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Titre: Le Canada en Europe
Auteur: Sulte, Benjamin (1841-1923)
Date de la première publication: 1873
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Montréal: Eusèbe Sénécal, 1873 (première édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 25 novembre 2008
Date de la dernière mise à jour: 25 novembre 2008
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 205

Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale du Québec



LE
CANADA
EN EUROPE

PAR

BENJAMIN SULTE

Voilà ce que l'on dit de nous
dans les gazettes de Hollande.






MONTREAL
EUSÈBE SÉNÉCAL, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
Rue St. Vincent, Nos, 6, 8 et 10


1873



LE CANADA EN EUROPE.


Au moment où la province de Québec et tout le Canada s'efforcent d'attirer à eux une partie du trop-plein des populations honnêtes du vieux monde, j'ai cru qu'il ne serait pas sans intérêt de présenter un aperçu de l'idée que l'on a généralement de nous, en Angleterre et en France. Je procéderai par citations le plus souvent. Cette mosaïque nous mettra à même déjuger des erreurs profondes qui se sont répandues à notre sujet et, qui paraissent l'emporter sur des informations plus exactes que l'on retrouve semées, ça et là, dans quelques livres européens où il est question du Canada.

La cause première de ces erreurs, de ces faux comptes-rendus, est, ce me semble, toujours et partout la même: les Européens n'ont jamais pu se persuader qu'en dehors de leur continent, les rameaux des familles transplantées aient su retenir le caractère propre à chacune d'elles; ils ne veulent voir dans le oolon d'Amérique, par exemple, qu'un être nécessairement amoindri, ou qui dans les meilleures conditions possibles, a perdu une certaine somme de la valeur intellectuelle et physique de ses ancêtres.

Cette idée, absurde au suprême degré, devrait, me dira-t-on disparaître devant l'évidence des faits.

Oui, si nous étions connus de l'Europe, mais nous ne le sommes pas, et le Canada moins que les autres contrées.

Plusieurs influences considérables et constantes ont contribué à nous rejeter dans l'ombre, loin des yeux qui eussent dû voir plus clairement ce qui se passe ici.

D'abord, le besoin qu'ont éprouvé de tous temps les écrivains et les voyageurs de composer des récits étranges sur les pays lointains. Pour ne parler que des derniers trois-quarts de siècles, les publicistes français, Chateaubriand en tête, ont popularisé un Canada imaginaire fermé par les glaces, éclairé par les aurores boréales, peuplé d'ours blancs, d'Indiens et de renards bleus.

D'autre part, il est arrivé que notre longue séparation de la France nous a privé de défenseurs pour réfuter ces contes et remettre l'esprit public sur la bonne voie à notre égard. Qui ne dit mot consent, selon le proverbe. Un si profond silence devait servir à nous confondre. C'est ce qui est arrivé.

En lisant quelques unes des citations répandues dans cet article, on sera étonné de l'étrange opinion qui règne en certains cercles soi-disant éclairés, sur tout ce qui touche au Canada et aux Canadiens,--surtout les Canadiens-français.

Je me ferai un devoir de citer aussi des écrivains qui nous ont rendu justice. En bien comme en mal, nous saurons ce que l'on pense de nous en Europe.


I

SOMMAIRE.--Canots d'écorce insubmersibles.--Un pont de bonne taille.--Saint-Abraham--Serpents-sonnettes.--Une île contrefaite.--Trop froid pour enterrer les morts.--Le Canada, pays de Sauvages, contrée aride, inabordable.--Une jolie traduction,--La route qui mène au Canada.--Géographie embrouillée.--L'Albani.--Naïvetés méchantes.--Une autorité en matières américaines,--Deux femmes inconnues.--Quelle province?--L'histoire du Canada.

Commençons l'attaque par les traits légers, ou les feux de tirailleurs si vous aimez mieux cette tactique:

On m'a signalé une série de gravures, faites en Angleterre, qui représentent des scènes de chasse et de pêche canadiennes. L'une d'elles nous montre deux sportsmen placés dans un canot d'écorce, assez bien imité d'ailleurs; l'un de ces braves est carrément assis sur le rebord du canot. Rien ne nous explique comment ils font pour ne pas chavirer.

Peut-être sont-ce là les touristes qui ont vu le pont Victoria, «construction colossale dont une extrémité repose sur le rivage se Sarnia et l'autre aboutit à Portland dans l'Etat du Maine.» Ou bien encore, ce sont ceux qui ont signalé le grand commerce d'exportation de laines qui se fait à Tadoussac.

Pour ce qui est de Chicago, capitale du Canada; de Saint-Abraham où Montcalm fut défait par Wolfe; des serpents-sonnettes qui se rencontrent sur la montagne de Montréal; des pluies de longues durée qui rendent le séjour du Canada maussade, et autres nouveautés de cette espèce, la nomenclature en est longue et ne vaut pas la peine d'être lue.

L'île Sainte-Hélène, dit un voyageur qui visitait Montréal, rappelle la mémoire de Napoléon par le nom qu'elle porte, par «le pic aride qui s'élève au milieu et les ravins sauvages creusés dans ses flancs.»

Les édiles de Montréal qui pensent, comme tout le monde, que le pic aride est un monticule verdoyant aussi coquet que pas un des mamelons du défunt Bois de Boulogne et qui songent, avec délice au moment où il leur sera permis d'égarer leurs pas à travers les jolies paysages de ce petit domaine, vont être choqués de la comparaison,--et ils seront en tous points dans leurs droits.

Que dire de cet officier de l'armée britannique, transi de froid et couvert de givre, qui ne cesse de se lamenter sur la rigueur de nos hivers? Il a inventé un fait bien propre à persuader ses admirateurs des bords de la Tamise. «N'est-ce pas pitoyable s'écrie-t-il, que la terre gèle si profondément qu'il devient impossible d'inhumer les morts! Chaque famille garde les siens chez elle, dans un appartement affecté à cet usage, d'où on les tire au printemps lorsque le fossoyeur reconnaît que le sol est devenu praticable!»

Sur le lac Champlain, dit un autre, «nous rencontrâmes, à une portée de flèche, un sauvage dans son canot. Son arc était près de lui avec ses autres armes et un paquet de fourrures.» Ceci se passait vers 1810. Comme cette «portée de flèche» et cet arc, peignent bien le Canada sauvage. Et quelle description de nos us et coutumes est plus frappante que celle-là... aux yeux des lecteurs européens?

Nous ne le savons que trop, l'imagination des peuples de l'Europe a été nourrie d'un seul et même enseignement à notre sujet: Nous habitons une contrée barbare, aride, inabordable et nous valons tout juste un peu mieux que les Sauvages au milieu desquels nous sommes disséminés. Hors de là, point, d'explication à tenter. Depuis l'époque où les Espagnols, dit-on: ayant abordé dans le golfe Saint-Laurent, à la recherche des mines d'or, s'en retournèrent désappointés en murmurant Aca nada,--«rien ici,»--les curieux d'outre-mer se sont amusés à répéter ce refrain, qui honore leur clairvoyance: rien ici. Rien, c'est-à-dire si peu que rien. Notre bilan est fait et déposé.

A propos du nom de notre pays, il existe une autre version. Ce serait Kannata, mot iroquois qui signifie: «Amas de cabanes.» Un auteur anglais ayant rencontré cette traduction, s'est empressé de la rendre en sa langue, et il ajoute: «l'étymologie de ce nom est bien propre à inspirer le patriotisme des Canadiens, car est-il rien de plus beau que ce nom de Canada qu'on ne peut prononcer sans éveiller le sentiment du foyer domestique?...» Le malheureux avait pris amas pour amours et traduit en conséquence: Amour de cabanes! Love of cabins.

Si vous allez en France, ami lecteur, et que vous ayez à mettre une lettre à la poste, adressée à votre cousine qui demeure à Québec, le maître-de-poste vous priera poliment de lui dire si elle doit être expédiée par la malle de Panama ou par la voie du cap Horn. Vous rencontrerez partout des gens qui ont lu plus ou moins de choses sur votre pays et qui penseront vous le prouver en s'écriant: «Tiens! vous êtes Canadien! vous voulez nous en imposer, pourquoi n'êtes vous pas venu avec votre costume?» Alors, si le coeur vous en dit, vous avez carte blanche, faites comme quelqu'un de ma connaissance, qui s'est mis incontinent à narrer ses hauts faits dans les combats qu'il a soutenus sur les bords du Saint-Laurent contre des hordes féroces, mêlant Québec avec Pemhina, la Colombie Britannique avec la Pointe Lévis, nos lois criminelles avec, le code iroquois, et milles autres extravagances,--sans éveiller les soupçons de la société à laquelle il parlait. Tous cela est dans l'ordre, dés qu'on parle du Canada. Le brayet de peau de bêtes, mentionné à propos, produit toujours un bel effet.

Aussi, comme le Figaro, de Paris, était bien dans son rôle, l'autre jour, lorsqu'il annonçait à la France émerveillée que «Mademoiselle Emma Lajeunesse (L'Albani) est d'origine française, quoique née à Montréal.»

Ce quoique est à croquer. Est-ce que M. de Villemessant nous prendrait, lui aussi pour des Sioux, lui le champion du fils des rois de France que nous avons si bien servis!

--Tiens! dira le lecteur du Figaro, elle est née au Canada. En effet, nous avons des compatriotes en ce pays-là.

--Pardon, peut-être autrefois, dira un second lecteur plus attentif. Voyez la phrase, il y a: quoique née à Montréal....

--C'est vrai! J'eusse dû y songer. Il ne doit plus y avoir par là que des Sauvages et des comptoirs anglais.

Ce n'est pas tout pour quelques écrivains que d'ignorer le premier mot des choses dont ils parlent, il faut encore qu'une fois mis en face de la preuve contraire, ils inventent des contes à dormir debout, uniquement pour satisfaire la curiosité des lecteurs qu'ils ont formés à leur image, c'est-à-dire ignorants et brouillés avec le sens-commun. Admirons M. Pavie qui, après avoir passé près du «fort Berthier ou Sorel» se laisse demander par des Canadiens naïfs «si France est une ville plus belle que Québec, et, si la route la plus courte pour aller à Rome n'est pas de passer aux Illinois et à Mexico.»

Le plus hardi de toute cette engeance est M. Oscar Commettant. Il affirme avoir parlé en 1860 à des paysans canadiens qui lui ont demandé avec intérêt des nouvelles du roi Louis XIV et de madame de Maintenon et qui ont témoigné beaucoup d'attendrissement en apprenant qu'ils étaient morts l'un et l'autre.

Ah! M. Emile Chevalier, vous que le siècle proclame «une autorité en matières américaines,» que vous avez dû être fier, si vous avez lu ce passage, en tout point digne de vos impayables romans canadiens!

Autre absurdité, signée, celle-ci, d'un beau nom littéraire. «Resté fidèle à la Franco, le paysan canadien n'a point pardonné à la politique de ce temps de règne de Louis XVI, et, personnifiant dans un mot cette politique désastreuse, accuse encore aujourd'hui la Pompadour.»

Nos paysans n'accusent ni la Pampadour, ni ne regrettent madame de Maintenon, attendu qu'ils ne les connaissent ni d'Adam ni d'Eve. Ils sont, en cela, aussi savants que ce journaliste parisien qui se trouva incapable de comprendre la réponse à lui faite par l'honorable J.-E, Turcotte.

--De quel département êtes-vous, Monsieur Turcotte?

--Je suis d'une province que madame de Pompadour a biffée de la carte de France...

Pauvre petite colonie, il ne reste pas même un souvenir de toi dans l'esprit, des hommes éclairés de ton ancienne mère-patrie! Monseigneur Dupanloup, dans ses lettres aux jeunes gens sur la haute éducation, leur conseille de lire l'histoire de la race française répandue dans tous les pays du monde. Il nomme les ouvrages historiques qui sont propres à cette instruction. Les moindres comptoirs des colonies françaises y sont mentionnés. Pas un mot de l'histoire du Canada!

Et pourtant, nous sommes ici un million de Français, qui n'avons pas perdu le souvenir du vieux pays et que cette indifférence attriste doublement, car nous possédons le respect des ancêtres et notre histoire, écrite ne serait déplacée dans la main de personne!


II

SOMMAIRE.--Patois.--Ce qu'est notre langage.--Les mots qu'on invente pour nous.--Ces touristes, journalistes et savants!--Notre portrait.--Les zouaves canadiens.--Nos montreurs.--Influence qu'exercent les écrits parisiens--Le musée de Versailles.--Des princes instruits.--Peinture de moeurs sauvages.

M. Ampère visita, il y a dix-huit ans, les bords du Saint-Laurent. Un jour qu'il avait entrepris de gravir les flancs de la montagne, de Montréal il perdit sa route et se trouvait assez embarrassé, lorsque, dit-il, «une bonne femme,» occupée à jardiner, m'a dit avec un accent de cordialité et très-normand: Montais, m'sieu, il y a un biau chemin.» Il ajoute: «Ainsi qu'on vient de le voir, l'accent, qui domine à Montréal est l'accent, normand.»

