* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licence.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Une soirée à l'Olympia Auteur: Léon Werth (1878-1955) Date de la première publication: 1927 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: la Cité des Livres, 1927 (première édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 30 janvier 2008 Date de la dernière mise à jour: 30 janvier 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 70 Ce livre électronique a été créé par David T. Jones, Chuck Greif, Mark Akrigg et le Online Distributed Proofreading Canada Team à http://www.pgdpcanada.net L'ALPHABET DES LETTRES UNE SOIRÉE À L'OLYMPIA PAR LÉON WERTH W PARIS, À LA CITÉ DES LIVRES Copyright by Léon Werth, 1927. * * * * * TABLE I. De 21 heures à 21 heures 15 II. De 21 heures 15 à 21 heures 30 III. De 21 heures 30 à 21 heures 45 IV. De 21 heures 45 à 22 heures 30 V. De 22 heures 30 à 22 heures 45 VI. De 22 heures 45 à 23 heures 15 VII. De 23 heures 15 à 23 heures 30 VIII. De 23 heures 30 à 23 heures 45 * * * * * I DE 21 HEURES À 21 HEURES 15 Le Nord-Sud me déposa devant le tour de chant. J'entends que ma conscience s'attarda peu aux minutes intermédiaires. Je ne me souviens point du visage de l'ouvreuse. J'en suis étonné. L'ouvreuse compte. Je ne veux point parler de son antipathique sollicitation et de notre dégoût pour ce qui est pourboire et n'est point salaire. Mais, quand, chose de chez nous et chose de la rue, nous affrontons cette famille inconnue: le public, l'ouvreuse nous guide et nous parle, l'ouvreuse est seule à nous consoler de notre solitude dans la foule. Et quand sa tête se penche vers le dos des fauteuils, quand l'ouvreuse en cherche le numéro, nous qui attendons, subissant l'hostilité de nos futurs voisins, nous voyons parfois son visage dans un excessif rapprochement. Je me souviens de spectacles où l'ouvreuse compta pour moi bien plus que la pièce et les acteurs. Mais le tour de chant ce soir anéantit l'ouvreuse. L'ouvreuse et tout. Pourquoi le tour de chant me plaît-il tant? Lumière sur la soie argentée de la robe, lumière sur la peau. Colonne du corps jeune, immobile. Fluide ondulation des mouvements, sous laquelle on devine la rénitence de la chair et des os. Cependant les gestes de cette jeune femme sont ceux que l'on apprend dans les écoles du passage Brady et du passage de l'Industrie et en d'autres institutions où l'on enseigne «l'interprétation, l'expression» et tout ce qui concerne l'art lyrique. Ces gestes devraient m'exaspérer, comme m'exaspère la rhétorique apprise de tant de livres. Mais ils provoquent en moi je ne sais quelle indulgence, je ne sais quelle ironie et du plaisir. Ils sont un rite, faciles et sacrés comme un rite. Mais contre ce rite je n'éprouve pas le besoin de me défendre. Rite protecteur. Ces gestes isolent la jeune femme dans un monde clos de ballerines et de chanteuses. Elles la préservent du génie, de l'art et de la vie, de tout ce qui exige cette attention forcenée que nous nommons sincérité. Petite chanteuse, grâce à toi, le monde me devient facile. Tes gestes éternels,--nous appelons éternel ce qui flatte notre habitude--qui sont les gestes des chanteuses à belles robes et des chanteuses du _Persan_ et des chanteuses des _Mousquetaires_ et des chanteuses des petites villes de garnison, tes gestes servent à la présentation de ton corps et n'alarment point mon esprit. Je suis Sisovath. Je goûte, grâce à toi, un plaisir que rien ne menace, sinon la mort. La chanteuse chante. Quoi? Je serais bien embarrassé de le dire. Quand elle commence un couplet, j'ai oublié le précédent. Oublié?... Non. Car aucun couplet n'arrive à moi que sous la forme de l'éternité, qui pour moi, hélas!... est une forme vague. Je n'accuse point la petite chanteuse de manquer de voix ou de mal articuler. Qu'elle est en deçà, qu'elle est au delà de ces problèmes techniques! La voix la plus faible et le tact le plus subtil ne suffiraient point à l'escamotage total des syllabes et du sens des paroles. Il y faut l'innocence. Tout à l'heure la vedette chantera. J'entendrai tout. J'aurai envie de m'en aller. La chanteuse chante. Peut-être vaudrait-il mieux dire: la chanson chante. Toute seule. Indépendante de la jeune femme qui, globe mobile, brille dans la lumière. La chanson va comme un tramway à long parcours, avec arrêts obligatoires, peu marqués; car personne ne monte. La chanson, va, non vers sa fin, mais vers son terminus. Bras nus de la chanteuse, fins, précis, un peu secs, mais s'épanouissant à l'attache de l'épaule, s'y amplifiant en courbes qui appellent d'autres courbes concentriques au delà du point où la courbe de chair rencontre la lumière. Feux des diamants des bagues à ses doigts. Diamants faux ou diamants vrais? Quelle tristesse de penser que la chanteuse n'est point insensible à cette distinction. Les diamants, signe de richesse, les diamants hypnotiseurs sont laids aux doigts des jeunes épousées ou des vieilles dames rhumatisantes et crochues dans les dancings ou les salons. Mais ces diamants-là, entre herse et rampe, ces diamants-là sous les feux des projecteurs jettent leurs feux dans un bain d'autres feux. Ils n'éclatent pas dans le silence d'une trop faible lumière. Éloignés de tous les yeux et visibles à tous les regards, leur rayonnante fulguration se déplace selon le mouvement des mains, naturellement, comme une phosphorescence dans l'eau. Vaste espace de la scène, vaisseau de lumière, scintillements. Et au centre, ce faubourien visage aux saillantes pommettes. Brusque choc de la vie quotidienne dans cet irréel en fusion. Fée, je t'ai rencontrée dans le tramway de banlieue. Je cherche dans tes yeux. Mais ils sont si agrandis par le crayon que je n'y trouve point un regard, mais un lac d'un bleu noir. J'y puis mettre les pensées que je veux. La salle cependant pénétrait en moi. Les nuques d'abord, les nuques des hommes. Nuques débordantes, nuques à bourrelets. Entre cheveux et faux-cols, on dirait des bêtes, des hippopotames fatigués. Toute la salle me semble sous le signe de l'épaisseur. Le public