et qui viennent de s'enfoncer sous ce cimetière, vont-ils vraiment mourir pour la patrie? --Beaucoup d'entre eux, n'en doute pas..... Mais d'autres vivront pour elle... Dis-moi, Gaston, seras-tu de ceux-là? --Moi? Au besoin. Mais nous avons une armée superbe, des mitrailleuses inouïes; et puis je ne sais pas me battre: c'est un métier qu'il faut apprendre. --Avant six semaines, Gaston, tout ce qu'il y a d'hommes valides en France devra se lever pour défendre le pays... Tu es bon tireur; nettoie tes armes. Le jeune homme regarda son ami pour voir s'il parlait sérieusement, et ce qu'il vit lui fit baisser les yeux sans répondre. Pressant le pas, ils rentrèrent en silence. V Breuil et sa femme faisaient leur voyage de noces. En arrivant à Genève, ils avaient appris la déclaration de guerre. C'était un événement grave; mais il ne jeta sur leurs esprits qu'une ombre passagère. Ils n'iraient pas dans la forêt Noire, c'était là un résultat fâcheux; mais on pourrait être aussi heureux ailleurs. Et puis cette guerre déclarée, non encore commencée, avait quelque chose de peu réel, d'improbable! Breuil avait l'idée vague que tout allait s'arranger, comme dans certains mauvais rêves où l'on finit par se réveiller avec la sensation que ce n'était pas la peine d'éprouver tant d'ennui et de chagrin pour une chose qui n'existe pas. Marine avait éprouvé une commotion plus forte. Élevée par des parents sérieux et instruits, elle comprenait mieux la grandeur de son pays et l'aimait davantage; mais les êtres heureux ne connaissent pas la profondeur de leurs propres sentiments: il faut que l'infortune les fasse pénétrer au fond d'eux-mêmes. Les jeunes époux se mirent à parcourir la Suisse, au hasard de leur fantaisie. Ils passèrent quinze jours à errer de lac en lac, promenant avec eux leur joie, expansive et presque enfantine chez Louis, plus sérieuse et plus concentrée chez sa femme. Ils avaient presque tous les jours des nouvelles par les journaux et ne s'inquiétaient pas le moins du monde du retard apporté dans les opérations de l'armée française. N'avions-nous pas tous les éléments du succès? La fièvre anxieuse qui dévorait Paris n'arrivait point jusqu'à eux. Les lettres de la famille Sérent ne contenaient que des détails de la vie journalière: à quel propos eût-on parlé d'autre chose? --Breuil et sa femme étaient à Lucerne lorsque leur parvint la nouvelle de l'engagement de Sarrebrück. Pour fêter cet heureux commencement, Louis fit servir à dîner une bouteille de vin du Rhin. --Nous ne saurions mieux célébrer notre victoire qu'en consommant sans retard les dépouilles opimes, dit-il pendant que le garçon versait le liquide ambré dans les _Roemer_ verts. --Dépouilles que nous payons passablement cher, repartit Marine en souriant. --Nous nous rattraperons sur nos conquêtes! conclut Breuil en élevant son verre. Je bois à nos armes! Deux jours plus tard, ils se trouvaient en excursion sur un bateau à vapeur. Appuyée au banc, abritée par la tente, Marine regardait se dérouler devant elle les vallons et les montagnes avec leurs aspects toujours changeants; de temps en temps, ramenant ses yeux plus près, elle rencontrait le regard de son mari, qui ne s'écartait jamais d'elle que pour un moment. C'était un enchantement que ce voyage. Un temps merveilleux et sûr, jamais d'inquiétude sur la situation du baromètre; jamais d'averses; point de ces débarquements subits sous une ondée qui gâtent la journée entière et vous laissent de mauvaise humeur. Le ciel bleu, le soleil, la magie d'un paysage nouveau... et l'amour! Que fallait-il de plus à ces élus de la fortune et de la vie? --C'est une défaite sérieuse, vous dis-je, fit une voix grasse derrière les jeunes gens. Les journaux de Paris ont été trompés pendant quelques heures, mais vous verrez le courrier de demain! Marine se retourna brusquement, les yeux brillants de colère, et vit deux hommes qui causaient en lui tournant le dos. C'étaient des gens du monde, des Parisiens, évidemment: leur costume et leur tenue l'indiquaient. --Qu'y a-t-il? fit Louis. Il avait vu le mouvement de sa femme, mais n'avait pas entendu les paroles qui l'avaient provoqué. --Écoulez! fit celle-ci en levant le doigt. Il tendit l'oreille. --C'est une défaite épouvantable, reprit l'orateur, d'autant plus que maintenant la frontière est ouverte, et, ma foi... --Si la frontière est ouverte, dit Breuil à demi-voix, nos troupes passeront par là; c'est un brillant avantage... Marine fit un signe négatif; elle avait mieux compris. --Qui pouvait prévoir cela? dit le second interlocuteur. Notre ligne n'était donc pas gardée? --Mon cher, je ne puis rien vous dire là-dessus; mais cette défaite de Wissembourg 4 tout simplement ouvert la porte à l'ennemi. --Retournez-vous en France? --Moi? pourquoi donc? Pour entendre la gauche nous dire toute espèce de choses désagréables? Je rentrerai quand ce sera fini. Marine écoutait ces hommes qui parlaient de défaite avec une tranquillité si étonnante, et ses yeux s'agrandissaient d'horreur. Elle avait envie de les interroger, de savoir la vérité. Elle regarda son mari. --Demandez-leur..., dit-elle tout bas. Breuil hésita. --Mais, chère, je ne les connais pas. --N'importe, pour quelque chose de si grave... Pensez donc, Louis: c'est la France, c'est notre patrie... Le jeune homme hésita encore, fit un demi-mouvement, puis se rassit. --Non, je crois que mieux vaut attendre... Nous aurons des journaux tout à l'heure, à la prochaine ville... Et puis ce n'est peut-être pas vrai, ce qu'ils disent..., et, quand même, nous n'y pouvons rien. Marine n'insista pas; les yeux baissés, les lèvres légèrement serrées, elle attendit la ville voisine dont on approchait rapidement. Pour réparer ce que son refus précédent avait pu offrir de déplaisant à sa femme, Breuil accapara le premier marchand de journaux qui s'avança sur l'embarcadère et revint avec une poignée de feuilles, dont quelques-unes en français. Marine prit la première venue et la parcourut avidement pendant que le bateau se remettait en marche. --C'est vrai, dit-elle tout bas à son mari. Nous avons été battus. --C'est extrêmement malheureux! répondit Breuil avec cet air de commisération qu'on apporte aux cérémonies funèbres; c'est la chance de la guerre! La prochaine fois, nous serons plus heureux! Une première bataille ne prouve rien. Marine ouvrit la bouche pour répondre; mais elle se ravisa. Quelques instants après, Louis lui parla d'autre chose, et ils causèrent ensemble jusqu'au bout de leur excursion. Lorsque, après avoir déjeuné, refusant l'escorte importune des guides, ils eurent gagné un endroit tranquille, dans le creux d'un vallon, au bord d'une cascade, Louis s'étendit sûr l'herbe aux pieds de sa femme et la regarda avec ivresse. --Dis-moi donc que je ne rêve pas! que nous sommes bien mariés, que c'est bien toi, que c'est bien moi, et que nous avons devant nous toute la vie pour nous aimer! Elle lui tendit en réponse ses deux mains, qu'il baisa passionnément et qu'il garda dans les siennes. --Tu es triste, Marine? dit-il en interrogeant le visage qui se penchait vers lui avec un sourire. --Oui, répondit-elle. Cela me fait du mal de savoir que nous avons été vaincus... Une bataille, pense donc, Louis! Des hommes tués, des mères qui pleurent, du sang sur l'herbe... Elle frissonna, retira ses mains et en couvrit son visage... --Ne pense pas à ces choses horribles, reprit Louis en l'entourant de son bras. Nous n'y pouvons rien, n'est-ce pas? Alors, à quoi bon nous affecter? Nous aurons bientôt notre revanche. Qui sait si à l'heure qu'il est nous ne sommes pas vainqueurs à notre tour? Elle essaya de lui sourire et fondit en larmes. --Je ne peux pas... je ne peux pas, dit-elle à travers ses pleurs. Je sais que c'est déraisonnable, enfantin; mais il me semble que c'est mon propre sang qui coule! Oh! Louis! je ne savais pas ce que c'était que la patrie! Je viens de le sentir seulement maintenant! Et je la vois saigner... Breuil resta interdit devant cette manifestation d'un sentiment qu'il ne comprenait pas. Semblable à beaucoup de sa génération, il avait été élevé en dehors de toute idée patriotique. A la période de chauvinisme platonique qui avait signalé le règne de Louis-Philippe, avait succédé une période d'indifférence polie qui n'excluait pas de vagues aspirations humanitaires. La révolution de 48 n'était pas étrangère à ces idées de fraternité universelle qui, dans le temps présent, sont plus faites pour détacher les peuples de leur propre patrie que pour les attacher à celle des autres. --Marine, ma chère Marine, dit-il en essuyant les larmes de sa femme, il ne faut pas prendre cela si fort à coeur. Certainement, tout cela est fort regrettable, et il eût beaucoup mieux valu ne pas déclarer cette malheureuse guerre; mais puisque c'est fait, nous n'avons qu'à laisser aller les choses maintenant. Par bonheur, nous sommes hors de France, et par conséquent à l'abri. La jeune femme regarda Louis avec hésitation. --Ne penses-tu pas, dit-elle, qu'il faudrait retourner là-bas? --Là-bas? A Châteaudun? Quelle idée! Au contraire, nous sommes à merveille ici. Il faut bien nous garder de rentrer en France jusqu'à ce que tout soit fini! Marine ne répondit pas. Une vague inquiétude l'agitait. Elle se disait que s'il arrivait des complications qui la tinssent longtemps éloignée des siens, elle éprouverait des chagrins cuisants... Mais tout cela était confus dans son esprit. --Je ne veux pas être égoïste, reprit son mari en souriant, mais je ne puis m'empêcher de bénir les circonstances qui nous ont entraînés si loin de tous ces tourments et de ces ennuis; ici, au moins, nous sommes l'un à l'autre... Marine se leva. --Continuons notre promenade, dit-elle. Une image venait de passer entre elle et la cascade qui coulait à ses pieds. Elle avait vu un instant dans sa pensée la mâle stature, le visage énergique de Marc Dangier. Cette apparition subite dans son souvenir lui avait donné une secousse. Involontairement elle porta les yeux sur son mari, et une comparaison étrange se fit entre Marc et celui-ci. --L'autre est un homme! pensait-elle en regardant ce visage doux et charmant, aux traits un peu indécis, aux yeux bleus gais et frivoles... Celui-ci m'aime pourtant, et je l'aime, ajouta-t-elle intérieurement. Et, pour réparer le tort muet qu'elle venait de lui faire presque à son insu, elle prit le bras de son mari. Ils continuèrent leur promenade jusqu'au soir. Le lendemain, les mauvaises nouvelles se confirmant avec l'annonce d'un nouveau désastre, Breuil écrivit à son banquier de lui envoyer une somme considérable sur le dépôt qu'il avait en réserve. Quoi qu'il arrivât, Louis était bien décidé à ne rentrer chez lui qu'après la paix, et, s'il fallait passer l'hiver en Italie, eh bien! ce ne serait pas un grand malheur. Il avait toujours eu un vague désir de passer l'hiver en Italie. La Suisse se remplissait de plus en plus de Français qui fuyaient le théâtre de la guerre. C'était vrai pourtant: l'ennemi avait envahi le sol de la patrie. Dans les hôtels, on ne rencontrait que figures bouleversées de gens qui racontaient leurs malheurs. Les uns avaient fui dès les premières alarmes. --J'ai fermé ma maison, disait un propriétaire, et j'en ai mis la clef dans ma poche. Advienne que plante! Quelques-uns écoutaient ce discours et d'autres semblables les yeux mornes et les lèvres serrées. Ceux-là, plus voisins de la frontière, auraient eu de terribles histoires à raconter; mais ils préféraient se taire. Un père de famille, propriétaire d'une minoterie, s'était échappé par les jardins avec sa femme et ses trois enfants au moment où les Prussiens enfonçaient à coups de crosse les portes de sa maison. La famille avait passé la nuit dans les bois, sur une hauteur, et, vers le matin, elle avait vu le feu dévorer sa demeure. Ils étaient partis alors, le coeur plein d'amertume, la bouche pleine de malédictions, et le père n'avait plus eu de repos avant d'avoir mis la frontière entre l'ennemi et les chers trésors qu'il emmenait. --Je n'oublierai jamais la flamme claire qui montait dans le ciel, disait la mère en pleurant C'était la farine qui brûlait; eh bien, cela me faisait de la peine comme si cela avait été des personnes! Marine essayait d'obtenir des confidences; pendant les conversations de table d'hôte, que Breuil écoutait avec un intérêt soutenu, elle causait avec les femmes et se faisait raconter mille choses qui la bouleversaient profondément. --Mais ce n'est pas la guerre! disait-elle avec une horreur incrédule. Sa mémoire lui rappelait ses lectures de jeune fille et les Français à Fontenoy. «Après vous, messieurs les Anglais!» Cette politesse un peu démodée lui paraissait digne de nations vraiment fortes. Elle se souvenait aussi de récits moins anciens: la légende rapportait qu'en Crimée, Français et Russes rompaient le pain et buvaient à la même gourde pendant les courts armistices qui suivaient les combats. Mais à présent ces actes de sauvagerie féroce, cette aggravation de la guerre par la méchanceté individuelle, par l'intention arrêtée de faire le mal pour le mal, tout cela lui semblait un mauvais rêve. --C'est la guerre moderne, madame, lui dit gravement un vieillard décoré, qui parlait avec un accent étranger. C'était ainsi en 1866; ce sera ainsi dorénavant; nous avons du moins tout lieu de le craindre. --Jamais les Français ne pourraient agir de la sorte! s'écria Marine. Le vieillard s'inclina. --Les Autrichiens non plus, madame. Aussi avons-nous été vaincus. Madame Breuil regarda avec un certain respect ce vaincu de la guerre précédente. Un vaincu! cela prenait à ses yeux un intérêt nouveau et poignant. Cet homme qui avait évidemment porté les armes pour la défense de son pays parlait simplement de sa défaite... On pouvait donc être vaincu, cela arrivait, et l'on allait néanmoins par le monde, comme si rien ne s'était passé!... --Ce n'est pas une honte d'être battu quand on n'est pas le plus fort, madame, dit l'Autrichien, qui lisait la pensée de Marine sur son visage. Ce qui avilit une nation, ce n'est pas sa défaite, c'est la façon dont elle l'accepte. Sans déshonneur on peut subir la conquête, quand il est impossible de faire autrement... Mais on ne doit pas s'y résigner. Ces paroles avaient jeté un peu de froid sur l'assemblée. Bon nombre de ceux qui étaient là n'étaient point remarquables par leur vaillance, et des phrases à demi étouffées furent échangées entre ceux qui étaient d'avis que tout valait mieux que de perdre son argent et sa peau. Marine resta pensive, et ces paroles revinrent souvent à sa mémoire. VI Le mois d'août tirait à sa fin. La correspondance était de plus en plus active entre M. et Mme Sérent et leur fille. Celle-ci leur avait écrit que Breuil était d'avis d'attendre à l'étranger la fin de la guerre: ils avaient approuvé ce projet comme étant le plus pratique. Gaston s'était enrôlé parmi les volontaires. Marc Dangier faisait partie de la garde nationale; Daniel maugréait d'être jugé trop jeune pour prendre les armes. A la nouvelle de nos défaites, un grand courant de colère et d'indignation avait donné le courage militaire à nombre de gens qui ne se connaissaient point cette vertu. Marine lisait tout cela avec un serrement de coeur étrange. Son frère et Marc devenus soldats! Eux qui n'avaient jamais songea l'état militaire! C'était à la fois singulier et émouvant. --Ils feront de bons soldats, se dit-elle involontairement, Marc surtout!... Elle donna cette lettre à son mari avec une certaine hésitation. D'ordinaire, elle lui lisait tout haut les communications qu'elle entretenait avec sa famille; mais cette fois elle sentait qu'elle eût éprouvé à le faire une sorte de gêne. Il lut la lettre et la lui rendit. --C'est très-bien, dit-il en souriant, mais c'est absurde! Enfin, s'ils veulent jouer au soldat, je ne vois pas pourquoi on leur refuserait ce plaisir innocent! Pendant qu'on y était, on aurait aussi bien pu contenter les velléités belliqueuses de ce pauvre Daniel! --Que voulez-vous dire? demanda Marine en levant sur lui ses yeux clairs. --Eh! ma chère enfant, tout cela n'est pas sérieux. Nous avons nos armées, n'est-ce pas? Celle de Metz est soutenue par une place forte de premier ordre: que voulez-vous qu'on fasse de nos amis? Leurs sentiments leur font le plus grand honneur, bien entendu; mais nous, qui jugeons les événements à leur valeur réelle, nous ne pouvons nous défendre de les trouver légèrement... comment dire cela sans vous blesser?... légèrement ridicules... je vous demande pardon! Je ne puis trouver d'autre expression. --Ce n'est pas mon avis! dit Marine en baissent les yeux. Elle n'ajouta pas un mot. Louis essaya de relever la conversation par un badinage. Elle s'y prêta au bout d'un instant, mais elle avait reçu une blessure intérieure. Dans quoi? elle l'ignorait. Affection, amour-propre, autre chose encore peut-être. Ils avaient regagné Genève. D'abord, la foule était désagréable dans les autres villes, où l'on ne pouvait guère s'isoler assez. Et puis, à leur insu, un désir ardent d'avoir des nouvelles les poussait vers l'endroit où il était le plus facile de s'en procurer. Strasbourg était assiégé; les journaux étaient pleins de récits douloureux, et les fuyards, qui redoublaient en nombre, ajoutaient à la forme impersonnelle des articles l'éloquence douloureuse de leurs propres souvenirs. Le matin du 2 septembre, Breuil et sa femme partirent pour faire en bateau à vapeur le tour du lac. En quittant le bord, ils achetèrent des journaux pour les lire pendant qu'ils côtoyaient des rives déjà connues. Après avoir terminé sa lecture, Breuil regarda Marine. Ses yeux revenaient sans cesse à elle, comme à son point de repos: elle était le commencement et la fin de toutes ses pensées. La jeune femme avait laissé tomber sur ses genoux le journal qu'elle lisait; le regard fixé sur les montagnes qu'elle ne voyait pas, elle suivait une pensée intense et douloureuse. --A quoi songez-vous? lui dit doucement son mari. Elle le regarda avec une expression indiciblement émue et apitoyée. --A Strasbourg, dit-elle. --Les habitants sont vraiment admirables, répondit Breuil. --Les obus pleuvent, les maisons brûlent, et ils ne pensent pas à se rendre... --Ce sont des héros, dit Louis avec calme. Marine entr'ouvrit les lèvres, prête à ajouter quelque chose; mais elle se ravisa et garda le silence. --Voyez, reprit son mari, quelle curieuse fente dans cette montagne! On dirait qu'un coup d'épée en a fait deux morceaux qui n'ont pu se séparer. Madame Breuil jeta un coup d'oeil sur la montagne, répondit un mot et retomba dans ses pensées. Le temps était magnifique; comme on arrivait à Thonon, au milieu de la foule qui encombrait le débarcadère, Marine distingua l'uniforme d'un gendarme français. --Oh! Louis, dit-elle à demi-voix, descendons ici!... Passons une heure en France! Le bateau nous reprendra au retour... --Quelle fantaisie! Vous n'y pensez pas! Il n'y a rien d'intéressant à voir ici! Avez-vous oublié que nous voulions visiter le château de Chilien? Le bateau quittait déjà le quai, Marine étouffa un soupir et ne dit rien. Son mari, qui la voyait un peu triste, s'empressa de mille manières pour ramener sa gaieté. Il obtint au moins un résultat. La jeune femme se fit un reproche de ne pas mieux répondre à la tendresse qu'il lui témoignait, et elle s'efforça de paraître sinon gaie, au moins affectueuse et reconnaissante. Arrivés près de Chillon, ils prirent une barque qui devait les mener au château. Au moment où ils quittaient le rivage, ils virent arriver un couple qui faisait des signes au batelier. Sur la demande de celui-ci, ils attendirent un moment, et les nouveaux venus s'embarquèrent avec eux. Pendant un instant, on s'examina discrètement en silence de part et d'autre. C'étaient évidemment des Français. La femme avait environ trente-cinq ans; l'homme était peut-être un peu plus jeune. Tous deux appartenaient à la classe aisée, et leurs manières étaient celles de gens assez bien élevés. Le jeune homme, voyant des journaux sortir à demi de la poche du paletot de Breuil, lui demanda fort poliment la permission de les parcourir. --Nous n'avons ici, dit sa femme, qu'une gazette de terroir, qui n'est pas prodigue de nouvelles, et mon mari aime bien à savoir ce qui se passe. --C'est assez naturel, répondit Marine. --Mon Dieu! reprit la nouvelle venue, au fond, je crois que cela ne sert à rien du tout qu'à se faire du mauvais sang. Tenez, précisément avant-hier, il ouvre un journal et voit que ses camarades viennent d'être incorporés dans les bataillons de la garde nationale. Voilà une idée! Ce pauvre cher ami qui de sa vie n'a porté un fusil, que voulez-vous qu'il devienne si on lui fait faire l'exercice? C'est ridicule! Aussi, quand nous avons vu la tournure que cela prenait, nous nous sommes sauvés, et nous avons bien fait. --Évidemment! répondit Breuil. Le jeune homme, qui avait parcouru les journaux, les lui rendit et s'allongea paresseusement sur son banc. --Je ne suis pas guerrier, moi, dit-il d'une voix traînante. Cette bosse-là me manque absolument, et puis, au bout du compte, cela ne nous regarde pas. On a une armée, n'est-ce pas? c'est pour se battre. On m'a mis dans la mobile, mais mon père a parfaitement acheté un remplaçant pour moi, et même cela lui a coûté fort cher: eh bien, que mon remplaçant se batte! N'est-il pas vrai? C'est raisonné, cela! Breuil inclina la tête en signe d'acquiescement. C'était absolument son avis, et si Marine n'eût été là, il l'eût dit tout haut; mais il sentait qu'elle pensait différemment, et, par un sentiment de convenance très-naturel, il ne voulait point blesser les opinions de celle qu'il aimait, même lorsqu'il les considérait comme des préjugés. --Cependant, dit madame Breuil d'une voix contenue, si le pays envahi résistait énergiquement, cela arrêterait les progrès de l'ennemi. --Erreur, madame, erreur profonde. La seule chose que puissent gagner les habitants à la résistance, c'est d'être fusillés, et vous avouerez que cette perspective n'a rien d'alléchant! --Et puis, à quoi bon? reprit sa compagne. D'abord, si mon mari avait voulu résister, je l'aurais planté là, car je ne suis pas brave, moi! Mais il a pris de lui-même le seul parti raisonnable et ne m'a point donné de soucis inutiles. Les voyageurs abordaient au château de Chillon. Ils le visitèrent silencieusement, et, lorsqu'ils reparurent au grand jour, le bateau qui devait emmener Breuil et sa femme revenait à toute vapeur. Avec un salut hâtif, ils quittèrent ceux que le hasard leur avait fait rencontrer et reprirent la direction de Genève. Les rayons du soleil couchant teintaient déjà de rose les cimes neigeuses des montagnes; la vapeur qui montait des vallons enveloppait les collines d'une nuance lilas, infiniment délicate. Le lac était plus bleu que jamais; les habitués de ce petit voyage faisaient remarquer aux autres la différence de couleur des eaux, qui indique le courant du Rhône; les Anglais lisaient leur Murray, et les Français entamaient de bruyantes conversations politiques. Marine regardait les montagnes et pensait à cent choses bizarres. Elle avait vécu vingt ans sans songer qu'elle avait une patrie, et voici qu'elle l'apprenait maintenant de la façon la plus tragique et la plus douloureuse. Il y avait donc des gens qui subissaient la même épreuve et qui pouvaient rester insensibles? --Voyez cette haute montagne de neige, dit tout à coup Breuil: elle est toute rose; on la croirait éclairée par des feux de Bengale. --On dirait Strasbourg qui brûle! répondit lentement Marine. Après un instant de silence, elle ajouta: --Cet homme, là-bas, à Chillon, c'était un lâche! --Un lâche? Eh, ma chère enfant, vous le traitez bien durement. Évidemment, ce n'est pas un héros, mais enfin il n'a point été dressé à l'héroïsme dès l'enfance, pas plus que nous autres. On n'est point un lâche pour cela! Marine détourna les yeux de la cime embrasée et ne répondit pas. Les montagnes blanches étaient devenues opalines, puis grises; la douceur des demi-teintes avait envahi le paysage, les astres s'étaient montrés au ciel, et maintenant ils tremblaient dans l'eau du lac, qui semblait une vaste coupe pleine d'étoiles. Genève éclairée apparut, fermant l'horizon, comme une autre constellation plus accessible, et nos voyageurs débarquèrent. En regardant les fenêtres de leur appartement, ils furent surpris de le voir éclairé. Un tel brouhaha régnait dans l'hôtel qu'il était inutile de demander des explications. Ils montèrent: Marine ouvrit la porte, et sa soeur Pauline lui sauta au cou. --Pauline! Comment te trouves-tu ici? Quand es-tu arrivée? demanda la jeune femme après la première explosion de joie. --Quand? ce matin, à midi. Comment? je n'en sais rien! Sans Marc Dangier, je serais encore sur le quai de la gare de Lyon, à Paris, avec ma valise et mon sac de nuit. --Marc? je ne comprends pas! fit Marine en rougissant. --Tu vas comprendre. Tu sais bien que mon mari surveillait les travaux de dessèchement d'un lac, dans le Tyrol? Eh bien, c'était moitié Tyrol, moitié Bavière. Les Bavarois sont nos ennemis. Mon mari a été prié de s'en aller, s'il ne voulait pas être considéré comme prisonnier. --Lui? l'être le plus paisible! Et un ingénieur par-dessus le marché! un savant! s'écria Breuil tout d'une haleine. --Précisément: comme ingénieur, il inspirait peut-être plus de craintes que tout autre. Bref, il a dû se retirer en Autriche et, là, il m'a écrit de le rejoindre. --Tu vas en Autriche? s'écria Marine. --Où veux-tu que j'aille, si je ne vais pas en Autriche? riposta Pauline. Je ne puis pas laisser mon mari seul: il se ronge les poings de rage; dix fois il a voulu venir pour s'engager. Et pourtant, à quarante-deux ans, avec une dyspepsie et des rhumatismes, je ne vois pas trop de quel secours il pourrait être! J'ai tout de même peur qu'il ne revienne si je n'y vais pas. Et j'y vais. --Comment feras-tu? --Oh! je passerai par la Bavière ou par l'Italie, mais je le rejoindrai! --Voulez-vous que je vous accompagne? dit Breuil à sa belle-soeur. --Pas le moins du monde! Vous me gêneriez beaucoup. Je pars demain matin. Vous avez un monde fou ici! --Il n'y a plus de place nulle part en ville. On arrive par milliers. --Cela va bientôt finir. On ne peut plus quitter Paris. Je ne crois pas que l'express parte ce soir. Des uhlans ont été signalés à Montereau. --Pas possible! s'écria Breuil. Eh bien, et l'armée de Metz? Pauline haussa les épaules. --Nous en parlerons tantôt, si vous voulez; mais je crois qu'il n'y a pas grand'chose à en dire. Sans Marc, je serais encore à Paris. Il m'a conduite à la gare, a porté mes bagages dans le train, a pris mon billet d'assaut, car on se bat aux guichets. O mes amis, si vous aviez vu ces gares! Des malheureux qui couchent là sur leurs matelas en attendant le train qui les emmènera... Et il ne part plus que des premières, et sans bagages encore! On sauve ce qu'on peut emporter avec soi, rien de plus. C'est navrant! On a dû se battre hier; vous aurez des nouvelles tout à l'heure... Le dîner