M. de Parieux, dans un article sur l'unification des monnaies, qui a été lu et, admiré par toute l'Europe, cite certaines dispositions de nos lois à cet égard, et il a le soin d'observer qu'il donne le texte tel qu'il est «dans le langage français du Canada.» Eh bien! ce texte écrit dans le langage français du Canada est tout simplement le français le plus pur et le plus correct qui se puisse trouver. Il a de quoi tenir, du reste: nous l'avons emprunté aux lois que nous a données Colbert et tel qu'il est, avec sa droiture d'expression et son sens net et clair, il a bonne mine à côté des textes du temps présent! Le français de Corneille dont il est frère et qu'il rappelle incessamment, se moque bien du jargon à la mode d'aujourd'hui!

Ecoutons un peu ce qu'écrivait, il y a dix ans, M. Maurice Sand:

«L'esprit canadien est resté français; seulement on est frappé de la forme du langage, qui semble arriéré d'une centaine d'années. Ceci n'a certes rien de désagréable, car si les gens du peuple ont l'accent de nos provinces, en revanche, les gens du monde parlent un peu comme nos écrivains du XVII siècle, et cela m'a fait une telle impression dès le premier jour, qu'en fermant les yeux je m'imaginais être transporté dans le passé et entendre causer les contemporains du marquis de Montcalm.»

La rage de donner du nouveau aux lecteurs, pousse les écrivains jusqu'aux dernières limites de l'invention. Voici, par exemple, un journaliste (du Figaro) qui veut qualifier la conduite de ces députés dont les idées politiques sont et seront toujours un sujet de mystère, à cause du soin qu'ils prennent de n'être ni avec l'opposition, ni avec le ministère, ni avec les indépendants,--ni chair ni poisson, en un mot. «Ce sont des marieux, selon le terme dont se servent les Canadiens dans leur patois, pour qualifier ces sortes de personnages.»

Dix francs de récompense à celui ou celle qui ont entendu ce mot sortir de la bouche d'un Canadien! Une fois pour toutes, sur ce chapitre du langage, disons qu'on ne parle aucun patois dans notre pays. Chacun des mots dont nous nous servons se retrouve dans ie dictionnaire de l'Académie; nous n'avons ni l'accent parisien, ni l'accent incompréhensible de la plupart des provinces de France: nous parlons franc, comme c'est la coutume en France dans la bonne compagnie et sur la grande scène française. Inutile de dire que tous les paysans canadiens ne sont pas des hommes versés dans les finesses du beau langage, pas plus que ne le sont les paysans de l'Europe, et sur ce point encore, nous ne rougirions aucunement de la comparaison; au contraire!

Nous avons vu passer au milieu de nous, en gants beurre frais, le lorgnon à l'oeil, la badine au bout des doigts, la jambe mince et leste, quelques jouvenceaux des coulisses du théâtre ou du journalisme parisien, occupés à nous étudier. Ces étonnants produits du terroir où fleurit le cancan, voient ici des choses épatantes; ils font des Canadiens-Français une race de nains, à la peau noirâtre, en proie à des maladies fiévreuses,--une classe de crétins,--tandis qu'à leurs yeux les Anglais, les Ecossais, les Irlandais qui nous entourent sont des hommes d'une taille superbe, au teint clair et animé, jouissant d'une santé de fer de Hull, et par-dessus tout intelligents en diable. Comme c'est agréable pour nous de lire des drôleries de cette espèce, écrites par des célébrités de la plume et de la tribune de France! On se demande lequel des deux est dégénéré ou du colon canadien (qui n'est pas du tout semblable au portrait qu'on fait de lui) ou de l'homme de lettres qui commet des bourdes de cette force.

Comment! le passage des zouaves canadiens à travers la France, leur conduite admirable dans la dernière guerre de Rome et les voix éloquentes qui se sont élevées de la chaire et de la tribune pour exalter ce nouveau peuple chrétien, révélé tout-à-coup aux yeux de l'Europe oublieuse, ne vous imposent ni le respect ni le silence! Vous jugez qu'il est convenable «d'exploiter» cette veine inattendue, et vous nous faites poser pour la décrépitude, pour l'énervement, pour la saleté devant vos pauvres sots de boulevardiers! A votre aise! Une race qui se respecte et qui sent sa force n'a pas grand'chose à vous dire, il lui suffit de plaindre votre sottise.

Si je parle souvent des écrivains français, c'est à cause de l'influence extraordinaire qu'exerce en Europe la littérature dont Paris est le foyer. Déjà assez mal préparé lorsqu'il s'agit du Canada français, le lecteur européen se voit sans cesse fortifié dans son erreur par des écrits échappés de plumes françaises, dont la véracité lui semble hors du doute. Comment en effet, supposerait-on que nos frères nous maltraitent?

Avant de regagner le terrain que nous avons perdu de cette manière, il s'écoulera beaucoup de temps.

Le musée de Versailles possède depuis plus d'un siècle une collection d'objets divers venant des Indiens du Canada. M. Dussieux fait remarquer avec complaisance qu'elle a servi à l'instruction de quelques princes français. La belle instruction, en vérité! Ces bons princes ignoreront peut-être toute leur vie que les arcs, les flèches, les calumets et les colliers de porcelaine sont aussi rares en Canada qu'à cent arpents du musée de Versailles. Si encore l'on avait, composé dans les autres musées de France un département canadien moderne.--mais rien de tout cela n'existe. Quelqu'un qui s'aviserait d'étaler auprès de cette collection sauvage le code civil du Bas-Canada, une liasse de nos journaux et un certain nombre d'oeuvres littéraires du cru canadien, passerait, à coup sur pour un mauvais plaisant. Ce n'est pas de sitôt que le vrai Canada sera accepté en France.

La scène suivante se passe à Montréal vers 1832:

«Quand un Indien se présente chez un marchand, celui-ci lui donne un modèle, lui trace un dessin; le sauvage va s'asseoir au coin de la borne, et travaille avec une activité incroyable, et bientôt sa tâche est finie; on le paye comptant, en échange ou en argent, et il retourne à son village jusqu'à ce qu'il lui prenne fantaisie de gagner encore quelques shellings.»

Il suffit de savoir; que les Sauvages ne travaillent point au coin de la borne; qu'ils n'attendent point le modèle ou le dessin du marchand pour se mettre à l'oeuvre, car ils ont leurs dessins particuliers auxquels ils tiennent avant tout; qu'ils laissent à leurs femmes le soin de confectionner les broderies en question; qu'ils se rendent à la ville pour vendre leur marchandise, et qu'ils y reçoivent parfois des commandes, sans trop se hâter de les remplir. Voilà la vérité, par conséquent, le contraire de chaque partie du texte cité plus haut.


III

SOMMAIRE.--Description générale du Canada.--Triste pays.--Cette affreuse neige. Horreur de l'isolement.--Les Gaulois, les Canadiens et la question de l'influence des milieux.--Scène d'hiver.--L'Indien et l'orignal nous nous sont imposés-- Demeures souterraines.--Nos routes d'hiver.--Soleil de fer de lance.--Les lièvres.--La venaison.--Nos fermes.--Qu'entendez-vous par le mot climat?-- Un inventeur de maladie endémiques.--Il est bien vrai que la France ignore notre existence.

Ecoutons cet autre chanteur d'idylles:

«Le Canada n'est pas un agréable séjour. Les grandes villes doivent offrir une société recommandable, mais le climat sévère et l'aspect monotone des pins rendent le paysage horriblement triste. Le Saint Laurent et les lacs sont sublimes de grandeur; les montagnes sont là, comme partout, imposantes; le pittoresque y abonde, renouvelé sous mille formes par tant d'accidents de terrain,--mais au fond de tout cella, il y a quelque chose de fatiguant, de pénible pour l'âme: ce peuple est conquis. La vie doit être longue à passer au sein de ces sombres retraites, et en effet, comment peut-on être porté à s'épanouir au milieu d'une terre ingrate, qui, à peine échauffée d'un rayon d'août, reprend en octobre son manteau de glace, et élève entre chaque habitant une barrière de neige. Des voyageurs espagnols qui faisaient route avec nous, rebroussèrent chemin à Montréal, habitués qu'ils étaient à une végétation équatoriale; ils reculèrent devant les roches gigantesques et les cimes chauves des montagnes, et si je n'eusse été français, je ne sais pas même si j'aurais guidé mes pas errants au-delà de l'Ontario...»

«Devant chaque maison, il y a un porche assez semblable au sloop des Américains, sous lequel se réfugie le voyageur errant, au milieu des neiges de l'hiver, en attendant qu'une main hospitalière lui ouvre la porte et l'invite à prendre place autour de son feu: il est toujours le bien-venu: et qu'importe au Canadien un homme de plus, quand cet isolement dans lequel le plonge la nature sévère de son pays, lui fait sentir le besoin de la société!»

«L'Acadien, le Canadien, ou mieux le Français a puisé au fond des forêts du Nouveau-Monde ce qui lui manquerait en France, grâce à son heureux climat: le désir irrésistible de changer de lieux, de tout entreprendre, d'être dans une année cultivateur, marin, constructeur, pêcheur et charpentier. Il a perdu l'air gai, la physionomie expansive de nos paysans, mais ses membres robustes, endurcis à la fatigue, aux privations, sont dignes des anciens Francs; son visage grave et parfois mélancolique, dénote l'homme consommé dans les choses de ce monde, qui n'a jamais su lire ni spéculer, mais éprouver et sentir. Ainsi c'est au Canada qu'il faut aller chercher les traces de ce que nous fûmes jadis, quand la Gaule n'était que forêts à peine entamées par les bourgades et les villages, tant il est vrai que le climat influe d'une manière toute puissante sur notre organisation, et que l'aspect de la solitude emplit l'âme au point de faire perdre les primitives idées de société.»

Je me demande ce que tout cela veut dire. Continuons.

«En hiver, le Saint-Laurent, malgré les rapides et l'impétuosité de son courant, ne présente plus qu'un vaste miroir sur lequel voyagent les bandes de cariboux, d'orignals et de lièvres blancs qui se répandent ensuite dans les États voisins de Vermont et de New-Hampshire; toute communication est interrompue entre les habitants. Toutes ces plaines de verdure, ces champs de moissons dorées, que nous voyions autour de nous, ne sont alors qu'un vaste désert couvert de neige, qu'éclaire faiblement le soleil, et où étincelle la lune pendant les longues nuits d'hiver. Au milieu de cette nature triste et désolée, l'Indien voyage sans bruit, tout enveloppé dans des peaux de caribous, les jambes couvertes de bottes de renard, le poil en dedans; avec ses longues raquettes aux pieds, et des gants de peau d'ours qui garantissent à peine ses mains d'un froid violent. Cette époque est néanmoins celle du plaisir pour les laboureurs; après avoir ouvert une brèche à travers les remparts de neige glacée qui ferment leurs maisons, ils se fraient un chemin dans la campagne, une pioche à la main: puis les familles se réunissent, les musiciens du village donnent le signal de la danse, une joie bruyante retentit dans ces maisons presque souterraines, et un morceau de venaison arrosé d'une bouteille d'eau-de-vie termine la fête.»

Ainsi parle M. Pavie. Ce tableau nous transporte dans les profondeurs de la baie d'Hudson ou du Groenland, chez les Esquimaux, mais il ne ressemble que de bien loin, bien loin à notre pays.

Revoyons-le un instant:

Les caribous et les orignals (en Canada, nous aimons mieux dire orignaux,) ne se montrent jamais dans le voisinage du Saint-Laurent, parce qu'ils s'y trouveraient en pays tout autant civilisé que sur le parcours de Fontainebleau à Paris. Voilà deux siècles que ces intéressants quadrupèdes ont fait retraite devant la charrue des Canadiens. On les retrouve dans les forêts du nord, et si loin, que rarement les étrangers se donnent la peine de les aller troubler; les Canadiens n'y vont jamais; il faut excepter les chasseurs de profession, peu nombreux, qui les relancent jusque-là. Pour ce qui est des lièvres blancs, je les accorde à M. Pavie, en le priant de noter que ces lièvres blancs deviennent gris en été. La chose, du reste, ne se passerait pas autrement en France, si comme en Canada, il y tombait de là neige abondamment.

Le Vermont et le New-Hamphire doivent se trouver bien étonnés des caravanes que l'écrivain-voyageur leur envoyé gratuitement d'ici sans compter que ces deux états nous avoisinent de trop loin pour qu'il soit permis d'oublier les terres situées entre eux et la rive droite du Saint-Laurent.

Durant l'hiver, les communications ne sont point interrompues entre nos campagnes. Voilà cent cinquante ans que la route est ouverte entre Québec et Montréal, hiver comme été. On peut porter à deux siècles ronds l'établissement de la partie de cette route qui va des Trois-Rivières à Québec, trente lieues. Charlevoix dit que, de son temps (1720), on la parcourait en un jour, c'est encore le plus que puisse faire un bon cheval, preuve qu'elle était dès lors excellente. Nos paroisses, échelonnées sur le bord du fleuve à peu près uniquement en vue de faciliter les communications, soit par eau, soit par terre, n'ont jamais été isolées les unes des autres par suite des neiges, tant hautes qu'elles fussent. On y passe en plein janvier et février, au grandissime galop. Il pourra paraître étrange à un Européen que la neige nous incommode si peu, mais c'est ainsi.

