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Titre: Historiettes et Fantaisies Auteur: Sulte, Benjamin (1841-1923) Date de la première publication: 1910 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Montréal, A. P. Pigeon, 1910 (première édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 26 novembre 2008 Date de la dernière mise à jour: 26 novembre 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 206 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale du Québec HISTORIETTES ET FANTAISIES Benjamin Sulte Montréal A. P. Pigeon, Éditeur 1910 LA GUIGNOLÉE Il y a cinquante ans, si vous parcouriez les campagnes du Bas-Canada ou les quartiers français des villes de cette province, le soir du 31 décembre, vous entendiez sur la route un chant grave et traînant, un air ancien qui captivait l'attention du passant par son étrangeté tout d'abord, puis à cause de la saison qui prête si peu aux manifestations de ce genre. C'était la Guignolée, l'une de nos plus vieilles coutumes, laquelle remonte à trois mille ans et davantage, tout comme notre fête de la Saint-Jean-Baptiste dont l'origine s'égare dans les temps préhistoriques. Aujourd'hui la mode est de refouler dans l'ombre ce qui rappelle de trop lointains souvenirs:--on dédaigne le gâteau des Rois, les visites du Jour de l'An, les courses de la Guignolée, la tire de la Sainte-Catherine, et à la place de ces amusements poétiques on adopte des jeux idiots pour développer la force brutale et gagner des rhumatismes. Les Canadiens-français d'Ottawa comptent dans trois quartiers de la ville pour la moitié de la population et le soir de la Saint-Sylvestre ils lancent trois bandes de Guignoleux par les rues de ces parties de la ville. Il fait bon de prêter l'oreille à ces vieux refrains qui, outre leur antiquité, montrent sous un aspect aimable et généreux le caractère de nos gens. O gué! la faridondaine, O gué! Au gui, l'an neuf! La guignolée! La guignoloche! Cris de joie, notes de l'espérance, souhaits de bonheur, appel à la charité, vous plairez toujours, dans quelque langue, sous quelque forme qu'on vous exprime! Ces chanteurs, qui vont de maison en maison, revêtus d'un costume de fantaisie et débitant des couplets naïfs composés on ne sait quand, implorent la charité publique en faveur des déshérites de la fortune, de ceux qui souffrent et n'ont plus de soutiens en ce monde. Sur les traîneaux pavoisés d'étendards et de guirlandes toutes vertes, la _guignolée_ entasse les dons abondants qui lui sont offerts et qui consolent les malheureux. Donnez! Il vient un temps où le monde vous laisse: Vos aumônes, là-haut, vous font une richesse. Il y a deux et trois mille ans, les races celtiques répandues dans la Gaule et les territoires situés à l'est et au nord de la Beauce et du Perche reconnaissaient pour dieu suprême Teutatès qui présidait au commerce, à l'argent, aux choses de l'intelligence, et convoyait les urnes des trépassés dans le séjour des ombres. On l'adorait sous la forme d'un chêne. Etant aussi considéré comme l'arbitre des batailles la superstition l'invoquait sous la figure d'un javelot. Les peuples de la Gaule croyaient à l'immortalité de l'âme et à la métempsycose. La nature était surtout l'objet de leur culte. Ils n'érigeaient point de temples et se réunissaient au milieu des sombres forêts dont le le pays était couvert. Dans les calamités, ils immolaient des victimes humaines pour se rendre leur dieu favorable. Les Teutons ou Germains pratiquaient les mêmes rites et nommaient le souverain du ciel Teut, abréviation de Teutatès. Les druides étaient les prêtres des Gaulois. Druide signifie devin. Gaule ou gault veut dire bois: la contrée des forêts, le Canada, si vous voulez. Comme chez les devins égyptiens, les druides étaient les dépositaires des sciences. Ils enseignaient la théologie l'astronomie, la cosmographie, la physique et l'histoire naturelle. Leur principale cérémonie religieuse, du moins celle qui revêtait le plus d'éclat, consistait à recueillir, en la coupant avec une faucille d'or, la plante appelée _ghi_ qui pousse sur l'écorce des chênes. Cela avait lieu au premier jour de l'an et, par conséquent, si je ne me trompe, le 21 décembre, date de l'année où le soleil reste le moins longtemps sur l'horizon. Ils célébraient aussi par des feux de joie le 21 juin, le jour le plus long de l'année; c'est notre Saint-Jean-Baptiste. L'endroit où la solennité du _ghi_ sacré attirait davantage les foules, à cause de sa pompe et des croyances vivaces qui s'y concentraient, est aujourd'hui le département d'Eure et Loire, dans une localité entre Chartres et Dreux, villes situées à huit lieues l'une de l'autre. C'était le centre spirituel, la Rome de cette religion primitive. Le plus grand nombre des colons du Canada, durant les trente années qui suivirent la mort de Champlain, venaient de cette région. Rien d'étonnant qu'ils aient transporté ici un souvenir, même incompris, de ce qui existait depuis le temps de leurs pères. M. C. Leber, un savant français qui a étudié ces choses anciennes, dit: «Le grand sacrifice du gui de l'an neuf se faisait avec beaucoup de cérémonies, près de Chartres, le sixième jour de la lune, qui était le commencement de l'année des Gaulois, suivant leur manière de compter par les nuits.» La Guignolée descend en ligne directe du jour de l'an des Gaulois. C'est une réminiscence qui date de trois mille ans. Conservons-la, elle en vaut la peine, puisque tant de races qui nous entourent n'ont rien à nous montrer d'aussi vieux. «De toute ces traditions, nous n'avons importé en Canada que la mascarade du 1er janvier et le chant de la Guignolée, mais dans plusieurs pays de l'Europe, le gui ou _rameau des spectres_ est un objet de vénération auquel on attribue une grande puissance,» dit M. Ernest Gagnon. J'observerai que la coutume en question n'a pas plus dégénéré eu Canada qu'en France. Dans les deux cas, c'est la perpétuation d'un souvenir et si les savants sont impuissants à éclairer les Français du dix-euvième siècle sur les détails de cette célébration, il est certain que nos gens sur les bords du grand fleuve Saint-Laurent, sur le Saguenay et l'Ottawa, maintiennent la tradition aussi bien que dans n'importe quelle contrée de la France. * * * Le mot _ghi_ dans la langue celtique signifiait «guérissant tout.» C'est une plante parasite de la famille des chèvrefeuilles dont la semence s'attache à l'écorce de certains arbres tels que le chêne, le pommier, l'aubépine. Les feuilles ont une saveur amère et une apparence mucilagineuse. Le fruit renferme une substance visqueuse qui sert à faire de la glue. Pline, qui vivait en l'an 70 de notre ère, dit qu'on utilisait cette pulpe comme contrepoison. Le gui, s'entortillant autour du tronc de l'arbre qui le supporte, y forme une touffe toujours verte qui produit un bel effet durant la saison des neiges dans les climats du nord tempéré. Aussi lorsque l'hiver attriste la nature, Le gui, sur un vieux chêne, étale sa verdure. Pline parle longuement de cette plante et explique qu'on en tire une sorte de térébentine. Il raconte que les druides de son temps l'avaient en grande vénération à plusieurs titres. Nos dictionnaires ont emprunté à cet auteur tout ce qu'ils nous faut savoir à ce sujet. Chez les latins on disait _viscum_ pour rappeler la matière visqueuse du fruit. Les Italiens disent encore _vischio_ et _visco_ par la même raison, tant pour l'arbuste que pour le fruit. Les saxons le nommaient _misteltan_ brindille, ramille ou petites branches des brouillards. Les Anglais en ont fait _mistletoe_. Tous les Scandinaves le révèrent sous le nom de _mistelteinn_. Il existe soixante-et-quinze sortes de parasites de cette famille, mais celle du chêne et du pommier sont les plus renommées. Le gui est européen par excellence, assure-t-on. En Angleterre il y en a peu sur les chênes quoique les pommiers en portent beaucoup. Comme au temps des fêtes de Noël les Anglais décorent leurs demeures de festons verts composé de cette plante si riante et si souple qui se prête aux caprices de l'ornementation; et parce que leur pays n'en donne pas en abondance, ils ont recours à la Normandie et la font ainsi venir des lieux où vécurent nos ancêtres. Elle y pousse à foison sur les pommiers, à défaut des chênes qui sont disparus à présent. Vive la pomme de Normandie, gloire à la _fameuse_ du Canada! Ah! précisément, je voulais m'arrêter sur ce point: nos pommiers ne nourrissent pas le gui. Pourquoi? mystère! avec quarante degré au-dessous de zéro. Les branches de gui que les fleuristes d'Ottawa vendent aux approches de Noël, viennent du Kentucky et de la Virginie... et encore se sont des branches de houx! * * * Citons le dictionnaire de Bescherelle: «C'était une grande cérémonie chez les Gaulois quand on devait cueillir le gui de chêne, qu'ils regardaient comme sacré. Leur chef montait sur le chêne, coupait le gui avec une faucille d'or, le premier jour de l'an, et on le distribuait au peuple comme une chose sainte en criant: _Au gui, l'an neuf!_ pour annoncer la nouvelle année. Suivant eux, l'eau du gui fécondait les animaux stériles, et offrait un préservatif contre toutes sortes de poisons.» * * * César soumit la Gaule par les armes soixante ans avant la naissance de Jésus-Christ. Velléda ou Véléda, prophétesse de la Germanie vivait cent-trente ans plus tard. Elle habitait une tour élevée, sur les bords de la Lippe, rivière d'Allemagne, qui tombe dans le Rhin, près de Hannn et Wesel aujourd'hui. Ses compatriotes l'honoraient comme une divinité vivante. C'était une druidesse du même genre que celles des Gaules. Son influence s'exerçait jusque dans le pays de Chartres dont nous avons parlé. Chateaubriand l'a mise en relief dans ses _Martyrs_. En 70 de l'ère chrétienne (au moment où Titus s'emparait de Jérusalem) elle prit part à un soulèvement de la Gaule contre les Romains, puis, se ravisant, elle aida Céréales à pacifier les nations révoltées, mais, plus tard, en 85, elle essaya d'exciter une nouvelle insurrection, fut prise par Rutilius Gallicus, conduite à Rome, et figura comme captive dans un triomphe. Ce fut le coup de grâce porté aux dernières espérances qu'entretenaient les Gaulois, néanmoins la religion druidique ne périt pas encore puisqu'il faut se rendre au VI siècle pour la voir disparaître. La guignolée résista tout de même. Clovis, arrivant de la Germanie avec ses Francs, remportait la victoire de Tolbiac en 496 et bientôt fondait dans la Gaule, où se mêlaient déjà tant de nations diverses, ce royaume de France qui devait subsister durant une longue série de siècles. Pour revenir à la fête du gui et sa transformation en guignolée, il n'y a qu'à voir ce qui en reste encore aujourd'hui. Si l'histoire des quinze ou seize derniers siècles est muette à ce sujet c'est à cause de la déplorable habitude qu'elle a de confiner ses récits aux palais des rois et aux châteaux des grands, mais c'est de l'histoire bien réelle et bien vivante que cette coutume traversant les âges pour arriver jusqu'à nous! A la place du chêne sacré, du gui, de la faucille d'or que nos pères ont oubliés avec le paganisme, la vertu de la charité s'est fait l'inspiratrice de l'antique solennité rajeunie, de sorte que nous recueillons des aumônes pour les pauvres en célébrant, comme les Gaulois, l'aurore de la nouvelle année. Le dernier jour de décembre nous chantons la guignolée. Je me demande depuis quand cela a lieu le 31, puisque la date ancienne devait être, sous les druides, le 21 décembre et, de par le christianisme, le 25, jour de Noël. La réforme du calendrier (1582) qui reporte le commencement de l'année au premier janvier, a-t-elle induit nos gens à déplacer la démonstration de manière à l'amener au 31 décembre? C'est possible. * * * Puisque j'approche ici du Canada, laissez-moi vous mettre sous les yeux ce que M. Joseph-Charles Taché écrivait eu 1863 dans les _Soirées Canadiennes_: «Ce mot _La Ignolée_, désigne à la fois une coutume et une chanson, apportées de France par nos ancêtres; elles sont aujourd'hui presque entièrement tombées dans l'oubli. «Cette coutume consistait à faire par les maisons, la veille du jour de l'an, une quête pour les pauvres (dans quelques endroits ou recueillait de la cire pour les cierges des autels) en chantant un refrain qui variait selon les localités, dans lequel entrait le mot _La Ignolée, guillonée, la guillona, aguilanleu,_ suivant les dialectes des diverses provinces de France où cette coutume s'était conservée des anciennes moeurs gauloises. «M. Ampère, rapporteur du _Comité de la langue, de l'histoire et des arts de la France_, etc., a dit, au sujet de cette chanson: «C'est un refrain, peut-être la seule trace de souvenirs qui remontent à l'époque druidique.» «Il ne peut y avoir de doute sur le fait que cette coutume et ce refrain aient pour origine première la cueillette du gui, sur les chênes des forêts sacrées, et le cri de réjouissance que poussaient les prêtres de la Gaule druidique _Au gui l'an neuf_ quand la plante bénie tombait sous la faucille d'or. «Dans nos campagnes, c'était toujours une quête pour les pauvres qu'on faisait, dans laquelle la pièce de choix était un morceau de l'échine du porc, avec la queue y tenant, qu'on appelait _l'échignèe_ ou la _chignée_. Les enfants criaient à l'avance en précédant le cortège: _La Ignolée qui vient!_ On préparait alors sur une table une collation pour ceux qui voulaient en profiter et les dons pour les pauvres. «_Les Ignoleux_, arrivés à une maison, battaient devant la porte avec de longs bâtons la mesure en chantant: jamais ils ne pénétraient dans le logis avant que le maître ou la maîtresse de la maison, ou leurs représentants, ne vinssent en grande cérémonie leur ouvrir la porte et les inviter à entrer. On prenait quelque chose, on recevait les dons dans une poche qu'on allait vider ensuite dans une voiture qui suivait la troupe; puis on s'acheminait vers une autre maison, escortés de tous les enfants et de tous les chiens du voisinage, tant la joie était grande... et générale!» Non loin de Châteauneuf, dans le Perche, existe le hameau de Guilandru; les localités des environs rappellent des noms de druides et de chênes. Dans le Perche, aujourd'hui, les enfants vont, au 1er janvier, chercher leur «eguilan.» On dit aussi «aguilan.» Voici la chanson de _La Ignolée_, telle qu'on la chantait encore en Canada, il y a quelques années, dans les paroisses du bas du fleuve d'après M. Taché: Bonjour le maître et la maîtresse Et tous les gens de la maison, Nous avons fait une promesse De v'nir vous voir une fois l'an. Une fois l'an ce qui n'est pas grand chose Qu'un petit morceau de chignée. Un petit morceau de chignée Si vous voulez Si vous voulez rien nous donner Dites nous lé. Nous prendrons la fille aînée, Nous y ferons chauffer les pieds! La Ignolée! La Ignolée! Pour mettre du lard dans ma poche! Nous ne demandons pas grand chose Pour l'arrivée. Vingt-cinq ou trente pieds de chigné Si vous voulez. Nous sommes cinq ou six bons drôles, Et si notre chant ne vous plaît pas Nous ferons du feu dans les bois, Etant à l'ombre, Ou entendra chanter l'coucou Et la colombe! «Le christianisme avait accepté la coutume druidique en la sanctionnant par la charité, comme il avait laissé subsister les menhirs en les couronnant d'une croix. Il est probable que ces vers étranges, Nous prendrons la fille aînée, Nous y ferons chauffer les pieds! sont un reste d'allusions aux sacrifices humains de l'ancien culte gaulois. Cela rappelle le chant de Velléda dans _Les Martyrs_ de Chateaubriand: «Teutatès veut du sang.... au premier jour du siècle... il a parlé dans le chêne des druides!» * * * A Berthier (en haut) et dans les cantons de l'Est on trouve la même pratique avec ces vers: Rossignolet du vert bocage Rossignolet du bois joli, Eh! va-t-en dire à ma maîtresse Que je me meurs pour ses beaux yeux. La guignolée, la guignoloche! Mettez du lard dedans ma poche Et du fromage sur mon pain, Je reviendrai l'année qui vient. Tout cela est incohérent et atteste des