fut servi; dans ce bouleversement général, force était de dîner à la table d'hôte. Mille récits contradictoires se croisaient; une grande bataille avait été livrée, mais qui l'avait gagnée? Voilà ce que personne ne pouvait affirmer. Les éternels joueurs de harpe se tenaient sous les fenêtres et chantaient leurs airs italiens avec l'indifférence de gens qui estiment une pièce de dix sous au-dessus de toutes les patries. Ces chants avaient dans la circonstance quelque chose de particulièrement irritant pour Marine. Enfin, au moment où apparaissait le dessert, on entendit par les fenêtres ouvertes les voix des crieurs, qui vociféraient une longue phrase. Tout le monde se précipita vers le quai. Les crieurs de journaux approchaient lentement, arrêtés à toute minute par les acheteurs. Le pont du Mont-Blanc était noir de monde. --Achetez un journal, vite, vite! murmura Marine. Breuil sortit en hâte. Les paroles des crieurs devenaient plus distinctes. Devant les cafés, toutes les musiques s'étaient interrompues; tout à coup une voix éclata comme un clairon au-dessous de la fenêtre où se tenait Marine avec sa soeur. --La grande défaite des Français devant Sedan! l'empereur Napoléon fait prisonnier avec toute son armée! --Ce n'est pas possible! s'écria Marine en serrant les mains à s'en faire mal autour de la balustrade qu'elle tenait. Un empereur ne se rend pas! Une armée n'est pas faite prisonnière! Elle regarda autour d'elle avec angoisse. Dans la grande salle à manger se trouvaient des gens de toute nationalité. Ces étrangers étudiaient avec curiosité la physionomie des Français présents, afin de voir de quel visage on peut recevoir la nouvelle de la plus honteuse défaite. Sous ces regards, Marine se redressa et prit un air calme. Breuil rentrait, tenant un papier encore humide de l'imprimerie. C'était le supplément du _Journal de Genève_. --C'est donc vrai? demanda la jeune femme. Il lui tendit la feuille d'un air navré; elle la prit et la plia, puis, passant son bras sous celui de son mari, elle sortit la tête haute. --Brave petite femme! dit quelqu'un derrière elle. Quand elle fut seule chez elle avec Louis et Pauline, elle lut deux fois de suite les détails très-précis du désastre. --C'est donc possible? demanda-t-elle; de semblables choses peuvent arriver? Pauline pleurait silencieusement. Cet effondrement de ce qui semblait tout un peuple la blessait au coeur comme la perte d'un parent. Breuil, accablé, s'était assis sur un canapé. Lui aussi sentait la honte. --La guerre est finie, autant dire! fit-il en se levant. --Finie? s'écria Marine, quand nous avons encore l'armée de Metz! quand la France tout entière vit et souffre! Dites, au contraire, qu'elle commence! Breuil ne répondit rien. Il avait horreur des discussions oiseuses; et puis il n'aimait pas non plus qu'une femme eût des avis sur ces questions-là. C'était à ses yeux une sorte d'infraction aux bienséances. Pendant une heure on parla de la famille restée à Châteaudun, des Parisiens qui faisaient des préparatifs pour soutenir un siège; Marc était officier dans une compagnie de la garde nationale et enseignait l'exercice à de moins expérimentés. --Ce qui est navrant, dit Pauline, c'est de voir les routes autour de Paris. Les paysans s'en vont avec leur petit avoir dans de pauvres voitures, cela fait pitié! Pendant deux jours que j'ai passés à attendre un télégramme de mon mari, je ne savais que faire de moi, je me suis promenée partout. Le second jour, Marc m'a emmenée à Gagny voir sa vieille tante. Tout est désert! Dans les maisons de campagne, il n'y a plus que des domestiques. Les fleurs poussent en profusion, je n'en ai jamais vu de si éclatantes; les branches des abricotiers et des pruniers cassent sous le poids des fruits; l'herbe de regain est haute comme le genou... En venant ici, je me disais une fois de plus que la France est le plus aimable et le plus attrayant des pays, et tout cela pour subir une désolation pareille! Se dire que les ennemis mangeront ces fruits et détruiront ces récoltes! Pauline était harassée de fatigue et de chagrin. Elle s'obstinait à vouloir partir le lendemain dès la première heure, et sa soeur lui conseilla de gagner son lit. Lorsqu'elles furent seules, Marine hasarda une question: --Que dit Marc de tout cela? --Il dit qu'il se fera tuer en cas de besoin, mais que nul n'a le droit de jouer inutilement sa vie. C'est un homme, celui-là, Marine! Sa femme pourra être fière de lui!... Et ton mari, que dit-il des événements? Madame Breuil répondit sans lever les yeux: --Mon mari en est très-affligé. Mon père n'est pas mécontent de ne pas nous avoir vus revenir? --N..., non, fit Pauline après quelque hésitation. Il aurait mieux aimé avoir ses enfants autour de lui; mais il est assez sage pour savoir que vous êtes plus en sûreté à l'étranger. --L'étranger! répéta Marine. Comme ce mot sonne tristement! --Pourvu que je trouve mon mari là-bas! dit Pauline. Pourvu qu'il ne me joue pas quelque tour! Je n'aurai pas de repos que je n'aie mis la main sur lui. Jusque-là, je croirai toujours qu'il va m'échapper pour revenir chez nous! Madame Breuil quitta sa soeur quand elle l'eut vue endormie et rentra dans sa chambre. La porte de celle de son mari était ouverte, mais il n'était pas là. Il se promenait sur le quai avec son cigare. La jeune femme s'approcha de la fenêtre et regarda dehors. La nuit était merveilleusement calme et étoilée; l'eau du lac, toute noire, parsemée de paillettes dorées, tremblait doucement en s'approchant du pont. Les musiciens, rendus un instant muets par l'annonce de la formidable nouvelle, avaient repris leur tintamarre, et de tous côtés on entendait leurs harpes et leurs violons aigrelets accompagner les voix qui chantaient Santa Lucia ou Garibaldi. Des groupes de promeneurs passaient, causant à haute voix. --Cela va changer la carte de l'Europe, dit une voix. Marine ensevelit son visage dans ses mains, qui se glaçaient. C'est ainsi que les étrangers parlaient de la France, comme d'une chose que l'on pouvait démembrer! Mais n'avait-elle pas entendu parler ainsi jadis d'autres nations démembrées? Avait-elle ressenti de la pitié à la pensée qu'on prenait à celles-là leur chair et leur sang pour les assimiler au vainqueur, à l'ennemi d'hier, d'aujourd'hui, de demain, de toujours? --Non, l'avenir n'efface pas, se dit-elle; le Holstein souffre autant qu'autrefois; et nous, si nous devons subir l'amputation, est-ce nous ou les membres amputés qui ressentirons le plus cruel martyre? L'eau remuée lui envoyait une odeur fraîche légèrement fangeuse qui devait rester liée à jamais dans son esprit au souvenir de ce cruel moment. Elle se représenta la France mutilée, les moissons saccagées, les femmes en deuil, le coeur des enfants enfiellé par la colère et la rancune; elle pensa à l'armée prisonnière qui dormait dans son désastre sur le champ de bataille; elle pensa avec un dégoût sans bornes au souverain vaincu qui n'avait pas su mourir... En ce moment, une nouvelle troupe ambulante s'installait sous sa croisée et commençait une chanson napolitaine. On riait sur le quai, on chantait; il y avait des gens qui s'amusaient pendant qu'elle se sentait descendre dans un abîme de désolation. --O mon pays! pensa-t-elle en serrant ses mains sur ses tempes qui battaient. Elle resta longtemps ainsi, seule et se repaissant de sa douleur. Puis, peu à peu, car l'espérance est intarissable au coeur de la jeunesse, comme du fond d'un précipice elle vit surgir lentement l'image de la France, qui pressait ses mains sur son flanc sanglant. Elle saignait, mais elle montait toujours, quoique blessée, et lui disait: --Je suis immortelle. VII M. et Mme Breuil revenaient de la gare. Le train qui emportait Pauline filait déjà rapidement le long de la rive du Léman, pendant qu'ils descendaient sans se presser la rue du Mont-Blanc. Les boutiques s'ouvraient, malgré l'heure matinale, et les marchands préparaient leurs plus beaux étalages. C'est que, grâce à la guerre qui fermait dorénavant les chemins de France, Genève était la grande Babel où durant les vingt-quatre heures du jour se parlaient toutes les langues et se manigançaient toutes les affaires. --Elle a un courage endiablé, notre Pauline! fit Louis en ralentissant le pas pour s'arrêter devant un marchand de photographies qui exposait aux regards des promeneurs une collection innombrable de vues de la Suisse. Marine ne répondit pas. Le sourire que lui avait adressé sa soeur au moment où le train se mettait en marche troublait sa vue et amenait des larmes dans ses yeux. --Au fond, elle aurait pu se dispenser de ce voyage, continua Louis; encore quelques jours de patience, nécessaires pour les pourparlers, et la paix sera conclue. --La paix! quelle paix? fit Marine en s'arrêtant court, d'un mouvement si brusque que son bras se trouva dégagé de celui de Breuil. --La paix avec l'Allemagne! fit celui-ci extrêmement étonné. --Lorsque nous avons cent mille hommes sous Metz? Vous n'y songez pas! --Cent mille hommes qui vont être bloqués et réduits à l'immobilité, reprit le jeune homme avec une certaine irritation. Aussi bien, chère Marine, laissons cela. Il est inutile de parler de ces choses auxquelles vous et moi ne pouvons rien. Il reprit doucement le bras de sa femme, qu'il passa sous le sien, et ils regagnèrent l'hôtel. C'était un grand capharnaüm où toutes les nationalités se trouvaient mélangées. A l'heure du déjeuner, Marine vit entrer avec quelque surprise l'Autrichien qui lui avait paru porter si simplement le sort des armes à Lucerne. Il la reconnut aussi et la salua avec déférence. La jeune femme en éprouva quelque plaisir; il lui semblait qu'à présent elle causerait plus à l'aise avec cet autre vaincu. Après le repas, il se rapprocha d'elle assez pour qu'elle pût lui parler si elle en éprouvait le désir. L'occasion s'en présenta bientôt, et, dès les premiers mots, ils s'aperçurent que ni l'un ni l'autre n'avait oublié leur dernière rencontre. --Vous étiez à Sadowa, monsieur? demanda Marine, poussée par un irrésistible instinct. --Oui, madame. J'y ai perdu mon frère plus jeune et l'aîné de mes fils. Elle baissa les yeux. Ceci dépassait ce qu'elle avait compris de la guerre jusqu'alors. Les hommes de sa famille à elle au moins n'étaient pas victimes de la défaite française. Le vieil Autrichien lut sur ce visage pensif les impressions que la jeune femme faisait. --Les vôtres se sont bien battus, madame, dit-il à demi-voix. Mais que peut le courage contre le nombre? Dans vingt jours, Paris sera assiégé, Bazaine aura rendu les armes, et vous aurez perdu vos provinces des bords du Rhin. --Le croyez-vous? --Que peut faire la France sans armées? Marine garda un instant le silence, les sourcils froncés, tout son visage tendu par une puissante réflexion intérieure. --Je ne sais pas, dit-elle ensuite; mais il me semble que si je voyais avancer l'ennemi, je ne le laisserais passer que sur mon corps... Le vieux militaire s'inclina. --Beaucoup de Français pensent comme vous, madame, dit-il; aussi la guerre sera sanglante. Marine détourna la tête et ne répondit pas. Deux jours après, on apprit à Genève que la république était proclamée à Paris et ensuite dans toutes les grandes villes de France. --Ah! fit Breuil avec un soupir de soulagement, nous allons enfin sortir de ce pétrin. L'empereur d'Allemagne a déclaré dans ses proclamations qu'il ne faisait pas la guerre aux Français, mais à leur gouvernement. Une fois le gouvernement tombé, il n'a plus de raisons de nous en vouloir; nous allons recevoir des propositions de paix. --N'y comptez pas! fit l'Autrichien, qui était devenu le compagnon ordinaire de leurs heures d'ennui. --Mais la parole d'un souverain... Le vieil officier ne répondit que par un sourire. Sans être très-versé dans la diplomatie, il savait ce que vaut la parole des princes. --Quand Bazaine se sera rendu, peut-être, fit-il ensuite. --Qu'il se rende, alors! s'écria Breuil avec humeur. Marine réprima un mouvement rapide et regarda son mari avec des yeux dilatés par la colère et l'effroi. Son beau visage était devenu couleur de cendre, et ses yeux clairs paraissaient noirs. --Louis, dit-elle à voix basse. Il la regarda et fut effrayé de sa pâleur. --Vous souffrez, chère Marine? dit-il en se précipitant vers elle. Elle l'arrêta d'un geste. --Ce n'est rien, dit-elle; n'y prenez pas garde. Par un violent effort, elle rappela la vie sur ses traits et le mouvement à ses membres; mais elle évita les yeux de son mari, et, comme il lui prenait la main, elle la retira avec quelque vivacité; puis aussitôt elle la lui rendit avec un sourire navré, dont il ne comprit pas l'expression. Bien longtemps après, il se rappela ce sourire énigmatique et se rendit compte alors de ce qu'elle avait éprouvé à cette minute douloureuse. Les jours passèrent. Paris était investi; une lettre de Marc Dangier leur avait annoncé qu'on résisterait jusqu'à la dernière bouchée de pain. L'invraisemblance d'un siège ne trouvait plus d'incrédules. Une grande torpeur semblait gagner le monde; l'Europe regardait et laissait faire. Ne l'avions-nous pas assez bravée, assez narguée de fois, avec les fanfaronnades impériales? Elle voulait voir maintenant comment nous allions nous tirer de là, et patiemment elle attendait. Tant que le monstre qui lui causait depuis quatre ans de vagues inquiétudes dévorerait cette proie, l'Europe n'avait rien à craindre, et il ne lui déplaisait peut-être pas de voir comment un peuple vainqueur s'y prend pour ronger son ennemi jusqu'au dernier os. Lorsque Paris bloqué fut muet, un silence étrange sembla régner sur le monde, comme celui qui se fait quand une horloge au tic tac familier cesse de marcher. Plus de journaux, plus de nouvelles... Le mécanisme infiniment habile et compliqué de cette grande machine était-il arrêté ou bien allait-il toujours, séparé seulement du reste des humains comme par une cloche à plongeur? Quelques journaux qui passaient ainsi que des oiseaux au-dessus des lignes ennemies apprirent à l'univers étonné que Paris vivait, que même il ne s'ennuyait pas, qu'il se suffisait à lui-même, et qu'il avait l'intention de continuer ainsi jusqu'à ce qu'il fît sa trouée, ou que l'on vint à son secours. Un soupir de soulagement s'échappa alors de bien des poitrines. Brave Paris! C'était très-bien de sa part. Mais aussi, il devenait moins intéressant. Cependant on n'est pas parfait: cette forfanterie ridicule répondait bien au goût de spectacles des Parisiens! Éternels histrions, ils montaient sur les tréteaux de l'histoire afin de se donner le luxe inouï de jouer les héros. Marine entendit cela et beaucoup d'autres choses du même genre. De temps en temps Breuil prenait feu, se querellait avec quelque étranger et, après avoir dépensé toute son énergie en paroles, revenait s'asseoir dans le coin du canapé en grommelant contre ces gens désagréables et mal élevés qui ne comprennent point les égards dus aux vaincus; à vrai dire, il ne savait pas d'ailleurs pourquoi il se querellait avec eux, d'autant mieux, ajoutait-il, que dans ce qu'ils disaient il y avait du vrai... Breuil se taisait bientôt, gêné par le silence de sa femme, qui brodait en face de lui pendant les heures interminables de la soirée. Paris organisait ses milices. Au milieu de la désolation générale, Strasbourg avait capitulé. Les armées allemandes s'étendaient sur la surface du pays comme une tache d'huile qui gagne de proche en proche. Penchée sur la carte, Marine interrogeait fiévreusement les journaux et suivait avec une rage muette les progrès de l'ennemi au coeur de cette patrie, de jour en jour plus chère. Tout à coup une nouvelle arriva, invraisemblable, stupéfiante! Pendant la nuit, M. Gambetta avait quitté Paris en ballon. Malgré les vents contraires, malgré quelques coups de feu, il avait franchi les lignes prussiennes, et, par un bonheur incroyable, tombé près d'Amiens, en pays libre, il avait de là gagné Tours, d'où il allait organiser la Défense nationale. Ce n'était pas possible! Personne ne voulut croire. Il fallut y croire cependant, lorsque les paroles et les actes de ce Français au coeur vaillant réveillèrent tout à coup dans les âmes que la violence de nos malheurs avait engourdies le sentiment de l'honneur et du devoir. Quand Marine apprit que les armées se réorganisaient, que les volontaires s'offraient de toutes parts, que personne n'essayait plus de se soustraire à la nécessité évidente de combattre; quand elle lut les discours et proclamations, paroles brûlantes, faites pour exalter tous les courages et ranimer toutes les espérances, pour la première fois depuis Sedan elle sentit une émotion bienfaisante envahir son coeur meurtri, desséché dans son endurcissement factice, et, laissant tomber la feuille qui lui donnait celle joie, sans essayer de se contraindre, elle pleura. Seule dans cette chambre d'hôtel où leur séjour prolongé n'était pas venu à bout de donner une apparence de bien-être et de foyer, elle ensevelit dans ses mains son visage couvert de larmes et revit dans ses yeux fermés la douce image du lieu natal. Jusqu'alors elle avait peur d'évoquer ses souvenirs. La pensée que le drapeau tricolore pouvait ne plus flotter là où ses yeux l'avaient toujours vu, l'idée que le jargon des hordes tudesques résonnait sous les toits où les enfants balbutiaient jadis la douce langue française, la vision des uniformes noirs répandus sur la carte de France comme le trop-plein d'un lugubre encrier, toutes ces préoccupations sans remède, sans espoir, avaient serré son coeur jusqu'à ce qu'elle ne pût même plus crier sous la souffrance. L'apparition au milieu des craintifs de l'homme énergique, infatigable, qui venait de braver tous les dangers, desserra l'étreinte trop prolongée qui torturait ce coeur de femme vaillante. Sa pensée s'envola vers Tours avec une bénédiction. --Vous que je ne connais pas, vous dont j'avais à peine entendu le nom, vous qui venez sauver l'honneur du pays, dit-elle tout bas en tendant les bras vers l'horizon fermé par les montagnes, soyez béni à jamais par toute âme française pour ce que vous avez fait et pour ce que vous voulez faire! La porte s'ouvrit derrière Marine, qui laissa retomber ses bras à son côté. C'était Breuil qui rentrait, un journal à la main. Elle se retourna et lui sourit doucement, avec une expression de tendre confiance. Louis ne vit pas ce sourire; il était de mauvaise humeur et jeta la feuille sur la table. --Vous avez lu les nouvelles? dit-il. Comprend-on ce monsieur, tombé du ciel, qui s'en va organiser une résistance au moment où Paris, qui ne peut tenir longtemps, allait se rendre, et où nous aurions eu la paix? --De qui parlez-vous? fit Marine, mal réveillée de son rêve et ne comprenant pas. --De ce fou, ce Gambetta! Ne s'est-il pas mis dans la tête d'organiser une armée de la Loire et de l'envoyer au secours de Paris? Si ce n'est pas de la démence pure, je n'y connais plus rien. Comment! Lorsque chacun avait reconnu que nous n'étions pas les plus forts, qu'il n'y avait rien à faire que de nous soumettre en tâchant d'obtenir les meilleures conditions possibles, voilà que l'on va exciter contre les Prussiens et les enrager contre nous! Comme si un petit avocat entendait quelque chose à la guerre! Mais j'espère que ce monsieur sera seul de son avis, et qu'il ne trouvera ni un général ni un soldat pour l'aider dans ses turlutaines! Marine écoutait stupéfaite. Jamais son mari ne s'était expliqué d'une façon si catégorique, et elle avait peur de comprendre trop bien. --Vous n'êtes pas pour la résistance? lui demanda-t-elle faiblement, car elle se sentait défaillir. --Parbleu non! s'écria Breuil avec une mauvaise humeur d'autant plus violente qu'il sentait bien au fond de lui-même qu'elle attendait de lui un tout autre discours. Je suis pour la paix, moi, et pour qu'on rentre chez soi, et pour qu'on nous laisse tranquilles, et... Marine s'assit sur une chaise afin de ne pas tomber. Ce mouvement tira Louis de l'état d'exaspération bizarre où il se trouvait. --Vous êtes souffrante, ma chère? dit-il en s'empressant autour de sa femme. Celle-ci hésita un instant; les paroles qu'elle allait prononcer seraient graves et feraient époque dans leur vie, elle le sentait. Fallait-il se taire encore ou bien laisser aller son âme où le devoir l'entraînait? Elle se décida rapidement. --Je souffre, dit-elle, mais c'est moralement surtout. Vous venez de me faire beaucoup de peine, mon ami. --Moi? s'écria Breuil avec une surprise qu'il sentait mal jouée. --Oui, vous venez d'attaquer violemment le seul homme peut-être qui dans tous nos revers n'ait jamais douté une minute de la vitalité, du courage, de l'héroïsme de la France! En le blâmant, Louis, c'est moi que vous blâmez, c'est mon père, mon frère, des milliers d'autres qui ont peut-être hésité d'abord, mais qui sont prêts à combattre, quand ce ne serait que pour l'honneur! Vous n'êtes pas de ceux-là, Louis; vous ne comprenez pas ces choses, elles ne vous intéressent pas; et pourtant, ô mon mari, combien je serais heureuse si elles vous intéressaient! Elle attachait sur lui ses yeux pleins de prière, de courage et de pitié. Il la regardait bouleversé, presque indigné, ne s'expliquant pas ce langage qu'il était tenté de considérer comme un accès de délire. --Vous ne me comprenez pas, reprit-elle avec douleur, et pourtant, Louis, nos existences sont unies pour toujours, et nous partagerons le même sort... Ne pouvez-vous, mon cher mari, essayer de vous rendre compte de ce que j'éprouve, vous dire que, si nous cédions sans résistance, nous serions un peuple lâche, fait pour porter le joug de toutes les servitudes? --Mais nous avons résisté! fit naïvement Breuil; ce n'est pas notre faute si nous avons été battus. --Nous n'avons pas assez résisté, nous n'avons pas le droit de céder, Louis. L'étranger nous regarde, vous le savez bien! Il est ici, autour de nous, l'étranger; vous l'entendez parier de nous avec commisération. Pauvre nation française! dit-il; c'était un peuple si charmant, qui ne demandait qu'à s'amuser et à amuser les autres! Pourquoi lui chercher noise? Qu'on lui accorde la paix, et qu'il recommence à vivre de cette vie adorable que nous partageons avec tant de plaisir! Voilà ce qu'ils disent chaque jour autour de nous. Voulez-vous donc que les Français restent dans l'histoire comme les amuseurs du monde? Breuil resta perplexe. Tout ceci l'ennuyait fort; il avait horreur des scènes, au moins autant que des femmes qui parlent politique. Si ces deux désagréments se trouvaient réunis chez Marine, qu'adviendrait-il de sa félicité conjugale? --Calmez-vous, ma chère enfant, dit-il en répondant au regard suppliant de la jeune femme par un langage mêlé de douceur et de fermeté; vous êtes un peu nerveuse, cela se comprend et vous excuse; je vous engage seulement à ne plus lire les journaux aussi assidûment que vous le faites; ces lectures vous exaltent et ne peuvent vous faire que du mal. Pendant un instant, madame Breuil se demanda s'il fallait prendre son manteau et s'en aller pour toujours, ou bien se jeter par la fenêtre, ou bien souffleter son mari, ou bien... Elle resta immobile, les yeux baissés, et toute la grande colère qui pendant une seconde lui avait fait voir rouge lui retomba sur le coeur en un flot de larmes. --Pauvre, pauvre Louis! se dit-elle. Il ne sait pas! Il n'a jamais su, ne saura jamais! Ce n'est pas sa faute. Elle étouffait. Ses yeux restèrent secs et ses lèvres muettes. Breuil, debout devant elle, avait gardé l'air grave d'un mari qui vient de remplir le pénible devoir d'admonester sa jeune épouse. Elle fit un léger mouvement; il se précipita vers la table et remplit un verre d'eau qu'il lui présenta. Elle l'écarta doucement du geste. --Je n'ai pas soif, dit-elle, je vous remercie, et je ne suis pas nerveuse. Il y a un malentendu entre nous, que le temps seul éclaircira. Je ne vous parlerai plus de ces choses, mon ami. Vous voudrez bien me laisser lire les journaux comme par le passé, sans me faire d'objections, et, quand nous serons rentrés en France... (ici sa voix s'altéra légèrement malgré ses efforts), j'espère que nous arriverons à nous entendre parfaitement. Sans pouvoir s'expliquer comment, Breuil se sentait congédié. Il reprit la malencontreuse feuille de papier noirci et descendit au billard, où rageusement, mécontent de lui-même, il dévora tout ce qu'il put trouver d'imprimé, jusqu'aux annonces des murs. Lorsque, le soir, après l'ennui et le désoeuvrement de la mortelle et interminable journée, Louis se retrouva seul avec sa femme, il éprouva une sorte de vague remords. Certes, il n'avait pas outre-passé ses droits, il n'avait fait que de remplir un devoir; mais il aimait Marine, et, quand on aime, on craint de blesser ou seulement de déplaire. Ses yeux pleins de tendresse timide se portèrent sur la jeune femme, assise en face de lui. Lasse et triste, elle avait rejeté sa tête en arrière: la lumière de la lampe éclairait le teint mat et les yeux fermés, creusés depuis deux mois par un chagrin nouveau et impersonnel. Le jeune visage avait conservé toute sa fraîcheur, toute sa jeunesse; mais il semblait maintenant modelé dans un marbre incorruptible. La douleur avait passé sur ce front de vingt ans et l'avait marqué de son sceau indélébile. --Marine, dit Louis, en venant s'agenouiller près d'elle. Elle tressaillit, comme si elle s'éveillait en sursaut, et le regarda avec surprise. --Marine! reprit-il, je t'ai fait de la peine tantôt; dans le fond, j'avais raison, mais je crains de t'avoir froissée... C'était sans le savoir... Tu sais que je t'aime, n'est-ce pas? que je t'aime plus que ma vie, plus que tout... Tu n'es pas fâchée, dis? tu m'aimes toujours? Vaincue cette fois, prise au coeur par une pitié cent fois plus douloureuse que la colère, Marine laissa tomber ses bras sur les épaules de son mari et, lui dérobant son visage ruisselant de larmes: --Si je t'aime? Oh! mon pauvre Louis, je t'aime, oui, je t'aime! Et pendant que, tout heureux, il s'asseyait près d'elle, couvrant de baisers ses mains et son visage, elle sentit quelque chose agoniser et mourir dans son âme. C'était ce respect qui est l'essence même de l'amour, et qui, une fois ôté, laisse derrière lui seulement la tendre compassion qu'on a pour les êtres faibles. VIII Le matin du 18 octobre, M. Sérent, levé avec le soleil, s'assit au bout de sa terrasse pour inspecter le pays avec sa longue-vue. Les jours précédents, quelques villages environnants avaient reçu la sinistre visite des Prussiens, comme l'avaient témoigné des colonnes de fumée qui avaient monté longtemps dans l'air tranquille; mais on ne sait sur la foi de quels bruits les habitants de Châteaudun s'étaient tout à coup rassurés. La longue-vue de M. Sérent lui montra une petite troupe noire qui s'éloignait d'un pas allègre: c'étaient les mobiles du Gers qui s'en allaient rejoindre leur corps. L'ingénieur poussa un soupir. Depuis longtemps, toutes les fois qu'il voyait s'éloigner quelque chose ou quelqu'un, il sentait une part de force et de vie s'en