Le soleil qui nous éclaire faiblement est un astre découpé pour le paysage de fantaisie que je suis en train de brosser. J'invite l'auteur à venir contempler la splendeur de nos jours d'hiver. Il baissera les yeux et la visière de sa casquette devant ce soleil dont il veut faire un simple rayon de lumière polaire.

L'Indien qui va en chasse, au milieu de cette solitude désolée, est un produit de l'imagination européenne. Les quelques Indiens adonnés à la chasse qui demeurent ici en été, s'éloignent vers le nord, en automne, pour ne revenir qu'au printemps, sauf parfois une apparition en hiver, pour vendre dans les villes les pelleteries de leur chasse et renouveler leurs munitions. Cet Indien, placé au premier plan du tableau, jette dans l'ombre le triste laboureur canadien qui va nous apparaître toute à l'heure, sortant avec misère de sa retraite enfouie sous la neige. Avec quelle peine le pauvre diable déblaie sa route, une pioche à la main-(une pelle, serait plus dans le rôle) pour se rendre au bal du village, manger un morceau de venaison, lorsqu'il a dans le buffet de si bon boeuf, de si bon lard, etc. Il est vrai que la venaison pourrait avoir pour lui, comme pour le touriste étranger, un certain attrait mais n'en a pas qui veut et quand il veut: il faut la faire venir de si loin que les gens riches peuvent à peine s'en régaler,--tout comme à Paris.

Comparez donc, cette description avec nos joyeuses et jolies maisons de campagnes, lesquelles règle générale, sont infiniment supérieures à celles des paysans d'Europe, et pour le moins aussi accessibles--l'hospitalité aidant--l'hiver que l'été.

Un honnête homme, qui avait parcouru le Canada au commencement de ce siècle, écrivit ces ligues empreintes de bon sens:

«On devrait juger du climat d'un pays par le degré de santé, de fertilité et d'agréments qu'il admet. Sous ce rapport, le Canada est favorisé. Les étés sont très chaudes, il est vrai, mais l'atmosphère est si pure et si clair, que la chaleur n'en est point aussi oppressive que dans les climats dits chauds, où l'air est chargé d'émanations qui fatiguent la vie animale. Les hivers sont très-froids, mais c'est un froid continue, sans intervalles de giboulées; l'air est pur et clair comme en été; c'est par excellence une saison où l'homme et la bête puisent de la vigueur et de la santé rien qu'en respirant sur le seuil de la porte; le froid, au milieu de cet air vif et vivifiant, pénètre beaucoup moins que dans les pays où l'atmosphère est alourdie par l'humidité. Les brumes du golfe Saint-Laurent viennent de la mer; on les ressent à peine à Québec; les trois-quarts du Canada n'en ont aucune connaissance. Le froid n'exerce son action que sur la couche de neige qui couvre le sol; il n'atteint pas la terre assez profondément pour gêner l'agriculture; les semences ont lieu si tôt que la neige a disparu.»

Du froid à la chaleur, la transition est brusque. Risquons-là toutefois:

«C'était au milieu de l'été que nous parcourions le Canada; la chaleur était presqu'insupportable, et déjà les fièvres périodiques de cette saison accablaient les laboureurs exténués de fatigues de la récolte. Quelques mots français, prononcés au hasard, nous rappelaient de temps eu temps notre première patrie; mais le teint jaune et livide des habitants, leur air mélancolique démentaient cette gaieté indigène qu'ils conservent encore, et s'efforcent de faire germer sous ce climat rigoureux.» C'est encore M. Pavie qui vient de parler.

Cet écrivain visita le Canada en 1812, l'année du choléra, dont il ne dit pas un mot, aimant mieux mettre sur le compte de notre prétendue dégénérescence les maux qui nous accablaient alors et qui répandaient la terreur dans le monde entier. Je ne doute nullement du succès que ces sortes de descriptions obtiennent dans les cercles où le mot Canadien est synonyme d'homme blanc dégénéré.

Si parfois la note joyeuse se mêle aux commentaires qui nous échappent en lisant ces inconcevables récits, ils ne laissent pas, en somme, de nous causer une impression pénible par la révélation si complète, si peu encourageante de ce que l'on débite sur notre compte, particulièrement en France, ou notre souvenir ne devrait pas être perdu ou dénaturé à ce point,--quant ce ne serait que par respect pour notre fidélité aux traditions de l'ancienne mère-pairie. Les causes les plus évidentes de ces erreurs sont de trois sortes: celle qui provient du besoin que de tous temps ont éprouvé les voyageurs de raconter des sornettes sur les pays lointains; celle qui a pour principe la folle admiration dont l'Europe s'est éprise pour les Etals-Unis, et celle qui repose sur la parfaite ignorance que notre longue séparation du vieux pays de Fiance a fait naître à notre sujet. A ces trois causes s'en rattachent naturellement plusieurs autres, de moindre importance, qui, cependant, n'ont pas peu contribué à nous faire ce que nous sommes aux yeux des Européens.


IV.

SOMMAIRE.--Les mots anglais.--Les pistes du raquettes.--Oubli général.--La tinette de beurre.--Découverte de Canaan.--On demande où est situé le Canada.--Le liseur d'affiches.--Les rues de Montréal.--Piqûres d'épingles.-- La quarantaine des menteurs.--Le pianiste Kowalski.--Jargon nouveau.-- La marseillaise, et les Anglais.

Dans un récit de voyage publié par la Revue des Deux-Mondes, où il est parlé du Bas-Canada et des Canadiens-français uniquement, je relève, dans un seul petit chapitre de six pages, les mots suivants qui s'y trouvent sans commentaire ni traduction: Settlement, french colonists, gentry, nobility, grey nuns, lumberer, comforter, raft, Eastern Townships, Red-River, Ship's stores......

Pourquoi l'écrivain ne se sert-il point des mots français correspondant, et dont nous faisons usage? Evidemment pour produire plus d'effet. Il semble appartenir à une certaine littérature à la mode du jour qui s'exerce à saisir la «couleur locale» sur le vif. Et voilà comment ce baragouinage français-anglais cadre si agréablement avec son texte. Nouvelle manière de nous défigurer. Allez-y gaîment!

La langue anglaise ne s'est point emparé de nous. Je dirai même que Paris est moins que toute autre ville en droit de nous reprocher quelques anglicismes qui se sont faufilés au Palais et dans les discours des élections. Ouvrons les journaux de la grande capitale; leurs articles sont lardés de mots anglais, et de mots comme ceux-ci, par exemple,--je prends au hasard: Waiter, Eating-house, Police News, Sweetheart, Car, Square, Mutton Chops, Hand-Book, Match, Boating, Post-Stamps, Winner, Blue-Books et Yellow-Books (documents officiels des Chambres), Fare, Velvet... etc. J'ai lu quelque part que les parisiens font usage de six cents mots anglais dont les équivalents en langue française sont connus de tout le monde, et ont plus de grâce que les mots anglais. D'autres sont moins heureux dans leurs conceptions: Le mot raquette, par exemple, n'est employé en France que pour désigner le petit objet avec lequel on lance le volant. Un auteur ayant lu que les Canadiens font, en hiver, de longues marches en raquettes, et croyant voir là une faute d'impression, écrivit que, malgré la rigueur de leur climat, les Canadiens se promènent en jaquette.

Voilà ce que l'on dit de nous

Dans le vieux pays de nos pères!

L'un des rares amis que nous comptons en Europe vient de nous répéter que notre souvenir est perdu en France. Le mois dernier, M. Rameau écrivant de Paris à M. Louis-P. Turcotte, auteur d'une histoire politique du Canada sous l'Union (1841-67) lui disait: «J'estime si bien l'intérêt et l'utilité de ce livre que je veux tâcher autant qu'il me sera possible de le faire connaître et d'attirer dessus l'attention de notre public français, mais je n'oserais vous répondre de beaucoup de succès, car non seulement il y a trop peu de gens ici qui s'intéressent à notre vieille colonie, mais il faut même avouer que le nombre des gens qui la connaissent est encore plus restreint qu'il ne serait raisonnable de le supposer.»

Les journaux ont raconté la surprise qu'éprouva un immigrant Irlandais débarqué à Québec, porteur d'une trentaine de livres de beurre, lorsqu'on lui fit voir qu'il pouvait se procurer ici la même denrée dans les prix doux. Le pauvre homme n'en croyait pas ses yeux, il avait entendu dire tout le contraire dans son pays.

On me répondra peut-être que le moindre personnage de son comté ou de sa ville natale aurait pu le renseigner plus adroitement que de l'induire à emporter une tinette de beurre dans un voyage de quinze cents lieues.

Non pas! En Angleterre, dans les Trois-Royaumes comme partout ailleurs en Europe, c'est chose excessivement rare qu'un homme tant soit peu renseigné sur le Canada, même parmi les fonctionnaires du gouvernement, parmi les ministres du culte,-- même parmi les journalistes! En maint endroits vous ne trouverez pas un individu qui nous connaisse seulement de nom. N'a-t-on pas vu paraître, il y a trois ans, un livre, un traité de philologie, signé d'un nom célèbre dans les universités britanniques, un livre où se lit le passage suivant: «Le mot Canaan, familier à tous ceux qui lisent la Bible, a été dénaturé par les savants du continent (d'Europe) qui font précéder leurs éludes de la langue des peuples de cette contrée par un récit abrégé de la prétendue découverte de ces mêmes peuples. Il ajoutent que le découvreur en question fut un Français, un nommé Cartier, et que ce pays n'est plus connu que comme le Canada. Cette corruption d'un nom aussi souvent cité dans l'histoire Sainte, est au moins étrange!»

Hé! brave homme de savant, vous avez du mérite, je le crois bien, mais votre imagination et votre ignorance sont de nature à vous mettre en brouille avec vos meilleurs amis. Le Daily Wittness, de Montréal, n'a pu y tenir, il vous a renvoyé en la terre de Canaan avec sa botte la plus solide.

Qu'attendre de la masse du peuple, lorsque les sommités de la science et de la littérature en savent aussi long! Il nous viendra encore des tinettes de beurre à travers l'océan.

Voici un trait qui se rapproche assez du premier. Il servira à montrer combien cette ignorance est générale:

«Rien de plus étrange, me raconte le Révérend Père Pallier O. M. I., curé de Saint-Joseph d'Ottawa, rien de plus étrange que la manière dont je fis connaissance avec le nom du Canada. J'avais été destiné aux missions et j'attendais qu'on me désignât le pays vers lequel j'avais à me diriger. Lorsque la notification de départ me parvint, je fus fort intrigué d'y lire le mot «Canada.» C'était pour moi un profond mystère. Je me rendis sans retard chez un ancien de notre communauté à qui je confiai mon embarras. Celui-ci me dit après un moment de réflexion: ce doit être une erreur,-- on a voulu écrire «Cana», cependant, comme c'est vers la Terre-Sainte et que je ne connais aucune de nos missions de ce côté, vous feriez mieux de vous enquérir. Pour ce qui est de «Canada» cela ne signifie rien. J'étais assez perplexe, ajoute le Père Pallier car bientôt je trouvai quelqu'un pour me dire vaguement qu'il existait un pays de ce nom, mais où était-il situé? c'était plus que l'on ne savait. Bref, je ne l'appris que de la bouche de notre supérieur, et encore sans trop d'explications sur la nature de la contrée. Du moment que c'était en Amérique, tout était bien, et je me mis en route rêvant de cocotiers, de bananes, de palmiers, de singes, de perroquets, de crocodiles et d'orangers fleuris en plein janvier. Jugez de ma déception, lorsque je touchai terre.... sur dix pouces de neige!»

Au moins, mon révérend Père, chez vous l'on ne faisait point profession d'enseigner ces choses-là, comme notre savant de tout à l'heure, et vous n'êtes point sans avoir fait savoir à nombre de vos compatriotes, depuis que vous êtes ici, ce que nous sommes et comment nous vivons, mais soyez certain que le monsieur en question ne se donnera point la peine d'y venir voir; il est trop content de son livre et trop occupé des nouvelles éditions qu'il en pourrait faire, sans les corriger. Et puis, d'ailleurs, s'il y venait, nous le verrions commettre des exploits dans le genre de ce qui suit:

Un jeune Anglais était parvenu, je ne sais comment, à pouvoir lire et comprendre quelques mots de français; il se croyait avancé dans cette langue. Quant à prononcer ces mots, il n'en était pas question: jamais le cher enfant n'avait entendu le son d'une parole française. Un jour, il vint à passer en Canada. Dès sa première étape, il fit rencontre d'un ouvrier qui entrait, la pipe allumée, dans le bureau de la gare du chemin de fer. «On ne fume pas ici,» dit tranquillement un employé anglais, se servant de sa langue. «Comprends pas» dit le Canadien. «Comprends pas» étaient les premiers mots français que notre voyageur entendait prononcer, il les comprit, et il en fut enchanté,--à-peu-près comme si entendant parler un contemporain des Pharaons, nous avions la bonne fortune de saisir quelques syllabes de son langage. Sur le mur du bureau était collée une affiche écrite en langue française; notre jeune homme l'indiqua du doigt au Canadien. «Je ne sais pas lire,» fit celui-ci avec un mouvement d'épaule significatif. «Ach!» reprit l'autre,--et il se mit à lire l'affiche à haute voix, pour l'instruction du fumeur. Quand-il eut fini, le Canadien le regarda bien fixement, comme pour se persuader qu'il n'avait pas affaire à un fou, puis il tourna le dos en disant «c'est drôle, c't'affiche! qui est-ce qui croirait qu'il faut turluter comme cela pour lire l'anglais!...» Il n'avait pu saisir un seul mot de la lecture. Pendant ce temps, le voyageur disait d'un air de commisération: «Quelle race de brutes l'on leur parla leur langue et ils ne la comprennent même pas!»