n'a ni trois, ni quatre dimensions. Il n'en a qu'une: l'épaisseur. Les Extrême-Orientaux tiennent que la beauté du visage humain se peut ramener à une sphère, que finement les traits ouvragent. Je pense à vous, oh! mon ami Nguyen an Ninh, qui connaissez tout ensemble et la grandeur de l'Orient et celle de l'Europe, je pense à vous qui savez percevoir dans le vaste monde l'essence d'aristocratie selon les continents. Et j'ai honte. J'aurais eu honte, même si je ne vous avais point connu. Et si je ne savais que l'Europe possède d'autres «valeurs» que ces nuques, je n'oserais jamais vous revoir. Il y a peut-être dans cette salle des visages ronds. Je cherche des accents et des traits dans ces visages en tuméfaction. Je ne les trouverai que lorsque quelques numéros encore auront passé. Tout est sans marque. Rien n'est creusé, sauf quelques visages de vieux et celui d'une vieille femme dont la bouche rentre et qui se penche sur le rebord de sa loge, avec un air de démente... II DE 21 HEURES 15 À 21 HEURES 30 Ces nuques...je ne crois pas que j'en verrais beaucoup de semblables à la Comédie-Française. (Simple préjugé peut-être, comparaison à établir et jugement à vérifier.) Mais il est certain que ce ne sont pas des nuques de grande bourgeoisie, ni de petite bourgeoisie. Ce ne sont pas nuques de chirurgien, ni de bâtonnier, ni de notaire provincial. Encore moins nuques de fonctionnaires. Serait-ce la nuque d'après-guerre? Que ce soit aujourd'hui samedi n'explique rien. Ce n'est pas la nuque ouvrière, carrée. Je cherche où j'ai pu voir isolément de telles nuques. Dans l'Alimentation? À la Villette? Dans les trains quelquefois. Mais ces nuques dans les trains restaient pour moi mystérieuses et redoutables. La Direction sans doute n'y est pour rien. Mais c'est un beau spectacle de nuques. Serais-je seul à l'apercevoir? Où donc, dans la salle, l'âme sœur qui l'aperçoit aussi? Je voudrais cependant échapper à ces nuques hypnotisantes. Mais je les vois comme le chasseur voit un grand fauve, dans cette minute de surprise où les deux yeux luisent entre les branches des arbres de la brousse. Pour me délivrer, je lève la tête et je braque mon attention sur la scène, où deux acrobates, une femme et un homme composent un seul être à deux visages, quatre bras et quatre jambes, qui fait penser aux images hindoues. Je braque mon attention, mais sans résultat. La femme s'est renversée en arrière. La tête pend entre les bras. Le corps en demi-cercle tient au plancher par les mains et les pieds. On dirait un quadrupède retourné. Et sur ce ventre offert, l'homme fait l'arbre fourchu. On applaudit. C'est du travail. Je n'y crois pas. Je n'ai point pour cet effort technique l'admiration morale qu'exigent de moi les doctes critiques du music-hall. Les deux équilibristes sont en scène. Deux? Trois? Quatre?... Ou davantage? Ils sont pour moi ce que sont les fleurs du papier peint, au réveil, dans une auberge de campagne. Je les multiplie. Ils se répètent en guirlande sur la scène. Ils tapissent les murs de la salle. Ils glissent en ombres colorées partout et sur les nuques. Drôle d'image expressionniste. Mais combien plus légère que toute image dessinée. Non pas même image de rêve. Les plus absurdes images du rêve sont d'une grossière évidence. Les deux équilibristes, sans épaisseur, sans réalité, sans vraisemblance, sont un improbable motif né de la promenade d'un projecteur. Une loge à ma droite. Deux femmes et un homme penché vers l'une d'elles, la pressant, la serrant, dans l'attitude qu'on voit aux amants sur les cartes, une ombre de poésie chromo-photographique. L'œil de l'homme se noie. Puis penché davantage, l'homme sourit. La paupière s'est fermée. On ne voit plus d'œil. L'homme est en pommettes et en bouche. Plus exactement en sourire. Ce sourire promet et commente des bonheurs à venir, des bonheurs qui ont leur source dans l'homme, des bonheurs classés, décrits, étiquetés. Les jolis petits mots, l'ivresse des baisers, enfin seuls. Clair de lune ou dîner avec une bouteille de vin bouché, comme des pièces interchangeables. L'amour au bout, comme une commodité. Ni fanatisme, ni humilité. L'homme-sourire présente des articles avantageux. Étrange relation: le cuistre a le même sourire devant un chef-d'œuvre. J'ai honte. L'homme s'est détaché. Il s'est levé. S'il voyage pour ses affaires, il dit le mot pour rire à la femme de chambre de l'étage. Son visage est large. On n'y distingue rien qu'une courte moustache. Tête à meubler les autobus, les métros et les trains, tête à meubler le monde. Mais il déplace son chapeau. Je vois ses mains. Bien plus nues que le visage, habitué à dissimuler et auquel nous prêtons invinciblement des pensées universelles et des émotions humaines. La main, ce n'est pas de l'humain, c'est de l'individuel. J'ai vu des mains de sauvages: élégantes, animales; des mains de civilisés: plus expressives que les visages; des mains de femmes: plus attirantes qu'un beau corps sur un lit. Mais ces mains-là sont d'une insupportable trivialité. Aucune déformation de travail, aucun élargissement ou épaississement par le métier. Elles-mêmes. Et qui n'ont pas honte d'elles-mêmes. À l'auriculaire de la droite, le diamant d'une bague brille comme une breloque sur un ventre. Rondes et pleines, les deux femmes font penser au harem. Par la rondeur et l'ampleur,--et tant qu'on n'a point considéré leurs visages, ornements insignifiants superposés à la lourde charpente des courbes drapées de soie et de fourrure. Mais l'ombre des chapeaux cloches nourrit un mystère. Je fouille cette ombre. Je n'y trouve pas ce que nous appelons communément un visage. On ne sait quoi de mou et de circulaire s'y abrite, on ne sait quoi qui ressemble à l'anémone de mer dans les flaques des rochers. Ces visages n'ont-ils pas de bouches et de nez, n'ont-ils pas de traits, n'ont-ils pas de regard? Je ne vois qu'une masse ovoïde, légèrement phosphorescente, marquée d'un peu de noir et d'un peu de rouge et qui donne l'impression d'être gélatineuse. Anémones, limaces, sangsues? Et soudain les deux femmes ôtent leurs