aller de lui-même et de ce qui l'entourait. Châteaudun se sentait séparé du reste du monde et ne croyait devoir compter que sur lui-même. Ville ouverte, d'ailleurs, occupée par une poignée de francs-tireurs et de gardes nationaux, que pouvait-elle attendre du destin? Les Dunois cependant étaient décidés à se défendre, au moins pour l'honneur, et ils avaient élevé des barricades. M. Sérent regarda longuement la campagne. Elle était paisible comme si jamais ennemi n'eût posé le pied sur le sol français; les bois, encore garnis de leur superbe parure aux tons cuivrés, cachaient peut-être de l'artillerie prussienne; mais ils n'en étaient pas moins merveilleux de forme et de couleur. Daniel vint rejoindre son père, et tous deux causèrent à demi-voix. La calme vapeur du matin, qui frôlait la brillante surface du bois comme une draperie flottante; le vert des prairies, adouci par la rosée; le ciel, qui se colorait aux premiers rayons du soleil, tout inspirait une sorte de respect religieux. On dirait que l'homme hésite parfois à troubler par sa voix le grand silence de la nature matinale. --Que c'est beau! fit Daniel en appuyant ses deux mains réunies sur l'épaule de son père. Dis, est-il possible que l'homme aime à ce point à troubler la paix de son semblable, que des ennemis puissent être cachés là, derrière ces collines, et ne pensent qu'à égorger de pauvres paysans qui ne leur ont rien fait? --Depuis que l'homme a su façonner une arme dans un caillou, répondit le père, une de ses principales préoccupations a été de prendre de vive force ce que son voisin avait obtenu par l'épargne. Comme tu le vois, mon fils, c'est une vieille loi sociologique, qui a chance de durer autant que le monde. --Mais on se défend! fit une voix mâle un peu au-dessous de la terrasse. Daniel se pencha, et, sur le rocher, à quelques mètres plus bas, il aperçut un beau garçon revêtu des insignes des francs-tireurs de Nantes. --C'est vous, Robin? dit le jeune homme. Que diable faites-vous là? --Je m'exerce, monsieur Daniel; j'aime assez à tout savoir par moi-même. L'escalade a du bon parfois, et je m'étais un peu rouillé pendant que je burinais des aciers à Paris... Je me dérouille. S'enlevant à la force du poignet, Robin se trouva à califourchon sur le parapet et retira son képi pour saluer M. Sérent. --Vous vous levez de bon matin, dit celui-ci en souriant. --Je venais donner sa leçon de bâton à ce jeune homme, répondit Robin. Ce qu'on fait de bon matin vous donne du temps pour toute la journée. C'était un proverbe de ma vieille bonne femme de mère. Y allons-nous, monsieur Daniel? C'est peut-être notre dernière leçon; on disait hier que nous partions à dix heures. Mais nous sommes gens de revue, ici ou ailleurs. --Allons! répondit Daniel en courant vers la maison. Madame Sérent apparut sur le seuil. Son fils l'embrassa en passant, et ils entrèrent tous dans la tranquille demeure. Robin faisait partie des francs-tireurs de Nantes. Dès les premières alarmes, il était retourné au pays, estimant que Paris se défendrait bien sans lui et qu'il y avait à mieux s'employer en province. Le jour même de son arrivée à Châteaudun avec le bataillon dont il faisait partie, M. Sérent l'avait rencontré, et ils s'étaient plu dès le premier abord. Daniel était curieux de connaître la science du bâton, Robin s'offrit pour la lui enseigner, et depuis ils ne manquèrent pas une occasion de se retrouver. La leçon terminée, les trois hommes sortirent ensemble. La petite ville avait un aspect belliqueux bien différent de sa physionomie habituelle. Toutes les rues qui conduisaient à la campagne avaient été barricadées, quelques-unes fort habilement; francs-tireurs et gardes nationaux se tenaient sur la défensive, prêts à prendre les armes au moindre avertissement; mais tout était si calme au dehors, le soleil faisait sa route dans un ciel si pur, que la guerre semblait une histoire de croquemitaine inventée pour donner aux bourgeois le plaisir de se croire un instant des guerriers. --On dit qu'ils sont partis, dit un épicier jovial, debout sur le seuil de sa boutique; qu'ils aillent se faire pendre ailleurs! --Ce n'est pas encore bien sûr, fit observer M. Sérent, et puis ils peuvent revenir. --S'ils reviennent, on les recevra, répliqua l'épicier avec un gros rire. M. Sérent dit bientôt à son fils de retourner au logis; quoique tout fût calme, peut-être parce que tout était calme, il se sentait inquiet. Traversant le petit jardin, souvent désert, qui touche au château, il descendit jusqu'au pont sur lequel la route de Brou traverse le Loir, et là, il s'accouda, regardant le paysage délicieux qui s'offrait à ses regards. Le château élevait orgueilleusement ses murailles de granit, aussi nettes, aussi fraîches, pour ainsi dire, que si les échafaudages en étaient enlevés seulement depuis la veille. Cette architecture, élégante et robuste à la fois, est bien celle d'un peuple chez lequel le beau n'est pas considéré comme moins nécessaire, que l'utile; c'est celle des châteaux de la Loire; elle appartient à un pays gai, où le vin est bon, les vergers pleins de fruits et les gerbes lourdes d'épis. Sur le gazon à peine jauni de la rive, quatre ou cinq laveuses battaient leur linge à grands coups de battoir; l'eau, un instant remuée, s'en allait emportant de légères bulles de savon irisées qui brillaient au soleil. Ces paysannes effarées racontaient comment, trois jours auparavant, lors de l'incendie des deux villages, Varèze et Civry, un Prussien avait tiré sur une femme qui fuyait emportant dans ses bras son enfant âgé de dix mois. La même balle qui avait tué la mère avait blessé l'innocent. --Voilà ce qui met au coeur des générations le fer rouge de la colère éternelle, pensa M. Sérent. Ce qui est de la guerre peut être pardonné, mais ce qui est de la férocité fait dans l'âme un trou par lequel flambe à jamais la haine. Navré, il reprit tristement le chemin de sa demeure, dont il voyait les tilleuls couronner la crête du coteau. Il gravit lentement l'escalier de deux cents marches qui, gracieusement replié sur lui-même, contourne le château et ramène dans la ville; arrivé au haut, il jeta un dernier regard sur les collines, sur le cours du Loir, presque endormi dans la sinueuse vallée; midi sonna à l'hôtel de ville, et le bruit des fusils de la garde nationale, qui relevait le poste, résonna sur le pavé dans le silence général. Tout à coup M. Sérent crut voir remuer quelque chose le long des bois. Abritant ses yeux de sa main, il regarda de toute son âme, comme un médecin regarde au fond de la plaie où il sait qu'une balle est restée... C'étaient bien les ennemis. Ils débouchaient de toutes parts, et la masse noire de leurs bataillons se mouvait pesamment sur les routes... --Alerte! cria-t-il en prenant sa course vers l'hôtel de ville. D'autres arrivaient en même temps que lui. En un clin d'oeil la petite cité fut remplie d'un grand bruit d'armes. Chacun se plaça de son mieux et attendit. M. Sérent avait regagné sa maison en courant. Sur la terrasse, Daniel, les mains crispées sur le parapet, regardait l'ennemi. C'était la première fois que la notion réelle de l'envahissement pénétrait dans cette jeune âme jusqu'alors ouverte aux rêves plus qu'aux réalités. Immobile d'horreur, il regardait, plein de rage impuissante, les dents serrées à les briser. C'était donc cela, l'ennemi? Oh! comme il allait se battre! Madame Sérent avait ouvert la porte à son mari. --Ils viennent, lui dit celui-ci. La courageuse femme devint toute blanche, mais son regard ne se troubla point. --Ménage Daniel, lui dit-elle seulement. C'est un enfant, tâche qu'il soit épargné. Le père serra la main de cette mère héroïque. --Et toi, dit-il. Viens-tu en ville? --Non. Je reste ici. Seule avec deux servantes, je suis moins menacée que si nous nous défendions. --Peut-être! fit M. Sérent avec un geste de doute. Allons trouver Daniel. Appuyés l'un sur l'autre, les époux parcoururent l'avenue et rejoignirent leur fils. Il était précisément à la place où Marine, trois mois auparavant, avait accepté la demande de Breuil. --Daniel, dit le père en lui touchant doucement l'épaule, ton frère est à l'armée de la Loire, Marc est officier de la garde nationale dans Paris assiégé; voici l'ennemi... Que vas-tu faire? --Combattre à vos côtés, mon père, répondit le jeune homme, et je tâcherai de n'être pas trop imprudent... pour faire plaisir à ma mère. Madame Sérent prit la tête de son fils dans ses deux mains et la baisa presque avec du respect. --Allez, dit-elle. Son mari la serra dans ses bras, et les deux hommes, après s'être armés, sortirent de la maison pour se diriger vers le centre de la ville. Au moment où ils franchissaient le seuil du jardin, la dernière locomotive, conservée pour un cas urgent, partit à toute vapeur dans la direction d'Orléans, entraînant quelques wagons et les employés du chemin de fer. --Nous voici bien seuls au monde, dit M. Sérent à son fils avec un sourire. C'était la même chose il y a une heure, et pourtant cette vapeur qui s'en va semble la personnification de l'abandon. --Qu'importe! répondit Daniel. Au moment où ils rejoignaient leur compagnie, le jeune homme arrêta son père. --S'il m'arrivait malheur, lui dit-il tout bas, vous diriez à m» mère que j'ai pensé à elle, n'est-ce pas? M. Sérent pressa la main de son fils sans répondre. --Et puis, continua le jeune homme, j'aimerais bien que le fils aîné de Marine portât mon nom; c'est ma soeur chérie... Le père inclina gravement la tête. --Dans tous les cas, Daniel, répondit-il avec un sourire grave et attendri, son premier enfant portera ton nom; tu l'as mérité. --Allons, fit joyeusement le jeune homme en reprenant sa marche. Un coup de canon partit avec ce bruit à la fois sourd et éclatant qui ébranle si étrangement les corps, même alors qu'il laisse les âmes impassibles, et qu'on ressent intérieurement autant qu'on l'entend par les oreilles. Les obus commencèrent à pleuvoir sur la ville. --Sans sommation? fit Robin, qui se trouva près de M. Sérent derrière une barricade. Ce n'est pas poli! Un obus défonça le toit de la maison qui leur servait de point d'appui, et la cheminée s'écroula dans la rue avec fracas au milieu d'un nuage de poussière. --Qu'ils sont gentils! continua Robin; ils travaillent à renforcer nos barricades! Ce trait-là leur fera pardonner bien des choses. Comment raconter cette journée, qui paraît maintenant un rêve à ceux-là même qui ont combattu? Pendant huit heures, trente pièces de canon et huit mille soldats furent tenus en échec par douze cents hommes armés de fusils. La nuit descendit lentement sur les rues sans arrêter la fusillade, pendant que les maisons s'effondraient sous une pluie de fer. --On a tourné notre barricade, dit tout à coup Robin, étonné de ne plus entendre les balles ricocher contre les murailles. En effet, le tumulte qui se faisait entendre derrière eux, vers le centre de la ville, prouvait que l'ennemi avait trouvé ailleurs un passage. M. Sérent regarda son fils. L'enfant s'était battu tout le jour avec un calme qui n'était guère de son âge et qui attestait chez lui une bravoure parfaite. Si, profitant de la circonstance, ils rentraient chez eux, qui pourrait les blâmer? N'avaient-ils pas fait leur devoir? Plusieurs maisons brûlaient, éclairant les rues étroites d'une lueur intermittente et sinistre. À cette clarté, le visage du jeune homme paraissait celui d'un jeune héros. --Retournons chez nous, Daniel, dit tout bas le père. --Y pensez-vous, mon père? répondit le fils avec surprise. Nos camarades qui étaient là tout à l'heure nous ont quittés pour rallier les francs-tireurs... Les entendez-vous dans la rue d'Angoulême? Le chant de la _Marseillaise_ s'élevait au-dessus des ruines, au-dessus des flammes, coupé seulement par le crépitement de la fusillade. --Allons, allons! cria Daniel, qui partit en courant. Son père le suivit et le rejoignit au moment où éclatait une nouvelle décharge. --Emmenez l'enfant! cria Robin, qui les reconnut à la lueur d'un nouveau brasier qui s'allumait tout près. Et il se jeta instinctivement au-devant des deux hommes. Un Prussien, qui se tenait à la fenêtre d'une maison éventrée, visa Daniel, qui tomba roide. --Misérable! cria Robin en tirant de sa ceinture son pistolet de combat. Le coup partit, et le Prussien disparut dans l'intérieur de la maison. M. Sérent, son fils dans les bras, s'était retiré sous la porte de l'hôtel du Grand-Monarque, entr'ouverte pour laisser entrer quelques fugitifs. --Ah! monsieur Sérent, votre fils n'est pas mort? s'écria une femme, les yeux pleins de larmes. Daniel ouvrit les yeux. L'incendie faisait à la ville un plafond lumineux. Le père vit que la balle avait tranché la carotide; le sang s'échappait en jets vermeils et réguliers. --Ma mère, firent les lèvres du jeune homme, et Marine, l'enfant... Du regard il implorait son père, qui se pencha sur lui et lui donna le baiser de paix. L'instant d'après, de lui-même il ferma les yeux, peut-être pour ne pas voir la lueur sauvage es flammes, et mourut. --Je l'emporte chez moi, dit M. Sérent. On ne se battait plus; un silence mortel régnait sur la place. L'ennemi vainqueur s'avançait avec précaution, de peur d'une nouvelle surprise. Le père emporta son fils jusque chez lui sans rencontrer d'obstacles. Ceux qui le virent passer se dirent peut-être que cet homme avait assez payé sa résistance; peut-être aussi n'osèrent-ils pas l'arrêter. Lorsque M. Sérent arriva à la porte de son jardin, il trouva sa femme sur le seuil. La maison, un peu isolée, la dernière d'une rue sur la crête du coteau, n'avait été visitée que pour la forme. La mère attendait le retour de tout ce qu'elle aimait. --Blessé? dit-elle en voyant apparaître le groupe funèbre. M. Sérent ne répondit pas, alors elle prit doucement la tête de ce jeune corps flexible encore et qui roulait entre ses mains pieuses, et, portant sa part du fardeau, elle entra dans la maison. Ils déposèrent Daniel sur le grand divan du salon, où il avait passé tant d'après-midi d'été à lire, paresseusement couché. --Il s'est bien battu? demanda madame Sérent. --Comme un héros! --Mon Daniel, mon beau garçon, mon fils! murmura la mère en se penchant sur le jeune cadavre qu'elle étreignit. Comme un héros... O mon fils! Et elle pleura pendant que le père, accablé, sans larmes, contemplait son désespoir. Ils furent bientôt arrachés à leur triste contemplation. L'incendie dévorait la ville entière. Allumé méthodiquement, de deux en deux maisons, pour mieux assurer la destruction d'une ville qui avait osé se défendre, il jetait dans le ciel des milliers de flammèches qui illuminaient dix lieues d'horizon. Mais l'ennemi n'entendait pas pour cela coucher à la belle étoile, et la demeure de M. Sérent, épargnée par le feu, offrait un asile fort agréable. --Vous n'entrerez pas ici! dit le père au premier qui se présenta sur le seuil du salon où gisait Daniel. L'officier jeta un coup d'oeil sur le cadavre, fit le salut militaire et se retira. Le reste de la maison suffirait. Le soleil du lendemain se leva sur de telles ruines qu'il ne semblait pas possible de ressusciter jamais la ville morte; mais cette désolation était bien peu de chose auprès de celle qui remplissait le coeur des parents de Daniel. IX Lorsque la nouvelle de l'attaque et de la défense de Châteaudun arrivèrent à Genève, Breuil essaya de les cacher à sa femme. Depuis leur dernier entretien désagréable (c'est ainsi qu'il le désignait dans ses souvenirs), celle-ci n'avait plus fait la moindre allusion aux événements; mais il la voyait devenir de jour en jour plus triste. Cependant les faits qui donnaient à leur petite ville une si éclatante et si douloureuse notoriété n'étaient pas de ceux qu'on peut tenir secrets; Breuil se chargea de les révéler lui-même à Marine; avec beaucoup de précautions, en atténuant les détails odieux, il lui raconta ce qui s'était passé. Elle l'écouta, les yeux pleins d'angoisse. --Donne-t-on les noms des morts? dit-elle. --Non, ma chère Marine... Mais vous n'avez rien à redouter pour les vôtres. --Je sais bien que si, dit-elle entre ses dents serrées. Mais elle n'insista pas. --Quel malheur! continua Breuil pour ne pas la laisser sur une si pénible impression; quel malheur que notre pauvre petite ville ait hébergé les francs-tireurs! Autrement, comme ville ouverte, elle eût été épargnée!... --Je croyais, dit ironiquement la jeune femme, que le roi Guillaume n'en voulait pas au peuple français? Breuil garda le silence. --Enfin, reprit-il au bout d'un instant, ces francs-tireurs sont la cause de bien des catastrophes, et notre fameuse levée en masse en occasionnera bien d'autres... --Mon ami, dit Marine, d'un ton suppliant, laissez-moi pleurer, je vous en prie. Quelques jours plus tard, la nouvelle de la mort de Daniel parvint à Genève. Robin, adroit et prudent, avait proposé à M. Sérent d'emporter ses lettres à Tours, où il se rendait pour se faire incorporer dans quelque corps en formation; il avait réussi dans sa tentative, et c'est de cette façon que Marine apprit dans quelles circonstances elle avait perdu son frère. Sa douleur fut profonde: ces jeunes frères, derniers venus dans la maison paternelle, ont pour la soeur plus âgée l'attrait d'une sorte de maternité plus indulgente et plus familière. Mais c'était une noble douleur, que le sentiment de l'honneur fait à la famille par ce martyr du patriotisme élevait à la hauteur d'un renoncement presque volontaire. Breuil ne le prit pas si bien: il aimait Daniel, un peu comme on aime un jeune chien, et bien peu s'en fallut qu'il n'accusât Marine d'insensibilité. Celle-ci prit le deuil sans fracas et devint encore plus grave. Lorsqu'après deux jours de réclusion complète, la jeune femme reparut dans la salle commune, le vieil Autrichien s'approcha d'elle avec respect. --La ville de Châteaudun a bien mérité de la patrie, madame, lui dit-il en s'inclinant, et l'Europe entière le reconnaît comme la France elle-même. Madame Breuil répondit par un salut muet. Tous les yeux étaient fixés sur elle; il y avait beaucoup de Français dans ce vaste hôtel, mais chacun sentit qu'entré tous, c'était cette jeune femme frappée par un deuil qui représentait la France. Au bout de trois ou quatre semaines, Breuil s'aperçut que la manière d'être des étrangers qui habitaient l'hôtel n'était plus la même envers les Français qu'auparavant. Jusqu'alors une sorte de dédain avait accompagné la politesse avec laquelle on les traitait pour la plupart: politesse, parce qu'ils étaient vaincus; dédain, parce qu'ils avaient fait tout ce qu'il fallait pour l'être. Mais depuis l'attaque de Châteaudun, surtout depuis la bataille de Coulmiers, que les Allemands s'obstinaient à né pas considérer comme une défaite et qu'il leur était cependant impossible de faire passer pour une victoire, l'attitude des étrangers de toute nationalité avait changé. --Votre M. Gambetta a vraiment exécuté des choses bien extraordinaires, dit un jour un Américain à Breuil en faisant une partie de billard. Breuil n'en savait trop rien. Au fond, tout cela l'irritait prodigieusement. Il eût voulu que ce fût fini, archi-fini, enterré avec cent pieds de terre par-dessus la tête; à cette condition, il eût peut-être apporté des fleurs sur le tertre funéraire. Mais tant que cet être remuant, infatigable, prodigieux, ferait des discours et des proclamations, tant qu'il soulèverait les villes par la seule force de son ardent patriotisme, Breuil serait ennuyé, agacé comme par un sourd mal de dents, et n'aurait d'autre désir que de ne plus en entendre parler. Novembre s'écoula, puis décembre. Le gouvernement s'était retiré de Tours à Bordeaux, afin d'éviter les hasards d'une surprise et de sauver ce qui pouvait rester encore à sauver dans de si douloureuses circonstances. Nos armées tenaient bon sur la Loire, et, dans le Nord, elles inquiétaient assez l'ennemi pour qu'il se demandât si la lutte durerait toujours. C'était peu pour ceux qui, les bras croisés, regardaient en indifférents cette lutte désespérée. Ceux-là qui n'avaient rien fait, inévitables et insupportables mouches du coche, après avoir amèrement raillé les partisans de la résistance, s'étonnaient maintenant que la résistance ne prît pas des proportions de revanche. A les entendre, c'était purement incurie ou incapacité de la part de ceux que, moins d'un mois auparavant, ils traitaient de fous furieux, si nos soldats, sans vêtements, presque sans vivres, n'avaient pas déjà reconduit à coups de crosse de fusil les Allemands de l'autre côté du Rhin. --Mais que fait donc notre armée de la Loire? Et notre armée du Nord, à quoi pense-t-elle? Et Bourbaki? Ils ne sont donc bons à rien? Ces paroles répétées mille fois revenaient avec la régularité d'un balancier de pendule; Breuil, gagné par la contagion, les répétait à son tour. Si Marine avait voulu, que de querelles elle eût pu engager avec cet homme qui, l'ayant priée de ne plus parler de la guerre, en parlait lui-même à tout venant et à elle-même! Mais elle avait pris un grand parti, celui de se taire, quoi qu'il put lui en coûter. C'est sur son oreiller, pendant les nuits où elle restait éveillée, immobile, les yeux, ouverts, voyant comme une apparition les bourgs et les villes de France flamber sous les obus, c'est à ces heures d'horreur qu'elle se disait à elle-même toutes les plaintes amères, désespérées, de son coeur deux fois brisé, comme Française et comme épouse. Le 1er janvier, Marine refusa de descendre à la table commune. Tout ce qui pouvait avoir un semblant de fête lui était odieux. Elle supplia Breuil de ne pas l'imiter, et il céda, préférant d'ailleurs ne pas rester en tête-à-tête avec cette femme silencieuse, qui ne disait rien et dont les yeux brillaient de fièvre. Quand le garçon d'hôtel, cravaté de blanc et la bouche en coeur, posa devant la jeune femme la soupière fumante dont il levait le couvercle, lorsque la vapeur odorante se répandit dans la chambre, Marine se sentit défaillir. Elle fit un signe, et le garçon, refermant la porte, la laissa seule. Ce simple détail matériel d'un dîner succulent servi à cette heure et ce jour avait achevé de briser son courage. Elle ferma les yeux et vit disparaître comme un décor de féerie les murs, les montagnes et les plaines, tout ce qui la séparait de Paris. Elle vit dans les maisons pauvres les enfants hâves tendre la main à leurs parents pour obtenir le morceau de pain grossier qui formerait tout leur repas; elle vit les batteries allemandes canonner nos forts qui se démantelaient; elle vit, sous la neige qui recouvrait comme un grand linceul ce Paris si vivant et si grand dans les arts comme dans la vie politique, les avant-postes glacés dans leur devoir inexorable, les familles sans feu, les deuils sans nombre, toute la désolation d'une catastrophe sans exemple, et elle se sentit frissonner jusqu'au fond de ses moelles. Le garçon rentrait, portant autre chose; pendant qu'il ouvrait la porte, une bouffée de bruit monta par l'escalier. Cliquetis d'assiettes, bouchons qui sautaient, voix grossières ou joyeuses, éclats de rire de jeunes filles... --Fermez cette porte, dit Marine, et emportez cela; je ne dînerai pas. X A la même heure, Marc Dangier, qui était de grand'garde ce jour-là, marquait le pas dans la neige durcie, où les pieds des oiseaux avaient tracé de fantastiques dessins qui rappelaient les caractères cunéiformes. Il marchait vite pour se réchauffer, car le froid le mordait cruellement, et, tout en guettant de l'oeil le coteau de Châtillon qu'il avait en face de lui, il pensait à toutes les choses douces et tristes du passé! Que Marine était digne et charmante dans ces jours de joie où ni la France ni la jeune fille n'avaient connu le contact de l'étranger! Dans sa pensée, il unissait volontiers ces deux amours si cruellement éprouvés tous les deux; c'est quand il entrevoyait la délivrance qu'il poussait un soupir, en se disant que, quoi qu'il arrivât, la patrie reprendrait un jour possession d'elle-même, tandis que celle qu'il aimait était à jamais la femme d'un autre. --Que fait-elle à présent? se demandait-il pour la millième fois, lorsque sur la neige, assombrie par la nuit, mais toujours lumineuse, il vit s'avancer, venant de Paris, une forme mince qui marchait vite. --Qui vive? cria-t-il machinalement en s'arrêtant dans sa promenade. --C'est moi, Marc; la tante Dangier, répondit une voix faible et douce qui prenait, en traversant l'air glacé, une limpidité mystérieuse. --Vous, ma tante? A cette heure, à cette distance! Oh! ma tante chérie, faut-il que vous ayez perdu la tête! Il l'embrassait de toutes ses forces. Ne représentait-elle pas Paris, cette vaillante petite femme si frêle qu'un enfant l'eût fait tomber en la poussant un peu fort; Paris et la famille, et la vie elle-même, qui venaient aux grand'gardes, puisque les grand'gardes ne pouvaient venir à eux? --Je suis venue te souhaiter une bonne année, dit mademoiselle Dangier en retournant avec son neveu vers la cahute qui servait de poste. Quand je suis rentrée dans Paris, j'ai apporté bien des petites provisions. Il faut que tu fasses un bon petit dîner, n'est-ce pas, Marc? Elle tirait d'un panier nne petite boîte de thon mariné conservée pour ce jour avec un soin jaloux, six pommes de terre cuites sous la cendre, deux biscuits de Reims, et surtout une bouteille de vieux clos-vougeot, qu'elle posa avec orgueil sur la table boiteuse. --Il n'y a plus que celle-là, mon neveu; c'est toi qui la boiras. --O ma tante! fit Marc en pressant sur son coeur la vieille demoiselle qui souriait, les yeux brillants. --Et maintenant je m'en retourne. La nuit est venue, et ce n'est pas sûr, par ici; il y tombe des obus. Le canon ennemi ponctuait leurs phrases par des coups espacés. Marc regarda la plaine blanche qui le séparait de Paris. --Si loin, ma tante, toute seule... Derrière eux, à quelques centaines de mètres, un obus tomba dans la neige. --Allez, allez vite, lui dit-il en l'embrassant. Je n'aurai pas de repos que je ne vous aie vue dépasser le fort. Et merci, ma tante, merci! Elle partit, trottant menu, s'embarrassant parfois les pieds dans sa robe que la gelée rendait dure comme un morceau de carton, et se retournant souvent pour regarder le point noir qui représentait son neveu. Elle devenait de plus en plus petite aux yeux du veilleur solitaire et disparut enfin sous l'ombre du fort. Marc regarda le dîner apporté par la prévoyante tendresse de la vieille parente. Il avait faim et n'osait toucher à ces mets qui lui semblaient d'un luxe inouï. --Nous partagerons avec les camarades, se dit-il. Son oeil s'arrêta cependant sur la vieille bouteille. La tante Dangier avait eu soin de la déboucher, et le bouchon était facile à retirer. Marc prit un verre dans un coin, le frotta avec de la neige pour en enlever toute souillure; puis il y versa un doigt du liquide généreux, qu'il regarda par transparence à la lueur de la lanterne sourde. C'était un vin couleur de rubis, dépouillé, clair, brillant comme le sang même de la vieille France toujours féconde et qui