Je pense que, retourné en Angleterre, il a dû fournir des notes à quelque rédacteur en quête de faits-divers. Et voilà comment on écrit l'histoire!

Il existe un écrivain dont le nom m'échappe, qui a visité Montréal, et qui y a vu de ses yeux les Anglais habitant un côté de la rue et les Canadiens-Français l'autre côté! Il a remarqué aussi que les Canadiens-Français épousent généralement des Sauvagesses, mais il ne dit point d'où elles peuvent venir. De la Patagonie, probablement.

Pour le lecteur européen, il résulte de ces étranges narrations que tout notre pays est encore à l'état sauvage et que l'on n'y rencontre ça et là que des comptoirs de traite, où les pelleteries et la morue se disputent la préséance. Longtemps, nous avons enduré ces piqûres d'épingles, avec l'espoir que les communications se multipliant entre l'Europe et l'Amérique, on mettrait un terme à ces inconvenances,--mais rien n'y fait,--on croirait au contraire que le mal va empirant, pour fournir de la pâture à la petite presse des grandes villes d'Europe, aussi applaudissons-nous la Minerve qui vient de relever le gant:

«Et dire que nous sommes condamnés à lire des bourdes aussi colossales dans presque tous les ouvrages que les étrangers et surtout les Français, publient sur le Canada! Ils en parlent comme les aveugles des couleurs, comme nous pourrions causer de la Chine et du Japon, en ne consultant que notre imagination. Ces voyageurs qui veulent, se rendre intéressants à leur retour au pays, s'ingénient à justifier à qui mieux mieux le proverbe: A beau mentir qui vient de loin. Nous ne leur reprochons pas leur ignorance. Qu'ils parlent du Canada comme s'ils n'y avaient jamais mis les pieds, peu nous importe. A ce point de vue, nous ne les regardons que comme des présomptueux qui croient connaître un pays, parce qu'ils l'ont traversé rapidement en chemin de fer et ont arraché quelques informations à leurs compagnons de voyage. Mais au moins, qu'on ne mente pas à plaisir, autrement, nous serons forcés de donner aux voyageurs échoués sur nos rives, un cours d'instruction gratuite et obligatoire sur le Canada et de ne les relâcher que lorsqu'ils nous auront juré de dire la venté.

«Parmi ces écrivains de fantaisie se trouve, M. Kowalski, qui est venu ici en tournée artistique, il y a quelques années. C'est un excellent pianiste que nous avons eu le plaisir d'applaudir cordialement et auquel sa qualité de Français a valu une réception cordiale dans tout le Bas-Canada. Il a rapporté de son voyage quelques impressions qu'il communique au public, dans un livre intitulé: A travers l'Amérique. C'est un ouvrage assez peu écrit, où l'effort se fait sentir, et ruisselant d'insanités, d'histoires inventées à plaisir et très-ridicules. M. Kowalski se montre d'une grande bienveillance pour les Canadiens-Français, mais malgré ses excellentes dispositions, il fait, sans y penser, un portrait peu flatté de notre société. Devons-nous lui en vouloir? L'avouerons-nous, M. Kowalski est un artiste, et nous sommes portés à l'indulgence à son égard. Pour lui, évidemment, écrire un livre, c'est lâcher la bride à son imagination, comme lorsqu'il s'agit d'aligner les croches et les triples d'une barcarolle ou d'une masurka. Il a évidemment pris son pupitre pour un piano, le Canada pour un thème sur lequel il s'est oublié à faire les variations les plus invraisemblables. Nous allons donner une idée de sa manière de faire. M. Kowalski est à Québec, et la scène se passe en été.

«Je me souviens que quand, à la sortie de la cathédrale, nous fûmes présentés à la femme du ministre de..., voici la conversation qui s'ensuivit entre nous et cette dame:

«--Monsieur et Madame, nous ferez-vous l'honneur de passer la journée à la maison? Nous aurons toujours un verre de vin à vous offrir, tout-à-l'heure. J'irai vous quérir (prononcez qu'ri.)

«--Nous accepterons, chère madame, avec le plus grand plaisir.

«--Et puis, reprit-elle, nous aurons des amusements; le ministre de l'instruction publique nous lira son dernier rapport aux chambres, sur la question des écoles libres, tout-à-l'heure nous chanterons des rondes canadiennes; dans l'après-midi je ferai mettre mes deux bidets à la cariole et nous nous embarquerons pour visiter les environs.

«--Merci, madame, pour toutes vos amabilités.

«--C'est convenu, c'est convenu je vous espérerai (attendrai) à une heure.

«--Nous n'y manquerons pas.

«--Mais je vous quitte, car voilà ma flotte qui dévale (ma famille qui s'en va), bien le bonjour.

«--Au revoir, madame.

Et c'est ainsi que la femme du ministre do......, nous quitta.»

Ma flotte qui dévale est superbe dans la bouche de Madame X. Mais nous sommes obligés de reprocher à M. Kowalski de tomber dans l'invention. C'est une locution parfaitement inconnue en Canada, autant que la langue verte des faubourgs de Paris. Nous le défions de trouver un Canadien capable de comprendre un pareil langage. L'ouvrage de M.-Kowalski fourmille d'histoires de ce genre. Il faut l'entendre nous parler de la noblesse en Canada, des de la Galissonnerie, des de Montmorency. Comme le singe qui avait pris le Piré pour un homme, M. Kowalski a confondu la chute de Montmorency avec une famille noble.

Il n'est pas moins étonnant lorsqu'il parle de cette colère des anglais de Québec, furieux d'entendre jouer la Marseillaise: tandis que les anglais n'adorent rien tant, en musique, que le chant patriotique de Rouget de Lisle.

Il nous semble que tous ces nobles étrangers, oiseaux de passage dans notre pays, devraient nous traiter de façon à ne pas s'exposer au rire et à la pitié d'un peuple qu'ils jugent si simple et si primitif.


V.

SOMMAIRE.--Maigre-éohines--Comment on veut que nous soyons fait?--Jeûne perpétuel.--Les poëles de fonte.--Les ouvriers du Grand-Tronc--Encore le jeûne.--Où l'on voit que les Canadiens-Français dégénèrent (?) physiquement.--Les Canadiennes.--Il y a créoles et créoles.--L'avis des médecins.--Ce froid atroce!--

Les dictionnaires, les encyclopédies, les romans apprennent aux Européens que les créoles, surtout les femmes, sont faibles de corps, maigres, grêles, nerveux,--ce qui peut être vrai sous les tropiques, mais les créoles du Canada n'entrent pas du tout dans la même mesure!

On comprend à peine la persistance que mettent certains voyageurs à fortifier cette fausse impression. Partis d'Europe avec un plan de livre tout préparé, ils ne peuvent se décider à parler ou à écrire selon la vérité qui leur est apparue dans le cours de leur voyage. Ils prennent, par ci par là, quelques traits qui s'adaptent assez bien au plan arrêté d'avance; ils ferment résolument les yeux sur toute autre chose. Je pourrais nommer plusieurs écrivains célèbres,--et M. de Toqueville tout le premier,--qui ont travaillé, sans avoir l'air de s'en apercevoir, d'après cette synthèse à rebours.

Je me borne à deux citations. Il serait facile de les multiplier. Anbury, officier anglais, écrivait en 1776:

«Les Canadiens sont très-propres dans leurs maisons et soigneux pour tous les détails de leurs fermes... Leur nourriture, qui n'est presque composée que de lait et de légumes, et le grand nombre de jeunes que leur religion leur prescrit, les rendent maigres et fluets. Ils sont petits de taille, et ont le teint basané.» Ailleurs, il dit que la pâleur des Canadiens est causée par l'usage des poëles de fonte que l'on chauffe à outrance.

Mais voici un observateur plus moderne:

«Les ouvriers Canadiens-français employés à la construction du Grand-Tronc ne rendaient aucun service, excepté dans les ouvrages légers, faute de posséder la force physique nécessaire pour les labeurs ardus. Ils pouvaient, bien décharger des voitures, mais non pas les charger, et ils ne pouvaient résister aux travaux d'excavations. Et même au déchargement, ils ne pouvaient pas tenir toute la journée, comme font par exemple les matelots anglais. On ne parvenait à les employer qu'en les laissant monter sur les charges qu'on allait décharger ailleurs; ils revenaient ainsi sur les wagons allèges et se trouvaient reposés. Ce mode de travail leur permettait de tenir plus assidûment à la besogne. Ils ne pouvaient travailler, un peu fort pendant plus de dix minutes sans être obligés d'abandonner la partie. Ce n'est point par paresse qu'ils en agissent ainsi, mais pour cause de faiblesse corporelle. Ils sont de petite taille et mal nourris. Ils ne vivent que de légumes et goûtent très-rarement de la viande.»

Cette dernière citation est empruntée à la Vie de M. Brassey, publiée l'année dernière à Londres, par l'un des secrétaires du Conseil-Privé de la reine, sir Arthur Helps.

Répondre à ces histoires de légumes et à ces accusations de dégénérescence physique est peine perdue, car s'il est un peuple en qui la force musculaire, la vitalité et la somme de résistance à la fatigue dépassent la mesure ordinaire, c'est le Canadien-français. La statistique nous enseigne que de soixante et dix mille âmes que nous étions il y a un siècle, nous comptons maintenant un million et demi, sans aucun secours du dehors. Hier encore, je lisais dans un journal, qu'une simple paroisse, l'Assomption, vient d'être témoin du renouvellement (la cinquantième année) de mariage de quatorze couples à la fois; cela va parfaitement avec le fait de ce cultivateur des environs de Québec qui, au dire du même journal (et je le crois) a porté au baptême son trentième enfant accompagné par vingt-six de ses aînés. Des familles de vingt enfants se rencontrent dans toutes nos paroisses; rendu au vingt-sixième, la coutume est de donner celui-là au curé, qui l'adopte et le fait instruire.

Charlevoix écrivait, il y a cent cinquante ans: «Les femmes canadiennes n'apportent ordinairement pour dot à leurs maris que beaucoup d'esprit, d'amitié et d'agrément; Dieu répand sur les mariages, dans ce pays, la bénédiction qu'il répandait sur ceux des patriarches.»

Il est vrai que l'européen transporté sous l'équateur, dans les régions intertropicales, languit et meurt souvent sans laisser de postérité, ou que celle-ci s'éteint au bout d'un petit nombre de générations, mais quand les savants se mêlent d'argumenter, il devraient se mettre dans la tête que tous les pays ne sont pas situés sous la ligne et que le climat du nord produit des effets assez peu semblables à ceux des pays où fleurit l'oranger.

Le docteur Kingston, de Montréal, a écrit récemment: «La santé des habitants canadiens est telle que je conseillerais aux, jeunes médecins de France de ne point aller chercher de patients dans la province de Québec. En examinant l'état actuel des Canadiens-français, on a la preuve de ce que peuvent produire le confort, le contentement et un climat sain. Pendant qu'en Europe, il est admis que les Français sont moins grands, plus délicats et moins forts que les habitants des Iles Britanniques,--en Canada, leurs descendants sont pour le moins leurs égaux en force et en activité. Comparés à leurs ancêtres, les Canadiens sont plus forts, plus agiles, et peuvent beaucoup mieux supporter la fatigue.»

Un journaliste anglais de retour du Canada, écrivait l'automne dernier dans un journal important d'Angleterre pour réfuter un article de l'un de ses collègues où les Canadiens et le Canada étaient décrits d'après la méthode de fantaisiste dont nous nous plaignons: «Quant au climat, je puis vous dire que la plus mauvaise profession en Canada est la médecine, car les Canadiens ne sont jamais malades avant l'heure de leur mort. Leur pays est l'un des plus salubres qui existent. Le froid ne se fait pas sentir autant en Canada qu'en Angleterre, et quand le thermomètre descend à 30° au-dessous de zéro, on ne ressent pas là le froid dont nous souffrons ici, grâce à l'humidité de notre atmosphère.»


VI.

SOMMAIRE.--Les Anciens Canadiens.--Origine, moeurs, caractère, franche allure, langage, caractère physique, longévité, bonnes manières des Canadiens.

«Les premiers Canadiens, écrit M. Rameau, semblent être en quelque façon, la population d'un canton français transplanté en Amérique; le fond dominant fut toujours une importation de paysans français, paisibles, laborieux, régulièrement organisés sous leurs seigneurs, avec l'aide et l'encouragement du gouvernement»........