allitérations, des interpolations, des additions sans suite ni rime aucune, Comme le peuple en chante sans raisonner et sans respect pour la tradition. «L'air sur lequel se chantent ces fragments consiste en quelques phrases musicales sur lesquelles la _poésie_ s'ajuste tant bien que mal, tantôt sur l'une tantôt sur l'autre de ces phrases, sans ordre régulier,» dit M. Ernest Gagnon qui a noté la musique de ces couplets dans les _Chansons populaires du Canada_, un recueil dont on ne dira jamais trop de bien. * * * Plaçons ici deux ou trois petites notes, en passant: La _Ignolé_ me semble une corruption de _Guignolée_, tout simplement puisque ce mot rappelle la branche du gui. J'ai toujours entendu dire _La Guignolée_ et cela remonte à cinquante ans. Dans la Belgique existe encore de nos jours la pratique d'aller en chantant par les maisons et quêtant pour les pauvres. La coutume s'est propagée en Espagne à la suite de l'occupation des Pays-Bas au XVIe siècle et, comme un Espagnol ne chante jamais sans guitare, la chose a pris la forme d'une sérénade tant il est vrai que chaque peuple ajoute son contingent d'excentricités aux habitudes nouvelles qu'il contracte. Sur un champ de bataille où les Espagnols avaient éprouvé des pertes considérables, on ramassa, dit-on, seize mille guitares. Dans les districts des Trois-Rivières et de Montréal, la guignolée était populaire il y a cinquante ans. L'est-elle encore? Le temps me manque pour m'en informer. Nous y reviendrons l'année prochaine. «En France, dans le Vendômois, tous les enfants courent les rues, le premier jour de l'an, et disent à ceux qu'ils rencontrent: Donnez-moi ma _gui l'an neu_. Dans le Maine, le peuple court aussi les rues la nuit qui précède le premier jour de l'an, chante des chansons aux portes des particuliers, et les termine par demander quelque chose pour la _gui l'an neu._» (C. Leber: _Collection de pièces relatives à l'histoire de France._ Cité par Ernest Gagnon.) _L'Illustration_ de Paris, 1855, a un article sur _La Guillannée_, dont M. Gagnon reproduit les lignes suivantes: La guillannée, _gui, l'an néou_, gui! l'an neuf! se fait de la manière suivante, dans les contrées méridionales (de la France). Le 31 décembre au soir des groupes d'enfants, jeunes gens, de mendiants vont, à la lueur d'un flambeau, de porte en porte, aussi bien dans les campagnes que les villes, quêter un présent en l'honneur de l'an nouveau, en entonnant des complaintes ou légendes en mauvais français, finissant toutes par ces mots ou par des équivalents: donnez-nous la guillannée! Les présents qui leur sont accordés consistent quelquefois en monnaie, le plus souvent en provisions de bouche, fruits, viande de porc, etc. Voici une des légendes chantées par les quêteurs: Le fils du roi s'en va chasser Dans la forêt d'Hongrie, Ah! donnez-nous la guillannée, Monseigneur, je vous prie! ............................. La suite de la chanson n'a aucun rapport à la guignolée, pas plus que «le fils du roi» et la «forêt d'Hongrie.» En tout pays les guignoleux introduisent de ces interpolations qui donnent une allure baroque aux chants populaires. M. Ernest Gagnon ajoute sa propre note aux auteurs qu'il cite: «Tous les écrits que j'ai pu consulter s'accordent à donner une origine gauloise à la coutume et aux chansons désignées à la fois par ce mot de Guignolée ou Guillannée. Aujourd'hui encore dans l'ancienne province du Perche, d'où sont venus les ancêtres d'un grand nombre de familles canadiennes, on appelle les présents du jour de l'an: _les éguilas_. Or, la coutume druidique étant de distribuer le _gui de l'an neuf_ par forme d'étrennes, au commencement de l'année, il est évident que de là vient ce nom de _éguilas_ (ou _éguilables_ comme on dit à Chartres) donné aux cadeaux du jour de l'an.» M'aidant toujours des études de notre distingué compatriote, M. Ernest Gagnon, je relève le fait que dans le voisinage de Bordeaux il existe des vestiges de cette coutume druidique--la recherche du gui. «Des jeunes gens, bizarrement vêtus vont en troupes, le premier janvier, couper des branches de chênes, dont ils tressent des couronnes et reviennent entonner des chansons qu'ils appellent _guilanus_. Il en est de même parmi les peuples du Holstein, en Allemagne, qui appellent le gui _marentaken_, rameau des spectres. Les jeunes gens y vont, au commencement de l'année, frapper aux portes et fenêtres des maisons eu criant: _guthyl!_ (gui).» (M. Clavel: _Histoire des Gaules_.) On ne saurait douter que le mot celtique _ghi_ soit le même que notre gui. Par exemple, il y a erreur lorsque l'on affirme que les Gaulois criaient en signe de réjouissance _Au gui, l'an neuf!_ car il y a la trois termes de pur français, et le français avait encore mille ans à attendre pour venir au monde lorsque Jules César envahit les Gaules. Il est certain aussi que les druides saluaient dans leurs acclamations l'année qui s'ouvrait. Alors ils le faisaient en langue celtique. Disons donc qu'ils prononçaient _Ah ghi bliadhna ùr!_ qui est pour nous _Ah! gui, nouvelle année_. Les souhaits du jour de l'an s'exprimaient ainsi: Bliadhna mhath ùr dhuibh. Retenez cette petite phrase par coeur pour les prochaines visites du jour de l'an. Lorsque vous chantez: La bonne aventure, ô gué! Gué, gué! la faridondé! vous redites le fameux _Ah ghi_, de nos ancêtres de la quatre-vingt-dixième génération. * * * Au solstice d'hiver, les druides, les prêtresses et le peuple gaulois entouraient le chêne symbolique et en détachaient les branches du _ghi_ à l'aide de la faucille d'or: ils étaient loin de soupçonner que, vingt siècles plus tard, quelques strophes chantées dans une langue nouvelle (le français) par une troupe de campagnards ou de citadins, au milieu des neiges et des frimas d'une contrée perdue au delà des mers, serait à peu près tout ce qui resterait de leurs rites et des dogmes célèbres qu'ils professaient. Il ne nous reste pas un grand nombre de coutumes du temps de Brennus, de César ou même de Charlemagne. La langue de nus pères les Gaulois, a péri presque tout entière. N'est-il pas étonnant que de simples couplets, quelques amusements, une légende, un bout de croyance, toutes choses futiles à ce qu'il semble se conservent à travers les âges et voient naître, puis disparaître successivement les moeurs, les habitudes, le langage, les institutions, le costume, le mode d'existence de la race à laquelle ils sont attachés! Qu'est devenue la langue celtique que nous parlions il y a deux on trois mille ans? Elle s'est réfugiée dans un coin de la Bretagne, en Irlande, au pays de Galles, dans les montagnes de l'Ecosse--et encore n'est-on pas bien certain que les dialectes enracinés sur ces divers points de l'Europe correspondent exactement à celui dont on a fait usage dans la grande Gaule, surtout aux environs de Chartres. Où sont les demeures, la religion, les armes, les vêtements des compagnons de Brennus, de Vercingétorix ou de Mérovée? Personne n'en a gardé le souvenir et nous n'en connaissons que ce qui nous est enseigné par les écrivains de l'époque. Mais une chanson reste! Un jeu populaire résiste aux assauts du temps. La guignolée a ses quarante siècles, comme les pyramides d'Egypte. Nous tenons des vieux Gaulois l'habitude de célébrer les journées les plus courtes et les plus longues de l'année solaire, le 1er janvier et la Saint-Jean, deux fêtes païennes que le christianisme a transformées en les épousant. Les feux allumés par les druides à l'occasion du plus long jour de l'année s'allument encore à présent dans les lieux d'où sont sortis les premiers Canadiens. Lorsque nous chômons la Saint-Jean-Baptiste, il a dans la Beauce, le Perche, la Normandie, la Lorraine, le Poitou, des Français et des Françaises qui dansent autour des chauds bûchers flamboyants au milieu des campagnes. M. Adélard Boucher, de Montréal, écrivait à M. Ernest Gagnon en 1805: «Je suis loin d'oublier la Ignolée, qui se prononce ici, universellement, _Guignolée_. Malheureusement, toutes mes démarches, jusqu'à présent, n'ont abouti à rien d'utile. Tout le monde sait les premiers vers, rien de plus. L'usage a passé à Montréal comme à Québec. Jadis ce chaut était suivi de quête en faveur des pauvres de la localité. Aujourd'hui les chanteurs se constituent eux-mêmes les pauvres et transforment en copieuses libations les aumônes qu'ils réussissent encore à prélever sur leurs dupes. Ce secret dévoilé a refroidi, comme vous pouvez, bien le penser, les sympathies des coeurs charitables et, aujourd'hui, artistes et pauvres exploitent avec un mince succès La Guignolée.» M. Gagnon ajoute: «Cette coutume traditionnelle de _courir ta Ignolée_, si bien décrite par M. Taché, finit par perdre beaucoup de son caractère. Il y a une vingtaine d'années (vers 1844), le maire de Montréal donnait à des jeunes gens, la Veille du jour de l'an, des permis de courir la Ignolée, sans lesquels on s'exposait à avoir affaire à la police. Cette mesure de précaution n'empêchait pas toujours les désordres. Lorsque, par exemple, deux _Guignolées_ se rencontraient, pour peu qu'on se fut grisé en chemin, il y avait bataille, et les vainqueurs grossissaient leurs trésors du butin des vaincus.» C'est comme les fameuses fêtes des paroisses qu'il a fallu abolir il y a cent ans à cause des excès auxquels ces réunions donnaient lieu. Dans la vallée de l'Ottawa nos compatriotes seraient donc plus sages que leurs devanciers de Québec on de Montréal? Ils ont organisé les choses d'après une constitution sévère qui ne permet ni les écarts blâmables ni les fantaisies particulières. Toutes les villes de cette région se livrent au plaisir de faire la charité le 31 décembre aux accords de l'antique chansonnette, et cela avec un décorum, une tenue sage qui n'excluent nullement la gaieté. Les anciennes coutumes sont toujours bonnes à conserver: si parfois elles perdent de leur charme par suite d'un abus quelconque il est facile de les ramener à l'ordre et de leur rendre le prestige disparu. Avec ma curiosité ordinaire, j'ai voulu savoir si nos annales historiques canadiennes mentionnent la guignolée--mais je n'ai rien pu découvrir à ce sujet. Pourtant la fête existait puisqu'elle s'est perpétuée jusqu'à nous. Il en est ainsi de plusieurs coutumes dont les vieux récits ne parlent pas vu que c'était «chose entendue et comprise,» telles la tire de la Sainte-Catherine, les croquignoles, les gretons, le gâteau des rois, la bénédiction du père de famille au jour de l'an et les épluchades de blé d'Inde. Eu revanche il a été gardé bonne note des visites du jour de l'an, de la quête de l'Enfant Jésus, du réveillon de Noël, des promenades en carioles, des Jours Gras, de la Mi-Carême, de la plantation du mât de mai, des feux de la Saint-Jean-Baptiste et du petit poisson de Trois-Rivières. N'allez pas croire que le sujet est épuisé. Je vous en dirai autant et du nouveau dans douze mois. LES PIERRES QUI CHANTENT EN 1882, un champenois du nom de Baudre faisait une tournée parmi nous, exhibant des morceaux de pierre suspendus à une corde et dont il tirait des airs fort jolis en les frappant des deux mains avec d'autres cailloux. Je lui fis dans la presse la réclame suivante:-- Les proverbes s'en vont. Hier, nous disions: «malheureux comme les pierres,» mais c'était une illusion de nos sens abusés: les pierres ne sont pas à plaindre--elles chantent--je les ai entendues. Vous allez dire que je badine. Pourquoi donc? Parce que je viens jeter des pierres à vos vieux proverbes, dont la plupart sont démodés à faire peur? Eh bien! les pierres chantent, prenez-en votre parti et écoutez leur musique. Par exemple, je vous préviens que ce n'est point un piano que vous allez entendre. C'est beaucoup mieux et, de plus, c'est un joujoux qui ne se fabrique pas en vingt-quatre heures. M. Baudre a mis vingt-quatre années à rassembler les pièces de son instrument et c'est le seul qui existe--â moins que les hommes des temps primitifs, nos cousins d'il y a six mille ans, n'en aient enfouis de semblables dans les grottes du Caucase. Si le secret en a été perdu, c'est la faute... à Papineau. En tout cas, M. Baudre l'a retrouvé. Ce chercheur étrange procède d'après une idée simple mais difficile à exécuter. Une pierre frappée d'un marteau rend un son. Ayez des pierres qui répondent à chaque note de la gamme et vous ferez de la musique. Le silex ou caillou, ou pierre à fusil, est très dur et très résonnant. Suspendu par un fil et heurté à l'aide d'un autre caillou, il dégage une vibration pénétrante, non pas rude, qui se répand, nette et claire, dans la salle la plus spacieuse. Il ne s'agit que de taper dessus--et vos pianos ne demandent plus qu'à se cacher. Pour arriver à monter sa gamme, M. Baudre a fouillé une montagne, une plaine, que sais-je! Sur dix mille silex il en trouvait un qui répondait à la note voulue. On parle de la patience des Chinois, allons donc! c'est de la Champagne que nous vient le vrai, le seul, l'unique phénomène de ce genre. Saviez-vous que certaines pierres rondes sont insensibles à la mélodie? Shakespeare soutient qu'il faut se défier d'un homme qui n'aime pas la musique. Disons à notre tour: «Il y a un mauvais caractère dans la pierre ronde.» Confions-nous au silex allongé, ni plat, ni droit, ni mince, ni gros. D'ailleurs, cherchez, et au bout de vingt-quatre ans, vous aurez mis vos pièces d'accord. Le son ne se produit pas également le même dans toutes les parties de la pierre. Certaines espèces donnent jusqu'à trois notes. Il faut les assortir de manière à leur toucher le coeur. Des pierres qui chantent doivent avoir un coeur. M. Baudre a aussi du coeur, et beaucoup et de l'imagination à revendre. Il nous affirme que sa musique était celle des hommes des premiers temps du monde--avant le déluge. Ceux qui étaient dans l'arche de Noë ne nous en ont rien dit, mais j'y crois fermement. Notre inventeur a pour lui la légende du silex, ce premier outil de nos grands-pères. Reste à savoir si, dès cette époque, ou jouait les compositions de Rossini et d'Auber. Ce qui est certain c'est que la tyrolienne de _Guillaume Tell_ et un passage des _Diamants de la Couronne_, interprétés par M. Baudre, rendent des points à nos artistes. La statue de pierre de Memnon, que les historiens de l'antiquité ont voulu nous faire prendre pour une musicienne, n'était qu'une flûte à trois trous à côté de ces joyeux silex qui forment tout un orchestre. Je parie ma plume-fontaine que l'idole des Egyptiens n'a jamais chanté _Vive la Canadienne_ avec un brio, un élan, un feu comparables à ces cailloux--mais aussi ce sont des pierres à feu--et elles nous viennent de la Champagne, du pied même des vignes qui nous ont transmis avec le goût du vin celui de la pierre à fusil. Dans ce monde, tout ce tient, n'est-ce pas? Si vous voulez m'en croire, lecteurs, vous irez les entendre. C'est la première et dernière fois que vous aurez devant vous des pierres qui chantent. Cet instrument si laid devient de toute beauté quand il nous parle à l'oreille. Vous aurez, sous forme de causerie, une intéressante explication que M. Baudre excelle à glisser entre chaque morceau de son répertoire musical. AU PROTE Sapristi! ne corrigeons rien! Plus je corrige, plus je gâte. Je suis fait d'une telle pâte Que j'en reste au premier moyen. Je ne retouche point ma prose; L'imprimeur s'en applaudira. Quant à mes vers, jamais je n'ose Les allonger d'un errata. Ainsi, vos alarmes sont vaines. Passez la brosse là-dessus Et pardonnez-moi mes fredaines, Car je n'y retournerai plus. LE NOM DES MOIS IL y avait une fois un petit garçon qui demandait à son père la signification du mot novembre; il reçut cette réponse: --C'est emprunté à la langue latine; cela veut dire neuvième mois de l'année. Mais l'enfant se mit à rire et dit: --Je sais compter; c'est le onzième mois. Le père se trouva un instant interloqué, puis il expliqua que, dans l'ancien temps, l'année commençait avec le mois de mars. Autre question le lendemain: --Papa, que veulent dire, les mots février, mai, août? Cette fois, on eut recours