porte dans ses veines une vie qu'on ne peut épuiser. L'ennemi foulait les coteaux de Bourgogne, mais empêcherait-il jamais les ceps de porter à l'automne une vendange à faire crouler les pressoirs? --France, je te salue! fit Marc en se découvrant. Marine, à votre santé! Deux obus tombèrent à droite et à gauche, en arrière de la cahute; mais il y était accoutumé et n'y prit point garde. XI --Paris a capitulé, dit Breuil en entrant, le 29 janvier, dans la chambre de sa femme. La guerre est enfin terminée, Marine; nous allons pouvoir rentrer chez nous! La jeune femme, encore au lit, se souleva sur le coude et regarda son mari de ses yeux agrandis par la souffrance et cernés par les longues larmes. --Chez nous! dit-elle. Ce qui était autrefois chez nous, ce qui est maintenant le «chez eux» des ennemis! --Ils s'en iront bientôt, et nous reprendrons possession de tout ce qui nous appartient... Marine, ajouta-t-il plus bas en s'approchant plus près, j'ai eu du chagrin, tout ce temps, sans te le dire... Il m'a semblé que... Il s'arrêta. Ce qu'il avait à dire était si délicat, si ténu, qu'il ne savait comment le formuler. Sa femme le regardait, les yeux pleins d'une tendre pitié. --Que t'a-t-il semblé, mon pauvre Louis? dit-elle. Sa voix tremblait, pleine de larmes. --Je t'aime plus que tout au monde, Marine, tu le sais. Peut-être n'ai je pas été habile à te le dire ou à te le faire sentir, mais tu es pour moi le commencement et la fin de tout... Et toi, tu aimes quelque chose plus que moi... Elle se taisait, le regardant toujours, et de grosses larmes roulaient lentement sur ses joues pâles. --Tu aimes la patrie plus que moi, Marine, et je ne sais pas si c'est bien ou mal, mais j'en ai cruellement souffert. Tu as une âme héroïque, toi; moi, je ne sais que t'aimer, je ne suis pas un héros... --Il n'est pas besoin d'être un héros, dit Marine avec douceur et tout bas. Tu m'aimes, mon cher mari, je le sais, et moi aussi, je t'aime. Elle poussa un profond soupir et tendit à Louis sa main amaigrie, qu'il pressa sur ses lèvres. --Vois-tu, Louis, reprit-elle sans lâcher ses doigts, pendant les six mois qui viennent de s'écouler, tu n'as jamais compris ce que je ressentais. C'est peut-être ma faute. J'aurais dû te l'expliquer, au lieu de me taire quand tu n'étais pas de mon avis, mais nous étions mariés depuis si peu de temps que je ne savais même pas te dire ce que je sentais. Tu es jaloux, de la France? Oh! cher, si tu savais combien peu cet amour ressemble à celui que je te porte! Elle, je l'aime comme une mère, comme un être fort et sûr, qui nous protège et nous enveloppe de de ses bras; toi... Elle ne put continuer. La véritable expression de sa pensée eût été que Louis était enveloppé de ses bras à elle, que son amour d'épouse avait fait place à un sentiment de pitié douloureuse, que c'était lui, l'enfant faible et imparfait, mais aimé toujours, pour lequel les mères ont cette tendresse compatissante qui ne s'épuise jamais. Elle ne pouvait lui dire ces choses; elle lui tendit les bras au lieu d'achever sa phrase, et sur la tête penchée de Breuil, qui reposait sur son épaule, elle laissa rouler deux de ces larmes qu'elle versait tout à l'heure encore sur les malheurs de son pays. --Mais tu m'aimes? insista Breuil en la regardant avec l'expression de la prière. --Oui, je t'aime. Tu as raison: nous retournerons chez nous, nous mènerons une vie normale, nous reprendrons les habitudes et les goûts d'autrefois, et nous redeviendrons nous-mêmes. Nous sommes malades, mon cher mari. Moi, du moins, je suis brisée, brisée... Elle se laissa appuyer contre le coeur de son époux et ferma les yeux. Oh! si elle pouvait trouver là, un jour, quand ils seraient sortis de ces désastres, le soutien et la consolation pour les autres épreuves, celles qui viendraient, les inévitables peines de la vie! Ému par cette effusion de tendresse, d'autant plus précieuse que Marine, émue, tout enveloppée des pudeurs de la jeune fille, lui avait rarement laissé lire au fond de son âme, Breuil se sentit plein de joie. --Nous avons fait un bien mauvais rêve, ma chère femme, lui dit-il; mais tu as raison: nous allons rentrer dans la vie et nous serons heureux, car j'ai la ferme volonté de te rendre heureuse. Une détente générale s'était faite dans les esprits, et tout le monde à Genève semblait soulagé par la pensée que la guerre allait enfin finir. Le bruit se répandit dans la journée que l'armée de Bourbaki venait de franchir la frontière et de se réfugier en Suisse. Un grand mouvement s'éleva tout à coup dans les âmes en faveur des soldats éprouvés par tant de souffrances. Les paysans qui avaient vu tomber parmi eux cette nuée de malheureux montraient un dévouement et une charité au-dessus de tous les éloges. Les habitants des villes ne furent pas moins généreux, et chacun donna son obole. Des troncs furent installés partout pour recevoir les offrandes, et les quêtes se multiplièrent sous l'initiative de tous ceux qui, à un titre quelconque, pouvaient peser sur l'opinion. Breuil avait écouté les récits et lu les journaux sans rompre le silence. Le soir de ce jour, après le cigare qui suivait le dîner, il vint rejoindre sa femme avec un air de mystère heureux sur le visage. --Sais-tu, lui dit-il avec une gravité feinte que démentaient ses yeux brillants, combien nous avons dépensé depuis que nous sommes ici? --Non, fit Marine; est-ce que nous serions à court d'argent? --Pas le moins du monde. Nous avons vécu comme de vrais cénobites, et, bien que l'hospitalité des hôtels suisses n'ait rien de commun avec celle de la Dame blanche, nous sommes encore à la tête d'une somme fort respectable. Tu sais qu'au commencement, j'avais fait venir ici non-seulement de l'argent, mais des titres; tu as refusé des étrennes: tu ne vas pas refuser ce que je t'apporte pour l'armée de l'Est? Il déposa sur les genoux de sa femme un petit paquet de valeurs, qu'elle regarda avec étonnement. --Nous les vendrons demain matin, continua-t-il joyeusement, et, si tu n'as pas d'objections à un petit voyage?... --Eh bien? faisaient les yeux de la jeune femme. --Nous irons porter cela nous-mêmes aux réfugiés de Bourbaki, conclut Breuil d'un air triomphant. Avec un faible cri de joie, Marine se leva et sauta au cou de son mari. --Ah! que tu es bon! dit-elle en l'embrassant. Mais c'est beaucoup d'argent, cela? --Oui, ma chère femme, c'est la dîme de notre année. Trouves-tu que ce soit de l'argent mal employé? Marine sourit et l'embrassa encore une fois pour toute réponse. --Nous irons demain, alors? dit-elle. --Dès que j'aurai vendu les valeurs. En effet, le lendemain, ils partirent; le train leur semblait bien lent; il n'allait pas vite en vérité, et leur impatience était grande. Ils durent s'arrêter pour passer la nuit, et ce n'est que dans la matinée du surlendemain que dans les rues de Porrentruy ils virent des hommes amaigris, déguenillés, dont les yeux brillaient d'un feu sombre. --Ce sont nos soldats! dit Marine à voix basse en se serrant contre son mari x le coeur plein d'une indicible pitié. Louis Breuil les contemplait avec un étonnement si douloureux qu'il ne trouvait plus de paroles. C'était là une armée? Ces hommes mal vêtus, armés tant bien que mal, qui avaient couché pendant des semaines dans la boue des ravins ou sur la neige des guérets, c'étaient nos soldats? Jamais il n'avait vu dans sa pensée la guerre sous cette forme étrange. Il semblait à Breuil, comme à tant d'autres, que les armées, revêtues d'uniformes plus ou moins brillants, devaient marcher à l'ennemi comme à la parade; nos défaites, malgré les récits des journaux, avaient laissé dans son esprit l'impression de parties perdues sur un échiquier, et tout à coup voilà qu'il touchait du doigt les réalités de la guerre! --Donne, donne, dit-il à Marine qui essuyait du bout de ses doigts gantés les larmes amassées dans ses yeux; donne-leur l'argent... --Je n'ose pas, répondit-elle. Ce ne sont pas des mendiants, Louis; ce sont des soldats. Breuil tourna la tête de côté et d'autre et aperçut un marchand de tabac. Quittant le bras de sa femme stupéfaite, il entra dans la boutique et reparut bientôt, les poches gonflées de paquets de cigares. --On peut au moins leur offrir du tabac, dit-il en souriant, heureux de sa bonne idée. Mais quand il fallut présenter son offrande, il se trouva tout empêché. Les passants le regardaient avec une certaine curiosité; les rues fourmillaient de monde, et pourtant il chercha pendant un instant un visage français qui l'encourageât. Avisant enfin un tout jeune homme, âgé de vingt ans à peine, il lui tendit un paquet de cigares. --Fumez-vous, mon ami? lui dit-il en hésitant. --Oui, monsieur, je vous remercie, répondit le gars en acceptant avec un visible plaisir. --Ah! que je suis content! s'écria Breuil. C'est moi qui vous remercie! D'autres s'approchèrent, et Louis eut vite fait de distribuer sa provision. Escorté alors par des sourires bienveillants, il se rendit à l'hôtel de ville. Lorsqu'il dut déposer la somme qu'il avait annoncée, il tira de sa poche le portefeuille qui la contenait; puis, au moment d'en sortir les billets de banque, il s'arrêta et le tendit à sa femme. --Donne-le, toi, lui dit-il tout bas; c'est toi qui l'offres, et non pas moi. Les yeux de Marine s'emplirent de larmes. Qu'il était bon, et qu'il méritait d'être aimé, malgré ses faiblesses et ses imperfections! --Non, répondit-elle en repoussant doucement le portefeuille. Mets, si tu veux, le nom de M. et madame Breuil; mais c'est bien toi qui as eu la pensée... Ils rentrèrent à Genève le coeur plein d'émotions étranges. Louis était plus silencieux que de coutume, à ce point que plus d'une fois Marine s'en étonna et le fit causer, afin de s'assurer qu'il n'éprouvait aucune douleur secrète. Il ne souffrait pas, elle le vit bien; mais un travail mystérieux s'accomplissait au fond de lui-même à son insu, et plus d'une fois la jeune femme vit dans les yeux de son mari une question vague à laquelle elle eût voulu répondre... Mais cette question ne fut jamais formulée. XII La locomotive tournée du côté de la France s'ébranla lentement. Marine mit la tête à la portière pour voir encore une fois le Léman, si bleu, si pur, et les montagnes qui lui font ce cadre merveilleux. L'Arve mêla ses eaux jaunes à celles du Rhône; puis, le train précipitant son mouvement, les collines, les rochers à pic, les massifs boisés et le fleuve lui-même parurent emportés dans une course rapide. Madame Breuil se rassit et regarda son mari. La paix était faite; à quel prix? Nous n'avions pas le droit de l'oublier, tant qu'un pouce de terre française resterait au pouvoir des vainqueurs; mais elle était faite, et les exilés pouvaient rentrer dans leurs foyers, Breuil ne se sentait pas de joie. Comme un enfant retenu longtemps dans l'immobilité, il éprouvait un besoin irrésistible de mouvement et de bruit. Marine était sérieuse et presque recueillie. --Nous rentrons enfin chez nous! lui disait à demi-voix son mari de temps en temps. Elle souriait en réponse, mais son sourire était grave, et il eût suffi de bien peu de chose pour le voir remplacé par des larmes. La frontière fut franchie sans encombre. En remontant dans un wagon, Louis aperçut un drapeau tricolore et reçut soudain au coeur une commotion inattendue. Depuis combien de temps ne les avait-il pas vues, ces trois couleurs, autrement qu'au-dessus de la porte du consulat français ou bien aux étalages des marchands! Un flot de souvenirs l'assaillit brusquement: souvenirs d'enfant et de jeunesse. Jadis son père, le tenant par la main, lui avait montré un régiment qui passait, musique en tête. Ébahi, le petit garçon regardait les pantalons garance, qui marquaient si bien le pas, lorsque son père, se découvrant lui-même, lui avait fait ôter son chapeau. --Salue le drapeau, mon fils, avait-il dit, c'est la France qui passe! Qu'il y avait longtemps! Par quel mystère ces paroles ensevelies au plus profond de la mémoire d'un enfant de cinq ans ressuscitaient-elles tout à coup avec tant de puissance qu'il lui semblait lire dans les plis du drapeau fané, tristement suspendu à une hampe décolorée: c'est la France?... Le train roulait depuis longtemps qu'il méditait encore, se demandant pourquoi son père n'avait pas vécu pour l'élever. Ce père, peu connu, se confondait dans ses souvenirs avec le drapeau, le régiment en marche et mille choses passées... Avec une impression de souffrance confuse, il passa la main sur ses yeux et regarda Marine. Elle abreuvait ses regards de la terre de France; le ciel lui paraissait plus bleu, les eaux plus limpides; les gazons verdissants au soleil déjà chaud de ces premiers jours de mars lui semblaient sacrés comme ceux d'un temple; malgré la tristesse qui ne la quittait guère, malgré le deuil de Daniel, si affectueusement porté, Marine ne pouvait se défendre d'une secrète allégresse. Elle avait vingt ans à peine, elle allait revoir ses parents, et l'étranger, laissé loin derrière elle, était désormais remplacé par la patrie. Les deux époux échangèrent un sourire et bientôt se mirent à causer à voix basse, car pas une place du train n'était vide. Ils s'arrêtèrent à Lyon pour y concerter un plan de voyage qui leur permît de gagner Châteaudun avec le moins de fatigue et de difficultés possible, et le lendemain ils reprirent leur route après s'être armés d'une patience inébranlable contre les difficultés de tout genre qui ne manqueraient pas de surgir. Ils firent un chemin assez considérable sans ressentir d'autres ennuis que ceux qui provenaient de la lenteur des trains, des arrêts forcés, des buffets mal garnis; puis, un matin, au moment où Marine, qui avait dormi une heure ou deux, ouvrait les yeux sous un rayon de soleil, elle aperçut par la portière, en face d'elle, dans la gare, un casque à pointe... --Oh! Louis! dit-elle en se levant brusquement, les Prussiens! Réveillé en sursaut, Breuil se leva aussi, saisit la main de sa femme et regarda. C'étaient les Prussiens en effet; au lieu du classique gendarme coiffé d'un tricorne, c'étaient deux soldats vêtus de noir qui faisaient la police de la gare. --Chez nous! dit Marine d'une voix étouffée; l'étranger chez nous, en maître... Ses doigts s'enfonçaient dans la main de Breuil comme des doigts de métal. Muet, il regardait toujours et pour la première fois comprenait l'horreur de l'outrage. Les réfugiés de Porrentruy lui avaient révélé la guerre; les Prussiens de cette petite gare lui révélaient l'invasion. --Monsieur et madame descendent? fit le chef de train en s'arrêtant devant eux: dix minutes d'arrêt, buffet. En même temps, Breuil et sa femme firent un signe négatif. Il leur était absolument impossible de se trouver face à face, coude à coude, avec ces hommes noirs. Le train reprit sa marche; mais l'impression funèbre était restée. De gare en gare, ils virent reparaître désormais les sinistres silhouettes; sur les routes, à mesure qu'ils approchaient, ils voyaient galoper des cavaliers allemands; dans les haltes, ils entendaient la sonnerie des clairons aigus. L'obsession de l'occupation étrangère les avait saisis tout à coup comme un coup de foudre, et ne devait plus les quitter de longtemps. Bientôt il n'y eut plus de chemins de fer; il fallut recourir à des voitures publiques quand c'était possible, particulières quand on en trouvait. C'était un supplice plus horrible encore, car il fallait s'arrêter, parlementer, coucher dans de petites villes où la nuée d'uniformes noirs reparaissait aussi lugubre et aussi épaisse que des sauterelles en temps de moisson. Il fallut entendre la langue odieuse, subir les rires grossiers de ces balourds qui vous insultaient et que l'on ne comprenait pas. --Je n'aurais jamais cru que ce fût si épouvantable, dit un soir Breuil en se laissant tomber dans un fauteuil (c'était à Orléans, leur dernière étape, car ils espéraient atteindre Châteaudun le lendemain). C'est comme un cauchemar horrible, et je t'assure, Marine, que c'est infiniment pire qu'à Genève! --Oui, répondit la jeune femme, parce qu'à Genève tu n'y pensais pas; mais moi qui y pensais toujours, j'ai eu ce cauchemar dès la première heure! Louis regarda sa femme avec un sentiment nouveau. En effet, elle lui avait parlé de choses semblables; elle lui avait dépeint le foyer violé, le sol maternel profané. Il n'aimait pas à l'entendre alors; cela lui paraissait du mélodrame, de la sensiblerie, quelque chose de romanesque et de ridicule... Ridicule... n'avait-il pas prononcé ce mot, un jour? Si elle avait ressenti pendant tout l'hiver ce qu'il ressentait maintenant, cette jeune femme qu'il aimait avait éprouvé de cruelles souffrances, et cela sans jamais proférer une plainte... --Tu as terriblement souffert, alors! lui dit-il, traduisant littéralement sa pensée. Elle fit un petit signe de tête et vint poser ses deux mains fraîches sur les yeux de son mari, afin qu'il ne la vît pas pleurer. Cachée derrière le fauteuil, elle essuya rapidement ses larmes et lui parla d'autre chose, pour le distraire. Après avoir tant désiré de lui faire partager ses douleurs, elle avait peur maintenant de le voir souffrir. Le lendemain, la nuit tombait lorsqu'ils arrivèrent à Châteaudun. La tête penchée en dehors de la mauvaise petite voiture de louage qui les amenait, ils regardaient la chère silhouette, qui leur paraissait étrangement changée. Pendant cette journée, ils avaient vu bien des ruines, bien des décombres, bien des murs de jardins et de parcs percés de meurtrières; ils avaient fait leur chemin de croix dans ce riche pays si cruellement éprouvé; mais rien ne leur avait causé l'indicible émotion qu'ils ressentirent en voyant les maisons familières dévastées et désolées. Ils mirent pied à terre devant la petite porte dont Breuil avait jadis tiré la sonnette avec tant d'hésitation: ce fut Marine qui sonna. Que de souvenirs douloureux! La dernière fois qu'ils avaient franchi ce seuil, c'était le soir de leur mariage. Gaston et Daniel les escortaient. Maintenant, Gaston, blessé au bras, attendait sa guérison dans une ambulance, et Daniel... Ils entrèrent muets dans la maison muette. Au bruit que fit la porte en l'ouvrant, madame Sérent parut sur le seuil de la salle à manger. --Mère, fit Marine, c'est nous... Une étreinte silencieuse, éternelle, et ce fut tout. M. Sérent sortit de son cabinet de travail et embrassa ses enfants; puis ils se débarrassèrent de leurs vêtements de voyage et s'assirent autour de la table de famille. Que tout était changé! Le père et la mère, jusque-là joyeux et forts, avaient plié sous le faix des chagrins: leurs cheveux avaient blanchi; malgré leur âge encore peu avancé, car ils s'étaient mariés jeunes, ils ressemblaient à des patriarches. Le repas fut grave; on avait trop à se dire pour parler à l'aventure, et quand M. et madame Breuil montèrent aux chambres qui leur avaient été préparées, ils eurent l'impression que la maison entière était un tombeau. Le lendemain, de bonne heure, Marine entra chez sa mère. --Allons voir Daniel, lui dit-elle. Elles se rendirent au cimetière, et madame Sérent s'arrêta devant une tombe couverte de branches de sombre verdure. Les premières fleurs de mars, apportées de la veille, tranchaient sur ce fond sombre comme des étoiles d'or et d'argent. Pendant que les deux femmes contemplaient le tertre, un pas rapide se fit entendre derrière elles et Breuil se montra. Après un instant, ils reprirent ensemble le chemin de la maison. --Pourquoi ne m'as-tu pas emmené? dit Louis doucement à sa femme. Marine ne répondit rien. Pourquoi, en effet? Elle ne le savait pas. Elle le regarda comme pour lui demander pardon, et ils rentrèrent silencieux. XIII Le printemps venait pourtant; au milieu des nouvelles angoisses causées par l'insurrection de Paris, les cerisiers et les pruniers s'étaient couverts de fleurs, les semailles d'été formaient déjà sur le sol un tapis velouté; l'homme avait saccagé les moissons, la nature réparait son oeuvre de dévastation, et la vie sourdait partout, dans les bois, au bord des ruisseaux et dans les âmes. Gaston revint à la maison paternelle et raconta des histoires inouïes, invraisemblables, vraies pourtant. Breuil avait mis les ouvriers dans sa demeure, qui demandait de nombreuses réparations de toute espèce; bien qu'elle n'eût été ni bombardée ni incendiée, le pillage et la grossièreté allemande l'avaient rendue inhabitable pour longtemps. Cependant le coeur de l'homme est ainsi fait que Louis éprouvait plus de joie encore à retrouver intacts les objets précieux et les meubles que M. et madame Sérent avaient sauvés en les faisant transporter chez eux dès le commencement, que de colère à la vue des dégâts commis. Mai s'écoula dans ces occupations. Enfin la province apprit que Paris était délivré, et, peu de jours après, Marc Dangier arriva près de ses amis. Breuil et sa femme habitaient alors de l'autre côté de la ville, mais ils passaient la plus grande partie du temps auprès de leurs parents, dont la douleur semblait un peu adoucie par leur présence. M. Sérent, d'ailleurs, surchargé de travail et presque toujours absent, était bien aise de savoir Marine auprès de sa mère. Pauline avait annoncé son arrivée; la famille se retrouverait au complet, moins le jeune héros qui avait succombé. Madame Sérent était sortie, Breuil avait accompagné son beau-père et Marine brodait sur la terrasse au bout de l'allée, quand Marc entra dans le jardin. C'est avec un grand serrement de coeur qu'il foulait le gravier de ces chemins, car il voyait marcher devant lui l'image d'un autre homme qui avait été lui, et qu'il reconnaissait à peine. Tant de sentiments, de sensations, d'idées nouvelles avaient germé en lui depuis l'année précédente, qu'il ne savait pas ce qu'il allait éprouver en revoyant Marine. Il la trouverait sans doute au milieu de sa famille, comme autrefois, et l'aborder ne serait pas difficile. Après avoir visité la maison déserte, il prit l'allée de tilleuls; tout au bout de cette obscurité, baignée dans la lumière de ce beau jour de juin, abritée seulement du soleil par un grand parasol de toile planté en terre, Marine brodait assidûment, la tête penchée, sans le voir. Les plis de la robe de laine noire tombaient le long de la chaise; elle restait immobile et comme endormie dans la douce chaleur de l'après-midi. Marc sentit en lui un frémissement, et le vieil homme, celui qu'il croyait ne plus connaître, reprit résolument possession de lui. Il aimait Marine autant qu'autrefois. Il avait cru vaincre cet amour, il avait pensé que la souffrance morale, les tortures physiques, le temps, l'absence, tout ce qui tue enfin, avaient changé son âme et éteint son amour..... Est-ce que quelque chose peut détruire l'amour, en dehors de l'homme lui-même? Les circonstances, quelles qu'elles soient, sont impuissantes à l'anéantir, quand l'âme n'est pas leur complice. L'âme de Marc n'avait jamais voulu oublier, et il n'avait pas oublié. Il aurait préféré ne pas approcher. Quoi qu'elle pût lui dire, ce serait au-dessous de ce qu'il lui disait, lui, dans sa contemplation émue et cruelle, lui racontant tout ce qu'il avait enduré loin d'elle: comment, parfois, il s'était cru le plus fort, et comme il avait orgueilleusement proclamé sa victoire sur lui-même, et puis comment, tout d'un coup, sans qu'il sût pourquoi, l'image aimée reparaissait, tellement maîtresse de lui, tellement invulnérable dans sa puissance, qu'il se sentait absurde et restait tout honteux de lui avoir disputé le moindre coin de son âme. Elle releva la tête et, sous l'ombre des tilleuls, distingua cette forme sombre. C'était son mari, sans doute; pourtant il n'avait pas cette haute stature... Éblouie par la réverbération du sable, elle abrita ses yeux de la main pour mieux voir. Marc s'avança à grands pas et se trouva en pleine lumière. Elle laissa retomber son bras, se leva et le regarda de tous ses yeux... --Bonjour, madame, dit Dangier en lui tendant sa main ferme, franche et honnête. S'il n'avait pas parlé ainsi, elle allait peut-être se jeter dans ses bras en pleurant et lui demander comment il avait pu vivre au milieu de tant d'angoisses; mais ce calme ou plutôt cette apparence de calme lui rendit tout son sang-froid. Ils s'assirent à l'ombre du parasol de toile et se regardèrent en souriant. À certains moments de la vie, les émotions de l'âme atteignent un tel degré d'intensité que les corps semblent avoir disparu; l'amant le plus éperdu peut se sentir aussi tranquille près de celle qu'il aime que si elle n'était qu'une soeur. C'est ce que ressentit Marc à cette minute qui allait décider de son avenir. Il connaissait assez Marine pour savoir qu'elle ne l'admettrait plus jamais auprès d'elle s'il trahissait le moindre trouble; aussi fut-il plus calme qu'elle-même. La jeune femme, de son côté, en ce moment, ne se souvenait plus qu'il l'avait aimée; elle ne voyait en lui que le défenseur de Paris, celui qui pendant cinq mois ne s'était jamais endormi sans visiter ses armes, qui, élevé pour les sciences, était devenu soldat tout simplement parce que c'était son devoir. Marc personnifiait pour elle toute une part du pays, ces milliers d'hommes qui, bourgeois, artistes ou paysans la veille, s'étaient réveillés héros le lendemain. Elle avait tant de questions à lui faire qu'elle ne savait par laquelle commencer; et pendant ce temps, lui la regardait et pensait: «Je ne l'ai jamais tant aimée qu'aujourd'hui!» --Je sais que votre père se porte bien, lui dit-elle enfin; mais votre tante, mademoiselle Dangier? --Ma tante est remise de ses fatigues, répondit-il; je n'ai jamais vu de petit être plus brave! Si vous l'aviez vue le 1er janvier, à six heures du soir, quand elle est venue m'apporter mon dîner de fête... --Le 1er janvier, à six heures? demanda Marine; où étiez-vous? --De grand'garde sous Châtillon; les obus pleuvaient, et ma petite tante arrivait tranquillement, pataugeant dans la neige, avec son panier. Il y avait une bouteille de vin vieux; j'en ai bu les premières gouttes à votre santé. Et vous, que faisiez-vous? --Je pensais à vous, répondit simplement la jeune femme. Marc pâlit; si elle lui parlait ainsi, comment pourrait-il soutenir son rôle jusqu'au bout? --J'ai tant pensé à vous, reprit-elle, pendant ces mois éternels où le silence était un supplice peut-être encore plus affreux que celui de recevoir de mauvaises nouvelles! Pourquoi ne nous avez-vous pas écrit par ballon? Il y a des quantités de gens qui ont reçu des lettres sur papier pelure. À Genève, tout un casier de la poste en a été plein, un jour. Vous deviez bien penser que nous étions à Genève? --Pourquoi Genève? demanda Marc. --Parce que nous étions partis pour la Suisse et qu'une fois là, il n'y avait plus moyen de s'écarter; on avait trop envie d'être à la source des nouvelles. Dites, pourquoi ne nous avez-vous pas écrit? --Je ne pensais pas, répondit Dangier sans lever les yeux, que ce fût assez intéressant. Marine reçut un coup au coeur. Hélas! Marc avait raison. Le monde est ainsi fait que l'on doit garder le silence avec ceux qu'on aime