............... Les campagnes canadiennes ont toute la rusticité de nos paysans, moins la brutalité de leur matérialisme. La simplicité des existences, la douce fraternité des familles, l'heureuse harmonie qui réunit toute la paroisse sous la direction paternelle et aimée de son curé, y rappellent quelquefois ces rêves de l'Age d'or, qui d'ici ne nous semblent appartenir qu'aux fantaisies de l'imagination...

Il y a deux cents ans que les Canadiens passent pour le peuple le plus gai et le plus affable de toute l'Amérique, sans avoir eu besoin de faste ni d'apprêt dans leurs plaisirs.

Ecoutons encore Charlevoix: «On ne voit point en ce pays de personnes riches, et c'est bien dommage, car on y aime à se faire honneur de son bien, et personne presque ne s'amuse à thésauriser. On fait bonne chère, si avec cela on peut avoir de quoi se bien mettre; sinon, on se retranche sur la table, pour être bien vêtu. Aussi faut-il avouer que les ajustements font bien à nos créoles. Tout est ici de belle taille, et le plus beau sang du monde dans les deux sexes; l'esprit enjoué, les manières douces et polies sont communs à tous; et la rusticité, soit dans le langage, soit dans les façons, n'est pas même connue dans les campagnes les plus écartées. Les Canadiens, c'est-à-dire les créoles du Canada, respirent en naissant un air de liberté qui les rend fort agréables dans le commerce de la vie, et nulle part ailleurs on ne parle plus purement notre langue. On ne remarque même ici aucun accent.»

A peu près vers le même temps, Le Beau écrivait: «Les habitants du Canada sont bons, affables et laborieux, et il n'y a presque jamais ni querelles ni disputes parmi eux. Comme le climat du pays est froid, ils parviennent à une belle vieillesse. J'y ai vu quantité de bons vieillards, forts, droits et point caducs. Ils ont une façon d'agir si douce, si civile et si engageante, surtout envers les étrangers Français qui viennent de l'Europe, que ce n'est qu'avec regret qu'ils peuvent quitter leur conversation.»

«Dans les villages que l'on rencontre sur le Saint-Laurent, entre Québec et Montréal, écrit à son tour M. Pavie, les moeurs des anciens habitants se sont conservées dans leur pureté. Les Anglais et les Américains, en un mot, tous les gens qui ne connaissent ni la France, ni les manières si prévenantes de ses habitants, sont frappés de l'accueil ouvert et vraiment cordial que l'étranger reçoit dans les moindres hôtels....»

M. Maurice Sand ne nous traite pas moins bien, sans s'écarter un instant de la vérité: «Les premiers colons canadiens furent des paysans, de petits gentilshommes et des soldats; rien du ramassis de bandits et de banqueroutiers qui, dans le principe, s'était rué sur les Etats-Unis de l'est. Aussi sent-on chez les Canadiens un parfum d'honnêteté native et une grande douceur de moeurs. Ils sont hospitaliers, aiment la bonne chère, la danse et les femmes, qui sont généralement bien faites et de belle carnation. Ils rient et plaisantent parfois avec beaucoup de finesse. Leurs manières ont une aménité remarquable, et tu ne saurais croire comme j'ai été naïvement touché d'entendre le maire de Montréal, qui l'autre jour conduisait le prince dans sa voiture, dire à son cocher: «Fais attention, mon fils. Pas d'imprudence, mon ami.» Ces façons paternelles, peu rares dans notre vie de campagne, frappaient ici mon oreille comme un chant de la patrie lointaine, au sortir de cette démocratie des Etats-Unis où personne, il est vrai, n'obéit ni ne commande, mais où jamais un mot ni même un regard de sympathie n'est échangé entre l'employeur et l'employé.»

Après avoir parlé des origines si honorables du peuple canadien, M. Ampère dit: «L'habitant est en général religieux, probe, et ses manières n'ont rien de vulgaire et de grossier. Il ne parle point le patois que l'on parle aujourd'hui dans les villages de Normandie. Sous son habit de bure grise 1, il y a une sorte de noblesse rustique. Quelquefois, il est noble de nom et de race et descend de quelque cadet de Normandie.»

Note 1: (retour) Bure grise, c'est-à-dire l'étoffe du pays que nos habitants fabriquent eux-mêmes et qui est supérieure par la durée et l'utilité à tous les produits des fabriques européennes. Elle n'a, du reste, rien de l'apparence misérable des étoffes dont se couvrent les paysans et les ouvriers d'Europe. Il est regrettable que depuis quelques années un luxe mal entendu et souvent ridicule ait répandu dans nos campagnes les tissus à bon marché que le progrès en ce siècle démocratique confectionne pour affubler le peuple d'un faux air de rentier ruiné... et enrichir les propriétaires de machines.

Le beau titre de «peuple gentilhomme» qui nous a été donné par M. Andrew Stuart et que les compatriotes de cet homme distingueront maintenu, à notre honneur, vient plutôt des manières, du langage et de l'éducation sociale des Canadiens-français que de l'origine noble de quelques familles de colons. Il suffit de lire Garneau ou Ferland pour se convaincre qu'avec des éléments choisis, comme le furent nos pères, le peuple qui est sorti d'eux n'a pu que s'attirer le respect et l'affection des étrangers. D'ailleurs, à travers les excentricités et les fausses notes qui pullulent dans leurs livres, les voyageurs sont tous d'accord sur ce point important. Nos moeurs les ont frappés agréablement. M. Pavie l'avoue: «Ce qui ne pourra jamais disparaître du Canada, ce sont les moeurs douces et aimantes de ses anciens habitants, le caractère insouciant et heureux des laboureurs luttant contre les glaces et les fièvres(!) sur le bord du Saint-Laurent; c'est surtout cette teinte française universellement répandue dans les cabanes et les villages, cette hospitalité simple et amicale qui contraste si fortement avec l'aspect dur et sévère des troupes anglaises.»


VII.

SOMMAIRE.--La décivilisation.--Ce que nous sommes devenus.--Débat sur l'origine des espèces.--Blanc et noir s'accordant.--Ces hommes, de science!-- Formation des sous-races.--Sommes-nous dégénérés?--Les peuples de l'Europe et les Canadiens-français comparés.--Notre portrait.--Voyage imaginaire en France.--Nous aurons beau protester et prouver!...

Abordons un autre genre d'erreur qui s'est propagée, et qui n'est certes pas la plus flatteuse de toutes les sornettes débitées à notre sujet.

L'abbé Brasseur de Bourbourg, raconte qu'un Américain d'un rang élevé, résumant devant lui une conversation qui avait roulé sur l'altération non-seulement des traits physiques, mais encore du caractère qui distingue les Yankees des Anglais, aurait dit: «Par les traits et par le caractère, nous sommes devenus des Hurons.»

Il faut être de la force de l'abbé Brasseur pour écrire que les Américains ont emprunté ou les traits ou le caractère des Hurons, ou de n'importe quelle tribu sauvage de ce continent. L'abbé Brasseur est ce même annaliste phénoménal qui s'est mêlé d'écrire une histoire du Canada. Il faut voir les notes dont M. Ferland l'a flagellé! Ça n'empêche pas que des hommes consciencieux et très-bien posés dans le monde scientifique de France le citent comme une autorité en matières américaines. Il est fort du goût de M. Pavie, qui lui aussi, dit-il, a visité le Canada et donne dans les idées de l'école à laquelle semble appartenir l'abbé: «Un long séjour en Amérique a fait perdre au créole canadien les vives couleurs de sa carnation. Son teint a pris une nuance d'un gris foncé; ses cheveux noirs tombent à plat sur ses tempes comme ceux de l'Indien. Nous ne reconnaissons plus en lui le type européen, encore moins la race gauloise.»

Ce texte dis M. Pavie a été repris par M. de Quatrefage, un très-honnête homme qui ne nous veut pas de mal, mais qui a le tort de colporter comme cela dans les réunions de l'Institut les opinions d'un faiseur de descriptions fantaisistes.

A l'heure qu'il est, nous servons de sujet aux études de deux écoles adverses: les monogénistes et les polygénistes.--ni plus ni moins. Voyons cela:

Les monogénistes ou partisans de l'unité de l'espèce humaine.

Les polygénistes ou partisans de la pluralité d'origines des races humaines.

Ces derniers ont été forcés de reconnaître qu'en certains pays, les races transplantées ont subi des modifications: les Yankees comparés aux Anglais--les Canadiens-français comparés aux Français.

Les monogénistes donnent dans l'excès lorsqu'ils citent les Canadiens comme des exemples de modifications remarquables. Il y a à la vérité des changements fort sensibles à noter si l'on compare le Canadien avec le Français, mais ces messieurs de la science sont trop bons de pousser si loin la comparaison.

Knox, polygéniste enragé, s'empare à son tour de ce que lui fait voir à cet égard l'école rivale et, après avoir posé en principe que chaque race d'hommes est un produit local, il soutient qu'elle ne peut vivre en dehors de la terre et du climat qui l'ont vue naître. Il en conclut que les Canadiens ont subi des modifications.

--Oui, lui répondent ses adversaires, mais c'est un signe de la création ou de la formation d'une nouvelle race d'hommes, ce qui prouve une fois de plus que nous avons raison et qu'il n'y a eu qu'un, type original, lequel s'est modifié d'âge en âge, ici et là, de manière à nous présenter les différences parfois surprenantes qui existent entre les races dont le globe est peuplé aujourd'hui.

--- Ta, ta, ta, répondent les polygénistes, ce qui s'observe chez les Canadiens ne peut être qu'un signe de dégénérescence et de mort. Cette race, transportée hors de chez elle, s'éteint, et la prouve on est dans certains changements que du reste vous reconnaissez tout comme nous.»

Voilà, bien des preuves contraires! Le plus risible, c'est que ces gens-là parlent et écrivent,--au nom de la Science s'il vous plaît--comme s'ils savaient de quoi ils parlent. Je parierais gros qu'ils n'ont pas même rencontré une fois dans leur vie un homme ou une femme dont le cousin le plus éloigné a pu avoir des rapports accidentels avec quelqu'un qui aurait entendu parler du Canada. Ces savants sont bien vus dans leurs pays; on leur donne des professorats, des pensions; ils sont décorés; on les respecte à peu près autant que les diplomates et beaucoup plus que les prêtres. Le fin mot de la chose je le dirai sans gêne: ce sont des blagueurs, et les imbéciles qui les sustentent méritent la pâture intellectuelle qu'ils leur servent. S'il y a en France, en Angleterre, en Allemagne ou en Italie des hommes bêtes à manger du foin, je les trouve bien à leur place devant la chaire de ces savants à trompettes;--quant aux gens de bons sens, ces platitudes qu'ils endurent sans les réfuter, ne leur font pas honneur.

Knox affirme, que les sous-races, c'est-à-dire les descendants de race saxonne et de race gauloise, qui ont peuplé les Etats-Unis et le Canada (les Yankees et les Canadiens-français) portent des marques de modifications du type primitif qui attestent que ces races ne peuvent se propager et subsister sur le nouveau continent.

Jusqu'ici les faits ne lui donnent guère raison pour ce qui regarde les canadiens!

Je ne m'imposerai point la tâche oiseuse de prouver que les Canadiens-français sont beaucoup plus robustes, tout aussi agiles, et doués d'une intelligence qui n'en cède aucunement à leurs frères de France,--cela est superflu.

Loin d'avoir dégénéré, le Canadien s'est refait une santé, une vigueur corporelle dont le Français n'offre que de rares exemples, qui font exception chez lui, tandis qu'ici c'est la règle générale. Loin d'avoir laissé décroître son intelligence, le créole Canadien, abandonné il y a un siècle, dans une pénurie complète d'instruction, s'est mis à l'oeuvre et il a atteint le niveau où se maintiennent les peuples les plus intelligents du globe. Notre histoire abonde en preuve de cette nature. N'avons nous pas été les pionniers des idées politiques, non-seulement en Canada, mais, dans toutes les colonies anglaises? N'est-ce pas nous qui avons donné le branle dans les colonies à ce mouvement de l'administration des affaires publiques basée sur la responsabilité entière des représentants du peuple et des ministres? Bien des pays d'Europe n'en sont pas encore la, quoiqu'ils fassent pour y parvenir. Ne sommes-nous pas encore aujourd'hui comme la clef de voûte des combinaisons politiques dont l'Angleterre s'occupe pour ses vastes colonies?

Qu'on nous cite une population de soixante-cinq mille âmes qui ait réussi à briser les chaînes dont l'avait chargé son vainqueur et qui, traversant une lutte politique de trois quarts de siècle de durée, ait pu consolider son autonomie et prendre place à côté de races plus riches, plus nombreuses et mieux protégées qu'elle. Mettez soixante-cinq mille Communeux dans la position critique où nous nous sommes trouvés après le traité de 1763, et vous verrez ce qu'ils feront! Dieu merci, nous étions faits, et nous sommes encore d'une autre étoffe,--cela explique nos succès durables.