au grand dictionnaire, la boîte à surprise par excellence. Février est la corruption d'un terme qui, chez les très anciens Romains, désignait une série de fêtes, appelées expiation, purification, que sais-je! Les _februares_ étaient surtout marquées par des sacrifices pour apaiser les dieux infernaux et les rendre propices aux morts. _Februare_ veut dire purifier. Les lettres b et v sont souvent prises l'une pour l'autre dans notre langue, de sorte que «février» est sorti de _februarius_, et nous sommes très contents de posséder cette expression qui n'as pas de sens pour nous. Les dieux de Numa Pompilius doivent nous trouver drôles sous cette appellation mortuaire! Mai vient de _maïus_, qui provient de Maïa, la mère de Mercure; d'autres disent que ce mois était consacré aux vieillards (majores), comme le mois de juin était attribué au jeunes gens (juniores). Nos sommes bien heureux d'apprendre tout cela! Août, c'est tout simplement Auguste mal prononcé et encore plus mal écrit. Le mois d'Auguste, empereur romain, un monarque que l'on a retiré de la circulation depuis près de dix-neuf cents ans. Je voudrais le ressusciter un instant pour lui entendre prononcer son nom à notre mode: a-ou, a-ou, a-ou. Singulière machine que le calendrier! Le même petit «arçon disait aussi: --Papa, comment expliquez-vous le mois de Janvier? Il faut reculer de trois mille ans pour répondre à ceci. Le défunt Janus avait laissé une grande réputation en Italie, et passait pour avoir été le fils d'Apollon, lorsque Romulus lui éleva un temple dans lequel sa statue montrait deux visages, regardant eu arrière et en avant. De _Januarius_ nous avons fait _January_ et Janvier, ce qui n'est pas malin, mais cela manque d'actualité dans notre milieu. Le dieu Mars, un guerrier, a aussi son mois. Durant des siècles on s'est demandé pourquoi. Est-ce à cause des équinoxes du printemps? Nul ne pourrait nous renseigner. En mars 1885, nos volontaires sont partis pour combattre Riel et c'est alors seulement que la chose s'est expliquée. Ce hasard était attendu depuis le débarquement du pieux Enée à Carthage, ou ailleurs, car les auteurs ne s'accordent pas sur la localité où il a planté sa tente. --Et Juillet, papa, est-ce Roméo et Juliette? --Hélas! dit le père, c'est Jules César, comme qui dirait Napoléon. Il faut que nous soyions rudement arriérés pour en être encore à ce bonhomme. Le mois de Jules, mon fils! Que tu dois te trouver heureux d'écrire pendant trente jours le nom de Juillet, qui veut dire Jules parce que César se nommait Julius! Sans se décourager, l'enfant continua: --J'ai calculé que le dixième mois tombe en Octobre, qui pourtant veut dire huitième mois; et décembre, qui signifie dixième, est le douzième. C'est un peu mêlé. --Tu as raison, mon fils, tout cela est de travers; que veux-tu que j'y fasse! Le monde marche à béquilles. Très surpris, l'enfant s'aperçût qu'il embarrassait son père, et il se crut savant ou en train de l'être. --Septembre ne veut-il pas dire septième mois? --Assurément. Tu sais, néanmoins, que c'est le neuvième. Eh bien es-tu satisfait à présent? Le père n'avait jamais fait ces observations. Elles le surprenaient et il en souriait en tournant les pages du dictionnaire. --Alors, reprit l'enfant terrible, nous radotons douze fois par année en prononçant le nom des mois? --Onze fois seulement, car avril vient d'_aprilis_ «qui ouvre,» parce que, en cette saison, la terre s'ouvre pour recevoir les semences. Voilà ou nous en sommes, après trois, quatre ou cinq mille ans de travail et de dépense d'esprit; nous avons réussi à nommer avec à-propos l'un des mois du calendrier! Si jamais nous arrivons à les baptiser tous correctement, il faudra user bien des siècles--et à ce compte la fin du monde est loin. VERS D'ALBUM Vous qui passez, joyeuse et belle, Par le sentier de vos vingt ans, Et qui promenez l'étincelle A travers champs, Vous pouvez être impitoyable Pour ceux qu'attire votre esprit; Rendre la victoire durable Par un écrit------ Mais non! vous n'êtes pas coquette, Cela se voit, je le sais bien. Ce que je dis, c'est en poëte: N'en croyez rien. TOUS CHINOIS! COMBIEN sommes-nous de blancs dans l'Amérique du Nord? Quel nombre de Chinois faudra-t-il pour nous absorber? Les Etats-Unis et le Canada n'ont, ensemble, que 70 millions d'âmes, tout au plus. La Chine renferme 300 millions d'êtres humains, assure-t-on. Il suffirait d'une petite émigration de 50 millions de faces jaunes pour nous enfoncer jusqu'au cou, ne laissant que la tête au-dessus de l'eau. Et il resterait encore dans le Céleste Empire de bons ménages... qui enverraient des colonies à l'Amérique du Sud. Nous pourrions bien un jour devenir Chinois. N'avons-nous pas du terrain en abondance? Cent millions d'hommes ne le couvriraient point. La Chine est comble. Elle tend à se dégonfler... et conséquemment le Chinois se dirige sur nous. Que ferons-nous de lui? ou plutôt que fera-t-il de nous? car il sera le maître, cela va sans dire. Invasion sur toute la ligne! Il faut, dit-on, repousser la race mongole, la chasser, lui fermer nos territoires. Arrêtez! Depuis deux siècles nous cherchons à ouvrir la Chine à notre commerce. Pourquoi ne pas admettre les Chinois parmi nous, puisque nous voulons que ce peuple nous reçoive chez lui? Mais, s'écrie-t-on, le Chinois vit trop économiquement: et il se contente d'un salaire beaucoup moindre que celui des blancs. Alors, c'est nous qui sommes dans le tort. Nous dépensons trop; nous avons des exigences ruineuses. Oui, c'est cela, la lutte va se faire entre notre civilisation t celle des races jaunes. Si l'Amérique admet ces dernières il est facile de voir que nous seront écrasés. Tous Chinois, je vous le dis! Un bout de comparaison. Les Sauvages qui habitaient notre Canada à l'époque de sa découverte étaient clairsemés, attendu que les familles qui vivent de chasse demandent de vastes espaces pour s'approvisionner. Nous sommes venus nous établir au milieu d'elles, mettre leurs terres en culture et former des villes. Notre envahissement était irrésistible. L'homme rouge a reculé--il a péri. Nous nous contentons de peu d'espace mais nous sommes nombreux et le malheureux Sauvage étouffe à nos côtés. Maintenant, c'est à notre tour de plier nos tentes ou de subir le joug. Ce que nous étions pour les nomades que nous avons supplantés, les Chinois le sont à notre égard. Exigeant moins de place, ils peuvent se grouper en plus grand nombre sur un point donné. Vivant sans luxe, ils dépensent moins que les blancs. Imbus d'une idée nationale très tenace, ils s'entr'aident partout et en toute occasion. Qu'allons-nous devenir devant ces moyens formidables? Sera-ce le jaune ou le blanc qui l'emportera? Chinois! tous Chinois, je le répète! L'Amérique du Nord est présentement aux Anglais, aux Espagnols, aux Irlandais, aux Ecossais, aux Français, aux Allemands aux Nègres--mais nous sommes tous divisés. Que ferons-nous en présence de la marée montante des fils du Soleil? Nous nous livrerons à des plaintes amères... et après? Après, nous aurons le vote chinois, le costume chinois, la cuisine chinoise, les moeurs chinoises, les lois chinoises. Ces affreux magots de la Chine s'empareront du continent. On les entendra chanter: Bonhomme, bonhomme, Tu n'es pas maître en ta maison Quand nous y sommes! Ils viendront par la Colombie anglaise, par le Saint-Laurent, par la baie d'Hudson! Les enfants de Japhet seront subjugués. Sem régnera. Nous serons pris entre les descendants de Cham, nègres indolents, et les Chinois industrieux. La balance penchera vers ces derniers. Tous Chinois, et pour toujours! A D'ANCIENS AMIS ELOIGNÉS Un mot de vous franchit l'espace, Et vient réveiller tout mon coeur. L'amitié reprend sa fraîcheur. Ah qu'un bon souvenir délasse! Où sont nos plaisirs d'autrefois? Perdus au fond de la mémoire, Usés comme une vieille histoire, Dépossédés comme les rois. Notre existence est couronnée Par l'oubli de nos compagnons. Sitôt que nous nous éloignons Chacun peut compter double année. Le voile qu'a jeté le temps Sur l'âge de pure tendresse Vous l'enlevez avec adresse Et je revois notre printemps. Je vous revois, en plein automne, La tête jeune et le teint frais. Je ne vous connais d'autres traits... Vous ignorez que je grisonne. LES ENCANS C'était pendant l'horreur d'un déménagement, Mes cheveux grisonnaient devant plus d'un problème. Faire avec un vieux meuble un neuf appartement Est une tâche immense, absurde tout de même, Mais j'avais entrepris de la mener à bien Et je tirais des plans comme un bon Canadien. ALLONS! je fais des vers--qu'on me les pardonne--certaines choses sont si difficiles à raconter que la prose s'y adapte mal. Par mouvement naturel je pince la rime et la phrase à articulation dans ces heures-là. J'en suis sur les encans. Le mois d'avril, à Ottawa nous en a montré de toutes les couleurs. Cela continue au moment où j'écris, le 5 mai; de plus les déménageurs roulent de par la ville et l'on dirait que le bazar du Temple promène ses friperies autour de nos poteaux de télégraphe. Ceux qui trimballent ainsi leurs cliques et leurs claques ne sont pas au bout du plaisir après être entrés dans une maison nouvelle. On déménage, mais il faut emménager et, avant que cette deuxième opération, bien ou mal conduite, soit à moitié accomplie, des voix plaignardes s'élèvent de plusieurs points de logis: --Au prochain encan nous verrons s'il n'y aurait pas moyen de se procurer ceci et cela, qui nous manque..... Remarquez que ceci et cela ne manquaient ni dans la demeure que l'on vient de quitter ni dans celles d'autrefois--mais à présent ça manque, quoi. On va donc acheter des vieilleries pour combler un vide inattendu. Le mobilier va ainsi augmentant et se dépenaillant tant que dure la famille, parce que, règle générale, personne ne veut se dénantir de ses reliques, et aussi parce que tout le monde fréquente les encans. Pour avoir toujours du neuf, il faudrait trop d'argent, voyez-vous, considérant nos moyens. Lorsqu'il n'y a pas d'encan à l'horizon, les ménagères se rabattent sur les magasins réguliers, et le flambant neuf qu'elles s'y procurent est souvent mal reçu dans la maison. Les vieux meubles font les gros yeux aux merveilles de la mode et de l'industrie perfectionnée. Papa et maman tiennent à rester en bons termes avec leur anciens commensaux--les chaises, les bahuts, les tables--aussi ils ne s'empressent pas de multiplier les modèles du jour à côté de ces antiquailles tant aimées. Les encans sont appréciés en conséquence de ce sentiment. Et puis, c'est bien plus drôle que dans les magasins à vitrines pompeuses et à comptoirs vernis? Le proverbe qui date de trois siècles au moins nous assure, par exemple, que «en encan se vend autant bran que farine,» mais aucun de nous ne s'applique à lui-même la philosophie d'un dicton populaire. Les autres, à la bonne heure! qu'ils prennent garde: ils trouvent toujours moyen de se faire mettre dedans! Ce n'est pas pour dire que l'on rapporte infailliblement de la criée l'objet qui nous attirait tout d'abord. Oh! non! Plus d'une fois, tel qui cherchait une marmite est revenu avec nue pendule. C'était si bon marché--et nous nous eu servirons peut-être si elle veut fonctionner. Il n'y a rien à l'épreuve du raisonnement d'une personne dont les intentions sont droites. Cependant, il est question de retourner à la chasse d'une marmite, c'est une corvée pour le coup. Qu'avait-on besoin d'inventer les marmites? On s'en serait bien passé! Le globe terrestre roulait longtemps et eu bon ordre avant leur apparition; il circulera dans l'espace nombre d'années après qu'elles auront disparu, car vous comprenez, elles s'en iront; ces choses n'ont qu'une durée relative, elles ne sont pas éternelles, la vogue s'en perd petit à petit... Si nous n'achetions pas de marmite?... Pourtant, il en faut une, sinon deux. Le malheur est qu'on ne sait quoi mettre à la place. La soupe aux choux se fait dans la marmite, Dans la marmit' se fait la soupe aux choux. Quelqu'un dira: «Ce n'est pas si poétique que vous noyez.» Je trouve, au contraire, que c'est rempli de charmes. Savoir tirer de toute situation un rire doux et même joyeux n'est pas bagatelle. Ceux qui ont passé par les émotions des encans et des déménagements saisiront, à la simple lecture de ces lignes, l'excellence de mon système philosophique, littéraire et commercial. Les grandes crises des peuples se terminent en chansons--pareillement les maux et tracasseries survenant en l'existence d'un chacun de nous. Il y a un âge, ou plutôt une époque de la vie, où l'on se plaît à fréquenter les encans. Heureux les mortels à qui ce goût vient tard. Si vous le prenez jeune, il vous dominera jusqu'au tombeau. J'ai connu un homme complaisant, qui se faisait adjuger une foule d'objets destinés à faire le bonheur de ses amis. On les lui payait, on le remboursait, bien entendu, mais au prix coûtant. Rien pour sa peine, qui était du plaisir. Il savait acheter de façon que, par son intermédiaire, nous avions la certitude d'en avoir pour notre argent et davantage. Un jour, il se trouva à la tête de trente-six brouettes, à une piastre et quinze sous la pièce--ce qui ne payait pas la roue. Il rangea la marchandise dans la cour de sa maison; les voisins et amis arrivaient, faisaient leur choix, payaient, le remerciaient--en deux semaines il n'en restait plus. Voilà ce qui s'appelle faire des heureux. Plusieurs s'étaient d'abord moqués de lui; ceux-là furent les derniers à aller choisir des brouettes--déception! elles étaient toutes placées! D'autres sont moins utiles à la société, mais les encanteurs les tiennent en haute estime. Ils ont la manie des enchères. Durant la première heure de la séance, ils «font monter les objets»--ensuite ils se mettent à acheter, coûte que coûte. C'est ainsi, me dit-on, que madame Trois-Etoiles devint acquéreur d'une plaque de porte sur laquelle était inscrit le nom de Joseph Lafleur. Elle expliquait cet achat par le raisonnement qui suit: --Ma fille sera bientôt en état de se marier; il ne manque pas de gens nommés Lafleur... l'un d'eux pourrait fort bien s'appeler Joseph... ma fille l'épouserait tout comme un autre... Je ne m'y opposerais pas... Quand les intentions sont droites... Très-souvent, c'est le mari qui entre, par accident, ou pour se délasser, chez l'encanteur, en revenant du bureau, par exemple. Il ne pouvait pas ne pas être tenté par les articles qu'il y a vus--et à des prix fabuleusement bas--presque pour rien. Tout récemment, madame Faber avait envoyé à l'encan sept ou huit pièces de ferblanterie, inutiles dans sa cuisine. --On en retirera ce que l'on pourra, se disait-elle; j'en serai débarrassée. Le soir, à six heures, monsieur arrive tout guilleret, traînant à sa suite les vieilles tasses et les terrines bosselées. Un astre favorable l'avait conduit juste à point chez l'encanteur, aussi son choix avait-il été vite fait--et à si bon marché! Lorsque le pavillon rouge flotte à la fenêtre d'un domicile quelconque, vous voyez arriver, respectivement, le visiteur curieux qui inspectera tout, de la cave au grenier, et s'en va à l'heure de la vente; le visiteur affairé qui jette son dévolu sur un article de son goût et part en chargeant une connaissance de le lui acquérir; l'ami de la maison qui surveille les opérations dans l'intérêt de la famille; un jeune ménage qui a besoin de toutes choses; un vieux garçon amateur de gravures; le bibliophile qui flaire des raretés; des gens désoeuvrés venant là pour faire un bout de causerie; la marchande de bric-à-brac qui va guetter les bons lots de sa partie--et bien d'autres personnes que vous connaissez depuis Adam et Eve, car les encans datent de leur temps, pour le moins. Remarquez ceci: il n'y a pas d'étrangers; tout ce monde s'est déjà vu dans les mêmes circonstances. Pénétrez-vous pour la première fois dans ce cercle, de suite vous êtes signalé à l'attention générale. Les gens que vous avez rencontrés la veille ou le matin même, viennent vous serrer la main comme dans une rencontre solennelle et importante; on se sent sur un terrain nouveau; un brin d'initiation est indispensable dès la porte d'entrée de cette franc-maçonnerie. Les anciens vous pilotent, vous glissent à l'oreille certains avis précieux. Vous apprenez aussi des nouvelles: tout s'est vendu fort cher au dernier encan chez M. Malapart, mais ne craignez rien, cette fois, les pronostics sont des plus engageants, l'on vous avertira, etc. Touchante fraternité; qui compte sans les ruses de l'encanteur! Une anecdote dont le héros fut Gérin-Lajoie, auteur d'_Un Canadien Errant_:--c'était à Ottawa par un avant-midi du mois de juillet. Notre promeneur s'arrête, fasciné à la vue du pavillon portant la double croix de saint George et de saint André qui flotte à la porte d'une grande maison de belle apparence. Il entre, examine la salle d'entrée, parcourt un étage, deux étages, trois étages; puis, se voyant seul avec sept ou huit hommes qui circulaient dans le logis et mettaient les chaises en place, épousettaient les meubles, etc., il tira un livre des rayons de la bibliothèque et se plongea dans la lecture. Au bout d'un assez long temps, il s'adressa à l'un des hommes et lui dit: --J'attends que ça commence; mais voilà midi qui sonne.... --Ah! monsieur, ce ne sera pas avant deux heures. --Ne trouvez-vous pas que c'est un peu tard? --Pas du tout--la procession est en marche; elle ne se terminera qu'à une heure. --Procession? A quel propos? --La procession des Orangistes. C'est aujourd'hui le glorieux 12 juillet. Ici est le quartier-général. A deux heures, l'assemblée des chefs et des comités. --_Very well, thank you!