le plus, lorsque les convenances n'autorisent pas un babillage inutile et puéril. Marine savait, elle se le rappelait maintenant, et sentait bien qu'elle ne l'avait vraiment jamais oublié une minute,--elle savait que Dangier l'aimait plus que la vie, et, au moment où l'existence de chacun dépendait du hasard, d'un obus ou d'une balle ennemie, il n'avait pas eu le droit de lui adresser un suprême adieu! --Soyons francs, dit-elle avec vivacité; ni vous ni moi ne sommes des êtres vulgaires; dédaignons les faux-fuyants. Si je n'étais pas mariée, vous auriez osé. C'est donc parce que je suis mariée? Croyez-vous que cela m'empêche d'avoir pour vous toute l'affection, toute l'estime possibles? --Elles sont données à un coeur profondément reconnaissant, dit Marc à voix basse. Gaston apparut; depuis qu'il ne portait plus son bras en écharpe, il ne se trouvait plus intéressant, disait-il. Bientôt toute la famille se trouva réunie à l'ombre des tilleuls. --Pauline arrivera samedi, annonça M. Sérent, qui se montra avec une dépêche. Cette journée fut presque joyeuse. Pauline arriva en effet, et toute l'animation de la maison reparut avec elle. Si douloureuse que fût pour elle l'absence éternelle du frère qu'elle avait perdu, elle comprit dès la première heure qu'il fallait secouer, réveiller ces êtres chers qui s'endormaient dans leur douleur; elle fit violence à sa propre tristesse et se montra, comme jadis, la vie de la maison. C'était le mouvement incarné; elle eût remué les êtres les plus pesants par sa propre activité communicative. A peine eut-elle paru dans les rues de Châteaudun que les démolisseurs activèrent leur besogne, jusque-là menée si lentement. Elle allait et venait, parlant aux ouvriers, les encourageant, les faisant rire parfois, et des pans de mur, jusque-là attaqués miette à miette avec le flegme beauceron, s'écroulaient avec fracas, soulevant des nuages de poussière et faisant place à des terrains déblayés, où l'on allait reconstruire. --C'est égal, dit un jour Gaston, qui regardait ce spectacle en amateur; ce serait dommage de tout rebâtir; il faudra bien laisser par-ci par-là quelques échantillons du style prussien, pour qu'on se souvienne. Mon professeur de philosophie disait que la mémoire de l'homme a besoin d'être stimulée par des adjuvants matériels; il me semble que voilà des adjuvants qui laissent peu à désirer. --Sois tranquille, fit Pauline. Le Grand-Monarque est un assez joli échantillon de ce que tu appelles le style prussien. Et puis, il est bien placé, juste au coeur de la ville, de façon que, de gré ou de force, chacun le voie au moins deux fois par jour. Sans compter que la ruine fait très-bien au clair de lune, avec ses grandes fenêtres cintrées; on dirait une sorte de Colisée... un Colisée de province. Mais on fait ce qu'on peut. J'ai dans l'idée que les Dunois n'oublieront pas. Le lendemain était un dimanche, et, suivant la coutume de famille, on se réunit pour dîner chez M. et madame Sérent. Marc, qui avait été embrasser son père, était revenu pour ce jour-là; après le diner, on se rendit au jardin pour prendre le café. Involontairement la pensée du jeune homme se reporta d'un an en arrière, à ce jour où il avait vu s'écrouler ses espérances, et il tombait dans la mélancolie, lorsque Pauline, qui l'observait sans en avoir l'air, le tira de ses préoccupations par quelques taquineries. --Vous êtes tous d'excellents parents et amis, dit-elle ensuite; mais, si bons que vous soyez, aucun de vous n'a eu l'idée de me demander comment j'étais arrivée à Vienne et comment j'en étais revenue! --Ma petite soeur, fit Breuil, nous n'avons jamais cessé de correspondre avec vous! --Oui, mais les péripéties? Car il y a eu des péripéties! Figurez-vous qu'au moment où vous m'avez mise en wagon à Genève, monsieur mon beau-frère et toi, Marine, j'étais très-malade; mais je ne vous l'aurais dit pour rien au monde, car j'étais décidée à partir quand même. Ce voyage interminable, assommant, coupé de points d'orgue à toutes les stations! Vous n'avez pas idée de cela! Je passe sous silence les petites misères; mais voilà qu'arrivée à Munich, je vois monter une dame dans mon compartiment. J'avais envie de protester; car je ne sais pas si vous avez une idée bien nette des longs voyages, mais se voir plusieurs dames dans le même wagon avec la perspective d'y rester douze heures, c'est une des calamités les plus redoutables. Je regarde à la portière et je m'aperçois qu'on venait d'accrocher sous ma main droite l'étiquette: Wagon des dames. Je n'ai pas de chance: toutes les fois que j'ai le bonheur d'être seule dans un wagon, vient quelque imbécile d'employé qui fait de ce séjour l'asile de toutes les vieilles pécores de l'univers. C'est ma figure honnête qui me vaut cela sans doute. C'est une distinction flatteuse, j'en conviens, mais purement honorifique et dont je me passerais volontiers. Il faut vous dire que je remorquais depuis Genève une Autrichienne, pas très-instruite, mais très-bonne femme et qui, en me faisant passer pour sa soeur, m'avait frauduleusement introduite en Bavière et m'avait ainsi épargné le détour que sans cela j'aurais peut-être été obligée de faire par l'Italie, pour gagner Vienne. «La nouvelle arrivée était une femme de trente-cinq ans environ, grande, blanche, massive et froide. A peine assise, elle tira de son sac une quantité considérable de petits objets destinés à lui rendre le voyage plus agréable: des mouchoirs, des châles, de l'eau de Cologne (moi qui l'ai en horreur), un petit peigne, un miroir, des gants très-larges pour être à l'aise et une paire de pantoufles. Elle employait ses petits bibelots avec un calme qui dénotait une grande habitude de la chose;--je la regardais du coin de l'oeil sans broncher, malgré une certaine envie de rire qui me prenait de temps en temps; enfin, lorsqu'elle se fut convenablement installée pour la nuit, couchée de tout son long et couverte de châles, elle entama la conversation en allemand avec ma compagne. Celle-ci lui apprit sans retard qu'elle avait habité Paris pendant sept ans, mais que, lors de l'expulsion des Allemands, elle avait été englobée dans la mesure générale et qu'elle avait dû partir. «Alors, mes amis, la dame aux petits flacons commença un discours en vingt points, à seule fin de prouver à ma compagne que les Français étaient un peuple vil et corrompu, une lèpre étendue sur la surface de la terre; que le Seigneur, irrité de leurs crimes, avait résolu de s'en défaire (comme lors du déluge) et qu'il avait suscité la Prusse pour cette oeuvre de piété et de justice.--Nicht wahr? ajouta-t-elle en se tournant vers moi. «--Pardon, madame, répondis-je en français; je comprends fort bien l'allemand, mais je suis Française. «--Ah! vous êtes Française? fit-elle en s'appuyant sur le coude pour mieux me voir. Ah! je suis bien contente de trouver une Française; je vous dirai des paroles que vous pourrez ensuite reporter à vos compatriotes et qui leur feront sans doute du bien. Je parlerai français pour que vous me compreniez mieux. Je sais plusieurs langues; je suis la femme d'un docteur en philosophie de Berlin; mon salon est un des plus renommés de la ville, et je puis m'exprimer en français avec la même facilité que dans ma langue maternelle. «Ce petit boniment, mes chers amis, m'aurait amusée en d'autres temps; mais je n'avais pas l'humeur à la plaisanterie, et je répondis sèchement: «--Il est inutile de me parler quelque langue que ce soit, madame; vos idées et les miennes ne peuvent avoir aucun point de contact; je crois qu'il sera plus sage de garder le silence! «--C'est parce que vous ne voulez pas comprendre votre bien, me dit-elle d'un ton sévère; voilà l'esprit d'orgueil et de sottise (je vous assure, mes amis, que je n'exagère pas), l'esprit de frivolité, de vanité, qui caractérise vos compatriotes! Vous ne voulez pas comprendre que le plus grand service qu'on puisse vous rendre est de vous ramener au bien, de vous inspirer l'humilité qui convient à des pécheurs tels que vous? Vous n'avez pas voulu écouter la vérité quand il en était temps, et maintenant voici qu'à la voix de Dieu, le peuple allemand, messager des colères célestes, s'est levé pour vous punir! Mais n'ayez aucune crainte: lorsque nous vous aurons assez châtiés, nous nous retirerons... «--Les mains vides? lui dis-je ironiquement. «--Vous pouvez railler, répondit-elle avec la même tranquille impudence; c'est une preuve de plus de votre esprit frivole et tourné vers la folie. Nous nous considérons comme l'ange Gabriel lorsqu'il fut armé par l'Éternel d'une épée flamboyante pour chasser Adam et Eve du paradis terrestre. Sachez-le bien, ce sont vos vices qui vous ont attiré tous vos malheurs... «Elle parlait toujours, et je sentis une telle colère m'envahir que je me demandais comment je m'y prendrais pour ne pas l'étrangler. Je mis la main dans ma poche, où se trouvait un petit couteau-poignard très-affilé que Gaston m'avait acheté ici même à la foire, et, à la pensée que j'avais une arme, je me sentis tout à coup devenir très-dangereuse. «--Madame, lui dis-je, je vous prie de vous taire. «Elle continua, comme si je ne lui parlais pas, de sa voix de prédicateur. Je serrais très-fort le petit couteau, encore qu'il fût fermé. «--Madame, dis-je une seconde fois, je vous prie de vous taire. «Elle voulut continuer. «--Assez! lui dis-je en me levant. «Elle me regarda avec dédain; mais il faut croire que j'avais l'air méchant, car tout à coup elle se lut, se retourna du côté de la paroi et feignit de s'endormir.» --Et si elle avait continué? demanda Gaston. --Je pense que je l'aurais tuée, répondit tranquillement Pauline. Avec ma compagne nous l'aurions jetée par la portière sur la voie. C'était la nuit. On n'aurait peut-être rien su! Et puis, ma foi! tant pis pour elle! --Et pour toi! dit Marine. --Oh! moi! fit Pauline avec un geste étourdi, je t'assure que dans ce moment-là cela m'était parfaitement égal! Si vous saviez comme pendant tout l'hiver mon mari et moi nous étions insoucieux de notre vie! Mon pauvre cher mari! Il est heureux à présent. On vient de lui rendre son lac... Il y a un peu plus d'eau qu'auparavant, mais il n'en a que plus de coeur à l'ouvrage. Pendant ces longs mois il avait pourtant des travaux importants à Vienne: eh bien, il ne s'en souciait pas du tout, lui qui est si consciencieux. --Pourquoi n'est-il pas venu avec vous? demanda Breuil. --Il remet en train ses équipes et il arrivera dans quelques semaines. Mais je ne pouvais pas attendre si longtemps; il me tardait trop de revenir. Ah! j'ai fait un singulier voyage! Je ne sais plus ce qui était arrivé en Bavière, un accident sur je ne sais quelle ligne; et puis les Allemands se vantent d'avoir de l'ordre! Dans leurs armoires, c'est possible; mais je vous affirme n'avoir jamais rien imaginé de semblable au désordre qui règne jusqu'à présent sur leurs lignes de chemins de fer. Voilà plus de quatre mois que la paix est signée, et je ne crois pas qu'un seul train soit encore arrivé, n'importe où, à l'heure fixée. Pour partir, ils partent, d'ailleurs. --Combien de temps es-tu restée en route? dit Marine. --Cinq jours, et je n'ai pas passé une seule nuit à l'hôtel; toujours des trains, des trains toujours... Mes chers amis, si vous saviez ce que j'ai vu un jour dans une tranchée!... Les traits de Pauline se contractèrent et sa voix changea de timbre sans qu'elle en eût conscience. --C'était à une courbe assez rapide, reprit-elle. (Ses yeux fixés au loin semblaient revoir la scène qu'elle décrivait.) Le train allait lentement, parce qu'on changeait les traverses. Tout à coup je vois une espèce de surveillant, un fusil au bras, puis deux, puis trois; la courbe s'accentuait; je me mets à la portière, j'étais seule dans le compartiment, d'ailleurs, et je vois des hommes en bras de chemise, vêtus de pantalons rouges, qui regardaient passer le train, sur la voie même. Il y en avait cinquante ou soixante. Mes amis, c'étaient des prisonniers français! Je ne puis vous dire ce que je ressentis. Je voulais parler, crier; je ne pouvais pas! Je tirai mon mouchoir, je l'agitai et je criai: France! Le train allait de plus en plus lentement: figurez-vous qu'ils m'entendirent et qu'ils me répondirent, en agitant leurs bonnets: Vive la France! Ils avaient cessé de travailler, et le cher cri courait sur toute la tranchée à mesure que je passais. Je jetai au hasard tout ce que j'avais de monnaie dans ma poche; pas un ne bougea pour ramasser les pièces, mais ils continuaient à crier. Les surveillants n'avaient pas osé intervenir, car ils étaient en petit nombre, et le train acheva de décrire sa courbe; le dernier bras tendu, le dernier lambeau rouge disparurent; le dernier cri: France! s'éteignit, et moi je pleurais comme si à l'instant même je venais d'apprendre la mort d'un autre de vous! «Voilà que nous arrivons à une station et que dans mon compartiment monte un vieux Prussien, roide et lourd comme un bloc de pierre, les cheveux et la moustache tout blancs, l'air fort respectable d'ailleurs. Il était escorté de sa fille, vilaine personne anguleuse de trente-cinq ans environ, et de deux hommes plus jeunes. Naturellement, tout ce monde se met à parler de la guerre, et j'en entends de belles: c'était le discours de ma chère dame de septembre, agrémenté par l'aplomb que donne la victoire. On nous refusait non-seulement les vertus, mais même les plus simples qualités. J'écoutais en silence et je me rongeais intérieurement de rage; mais j'avais éprouvé tant de chagrin l'instant d'auparavant, que je n'avais plus la force de me mettre en colère. A la station suivante, les deux messieurs descendent et le silence se fait. J'étais aussi tranquille dans mon coin qu'une momie dans son sarcophage. On arrive à un endroit bizarre; les voies étaient détraquées et, je ne sais à quel propos, au lieu d'entrer en gare, le train s'arrête fort loin du quai. Le vieux Prussien descendait là. Or il était à moitié perclus de rhumatismes et ne se mouvait qu'avec une extrême difficulté. Sa fille descend, appelle des hommes, se fait apporter une chaise; le wagon se trouvait au moins à quatre pieds du sol. Le vieillard arrive en se traînant jusqu'au bord, essaye de descendre, s'assied sur le seuil du compartiment et pousse un gémissement de douleur. «--Je ne puis plus, dit-il. Il faudrait quelqu'un pour me soutenir, je sens que je vais tomber si l'on ne me retient pas. «Pour lui porter secours, il aurait fallu se glisser entre deux wagons et entrer par l'autre portière; cela aurait été long, et le vieux Prussien changeait de couleur à vue d'oeil. Vous savez que je suis très-forte; je m'arc-boutai contre le siège, je passai mes bras sous les aisselles du malade et je lui dis en allemand: «--N'ayez pas peur, je vous tiens bien. Mademoiselle, ajoutai-je pour sa fille, approchez la chaise en dessous, et je vais y descendre monsieur votre père. «En effet, par une manoeuvre habile et prudente, le vieux mangeur de Français se trouva déposé à terre. «--Oh! madame, me dit-il avec une véritable expression de reconnaissance, ma propre fille n'y aurait pas mis plus de douceur et de précaution! «La locomotive sifflait pour le départ; je refermai sur moi la portière, et pendant que le train s'ébranlait: «--Eh bien, monsieur, lui dis-je, toujours dans sa langue, n'oubliez pas que je suis Française. «Il me jeta un regard de honte et presque de chagrin que je n'oublierai pas. Je crois qu'il eût mieux aimé tomber de deux mètres de haut sur ses pieds goutteux que d'entendre cette petite phrase. Mais, si cela l'a corrigé, il en reste d'autres!» --Je suis content que tu aies fait cela, Pauline! dit M. Sérent. --Moi aussi, répondit-elle en riant. Louis avait écouté ce récit en silence, pendant que ses yeux clairs et intelligents interrogeaient le visage mobile de la jeune femme. La soirée s'acheva sans qu'il eût pris part aux conversations. Pour regagner sa maison avec Marine, il eut envie de descendre l'escalier de deux cents marches qui mène au pied du château. La lune éclairait le paysage d'une clarté molle et douce; le vieil escalier de pierre disparaissait à demi sous les branches de lierre et de ronces qui passaient par-dessus les murs. Dans cette tiède soirée de juin, tout avait un air de tendresse et de paix délicieux. --Sais-tu, dit Louis à sa femme, qu'au pied même de cet escalier deux Prussiens qui le descendaient à cheval pour échapper à nos hommes ont été tués le jour de la défense? --Je ne le savais pas, dit lentement Marine. Ils achevaient de descendre; ils s'arrêtèrent sur les dernières marches et regardèrent autour d'eux. Les pluies avaient lavé depuis longtemps les taches de sang; le bruit léger des flots du Loir se faisait entendre tout près. --Marine, dit tout à coup Louis Breuil, je crois que j'ai eu tort de ne pas revenir ici quand la guerre a été déclarée. La jeune femme pressa son bras silencieusement contre celui de son mari. Il la regardait anxieux, attendant une réponse. Elle leva les yeux vers lui. --La vie est longue, dit-elle; on peut réparer. XIV --Enfin, s'écria Gaston Sérent déposant sur la table le journal dont il venait de faire sauter la bande, le dernier Prussien a disparu de notre territoire! Il n'y a pas là de quoi tant se réjouir en apparence, et, si vous me dites qu'il eût mieux valu n'en avoir jamais aucun, je serai de votre avis; mais je sens un poids de moins sur mes épaules! Un murmure d'adhésion répondit de tous les coins du salon où la famille était rassemblée. Depuis le commencement de l'hiver précédent M. et madame Sérent habitaient Paris, où l'ingénieur venait d'être appelé à une situation très-importante. Breuil et sa femme, qui avaient toujours eu l'intention de ne point passer les hivers en province, s'étaient arrangé un joli appartement non loin d'eux, et l'on se voyait journellement. --A présent, dit Pauline à son mari, qui entrait pour prendre part au dîner de famille, j'espère que vous allez nous annoncer votre grande résolution? --Oh! c'est bien simple, répondit Reynaud en s'asseyant dans un fauteuil; j'ai donné ma démission à mes Autrichiens; je leur ai envoyé un remplaçant plus jeune et plus ingambe, et je me fixe en France. J'aime mieux être moins riche et ne plus quitter le pays. C'est trop dur. Tant que tout va bien, on n'y pense seulement pas; mais, après ce que nous avons souffert à Vienne, Pauline et moi, nous nous sommes décidés à rester définitivement et uniquement Français de fait, autant que nous l'étions de coeur. M. Sérent approuva gravement de la tête. --Vous avez raison, dit-il. Madame Sérent jeta un coup d'oeil autour d'elle, et son visage calme s'assombrit. Les autres, plus jeunes, pouvaient et devaient se laisser distraire par mille pensées; mais elle ne pouvait contempler ces réunions de famille sans un retour douloureux sur son dernier-né, qui dormait là-bas, sous une dalle de granit. Marine lut les pensées de ce cher visage, que de tout temps elle avait appris à connaître comme un livre aimé dont on sait les pages par coeur. Se levant doucement, elle alla poser ses deux mains sur l'épaule de sa mère. --Si seulement son dernier voeu était exaucé! dit madame Sérent tout bas; si je voyais revivre un petit Daniel, j'aurais moins de chagrin. Pour toute réponse, Marine l'embrassa. Gaston se leva à son tour et s'appuya à la cheminée, dans une pose d'orateur. --Je m'étais dit, commença-t-il d'un ton mystérieux, mi-railleur, que j'imposerais silence à mes sentiments tant qu'un étranger foulerait le sol de notre pays; vous êtes témoins, mes parents, et vous, mes frères et soeurs, que les Prussiens n'ont rien fait pour abréger la contrainte que je m'imposais; vous dirai-je que l'attente m'a paru longue?... --Tu veux te marier! interrompit Pauline. Gaston laissa tomber ses deux bras d'un air de découragement. --Tu ruines mes espérances, dit-il, au lieu de me laisser toucher le coeur de mon père et de ma mère par un discours bien ordonné... C'est vrai, reprit-il en se tournant vers son père. Je vous demande pardon, mon père, et vous, ma mère, d'avoir essayé de plaisanter avec des choses si sérieuses. A dire vrai, c'est parce que j'ai grand'peur moi-même que je l'ai pris ainsi. Je m'étais promis de ne point songer au mariage avant la délivrance complète du territoire: je me suis tenu parole. --Qui veux-tu épouser? demanda M. Sérent. --Une jeune fille que vous n'avez jamais vue, dont la famille vous est inconnue, et cependant je suis persuadé, j'espère, veux-je dire, que vous ne mettrez pas d'obstacle à mes désirs! Son père est un propriétaire aisé du département de la Sarthe. Pendant la guerre, il ne voulut point abandonner sa maison, qui, par parenthèse, est plutôt un château qu'une maison; il voulait envoyer sa fille au fond de la Bretagne, où il ne manque pas de parents, mais elle n'a jamais voulu le quitter. M. Sérent, toujours grave, approuva du geste. --Alors, ma mère, continua Gaston en se tournant vers madame Sérent, comme cette jeune fille se trouvait inutile, elle eut une idée, qu'elle communiqua à son père et qu'ils mirent tous deux à exécution. Avec un bon cheval et une espèce de tapissière qu'il avait fait suspendre et capitonner, M. Thury s'en allait chercher des blessés français parfois fort loin. Depuis la retraite d'Orléans, nous avions journellement de petits engagements avec les Prussiens; il cachait sa voiture dans les villages, parcourait le pays à pied, et, quand il apprenait qu'il y avait des blessés quelque part, il allait les chercher la nuit pour les amener chez lui, où sa fille avait établi une sorte d'hospice. Il a fait ce métier-là sans jamais se lasser, changeant de cheval, mais allant toujours, lui! Ces braves gens ont guéri de la sorte plus d'une centaine de soldats ou de francs-tireurs. --Voilà ce que j'aurais aimé faire! s'écria Pauline. Mais je ne pouvais pas être à la fois à Vienne et chez nous! Marine ne dit rien. Ses lèvres étaient un peu plus serrées l'une contre l'autre que de coutume; elle écoutait son frère autant avec ses yeux qu'avec ses oreilles. Breuil ne bougeait pas. --Je suis passé par là, ma mère, reprit Gaston en s'animant, pendant que nous nous repliions sur Alençon. J'étais fatigué, je boitais, car je m'étais heurté le pied contre une souche d'arbre et ce mal ridicule me gênait pour marcher. En entrant dans le petit bourg qu'habite M. Thury, je demande un pharmacien pour y prendre de l'arnica. Il n'y avait pas de pharmacien. On m'envoie à ce qu'ils appelaient l'hôpital; je sonne, et une demoiselle m'ouvre la porte. Ah! mes soeurs, si vous l'aviez vue avec son grand tablier! Je n'oublierai jamais cela! Je passe sur l'arnica, et les bonnes paroles, et le bon bouillon qu'on me fit boire; mais voilà que, le soir même, j'attrape mon coup de sabre au bras. Je n'étais plus bon à rien, et je perdais tout mon sang. Je me dis: Il faut, mort ou vivant, mon ami Gaston, que tu retournes à l'hôpital de ce matin. Il n'y a que là que tu seras bien soigné. Je mis le temps pour arriver, vous comprenez! J'étais obligé de m'arrêter souvent, car je n'étais guère fort; il me semblait que mes jambes étaient en coton. Et puis il y avait des Prussiens partout! Heureusement ce n'était pas loin. Aux premières lueurs du jour j'aperçois mon hôpital et je sonne encore une fois. Ce n'était plus comme la veille; il n'y avait plus de bouillon; les Prussiens l'avaient visité; mais la demoiselle y était toujours, seulement plus pâle et les yeux battus. On m'a raconté ensuite ce qui s'était passé. Les Prussiens avaient voulu visiter la maison; elle s'était mise sur le seuil avec un petit revolver mignon qu'elle avait toujours dans sa poche, et, en leur montrant la croix de Genève peinte sur la porte, elle avait dit: «Le premier qui entre, je le tue!» Il parait que ça les avait arrêtés. Un officier est venu par là-dessus, qui lui a parlé poliment; elle lui a montré ses malades alors, et il s'est retiré chapeau bas. Et pendant ce temps-là son père courait chercher les blessés... Il revint après moi, il en rapportait plein sa voilure... Voilà la jeune fille que je voudrais épouser, mon père, avec votre permission. --Tu me laisseras bien huit jours pour aller là-bas voir un peu quel homme est M. Thury? dit M. Sérent sans pouvoir réprimer un sourire. --Mais, mon père, fit Gaston embarrassé, ils sont à Paris. Un éclat de rire général accueillit cette déclaration. --C'est donc pour cela, dit Marine, que tu te pressais si peu de revenir au printemps? --Non! répliqua vivement Gaston. Je vous affirme que je ne suis pas resté là-bas une heure de plus qu'il n'était nécessaire, car il me tardait trop de revenir à mes parents; mais je n'étais pas assez guéri quand j'ai voulu repartir; ma j blessure s'est rouverte en route; on m'a emporté au Mans, et j'y suis resté prisonnier, ou à peu près, jusqu'à la conclusion de la paix. D'ailleurs, prisonnier ou non, c'était bien la même chose, car je ne pouvais pas bouger. Gaston se tut, et le silence régna dans le salon, où chacun poursuivait sa propre pensée. Quoique le temps dont il parlait fût encore si proche, tant de faits, tant d'idées s'étaient succédé, que cette époque paraissait déjà lointaine. On ne savait plus s'il y avait quelques mois seulement ou dix années que cet ouragan avait passé sur la France. --Tu dis que M. Thury et sa fille sont à Paris? demanda madame Sérent à Gaston. --Pas bien loin d'ici, ma mère. Ils habitent place Royale; un appartement haut de plafond à y bâtir toute une maison. --Et la jeune fille sait que tu désires l'épouser? Gaston sourit avec un peu d'embarras. --Soyez-en juge vous-même, dit-il: serait-il sensé de la rechercher en mariage sans m'être assuré qu'elle consentira? Pauline se mit à rire. --Voilà, dit-elle, qui renverse les usages reçus; mais c'est trop juste, n'est-ce pas, mon père? M. Sérent ne put s'empêcher de sourire, et Gaston, se voyant partie gagnée, alla embrasser sa mère. Moins de huit jours après, M. Thury et sa fille dînèrent chez les parents de Gaston. Céline était une mignonne créature toute mince et menue, avec des mains trop petites et des yeux trop grands; bien qu'elle eût vingt ans, elle en paraissait dix-sept à peine. Après un dîner assez froid, ce qui est inévitable en de telles circonstances, la conversation s'anima. --Je ne vous vois pas sur le seuil de votre maison, dit Breuil à sa future belle-soeur, votre revolver à la main, menaçant l'officier bavarois de lui brûler la cervelle. Gaston a beau me dire que c'est arrivé: à vous voir si gentiment assise au milieu de nous, avec votre robe bleu pâle et des roses au corsage, je reconstitue difficilement le tableau de là-bas. --C'est que j'étais enragée, répondit Céline en rougissant un peu. Dans ces moments-là, on ne sait pas trop ce qu'on fait. --Est-ce que cela vous arrive souvent? demanda malicieusement Pauline. --Je ne crois pas m'être jamais mise en colère, véritablement, veux-je dire, si ce n'est ce jour-là, répondit la jeune fille avec une nouvelle rougeur. J'en ai eu bien honte après; mais je me sentais si méchante que je n'aurais pas