Il y aurait bien des commentaires à écrire sur cette étrange accusation de dégénérescence. Prenons le paysan d'Europe, l'ancêtre de la famille canadienne. Eh bien! il est resté ce qu'il était il y a deux siècles,--ignorant, pauvre, jouissant de droits politiques très-restreints,--en un mot, il n'est rien et il n'a jamais été quelque chose dans son propre pays. Est-ce là une description qui nous convient? Evidemment non. La décadence n'est certes pas de notre côté, car tandis que le niveau s'élevait autour de lui dans l'ordre du bien-être matériel, le paysan d'Europe restait stationnaire,--et le reste de la population qui compose avec lui ce que l'on appelle ordinairement «le peuple» loin de progresser, s'est au contraire imbu de passions mauvaises et de tendances qui font présager la déchéance de la famille européenne. A coup sûr, on peut affirmer que nous ne sommes pas aussi avancés que cela.

Mais comme notre manière de voir et de conduire la chose publique ne convient pas à la plupart de ceux qui nous visitent, ces messieurs font des gorges-chaudes sur notre compte et disent bien haut que nous sommes arriérés. Nous acceptons volontiers le mot--seulement, il s'agirait de savoir quel sens on lui donne là-bas et ici... toujours sans tomber dans le patois.

Nous avons vu dans le fin fond de leur cabinet d'étude, une demie douzaine de savants de grande réputation, des savants qui sont décorés, payés, honorés, révérés et qui, en somme, sont aussi peu clairvoyants que les petits crevés de tout à l'heure.

Nous savons comment ils raisonnent sous le linon vert de leur abat-jour, pour parvenir à prouver que nous sommes des Sauvages. Les uns disent blanc, les autres disent noir, au commencement ce qui ne les empêche pas de s'accorder en fin de compte. Ils s'accordent si bien que, après avoir lu leurs livres, on se dit avec un certain embarras dans l'esprit: «Serait-il possible que nous fussions dégénérés sans nous en apercevoir! Voilà des arguments irrésistibles--c'est un enchaînement de raisons qui ne supportent pas l'ombre du doute. C'est serré, profond, pensé, médité, travaillé, savant, pour tout dire,--cela doit porter la conviction partout...... il est bien malheureux que ce soit si bête et si fou!»

Nous avons vu des voyageurs, passant à travers le Canada, par occasion, écrire à leurs amis d'Europe des ineffabilités, comme de prendre une piste de raquettes pour celle d'un animal aux proportions gigantesques, ou de parler des orignaux que l'on tue en abondance sur le Saint-Laurent entre Québec et Montréal.

Ce que nous avons de mieux à faire est de nous moquer des penseurs de l'Europe, qui ergotent sur notre transformation et sur la perte de notre rang de peuple civilisé, et qui vont jusqu'à nous décrire de cette manière:

«Le Canadien-français a pris au contact des races sauvages et par suite de sa longue séparation de l'Europe, les moeurs et les habitudes d'un peuple en décadence. Insouciant, voyageur, et satisfait de son état actuel, il vit dans ses déserts de glace et partage son bonheur avec le trappeur indien, dont il a du reste une part de sang dans les veines. Sa démarche pesante, son teint basané, ses cheveux noirs tombant à plat sur les tempes, tout nous indique le caractère de cette sous-race, dans laquelle on ne reconnaîtrait point le type Européen, encore moins la race Gauloise dont elle est descendue!»

Je me figure un Canadien de retour de France qui nous ferait part de ses impressions de voyage: «Quel peuple stoïque et indifférent que ces Français, dirait-il. Ils coulent des jours de repos une existence tissée d'or et de soie. Jamais la moindre révolution ne vient multiplier les ruines, et dresser des échafauds. Tous ses hommes d'état sont doués d'un sens pratique hors ligne, ce qui fait que la France est le peuple le mieux gouverné du monde et de plus, à l'abri des changements de régime gouvernemental qui viennent si souvent et comme à périodes fixes, désoler les Etats voisins. Les Français sont un peuple grave, raffolant de bière et de choucroute, et n'entendant rien en littérature, enfin c'est le coin du monde où l'on se connaît le moins en beaux-arts.»

Ou bien, si vous aimez mieux les observations d'un autre canadien sur le même pays, lisez: «Deux causes de décadence prouvent que le peuple français est destiné à périr bientôt: 1º Les nombreux vignobles dont ce pays est couvert, qui attirent nécessairement chaque homme vers l'intempérance; 2º Le climat, presque constamment égal et doux, prive cette nation des éléments de vigueur et de santé que nous fournit la température des hivers canadiens.»

«On ne sera pas étonné si je dis que tous les Français sont chauves et que tous ont perdu un oeil. J'ai remarqué que plusieurs d'entre eux couvrent le seul oeil qui leur reste, d'un petit morceau de verre taillé en rond, sans doute pour le préserver des accidents qui aboutiraient à les rendre complètement aveugles. Sur le chapitre de la calvitie, je suis encore mieux renseigné, car j'ai eu pour voisin de chambre, un Français dépourvu de tous ses cheveux. Voilà où en est rendue cette race, autrefois si belle.

«Je ferai, néanmoins, une distinction en faveur des paysans et des ouvriers.

«Les paysans naissent, vivent et meurent sans apprendre à lire, sans s'inquiéter de ce qui se passe au-delà de la porte de leurs maisons. Aussi sont-ils persuadés que rien au monde n'approche en valeur et en mérite du peuple français: c'est la sauvegarde de leur nationalité. En Canada, nous nous sommes habitués, au contraire, à instruire les gens de la campagne et à leur conférer le privilège de savoir, lorsqu'ils le désirent, ce qui se passe dans le monde; vous voyez chez nous cette classe de la société vivre dans des demeures spacieuses, commodes, bien meublés, tandis que le paysan français se contente du modeste réduit et de l'existence passive que lui font ses compatriotes.

«L'ouvrier français est le plus avantageusement pourvu sous le double rapport de l'intelligence et de l'éducation. Il lit le Siècle. Résultat clair et net: il est plus instruit que les classes gouvernantes, aussi réclame-t-il sans cesse sa place à la tête des affaires. On sera peiné d'apprendre que les moyens les plus violents ont été employés jusqu'ici pour le repousser de ce terrain où l'appellent ses facultés extraordinaires. Il n'est pas jusqu'à la blouse, taillée d'une certaine façon, qui ne soit restée le costume de ces déshérités du sort: je n'ai pas pu m'en assurer, mais je crois qu'il existe une loi qui défend à l'ouvrier d'endosser aucune autre espèce d'habit,--sans cela, il est raisonnable de conclure qu'il ne tarderait pas à se vêtir comme le sont nos artisans du Canada.

«Les Français ont conservé l'habitude de raser leur barbe, à l'exception de la moustache, qu'ils portent ainsi que faisaient les Gaulois. Cette mode des temps où la barbarie régnait en Europe, fait assez voir que les descendants des Francs et des Gaulois n'ont pas encore dépouillé tout-à-fait le vieil homme et qu'au milieu de la civilisation dont ils se vantent d'être les guides éclairés, l'observateur peut indiquer des restes de l'état primitif dans lequel vivaient ces peuples.

«J'ai parlé de dégénérescence. Il est certain que nous ne pourrions comparer un Français qui pèse cent-trente livres, qui ne mesure en hauteur que cinq pieds six pouces, et dont l'estomac s'accommode d'un seul repas solide par jour, avec les Canadiens-français, musculeux et robustes, hauts de stature, et capables d'absorber quotidiennement leurs trois repas de viande.»

Tout le monde,--même en Canada,--voit qu'il y a dans ce qui précède autant de choses inexactes que de mots. Pourtant, c'est là la manière dont nous sommes traités par presque tous les voyageurs européens qui daignent s'occuper du Canada. Le parti pris de ne voir en nous que des hommes blancs redevenus à moitié sauvages, milite victorieusement contre les faits les plus avérés, contre l'évidence la plus palpable, et contre le sens-commun. On va jusqu'à nier la clarté du soleil en notre pays,--tandis qu'il est peu de contrées où il brille plus constamment et d'un plus vif éclat. La bêtise humaine est grande!


VIII.

SOMMAIRE.--De Québec à la Colombie-Anglaise.--La chute du Niagara.--L'eau des grands lacs.--Le fleuve MacKenzie confondu avec le Saint-Laurent.-- Pour qui importons-nous des marchandises d'Kurope?--un Canadien,... du Mexique.--Tous scieurs de bois!--Francophobie du Times.--Les travaux et les luttes d'un passé tout récent.--Venez y voir, messieurs!--Nos frères des Etats-Unis.--Comme ils nous connaissent!--Guérissez-vous d'abord, s'il vous plaît.

Il n'y a pas longtemps qu'une dépêche du bureau colonial de Londres invitait le gouvernement canadien à faire passer directement de Québec à Victoria, dans la Colombie-Anglaise, une consignation d'armes et d'accoutrements militaires, au lieu de les expédier par mer. Les ministres anglais furent bien étonnés lorsqu'on les invita à consulter la carte. Ils croyaient que la Colombie se trouve au bout de la banlieue de Québec. S'il en était ainsi, le chemin de fer du Pacifique, que nous nous proposons de construire bientôt, serait raccourci de neuf cents lieues.

En 1812, un homme d'Etat du parlement anglais proposait d'envoyer une forte escadre jusqu'au fond de l'Erié, pour balayer le littoral américain de ce lac. Il oubliait tout simplement la chute de Niagara. On le prit cependant au sérieux et des frégates partirent pour cette mission. Afin de ne manquer de rien à bord, on avait muni ces vaisseaux d'appareils à purifier l'eau de mer pour la rendre potable. Purifier l'eau des lacs canadiens, et franchir d'un bond le Niagara, deux bourdes qui me paraissent dignes de passer à la postérité la plus reculée.

Un Canadien qui s'embarquait au Hâvre pour revenir au pays, lia momentanément connaissance avec un employé chargé par quatre ou cinq maisons de commerce, de surveiller l'expédition d'une centaine de ballots destinés au Canada. Apprenant d'où venait et où s'en retournait le voyageur, l'employé se montra tout de suite disposé à parler de cette lointaine contrée.

--Le Canada! ah, monsieur! c'est un rude pays que celui-là! De la neige, hein! quatre pieds, cinq pieds, six, et parfois davantage. Avec, ça un froid de trente-six mille loups, n'est-ce pas? On connaît ça!

--Je vois que vous y êtes allé...

--Non pas! Je vous demande pardon. Saperlotte, vous n'y pensez pas! Il faut avoir été pris jeune... j'ai cependant un ami qui en revient.

--Alors, vous savez ce qui en est, c'est tout comme si vous y aviez passé douze mois de calendrier.

--Je le crois bien! Figurez-vous que mon ami a été cinq mois sans voir de visages blancs autres que les personnes du poste de traite où il séjournait.

--Bigre! et où donc ça, s'il vous plaît?

--Ah, voilà: c'est un nom anglais, qui m'échappe par conséquent mais le fleuve qui y passe s'appelle MaKinsie.

--Parfaitement, le fleuve MacKenzie c'est comme si vous me parliez d'un faubourg de Paris qui se trouverait à sept cents lieues du dôme des Invalides...

--Allons donc!

--Mais oui, s'il vous plaît. Et du reste avez-vous réfléchi à quoi ou à qui pouvait servir le contenu des ballots que vous embarquez en ce moment? Vous nous expédiez des étoffes de haut prix, des fleurs artificielles, des rubans, des soieries, des gravures de modes, des livres, de la musique, des tapis, des draps fins, des bijouteries... pour les ours blancs ou les renards verts? Convenez que les deux bouts de votre raisonnement ne se joignent pas.

M. J. A. N. Provencher est à Paris depuis l'automne dernier.

Voici un trait emprunté à l'une de ses lettres: Le lendemain de son arrivée, M. Bossanges le présente à un journaliste:

--Mon cher ami, vous voyez devant vous un Sauvage du Canada, qui nous est arrive hier dans l'accoutrement de sa tribu, brayet, mitasses, bonnet à plumes, enfin tout l'attirail. Vous comprenez que nous l'avons mené sans retard chez un tailleur. Tel que le voilà, il n'est pas si mal après tout.

--Certes, non! Je dirai même sans compliment qu'il porte nos habits à ravir. Mais attendez donc! par quel prodige avez-vous pu traverser la moitié de la France sous votre costume national?

--Je voudrais bien voir qu'on me molestât, réplique vivement Provencher de son air le plus iroquois, je suis sujet britannique, mes papiers sont en ordre, et mon gouvernement ne permettrait pas...

--C'est très-juste, reprend le journaliste, très-juste, M. Thiers a raison: nous avons bien assez de la Prusse, n'allons pas nous mettre l'Angleterre sur les bras!

Et le reste de la conversation à l'avenant.

Un dictionnaire de géographie publié eu Angleterre, il n'y a pas longtemps, nous informe que Québec est la ville principale du Canada, et que le dit Canada renferme une population de sept mille âmes.

L'Européen vend des marchandises, mais il ne connaît pas la géographie.

L'Anglais a des flottes dans toutes les mers du globe, mais il ne commit pas la géographie.

Le Français porte des moustaches, mais il ne connaît pas la géographie.

L'Italien se faradase, mais il ne connaît pas la géographie.

L'Espagnol a découvert la moitié de l'univers, mais il ne connaît pas la géographie.

L'Allemand réclame toute terre que foule un pied de Teuton, mais il ne connaît pas la géographie.