chapeaux. Et deux visages apparaissent, rassurants, d'où rayonne une sagesse boutiquière. Les équilibristes continuent à se dérouler sur la scène. Derrière moi, une famille: père, mère et fille. De la toute petite bourgeoisie définie, délimitée, circonscrite. Leur apparence honorable constitue ici de l'aristocratie. Ils ont un charme mélancolique qui doit beaucoup au passé. Le père est chauve, il a un gros nez court, une tombante moustache blanche. On doit lui dire à son bureau qu'il ressemble à Clémenceau. La mère a cette distinction que donnent les robes noires, une petite santé et l'habitude des bonnes manières. La fille, qui a «pris» le nez du père, est étonnamment fille unique. Le comique à petit chapeau, à voix en vrille, est entré en scène. Sa destination est de faire rire. III DE 21 HEURES 30 À 21 HEURES 45 Le comique à petit chapeau, le comique à la voix en vrille a pour destination de faire rire. Du moins, je le suppose. Je puis même l'affirmer. Le programme, chose imprimée, le programme, Evangile et Talmud, lui donne la désignation de comique. Il porte un complet beige aux manches trop courtes, un gilet vert, d'un vert de bâche. Et, sous le petit chapeau, une perruque queue de vache dissimule sa chevelure ou sa calvitie. Si débiles que soient mes facultés d'observation, je ne puis attribuer ce déguisement qu'à l'intention de me faire rire. Cependant je ne ris pas et la salle ne rit pas. Mais ni moi-même, ni la salle ne sommes déçus. Contradiction qui n'est qu'apparente. Le comique au petit chapeau est semblable à ces objets rituels, qui sont entrés dans la coutume, mais dont personne ne connaît plus la destination primitive et la signification symbolique. Ainsi le polygone sacré que les Extrêmes-Orientaux clouent par-dessus la porte des canhas. Ainsi la sphère de bois, représentant un crâne de cachalot, qu'on frappe d'un bâtonnet enveloppé de linge, à l'heure de la prière aux ancêtres. En ce sens, l'apparition du comique au petit chapeau nous contraint tous à une émotion quasi-religieuse. Il n'est pas besoin, pour nous avertir, d'un suisse frappant le sol de sa hallebarde. Nous sommes prêts au rire liturgique. De nous au rire véritable, la distance est la même que du pratiquant à la charité. Je ne puis nier que le comique chante. Mais je n'écris point pendant qu'il chante. Et j'ai tout oublié de ses chansons. Mais ce phénomène d'oubli n'est point comparable à celui que provoqua la petite chanteuse qui parut en début de spectacle, la petite chanteuse aux bras nus, la petite chanteuse à la robe argentée. Je cédais à son corps, je cédais à ses bras. On l'entendait à peine. Son chant n'était rien de plus que le ron-ron d'une chatte qu'on caresse. Son chant fut ce qu'est, dans un voyage, la musique du train, l'orchestre des boggies. Mais les paroles que chanta le comique, ces paroles que j'ai oubliées, je les entendis toutes. La voix en vrille leur ouvrait un passage. Je les ai oubliées, comme on oublie un coup de bistouri. Je m'en souviendrais peut-être, si j'en avais pu suivre l'effet sur les visages du père, de la mère et de la fille derrière moi. Mais hélas! ils sont derrière moi. Je ne puis les regarder que furtivement, en quelque sorte par-dessus eux. Je me retourne, comme si je cherchais dans la confusion de la salle un visage connu. Je me donne un torticolis. Je feins de regarder où je ne regarde point. J'apprends l'hypocrisie. Mes voisins me tiennent pour un amant malheureux qui attend en vain une maîtresse qui le trompe. Que n'a-t-on mis derrière moi le comique au petit chapeau et sur la scène la décente famille. Le père, la mère et la fille ne me livreront pas leur secret. Le père au nez camus se souvient-il de sa jeunesse, du temps où il venait au café-concert avec des amis? N'éprouve-t-il point quelque gêne en pensant à sa fille et aux ordures du couplet? Je divague. J'oublie que l'ordure ici est d'ordre rituel. Et sans doute la salutation réflexe du rire l'accompagne, sans qu'une image s'interpose. Et la mère que je ne puis voir autrement que rasant les murs, entre sa boutique de papeterie-mercerie et l'église du bourg, la mère qui se fabrique une coquille, si le plombier dit un gros mot? Le spectacle libère-t-il en elle des instincts? Ou bien assiste-t-elle à une cérémonie du samedi soir? Et la fille unique si sèche, avec son air de demi-deuil? Une troupe de cyclistes, deux hommes, une femme. Les vélos se cabrent comme des chevaux dressés, exécutent des exercices de désarticulation et de dislocation. La jeune acrobate cycliste sourit. Nous connaissons le sourire de la chanteuse, de la danseuse, de l'écuyère et de la trapéziste. Mais le sourire de la cycliste, nous ne l'avons point encore classé. L'acrobate cycliste n'entre point dans nos rêves. L'adresse humaine et le vélo nickelé restent pour nous comme disjoints. La nette bicyclette se lie mal à nos conventions de la grâce. Mais elle est un engin de la vie quotidienne auquel nous sommes accoutumés. Nous la lions plus facilement à une idée de comique et notre rire est vrai quand les cyclistes font des farces. Je crois que seule la piste du cirque permet une poésie de la bicyclette. Ils sont sur la même rangée de fauteuils que moi, un peu loin, à gauche. Je n'ai pas de peine à les voir. Ils forment un groupe de trois personnes. Et, d'ailleurs, ils se laissent regarder. Leur groupe est fort. Un lien puissant les isole. Ils ne sentent pas les regards. Si un drame se noue entre eux, il n'a pas encore abouti. Ils ne se méfient ni de la destinée ni de leurs voisins. C'est un militaire à tête bosselée de meurtrier bon garçon. Il n'y a pas meilleur dans la chambrée. Mais un coup d'alcool ou un coup de sang... et il fonce comme un taureau. Son compagnon a une tête de fouine et il hésite entre plusieurs métiers autour de la Porte-Maillot. Une jeune femme, entre eux, est assise. Elle a le visage de la maîtresse de l'assassin dans un crime de première page. Des deux hommes, l'un tuera l'autre, à moins que la tête de fouine ne change de café. Du quatrième rang des fauteuils, l'orchestre m'apparaît comme une