hésité un instant à tuer un homme... Quelle chose singulière pourtant que l'on puisse ainsi sortir de son caractère! Je vous assure que dans la vie ordinaire je n'ai jamais eu envie de tuer personne! Marine regardait avec un intérêt bizarre cette jeune fille qui avait l'air d'une enfant et qui avait montré à la fois tant d'énergie dans le péril, tant de patience et de dévouement dans l'accomplissement d'une tâche journalière et prolongée. Ces petites mains qui avaient pansé des blessures lui paraissaient respectables; elle se demandait comment elle-même eût agi en pareille circonstance; elle interrogeait ses forces pour savoir si elle eût pu porter la main sur une plaie avec la douceur et la fermeté nécessaires, et elle comprenait qu'elle l'eût fait. Un sentiment amer la prit alors. Si elle était restée en France, elle aussi aurait pu se rendre utile... Son regard fit le tour de l'appartement et rencontra celui de Breuil. Il souriait: cette petite Céline résolue et timide à la fois l'amusait comme un objet d'art curieusement travaillé. On ne dépouille pas en un jour les idées et les sentiments de toute une vie: Louis Breuil trouvait en ce moment qu'autour de lui on jouait un peu trop au patriotisme militant; son sens de sceptique, tout en excusant cette innocente faiblesse, la constatait avec une légère nuance de raillerie. Marc Dangier entra avec sa tante; tous les visages exprimèrent aussitôt la satisfaction. Mademoiselle Dangier s'était rendue très-populaire dans son quartier pendant le siège, et, quoique sa modestie extrême lui fit redouter tout ce qui pouvait attirer l'attention sur elle, sa venue provoquait partout un mouvement d'intérêt. Plusieurs amis de la famille se présentèrent ensuite, et les conversations particulières s'engagèrent partout. --Eh bien, dit Marc à Gaston en le prenant à part, il me semble que tu n'as pas fait la connaissance de cette aimable personne uniquement pour nous procurer le plaisir de la voir ici? --Ah! mon ami, répondit le jeune homme, si tu savais comme je suis heureux! Avec cette femme-là, vois-tu, la vie sera un enchantement! Après ce que nous avons souffert ensemble et séparément, nous aurons de quoi nous souvenir! Quand on s'est connu dans de telles circonstances, ne te semble-t-il pas qu'on doive s'aimer davantage? Un léger bruit auprès d'eux leur fit tourner la tête, et Marc aperçut Marine, assise derrière un petit meuble qui la cachait à demi. --Je ne sais pas, répondit Dangier, si l'on s'aime davantage; mais, à coup sûr, on doit s'aimer. Marine écoutait la tête baissée; il y avait dans les paroles qu'elle entendait quelque chose d'horriblement amer pour elle. --Sais-tu? fit Gaston; c'est une femme comme cela qu'il te faudrait, Marc! Je sais bien, ajouta-t-il avec une fatuité naïve que sa jeunesse rendait bien aimable, je sais qu'on ne rencontre pas tous les jours une héroïne; mais, après la façon dont toi-même tu t'es conduit à Buzenval, il me semble que tu ne pourras jamais épouser une femme ordinaire. Tu devrais te marier, vrai, mon cher! Il n'est que temps, je t'assure! Marc détourna un peu son visage jusque-là tourné vers Marine, quoiqu'il tînt ses yeux baissés. --Je ne sais pas si je me marierai jamais, dit-il; à coup sûr, maintenant je n'y songe pas. Mais tu as raison, Gaston: je n'aurais pas pu épouser une femme ordinaire... Marine se leva doucement et se rapprocha de mademoiselle Thury. Marc la suivit du regard avec une indicible expression de regret et de tendresse. --Voyons, mademoiselle, disait Breuil à Céline sur le ton d'une taquinerie amicale, vous ne me ferez pas croire que ce soit uniquement pour le plaisir de bien faire que vous avez revêtu le tablier des infirmières. C'était aussi un peu pour vous dire que vous accomplissiez une oeuvre méritoire? Breuil avait le don charmant de mettre à l'aise les personnes auxquelles il s'adressait: impossible de rester sur la défensive et de le tenir à distance. On pouvait se quereller avec lui, mais on ne pouvait lui battre froid. --Je vous assure, répondit Céline avec vivacité, que je n'y ai pas pensé un moment. Comment pouvez-vous supposer qu'on pût songer à tant de misères sans avoir le désir de les soulager? Vous vous battiez, vous; mais nous autres femmes, nous ne pouvions pas nous battre, et je crois que nous aurions fait d'assez mauvais soldats; notre rôle n'était-il pas tout tracé? Pendant cette année désastreuse, toute maison à portée d'un champ de bataille aurait dû être une ambulance! Et puis, vous le savez bien par vous-même, n'est-ce pas? il était impossible de rester inactif pendant qu'on se battait sur le sol français! N'est-il pas vrai, monsieur? La jeune fille parlait avec tant de vivacité qu'elle avait un peu élevé la voix sans s'en apercevoir; on l'avait écoutée, et ses dernières paroles résonnèrent comme un clairon d'argent dans le silence du salon. Une seconde d'inexprimable embarras suivit. On évitait de regarder Breuil de peur d'ajouter à la confusion qu'il devait ressentir, et cette précaution rendait sa situation plus pénible encore. Marc trancha la difficulté en venant s'asseoir près de mademoiselle Thury. --Mon ami Breuil ne veut pas vous dire de fadeurs, mademoiselle, fit-il; mais je lis sur son visage ce qu'il pense: c'est que chacun voit les choses d'un oeil différent suivant son caractère: le vôtre vous inspire les meilleurs et les plus nobles sentiments. Un murmure flatteur accueillit cette phrase qui tranchait si heureusement la difficulté, et Dangier poussa la conversation dans une voie moins périlleuse. XV De semblables scènes se renouvelèrent plus d'une fois. Aux amis de la maison, tant anciens que nouveaux, qui n'avaient pas une connaissance approfondie des événements survenus depuis le mariage de Marine, il semblait tout naturel de parler à Breuil comme s'il avait fait partie de quelqu'une de nos armées. L'idée ne pouvait pas leur venir que cet homme de trente ans à peine, aimable, bon, intelligent, n'eût point contribué pour sa part à l'effort général. Louis témoigna d'abord un peu d'humeur, soigneusement réprimée dès que les siens pouvaient s'en apercevoir; puis, certain jour, il se mit franchement en colère. --Je ne sais ce qu'ils ont à parler tout le temps siège et combats, s'écria-t-il un soir en rentrant chez lui avec sa femme. On dirait que cette malheureuse guerre n'est pas finie! Dieu sait pourtant que nous en avons eu jusque par-dessus les oreilles! Se peut-il vraiment que des gens qui ne sont pas bêtes se trouvent à court de sujets de conversation au point de tomber sans cesse dans les mêmes redites? Tout le monde s'est très-bien conduit, c'est convenu! Mais, pour Dieu! qu'on parle d'autre chose! Marine écoutait silencieuse cette explosion d'un sentiment qu'elle ne comprenait que trop bien; elle se fût imposé tous les sacrifices pour empêcher son mari d'entendre des discours faits pour l'irriter; elle sentait combien chacune de ces paroles devait faire à Breuil l'effet d'une piqûre envenimée; qu'y pouvait-elle? rien! Depuis leur retour, il n'avait cessé de souscrire à droite et à gauche pour toutes les misères de la guerre; son portefeuille était toujours ouvert, et même parfois elle avait eu envie de réprimer ce qui devenait de la prodigalité... Mais elle s'en était abstenue. --Il rachète! s'était-elle dit avec un soupir. Il rachetait vis-à-vis de lui-même, en effet, en payant à la France la dîme de ses biens, lui qui n'avait pas payé celle du sang; chaque fois qu'il se privait d'un plaisir désiré en pensant que l'or qu'il eût dépensé là serait mieux employé ailleurs, il était plus paisible et plus gai pendant quelques jours: mais rien ne pouvait racheter son erreur aux yeux des autres. Lorsque la terrible question, si naturelle, arrivait aux lèvres de ses interlocuteurs: «Où étiez-vous pendant la guerre?» et qu'il fallait répondre le fatal: «A Genève!» Breuil se sentait pris d'une sourde colère, d'une rage muette, qui le faisaient trembler. Il savait qu'on allait le toiser, mesurer d'un coup d'oeil sa force physique, sa jeunesse, sa belle constitution, et qu'après quelques paroles polies il se trouverait seul, avec un dédain de plus ajouté au mur de pierres qu'il sentait lentement s'amonceler autour de lui. Rien ne rachèterait. S'il eût été artiste, poëte journaliste, on lui eût plus facilement pardonné; mais un monsieur riche et bien portant, sans utilité bien reconnue en ce monde, de quel droit n'avait-il pas fait comme les autres? S'il avait été père seulement! La vue des têtes blondes autour de lui l'eût fait excuser. Mais tout était contre lui. Il ne pouvait pas aller dire à ces gens dont le regard poli lui avait causé tant de peine: «Monsieur, je n'ai pas compris mon devoir, mais je m'en repens.» On lui eût répondu: «Monsieur, nous n'avons pas le droit de vous faire des reproches.» Bientôt il ne se mit plus en colère, las de ces incidents: mais il devint triste. L'été s'avançait, le mariage de Gaston eut lieu paisiblement, entre parents et amis proches, ainsi que devraient toujours se célébrer ces fêtes intimes lorsqu'une situation particulièrement brillante n'oblige pas à quelque apparat. M. et madame Sérent restaient à Paris avec Pauline et son mari. Louis emmena sa femme à Châteaudun; une sorte d'inquiétude l'avait pris; il avait besoin de repos et de solitude: il crut que leur tranquille demeure lui rendrait la paix, et pendant quelques jours il se figura qu'il était heureux. Pour la première fois, il avait Marine bien à lui. Dès le réveil, il l'entendait aller et venir, en maîtresse de maison soigneuse, dans ce logis embelli pour elle; il la voyait à toute heure, elle ne lui était plus enlevée, sous prétexte de courses ni de visites, par madame Sérent ni par Pauline. Seuls dans leur jardin délicieux, que baignaient les flots indolents du Loir, ils se promenaient vers le soir, pendant que les corbeilles d'héliotrope et de réséda embaumaient l'air autour d'eux. Ils causaient de tout, excepté des mois écoulés entre leur mariage et leur retour: ce temps semblait effacé de leur vie. Ils n'avaient pas la joie délicieuse de se dire tout bas: Te souviens-tu? Les premiers jours de leur union étaient si intimement liés avec les souvenirs qu'ils ne voulaient plus évoquer, que force était de bannir le tout ensemble. Ils avaient réellement recommencé la vie au jour de leur rentrée à Châteaudun; le reste était mort, ou devait l'être. Le champ était large pour leurs causeries. Tout ce que l'art a d'exquis sous toutes ses formes leur était familier; un grand piano au milieu d'un des salons résonnait souvent sous les doigts de Marine. Louis fit venir un orgue afin de doubler leurs jouissances musicales, et pendant huit jours la maison, du haut en bas, fut pleine d'harmonie; puis l'orgue fut un peu délaissé, et Breuil se contenta de feuilleter les partitions au piano de temps en temps. La bibliothèque, dont les rayons s'étaient regarnis, contenait les oeuvres les plus remarquables de toutes les époques et de tous les pays. Et cependant il arrivait qu'un grand silence régnait tout à coup sur les époux, et une tristesse morne tombait sur eux, comme si les ailes d'une gigantesque chauve-souris avaient intercepté la lumière du soleil. L'un d'eux rompait bientôt ce charme douloureux par quelque remarque insignifiante; mais chacun sentait que l'autre avait souffert pendant ce temps inappréciable, lui en voulait d'avoir souffert, et savait que cette souffrance leur était commune. Un soir, après le dîner, une averse légère avait fait rentrer les jeunes gens dans le salon, dont la porte-fenétre restait ouverte. La pluie fine et tiède tombait sur les pelouses d'un vert assombri et sur les feuilles lustrées d'un grand hêtre pourpre situé au milieu du gazon; une douceur triste s'exhalait de la terre humide avec un parfum irritant, quoique vague, qui évoquait l'idée de l'automne déjà prochain. --On dirait le jour des Morts, pensa Marine sans que rien se mêlât dans son esprit à cette impression de hasard. Tout à coup sa pensée s'envola vers le cimetière, là-haut, au bout de la ville. --Il y a bien longtemps que je n'ai été voir Daniel, se dit-elle; j'irai demain. Au même moment, Louis, fatigué d'errer à l'aventure dans le salon obscurci, s'assit devant le piano et joua la première mesure de l'air napolitain: _Santa Lucia_. Comme à une évocation formidable, Marine vit tout à coup surgir devant elle Sedan, le champ de bataille, les prisonniers, le pont de Genève, noir de gens qui s'arrachaient les feuilles du journal, le 2 septembre; elle entendit à la fois les coups sourds du canon, le galop frénétique de la cavalerie, les cris humains d'une horrible boucherie, et, par-dessus tout cela, les cordes aigrelettes des harpes et des violons qui accompagnaient les voix criardes des Italiennes: _Santa Lucia!_ --Non, non! pas cela! s'écria-t-elle en couvrant ses oreilles de ses mains; pas cela, Louis, je t'en supplie! Il se leva pétrifié: qu'avait-elle? Avant qu'il eût pu prononcer un mot, elle était devant lui, très-pâle, toute tremblante encore, mais souriante, et qui lui tendait les mains. --Je te demande pardon, dit-elle en s'efforçant de le rassurer; c'est nerveux, je n'ai pas pu m'en empêcher. J'ai tout à coup revu Genève, tu sais... --Tu y songes donc? s'écria Louis avec violence en la saisissant par le bras. Tu y penses? Pourquoi ne m'en parles-tu pas? --A quoi bon? répondit-elle doucement, d'une voix brisée. Il laissa retomber le bras qu'il avait froissé dans sa véhémence. Elle joignit les deux mains devant elle avec un geste de prière. --Pourvu que tu n'y songes pas, toi! dit-elle de la même voix indiciblement douloureuse. Je ne puis pas te voir souffrir... Cela me fait mal... mal... Sa voix s'éteignit et elle baissa la tête; mais le flot de larmes brûlantes avait déjà jailli et coulait sur sa robe. Louis la prit dans ses deux bras et l'entraîna près de la fenêtre pour voir son visage aux dernières lueurs du jour. --Tu y songes, dit-il amèrement, et tu ne me le dis pas! Tu te caches de moi pour y penser, parce que le monde t'a dit que j'étais un lâche... --Jamais! s'écria Marine en levant la main droite vers le ciel. Jamais, mon cher mari, ce mot n'a été prononcé devant moi avec ton nom. --Alors c'est toi qui le penses! fit-il découragé en relâchant son étreinte. Elle lui jeta ses bras autour du cou. --Non! dit-elle avec fermeté; non, je ne le pense pas et je ne l'ai jamais pensé. Tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir; on ne t'avait pas appris à t'occuper de ces choses: quand tu as compris, ton coeur a été changé, je le sais, moi! --Mais les autres ne le savent pas! s'écria Breuil avec une amertume nouvelle. C'est comme une méchanceté gratuite du sort! Nous ne voyons que des gens héroïques, des hommes et des femmes plus grands que nature, et moi, j'en suis rapetissé d'autant! Il y a eu des jours, sais-tu, Marine, où j'ai eu envie d'aller me mêler à des gens ignobles, de les écouter parler, de m'en écoeurer jusqu'à la colère, afin de pouvoir me dire: Au moins, je vaux mieux que ceux-là! --Ne parle pas ainsi, reprit Marine avec son autorité calme: tu es un honnête homme et ton coeur est loyal; tu te grossis les choses jusqu'à en être malade, et voilà ce qui n'est ni de la force ni du courage! Tu veux que je te parle franchement? Eh bien, soit! Oui, c'est un grand malheur que nous n'ayons pas été en France pendant la guerre; c'est un malheur pour nous deux, et en ce moment rien ne peut le réparer. Mais les années passeront, on parlera de moins en moins de ces temps troublés; de jeunes hommes viendront, qui étaient des enfants alors, et qui n'auront pas non plus participé à ces choses tristes; alors tu seras semblable à beaucoup d'autres et tu auras cessé de souffrir. Breuil écoutait en silence, lui pressant les mains comme s'il l'entendait mieux en la tenant serrée. --Tu crois? --J'en suis sûre, répondit-elle franchement. Il hésita un moment, puis très-bas: --Mais toi, toi qui me pardonnes parce que tu es très-généreuse, toi, tu me méprises? Du fond de son âme Marine tira sa réponse nette et douloureuse: --Te mépriser? Non, mon pauvre Louis; mais je te plains. Oh oui! je te plains! Il la fit asseoir, se laissa tomber à genoux dans les plis de sa robe et pleura. Le lendemain il écrivit une lettre mystérieuse qu'il mit lui-même à la poste; après quoi, son coeur lui semblant allégé, il revint chez lui d'un pas allègre. Comme il tournait le pont, il aperçut Marine qui venait de son côté après quelques courses en ville. Elle avait été visiter Daniel, car ses yeux étaient encore rouges de larmes; mais, à la vue de son mari, elle sourit avec cette douceur qui donnait une expression si touchante à la gravité ordinaire de sa physionomie. --Je viens de voir une chose triste, dit-elle en prenant le bras de son mari: un pauvre ouvrier de cette ville, qui avait attrapé une fluxion de poitrine en 1870 et qui était resté malade depuis lors, vient de mourir ce matin; il laisse une veuve et trois enfants. C'était un des blessés de la défense... --C'est bien, dit Breuil; nous y pourvoirons. Je ne puis pas te dire que je me réjouis de sa mort; mais je suis content de trouver quelque chose à faire précisément aujourd'hui. Il y a trois jours qu'une idée d'emplette me trottait par la tête; je ne suis pas fâché d'avoir autre chose à mettre à la place. --Que voulais-tu donc avoir? demanda Marine avec intérêt. --Un cheval de selle. Une fantaisie! Fini, le cheval de selle! On élèvera les petits avec le cheval de selle! Louis marchait, sa femme au bras, d'un air si brave et si joyeux, qu'elle sourit en se pressant contre lui. --Tu te prives de tout! lui dit-elle avec un tendre reproche. Dès que tu as envie de quelque objet, on dirait qu'au lieu de te le procurer tu te fais un malin plaisir de chercher à quoi tu pourrais en employer la valeur; c'est de l'ascétisme, cela, sais-tu? Un nuage passa sur le visage de Louis. --Jamais assez, dit-il; mais ne parlons pas de cela. Sais-tu d'où je viens? De la poste! --Ce n'est pas un grand mystère. Tu y vas tous les jours! --Oh! ce n'est pas là qu'est le mystère. Sais-tu à qui j'ai écrit? A Marc Dangier. Le visage de Marine, qui exprimait la curiosité, s'assombrit à son tour. Qu'est-ce que Breuil pouvait avoir à dire à Marc Dangier? --Vois-tu, reprit Louis sur un ton presque suppliant, je veux en avoir le coeur net: il faut que je sache l'histoire de ce qui s'est passé pendant que nous étions là-bas; il faut que j'aille au fond des choses, que je connaisse ma propre faiblesse, ma propre honte; il faut que je sache ce qu'on peut penser de moi, ce que l'on peut en dire. Eh bien, il n'y a qu'un homme au monde en qui j'aie assez de confiance pour croire toutes ses paroles: c'est Marc Dangier. Je lui ai écrit de venir afin que je puisse lui parler à mon aise, et je suis sûr qu'il viendra. Après un silence pendant lequel il interrogeait le visage de sa femme, Louis ajouta: --Cela n'a pas l'air de te faire plaisir? Cette fois, malgré toute sa franchise, Marine se vit obligée de ne pas formuler une réponse directe. --Ce qui ne me fait pas plaisir, dit-elle après un peu d'hésitation, c'est que tu te croies obligé de demander des conseils à un étranger..» --Marc n'est pas un étranger, repartit Breuil; c'est un ancien ami! Il y a très-longtemps que je le connais! Si je lui ai un peu battu froid au moment où je t'ai demandée en mariage, c'est parce que je me figurais que tu lui plaisais. Tu sais, les amoureux, et pas sûrs d'être agréés encore, cela se fait volontiers des idées fausses; mais maintenant je n'ai qu'un regret: c'est de ne pas avoir cherché à me rapprocher de lui... et, ajouta-t-il avec un soupir, à lui ressembler davantage. Quelle collection de regrets, dis, Marine! Il souriait d'un sourire si triste que la jeune femme ne pensa plus qu'à l'égayer. Ils rentrèrent en jasant comme deux oiseaux. Pendant quelques jours, Marine espéra que Marc ne viendrait pas. Sans pouvoir s'en expliquer le motif, elle éprouvait une sorte de crainte à la pensée de cette visite; le résumé de ses impressions très-vagues était celui-ci: S'il pouvait se trouver empêché et ne pas venir! Mais Louis assurait que le jeune homme lui avait promis de venir et qu'il viendrait certainement. --Tu sais bien, ajoutait-il, que Dangier est homme de parole. C'est précisément parce qu'elle le savait homme de parole que Marine eût préféré ne pas le voir. Dans cette solitude, la pensée de vivre plusieurs jours sous le même toit que Marc lui causait une gêne indicible, une souffrance sourde, une sorte de honte qu'elle eût voulu ne pas ressentir, et la certitude qu'elle ne pouvait s'en défendre redoublait sa confusion. XVI Un beau matin de septembre, Marc descendit l'escalier du château. Dans la vapeur blanche et molle qui flottait sur le Loir, les saules et les aunes dessinaient des masses d'un gris argenté; le soleil, perçant çà et là le brouillard, y faisait des trouées d'or pâle. Le jardin de Breuil apparut au détour du pont comme un décor de théâtre, avec ses grands araucarias majestueusement plantés au milieu des pelouses. Marc s'avança, franchit la grille ouverte et s'engagea dans l'allée légèrement sinueuse qui conduisait à la maison. Le brouillard, très-inégal, se mouvait avec lenteur en tournoyant un peu sur lui-même, si bien que là où la vue était libre l'instant auparavant, se trouvait soudain l'épaisseur mate et floconneuse d'une brume semblable à du crêpe blanc chiffonné. La lumière chaude du soleil transparaissait à travers tout cela avec une tiédeur délicieuse, et le silence était si grand que, dans les intervalles de ses pas égaux sur le gravier, Marc entendit tout à coup une feuille sèche tomber dans le taillis. Il s'arrêta, saisi d'une de ces singulières impressions de mystère, presque de terreur, que la vie moderne ne peut bannir, malgré l'ensemble de circonstances banales qui a remplacé l'existence plus individuelle des hommes d'autrefois. Jamais chevalier du Tasse pénétrant dans une forêt enchantée ne sentit son coeur plus serré par un indéfinissable sentiment d'attente et de crainte, que Marc dans le jardin de la maison Breuil. Hésitant à avancer, il était resté au milieu de l'allée, dans la brume laiteuse que les rayons du soleil irisaient par endroits, lorsque le voile de vapeurs sembla s'enrouler lentement autour d'un doigt invisible, et sous ses replis flottants apparut la forme élégante de Marine. Dans ce brouillard elle semblait beaucoup plus grande, et ses vêtements de laine d'un gris pâle, tombant en plis réguliers autour d'elle, lui donnaient l'apparence d'une statue. Marc n'osait remuer, tant ce qui l'entourait et l'apparition de Marine surtout avaient quelque chose de fantastique. Elle ne l'avait pas vu, enveloppé qu'il était lui-même dans les vapeurs qui confondaient sa silhouette avec celle des troncs d'arbre au bord de l'allée. Elle marchait vite et venait vers lui. Le jeune homme eut la pensée que s'il ne l'avertissait, sa présence allait lui causer quelque frayeur. --Marine, dit-il en essayant d'assurer sa voix qu'il ne sentait pas bien ferme. Elle tressaillit violemment et s'arrêta; ils étaient à trois pas l'un de l'autre. La brume tourbillonna sur elle-même avec la grâce d'un félin qui s'étire, s'envola dans les branches, où elle resta suspendue en gouttelettes transparentes, et le soleil inonda les jeunes gens de sa chaude clarté. --Marc! fit-elle tout bas comme si elle avait peur de sa propre voix. Ils restèrent muets; à aucun prix ils n'eussent pu exprimer ce qu'ils ressentaient. L'impression la plus claire qui se dégageait pour eux de cette scène est qu'elle devait être un rêve. --Comment vous trouvez-vous ici? demanda-t-elle avec un peu d'effort comme si elle cherchait à rassembler ses esprits. Dangier revint à lui. --Vous n'avez donc pas reçu mon télégramme? dit-il. J'avais promis à Breuil de venir, mais je ne savais pas au juste quand je pourrais tenir ma promesse. Hier soir, j'ai vu une éclaircie dans mes travaux, et je suis parti ce matin après avoir télégraphié pour vous prévenir. --Nous n'avons rien reçu, répondit Marine; mais, puisque vous voilà, tout est bien. Louis va être très-content. Ils marchaient côte à côte vers la maison, que le soleil inondait à flots maintenant. --Savez-vous ce qu'il me veut? demanda Marc avec une certaine appréhension. Marine baissa la tête un instant, puis la releva bravement. Elle allait toujours droit au péril. --Il veut vous demander ce que yous pensez de lui, dit-elle tout d'une haleine, mais sans le regarder. Il se reproche de n'avoir pas fait son devoir pendant la guerre; comme, par une malice du sort, nous ne voyons que des gens qui se sont bien conduits, cela le rend nerveux et inquiet; il a peur d'être considéré comme un poltron, ce qu'il n'est pas, je vous le jure, et cette pensée le rend positivement malade. Marc, à son tour, baissa la tête et s'absorba dans la contemplation du gravier. --Que dois-je lui dire? demanda-t-il. --Ce que vous pensez, répondit-elle. Ils continuèrent à marcher lentement. Un pas rapide retentit derrière eux; ils se retournèrent et virent venir à eux un jeune garçon, porteur d'une sacoche de cuir. --Voilà mon télégramme, dit Marc en souriant. Marine prit le petit papier bleu qu'elle tourna deux ou trois fois entre ses doigts sans le décacheter; puis elle reprit avec Dangier le chemin de la maison. Louis parut sur le perron et, à la vue de Dangier, se dirigea rapidement de leur côté avec un geste joyeux. La distance entre eux était encore assez considérable pour que leurs voix ne pussent parvenir à Breuil. --Si je lui dis ce que je pense, fit Marc, il est possible, Marine, que nous ne nous revoyions jamais. Elle rougit, mais ne s'arrêta pas. --Je ne lui causerai pas de peine inutile, reprit le jeune homme; mais, s'il est mal disposé ou si je m'exprime maladroitement, c'est un adieu éternel entre vous et moi. Vous le savez? --Je le sais, dit-elle. --Vous savez aussi que je ne saurais lui dire autre chose que la vérité? --Je le sais, et s'il vous a prié de venir, c'est qu'il le sait. Louis n'était plus qu'à trente pas. --Alors, peut-être adieu, Marine? --Adieu, dit-elle faiblement. Elle sentit quelque chose se détacher de son coeur après une courte lutte, pendant laquelle tout son être lui sembla détruit. Qu'était-ce? La longue amitié? Non, car, après ce moment de trouble, elle comprit que l'ami de sa jeunesse ne lui était pas moins cher qu'auparavant L'estime? Au contraire; en ce moment Marc Dangier lui sembla grandir à la taille des plus vaillants héros. Qu'était-ce alors? La douce présence peut-être, ce sentiment de force et de sécurité que vous donne la certitude d'une affection qu'on peut appeler à soi à toute heure de péril. Marine s'aperçut que, si elle ne devait pas revoir Dangier, elle ne s'en consolerait jamais. --Enfin, vous voilà! fit Breuil en serrant les deux mains de Marc. Je vous remercie d'être venu. Ils entrèrent tous trois dans la maison ensoleillée. Pendant le déjeuner, ils causèrent de mille choses; mais de temps en temps un silence tombait sur eux comme une