Mr. Napoléon Bourassa étant à Rome, vit son hôte entrer un matin dans sa chambre, la figure rayonnante de plaisir:

--Je viens, monsieur, vous annoncer une bonne nouvelle.

--Tant mieux, tant mieux! dit Mr. Bourassa, de quoi s'agit-il?

--Nous avons, depuis hier soir, un de vos compatriotes.

--Ici même?

--Oui, monsieur; je l'ai mis en face de vous, au numéro 30.

--Bien obligé de l'intention, je cours le voir.

Et Mr. Bourassa se hâte d'aller frapper au numéro 30. Une voix répond de l'intérieur, il pousse la porte et se trouve en présence... d'un Mexicain!

M. Anthony Trolloppe a écrit, il y a une vingtaine d'années: «A Montréal et à Québec, les Canadiens-français sont tous porteurs d'eau ou scieurs de bois.»

Un autre écrivain anglais qui avait vu une servante rousse dans une auberge du Hâvre, ne disait-il pas qu'en France toutes les servantes étaient rousses!

Mais ce qui dépasse les bornes de la plaisanterie, ou plutôt ce dont il est difficile de se moquer, vu la gravité de l'assertion et l'importance du journal qui la publie, c'est le passage suivant d'un article du Times de Londres, daté du mois dernier:

«Voyez les Canadiens-Français, et songez de quelle énergie étaient doués leurs ancêtres quand ils quittèrent la Normandie et la Bretagne pour s'établir sur les bords du Saint-Laurent. Que sont-ils aujourd'hui? C'est le peuple le plus aimable de l'Amérique, mais la tutelle a abaissé le niveau de leur intelligence presqu'à celle de l'aborigène indien.»

Voilà deux cent cinquante ans que nous habitons ce pays. Durant tout ce temps on nous a trouvé en lutte avec la forêt et avec les hommes, défrichant le sol, fondant des villes, ouvrant des routes, établissant des villages, des écoles et des collèges. Les guerres contre les Indiens nous ont coûté et du sang et des peines. Les guerres contre les Anglais nous ont écrasés parce que la France nous abandonnait contre des forces dix fois supérieures. La conquête venue, les persécutions ont commencé contre nous. Nous nous sommes réfugiés sur nos terres, sur ce sol arrosé des sueurs et du sang de nos pères, nous sommes devenus les paysans, le corps et la force du pays. Malgré la tyrannie, malgré notre pauvreté, il nous restait assez de coeur et de capacités intellectuelles pour entreprendre les luttes, politiques. Nous les avons entreprises résolument; elles ont duré soixante-quinze ans, et pied à pied durant cette longue période nous avons regagné le terrain perdu par la faute de notre ancienne mère-patrie, nous nous sommes refaits politiquement, commercialement, et comme nation. Aujourd'hui, d'un océan à l'autre, sur les territoires découverts et livrés à la civilisation par nos pères et par leurs flls, nous sommes le principal groupe autour duquel viennent se ranger ou contre lequel combattent les phalanges politiques. Le rang que nous avons ainsi fait à notre race sur ce continent est digne d'envie et le serait pour n'importe quel peuple, et voilà que par un simple besoin de dénigrement, pour obéir à un instinct de francophobie assez évident, le principal organe de la presse d'Angleterre nous ravale au niveau des Indiens et des Parias!

Il est juste de dire aussi que la presse anglaise du Canada s'est soulevée d'indignation et qu'elle a enregistré plus d'une verte réplique à l'adresse du Times. Mais qui les lira en Angleterre!

«Où donc, dit la Minerve, le grand journal a-t-il puisé ses renseignements sur les Canadiens-français? Il aura probablement ouvert un de ces livres écrits par quelques fanatiques qui viennent ici sans rien voir et retournent chez eux nous dénigrer. Qu'ils viennent ici ces fiers écrivains du Times, et ils verront que pour s'être conservés au milieu des populations étrangères, les Canadiens-français abandonnés au moment de la conquête par les familles nobles, par les riches, qui repassèrent en France, ont déployé autant d'énergie que leurs ancêtres et qu'ils n'ont pas dégénéré. Ils seront témoins d'un spectacle unique dans l'histoire, et si après avoir vu nos institutions, notre force, nos hommes d'état, ils ne changent pas d'avis, ils mériteront bien d'écrire toute leur vie des articles aussi sots que celui que nous venons d'analyser.»

Mais ce n'est pas tout, ou peut venir jusqu'en Amérique cueillir des perles de ce genre: Le Meschacibé de la Nouvelle-Orléans, publie un article, reproduit par le Courrier des Etats-Unis du 18 novembre 1872, sur l'union des Français aux Etats-Unis. Dans cet article, il se plaint de la porte de l'influence française en Louisiane: «Qu'ont-ils fait, ces négociants français, de l'héritage de leurs pères? Les Français étaient tout jadis, et ne sont plus rien aujourd'hui dans la ville et l'Etat.....La race française a visiblement le dessous, et sa honteuse défaite éclate partout dans la ville de la Nouvelle-Orléans où son quartier spécial n'est qu'une nécropole,--dans l'intérieur de l'Etat, où elle est chaque jour rayée du livre de la propriété conquise par ses sueurs. Elle s'est conservée au Canada parce qu'elle n'a pas eu de concurrence, mais en quel état d'ignorance, de sujétion, de routine et de superstitions!»

La parole et l'écriture ont été données à l'homme pour déguiser la vérité,--c'est reconnu et pratiqué.

Messieurs, un bon conseil, en guise de réplique: Guérissez-vous d'abord; ensuite vous tâcherez de nous connaître, et nous en causerons. Si vous lisiez l'histoire de la Louisiane et si vous la compariez à celle du Canada, ce serait un bon commencement d'instruction pour vous, et, je le répète, il est convenable d'étudier un peu les gens que vous calomniez par dépit.


IX.

SOMMAIRE.--Les Habitants.--Education et instruction.--Une opinion non suspecte.--Première application du régime britannique.--Autres opinions sur notre compte.--Instruction.--Notre presse politique.--L'oeuvre atteste l'ouvrier.

En Canada, nous donnons le nom d'habitants aux gens de la campagne. Cette désignation remonte à l'origine même de la colonie; elle servit d'abord à distinguer les Français résidant à poste fixe sur des terres, des employés des compagnies de traite, des domestiques des maisons religieuses et de quelques particuliers qui n'étaient point du nombre des habitants sur lesquels l'on comptait pour fonder le pays. En France, on appelle «paysan» celui qui cultive le sol, qui y est en quelque sorte attaché. Notre mot «habitant» est beaucoup plus relevé, et nos gens s'en sont toujours montrés fiers avec raison. Il y a un siècle, Bougainville écrivait: «Les simples habitants du Canada seraient scandalisés d'être appelés paysans. En effet, ils sont d'une meilleure étoffe et ont plus d'esprit, plus d'éducation que ceux de France.»

J'ajouterai, pour ce qui a trait à l'éducation, que Bougainville donne à ce mot le sens de savoir-vivre, bonnes manières, politesse, urbanité, etc., que lui donne aussi le dictionnaire, mais pour ce qui touche à l'instruction, elle était presque disparue de la colonie à l'époque (1757) où il écrivait. Les premiers colons du Canada furent des personnes instruites, c'est-à-dire pouvant au moins lire et écrire. En consultant nos vieilles archives, on est tout étonné de voir que les sept-huitième des habitants savaient signer, et la plupart d'une main qui atteste l'habitude de se servir de la plume.

Un siècle après, l'incurie de l'administration française nous avait fait changé de rôle: les gens qui font leur «marque» sont en grande majorité.....mais, comme l'atteste Bougainville, l'éducation de la famille et des relations sociales restait dans ce groupe de déshérités du sort.

Lord Durham, qui écrivait en 1839 et qui puisait à toutes les sources de renseignement, a cru devoir dire ce que ses compatriotes lui avaient appris touchant les Canadiens-français de l'époque qui suivit la conquête.

Il parle ainsi des habitants: «Il ne leur manquait ni les vertus d'une vie simple et industrieuse, ni celles que l'on reconnaît d'un commun accord à la race dont ils descendent. Les tentations qui, dans un autre état de société, poussent à exercer des violences contre la propriété ou la personne, leur étalent peu connues. Ils sont doux et obligeants, frugales, industrieux et honnêtes, très-sociables avenants et hospitaliers, et distingués par une courtoisie et une noblesse réelle qui domine dans toutes les classes de leur société.» Parlant de nous en général, il s'exprime comme suit: «Dès les commencements de l'administration anglaise en ce pays, les Canadiens-français furent exclus du pouvoir, et toutes les charges de confiance et les émoluments passèrent aux mains de personnes d'origine anglaise. Les plus hautes fonctions de la loi furent confiées à des étrangers. Les fonctionnaires du gouvernement civil, avec les officiers de l'armée, composaient une sorte de classe privilégiée, occupant les premières places de la société, éloignant les hautes classes des Canadiens-français de leur cercle comme aussi du gouvernement de leur propre pays.»

Lord Durham, haut commissaire de la couronne, envoyé en Canada pour étudier l'état politique de cette colonie et trouver les movens de nous réduire, s'est acquitté de sa tâche avec conscience et habileté. S'il ne nous a pas écrasés ce n'est pas sa faute,--toutefois, tenons-lui compte des bonnes notes que la vérité historique a fait jaillir comme naturellement de sa plume. Un Anglais qui a publié un livre vers 1814 (Anderson's views of Canada) n'hésite pas à nous faire une part agréable de ses souvenirs:

«Les Canadiens-Français sont honnêtes et droits dans leurs transactions d'affaires, à un degré que l'on rencontrerait rarement chez une population sans instruction, ou même peut-être nulle part ailleurs. Ils sont sociables et polis dans leurs manières; et pour ce qui est de leur gouverne, ils agissent sensément, sont ingénieux et industrieux.»

Un négociant, M. Parker, faisait la déclaration suivante devant un bureau d'enquête de la Chambre des Communes, en 1827:

«Les Canadiens-français sont unis par une origine commune dont ils sont justement fiers, par leur religion, leurs moeurs et leurs vertus, et sont intéressés à soutenir une réputation qu'ils ont conservée jusqu'ici sans tache... Je les encouragerais.»

Consultons encore lord Durham:

La négligence soutenue du gouvernement anglais laisse (en 1839) la masse des Canadiens-français sans aucune des institutions qui les pourraient élever dans l'ordre de la liberté et de la civilisation. Ce gouvernement les a laissé sans moyens et sans leur conférer les institutions du self-government.... Quoiqu'il en soit, l'assertion généralement répandue que toutes les classes de la société canadienne-française sont également ignorantes est tout-à-fait erronée, car je ne connais point de peuple chez qui il existe une plus large somme d'éducation élémentaire élevée (higher kinds of elementary éducation) ou chez qui une telle éducation soit réellement répartie sur une plus grande portion de la population. La piété et la bienveillance des premiers possesseurs du pays, ont fondé, dans les séminaires qui existent sur différents points de la province, des institutions dont les ressources pécuniaires et l'activité ont longtemps été dirigées vers l'éducation. L'instruction que l'on donne dans ces séminaires et ces collèges ressemble beaucoup à celle des écoles publiques d'Angleterre, pourtant elle est plus variée. Il en sort annuellement de deux à trois cents jeunes gens instruits.... J'incline à croire que la plus grande somme de raffinement intellectuel, de travail de la pensée dans l'ordre spéculatif, et de connaissances que puisse procurer la lecture, se trouve, sauf quelques brillantes exceptions, du côté des Canadiens-français.»

Voilà trente-quatre ans que ce qui précède est écrit. Nous étions alors sous le talon du vainqueur depuis quatre-vingts ans déjà, luttant chaque jour pour échapper à la mort nationale, pour prendre notre place au soleil. Dix ans après, nous avions 108,000 enfants aux écoles; en 1870, il y en avait 217,000. Dans cet intervalle, nous avons conduit à bonne fin nos projets de réformes politiques. Il n'est point de nation chez qui la presse périodique ait fourni une plus noble carrière, et l'histoire du monde ne nous enseigne rien de plus beau que les luttes de nos parlements où se décidèrent le sort des descendants des soixante-dix mille malheureux de 1760, abandonnés en proie aux haines, aux antipathies et aux caprices d'un ennemi puissant et peu accessible à la pitié.


X

SOMMAIRE.--Nos ami, nos défenseurs.--Livres canadiens en France.--Bons témoignages.