longue cuve où nagent des têtes de décapités. Têtes de comptables méticuleux et pacifiques, aimant bien leur chez-soi. Pourquoi les a-t-on guillotinés? Cependant, du côté des cordes, deux compositeurs déçus souffrent de jouer sans espoir des pots-pourris. Je suis sûr que l'un d'eux garde le manuscrit d'un opéra inachevé. Il y a même un violoniste dont la cravate est Lavallière et qui porte les cheveux longs. IV DE 21 HEURES 45 À 22 HEURES 30 Il y a deux saintes dans la salle. Elles sont sculptées dans le noir public de l'orchestre, comme au fronton d'un monument. Si je ne les ai pas vues plus tôt, c'est qu'on distingue la masse de Notre-Dame avant de connaître le groupe d'Adam et Ève. Des deux saintes qui sont dans la salle, l'artiste n'a sculpté que les épaules et les têtes, qui émergent d'une informe matière de foule. Elles se ressemblent. Sans doute sont-elles sœurs. Ou l'identité des âmes et des tâches a façonné cette ressemblance. Corps sculptés et--je suppose--âmes sculptées aussi. Leur immobilité est un prodige. Ce n'est point l'immobilité inerte des êtres affaissés, l'immobilité du sac de grain. C'est bien l'immobilité tendue des belles sculptures. Il y a donc une immobilité toute semblable de l'être humain. Elle a pour conditions les plus certaines vertus; la concentration et la pudeur du sentiment, le dégoût des gestes inutiles qui révèlent indifféremment une pensée qui passe ou un malaise du corps. Les deux saintes ont la tête droite et regardent la scène comme une statue regarde un des points cardinaux. Visages gothiques ou visages bretons, tels qu'on les voit au-dessous de la ligne de Plouha, rudes et non point adoucis par l'Orient et le Sud, comme à Pont-l'Abbé. Les deux saintes me détachent complètement du pitre et de la chanteuse. Ménagères, ouvrières, bonnes? Leurs épaules, sous les corsages noirs font penser à ces petits personnages en bois du XVe siècle, jouets de crèche. Leurs mains sont invisibles. Leurs têtes sont dressées, parallèles. Il n'y a pas dans toute la salle deux têtes si droites, si parallèles. La scène est devant les yeux de ces deux femmes, comme serait la mer, comme serait Dieu. Le pitre ne les fait point rire et le prestidigitateur-magicien n'augmentera pas leur extase. Elles ne cèdent ni au pitre ni au magicien. Elles contemplent le monde et peut-être Paris. Elles sont défendues contre les sortilèges du monde. Un homme en smoking apparaît sur la scène. Que ne chante-t-il? Que ne chante-t-il une chanson, n'importe laquelle, une de ces chansons que l'on n'entend pas, sentimentale, incohérente ou pornographique, la bonne chanson qui s'en va sur rails? L'homme en smoking s'absorberait dans la fonction, s'évanouirait dans le rite. Il serait l'officiant. Il s'ensevelirait dans la tradition. On ne serait point tenté de porter sur lui le jugement dernier. Mais l'homme en smoking s'avance vers la rampe. Il ne démarre pas pour le trajet d'une chanson. Il ne s'élance pas, comme un jouet mécanique remonté par la direction. Il parle au public. Il prend des temps. Il intercale entre ses mots des silences. Le malheureux... Il affronte le silence. Il ose affronter le silence. L'homme en smoking se révèle dans la terrible lumière du silence. Ce ne sont que silences de quelques secondes intercalés dans le débit, pour donner au boniment un air d'improvisation. Ils suffisent. Un pathétique naît, qui n'est point annoncé au programme et qui sans doute n'est perçu ni par l'homme en smoking ni par la foule. L'orchestre se tait. L'homme en smoking sort du bruit comme un nageur sort de l'eau. L'imprudent. Il ne se balance pas aux remous des cuivres, au clapotis de la clarinette. Il est dans un espace naturel, comme dans l'espace de la vie. Il est seul devant le public. Entre le public et lui, il n'y a plus rien que son sourire, le sourire de sa bouche, le sourire de ses yeux, un effroyable sourire qui simule la malice et la complicité et qui tire sur le visage comme sur un caoutchouc usé qui a perdu sa souplesse. Je ne sais pas si ce sourire lui fait mal. Je sais que je n'arrive point à le tolérer. J'éprouve devant le spectacle de ce sourire la même sorte de gêne que si j'assistais à une exécution capitale ou que si je contemplais un charretier rossant son cheval. Ce pauvre homme n'est point fait pour sourire à tant de gens assemblés. Ce pauvre petit morceau de foule n'est point fait pour dominer une foule de son sourire. Tout au plus serait-il capable d'un sourire de détail, d'un sourire de vendeur. Mais qu'a-t-il donc à ne point gambiller ou roucouler comme les autres, à ne point s'évaporer dans la sûre orchestration d'une chanson mécanique, fabriquée en grande série? Son intonation hésite entre celle du conférencier, du bonimenteur et du chansonnier montmartrois. Et sous la voix apprise et dépersonnalisée à l'usage, perce un timbre grossier de serveur imitant Polin, un timbre gras, sans rusticité qui sauve. «Le spirituel et mordant chansonnier...» m'enseigne le programme. Il imite des vedettes. Cet exercice est presque toujours amusant. Il suppose attention et sympathie. L'imitateur a regardé et écouté. On sent le contact et l'échange. Un être est évoqué. Mais l'homme en smoking braille sans amour comme un phonographe à pavillon dont le disque est rayé. Puis il commente en un monologue à rimes riches la joie qu'il a d'être français. Mais il bafoue la tradition. Le patriotisme du music-hall était à flons-flons. La musique me manque. Il semble que l'homme en smoking monologue au petit matin entre le fourgon et la guillotine. Qu'en pense à l'orchestre ce spectateur au torse droit, au visage taillé net. Des yeux clairs et des cheveux qui blanchissent aux tempes lui donnent un air de distinction et de générosité. Il semble si loyal qu'on a peur de se tromper. Quand il dit: «Mais voyons...», cela à force d'argument. Il ne porte point sur lui de profession. En chemin de fer on aimerait engager la conversation avec lui. Il aide les femmes à mettre leurs paquets dans le filet. Le prestidigitateur tire du néant des aquariums remplis de poissons rouges, des pigeons et