_ Et il est sortit en regardant de travers le drapeau qui l'avait conduit dans un sanctuaire orangiste, alors qu'il croyait avoir le bonheur et l'avantage d'entrer dans une salle d'encan! LE RÈVE DU CAPITAINE (_D'après l'anglais de J. A. H. Leeds, de Mégantic_). NOTRE époque peut se nommer à juste titre l'âge du doute. La civilisation, avançant toujours, s'est débarrassée de toute croyance qui ne se base point sur des faits patents, des choses tombant sous les sens et démontrables géométriquement. On refuse d'abord de croire, puis on fait une question ouverte de l'événement et l'on n'accepte de croire après cela que si l'on veut bien se rendre au résultat de l'épreuve faite. On scrute avec soin, on conteste jusqu'à la foi de nos pères; la présente génération va plus loin: elle rejette assez souvent cette même foi, afin de ne pas avoir à s'en occuper. Ce sentiment étant devenu presque général, il s'en suit que les histoires de l'autre monde, ou n'importe quels traits plus ou moins surnaturels ne sont plus considérés que comme d'absurdes inventions, et ceux qui osent élever la voix contre cette tendance universelle sont vite accablés de ridicules et de brocards. Puisque l'on s'est mis à nier l'existence des spectres, des fantômes, des revenants de toute nature, en dépit de milliers de témoignages classiques et autres, doit-on s'étonner que la croyance aux songes, bien qu'appuyée sur la révélation, soit de nos jours aussi mal accueillie! Il existe plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans toutes les conceptions de notre philosophie, a dit Shakespeare. Il ne manquera pas de gens qui mettront en doute la véracité du récit suivant, mais, après tout, qu'ils l'envisagent comme bon leur semble: les faits sont authentiques. * * * Dans le joli petit village de Waterton qui repose douillettement au milieu des champs de houblon de Kent, Angleterre; dans le salon de l'une des plus attrayantes maisons de ce groupe de jolies maisonnettes, deux personnes se disaient adieu. C'était le 15 décembre 1811. A première vue, on s'apercevait que c'étaient des amoureux. Si au lieu de raconter une simple histoire, j'écrivais un roman, il me serait facile de vous parler des aimables qualités et des grâces de la jeune fille qui est en scène, comme aussi de vous décrire les mérites du jeune homme qui va se séparer d'elle. Leurs noms étaient Annie Lee et Charles-Edouard Howard, capitaine au 47e régiment, en partance pour le Canada, car l'attitude des Américains annonçait des hostilités prochaines. Le capitaine aimait profondément sa fiancée, néanmoins, à son âge, l'attrait des aventures, surtout chez un militaire, adoucissait en lui l'amertume de la séparation. Il n'en était pas ainsi de la jeune fille dont le chagrin ne pouvait manquer de s'aggraver par une absence peut-être d'une longue durée et, en plus, l'anxiété particulière à la situation. La guerre pouvait être fatale à l'officier. Annie l'implora d'abandonner le service, parce que, dans sa douleur, elle ne calculait plus rien et proposait nettement d'adopter le moyen le plus propre à la consoler. --Comment! s'écria Howard, vous me conseillez une telle démarche, mais j'en mourrais de honte, savez-vous! Ne songeons pas à cela un seul instant. A mon retour, vous oublierez tout, tout! Nous entrerons chez nous pour ne plus nous séparer. C'est un sacrifice momentané qui s'impose à nous, ma bonne amie--nous ne pouvons être exemptés des obligations ordinaires de la vie--ma carrière me réclame en ce moment. Patience, courage, au revoir, au revoir. --N'allez-pas croire, reprit-elle, que j'agisse ainsi par un sentiment d'égoïsme, non! Hier encore, ma résolution était inébranlable: je devais supporter courageusement l'absence, mais aujourd'hui tout est changé, j'éprouve les étreintes d'un pressentiment funeste. Si vous partez, je ne vous reverrai plus... vivant. La conversation roulait sur ce triste sujet, lorsque sonna l'heure de se séparer. Annie répétait avec instance que tout était fini et qu'ils ne se reverraient plus. Le capitaine domptant sa douleur, la quitta baignée de larmes et sortit la mort dans l'âme. * * * Là-bas sur les flots bleus de l'océan, un navire arrêté par le calme plat, se mire à la fois dans les deux abîmes qui l'enveloppent de partout: le ciel et l'eau. Il fait nuit, mais le temps est clair et la lune resplendit dans la voûte céleste. Le capitaine Howard vient de quitter son cadre, se sentant réveillé par un étrange travail d'esprit, et il se promène sur le pont plongé dans une profonde inquiétude ou plutôt un trouble difficile à analyser. Cette contenance frappa l'officier de quart qui ne put s'empêcher de lui dire; --Qu'avez-vous donc, capitaine? vous êtes morose et abattu à l'extrême. --Crawford, croyez-vous aux songes? --Comment, si j'y crois! mais oui, est-ce que je ne rêve pas souvent moi-même? --Ce n'est point là ce que je veux dire. Seriez-vous d'opinion, par exemple, que les rêves reflètent parfois d'avance des événements qui nous concernent, en un mot qu'ils nous prédisent l'avenir? Un franc éclat de rire fut la réponse de Crawford. Son ami lui tourna le dos, non pas de dépit, mais pensant plutôt l'avoir blessé en le supposant capable de pareilles idées. Crawford le laissa revenir de son côté au cours de sa promenade et, très amicalement, lui demanda de s'expliquer. --Car enfin, dit-il, je ne puis concevoir que vous attachiez quelque importance aux visions du sommeil. --Puisque c'est ainsi, je vais vous raconter ce qui m'est arrivé. Et plus gravement: --Cette nuit, j'ai vu ma fiancée. --Eh bien? --Je l'ai vue comme je vous vois. --Quoi de plus ordinaire que ce songe! --Ah! vous allez comprendre, c'est plus que vous ne devinez. La vision m'est apparue au milieu d'une nuit pure et calme, dans un lieu que je ne connais pas, en apparence loin de l'Europe, en tout cas un pays nouveau, peut-être celui où nous nous rendons. Au bord d'un large fleuve ou d'un lac, sous l'ombrage d'un orme magnifique, au pied d'une éminence qui domine au loin les eaux, un homme était étendu, silencieux immobile, mort pour tout dire. Je le regardai, il avait un trou de balle dans le front. --Allons, mon ami, vous imaginez les choses, c'est la fièvre plutôt qui vous tourmente, il faut chasser cela... --Détrompez-vous, je n'éprouve aucune surexcitation, si je suis sombre c'est que je réfléchis. Cet homme, j'ai voulu le voir de près dans mon rêve.... c'était moi! je me reconnus sous la figure de ce cadavre. Alors ma vision s'embrouilla. Peu à près, je vis apparaître le cimetière de Waterton, dans lequel entrait une procession de funérailles. Je reconnus nombre de mes amis dans cette foule, mais mon attention s'attacha principalement sur une femme vêtue de deuil et qui avait la figure couverte d'un long voile de crêpe. J'étais certain de la connaître, mais sans pouvoir la nommer, à cause de son voile qui masquait ses traits. Elle paraissait accablée de chagrin. La cérémonie se termina. J'entendis le bruit sourd de la terre qui tombait sur le cercueil. Jugez de ma stupeur lorsqu'en portant mes yeux sur le couvercle j'y lus ces mots gravés sur une plaque d'argent: «Charles-Edouard Howard, mort le 15 décembre 1814»! --Vous avez lu cette inscription? vous ne vous l'êtes pas fourrée dans la tête, comme on dit généralement? --Attendez donc, vous n'êtes pas au bout, tout se suit dans ce tableau. Lorsque les gens furent dispersés, la femme vêtue de noir resta seule près de la tombe et découvrit sa figure: c'était celle d'Annie Lee! Elle ne pleurait pas, mais toute son attitude respirait la douleur la plus vive. Je voulus lui parler, la consoler, mes efforts ne réussirent qu'à m'éveiller. Depuis, je n'ai fait que penser à cela, et pour peu que je ferme les yeux, ces scènes navrantes s'offrent à mon esprit. --C'est assez étrange, dit Crawford. Cependant, vous devez savoir qu'on ne doit pas attacher d'importance à ces caprices de l'imagination que produisent les songes. Soyez donc plus maître de vous et ne vous frappez point l'esprit de cet événement bizarre. --Vous avez probablement raison, mon cher Crawford. Tout de même la date fatidique du 15 décembre 1814 me tourmente. Je l'aurai sans cesse dans l'esprit. --D'ici là nous aurons trop à faire pour y penser beaucoup. --Je voudrais l'avoir dépassée! L'impression que ces chiffres m'ont causée en les voyant sur mon cercueil me semble ineffaçable... Que va-t-il donc m'arriver, mon Dieu!... * * * Plus tard, les deux officiers furent séparés, l'un demeurant dans le Bas-Canada, l'autre servant sur le lac Ontario, mais l'automne de 1814, ils se retrouvèrent ensemble dans le voisinage de Sacket Harbour, à bord d'une canonnière chargée de faire le guet le long du rivage. La nuit était noire, l'air alourdi par des nuages qui annonçaient le mauvais temps; pas un feu sur le rivage; on savait d'ailleurs que l'ennemi ne se risquait pas de camper si près des canons de la flotte anglaise. --Voici bientôt trois ans que nous sommes en ce pays, remarqua Crawford, j'en ai assez pour mon compte. Heureusement que la guerre est à peu près terminée. --Nous n'avons pas lieu de nous plaindre. Les aventures et les périls ne nous ont pas fait défaut, mais, Dieu merci, tout s'est bien passé. En plus, nos drapeaux sont victorieux. Yankees, tempêtes, neige, maladies, navigation difficile, en avons-nous traversé! et sans une égratignure, ni vous ni moi. --Oui, répondit Howard d'un air mélancolique, mais gare à moi! c'est aujourd'hui le 15 décembre 1814... --La journée est assez avancée pour que nous la regardions comme passée. Du reste dès demain, nous rentrerons à Kingston pour n'en plus sortir que pour notre retour en Angleterre. --Pauvre Annie! que j'ai hâte de lui prouver combien ses craintes étaient mal fondées, et que j'éprouverai de joie à lui raconter le rêve fantastique dont j'ai été préoccupé depuis si longtemps... mais, ajouta-t-il en se remettant à réfléchir, je redoute les quelques heures qui s'écouleront d'ici à demain matin... Crawford, s'il m'arrive malheur, souvenez-vous, je vous prie, que je veux être enterré à Waterton et que vous devez remettre ce bijou à Annie. Vous y joindrez cette lettre que j'ai écrite hier et qui lui raconte tout ce que vous savez au sujet de mon rêve. --Bah! dit l'autre, il est onze heures et demie du soir, je puis vous promettre tout ce que vous voudrez, car avant minuit nous aurons à peine le temps de fumer une pipe, et rien n'annonce le moindre danger. --A votre aise, mon ami... Sa phrase fut interrompue par plusieurs voix qui venaient de la terre, appelant au secours. C'étaient des soldats anglais prisonniers de guerre qui s'étaient échappés du camp américain, aussi à peine cette circonstance fut-elle comprise que Howard fit mettre la chaloupe à l'eau et sauta dedans avec deux hommes pour piquer vers le rivage. Il y trouva quinze Anglais. C'était deux fois ce que pouvait porter son embarcation, et il se résolut à faire exécuter deux voyages, restant lui-même à terre pour attendre le retour. Tout alla bien jusqu'au moment où la chaloupe reparut, mais alors une volée de coups de fusils partant de la falaise fit voir que les Américains avaient suivi la piste des fugitifs et les serraient de près. La canonnière aussitôt se rapprocha en tirant sur la hauteur pour empêcher les Américains de gêner l'embarquement de ceux qui attendaient la chaloupe. Tous les hommes furent sauvés, à l'exception du capitaine Howard dont personne n'avait eu connaissance à partir de la minute où l'ennemi avait ouvert le feu. Au point du jour, Crawford ramena la canonnière au même endroit, et ne voyant aucun indice de la présence des Américains, il descendit à terre pour explorer les environs. Il ne fit pas un arpent avant que d'apercevoir couché sous un orme à forte ramure, une forme humaine immobile, et de suite il reconnut le capitaine Howard, lequel avait reçu une balle dans la tête, le seul projectile tiré avec succès par les assaillants de la nuit précédente. Crawford, vivement ému et comme frappé de terreur, s'agenouilla pour prier Dieu, tandis qu'on enlevait le corps. * * * Au mois de juin 1815, le cimetière de Waterton recevait la dépouille mortelle du jeune et malheureux officier. Le jour où Annie Lee pénétra dans le funèbre enclos pour y prier sur la tombe de son fiancé, elle avait déjà la mort dans l'âme--je veux dire que, ruinée par le chagrin, sa santé dépérissait et sa vie ne tenait plus que très peu à la terre. La pauvre enfant se préparait à mourir pour aller rejoindre celui qu'elle avait tant aimé. Crawford, devenu colonel quelques années plus tard, passait un jour par Waterton et l'idée lui vint de revoir la tombe de son ami qu'il avait quittée en juin 1815. Tout le pathétique du récit qui précède lui revint à la mémoire lorsqu'il lut sur deux pierres tumulaires, placées non loin l'une de l'autre, les inscriptions suivantes: CHARLES-EDOUARD HOWARD _décédé 15 décembre 1814_. ANNIE LEE _décédée 15 décembre 1815_. LA GUIGNOLÉE Air: Sur le grand mât d'une corvette. La Guignolée est à la porte, Implorant votre charité, Donnez, afin qu'elle rapporte, Un secours au déshérité. Nous ne voulons pas de richesse Mais seulement un petit peu. Et que, ce soir, chacun s'empresse: Qui donne aux pauvres prête à Dieu. L'hiver qui met dans la misère La veuve ainsi que l'orphelin, Invoque notre ministère Contre la souffrance et la faim. Inspirez-vous de la tendresse Qui nous amène dans ce lieu, Et que, ce soir, chacun s'empresse: Qui donne aux pauvres prête à Dieu. Comme autrefois, chez nos ancêtres, Nous vous prions, au Jour de l'An, D'ouvrir les portes, les fenêtres, D'avoir pitié de l'indigent, Secourez-le dans sa détresse, La pauvreté vit de si peu! Et que, ce soir, chacun s'empresse: Qui donne aux pauvres prête à Dieu. Aidez la gaîté charitable Qui va de maison en maison! Enlevez tout dessus la table, Les pauvres en profiteront. Petits et grands, faites largesse A ceux qui n'ont ni feu ni lieu, Et que, ce soir, chacun s'empresse: Qui donne aux pauvres prête à Dieu. LE RÔTI SANSPAREIL JE parle cuisine, et l'on verra bien que je m'y entends. Un plat de luxe vous irait-il? Oui, n'est-ce pas?