poignée de neige, et celui qui le rompait le rompait avec un peu plus d'effort et de brillant qu'il n'eût été nécessaire. --Vous nous donnerez bien deux ou trois jours? demanda Breuil à son hôte en sortant de table. --Je ne crois pas, répondit Marc; j'ai des affaires demain matin, et il me faudrait partir ce soir... Marine ne dit rien. En passant dans le vestibule, elle prit son chapeau et son ombrelle et se dirigea vers le jardin. --Attends-nous, fit Louis en prenant sa canne. Nous allons faire un tour ensemble. Ils sortirent et, bientôt après, se trouvèrent sur la route blanche et gaie, où le soleil jetait l'ombre déjà éclaircie des grands frênes. Ils allaient lentement, visiblement gênés les uns par les autres. Marc eût voulu en finir; Louis n'avait pas envie de commencer; Marine se sentait lasse et triste à mourir. Ils venaient de traverser un hameau lorsqu'ils se trouvèrent en présence d'un joli groupe; au milieu du chemin, bordé des deux côtés par des talus verdoyants, surmontés de hautes aubépines, sept ou huit enfants jouaient aux billes dans la poussière. La route tranquille, où ne passait pas une voiture par heure, était un lieu propice à ce divertissement, et les gamins, accroupis sur leurs talons ou couchés à plat ventre, s'en donnaient à coeur joie. Les plus jeunes, exclus du jeu, regardaient leurs aînés et jugeaient les coups d'un air grave, les mains derrière le dos; l'un d'eux, dans son admiration, tirait la langue tant qu'il pouvait. --Qu'ils sont drôles! fit Breuil en s'arrêtant. Le destin des empires ne les trouble pas; mais si une charrette venait à passer, quel cataclysme! Un bruit confus se fit entendre derrière eux et ils se retournèrent du même mouvement. Au bout de la route, à la sortie du village, un groupe de paysans et de femmes courait et criait à tue-tête en agitant des fourches et des bâtons. --Qu'est-ce qu'ils ont? dit Marc en abritant ses yeux de la main. Imperturbables, les enfants jouaient toujours; une masse sombre parut en avant du village, suivie par les paysans qui criaient déplus en plus fort. «Arrêtez-le», distingua-t-on, et, parmi d'autres cris, Breuil entendit le mot: enragé! C'était, en effet, un chien enragé qui venait à eux en galopant. Marine se précipita sur les enfants, les bousculant de ci et de là contre les haies du chemin, et, pour être plus libre, elle jeta son ombrelle ouverte au milieu de la route. Avant que Marc stupéfait eût deviné ce qu'il voulait faire, Breuil avait saisi sa canne par le petit bout et, au moment où l'animal effrayé faisait un écart devant le parasol rouge de Marine, Louis lui assenait très-adroitement sur la tête un formidable coup de la poignée de sa canne plombée. La malheureuse bête fit un bond, tournoya et tomba dans la poussière, le crâne fracassé. Les villageois arrivèrent et l'enlevèrent au bout de leurs fourches. Marine, tremblante, serrait encore dans sa robe les deux plus petits garçonnets, qui pleuraient de frayeur. Les mères emmenèrent chacune le sien, non sans les houspiller d'importance, pour leur apprendre à jouer loin du village, chose d'ailleurs parfaitement permise; mais, après une si forte émotion, un peu de brusquerie fait grand bien. --C'est un maître coup que vous avez fait là, monsieur Breuil, dit un des paysans en riant. Vous avez gagné la prime, vous savez? --Ce n'est pas moi, c'est le parasol de madame Breuil, répondit Louis en indiquant l'ombrelle rouge restée au milieu du chemin. --Tout de même c'est un joli coup! insista l'homme. Fallait pas avoir peur pour l'assener comme ça. C'est que, si vous l'aviez manqué, il ne se serait pas gêné pour vous mordre! Louis sourit d'un air honteux et, se tournant vers sa femme et Dangier, qui restaient immobiles près de lui: --Rentrons, n'est-ce pas? dit-il. Marine ramassa le parasol, prit le bras de son mari, et ils retournèrent vers la maison. --Dangier, dit Louis, comme ils franchissaient le seuil, j'ai à vous parler; venez fumer un cigare dans mon cabinet. Les deux hommes passèrent sous la lourde portière, qui retomba sur eux, et Marine resta seule. Pendant une seconde elle regarda ce morceau d'étoffe qui cachait le noeud redoutable de son existence; puis, avec la patience résignée que les femmes sont bien obligées d'acquérir, elle prit un petit ouvrage et alla s'asseoir dans le salon, près d'une fenêtre, d'où elle voyait l'allée où, le matin, elle avait rencontré Dangier. Les heures de l'après-midi s'écoulèrent, lentes et lourdes; le tic tac de la pendule les scandait d'une façon si irritante que Marine eut plusieurs fois l'idée d'aller arrêter le balancier; elle s'en défendit. Ne faut-il pas qu'on s'accoutume pendant qu'on est jeune aux petites choses agaçantes de la vie, si l'on veut plus tard trouver en soi-même la force de supporter les chagrins, mille fois plus énervants, et contre lesquels il n'est pas de recours? Le soleil baissait de l'autre côté de la maison; le gris crépusculaire entrait par la fenêtre ouverte, et Marine s'acharnait sur son ouvrage, dont elle ne pouvait plus compter les fils; dans la salle à manger, elle entendait les pas étouffés des domestiques qui mettaient le couvert, et rien ne sortait du fumoir, pas même le murmure d'une voix. Enfin la porte s'ouvrit, la tapisserie s'écarta, et Marc entra dans le salon. Marine se leva brusquement, retenant des deux, mains devant elle son ouvrage prêt à tomber, et elle resta toute droite, pour entendre l'arrêt du destin. --Votre mari vous attend, dit-il. Et sa voix mâle semblait singulièrement étouffée. La jeune femme déposa docilement l'ouvrage dans son panier et se dirigea vers lui. --Adieu? lui demanda-t-elle avec un geste inquiet, au moment où il s'effaçait devant elle en relevant le rideau. --Non, au revoir, répondit-il. Mais au revoir à Paris. Je pars. Votre mari est un honnête homme, madame! --Je vous remercie, murmura Marine. Et elle disparut à son tour derrière la lourde étoffe. Louis était assis dans son fauteuil, dans l'attitude d'un homme accablé. La jeune femme s'approcha par derrière et lui mit la main sur l'épaule. --Louis? dit-elle avec une extrême douceur. --Marine, répondit-il, je suis très-coupable. --Quelle idée! fit-elle avec un peu d'irritation; ce n'est pas Marc Dangier qui t'a dit cela? --Non, il ne me l'a pas dit; mais c'est moi qui l'ai compris. Je ne suis pourtant pas un lâche, Marine! Tu as bien vu tantôt: quand il s'agissait de ce chien, je n'ai pas hésité un instant... Mais on me regardera toujours comme un homme qui a eu peur... --Ce n'est pas Marc qui t'a dit cela? répéta Marine fiévreusement. --Non! Il ne m'a rien dit de pareil; mais, quand je regarde ce que j'ai fait à côté de ce qu'ont fait les autres, je sais ce que je dois penser de moi-même. Et toi, Marine, dis, tu ne me méprises pas? --Non! répondit-elle en se penchant sur lui pour l'embrasser. Et dans son coeur elle se dit: «Il ne s'en guérira jamais!» L'instant d'après, elle ajouta dans le secret de sa propre pensée: «Et s'il s'en guérissait, je ne l'aimerais plus!» XVII M. Sérent, qui cheminait le long du boulevard Beaumarchais, la tête baissée, semblait suivre quelque chose sur l'asphalte du large trottoir. Ce qu'il suivait, c'était la trace, invisible pour tous, de promenades faites là, bien des années auparavant, par les pieds de son fils Daniel; Daniel tout petit, chaussé de bottines neuves, dont il faisait résonner les talons avec une vanité enfantine; Daniel tenant son père par la main et levant en l'air, pour lui parler, son petit menton à fossette. Puis, Daniel en uniforme de lycéen, déjà sérieux, de beaux volumes sous le bras, revenant du lycée Charlemagne au jour des prix, avec ses yeux pensifs où se contenait mal la joie. Plus tard encore, un autre Daniel, vêtu d'un élégant costume d'été, bachelier de la veille, l'air grave, prenant les choses d'un peu haut, car il faut bien se garder d'avoir l'air jeune pendant qu'on l'est... Les traces diverses de tous ces Daniels se confondaient sous les yeux du père en une seule; et celle-là, petite traînée d'étoiles de sang dans la poussière d'une route, celle-là n'était pas à Paris, mais à Châteaudun, quoiqu'il la vît distinctement à ses pieds, aussi distinctement que l'on peut voir lorsque la vue est obscurcie par des larmes qui ne doivent pas tomber. Que tout cela était loin! Si loin, l'enfance de ce dernier-né, avec les grâces malicieuses, avec la pétulance indomptable d'une nature primesautière; si loin, les triomphes du lycée, puis ceux du concours général; si loin aussi, l'examen en Sorbonne et l'air émerveillé des examinateurs en face de ce jeune homme si jeune, qui répondait si sagement; si loin, la funèbre bataille, les coups de feu qui rayaient l'obscurité, l'odeur de la poudre, le canon tout près, la _Marseillaise_ scandée par les décharges; puis le silence stupéfiant tombé sur la ville aussitôt après le carnage, comme si la mort avait pris peur devant son oeuvre!... Tout cela était loin, et, pendant qu'il marchait le long des magasins pleins d'hommes et d'objets, au milieu d'une foule affairée et bruyante, au bruit des omnibus et des voitures, M. Sérent se demandait si ce n'était pas un rêve, si c'était aujourd'hui qui était vrai, avec la solitude et le deuil de son âme, ou bien si c'était autrefois, et si Daniel n'allait pas le rejoindre tout à l'heure, en courant, comme il faisait jadis, pour passer un bras sous le sien en lui disant joyeusement: «Père!» Un pas élastique qui suivait M. Sérent depuis quelques instants le berçait peut-être à son insu dans ces rêveries douloureuses. Une fois même, il faillit se retourner, comme s'il espérait rencontrer le cher visage... Il se retint bien vite et baissa la tête un peu plus. --Vieille âme entêtée, se dit-il avec un geste de reproche, qui ne veut pas s'accoutumer à la douleur! Ce pas le suivait pourtant avec une persistance qui l'irritait, semblant se modérer sur le sien quand il allait moins vite, se pressant quand il se pressait... --C'est un pas d'homme fait, pensa le père, Daniel l'aurait eu plus léger, mais pas plus prompt... Ne pouvant plus y tenir, soudain il se retourna et vit un visage qu'à l'heure de la mort même il n'aurait pu oublier. --Monsieur Sérent! fit Robin; je pensais bien que c'était vous! Les deux hommes s'arrêtèrent au milieu du boulevard, les mains étroitement nouées. Les passants allaient et venaient; leur courant se divisait en deux parts autour du petit îlot formé par ces deux êtres qui l'un à l'autre se semblaient des revenants. Ils se regardaient dans les yeux et Robin ne formula point la question qu'il avait sur les lèvres. --Je croyais bien vous reconnaître, reprit-il en baissant la voix comme dans une chambre de malade ou un cimetière, et je n'osais pas vous appeler: on est si bête quand on se trompe! M, Sérent lui serra encore une fois la main; puis ils se mirent à marcher côte à côte. C'est maintenant que le père voyait s'élargir la traînée sanglante que lui montrait le chemin. --Madame Sérent? dit le ciseleur en hésitant. --Elle va bien, merci, Robin, répondit l'ingénieur sans lever les yeux. --Et... et vos autres enfants? demanda l'ouvrier, plus timidement encore. --Bien, je vous remercie. Mon fils Gaston s'est marié il y a peu de temps. Ils continuèrent de marcher sans que Robin osât faire d'autres questions. --Il était mort, vous savez? dit le père avec une tendresse infinie dans la voix, comme si, en parlant de Daniel, il le portait encore dans ses bras. --Je le pensais, répondit le ciseleur avec la même douceur respectueuse. Il ajouta avec une rage contenue: --Le Prussien qui a fait ce coup-là, vous savez bien, monsieur Sérent, je l'avais descendu: j'ai voulu en avoir le coeur net; je suis entré dans la maison; il était bien mort... Le père fit un signe de tête. Leur pas était maintenant grave et lent, comme s'ils suivaient un convoi funèbre; et vraiment ils le suivaient dans leur coeur. --Qu'est-ce que vous avez fait? demanda Robin au bout d'un instant. --Je l'ai rapporté à sa mère; mais il était déjà froid. --On ne vous a rien dit en route? --Il aurait fallu voir! murmura M. Sérent en crispant ses mains tout à l'heure molles et découragées. --Moi, reprit le ciseleur, je me suis sauvé avec les autres; il n'y faisait pas beau! Nous avons rejoint l'armée de la Loire et je me suis engagé pour tout de bon. J'étais devenu sergent; maintenant me voilà revenu à mon état. J'avais presque envie de rester au service, et puis, non! les doigts me démangeaient de ne rien faire. Il sera temps de m'y remettre quand... Il se mordit la moustache et se tut. Le brouhaha du boulevard augmentait autour d'eux, mais ils ne s'en apercevaient pas. M. Sérent se réveilla comme d'un rêve et s'arrêta. --J'ai dépassé ma rue, dit-il; je n'y pensais plus. --Adieu, monsieur, fit Robin en le saluant respectueusement. L'ingénieur le retint par le bras. --Il faut venir nous voir, Robin, dit-il; il faut que ma femme vous parle; vous comprenez? Il faut que mes autres enfants vous serrent la main... Venez dîner dimanche, Robin? --Je vous remercie, monsieur, répondit le ciseleur; j'accepte. Je ne suis pas ce qu'on appelle un homme du monde, mais je crois que je ne ferai pas honte à votre société; et puis vous m'excuserez. Je vous remercie, monsieur, cela me fait plaisir. J'ai bien souvent pensé à vous, allez! plus souvent que vous ne croyez! et à ce pauvre cher enfant... Mais nous sommes des hommes, n'est-ce pas, monsieur Sérent? Il faut savoir supporter... A dimanche! Et, tout en se vantant d'être un homme, Robin se détourna brusquement afin de ne pas laisser voir combien il était ému. M. Sérent, rentré chez lui, causa longuement avec sa femme, et ce jour-là prit date dans leurs souvenirs. On était au mardi; Pauline et son mari furent prévenus, ainsi que Marc et mademoiselle Dangier; les parents écrivirent à Gaston, qui se trouvait avec sa femme chez son beau-père, et à Marine, qui était à Châteaudun, pour que la famille se trouvât au complet. Il semblait ainsi à M. et madame Sérent rendre hommage à la mémoire de Daniel en honorant son vengeur. Au reçu de cette lettre, Marine resta perplexe. Son coeur et son sentiment profond de la famille lui faisaient un devoir de prendre part à cette réunion; mais elle sentait tout ce que ces circonstances pouvaient avoir de pénible pour Breuil, et elle hésitait à lui infliger des émotions qu'elle avait appris à redouter pour lui. D'abord elle eut l'idée de répondre qu'elle ne pourrait venir; puis elle n'osa prendre une telle décision sans l'assentiment de son mari, et enfin elle prit le parti de lui demander ce qu'il préférait. Dès le premier mot, Louis rougit; mais il laissa parler Marine. Elle prolongea ses explications tant qu'elle le put, car elle ne se sentait guère encouragée ni par le silence ni par les yeux baissés de son mari. Quand elle s'arrêta, il lui prit la main. --Pourquoi me dis-tu tant de choses? fit-il avec un peu d'amertume. Est-ce que notre devoir tout simple n'est pas d'aller à Paris et de voir ce brave garçon? Quand ce ne serait que pour faire plaisir à tes parents, la raison serait déjà suffisante, et des explications seraient inutiles. --C'est que je craignais, fit Marine avec des précautions infinies dans le regard et dans la voix, dont la douceur semblait demander grâce pour ses paroles, je craignais que ces conversations qui vont forcément rouler sur un sujet que je n'aime pas à voir aborder devant toi ne te paraissent pleines de choses pénibles... Tu sais pourtant que personne ne peut avoir un instant ridée... --Ne cherche pas à me faire d'illusion, Marine, interrompit Breuil avec fermeté. Il sera dit là, bien certainement, des choses que je sentirai cruellement: tant pis pour moi! Je me suis mis dans une situation désagréable; il faut que j'aie au moins le courage de la subir. Marc Dangier y sera-t-il? --Je ne sais pas, répondit la jeune femme avec un serrement de coeur; je pense que c'est probable, quoique ma mère n'en parle pas... Voici la lettre... Elle mit sous les yeux de son mari la lettre affectueuse et courte de madame Sérent. --C'est bien; nous partirons samedi, fit Breuil en baisant le front pur de sa femme. Pendant tout le jour elle le suivit des yeux avec une vague inquiétude; elle avait peur d'un danger inconnu; mille pensées absurdes et contradictoires flottaient dans son esprit; elle en reconnaissait la folie, les chassait et, l'instant d'après, voyait naître une nouvelle appréhension, aussi mal définie que les autres... Elle se calma le lendemain, en voyant que son mari ne changeait rien à ses habitudes, qu'il ne paraissait pas plus triste que de coutume, mais seulement un peu plus préoccupé, et elle se prépara à passer quelque temps à Paris. Un grand combat se livrait silencieusement dans l'âme de Louis Breuil. Depuis deux ans il avait appris bien des choses que jadis il ne soupçonnait pas dans la vie: entre autres, à souffrir et à cacher sa souffrance. Il avait vu combien Marine était profondément troublée dès qu'il manifestait un chagrin quelconque; il s'était rendu compte de la nature exquise et dévouée de celle qu'il avait aimée jadis presque instinctivement, sans véritablement l'apprécier; il s'était dit depuis peu: «Je ne la méritais pas!» Et, en reconnaissant que, malgré ses faiblesses et ses erreurs, à lui, elle vivait de sa joie et souffrait de sa peine, il avait ajouté: «Qu'au moins je ne lui cause jamais de chagrins!» C'est la résolution bien arrêtée de ne pas causer de chagrins à sa femme qui avait soutenu Louis dans la plus terrible épreuve de son existence: les deux jours qui avaient suivi son entretien avec Dangier. A ce moment, devant la réprobation qu'il sentait peser sur lui muette et inexorable, il avait pensé à mourir afin de racheter ainsi l'erreur de sa vie passée. Ce qui l'avait retenu, ce n'est pas la pensée qu'une mort inutile ne rachète point la faute d'une existence stérile: Breuil n'était point organisé pour de tels raisonnements. C'est la pensée que sa mort causerait à Marine un chagrin profond qui l'arrêta sur la pente si douce et si glissante du suicide. Une fois résolu à vivre, il accepta avec une humilité touchante les épreuves pénibles que l'avenir ne pouvait manquer de lui préparer. Dans une sorte d'enthousiasme maladif, il les souhaitait presque, les saluant comme une expiation. Une sorte de fatalité maligne semblait s'attacher à Breuil et le poursuivre dans les événements de sa vie. Nombre d'autres avaient fait comme lui, et cent fois pis que lui; mais ceux-là vivaient dans un milieu où tout le monde pensait comme eux; ils s'encourageaient les uns les autres dans leur façon d'apprécier leur conduite, se déclaraient que nul homme de bon sens n'aurait pu agir autrement et se félicitaient réciproquement de leur sens pratique. Croyaient-ils bien sincèrement aux sentiments qu'ils exprimaient? Il est permis d'en douter; ceux qui mènent grand bruit ne sont pas toujours les plus braves; au fond, il est probable que toute cette forfanterie de prudence cachait une honte secrète, de laquelle ils n'eussent jamais voulu convenir, mais qui les travaillait de temps en temps, mal étouffée par un faux amour-propre. Breuil s'était trouvé, lui, au milieu de caractères nobles et résolus: là, pas de tergiversations, pas de moyens termes, pas de cotes mal taillées avec le devoir. Aussi, devant ceux-là, se sentait-il inférieur, et c'est de là que venaient toutes ses souffrances, car il n'était pas homme à accepter sans combat une situation humiliante. Mais, lorsqu'il eut compris que, le mal étant irréparable, la bonté des siens lui épargnerait tout ce qui dépendait d'eux, il se prit d'une estime plus profonde, d'une tendresse plus intime pour ceux qui cherchaient à lui épargner des chagrins; et il se promit de faire tout ce qui serait possible pour leur prouver qu'ils n'avaient pas tort de lui conserver leur amitié. C'est pour cela qu'au lieu d'éviter la réunion du dimanche suivant, il voulut y assister, afin de montrer qu'il acceptait noblement le rôle difficile que sa conduite passée lui imposait. Le dimanche venu, la famille entière se trouva réunie avant six heures dans le grand salon de la place Royale. Gaston arriva le dernier, avec sa jeune femme et son beau-père, qui avait voulu serrer la main de Robin. Malgré la gravité de la circonstance, malgré la douleur maternelle qui creusait les yeux et pâlissait les joues de madame Sérent, on causait avec animation de toutes parts; les deux années et demie révolues depuis la mort de Daniel avaient fait de ce triste événement une sorte de légende, touchante et sacrée, mais où l'acuité du premier deuil s'effaçait pour faire place à une vénération tendre; le père et la mère, seuls, ressentaient et devaient toujours ressentir l'horreur de la perte. --Enfin, vous direz ce que vous voudrez, riposta vivement Céline à mademoiselle Dangier; j'ai épousé Gaston parce qu'il s'était bien battu... --Et puis aussi parce qu'il a quelques petits mérites personnels! interrompit Pauline, qui passait derrière elle. --Je ne dis pas le contraire, mais je l'ai épousé surtout parce qu'il s'était bien battu! Et jamais je n'aurais épousé un homme qui se serait tenu tranquillement chez lui pendant ce temps-là. --Même s'il avait eu soixante-dix ans et des lunettes? demanda eu souriant mademoiselle Dangier. Céline ne put s'empêcher de rire. --On n'épouse pas les vieux! dit-elle. --Eh! eh! cela se voit pourtant! reprit Pauline. Breuil écoutait, l'air tranquille et le coeur ravagé par le souci. La légende du jeune Spartiate dévoré par le renard qu'il tenait caché sous sa robe est mise en action, chaque jour et à chaque heure, dans toute société civilisée. D'ailleurs, Louis était venu pour cela; la destinée n'avait qu'à s'accomplir. La porte s'ouvrit, et Robin parut au milieu d'un grand silence. M. Sérent alla au-devant de lui et, le prenant par la main: --Mes enfants, dit-il, c'est notre ami, M. Robin. Madame Sérent lui tendit les deux mains et le regarda au fond des yeux, sans mot dire: toute sa tendresse de mère, toute son âme de Française étaient dans ce regard. Le ciseleur, un peu embarrassé d'abord de se voir l'objet de l'attention générale, oublia tout à la vue de cette femme silencieuse qui avait tant souffert. D'un geste simple et filial, il l'attira dans ses bras et la serra sur sa poitrine, comme si elle eût été sa mère à lui. Un mouvement léger se fit dans le salon, et Gaston, s'avançant vers Robin, lui serra la main fortement. Dès cette heure, l'ouvrier avait autant d'amis qu'il y avait là de personnes présentes. Marc Dangier le regardait avec attention, cherchant à se souvenir; depuis le jour où pour la première fois la _Marseillaise_ avait passé sur les boulevards, il avait vu tant de visages, éprouvé tant d'émotions nouvelles, que la mémoire lui manquait parfois; mais Robin ne l'avait pas oublié, quoiqu'il ne l'eût vu qu'une minute. Quand leurs yeux se rencontrèrent, ils se reconnurent aussitôt. --C'était vous? dit Marc; je suis content que ce soit vous! --Vous n'avez pas oublié? répondit le ciseleur. C'était beau, n'est-ce pas? Vous vous le rappelez? Je vous avais dit qu'on se ferait bien tuer sur cet air-là! Et vous m'avez répondu: Cela viendra peut-être!... C'était vrai, pourtant, et cela est venu! Le dîner fut annoncé, et la conversation devint générale. Robin n'était ni ignorant ni vulgaire; curieux de tout ce qui concernait son art, il avait fureté dans les musées et dans les bibliothèques, avait vu des milliers d'estampes, lu des centaines de volumes sur la ciselure et la gravure sur métaux, à ce point que dans cette branche il eût pu en remontrer à bien des amateurs et lutter avec un érudit. La simplicité de ses habitudes et de ses goûts le préservait de la vulgarité, et la famille Sérent passa, grâce à lui, une soirée fort agréable, indépendamment de l'intérêt plus particulier que lui inspirait le vengeur de Daniel. Après le café, quand on fut retourné au salon, les groupes se divisèrent; Marc et Robin se retrouvèrent ensemble, poussés l'un vers l'autre par l'attrait mystérieux de leur première rencontre. Breuil, qui s'était approché, les écoutait comme il écoutait tout, avec une attention inquiète. Son esprit était semblable au doigt d'un homme posé sur un chien de pistolet, en attendant le moment précis de presser la détente; il lui semblait toujours que quelque chose allait arriver. --C'était superbe! fit Robin, revenant instinctivement au souvenir du moment où il avait rencontré Dangier. Ce silence qui s'est fait tout à coup pour écouter, et puis ce chant qui approchait comme un tonnerre... Il faut avoir entendu cela pour savoir ce que c'était. Vous y étiez, monsieur? demanda-t-il à Breuil. --Non, monsieur, répondit celui-ci. --Ah! dans les provinces ce n'était pas la même chose, évidemment! reprit Robin. La province s'est bien conduite tout de même! À Nantes, nous avions formé un bataillon de francs-tireurs qui se sont battus comme des enragés; il y en a eu de tués à Châteaudun... Je ne sais pas comment nous avons fait pour nous échapper, nous autres... Enfin, c'est loin, tout cela! Avez-vous été blessé? demanda-t-il à Marc. --Rien! pas une égratignure. --Ce n'est que juste. Tout le monde ne peut pas y en avoir goûté! Mais ça ne fait rien. Si on avait voulu, les choses ne se seraient pas passées comme ça! Si dès le commencement, au lieu de s'en aller aux bains de mer, les gens étaient restés chez eux; si, au lieu d'engraisser les propriétaires d'hôtels, ils avaient gardé leur argent pour autre chose; si leurs maisons n'avaient pas été vides... on ne sait pas ce que la France pouvait faire! Les poings crispés, il regardait dans l'espace avec une colère mal contenue. --Tout le monde ne pouvait pas se battre, non plus, Robin! Soyons raisonnables! fit Marc en lui effleurant le bras. --Tout le monde, non! mais tous ceux qui pouvaient! Ils n'en avaient pas envie, voilà! Ce qu'il leur fallait, c'étaient leurs habitudes, leurs pantoufles chaudes le soir; en campagne, pas moyen de tirer la couverture sur ses oreilles dans un lit bien bassiné, n'est-ce pas? Si vous les aviez entendus! «je ne sais pas faire l'exercice, moi! je brouillerais tout! Et puis, si j'étais blessé, que deviendrait ma famille?» Ils se trouvaient des familles toutes neuves pour la circonstance, même ceux qui n'en avaient jamais eu! Je ne dis pas qu'ils n'auraient point éprouvé grand plaisir à gagner des batailles, pourvu que ce fût par procuration! Voyez-vous, monsieur Dangier, quand je suis revenu à mes affaires, moi qui avais vécu je ne sais ni comment, ni de quoi, pendant dix mois, et quand j'ai vu revenir aussi de leur côté, gras et frais, des gens qui arrivaient de n'importe où, bien tranquilles et qui ne trouvaient à vous dire qu'une chose: «Eh bien, et nous? Vous croyez peut-être que c'était amusant, six mois de plage, et en hiver encore!...» j'avais envie de leur broyer les os... Et, si je ne le fais pas, c'est qu'ils n'en valent pas la peine! Tas de pantouflards! L'indignation avait emporté Robin, et sa dernière parole retentit dans le haut salon comme une fanfare. Breuil chancela