des poules. Il enferme une princesse dans une malle et traverse de sabres les parois de la malle. La princesse crie. On ouvre la malle. Elle est vide et la princesse surgit du fond de la salle. V DE 22 HEURES 30 à 22 HEURES 45 Les manches de l'habit retroussées presque jusqu'au coude,--signe ancien de loyauté pour les exercices de gobelets et de muscades--le prestidigitateur sourit. Sourire leste, qui n'appuie pas plus que les mouvements de ses mains. Sourire bien moins avantageux que celui des cabots. J'ai vu des mécaniciens sourire ainsi après une brève et efficace réparation. Je n'ai pas honte de céder à ce sourire qui ne mendie pas ma complicité. Le tour est réussi. Le prestidigitateur est content. Moi aussi. Je ne résiste pas. Je n'éprouve pas le besoin de me cramponner, pour ma défense, à mon sens critique. Le sens critique est une arme. Chacun s'en sert selon son caractère. Ainsi ma voisine, comme le prestidigitateur crée de rien, extrait de l'espace pur un aquarium à poissons rouges, ma voisine dit: «J'ai vu...j'ai vu le truc.» Comme elle a peur d'être dupe! A-t-elle vu vraiment? Ou ne conçoit-elle qu'un monde soumis au déterminisme le plus implacable? Elle se trompe. Il n'y a pas de truc. Je suis sûr qu'il n'y a pas de truc. En ce moment je n'ai pas besoin de mon arme. La jeune femme habillée en princesse, la jeune femme que traversent en vain les lames des épées, et qui s'évade, invisible, des coffres les mieux clos, s'étend sur une couche, aux angles de laquelle s'élèvent des colonnes terminées par des vasques où brûlent des parfums. Somptueuse couche et nobles colonnes d'un style à la fois égyptien et Louis XV. Le magicien exécute quelques passes sur le corps de la princesse endormie. Elle s'élève dans l'espace, selon les plus pures lois de la lévitation. Il n'y eut point de préambule. Nulle parole n'effleura le mystère. J'ai vu le même tour exécuté ailleurs par un autre sorcier qui usait de sa puissance oratoire et invoquait l'attraction magnétique. Et je pense au contraste du faux savant bavard et du charlatan silencieux. C'est dans cet instant que deux jeunes gens prirent possession de deux fauteuils derrière moi. Ils étaient accompagnés de ces femmes qu'on nomme poules. Fausse image. Naguère on disait grue et l'image était juste. Mais poule est un terme d'une plus grande extension. Il enveloppe plus d'individus et n'a guère de précision quant à la profession et quant aux mœurs. L'époque d'après la guerre se doit contenter de classifications plus vagues. Elle hésite à se compromettre. Cette femme était donc une poule, si le mot se peut opposer à dame. Son seul caractère apparent était une ronde vulgarité entourée de fourrures. Appétissante à la façon des volailles truffées en vitrine de traiteur. L'un des jeunes gens était insignifiant. Je n'ai rien vu de lui, sinon son faux-col mou aux deux bords bien joints et sa régate au minuscule nœud étranglé d'où sortait un pan bombant. Quand je pense qu'il avait peut-être une âme ce jeune homme. Mais l'autre, l'autre...jamais je ne l'oublierai. Je n'ai pas vu son faux-col, je n'ai pas vu sa cravate. Mais ses yeux, j'ai vu ses yeux. Est-ce une illusion? Il me semble même avoir senti le poids du regard avant d'avoir vu les yeux. Tout le temps que durera la représentation, je sentirai derrière moi la menace de ce regard. Deux yeux d'assassin sur ma nuque, sur mes épaules. Deux yeux d'assassin sournois. Deux yeux qui sont un danger public que la salle ne perçoit pas et que je suis peut-être seul à affronter. Aussi bien je n'attribue point immédiatement mon malaise à ce regard. J'hésite. Ma réflexion hésite. Ce regard a déclanché en moi une certitude si immédiate et si profonde que je ne sais pas en prendre conscience et que je doute. Ce regard est une fulgurante certitude. Mais le jeune homme ne me tue pas. Cependant mon malaise augmente et il augmentera jusqu'à la fin du spectacle. Je ne puis plus résister. Je me retourne brusquement. D'un bref coup d'œil j'enveloppe le groupe. La poule est ronde. On ne pourrait ni la lisser ni la polir davantage. Elle est à l'état de perfection. De l'un des jeunes gens pas grand'chose à dire. Il s'est donné cet air à la fois sportif et vide, cet air d'ahuri calme qui appartient aujourd'hui à beaucoup de jeunes gens qui travaillent dans les bureaux, dans les dancings et dans les belles-lettres. Rien de remarquable en lui, sinon, en effet, le serrage et l'épanouissement de sa cravate, parfaitement dosés aux justes points. L'autre n'est pas moins correct en son ajustement. Mais combien de vieilles femmes a-t-il tué déjà pour leur voler leurs économies? Comme il doit fouiller dans les bas de laine! À part cela un jeune homme tout à fait bien. Ingénieur ou commis d'architecte peut-être. Qu'est-ce que cela prouve? Et je ne dis pas qu'il finira mal. Chacun n'accomplit pas son destin. Ce qui est écrit en lui n'est pas écrit peut-être dans le livre de la vie. Enfin voici les yeux de l'homme de mon enfance, de l'homme dont j'avais peur qu'il ne fût caché sous mon lit. Et des yeux aussi terribles je les ai vus une fois, une seule fois dans un autre visage. C'était à Colombo, loin du port, dans une rue montante où ne logeaient que des chiromanciens. Un coolie-pousse s'arrêta près de moi. «Victoria... Luxi... Jolies Madames...» Et j'eus peur de ses yeux, semblables à des taies, mais où n'habitaient que la ruse et le crime. À côté de moi sont assis un Anglais qui tient du soigneur de ring et du lord et sa femme à la mâchoire adénoïdienne... Dans une loge, deux jeunes hommes et deux jeunes femmes sourient légèrement et montrent des visages que la vie n'a pas mordus. Européens moyens, Européens d'atlas scolaire. Il en faut dans cette salle. Il en faut pour me rassurer. Ils couchent dans une chambre à coucher Louis XV. Leur salle à manger est sans doute Henri II. Têtes molles et qui pensent journal. Mais ils doivent tous avoir ce qu'il faut bien appeler un cœur humain. Je voudrais aller à la campagne avec eux. Les yeux de l'autre m'ont guéri du romantisme de l'assassinat. VI DE 22 HEURES 45 à 23 