--surtout aux prix où nous les vendons, savoir: une souscription au présent volume. C'est à la portée des pauvres gens. Prenez la recette: D'abord, il faut une belle olive, farcie aux câpres et aux anchois, marinée à l'huile vierge; mettez-là dans le corps d'un jeune moineau désossé. Celui-ci se montre très fier de manger des olives de cette façon particulière. Placez le moineau dans un oiseau de neige, ou un ortolan, gras, bien en chair, et désossé. Mettez l'ortolan dans le corps d'une mauviette désossée, laquelle se trouvera farcie de quatre manières, avec des éléments divers, mais qui vont très bien ensemble. La mauviette demande à entrer dans le corps d'une grive ou d'un merle, que l'on choisira selon le volume requis, car il s'en rencontre de toutes les grosseurs. La grive se glisse dans une caille bien grasse et juteuse. Désossez toujours, cela se comprend. La caille, enveloppée d'une belle feuille de vigne, quand vous en avez, se place dans le corps d'un perdreau, rouge s'il en est sous votre main. Prenez ensuite une bécasse tendre, succulente, bien mortifiée, et confiez-lui le perdreau; elle ne demandera pas mieux que de s'emplir ainsi. La bécasse étant entourée de croûtes de pain tranchées bien minces, vous l'introduisez dans l'intérieur d'un canard sauvage, que vous choisissez de la taille voulue. Le canard va parfaitement dans une poularde dodue, blanche, et savamment désossée. Alors, si vous avez une jeune oie sauvage, grasse et attendrie, ne perdez pas de temps, enfilez-lui la poularde: c'est classique. Les poules d'Inde, blanches et charnues, sont assez faciles à obtenir; ayez-en une, et mettez-lui la jeune oie dans le corps. Rendu à ce point, vous avez fait une oeuvre de haute école, mais ce n'est pas encore un chef-d'oeuvre. Poursuivez-donc. Il s'agit de se procurer une belle outarde, ce qui n'est pas rare sur le Saint-Laurent. L'outarde canadienne est peut-être la plus belle qui soit sur le globe. Je désire l'élever au rang de mets national, et c'est dans ce but que je lui ai préparé les farces dont vous venez de lire la description. Si vous me dites que j'exige des tours de force, c'est que vous êtes tiède et peu instruit des choses de la cuisine. Un certain degré d'enthousiasme devient nécessaire pour accomplir les opérations que je vous recommande ici; une bonne dose de science ou de pratique culinaire n'y gâte rien non plus. Etes-vous homme à bien faire, je suis avec vous. Ah! vous avez cru que, parce que je ne sais pas la musique, j'ignore la cuisine A d'autres, dénicheur de merles. Revenons à nos outardes. La poule d'Inde ayant disparue dans l'outarde, mettez le bloc dans un pot d'une capacité convenable, avec oignons piqués de clous de girofle, carottes à votre choix, petits dés de jambon, du céleri, quelques herbes de votre goût--de la mignonnette par exemple--force bardes de lard bien assaisonnées, poivre, sel, épices fines, coriandre (curry pour les anglais) et une ou deux gousses d'ail, si vous y tenez, mais l'ail n'est pas indispensable, et du reste les canadiens ne le tiennent pas en bonne odeur. Le pot ainsi préparé doit être fermé hermétiquement par une couverture de grosse pâte. --Et maintenant, dites-vous, c'est l'instant de livrer bataille. Feu partout! Non pas! Petit feu soutenu seulement! Un four ou un bon poêle chauffé avec modération, au même degré, durant dix heures--voilà la chose. Ni ardeurs ni défaillances, je vous en prie! Un feu doux, consciencieux, d'allures régulières. Ah! n'allez pas commettre... j'allais dire un délit grave--en sortant des sages mesures que je vous indique. Parvenu à la treizième farce, il n'y a plus de badinage. Au moment de servir, découvrez, tirez la pièce, dégraissez au besoin, et dressez sur un plat chaud. Plus on est de convives plus on goûte ce régal de roi, et le tout est mangé, car le tout est bon. Celui qui trouve l'olive enfermé au fond de tous ces êtres mérite les honneurs de la séance. Quant au cuisinier, il rêve d'une renommée universelle, et aspire à être le représentant des meilleurs rôtis, dans un comté de gastronomes. Ce n'est plus le poulet dit à l'ivoire avec ses larmes de citron sur la peau, ni la dinde et ses sots-l'y-laisse, ni le chapon poêlé avec son jus trop fort, c'est le «rôti sanspareil» combinant tout, absorbant tout, parlant à l'esprit et réjouissant le palais. Il n'est pas possible d'être un méchant homme après avoir dégusté l'outarde nationale ainsi apprêtée. Tout se tient dans la nature. Si ma verve a aujourd'hui plus de souplesse qu'autrefois, c'est uniquement parce que j'ai piqué une fourchette dans la glorieuse farce que je viens de vous décrire. Vive à jamais l'outarde nationale! VOYAGE DE NOCE UN proverbe dit: «Ne comptez pas sans votre hôte.» Je vais vous donner la preuve que c'est chose véritable. L'aventure est toute fraîche, mois d'août 1899. Mais pour commencer, remontons plus loin. Isidore Pincemailles avait un père, un petit frère et une soeur. Le père était parcimonieux, ce qui veut dire près de ses pièces. Le frère était industrieux et tenait de son père pour la restriction des dépenses. La soeur se laissait vivre et craignait son grand frère Isidore. Bonne pâte de fille. Voilà tout le sujet d'un drame. Il advint que le père mourut, que le petit frère mourut aussi, et que la succession combinée des deux personnes échut à Isidore et à sa soeur Zétulbée--en tout vingt mille piastres, chacun la moitié, libre et franc du collier. Isidore conserva la maison paternelle, garda chez lui sa soeur, soigna la succession en général. C'est un grand diable, que cet Isidore. Ce qu'il veut il le veut bien résolument. Zétulbée, d'un caractère flottant, ne demandait qu'à se laisser vivre et à lui obéir. Si vous voulez que je l'explique, Ce garçon n'a rien de marquant. Il n'a même rien d'apparent, Mais c'est un frère... sans réplique. Parfois Isidore se mettait en dépense pour sa soeur. Il lui achetait des pains d'épices. Le jour de la grande procession il lui présentait un parasol. Isidore n'a jamais épaté la terre et j'oserais dire qu'il ne songe pas à cela. Il y avait entre lui et sa soeur comme l'étoffe de deux vieilles personnes. Ni l'un ni l'autre ne semblait vouloir se marier. Isidore prévoyait que le capital de la communauté se doublerait sans effort en quinze ans, dépenses non incluses. Un aussi beau rêve n'est pas de ce monde. L'amour mit des bâtons dans les roues. Zétulbée se laissa prendre au filets d'un garçon tailleur--taillé lui-même admirablement. Dans la ville des Deux-Grêves où se passe cet histoire véridique, il y a nombre de beaux garçons, mais pas un seul n'est comparable à Lucien Gobédi, le majestueux, le délicat, le poétique, l'adorable Gobédi. Zétulbée le vit et en fut éprise. Isidore l'examina et le prit en grippe. Deux natures en sens contraire. L'une est issue d'Harpagon; l'autre est dépensière. Gobédi demanda Zétulbée en mariage. Isidore refusa. Zétulbée trembla devant son frère et, malgré ses vingt-six ans, se soumit. L'amant persista. Le mariage fut arrangé pour le 20 juillet tout dernier. On fit mêmes des emplettes, On prépara des toilettes, Toute la ville en parla. Nous prenions un air de fête, C'était à tourner la tête, Mais l'affaire en resta là. Et pourquoi? Parce que, en apprenant cette nouvelle, Isidore alla dans la forêt, coupa un bâton raisonnable et dit à sa soeur qu'il le lui briserait sur le dos, le matin de la noce, à la porte de l'église. Pas légal le procédé, mais fraternel! La noce n'eut pas lieu. On en parla dans la ville des Deux-Grêves! Gobédi n'était plus à son aise, après cet échec. Les gens se moquaient de sa déconfiture. Il prit une grande résolution, il prit aussi un verre de bière et détermina Zétulbée à le suivre. Le dimanche 30 juillet, Isidore étant dans son banc à l'église paroissiale, entendit l'annonce du mariage de sa soeur avec Gobédi. Il lui semblait que l'orgue jouait: Nous ferons noces complètes, Toute la ville en sera. Sur les marches du temple on le félicita. Mais son coeur ne parlait pas ainsi. --Sa première visite fut pour le curé, qu'il ne réussit pas à convaincre. Notre homme menaçait de sa canne tous ceux qui voudraient épouser sa soeur, à commencer par le curé. La soeur battit en retraite, et toute la ville en fit des gorges-chaudes. Mais le mercredi, trois voitures partirent à la fois de la place publique et se dirigèrent du côté de La Ripouste, village situé à deux lieues plus loin. Le curé des Deux-Grêves avait signé un bon billet demandant à son voisin de célébrer le mariage, pour dérouter le grand frère Isidore qui voulait commettre une escâlandre et démantibuler la noce. Le curé de La Ripouste était absent! Isidore finit par avoir connaissance de ce qui se passait. Il monta à cheval et courut après la noce pour arrêter la cérémonie. Les camarades du fiancé lui télégraphièrent l'annonce du péril. Alors ce dernier, prenant un air héroïque, s'écria: «N'attendez pas. En avant! Fuyons jusqu'à Tamponneau!» La caravane se remit en voitures. Isidore suivait à franc étrier, se promettant d'arriver assez tôt pour empêcher le commencement de la consommation. Il prit un chemin de traverse et dépassa la bande. Lorsque celle-ci monta le perron du presbytère de Tamponneau, l'affaire était dans le sac, par la vertu d'Isidore. Le curé de Tamponneau reçut la compagnie cordialement, lut la lettre du curé des Deux-Grêves, déclara qu'elle était adressée au curé de La Ripouste, ce qui était vrai, et renvoya les fiancés dos à dos. Le même soir, la noce rentra aux Deux-Grêves, sans tambour ni trompette. Les amis avaient préparé des bouquets et de la musique pour recevoir les mariés. Au débotté on complimenta Gobédi sur toute la ligne. Puis les explications s'en suivirent... pas gaies du tout! Le mot d'ordre aujourd'hui est «A quand la noce?» Plaignez, messieurs, mesdames, Plaignez, charitables âmes Plaignez deux amoureux Qui sont bien malheureux! DEPUIS CINQUANTE-ANS IL n'est pas bon de dénigrer le passé, car ce serait de l'ingratitude. Sans le passé, ma foi, que serions-nous? Des sauvages. Pas ne voulons être autant arriérés. Alors donc, sans mépriser les jours de nos braves ancêtres, il est permis de parler des nôtres et de les comparer un peu les uns les autres. Le monde marche, souvent à cloche-pied, et parfois sur des échasses. Notre siècle a choisi cette dernière pratique; pourvu qu'il ne se casse pas le nez il ira loin. Les enfants sont les premiers à nous mettre sur la piste de la réflexion. Tout ce qui leur apparaît leur semble ancien. Nous voilà beaux, nous autres, qui croyons que tout est récent et que nous l'avons vu commencer! C'est en écoutant les jeunes que je me suis remémoré tout ce chapitre, neuf comme la lune, où je me perds à dire que cela, et ceci et cette autre chose ne sont venus au monde qu'après ma naissance. Nos ancêtres ne se serait jamais douté de mon embarras, car les nouveautés chez eux étaient rares et bien définies. Est-il vraiment neuf notre siècle? Oui, puisqu'il a débuté au berceau de chacun de nous. Dites, quels sont les siècles qui vous appartiennent? Pas un, n'est-ce pas, sauf le demi-siècle où vous vivez. Cela vous donne le droit de vous vanter de votre importance! Je suis très sérieux et très rieur sur ce sujet. Ce que j'ai vu me prouve la nécessité de faire des comparaisons entre les choses un peu anciennes et les nouvelles, afin de juger des perfectionnements survenus un peu partout depuis deux ou trois quarts de siècle. Va sans dire que j'incline pour les nouveautés; il sera toujours temps de reprendre les vieilles manières, car si elles sont bonnes nous irons à elles et elles reviendront à nous. En morale, je ne trouve rien de nouveau à signaler. Fixons plutôt nos souvenirs dans l'ordre matériel, notre monde a bien changé sous ce rapport. Il était ce qu'il n'est plus, en quelque sorte. Un élan formidable s'est produit vers l'inconnu, ce qui a disloqué le vieux mécanisme et provoqué des transformations. Retournons à 1840, par exemple. Lisez les journaux de ce temps. Vous vous y trouverez dépaysés--je parle aux jeunes--attendu que tout roulait alors sur des affaires différentes de celles de notre situation actuelle. Celui d'entre nous qui se souvient de ces jours d'autrefois est amené à des réflexions assez curieuses; il vit actuellement dans un monde autre que celui de sa jeunesse, un monde eu apparence semblable, pas pareil--mais le même cependant. Tout change et tout se recompose avec le temps--avec peu de temps en ce siècle--c'est la raison des remarques qui vont suivre. * * * Couper le grain à la faucille, à la poignée, le coucher sur le champ, le ramasser en javelle avec des râteaux, le battre à grand renfort de bras; s'épuiser la constitution à labourer la terre, puis y semer l'espoir de la prochaine récolte, c'était l'ancien système. Les machines ont modifié tout cela. L'homme est devenu le roi de la création, puisqu'il n'a qu'à ordonner pour voir le sol produire ses fruits. C'est donc une conquête de notre temps, qu'il faut enregistrer. Les premières machines à battre le grain, le couper sur pied, le ramasser, faisaient sourire des hommes que je croyais très intelligents et qui n'étaient que de vilains routiniers, comme il s'en voit encore. La chandelle de six et la chandelle de quatre avaient du bon--mais pas autant que le gaz d'éclairage et la lumière électrique! Nous avons appris le _B A ba_ sous un lumignon enveloppé de suif; nous écrivons le présent article sous les effluves de l'astre électrique. La nuit sombre, ténébreuse, effrayante, n'existe plus, et sans faire de la nuit le jour, dans le sens des viveurs qui mangent leurs fortunes entre deux soleils, nous avons de quoi nous moquer de Louis XIV et de ses douze cents chandelles allumées à un bal de Versailles. Le roi-soleil n'avait qu'une mèche de coton pour éclairer ses fêtes. * * * Jadis, à la traverse des rivières, il y avait des bacs. Plus tard on inventa le _horse boat_. Nos ponts valent mieux que cela. Laissez-moi vous dire que dans les lettres de voyages de Mgr Plessis, qui visita la France et l'Italie en 1819, il est parlé de l'absence des ponts dans les pays qu'il parcourait; il en rit, tout en plaignant les populations qui souffrent de ce manque de transport. Sa bonne humeur lui fait sans cesse comparer le Canada avec les contrées européennes. Ce qu'il observe, ce qu'il dit n'a rien perdu de sa valeur: nous sommes le peuple constructeur de ponts; de plus nous donnons l'exemple aux perceurs de tunnels, car la méthode américaine est la meilleure du monde entier. M. Merritt, parlant en présence de la législature du Canada vers 1845, disait: «Nous devrions utiliser les navires à vapeur qui commencent à voyager d'Europe en Amérique. Une subvention du gouvernement amènerait deux ou trois de ces vaisseaux dans notre fleuve, chaque été, et voyez quel bienfait pour nous!» On lui répondit qu'il rêvait. Cinquante ans après M. Merritt, nous voyons quatre ou cinq de ces navires remonter le fleuve, chaque jour de l'été, portant au Nouveau-Monde des produits contre lesquels ils échangent ceux du Canada. Vers 1817, un membre de la Chambre des Communes d'Angleterre disait que, si des émigrants étaient expédiés au Canada, il faudrait leur envoyer de la viande et de la farine pour subsister, vu que le pays était à l'état sauvage. C'est nous, à présent, qui envoyons des céréales et du boeuf et des moutons, du beurre, du fromage et des pommes au marché de Londres. * * * Nous n'avions pas d'aqueduc, rien que des puits ou le service des porteurs d'eau, hélas! peu ragoûtant. Et le breuvage de notre premier père coûtait le prix! Par un coup de baguette, la fée moderne a donné à chaque maison un fleuve à robinet! De l'eau à laver tout le monde, on en revient pas. Les jeunes s'imaginent que cela a toujours existé. Avoir un bras du Saint-Laurent dans sa chambre était un rêve, qui vient d'être fait réalité. Inclinez-vous fière jeunesse--et redoublez d'ardeur pour l'eau claire. Quinze sous de port une lettre ordinaire entre Québec et Montréal. Des faiseurs de calculs demandaient que le taux fut réduit à six sous. Horreur! Nous l'avons amené à un sou, pour la plus grande gloire de ceux qui écrivent: «A mon fils, commis eu ville.» Il y a même un bureau qui s'occupe de retrouver les adresses oubliées des destinataires. Le fils eu question ne tarde pas à recevoir des nouvelles de sa famille. * * * Une