imperceptiblement; le bras de Marine se trouva passé sous le sien sans qu'il sût comment, et c'est le visage de la jeune femme que Robin vit devant lui lorsqu'il promena sur ceux, qui l'entouraient son regard encore irrité. --Je vous demande pardon, dit-il en passant la main sur son front. Je deviens mauvais quand je pense à ça; je ne sais pas pourquoi je viens parler de ces choses-là dans la maison de braves gens comme vous, mais c'est plus fort que moi. Mademoiselle Dangier, avec sa délicatesse ordinaire, s'empara du ciseleur pour détourner la conversation, et Marc put regarder Breuil, vers lequel il n'avait d'abord osé tourner les yeux. Louis s'était assis sur une chaise, car ses jambes tremblaient; avec une douceur infinie, il souriait à sa femme qui lui parlait affectueusement. Mais ce sourire était navré et la voix de Marine n'était pas sûre. --C'est un brave garçon! dit Marc en s'approchant; un peu exalté, mais il en faut quelques-uns comme cela... --C'est un homme de coeur, répondit Breuil dont le visage était resté d'une pâleur livide; vous avez raison, Dangier, il en faut comme cela. Il faut des hommes qui aient le courage de dire ce qu'ils pensent, de même que ceux qui les écoutent doivent avoir le courage de les entendre. Dangier s'assit auprès de lui et appuya très-légèrement le bras sur son épaule, comme pour lui faire sentir l'affectueuse étreinte qu'il n'osait lui donner de peur d'attirer l'attention. Marine leva les yeux sur Marc et lui adressa dans son regard toute sa reconnaissance et son amitié. Breuil, entre eux, les regardait alternativement, étudiant leurs visages comme s'ils étaient nouveaux pour lui; il y voyait peut-être, en effet, des choses nouvelles; mais son âme n'en prenait point d'ombrage. Sous le coup cruel qu'il venait de recevoir, il avait acquis une lucidité étrange et il comprenait bien que ces deux êtres, tendrement unis par l'affection, étaient ses meilleurs et ses plus vrais amis. --Voilà la voix de la vérité, dit doucement Louis à Dangier; la vôtre était celle de l'amitié; l'opinion publique a parlé, son arrêt est indiscutable. Je vous remercie de l'avoir atténué pour m'épargner de plus grands chagrins. --Veux-tu que nous rentrions? dit Marine en l'interrompant; je suis très-fatiguée. Il lui jeta un regard reconnaissant et se leva. --A bientôt! lui dit Marc en lui serrant la main. --Merci, répondit Breuil avec le même sourire navré. Ils se retirèrent sans bruit. Un instant après, Robin dit à Marc: --Il est très-gentil, ce monsieur qui était là; c'est votre beau-frère? --Non. C'est le mari de ma cousine, de la soeur de Daniel. --Où était-il pendant la guerre? Marc hésita un millième de seconde, puis répondit: --Dans l'Est. Robin n'insista pas; peu lui importait d'ailleurs, et Marc n'en fut pas fâché, car, avec le courage de ceux qui ne savent pas ce que coûte un mensonge, il se demandait s'il n'allait pas, pour justifier Breuil, inventer un roman de toutes pièces. Le lendemain, Breuil demanda à sa femme s'il lui serait indifférent de retourner à Châteaudun. Marine y consentit d'autant plus volontiers qu'après ce qui s'était passé la veille, plus que jamais elle se sentait pleine de craintes mal définies. Ils rentrèrent dans leur maison solitaire, au bord du Loir grossi par des pluies récentes et dont les flots menaçaient, si la crue continuait, d'envahir leurs pelouses. Là au moins, dans la tristesse des jours gris, ils auraient le silence et la paix, si nécessaires aux coeurs troublés. XVIII Pendant quelques jours, Louis sembla s'occuper uniquement de soins matériels: la maison, les communs, le jardin, la crue du Loir paraissaient occuper toute son attention; on le voyait aller et venir d'un air affairé comme au temps où il surveillait les travaux de son installation. Marine savait bien quel cuisant souci se cachait sous ce semblant d'activité; elle sentait qu'il n'avait pas envie de rester seul avec elle, qu'il craignait plus encore d'être seul avec lui-même, et que, jusqu'au moment où il aurait repris son équilibre, toute tentative serait inutile pour le calmer. La jeune femme souffrait cruellement; assise à la fenêtre du salon, où elle occupait ses doigts à quelque ouvrage d'aiguille, elle regardait Louis arpenter les allées de son jardin. Il s'arrêtait devant un massif et paraissait absorbé dans la combinaison de nouvelles plantations pour l'été; mais elle savait que la pensée de son mari était bien loin de là; elle entendait dans son cerveau fatigué, comme il l'entendait lui-même dans le sien, la terrible épithète de Robin: Pantouflard! Grotesque et terrible, cette épithète qualifiait bien ceux qui s'étaient désintéressés de la chose publique d'abord, de la patrie ensuite. Ils avaient déclaré la partie perdue dès le premier jour et n'avaient plus eu qu'un souhait: la paix! qui leur rendrait le repos moral. Ils sont rares, ceux qui ne craignent pas la souffrance; les pantouflards de 70 avaient peur de la guerre comme d'une rage de dents, et ils l'avaient subie avec la résignation bourrue qu'on met à supporter les calamités contre lesquelles on ne se roidit point. Breuil sentait bien qu'il avait souffert pour ceux qui souffraient; sa main avait toujours été ouverte pour donner, et le retour dans ce pays ravagé avait fait saigner toutes les fibres de son âme... Mais les apparences étaient contre lui. Comment prouver à ceux qui le condamnaient que son coeur n'avait jamais été celui d'un lâche, mais seulement celui d'un faible? Comment expliquer, décrire les émotions délicates et secrètes qu'il avait ressenties? S'il l'avait pu, il ne l'eût pas fait, car la pudeur de son âme l'eût empêché de parler de ces choses mystérieuses que l'on ne peut raconter, que le poëte seul a le privilège de dire parce qu'il les chante et devient alors le porte-parole de ceux qui pensent et sentent comme lui. Sous la fine pluie implacable qui lui piquait le visage comme des pointes d'aiguille, Breuil allait, un sécateur à la main, donnant à ses rosiers la taille de mars, élaguant une branche basse à quelque jeune arbre, ne sentant ni le froid ni l'heure de la faim. La nuit tombait; il rentrait avec un frisson, et, comme malgré lui, vaguement, sans s'en rendre compte, il essayait de tuer la pensée par l'excès de la lassitude physique, mais sans y parvenir, car, la nuit, il restait longtemps éveillé après que sa bougie était éteinte; et de la chambre voisine sa femme, qu'il croyait endormie et qui retenait son souffle, l'entendait s'agiter fiévreusement jusqu'à l'aurore. Une nuit, trompée par une longue apparence de calme, elle s'était endormie; elle fut soudain réveillée par la voix de Breuil. Avec cette angoisse qui serre la gorge dans le rêve et qui donne aux paroles une expression si effrayante, il répétait: «Pantouflard! je suis un pantouflard!» Marine courut à lui et lui passa les mains sur le front pour le réveiller. Elle lui parlait en même temps, et, pendant qu'il revenait à lui, elle alluma promptement la bougie, afin de dissiper complètement les terreurs du rêve et de l'obscurité. --Qu'est-ce que j'ai dit? demanda Breuil, quand il la vit pencher sur lui son beau visage encore pâle d'émotion. Elle hésita un instant, puis prit vite une décision. Mieux valait en finir; une fois ou l'autre, ils parleraient de ce mot fatal, devenu l'obsession de leurs vies: autant le faire tout de suite. --Tu songes à cette parole de Robin, dit Marine en essuyant avec son mouchoir le front de son mari couvert d'une sueur d'angoisse. Louis, tu as tort. Un mot dit en l'air par un étranger ne devrait pas t'influencer à ce point. Depuis ce malheureux jour, tu n'es plus toi-même, et, s'il faut te dire la vérité, tu me fais beaucoup souffrir. Il faut avoir du courage, renoncer à te torturer toi-même... --Je ne peux pas! fit Breuil découragé. C'est plus fort que moi. --Alors, dit Marine dans une inspiration subite, il faut que tu te mettes à travailler. Prends une occupation quelconque, entreprends un travail qui t'obligera à t'absorber loin de toi-même. Ce sera en même temps une sauvegarde et... puisque tu veux t'accuser de quelques torts, une réhabilitation! --Ah! s'écria Breuil en saisissant les mains de sa femme, tu me sauves! Oui, tu as raison, je travaillerai, je ferai quelque chose, je serai quelqu'un! Il faudra bien que tu sois un jour fière de moi! Je te rends malheureuse, ma chère femme? C'est vrai! Je ne pensais qu'à mes peines, et je ne voyais pas que tu souffrais auprès de moi. Tu verras, je changerai d'existence, je me rendrai très-utile... Que faut-il que je fasse? quelle carrière me conseilles-tu de choisir? Les yeux de Louis brillaient de fièvre, il parlait vite avec une animation extraordinaire. --Nous verrons cela demain, dit Marine; maintenant il faut dormir. Je vais rester là jusqu'à ce que tu aies repris ton sommeil. Elle s'enveloppa des plis de sa robe de chambre et s'assit auprès du lit, une main sur la couverture. Calmé par la douceur de sa voix, par la tranquillité de son sourire, Breuil ferma bientôt les yeux; il les rouvrit deux ou trois fois pour la regarder avec un sourire heureux; puis ses traits se détendirent et il s'endormit d'un paisible sommeil. Quand la respiration du dormeur fut tout à fait égale, la jeune femme se leva, éteignit la bougie et retourna dans sa chambre. En passant vers la fenêtre, elle écarta le rideau et vit filtrer à travers les persiennes une lueur nacrée qui lui donna soudain soif d'air frais. Avec mille précautions elle ouvrit la fenêtre, poussa le volet et regarda au loin. Devant elle, la silhouette élégante du château se dessinait sur le ciel nuageux; la lune, tour à tour couverte et découverte suivant le caprice du vent, éclairait le paysage d'une lueur incertaine. L'air chargé d'humidité sentait l'herbe et les jeunes pousses; tout parlait à la fois de craintes et de promesses; quelque chose d'envahissant et de troublé venait de la terre et des gazons, des pâles clartés du ciel et de leur reflet changeant sur les eaux du Loir, qui baignaient les pelouses avec une sorte de mouvement rhythmé comme la palpitation d'un coeur invisible. --Serai-je jamais heureuse? demanda Marine aux nuages que le vent poussait là-haut, aux roseaux qui tremblaient dans les flots mouvants, et à elle-même, si inquiète et si navrée. J'ai vingt-deux ans; suis-je destinée à craindre toujours, souffrir toujours, aimer et plaindre toujours, sans m'endormir jamais dans une paix consolante? Est-ce toujours moi qui devrai prévoir, encourager, consoler? N'aurai-je donc jamais, pour me soutenir, l'appui d'un bras robuste, et devrai-je vivre, penser, vouloir éternellement pour deux? Elle resta ainsi quelques instants; le vent agitait ses cheveux sur son front; une goutte de pluie égarée, enlevée au toit, tomba sur son visage. Elle l'essuya lentement, ferma la fenêtre bien doucement et regagna son lit, où jusqu'au jour elle ne put trouver le sommeil. --Il dort au moins, lui! pensait-elle durant sa longue insomnie, et, pendant qu'il dort ainsi, il ne souffre pas. Nous verrons ce qu'apportera demain! XIX Le lendemain apporta une crue extraordinaire du Loir. Les villages riverains furent envahis par les eaux avec une telle rapidité que les secours purent à peine être organisés assez vite. Dès les premiers bruits d'alarme, Louis Breuil s'était offert pour tout ce qui dépendait de lui; il passa la journée à parcourir les rives, à rassurer les uns, à gourmander les autres, à surveiller le sauvetage du bétail et des mobiliers et surtout à ramener le courage et la bonne humeur chez les paysans abattus. Tout coutumiers qu'ils sont de pareilles alertes, les villageois ne peuvent se résigner à voir l'eau envahir leurs demeures; la vue du flot montant, qui sans effort, presque sans secousse, vient d'abord effleurer la route, puis la première marche, puis le seuil, et déborde enfin dans la maison familiale, est toujours pour eux l'occasion du même désespoir. Breuil se multiplia et obtint les plus heureux résultats. Aussi, le soir, quand il rentra harassé, trempé jusqu'aux genoux, il se sentait plus léger qu'un des nuages floconneux qui couraient encore dans le ciel par instants. --Si tard! lui dit affectueusement Marine qui l'attendait depuis longtemps à la grille, une lanterne à la main. --Tout n'est pas fini, il s'en faut! répondit Louis en l'embrassant; le Loir monte toujours et je parie bien que d'ici demain il y aura quelques nouveaux dommages. Allons dîner! Je crois que jamais de ma vie je n'ai eu si faim! Tu sais que je n'ai pas déjeuné? Ils se dirigèrent vers la maison bien éclairée. Breuil, tout en marchant, explorait du regard le cours de la rivière. --A-t-il passé des épaves par ici? demanda-t-il. --Quelques chaises, une table, pas mal de morceaux de linge... répondit Marine. --On n'a entendu parler d'aucun accident de personnes? --Aucun. Le Loir monte, en effet; il y a une heure, il s'arrêtait au pied du premier araucaria, et maintenant le voici bien près du second. --Nous verrons cela après le dîner, répondit Louis en pressant le pas. Le feu flambait joyeusement dans la grande cheminée. Breuil alla changer de vêtements puis il revint se chauffer; sa gaieté tendre, presque enfantine, lui donnait un air de jeunesse qu'il avait perdu depuis longtemps, et Marine le regardait avec un sourire de mère satisfaite. Quand ils eurent terminé leur repas, il se rapprocha du foyer et étendit les jambes à la flamme. --Je suis éreinté, dit-il en riant; mais c'est délicieux! Je ne puis pas dire en mon âme et conscience que je souhaite la perpétuité de l'inondation, et puis je crois qu'à la longue on se blaserait, même là-dessus; mais je puis t'assurer que ce petit remue-ménage m'a fait grand bien. J'ai trouvé ma véritable vocation, Marine; je suis évidemment né chien de Terre-Neuve. Il riait, et ses yeux humides débordaient de joie. Le sentiment d'une activité bien employée lui donnait les jouissances les plus pures, les plus élevées qu'il eût encore connues. Après quelques instants donnés à ce bien-être à la fois moral et physique, il se leva d'un mouvement résolu. --Allons, dit-il, encore un coup de collier! Il faudrait autant que possible que tout le monde passât la nuit dans un lit, et je présume qu'à la municipalité ils n'en sont pas encore là; si seulement on peut coucher les femmes et les enfants, il faudra se déclarer content. --Tu t'en retournes? fit Marine avec regret. Elle eût voulu garder près d'elle cet homme qui paraissait heureux et dispos. Tu trouves que tu n'as pas assez couru aujourd'hui? --Laisse-moi faire, répondit-il avec un sourire si jeune et si irrésistible qu'elle revit soudain les anciens jours de la terrasse et de l'allée des tilleuls. Si tu savais le bien que cela me fait! Plus que jamais elle eût voulu le retenir; elle hésita encore, mais il la regardait d'un air suppliant contre lequel elle se sentait sans défense. --Fais comme il te plaira, dit-elle à son corps défendant; mais au moins ne va pas seul. --Soit, j'emmènerai Vincent. Es-tu contente? Il passa dans l'antichambre et revêtit son grand imperméable, pendant que le jardinier se préparait à l'accompagner. Elle le regardait faire en souriant, quoiqu'elle eût le coeur serré. --A tout à l'heure! dit-il en l'embrassant. La porte se referma sur lui; elle la rouvrit pour le voir encore. La silhouette des deux hommes se détachait sur le fond argentin du Loir, qui baignait maintenant la moitié du jardin. La lune brillait d'un éclat merveilleux dans le ciel, de temps en temps voilée par un gros nuage qui passait rapidement. Un de ces nuages assombrit le paysage au moment où Breuil et son compagnon franchissaient la grille; quand la clarté revint, on ne les voyait plus. Marine rentra chez elle. Pour gagner le pont de Brou, Louis dut marcher dans l'eau, qui arrivait en clapotant jusqu'à la route. Au moment où il se trouvait au milieu du pont, il s'arrêta soudain. --Voyez donc, Vincent, dit-il; quelque chose vient de passer sur le barrage. --Le barrage? Mais, monsieur, on ne le voit plus! fit le jardinier. Il y a trois pieds d'eau par-dessus. --On voit le remous! Tenez, cela vient par ici... C'est un être humain, une femme... Et il n'y a personne avec un bateau!... L'objet qu'il avait vu approchait rapidement, ballotté et retourné en tous sens par la violence du courant. --C'est une femme, dit le jardinier; elle a le corps sous l'eau; on ne voit plus que ses jupons... Le paquet de vêtements allait s'engouffrer sous le pont; Louis jeta loin de lui le pardessus qui le gênait et, traversant le pont d'un saut, se jeta bravement dans la rivière, au moment ou l'épave émergeait de dessous l'arche obscure. --Monsieur, monsieur! cria Vincent qui, en homme pratique, prit le bord au lieu d'imiter son maître. Louis nageait bien; d'une main il saisit l'objet, qu'il lâcha aussitôt en voyant que ce n'était qu'un monceau d'étoffes; le flot l'emportait rapidement, et le jardinier qui courait sur le rivage submergé avait grand'peine à ne pas se laisser dépasser. --Monsieur, revenez au bord! criait-il. --À moi! fit soudain Louis avec un cri douloureux. Et il disparut dans un tourbillon. Le brave garçon se précipita dans la rivière et, non sans peine, ramena au bord Louis, qui ne se débattait plus. Le courant les avait conduits presque en face de la maison de Breuil, à la hauteur des grands araucarias. Vincent fit quelques pas, entraînant son maître jusqu'à ce qu'il pût l'adosser au tronc d'un de ces arbres; puis il courut au logis chercher du secours. Il eut la présence d'esprit de ne pas appeler Marine, mais d'aller droit aux communs, où il savait trouver des hommes. Ils arrivèrent en hâte au pied de l'araucaria, où ils trouvèrent Breuil, assis dans l'eau, le corps appuyé à l'arbre, les yeux ouverts, mais sans parole. En un clin d'oeil ils eurent atteint la maison. Inquiétée par le bruit, Marine ouvrait la porte lorsque le sinistre convoi se présenta sur le seuil. --Ce n'est rien, madame, dit Vincent; monsieur s'est jeté à l'eau pour repêcher quelque chose; il a dû être saisi, car il n'a pas été une seconde sous l'eau; vous voyez, il a bien sa connaissance. En effet, Breuil voyait et entendait; il sourit faiblement à sa femme, qui le regardait avec une inexprimable angoisse. Bientôt il fut dans son lit bien chaud, et le médecin arriva. --Je ne vois, dit-il, rien qui explique l'état de M. Breuil; cependant il doit avoir reçu quelque lésion grave, que rien ne trahit encore... Pour le moment, il m'est impossible de rien pronostiquer. Louis s'endormit presque sur-le-champ, sans quitter la main de sa femme. Le docteur s'assit sur un canapé, dans la pièce voisine, afin de parer aux accidents qui pourraient se produire. Après une heure de repos fiévreux, le malade se réveilla, ouvrit les yeux, serra la main de Marine et lui parla très-bas, mais distinctement. --C'est ridicule, lui dit-il, de mourir pour avoir voulu sauver des chiffons; c'est ma vie! Des aspirations et pas de résultats... C'est ridicule! --Non! murmura Marine en se penchant sur lui; c'est noble et courageux, mon Louis; c'est toute ta bonne âme généreuse qui est là dedans. Tu dois être content! --C'est absurde, mais tu as raison; je suis content. Dis, tu m'aimes? --Je t'aime, mon cher Louis; je suis contente de toi. Ce ne sera rien. Il la regarda dans les yeux. --Je suis perdu, dit-il. Elle tressaillit violemment. L'idée que cet homme pouvait être perdu, alors qu'il parlait et raisonnait si bien, lui paraissait de la folie. --Je suis perdu, répéta-t-il. Je me suis frappé le dos contre quelque chose dans l'eau, je ne sais pas quoi. Je me suis brisé la colonne vertébrale. Je sens que je vais mourir. Fais venir la famille... et Marc, ajouta-t-il après un instant de réflexion. Marine appela le médecin et envoya aussitôt au télégraphe. Bien qu'il fût très-tard, la dépêche partit. --Est-ce vrai, docteur? demanda-t-elle quand elle revint près de son mari. --Je n'en sais absolument rien, répondit le médecin. Je ne constate aucune lésion et je n'ose touchera l'épine dorsale, car, s'il y a là quelque chose, on ne pourrait que lui faire du mal en le remuant. --Je me sens, allez, docteur, dit Breuil; j'ai vu un homme comme cela, dans un éboulement; il s'est trouvé très-bien jusqu'à la dernière minute, et cela ne l'a pas empêché de mourir au bout de quelques heures. Je n'ai mal nulle part, mais je ne puis pas remuer; dans un moment, je ne pourrai plus parler. Marine le regardait de toute son âme et ne pouvait y croire. Cette incrédulité est la seule ressource des malheureux subitement frappés, car elle leur laisse le temps de s'accoutumer à leur malheur. Sans cette ressource suprême, ils tomberaient foudroyés sous le choc. Les heures de la nuit s'écoulèrent longues et lentes; le matin se leva dans un ciel d'une merveilleuse pureté. Les yeux de Breuil se-dirigeaient vers la fenêtre. Marine comprit et tira les rideaux. Les clartés de l'aube entrèrent dans la chambre élégante et coquette, arrangée depuis si peu de temps pour recevoir le jeune maître. --M'entends-tu? demanda Marine. Il fit signe que oui et sourit faiblement. --Tu sais que nous avons été très-heureux? lui dit-elle avec une tendresse infinie. Il la regarda tristement, d'un air de doute. --Oui, très-heureux, répéta-t-elle en se penchant sur lui. --Merci, dit-il. Il pouvait parler, mais c'était pour lui une extrême fatigue. Elle ferma la fenêtre, car l'air était vif, releva les rideaux pour qu'il pût voir au dehors, et revint s'asseoir auprès de lui. Il resta immobile, la regardant de temps à autre avec douceur. Vers midi, des pas retentirent sur le gravier, et, l'instant d'après, M. et madame Sérent parurent sur le seuil. Marc les suivait. Louis parut heureux de les voir. Ses mains étaient inertes; depuis quelque temps déjà il ne les sentait plus. Marc s'approcha de lui et lui parla, mais sans que le mourant parût l'entendre. Il le voyait pourtant, car ses regards allaient de Marine à Dangier avec une persistance inquiète. Enfin, par un effort où il rassembla toute son énergie, il remua les lèvres et Marc comprit distinctement qu'il disait: «Prenez-la.» Les yeux de Breuil se fixèrent alors sur sa femme avec une tendresse que la mort divinisait, et lorsqu'on s'aperçut qu'il ne respirait plus, il la regardait encore. XX Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles madame Breuil, enfermée dans sa maison, ne vit personne, excepté sa famille et quelques rares amis. Le voile de deuil que les événements avaient jeté sur cette jeune existence semblait la séparer du reste du monde: elle n'avait jamais eu un goût bien vif pour la société; mais, depuis son veuvage, elle paraissait éprouver une véritable aversion pour tout ce qui l'arrachait à sa solitude. Après l'expiration des premiers douze mois, Pauline essaya de faire voyager sa soeur; grande voyageuse elle-même, elle avait toute confiance dans l'efficacité des déplacements; mais Marine se refusa obstinément à quitter sa maison. Quelques mois après, Gaston insista à son tour pour emmener Marine à Paris; il n'eut pas un meilleur succès, et l'hiver s'écoula sans modifier les projets de retraite de la jeune veuve. Au printemps suivant, M. et madame Sérent eurent l'idée de louer la maison qu'ils avaient jadis occupée avec leurs enfants; elle était pleine de souvenirs douloureux, mais elle rappelait aussi mille choses gracieuses ou touchantes, et ce séjour leur permettait de voir leur fille quotidiennement, sans lui imposer les obligations de l'hospitalité. Marc était un visiteur assidu de cette maison, où il faisait des apparitions aux heures les plus invraisemblables, ce qui prouvait clairement que Paris n'était pas pour lui une résidence obligatoire. Le locataire qui avait occupé la maison pendant que M. Sérent l'avait laissée vacante avait donné tous ses soins à un jasmin qui, délaissé jadis, couvrait maintenant tout un mur de ses étoiles parfumées. Marine aimait ce jasmin et passait rarement le long du treillage sans en détacher une branche qu'elle mettait à son corsage. Pauline, toujours perspicace et discrète, tirait de ce détail des espérances insensées. Un jour, elle se décida à prévenir sa soeur que son temps de deuil était fini depuis plusieurs mois. --C'est bien, dit Marine; je te remercie. Le lendemain, elle se montra avec une robe blanche, très-simple, qui lui donnait l'apparence d'une toute jeune fille. Pauline la regarda d'un air de satisfaction, cueillit une branche de jasmin et la mit dans les cheveux de sa soeur, qui se laissa faire, puis rentra dans la maison. Marine, au lieu de la suivre, alla s'asseoir au bout de la terrasse, à la place qu'elle affectionnait jadis et où ses souvenirs la ramenaient invinciblement. La journée était grise et douce, comme l'état de son âme. Après avoir beaucoup souffert, après s'être dit que le bonheur n'existait pas pour elle, qu'une existence paisible était tout ce qu'elle pouvait rêver après tant d'épreuves, Marine se demandait depuis quelques jours si une aube nouvelle se levait dans son coeur pour qu'elle le sentit battre si joyeusement. La vie avait pris pour elle une saveur nouvelle; elle remarquait avec étonnement qu'elle pouvait s'intéresser à tout ce qui l'entourait autant et plus que jadis... Le parfum du jasmin qu'elle avait dans les cheveux lui semblait encore plus doux que de coutume, et elle se pencha sur son ouvrage avec une rougeur fugitive sur les joues lorsqu'elle entendit près d'elle un pas bien connu. --Vous en avez déjà une? dit la voix de Marc avec une inflexion caressante qu'elle connaissait bien. Elle leva les yeux et vit qu'il parlait d'une branche de jasmin qu'il tournait entre ses doigts. Elle sourit, se remit à son ouvrage, et il déposa sur les genoux de la jeune femme son hommage frêle et embaumé. --Vous souvenez-vous, Marine? dit-il en s'asseyant près d'elle. Il y a bien longtemps, oh! si longtemps! je vous en avais apporté une autre, sans vie et sans parfum... Celle-là ne m'a pas porté bonheur... --A moi non plus, répondit Marine sans lever la tête. --Mais celle-ci est vivante... Voulez-vous partager ma vie, et aussi mes chagrins, car nous en aurons, Marine, bien que vous ayez déjà porté plus qu'un fardeau ordinaire?... Voulez-vous être ma joie? Je serai votre force, et nous vivrons heureux, heureux malgré tout... Elle le regarda bien en face et répondit doucement: --Je le veux. Il prit alors la main que jusque-là il n'avait eu garde de toucher. --Celui qui n'est plus, dit-il, vous avait donnée à moi; je vous prends. Elle le regarda avec une interrogation dans les yeux. --Sa dernière parole a été: «Prenez-la.» J'obéis. Marine regarda le Loir, dont les flots diminués coulaient paisiblement dans leur lit ordinaire, puis reporta ses yeux sur Marc. --Vivre pour travailler, dit-elle, pour lutter, pour souffrir ensemble... --Et pour vaincre! ajouta Dangier. Un tout petit Daniel, qui marche à peine, tire à toute heure sur les jupes de madame Sérent en l'appelant grand'mère, et elle l'adore. FIN. PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie RUE GARANCIÈRE, 8. [Fin de _Louis Breuil_ par Henry Gréville]