HEURES 15 C'est l'entr'acte. Je quitte mon fauteuil, où je suis visé par les yeux du jeune homme au visage d'assassin, qui est assis derrière moi et où je supporte tout le poids de la salle. Ce n'est point toujours ainsi. Certains soirs, on s'intercale dans le public. On est morceau de foule. On s'installe dans son fauteuil, comme on se glisse entre les draps de son lit. On s'enfonce dans l'épaisseur chaude de la foule. On s'y absorbe à sa volonté, comme on dose la profondeur et la volupté du demi-sommeil. On goûte le déroulement du spectacle, comme on dirige une songerie. On dose soi-même sa propre anesthésie. Mais ce soir je n'éprouve point dans la foule cette sorte de plaisir que donne l'étable, cet apaisement par la chaleur compacte et les odeurs lourdes. Tout le poids de la foule est sur moi et elle pèse inégalement. Il est des points où la charge me blesse. Je porte un sac sous lequel j'ai peine à garder mon équilibre et je souffre de ne point savoir exactement ce qu'il contient. C'est un supplice qui n'est point encore décrit que de percevoir la confusion de ces visages et de ne les pouvoir isoler. J'ai besoin pourtant de les connaître. Mais comment les détacher de cette masse, de cette redoutable masse immobile, de cette noire falaise en demi-cercle où un dieu capricieux les sculpta pour un soir. L'entr'acte.... La surplombante falaise se désagrège. Flânant autour du jazz ou installés aux tables du bar, les spectateurs ne sont plus l'immobile monstre collectif. Ils bougent. Cette mobilité leur sied mieux. Du moins elle me rassure. Ils bougent et ils ne m'attaquent pas. Les voilà comme dans la rue et dans les trains. Ils sont vivants et inoffensifs, naturels et insignifiants. Ils se résorbent dans leurs mouvements. Ils ont perdu le redoutable pouvoir que leur donnaient l'immobilité et la coagulation. Tout à l'heure, ces visages, agglomérés en foule, ne «s'observaient» pas. Clos dans la stupeur ou tendus vers la scène, ils étaient indéchiffrables, obsédants comme autant de portraits. Les voici qui ont repris leur physionomie habillée, leur physionomie pour sortir en ville. J'ai échappé à l'ombre de la salle, je ne suis plus hypnotisé par la ruisselante lumière de la scène. Les ampoules de l'électricité me révèlent mes voisins dans une atmosphère égale et vernie. Et le rythme souterrain du jazz suffit un instant à l'explication de tous les problèmes. Quatre maquignons, comme on en voit autour des abattoirs, boivent des bocks. Le métier les accompagne. On s'étonne qu'ils n'aient point à la main une canne à bout ferré ou un gourdin à bout renflé. Pour eux, l'entr'acte c'est l'entr'acte. Ils sont venus pour le spectacle. Bien assis sur leurs chaises, le corps penché vers la table, ils font groupe, comme chez le bistrot de la Villette ou dans quelque auberge de bourg. Pour un peu ils demanderaient un jeu de cartes. Ils ne connaissent point d'autre spectacle que celui qui est au programme et pour lequel on paye. Parlent-ils de bêtes à cornes ou des plaisirs de Paris? Ils ne participent pas à la vie provisoire du bar. Ils y sont enkystés. Près d'eux un jeune ménage, un étonnamment jeune ménage et l'enfant, un «salé» de trois ans. (Il est à remarquer que l'enfant de moins de cinq ans n'est pas rare dans les salles de music-hall et que le nouveau-né fréquente assidûment le cinéma. Les parents pensent sans doute que l'obscurité y est favorable à son sommeil.) Le père, la mère et l'enfant regardent autour d'eux, comme des souris en cage. Mais l'enfant, un peu raide de sommeil, a l'air d'un petit somnambule. Il porte un pardessus mastic, très raglan et est coiffé d'une casquette à carreaux. On dirait un minuscule soigneur de boxeur. Le père doit travailler dans la mécanique. La mère aussi garde en elle de l'usine et du faubourg. Môme aux grands yeux des chansons de la rue, son visage de fillette s'amollit déjà d'une langueur de maturité. À eux deux ils n'ont pas quarante ans. L'amour les a liés. Les familles n'étaient pas si contentes. Quelques princesses rustiques, sans grand espoir de clients, se promènent par tradition, maussadement. Fin de l'entr'acte. Le monstre se reforme dans la salle. Mais je n'ai plus la force de regarder les visages. Ils me mangeraient. Je suppose pour ma tranquillité que le public est une draperie noire tapissant la salle. En scène, le «délicieux tenorino». En habit noir, les deux mains accolées devant le nombril et formant promontoire. Geste traditionnel. Il se donne à lui-même une éternelle poignée de mains. Ou bien il s'est immobilisé, tandis qu'il se frottait les mains. Ce geste interrompu, ces mains cordialement jointes donnent à tous les ténors et tenorino de music-hall un air frileux. Il débute par une chanson gaie: «Ah... Ah... Ah...» Je sais que la chanson est gaie, parce qu'il fait: «Ah... Ah... Ah...» Mais j'ai un ami qui le fait mieux que lui. J'ai un ami qui sait imiter la gommeuse et le diseur à voix. Et non point comme un loustic de table d'hôte. Il transpose en grand classique. Il imite sous le signe de l'éternité. Il restitue l'idée platonicienne du «Ah... Ah... Ah...». Et j'ai envie de crier au tenorino qu'il aille prendre des leçons de «Ah... Ah... Ah...» auprès de mon ami. Le tenorino chante maintenant la sentimentale. La sentimentale est un peu mangée par l'orchestre. La voix du chanteur est roulée au petit fer. Il est long. Il est élégant. Son visage est inexpressif comme de l'eau dans une cuvette. Il chante l'amour, les serments et les trahisons. Le genre est intact. Ni la guerre, ni l'après-guerre ne l'ont touché. Ces chansons ne me font point penser à l'amour. Mais il y a des faubourgs, il y a des sixièmes étages peut-être où elles sont comme la religion de l'amour. Je préfère Adolphe ou les estampes érotiques chinoises. On m'a appris un langage de la beauté. Un espace que je ne puis franchir me sépare des chansons du tenorino. Je n'ai pour les atteindre que l'indulgence et l'ironie. C'est trop ou c'est trop peu. VII DE 23 HEURES 15 à 23 HEURES 30 Dans une loge d'avant-scène, deux hommes en smoking, qui ont dépassé la maturité