couture faite à la main, quoi de plus beau! Des visionnaires, cependant, voulaient coudre à la mécanique. Ces fous d'inventeurs! Pourquoi pas chercher le bâton à un seul bout, la corde à virer le vent ou la fleur qui ne fane jamais? Ou est parvenu, néanmoins, à coudre assez proprement une foule d'articles qui se vendent en magasin et se portent très bien. Sont-ils drôles ceux qui ne veulent jamais croire que l'humanité fait un pas en avant chaque fois qu'elle remue! Laissez donc l'humanité agir: elle est conduite par plus fort qu'elle même. Et puis, elle se moque bien de vous! Suivez-la doucement pour avoir l'air de la comprendre. De fil en aiguille vous arriverez à une vie plus facile. * * * Les rues étaient sales, non égouttées, puantes, sans trottoirs, sans nivellement. Cela nous semblait tout à fait convenable. A présent, elles sont dix fois mieux, nous les voulons dix fois meilleures, et nous n'avons pas tort. Faites-nous des allées de plaisance, nous payerons double contribution. Rendez la vie en plein air agréable, les gens en santé vous le demandent. Ceux qui n'ont pas de santé n'ont rien à demander, mais ils sont avec nous et désirent que l'on fasse des villes habitables, et ils séjourneront en ce monde plus longtemps; autrement ils le quitteront vite! Les arbres, c'étaient bon pour les forêts, pas d'ombrage dans les villes! Petit à petit, on a planté le long des trottoirs de jolis alignements de verdure qui forment un parasol continu, durant la saison des chaleurs. Nous demandons que toutes nos villes se remplissent de branches feuillues, hautes, verdoyantes, pour le plaisir des yeux et pour abriter nos têtes échauffées par le soleil de la canicule. Allez-vous nous accorder cela Messieurs les échevins? Peut-être que non. Craignez, pourtant, d'être appelés rétrogrades, c'est un mot terrible, qui vous prive du support du suffrage populaire. Méditez sur la question des arbres d'ornement. A toute heure, tout moment de la journée, il fallait partir en ville pour voir l'épicier, le boucher, le marchand de batiste, le vitrier, que sais-je? Aujourd'hui, on se parle par téléphone. Il n'y a pas d'affaire si peu pressée qu'elle soit, qui ne se règle par le fil téléphonique. Les amoureux même ont adopté cette broche pour parer aux circonstances imprévues. * * * «Un chemin de fer partira un jour de Québec et ira rejoindre le Haut-Canada.» Voyez-vous comme ce projet était impossible? Il l'était tellement que j'ai entendu un orateur s'écrier: «Pas un enfant, parmi ceux qui sont au berceau, ne vivra assez longtemps pour voir ce merveilleux ruban de fer et les locomotives qu'il portera.» Quinze ans plus tard, cet entêté montait en chemin de fer--première classe--pour aller voir sa tante à l'ancien bout du monde: à Montréal. Les journaux annonçaient que l'on avait imaginé une machine à écrire et qu'elle allait être mise dans le commerce. Un long éclat de joviale humeur répondit à «cette bonne farce.» C'étaient des gens qui croyaient savoir l'orthographe. Il y avait des hommes qui ouvraient des trous dans les rues et y plantaient de longs poteaux sur lesquels ils assujettissaient des fils de fer, et nous nous demandions ce que cela voulait dire. On nous répondit: «C'est le télégraphe. Il fallut l'expliquer en grec pour nous rendre encore plus perplexes. _Télé_ veut dire: de loin; _graphein_ signifie écrire:--donc écrire de loin. Il était évident que l'on se moquait du pauvre monde. Lorsque les dépêches commencèrent à circuler, plusieurs citoyens y virent distinctement la griffe du diable. Le fait est que Satanas a toujours passé pour un individu extraordinaire. Sa réputation est surfaite néanmoins. L'homme l'a battu en trouvant l'électricité. Un yankee, appelé Cyrus Field, voulait réunir l'Europe et l'Amérique par un courant télégraphique; on se moqua de son projet. Il mit sa fortune au jeu et réussit; alors tout le monde déclara que ce n'était que l'application du sens commun, et même que la chose n'était pas surprenante: la preuve, c'est que les narquois de la veille devinrent les actionnaires du lendemain. Ils «approuvaient» l'idée de Cyrus Field. Bonne gens! * * * Les oranges, les poires, les raisins de table et tant de bons fruits qui croissent et mûrissent loin de nous, ne pouvaient nous parvenir sans coûter des prix ridicules. Lucullus dînait sans bananes sur les bords du Saint-Laurent. Nous avons changé tout cela; les produits des antipodes sont à nos portes, à bon marché, et je doute que le paradis terrestre ait été aussi bien approvisionné que nous le sommes en ce moment. Nous le serons encore davantage les années prochaines. En même temps, la pomme fameuse de Montréal est à la place d'honneur sur la carte des bons restaurants de Paris. * * * Celui qui prononçait un discours était obligé de l'écrire, pour faire le bonheur de ceux qui ne l'avaient pas entendu. Nous parlons, et les sténographes prennent nos phrases au vol, les impriment, les répandent, de sorte que nous n'avons plus qu'à parler--seulement, malheur à celui qui parle mal, il n'a pas le temps de se corriger. Le travail de l'imprimerie était atroce, lent, accablant, irrégulier, sans plaisir. Maintenant, c'est un jeu; une presse que vous regardez tourner, vous donne vingt mille tirages à l'heure. Autrefois, c'était huit douzaines ou même moins, et l'on mourait à la peine. Des gravures mal faites, barbouillés de couleurs impossibles, nous étaient offertes à raison d'une piastre chacune. Nous trouvions cela superbe. Des procédés nouveaux se sont produits et l'on nous vend des chef-d'oeuvres à trente sous, mais nous demandons de les payer trois fois moins. Cela viendra. * * * Dans l'ordre des choses artistiques, quel changement! Nous avions des dessins quasi chinois, des colorations insensées, des formes qui ne disaient rien. Voilà que l'on nous offre de beaux modèles, d'après les oeuvres de maîtres, des imitations présentables, des copies de choix. Les étoffes, les meubles, les bijoux s'adressent à l'esprit et au sentiment. Il y a un réveil de pensées dans nos industries de toute nature. Nous voyons plus de belles choses en un jour que durant une année autrefois. J'ai vu, j'ai vu, j'ai vu telle époque où il n'y avait rien à voir. A présent, c'est comme au théâtre: Je vois le soleil et la lune Qui tiennent des discours en l'air. Ceci est la satire de mon article, car je parle de ce que tout le monde connaît; donc: discours en l'air. * * * Mais, n'allez pas croire que je vais m'arrêter ici! Il me tombe sous la main un livre intitulé _L'homme comme il le faut_, oeuvre du R. P. Marchal, et j'y trouve la description d'un type humain créé par l'extrême développement des affaires, depuis cinquante ans: l'aventurier de la Bourse. Ce type-lâ existait avant nous, comme la punaise à patate, mais il n'avait pas encore rencontré son aliment propre, dans une proportion convenable à ses capacités: il l'a maintenant et il prospère, pullule, s'étend, dévore, saisit, transforme une partie de notre société. Voici les paroles du Père Marchal: «Doué de cette puissance d'illusion magique qui changerait en diamant les pierres du chemin, cet homme a foi en sa fortune. Il sait qu'elle l'attend quelque part et, dût-il crever sous lui cent chimères, il la poursuivra sans relâche. Sa foi le rendra éloquent, et son éloquence, où les chiffres tintent, agit sur les créanciers comme la musique militaire sur les soldats que l'on mène au feu. Elle transforme l'avare en prodigue, le lâche de l'épargne en héros du risque, et l'alarmiste timide en spéculateur audacieux. Sortie de sa cervelle en ébullition, une fumée se réalise et devient palpable. Rien ne déconcerte ce soldat du lucre, ce Christophe Colomb de l'opulence. On le croit perdu, sombré; la Bourse crie: «Un homme à la mer!» Levez les yeux, il est au haut du mât de cocagne, criant: «terre! terre!» et saluant avec allégresse sa découverte tant rêvée. Le voilà riche, mais ne lui parlez pas de quitter cette vie d'agitation et de luttes; elle est son atmosphère, son élément, son climat. Comme ces animaux marins que l'eau douce empoisonne il lui faut pour vivre la salure du flot, l'écume de l'orage. Les affaires sont des cartes pour ce terrible joueur et il les battra de ses mains fiévreuses tant qu'il n'aura pas amené l'atout de ses rêves. L'inquiétude est sa loi, son souffle et la spéculation l'emporte dans sa course vertigineuse comme le coursier sauvage qui emportait autrefois Mazeppa dans les steppes de l'Ukraine. Il marche, il court, faisant le tour des affaires et des intérêts, touchant à tout, remuant à la pelle les vérités et les mensonges, les mondes et les atonies, les réalités et les paradoxes, créant des valeurs fantastiques, fatiguant les billets de banque, faisant sauter des cervelles--jusqu'au moment où une vague l'emporte, pour ne pas laisser à l'ennui la peine de consumer ses jours.» Oui, c'est la première fois dans l'histoire du monde que l'on voit cette classe d'hommes exercer ses talents sur une grande échelle, parce que c'est la première fois qu'un horizon aussi immense lui est livré. N'allez pas confondre celui qui précède avec ce que l'on appelle «le millionnaire.» La plupart des millionnaires ont gagné leur argent par des travaux dignes de respect. Le millionnaire dit:» Je me suis fait moi-même,» et avec raison. Les malins disent: «Il se suiffait lui-même,» mais c'est pour la galerie qui demande à rire. Les hommes très riches ont existé de tout temps; de plus, il en faut. Que notre époque nous en montre une floraison, je n'y vois pas de mal. L'argent s'entasse, puis coule comme de l'eau; chaque terre en est arrosée. L'argent roule, nous roulons avec lui. Rouler est le sort du monde, il n'y a rien de carré dans la nature. L'homme a conçu la forme carrée, et il ne s'en trouve pas bien, voilà pourquoi il manifeste son admiration eu disant; «Un tel est rond en affaire.» Les richards de l'antiquité tenaient un rang spécial, les nôtres ne font que les imiter. A Pompéi, l'on vient de découvrir une résidence de belle mine, et les mots _Salve lucro_ sont gravé sur le seuil de la porte. Honneur au gain! Il fut, de tout temps, un demi dieu, le seigneur Argent; il n'a pas attendu le caoutchouc et le pavage en asphalte pour se faire valoir. Je ne m'étonne pas qu'il se déploie de nos jours avec tant d'éclat--tout s'y prête--nous prêtons tous de l'argent à l'Argent. S'il nous ruine, il s'enrichit, et quand il est riche il se ruine à son tour afin de nous enrichir. La boule est ronde, voyez-vous. * * * De cet article, la morale la voici: de prodigieuses nouveautés nous sont offertes pour notre confort particulier; profitons-en, mais ne disons rien contre ceux qui en retirent des fortunes d'occasion. Nous sommes riches, éternellement riches des bienfaits que la science, les découvertes, l'industrie, l'audace des hommes ont répandus parmi nous depuis cinquante ans. Aucune période de l'humanité n'a vu autant de transformations que celle de 1840 à 1900. Nous avons vécu dix existences dans ce court laps de temps. C'est fort joli. Mourons joyeux. L'ESPRIT FRAPPEUR LE vieillard qui m'a raconté cette histoire est plein de vie. Lisez, n'ayez pas peur; ensuite, passez le livre à votre voisin. C'est le vieillard qui parle: Cette nuit-là, nous n'avions pu dormir dans la maison. Soit l'effet de la chaleur du poêle--dans lequel j'avais mis une bûche de forte taille sur les onze heures--soit autre chose, nous étions tous éveillés--ma mère, ma soeur, mon petit frère et moi, lorsque vers quatre heures du matin nous entendîmes une succession rapide de coups frappés comme avec le joint des doigts d'une main fermée sur les panneaux d'une porte. Pan, pan, pan, pan, etc, etc. --Quelqu'un frappe à la porte, dit ma mère. Sans trop me rendre compte de ce que je faisais, je sautai à bas du lit et en moins de trente secondes j'étais dehors. A la porte, sur le trottoir, dans la rue--personne. Je remontai l'escalier et fit mon rapport en conséquence. --Voilà qui est étrange, remarqua ma soeur, nous avons entendu très distinctement les mêmes'coups... Elle n'acheva pas--le frappement venait de recommencer. C'était, à ne pouvoir se tromper, dans la direction du bas de l'escalier, vers la porte qui donne sur la rue. Sans réfléchir, ou plutôt obéissant avant tout à ma nature impétueuse, je m'élançai vers l'escalier pour avoir raison de cet étrange signal, mais ma mère, ma soeur et mon jeune frère ne firent ensemble qu'un bond au devant de moi pour m'empêcher d'exécuter ce dessein. Je les regardai avec surprise, leurs traits bouleversés, la pâleur de leur visage, leurs gestes, tout me disait en moins de temps qu'il en faut pour le lire, qu'une terreur soudaine s'était emparé d'eux. Je vous avoue que je ne perdis pas un instant--je fis de même et commençai à trembler de tous mes membres. J'avais peur de l'audace que je venais de montrer--peur de n'avoir pas eu peur d'abord. * * * Quel reste de nuit nous passâmes! Je ne vous la raconterai pas, c'est à vous de l'imaginer, si jamais il vous est arrivé d'avoir eu peur, peur, peur, peur! Dès le matin, tout le voisinage savait notre aventure. Je dois dire que nous l'avions racontée très honnêtement--correctement, si je puis m'exprimer ainsi--mais il fallait voir les transformations qu'elle subissait eu passant de bouche en bouche! Ma mémoire, un peu rebelle à soixante-douze ans, eu a retenu à peine quelques détails. Ce fut pendant cinq jours le sujet de tous les commérages du quartier. Nous-mêmes, effrayés outre mesure par ces récits impossibles, nous en étions arrivés à ne plus fermer l'oeil et à requérir les services de nos voisins assez complaisants pour venir coucher chez nous chaque soir. Enfin le sixième jour, nous reçûmes la nouvelle que l'un de nos cousins, parti pour un voyage, avait été tué dans un accident de chemin de fer. En comparant la date et l'heure de sa mort, nous nous aperçûmes que cela correspondait à la nuit et à l'heure où les coups mystérieux avaient frappé nos oreilles... Le conteur, nous voyant sous l'empire d'un saisissement facile à comprendre, en profita pour suspendre son récit, allumer sa pipe et tisonner un tantinet le feu de cheminée qui jetait dans la chambre ses lueurs tremblotantes. * * * --Un instant après il reprit: Cette fois, le village entier se mêla de l'affaire. Notre demeure devint l'objet de la curiosité publique; c'était à qui s'y montrerait le nez. On n'a pas d'idée de la multitude d'anecdotes qui coururent à ce sujet sur notre compte, et sur le compte de toutes les familles où des événements de cette nature s'étaient produits autrefois, car il est bon de vous dire que j'ai toujours été étonné d'entendre, à la moindre mention d'un fait merveilleux ou tout simplement inexpliqué, nombre de personnes en citer vingt autres analogues et tous plus ou moins attachés à leur histoire intime. Deux jours et deux nuits se passèrent sans nouvelle manifestation du phénomène. Nous vivions en compagnie d'une vieille tante et de son frère, lesquels étaient accourus chez nous à la nouvelle de ces événements singuliers. * * * Le troisième jour, en plein midi, comme nous allions nous mettre à table, pan, pan, pan, pan!... Ma tante et ma soeur s'évanouirent. Ma mère et mon frère poussaient des cris, tandis que mon oncle et moi nous nous précipitions dans le corridor, d'où semblaient venir les coups en question. Rien dans le corridor. Rien à la porte que nous ouvrons toute grande. Notre bon chien Scapin, souple épagneul aux yeux intelligents, se démenait dans nos jambes comme s'il eut compris ce qui se passait, et paraissait très mal à l'aise de notre embarras. Je le caressai avec affectation, dans l'espoir que ma mère et mon frère qui nous avaient suivi, jugeraient par là que je ne faisais pas un cas majeur de ce que nous venions d'entendre. Le gentil Scapin retourna tranquillement se coucher sur la peau de mouton teinte qui lui servait de canapé au bas de la porte du salon. Déjà, ma soeur et ma tante étaient revenues à elles. Nous nous retrouvions dans la salle à manger.... mais pas d'appétit parmi