et deux femmes, insoupçonnables matrones, créatrices d'œuvres charitables ou Messalines. Mais point poules. Hommes et femmes montrent ici quelque chose qui n'est pas seulement la richesse, mais le rang social et l'importance. Ils peuvent faire semblant d'oublier leur argent. Ni rois, ni reines de théâtre Type en voie de disparition. Calme sécurité d'ancien régime ou d'avant la guerre, si l'on préfère. Certitude intérieure où les conventions de l'éducation balancent l'orgueil de l'argent, mais apaisent aussi toute inquiétude de l'esprit. Ils se survivent. Ils ont traversé la guerre, ils viennent de traverser la foule. Sans l'apercevoir et sans être aperçus d'elle. Ils ne viennent pas s'encanailler. Ils planent au-dessus de la canaille, dans la mesure où peuvent planer des hommes au ventre important et des femmes dont la poitrine compte. Mais ne vous y trompez pas. Ces ventres et ces poitrines ne débordent point sans règle. Ce ne sont point ventres de petit négoce ou poitrines de marchandes aux Halles. Sans doute le masseur, le tailleur et la couturière leur maintiennent cette apparence ronde et lustrée, qu'on voyait autrefois aux chevaux de bonne maison. Mais les principes dessinent aussi la ligne de ces poitrines et de ces ventres. Les deux hommes, les deux femmes sourient au spectacle. Leur sourire passe par-dessus le public de l'orchestre et fuit on ne sait où. Sourire indulgent et détaché, sourire des voyageurs de haut rang, qui ne se mêlent point aux badauds et qui tiennent pour impolitesse et indiscrétion de regarder trop attentivement, les yeux trop grand ouverts. Ils auraient honte de porter des vêtements confectionnés. Mais ils vivent dans un monde tout fait. Ils font à l'Univers une visite officielle. On ne procède pas à l'inventaire du salon. Les deux hommes sont dans la diplomatie ou dans des Conseils d'administration. Je sais trop les romans que lisent les deux femmes. On devine leurs pensées et leurs sentiments, articles de série. Mais en elles, si jamais elles sont seules, quelle songerie et quels refoulements freudiques? Cependant ce groupe dans la loge d'avant-scène est le seul peut-être qui ne soit pas tout à fait modelé par le lieu. Je ne saurais dire s'il est mieux ou plus mal pétri. Vêtu d'un complet à larges carreaux, (l'écartement des carreaux suffit à créer du comique), le dresseur présente son poney, son cochon et ses chiens qui évoluent et s'entremêlent dans leur course circulaire, à la façon d'une guirlande mobile et compliquée. Deux singes, tantôt sur le dos d'un chien galopant, tantôt assis sur le siège d'une minuscule charrette, dirigent vers la salle des yeux étrangement mobiles, des yeux de vieux savant ou de vieux peintre, et regardent le public avec une inquiétante curiosité qui ne le trouble pas. J'avais vu ce numéro au cirque. Je n'en avais aperçu ni la byzantine complication ni la cruauté. Le cirque recrée le temps où les bêtes parlaient. Le pire dressage y garde je ne sais quelle apparence de liberté. La lumière est diffuse dans la sphère. Mais la lumière du music-hall, herse, rampe et projecteurs, transforme la scène en champ de microscope. Le dresseur et les animaux apparaissent comme entre deux lamelles, où s'isole notre regard tendu. Au cirque, c'était un conte de fées. Ici c'est une absurde et monstrueuse parade. Maigre, longue, fine, la danseuse espagnole. Sa présence chasse mille images vulgaires d'une Espagne ou d'une Italie trop marseillaises. À peine a-t-elle agité ses castagnettes que nous oublions nos plus légitimes préventions. Disparus de nos mémoires les _Ollé... Ollé_ anciens, criés et roulés mou, disparue aussi la sonorité quand même matelassée du bois brutalement heurté. À peine la danseuse a-t-elle levé les bras: le son est sec et net, comme un cri d'insecte. Et ses pas se dessinent sans vains rebondissements. Signes sobres et nerveux. Ce qu'on devine, c'est peut-être l'Espagne. Le sourire n'est point posé, entre nez et menton comme un sourire de danseuse. Il s'étend à tout le visage, s'y écarte et s'y crispe un peu. S'il se détendait, le visage resterait vivant, deviendrait plus vivant peut-être, s'animerait aux saillies des pommettes, aux bosses fermes du nez. La danseuse est peut-être une femme. Elle est vêtue d'une robe à lourdes broderies. Mais le rideau de fond, devant lequel elle danse, est d'un rouge d'ameublement Louis-Philippe, d'un rouge notarial, tel qu'on en peut voir encore, si l'on est servi par la chance, dans un salon de bourg provincial. Ce rouge déteint, ce rouge défunt tue l'atmosphère de music-hall, supprime toute idée de spectacle pour les yeux. Et il me semble que la danseuse en voyage danse pour son plaisir, dans le salon d'une de mes vieilles parentes, chez qui elle passe les vacances. La chanteuse paraît en robe d'après-midi. Les paillettes de la gommeuse, la traîne de la romancière étaient une protection. Elles transportaient la chanteuse, sinon dans un monde surnaturel, au moins dans un monde de roman comique. Comme l'uniforme suggère la gloire, les paillettes ou la traîne suggéraient le mystère des coulisses. Mais le costume de ville n'est point un isolant. Il laisse la chanteuse dans la vie de tous les jours. Il livre le personnage vrai, l'être humain. J'oublie que la chanteuse est une artiste lyrique. Quelle est cette personne déguisée en dame? La robe de soie noire fait apparaître davantage une trivialité agressive, qui n'est d'aucun métier ni d'aucune classe. Vulgarité sans style qui n'est ni de la boutiquière, ni de la gouape, ni de la sous-maîtresse. La voix est rauque et n'a point d'autre qualité. Mais la chanteuse crie et l'on entend les paroles de ses couplets: mornes ordures, ordures décolorées qui semblent sortir d'un manuel. VIII DE 23 HEURES 30 à 23 HEURES 45 La chanteuse a la voix rauque et en vrille. Étrange combinaison, qui produit des alternances d'aigu et de grave, à la façon d'une scie fendant la pierre. Voix contondante et tranchante à la fois. Quelques voix plébéiennes, mal posées, voix de gorge, prennent au concert un timbre douloureux, un accent de lamentation qui suggère on ne sait quelle vague tragédie faubourienne, le couloir des maisons à logements, le dimanche d'amour, la romance et le crime, les volubilis des guinguettes et le réchaud à charbon. Et j'aime les chanteuses brunes aux puissantes épaules, au masque de tempête, dont on ne sait pas si elles ont, pour chanter leur chanson, quitté le trône impérial ou la boutique de blanchissage. Mais la voix de la chanteuse en robe noire se fraie brutalement passage, «à coups de coude». Et quand elle s'adoucit, quand elle tente de s'adoucir, pour les couplets d'aveux ou de mélancolie, je me sens mal à l'aise. Il me semble que, dans un obscur et puant escalier, une concierge gouape me serrant contre le mur, me murmure des mots d'amour. Je ne sais plus... Suis-je traversé par un de ces désirs qu'on n'avoue guère aux autres? Ai-je envie d'éclater de rire? N'ai-je pas honte? Ce n'est point pour elle que j'ai honte, c'est pour moi. Étrange sentiment comparable à celui que nous fait éprouver un menteur. On se sent coupable, on souffre comme si soi-même on était le menteur. Comment expierai-je la présence et la voix de cette femme? Mais je ne savais point encore l'étrange lumière que la chanteuse à la voix rauque projetait sur l'époque. Je feuillette le programme. J'y trouve le nom de la chanteuse. Ce n'est point assez dire. Le programme me jette au visage son nom. Choc sans brutalité et que suit un léger sentiment de satisfaction. Choc de reconnaissance, déclic d'un automatisme naissant. Cette chanteuse, sans l'avoir jamais entendue, déjà je connaissais son nom. La certitude de sa gloire débute devant mon inconscient. Je cède, je consens. Et soudain je résiste. Et je me souviens. J'ai lu dans un journal un article sur cette chanteuse. Je l'avais lu distraitement, dans une de ces heures de faiblesse où nous ne savons pas aimer le temps pour lui-même. Cet article de journal ne m'avait point étonné. Tout y semblait naturel et dans l'ordre accoutumé. L'«art» de la chanteuse y était scrupuleusement analysé et lyriquement commenté. Oui, maintenant je me souviens: «Son art..., c'est la vie même. Son art, c'est la vie telle quelle et c'est aussi la vie transposée. Jamais tant d'amertume ne se mêla à tant de tendresse, ni tant de tendresse à tant de sincérité. Le public, ce juge suprême, le public l'a bien compris, qui fait à cette grande artiste l'enthousiaste accueil qu'elle mérite et qui n'est que la reconnaissance de son cœur de grand public à ce cœur de grande artiste. Ah!...ces deux cœurs. La jonction de ces cœurs. Sublime communion des bas fonds et des cimes. La foule au cœur ardent, l'artiste au cœur pantelant. L'une donne son cœur et l'autre le reçoit. Mais ce n'est rien que de donner son cœur. Encore faut-il le donner avec style. Le style, ici, c'est la vie même et son frémissement...» --La belle affaire!...me dit quelque sot. Et vous vous étonnez encore d'un article en pathos et d'une chanteuse de beuglant à qui vous reprochez de n'avoir point les grâces d'une princesse. Voilà bien deux événements! Cela est vrai. Isolément, la chanteuse, d'une part, l'article, de l'autre, ne sont rien. Mais c'est leur relation qui constitue l'époque. Mettez en film. La femme en robe noire chante des gravelures, paisible, comme si elle les piquait à la machine. L'écrivain est assis dans son fauteuil d'orchestre. Il écrit son «papier» dans son cabinet de travail, dans sa chambre unique ou dans la salle de rédaction. Lynotypes. Rotatives. Automobiles. Trains. Kiosques. Boutiques où l'on vend des journaux, des bonbons, des porte-plumes et des livres. Un homme en autobus ou un homme dans son lit. Il lit l'article. J'oublie la salle et la chanteuse n'est plus qu'un symbole. Petites femmes, petits hommes, petits livres multipliés et recréés par la lynotype et la rotative. Le néant éveillé à une vie d'un jour par l'information. L'enthousiasme devenu publicité. Le journal et le livre transformant l'inaccessible réel en formules universelles de chromo, comme les religions transforment le mystère en un _Credo_ tangible. Chanteuse en robe noire, qu'on peut entendre de choses dans ta voix! Les barristes entrent en scène, vêtus d'excessives redingotes. Ils les quitteront pour montrer des manches de chemise découpées en lanières. L'un d'eux se colle à l'un des montants de la barre à la façon d'un pain à cacheter ou y adhère d'un coup, comme ces bourrons de papier mâché que les écoliers jettent aux murs. Bons acrobates. Mais déjà vus. Au cirque seulement, on peut être l'enfant qui tous les soirs aime la même histoire. Et c'est la fin du spectacle. Les deux acrobates s'ajoutent au souvenir que j'ai d'eux. Ils m'irritent comme une obsession. Sortie, lent écoulement de la salle. Par l'escalier des galeries le «peuple» descend. Je parle «poule». En vérité je vois des hommes coiffés de casquettes. Et je n'ai rien su, ce soir, de ceux qui voyaient le spectacle d'en haut. En long cortège, des voitures de maraîchers semblent gigantesques dans l'ombre d'une étroite rue. Les choux surplombent, en sphères frisées. Une odeur de terre et d'herbes envahit la rue. Nuit de brumes légères où les lueurs sont douces. La salle s'est décortiquée de son public. Enfin je me sens dans la ville, quelque part, sauvé de l'artifice de la vrillante lumière. * * * * * CE LIVRE, W DE L'ALPHABET DES LETTRES achevé d'imprimer pour la Cité des Livres, le 15 mars 1927, par Ducros et Colas, Maîtres-Imprimeurs à Paris, a été tiré à 440 exemplaires: 5 sur papier vélin à la cuve "héliotrope" des papeteries du Marais, numérotés de 1 à 5; 10 exemplaires sur japon ancien à la forme, numérotés de 6 à 15; 25 exemplaires sur japon impérial, numérotés de 16 à 40; 50 exemplaires sur vergé de Hollande, numérotés de 41 à 90; et 350 exemplaires sur vergé à la forme d'Arches, numérotés de 91 à 440. Il a été tiré en outre: 25 exemplaires sur madagascar réservés à M. Édouard Champion, marqués alphabétiquement de A à Z; et 30 exemplaires hors commerce sur papiers divers, numérotés de I à XXX. Exemplaire No /// [Fin du récit _Une soirée à l'Olympia_ par Léon Werth]