nous, je vous l'assure! * * * Vous ne saurez jamais par quelles transes nous passâmes durant les quinze jours qui suivirent. Il suffit de vous mentionner, outre le va et vient des gens, les deux nouvelles alertes qui nous survinrent, l'une à cinq heures du matin, et l'autre vers huit heures du soir. Cette dernière eut lieu au moment où monsieur le curé était à la maison, et il put certifier avoir entendu le roulement de dix ou douze coups rapides, frappés comme avec le doigt replié dans la porte de la rue. Le lendemain, monsieur le curé vint trois fois. Il ne s'était rien produit de nouveau. A voir la façon dont il branlait la tête lorsque nous abordions ce sujet, je pensais bien qu'il avait conçu des doutes, et qu'il guettait une occasion propice pour adopter une opinion là-dessus. Il avait prié, il priait chaque jour avec nous à cette intention, toutefois, il prétendait que si le bon Dieu avait voulu se servir de moyens surnaturels pour nous donner des avertissements, etc., nous saurions à cette heure ce que cela signifiait. Le bon Dieu, disait-il souvent, ne fait pas de farces;--s'il veut communiquer avec nous par de semblables procédés, il est bien étonnant qu'il prolonge et qu'il n'en soit pas encore venu aux explications. Enfin, attendons encore, nous verrons... Comme il parlait, le dos tourné au poêle du corridor qui chauffait à toute ardeur, et les yeux fixés sur mon chien Scapin qui reposait presqu'à ses pieds, le long de la porte du salon, comme d'habitude,... pan! pan! pan!... trois coups distinctement frappés dans la porte du salon nous firent bondir de stupeur. --Ah! ah! ah! fit monsieur le curé sur un ton moitié riant, moitié surpris, en voilà une bonne! ah une bonne!! Je m'en doutais bien, mais... Pan! Pan Pan!... recommença. Et tous nos yeux suivirent la direction de ceux du curé qui se fixaient sur mon bon chien Scapin, lequel avait relevé sa tête quelque peu et de la patte gauche de derrière se grattait le flanc avec un entrain superbe Cette patte gauche repliée à demi formait un coude dur et ferme qui toquait d'aplomb dans la porte à chaque mouvement de la bête. De là les coups secs, pan, pan, pan, qui nous avaient presque fait mourir de peur et dont le bruit incompréhensible avait tant occupé le public. * * * Là-dessus, le bonhomme secoua les cendres de sa pipe, nous regarda un instant, puis, jugeant que l'historiette avait produit son effet--il éclata de ce rire franc et clair de narquois heureux du tour qu'il vient de jouer à ses auditeurs. Pour ma part, j'avais commencé à rire dès le début de la soirée, en l'entendant parler d'accident de chemin de fer qui se serait passé, il y a plus de cent ans, et à cause de cet anachronisme, je n'avais pas beaucoup cru au merveilleux de l'esprit frappeur. Et vous? ARTILLEUR DE LA GARDE C'ÉTAIT un original que le colonel Pion des Loches, de l'artillerie de la garde de Napoléon I, tellement à part du commun des mortels qu'il avait un nom impossible: _Pion des Loches!_ S'il eut dit le mot de Cambronne à Waterloo, nul ne s'en serait occupé, à cause du nom bizarre, flasque et pâle de l'auteur. Mais Cambronne, Cela sonne Et personne Ne s'étonne. Voilà au moins des vers qui ne seront pas couronnés par l'Académie. Je les ai faits dans ce dessein. * * * Pion avait la louable habitude d'écrire de longues lettres à sa famille, à travers le fer, le feu, les bataillons les marches et les avaries de la guerre. On a tiré de ces papiers la matière d'un volume intitulé: _Mes campagnes_. Ce qu'il voit des grandes opérations stratégiques et des combats auxquels il a été mêlé, ne dépasse pas un rayon de cent pieds autour de sa propre personne, mais cela il le voit bien et le raconte de même. La vie du soldat et du petit officier est peinte sous sa plume; pas moyen de s'y tromper. Les hauts panaches ne ressemblent pas aux simples coiffures que porte la masse des troupes. De même, dans les arrangements et les combinaisons des chefs, ou ne voit que des manoeuvres à grand effet, mais rien des mouvements de ces êtres qui grouillent en bas et gagnent des batailles sans savoir comment ils arrivent à de pareils triomphes. La vie du troupier est toute d'obéissance et de sacrifice. La conception des autres choses ne lui est pas interdite; elle ne lui est pas demandée non plus. Simple rouage dans une immense machine, il va jusqu'à ce qu'il casse--et alors on le remplace. Très amusant, la guerre! Pion allait son chemin, entraîné ou poussé, avec une tranquillité parfaite, ce qui implique la bravoure et le savoir-faire. Ou l'avait mis là: «très bien, j'y suis; comptez sur moi.» Voilà tout. * * * --Portez vos quatre batteries au flanc de ce côteau, pour commander la route! Les batteries partaient à fond de train et pointaient leurs canons en plongeant sur le lieu indiqué. A quoi cette manoeuvre pouvait-elle servir? Pion ne se le demandait même pas, vu qu'il ne connaissait en rien le plan d'ensemble de l'affaire. On lui eut dit: «Faites-vous tuer ici, afin que l'ennemi ne passe pas,» il se serait fait tuer, pour la bonne raison que c'était l'ordre. --Qui diantre vous a fiché ici avec des pièces de six! c'est absurde. --Mon général, c'est un aide-de-camp de l'empereur. --Ah! Parfaitement. Les mazettes parlent ordinairement au nom de l'empereur. Rétrogradez, au galop et plantez-moi vos canons sur cette pointe, là, voyez-vous? et tirez à feu roulant sur les colonnes qui vont déborder de ce côté. Pion, docile, rassemble ses attelages, lance toute la boutique en avant et prend possession de la pointe de terre. Aussitôt arrive une ordonnance: --Pas de ça! descendez la côte. Barrez l'avenue où passent les convois de l'ennemi! --Triple galop! En avant! houp! On barre l'avenue et on attend. Pas de convois visibles, parole de Pion! Trente minutes plus tard, l'empereur survient, s'arrête et dit: --Qu'est-ce que c'est que cette manigance? Repliez-vous sur la Garde! Rien à faire ici. La bataille était gagnée. * * * Ordres et contre-ordres, c'est le service. Rester impassible et obéissant, au milieu de ce bazar, caractérise le vrai soldat. Les hauts panaches savent ce qu'ils font; les soldats doivent songer à bien faire ce qu'on leur ordonne. Pion ne regardait Napoléon que comme un général connaissant sa besogne; empereur, il ne l'aimait pas. A la tête de l'armée, il l'acceptait. Aussi, jusqu'à 1808, il est assez content--mais dès que les guerres de conquêtes commencent, il écrit à sa femme que tout va mal tourner--et il était prophète. Napoléon, de 1796 à 1807, se défendant, est sublime. De 1808 à 1812, attaquant, c'est un autre homme. De 1813 à 1815, il est de toutes formes et couleurs. Tombé, il fut grand encore une fois. Pion nous dit que l'armée pressentait la chute, dès 1812, eu marchant sur Moscou. Et il va plus loin, il affirme que, en 1808, les officiers supérieurs exprimaient déjà leur mécontentement, si bien que, de grade en grade, en descendant toujours, ce sentiment atteignit le dernier rang. Il devait en être ainsi, du moment que les favorisés du sort étaient les premiers à se plaindre de la continuité des guerres. La bataille de la Moskowa (7 septembre 1812), racontée par Pion, est à lire. J'abrège, je condense le récit en peu de lignes: Depuis trois jours, on disait: «C'est visible, une grande affaire va avoir lieu.» Cela ne nous faisait ni chaud ni froid. Quand on a vu Rivoli, Austerlitz, Iéna, Wagram, etc, c'est toujours la même sarabande: à droite, à gauche, en arrière, en avant, immobile, pressez le pas, tirez, ne tirez plus! Eh bien! vous concevez, on ne tient pas compte de ceux qui tombent autour de nous. Le matin en question, calme complet dans l'artillerie de la garde--et pourtant, il y avait des tremblements de terre sur notre gauche: c'était la cavalerie de Murât qui se démenait. La bataille était engagée avec les Russes, sur quatre lieues de terrain, où l'ennemi se présentait partout, et nous n'en savions rien. J'ordonne la soupe, comprenant bien que nous ne pouvions nous battre le ventre vide. La soupe servie, à midi juste, l'empereur arrive, la goûte, la trouve bonne, en mange et la Garde (trente-six mille hommes de toutes armes) commence à chanter victoire: il avait mangé de la soupe du soldat! Napoléon les remercie d'un geste amical et, choisissant un tout petit monticule de sable, il s'y assoit, en nous regardant, comme s'il eut été dans un salon. Le canon se mettait à gronder avec fureur sur notre droite. Je comprenais très bien que nos deux ailes étaient engagées contre l'ennemi et que la Garde, placée au centre et en arrière de cette longue ligue de bataille, servait de réserve pour porter le coup de la fin. * * * Les aides de camp arrivaient, de minute en minute, rendre compte de ce qui se passait, et souvent ils demandaient le secours de toute ou partie de la Garde, mais l'empereur fouettant le sable de sa cravache, répondait toujours: --Non, non! suivez le plan convenu. Le temps s'écoulait. Napoléon avait l'air bien ennuyé; de fait, il était malade. Nous attendions les événements--à peu près aussi rassurés que des hommes exposés à être pendus. Très amusant la guerre! * * * Les nuages de poussière, le fracas de l'artillerie, les trépidations du sol sous les pas des chevaux, tout cela se rapprochait et nous devenions le milieu d'un capharnaüm difficile à décrire. Le froid était déjà piquant, le 7 septembre! Sans quitter sa butte, le Petit Caporal donne un ordre, à peu près comme qui dirait: «Servez les huîtres» et, tranquillement, les hommes de l'artillerie de la Garde cessent de jouer aux cartes et de conter des contes; en reforme les rangs plus ou moins; nos canons s'alignent sur le rebord d'un terrain qui va un peu en pente. Entre chaque batterie on fait un large vide, de manière à laisser passer notre cavalerie qui est au deuxième rang. En arrière, les soldats d'infanterie se placent--mais tout cela se fait avec mollesse: nous n'éprouvons pas encore l'empoignement du combat. Reprenons nos sièges sur le canapé des vaches. Moi je fais un somme, songeant que la fortune et l'ennemi viennent en dormant. * * * Arrivent encore des aides-de-camp, qui repartent emportant le même mot: --Suivez le plan. Je ne veux pas faire démolir la Garde. Le tas de sable, avec son homme dessus, était à voir, foi de Loche! La bataille rageait, à droite et à gauche. Petit à petit, nous nous dégourdissions; le moment de partir en guerre arrivait. A quatre heures, devant nous, sur les terres un peu plus basses, des masses de troupes se dessinèrent, semblables aux vagues de l'océan, avançant avec menace de notre côté. Le tapage était devenu infernal.--Murât d'un bord, Ney de l'autre culbutaient les deux flancs de l’ennemi sur son centre et celui-ci formait un point d'appui pour tous les Russes qui, maintenant, voulaient percer, par le milieu, la ligne de bataille des Français. Si ce n'est pas cela, si je n'ai pas bien vu ce qui se passait, prenez-vous-en à la poussière dont l'air était chargé. Napoléon fit signe d'amener son cheval et monta vu selle avec nonchalance. Je l'avais vu plus alerte que cela en Italie! * * * Le maréchal Lefebvre duc de Dantzig qui commandait la Garde, adressa des ordres aux chefs de corps. Tout se redressa: le frisson qui animait nos vétérans électrisait jusqu'aux chevaux. Un nuage immense, composé de poussière et des fumées de la poudre s'étendait partout, mais nous distinguions la marée montante des Russes qui arrivait sur nous. Napoléon se tournant vers le maréchal Lefebvre, lui dit: «Allez!» Lefebvre sauta à cheval, tira son épée et d'une voix éclatante, avec des éclairs dans les yeux, il cria: --En avant, la Garde! toute la Garde! Ce fut un coup de théâtre. Mes canons crachèrent trois fois sur la marée russe, puis les cavaliers passèrent, comme des torrents déchaînés, entre nos batteries pour se ruer sur les masses sombres que la mitraille et les boulets avaient arrêtées un instant dans leur marche. Après cela vinrent les corps d'infanterie, l'arme au bras, graves, alignés, marchant au pas mesuré, comme à la parade, et comptant sur la baïonnette pour terminer la journée. Très amusant la guerre! * * * Pion des Loches se borne à ajouter que, le lendemain, on connut que c'était une victoire. J'ai taché d'imiter les allures de l'auteur, tout en abrégeant ses récits. Que je voudrais donc avoir assez d'espace pour parler de la retraite de Moscou jusqu'à Wilna! Pion des Loches s'y est montré habile à soigner sa table, lorsque toute l'armée mourait de faim. Un type, ce Pion! LA BANLIEUE DE PARIS L'ARTICLE sur Pion des Loches nous a conduit en France. J'y suis, j'y reste--et cela d'autant plus volontiers que Paris et ses environs abondent en souvenirs canadiens. Je me promène dans la rue du Canada, j'arrive aux casernes de la Nouvelle-France, je visite l'emplacement 4e l'ancien cimetière des Innocents, près duquel fut assassiné Roberval, au lieu de périr en mer, comme le dit une légende. * * * C'est dans la banlieue surtout que je retrouve les choses de notre passé. La ville mesure trois lieues en travers; elle est ronde; alors parcourez la lisière de terre, large de cinq ou six lieues, qui l'entoure et vous ferez un voyage de ceinture de la même longueur que d'Ottawa à Montréal, ou de Montréal aux Trois-Rivières--c'est pourquoi la ville des Trois-Rivières a une banlieue elle aussi. Meudon, sa terrasse, ses jardins, ses bois charmants, me tentent tout d'abord. En 1871, les Prussiens bombardèrent le quartier Montparnasse de Paris du haut du terre-plein de Meudon. Rabelais était curé de Meudon en 1545-1553 et il y écrivit son dernier ouvrage, dans lequel il fait sans cesse allusion au Canada. C'est de Jacques Cartier qu'il tenait ses renseignements, et je pense bien que notre découvreur a dû le visiter chez lui; cela me paraît d'autant plus probable que, pour aller de Saint-Malo à Fontainebleau, où était François I, on passe par Meudon. Regrettez-vous maintenant d'être sorti de la ville pour aller dans la campagne voir une page de l'histoire du Canada? Entendez-vous une voix qui chante, du côté du bois de Clamart? C'est dans Paris, y'a t'une brune, Elle est plus belle que le jour! Hé, mais! c'est comme chez nous. Je monte ensuite à la terrasse qui ressemble à celle de Québec et je vois Paris. En tournant mes regards dans la direction opposée, j'aperçois Chaville, remarquable par une immense allée de promenade, entièrement ombragée d'arbres importés du Canada, je ne sais par qui, mais le fait est certain. Chaville est une retraite délicieuse pour les malades et les vieillards. * * * Nous partons à pied pour aller à Versailles; un bon bout de chemin, mais la route est si belle! Voici la ville, les palais se dessinent, nous entrons dans la cour d'honneur, je salue Louis XIV sur son grand cheval; il demeure impassible, mon sang canadien fait un tour, je deviens hardi et j'apostrophe le roi: --Tu ne me reconnais pas? Parce que tu es coulé en bronze, te figures-tu que tu peux échapper à la présence de l'un de tes créanciers? Tu as blagué les Canadiens en ton temps, et pour les adoucir, tes ministres ont formé à Versailles un musée qui porte notre nom: raquettes et mitasses--mais cela ne paye pas ta banqueroute de 1715; il reste à rendre compte du château de Versailles, bâti avec nos castors. Sire, vous nous devez plus que vous ne pesez et comme nous sommes bons princes, là-bas en Amérique, je vous donne quittance générale, à la seule condition que tous les Canadiens visitant Versailles soient reçus comme chez eux dans ces murs qu'ils ont payés. Est-ce entendu? Oui--topez-là, mon roi, et sans rancune. Voilà comment je traite avec les puissances. On a souvent besoin d'un plus petit que soi--et Louis XIV exerce encore un certain prestige sur le monde. Je lui enverrai une caisse de sucre d'érable. * * * A Versailles, j'ai un ami, Mauzaise--un drôle de corps. C'est lui qui se charge des fils des mandarins chinois qui vont en France apprendre l'art de rouler les diplomates de la République, depuis Thiers jusqu'à Lohbet inclusivement. Ah! si je vous racontais tout ce que je sais là-dessus--mais le Canada n'y est pour rien. Où allons-nous? Grave question eu politique--pas en voyage. Nous faisons un crochet et de suite, le chemin de fer aidant, nous arrivons au bois de Boulogne, la paroisse du curé Boulard, en 1765. Vous souvient-il de Bougainville, le grand navigateur? C'est à Boulogne qu'il s'arrêta un instant après être revenu du Canada et il y enleva, haut la main, le curé, qui était trop savant pour le petit monde qu'il desservait. L'abbé Boulard fut emballé et dirigé vers le Havre, d'où il partit pour faire le tour du monde--périple qui dura trois années. Ce prêtre savait le Canada par coeur. Bougainville nous appartient; l'abbé Boulard aussi. On marche dans les souvenirs canadiens aux portes de Paris, et cependant combien de nos gens qui se promènent dans ces endroits n'en savent pas le premier mot? * * * Il faut que je retourne vers l'ouest; je veux revoir Marly, le petit château de plaisance de Louis XIV, où il signait des édits sur la tenure seigneuriale du Canada et même nous accordait la faveur de posséder des esclaves nègres--complaisance royale que nous n'avons pas acceptée. L'histoire du Canada est ici partout. Evoquez un nom de lieu ou celui d'un homme, et je rattache de suite mon pays à ce que vous dites. Tenez! nous entrons dans Paris, pour arriver aux Gobelins, sur la petite rivière Bièvre--je vois, dans le passé lointain, un monde de castors du Canada travaillé par les industriels pour en faire des chapeaux... de soie. Bièvre et castor, c'est le même mot. On appelait «pelletiers» ceux qui se livraient au commerce des peaux fourrées. Nos familles Pelletier sont de nobles origine, puisqu'elles procèdent du castor... national. * * * Vous savez? on part de Paris et, en moins de rien, on est à Saint-Germain-en-Laye. Quelle contrée pour un poète! Quel souvenir au coeur du Canadien! C'est là que, en 1631, le roi Louis XIII signa ce fameux traité qui rendit le Canada à la France--mais il n'obtint sa colonie qu'à condition que la dot de la reine d'Angleterre, sa soeur, serait payée intégralement. Pauvres Canadiens, nous prenions part, ainsi, aux mariages des souverains. * * * Montmorency n'est pas loin. Le duc qui portait ce nom fut notre vice-roi. La cascade située près de Québec n'a rien de comparable à la chute qu'il fit lui-même, car il perdit la tête sous la hache de Richelieu. Le nom primitif de la famille Montmorency était Bouchard, aussi lorsque! le chef de cette famille vota pour l'abolition des titres de noblesse, en 1789, M. de Talleyrand s'approcha de lui, et, levant son chapeau, prononça un «bonjour monsieur Bouchard!» qui eut du retentissement à Versailles. * * * Près de Montmorency il y a Montmagny, un nom passablement canadien. Nous entrevoyons Pathay, champ de bataille où fut tué Pascal Comte, zouave canadien. A Champigny, au sud-est de la ville, est né Etienne Brûlé qui remonta le premier la rivière Ottawa, vit le premier le lac Huron, le lac Supérieur, le lac Erié, la Pennsylvanie, la bouche de la Susquehanna et ne s'en p;>rta pas plus mal. Tout cela de 1615 à 1633. Je vois d'ici le donjon de Vincennes où fut enfermé le prince de Condé, alors notre vice-roi--si bien que cet événement, en le faisant se tenir tranquille, donna naissance au grand Condé. La forêt de Bondy n'est plus que l'ombre d'elle-même, l'ombre d'une forêt redoutée. Qui nous dira si la famille canadienne de Bondy tenait de près ou de loin à cette localité? Le premier Bondy du Canada venait de la paroisse Saint-Germain l'Auxerrois, de Paris, à deux pas de la place où un limonadier des Trois-Rivières établit plus tard un débit de _John Collins_ et fut guillotiné sous Robespierre. Quand je me promène dans Paris et ses environs, je retrouve partout des miettes de notre ancien temps. * * * La Malmaison. N'allez pas croire que je la mentionne à cause de mon oncle Napoléon I, mais c'est de là que partit en 1811 la dépêche disant à Madison, président des Etats-Unis: «Prenez le Canada, je vais occuper l'Angleterre en Europe, de manière à lui ôter l'envie de vous gêner.» Le Canada avait bec et ongles--c'est ce que ni l'Angleterre, ni Napoléon, ni Madison ne soupçonnaient. * * * Je crois bien avoir fait le tour de la banlieue de Paris, en serrant de près les murailles de la grande ville. Si nous nous élevons un peu au nord de cette zone, nous entrons dans le Vexin-Français, petit territoire, autrefois reconnu comme une province, et qui avait ses lois propres. C'est du Vexin-Français, et non dû Vexin-Normand, que nous avons reçu nos premières lois. Je pourrais dire, avec Molière: «Aristote, là-dessus, proclame de fort belles choses!» mais trop de science devient encombrant. Le Canada a d'abord été régi par la coutume du Vexin et, après 1665, par la coutume de Paris, dans laquelle Colbert avait fait enclaver la coutume du Vexin. Il avait simplement oublié de donner à une colonie agricole un code agricol. Ainsi, vous voyez! * * * Je traverse Paris en long et en large, sa banlieue, ses environs, me retrouvant toujours au Canada, mais je constate que le sucre d'érable n'y est pas connu. Cependant, écoutez! le portier du ministère de la Justice, à Paris, est un Montréalais, et il sucre son café avec le produit de notre arbre national. Ses confrères apprécient l'arôme toute particulière de notre sucre--son goût exceptionnel--et ils s'imaginent que c'est là un secret _inobtenable_; pourtant nous offrons ce secret à tout le monde. Un restaurateur à qui je parle du sucre d'érable, finit par comprendre que c'est le produit d'une contrée lointaine, et il s'écrie: --Je vous prenais pour un Français! --Français je suis, mais Canadien. --...Du pays des cannes, alors? Cannes à sucre. Je me suis mis à parler anglais incontinent, et je l'envoyai se faire sucre. * * * Faisons de nouveau le grand tour de la banlieue et, sans nous attarder nulle part, relevons les noms des localités: Gentilly, Grosbois, Lachesnaye, l'Ange-Gardien, Châteaufort, Argenteuil, Beaumont, Montesson, Beauregard, le lac Supérieur (bois de Boulogne.) Tout cela frise le Canadien. * * * Allant de Chaville à Meudon, je rencontrai l'un de mes amis de Montréal qui portait le ruban rouge à la boutonnière. Ceci me surpassait; je voulus savoir la source de cette faveur gouvernementale. Tout naïvement, mon ami déclara que, sur les boulevards, il avait vu nombre de boutonnières rouges, et puisque c'était la mode il tenait à s'y conformer. J'en profitai pour instruire mon Canadien des us et coutumes, lois et amendes du bon pays de France touchant le port non autorisé des décorations. C'est probablement le même qui passe pour avoir demandé des straps de rasoir à un boutiquier de la rue Quincampoix, ou encore qui disait à un pur Parisien: --Me prenez-vous pour un habitant! --Non, répondit le Parisien, on voit bien que vous êtes un étranger. * * * Hébert et moi nous rentrons dans la ville par la porte d'Italie, absolument comme Napoléon, le 20 mars 1815, au retour de l'île d'Elbe, et nous nous rendons à l'atelier de notre sculpteur. C'est un vaste bâtiment situé sur la pente qui domine Grenelle et le champ de Mars. Je mets mes notes en ordre, tout en examinant le dessin du monument de la reine Victoria, que vient de terminer Hébert. Le moule en est fait d'une double pensée, dont il me faut garder le secret. C'est dressé pour tout un peuple. Hébert n'en fait jamais d'autre! * * * Entre-nous, il faut être honnête, si toutefois on ne l'est pas avec tout le monde, eh bien, je n'ai jamais mis le pied en France depuis l'année 1641, soit deux siècles avant ma naissance, mais je me promène souvent dans la banlieue de Paris en imagination, un guide Baedeker à la main. HOMMES FORTS J'AI vu Grenache lever la jambe et casser du bout de son pied le bras d'un colosse qui s'avançait sur lui, armé d'un bâton. J'ai vu Duhaîme prendre à pleines mains et sortit de la foule un batailleur redouté, puis, le replantant sur ses quilles, lui dire avec une bonhomie charmante: --Comportez-vous mieux--ce n'est pas joli. Le capitaine Labelle me montrait un jour une chaloupe attachée à l'arrière du _Québec_:--Voyez, donc, me dit-il, l'imprudence des promeneurs: à peine aurons-nous fait deux tours de roue que la vitesse du navire fera chavirer cette embarcation comme une mitaine. J'avisai Jack Naud qui rôdait aux environs et, eu deux mots, lui contai l'affaire. Il sourit, empoigna la chaîne qui retenait la chaloupe, tira à lui, en goguenardant, et embarqua «toute la boutique» à bord du _Québec_, en moins de rien. Ce fut une affaire d'importance lorsqu'il s'agit de mettre à terre ce «passager» que cinq hommes remuaient avec peine. J'ai vu Javotte Rouillard emporter sur son épaule un cochon gelé qui pesait deux cents, et que le toucher, propriétaire de la pièce, avait fait placer, par malice, en travers du chemin de la dite Javotte. Sachez que nous avons aussi nos femmes fortes! Javotte tenait de son père une puissance de muscles qu'elle a transmise en partie à son garçon, Joseph-Marie, noyé l'année dernière pour avoir trop présumé de sa résistance à la fatigue. Le grand-père Rouillard s'attelait un jour sur un «bateau de roi,» et le montait sur la grève, mais voyant qu'on lui marchandait son salaire, il repoussait le bateau au fleuve--ce que dix hommes n'eussent pas été capable d'exécuter. C'est le même qui, d'un coup de poing, tuait raide un soldat anglais, au milieu d'une cinquantaine de ses camarades insurgés contre leur commandant. Et Cadet Blondin! qui portait la charge de trois hommes dans les portages. En voilà un voyageur! Vers 1820, alors que les compagnies du Nord-Ouest et de la Baie d'Hudson étaient en guerre, il chercha refuge, par un soir de tempête, dans un poste de la compagnie rivale. Personne ne le connaissait en cet endroit, mais ou voyait bien à ses allures qu'il n'était pas de la «compagnie.» Un quolibet n'attendait pas l'autre. Cadet se brûlait les sangs. Après avoir fumé la pipe, quelqu'un lui demanda de prendre un petit baril qui se trouvait dans un coin et de le lui passer. Il voulut faire la chose poliment, mais bernique! l'objet lui glissa entre les doigts. Et les compagnons de rire aux éclats. C'était mettre le feu à la poudre. La poudre c'était Blondin. Quand au baril, il était rempli de balles. En deux secondes, l'hercule se baissa, enleva le malencontreux paquet et le lança contre le pilier qui supportait la toiture. Tout croula comme si une bombe y passait. «Et maintenant, dit-il, couchez dehors; mon nom est Cadet Blondin.» Les anciens m'ont raconté que, durant la guerre de 1812, un détachement des artilleurs royaux passant à Yamachiche, y avait fait halte pour souper. C'était l'hiver. Sur des traîneaux on avait placé les bouches à feu, et, sur d'autres les boulets. Quelques gaillards voulurent s'amuser aux dépens des gens du pays. Trois ou quatre entrèrent chez Blondin, et, sans dire bonjour ni bonsoir, enfilèrent l'escalier du premier étage. Aux cris des femmes, Cadet accourut. Le premier soldat qu'il saisit passa par la fenêtre, emportant vitres et barreaux, le second de même; les autres s'échappèrent. Ce fut le signal d'une levée de baïonnettes, pour ne pas dire de boucliers. Les militaires n'entendaient pas avoir le dessous. Cadet, voyant sa maison cernée, s'échappa et courut vers les traîneaux--suivi de toute la bande. Alors commença une scène épique--un chant d'Homère. Le Canadien empoignait les boulets, et de son bras formidable, les lançait comme eut fait un canon bien servi. Ce n'étaient point des boules de neige. Bras, jambes, etc, tout se brisait au contact de ces joujoux. Le quart de la troupe resta à l'hôpital. Il ne séjourna plus de «réguliers» à Yamachiche durant la guerre. Je me demande si la force physique est héréditaire dans certaines nations, certains individus, certaines localités. Oui et non. Tout dépend de l'influence des milieux. Suivant les conditions auxquelles est soumise ou se soumet une nation ou une famille, il vient un moment où cette nation, cette famille produit sa fleur. Depuis Adam c'est l'histoire des hommes. Le Canada n'échappe pas à la loi générale. Grenon, Blondin, Montferrand, Grenache, Rouillard, et d'autres, bien connus, ont été l'épanouissement d'autant de lignées ou familles qui avant comme après eux, ne surent produire aucun type susceptible de leur être comparé. C'est une fois pour toutes--bien qu'il se présente des quasi exceptions, car il y a, d'une génération à l'autre, progression ou décadence graduées et mesurées, rarement subites. Le père d'un homme fort est plus qu'un «homme du commun,» et le fils d'un être extraordinairement doué vaut presque toujours son grand'père mais pas son père. S'il arrive parfois que, à un siècle de distance, le phénomène de la force musculaire se reproduit, c'est que, durant cette intervalle, la famille s'est retrempée à des sources favorables et que la charpente humaine, muscles, nerfs et os, a emmagasiné, pour ainsi parler, des vertus nouvelles qui, un bon jour, se concentrent dans un second individu constitué comme l'était le premier. C'est encore influence du milieu, ou des circonstances si on préfère cette expression. Ces circonstances, cette influence, que sont-elles? L'air, le sol, le manger, le boire, la vie que l'on mène--en un mot l'hygiène. Pourquoi dit-on que changer d'air est toujours excellent? Parce que l'air n'est pas le même à dix ou vingt lieues de chez nous. Les émanations de la terre varient d'une manière étonnante. L'eau qui coule partout n'est pas la même partout, il s'en faut. Un site exposé au nord nous impressionne plus ou moins qu'un autre ouvert à l'est ou au midi ou à l'ouest. Les forêts, qui se ressemblent tant, diffèrent entre elles par les essences qui les peuplent. Les cultures ont des effluves particulières à leurs espèces, et celles-ci subissent encore des modifications, suivant les sols où elles poussent. La nature est un grand laboratoire de chimie, composé de salles, de compartiments, de corridors. Il s'agit de tomber dans la bonne chambre. Ainsi, trente familles vigoureuses venues de France, il y a deux cents ans, ont habité une seigneurie privée des conditions requises pour le développement de la vie animale; aujourd'hui, elles ne nous présentent pas un homme fort--ils sont tous de l'ordre moyen; peut-être même ont-ils dégénérés au-delà de ce terme. Dans un territoire voisin, trente familles, originairement d'un type moyen, ont vécues sous des influences plus favorables: c'est aujourd'hui une pépinière de fiers-à-bras. Telle paroisse est renommée à cause de ses «bons hommes»; telle autre, à côté, n'a rien de pareil--c'est logique. L'organisme humain ne nous rend que ce que nous lui prêtons. Dans l'ensemble, les Canadiens-Français ont acquis en Amérique une force musculaire qui dépasse celle de leurs cousins de France. Les voyages si célèbres de nos compatriotes ont fourni à la race canadienne un contingent énorme de vigueur physique. Ce jeune pays avec son climat sain, son agriculture, ses forêts résineuses, ses eaux si vives et si pures, la quiétude qu'il répand dans les esprits, sa nourriture abondante et riche par elle-même, a rafraîchi le sang des colons, calmé leurs nerfs, affermi les muscles, fortifié leurs os. Il n'est pas nécessaire d'être savant pour comprendre cela; le chiffre du groupe que nous formons en dit assez. Trouvant un milieu favorable à sa propagation, le Français s'est propagé. C'est de cette manière qu'il a tourné Canadien. Dans un bon nombre de centres il est même devenu d'une trempe exceptionnelle. De là les hommes forts dont parle M. Montpetit. La gloire nationale se compose de plus d'un élément. Donnez-nous des corps robustes, je vous promets des esprits supérieurs. Ceci n'est pas une formule que j'invente. La science l'entend ainsi. Il existe une école qui affirme que l'intelligence est surtout remarquable chez les individus dont le père, le grand père ou le bisaïeul ont été cultivateur ou forgeron. Quel joie pour nos écrivains! car ils descendent tous de la faucille ou du marteau. * * * [Fin du recueil _Historiettes et Fantaisies_ par Benjamin Sulte]