Pour nous consoler des fâcheuses impressions que font naître partout en Europe les récits de certains voyageurs et savants, nous avons plus d'une page rédigée par des hommes réellement instruits. Le nombre de nos défenseurs est peu considérable, mais il en vaut la peine. Je nommerai surtout M. Rameau, qui plus que tous les autres nous a étudiés et compris; lord Durham, dont le coup d'oeil était si juste et qui n'a pas craint de dire ce qu'il avait appris chez nous; M. Ampère, tout ravi et tout abasourdi de retrouver la France au bout du monde, la France si bien conservée; Maurice Sand, qui couvre chaque phrase de ses lettres de point d'exclamation, et qui pour un rien se fixerait à Québec. M. Marinier, qui parle toujours de nous comme ferait un frère exilé; M. de Quatrefages qui croit volontiers à la coloration de notre peau, mais qui applaudit aux commencements de notre littérature. Le Journal Officiel s'est fait l'organe des consuls de France en Canada; il a publié ça et là, depuis une dizaine d'années, des articles propres à fixer les hommes sérieux sur notre compte. L'Univers nous néglige pas non plus. Voici quelques lignes de l'un de ses articles les plus récents:

«Parmi tant de nobles et généreuses qualités, il est resté aux Français-Canadiens le culte du foyer, le respect des ancêtres. Leurs écrivains les plus célèbres se sont surtout donné la mission d'étudier le passé du pays qu'ils appellent encore la Nouvelle-France et qui, par un étrange phénomène, garde sous la domination anglaise les traits de la Vieille-France. Québec et Montréal, véritables foyers intellectuels, nous tiennent au courant de ces travaux inspirés par la piété du patriotisme. Si nous ne leur accordons pas la place dont ils sont dignes, la faute en est, hélas! aux labeurs et aux angoisses du moment. Nous vivons depuis de longues années comme des gens enfermés dans une digue menacée de toutes parts par les eaux envahissantes. Notre faible défense cède toujours d'un coté ou de l'autre, et toujours il nous faut user nos forces à la consolider ou à la réparer.»

L'année dernière, la maison Jean-Baptiste Rolland et Fils, de Montréal, a mis en dépôt chez M. Santon, libraire, à Paris, les livres et les brochures publiés en Canada depuis un an ou deux. Cet envoi est très-bien accueilli par quelques Revues et journaux qui en ont eu connaissance. D'autres livres suivront les premiers. Nous ne pouvons que féliciter les MM. Rolland de leur patriotisme et de leur esprit d'entreprise, et nous leur prédisons encore plus de succès s'ils veulent se borner à n'envoyer en France que nos meilleurs ouvrages, ceux qui sont regardés ici depuis quelques années comme de bons produits des plumes canadiennes.

Les Français d'Europe ne sauraient s'intéresser autant que nous aux nouveautés qui sortent de nos presses; ils rechercheront toujours de préférence les ouvrages qui représentent le côté le plus fidèle et le plus attrayant de notre littérature. Ne nous exposons pas davantage à faire passer pour des écrits célèbres chez nous, certaines brochures qui, à nos yeux mêmes, n'ont que le mérite qu'elles empruntent à des circonstances locales entièrement inconnues là-bas. N'envoyons pas non plus de reproductions d'anciens manuscrits mal imprimées, criblées de coquilles, et tellement fagottées en un mot que les parisiens ne savent plus comment s'y prendre pour ne point éclater de rire,--témoin ce que M. Alfred Blot dit du Journal du notaire Badeaux:

«M. Badeaux, notaire de la ville des Trois-Rivières, écrit le Journal des opérations de l'armée Américaine, lors de l'invasion du Canada en 1775-76. Le style de M. Badeaux est semé d'archaïsme et de provincialismes, qui ont un goût de terroir très-prononcé. La plupart des actions des républicains, dit l'écrivain royaliste; des Trois-Rivières, me paraissent tenir plutôt du barbarisme que de la noblesse de leurs sentiments.»

Ce pauvre manuscrit a été rédigé en 1775-76, jour par jour, au milieu des événements de l'invasion américaine. Badeaux, qui jouait un rôle actif dans les affaires de sa ville natale, ne fut jamais un littérateur et ne se piquait pas de passer pour tel. De nos jours, une copie très-mal faite de son manuscrit a été imprimée, les typographes ont renchéri sur ce que te texte original et la copie ont de défectueux, si bien qu'on comparant l'imprimé avec l'original, j'y ai trouvé près de quatre cents fautes, dont plusieurs sont graves et d'autres assez amusantes, jugez-en: «Ce matin, St. Luc est parti.» Badeaux avait écrit: «Ce matin le lac (la glace du lac Saint-Pierre) est parti.» Voilà ce qui est offert aux étrangers comme échantillon de notre littérature. Mettons-y donc plus de discernement une autre fois.

Par occasion, cependant, des livres canadiens ont pu pénétrer en France dans certains cercles élevés et être lus et commentés avant aujourd'hui; j'en fournis des preuves en plus d'un endroit de cet article. Dans son étude sur l'unité de l'espèce humaine, M. de Quatrefages refuse de croire que nous soyons dégénérés comme on le dit; après avoir fait l'éloge de notre vigueur physique, il ajoute: «Ce sont ces hommes dégénérés petits de corps et d'idées, qui entretiennent à Québec, à Montréal, le goût de la littérature et des arts, et luttent au nom de l'intelligence élevée, contre les tendances à peu près exclusivement utilitaires des colons anglais. Enfin, bien que ne se recrutant plus dans la mère-patrie depuis la cession du Canada à l'Angleterre, ces mêmes hommes, ces Celtes transplantés ont longtemps constitué la très-grande majorité de la population... ils se multiplient avec une rapidité bien remarquable.»

M. Hameau écrivait, il y a quinze ans bientôt:

«C'est à peine si ce petit peuple, abandonné en 1760 dans une entière ignorance par toute l'aristocratie sociale, commence à se relever et à renaître à la vie intellectuelle... cependant, lorsque l'on passe de l'étude des Américains aux Canadiens, une différence tranchée saisit l'esprit et lui signalé l'instinct plus artistique, la forme plus polie et le goût plus pur dont on reconnaît déjà l'influence chez l'écrivain canadien; il a naturellement mieux le sentiment du beau, comme chez nous l'Italien à mieux le sentiment musical! Mais ce qui frappe surtout, c'est que chez eux on sent plus ou moins l'ampleur de la conception tendre inclusivement vers cette jouissance des idées générales qui forme la sphère supérieure des opérations de l'esprit humain,--caractère qui fait défaut chez presque tous les écrivains américains.»

Après avoir cité quelques passages de livres canadiens (de Mr. l'abbé Ferland et de Mr. Etienne Parent) M. Rameau dit: «La vivacité du trait qui distingue ces tableaux et l'atticisine de l'esprit français, font voir que sur les bords du Saint Laurent notre langue n'a pas plus dégénéré que notre caractère..... On peut présager aux canadiens une longue jeunesse et une rare énergie dans leur développement à venir.»

Mr. Rameau a visite et étudié le Canada vers 1859. A cette époque, notre littérature n'avait encore fait que son premier pas. Voici comment il nous juge, par nos livres, après avoir mis de côté les pages sans valeur qui, de toute nécessité, sont nombreuses dans ces premiers recueils:

«Nous avons été frappé de cet instinct naturel de généralisation, que nous signalons, ailleurs, faculté si puissante; quand on sait ne pas l'exagérer. Chez tous, en effet, avec plus ou moins de jouissance et plus on moins de succès, on sent poindre dans la pensée cette ampleur généreuse du sentiment, cette recherche de la relation générale des choses, qui dégagent l'intelligence humaine de l'étude trop stricte du son sujet, l'élèvent au-dessus des faits, accroissent sa puissance et lui permettent, quand le savoir et le génie intérieur viennent la féconder, d'entraîner à sa suite la science et l'humanité dans la carrière du progrès.»

«Le premier fondement de leur force repose sur la simplicité de leurs moeurs. La science et les arts, pas plus que la liberté ne suffisent pour établir une société heureuse et durable......Meilleurs que nous sous ce rapport, les Canadiens ont conservé les heureux côtés de notre caractère gai, affable, amateur du beau et des arts, sans les avoir exagéré comme nous par cette possession libertine du plaisir et du luxe.»

Après avoir dit qu'il vaut mieux pour les Canadiens-français de rester sous le drapeau anglais que sous celui de la France, M. Rameau ajoute:

«Ayant été élevés dans la pratique de la liberté, dont ils ont tiré d'excellents fruits, ils seraient promptement dégoûtés de nous, de notre administration et de notre gouvernement.... Leurs moeurs, d'ailleurs, infiniment plus sévères que les nôtres, ne tarderaient pas à être froissées par nos habitudes et viciées peut-être par nos entraînements.

«Si le développement des Canadiens-français en Amérique ne devait amener pour nous que la vaine satisfaction de voir les descendant de notre race propager avec leurs établissements la langue et le nom français, quels que fussent les généreux efforts qui auraient déterminé ce résultat, ce ne serait jamais qu'un fait historique d'une assez médiocre importance. Mais sous cette expansion matérielle doit pareillement se produire une conséquence intellectuelle et morale d'une incontestable gravité pour l'avenir de l'Amérique: en même temps que notre nom et notre langue, nos compatriotes devront propager le caractère propre de nos moeurs, de notre intelligence, et les aptitudes particulières qui ont fait l'utilité et l'importance de notre rôle dans l'histoire du monde européen.»


XI.

SOMMAIRE.--Deux discours.--Conclusion.

Tout, récemment, deux discours ont été prononcés, à Paris, par des amis du Canada, M. Xavier Marinier et M. Rameau. M, Marinier a parlé devant l'Institut; je me plais à citer un passage qui fera voir combien nous gagnerions à cultiver de pareilles amitiés:

«Le Canada! Jamais je n'oublierai l'impression que je ressentis en le visitant pour la première! fois. Je venais de traverser une partie des Etats-Unis, qui, je dois le dire, ne m'avaient point converti à leur république. Après un dur trajet dans les wagons égalitaires, après deux ou trois transbordements au millieu d'une foule tumultueuse et batailleuse, soudain quel changement! Devant moi, dans des plaines paisibles, s'élèvent des maisons avec le jardin et l'enclos, comme on les voit en Normandie. A mes yeux apparaissent des physionomies dont je me plais à observer l'honnête et bonne expression; à mes oreilles résonne l'idiome de la terre natale. Mon coeur se dilate; ma main serre avec confiance une autre main. Je ne suis plus en pays étranger. Je suis sur le sol du Canada, dans l'ancien empire de nos pères. Quel empire! de l'est à l'ouest, une espace de cinq cents lieues. A l'une de ses extrémités les profondeurs du golfe Saint-Laurent; à l'autre, le lac Supérieur, le plus grand lac de l'univers. Entre ces deux immenses nappes d'eau, des forêts d'où l'on peut tirer des bois de construction pour le monde entier, des pâturages, des champs de blé et de mais, les rustiques loghouses des défricheurs le long des clairières, les riants villages, les villes superbes au bord des fleuves et des rivières, et toutes les oeuvres de l'industrie et de la science moderne: chemins de fer, bateaux à vapeur, télégraphes. Cette belle contrée, trois fois plus étendue que l'Angleterre et l'Irlande, était à nous, et se rejoignait par le bassin du Mississipi à la Louisiane, conquise aussi par nous. Et, de tout cela, rien à la France, pas le moindre hameau. Non. Mais la France est là vivante en un plus grand nombre de familles qu'au temps où elle avait là ses citadelles et ses gouverneurs. Sa conquête territoriale lui a été enlevée; sa conquête d'affection s'est accrue par l'accroissement continu de la population.

Qu'on se figure une de ces plantes dont un coup de vent emporte le germe sur une plage lointaine où il prend racine, où il se développe, où il produit des rejetons qui, peu à peu, s'élèvent au milieu d'un amas de plantes étrangères. C'est l'image de cette population française si petite d'abord, mais si ferme, qui a grandi entre les tribus indiennes, qui les a graduellement dominées, et qui maintenant conserve sous le régime britannique, dans les villes comme dans les campagnes, les traits distinctifs de sa nationalité; dans les villes, tout ce qui représente l'idée intellectuelle: écoles et musées, livres et journaux, des hommes instruits, des écrivains de talent, et des salons où règnent encore ces habitudes de bonne grâce, d'exquise politesse dont la France a donné le modèle au monde entier; dans les campagnes, l'humble travail agricole de l'habitant, c'est ainsi que l'on désigne les descendants de nos anciens colons, comme si eux seuls résidaient à poste fixe dans le pays, comme si les Anglais et les Américains qui y sont venus successivement étaient seulement les passagers.

Et le fait est qu'il reste solidement établi dans sa ferme cet honnête habitant. Si petite qu'elle soit, il ne pense point à la quitter, il ne se laisse point séduire par tout ce qu'il entend raconter des fructueuses plantations en d'autres contrées, des spéculations du commerce et de l'industrie. Si petite qu'elle soit, il se plaît à la cultiver, content de vivre au lieu où il est né, et de faire ce que son père a fait.

Si en cheminant par les sentiers du Bas-Canada, vous rencontrez un de ces habitants, soyez sûr que, jeune ou vieux, le premier il vous saluera très-poliment, et pour peu que vous témoigniez le désir de vous arrêter dans son village, il vous invitera à visiter sa maison, une très-humble maison, mais très-propre, les murs blanchis à la chaux, et des fleurs sur les fenêtres; point de meubles superflus, ni de provisions luxueuses; quelques jambons peut-être et quelques bouteilles dans le cellier, pour les jours solennels; nulle grosse somme dans l'armoire, mais certainement deux ou trois actes qui constatent la filiation de cet honnête paysan et son origine. Ce sont ses titres de noblesse. Il sait par-là que son aïeul est venu de la Normandie ou de la Bourgogne, de la Bretagne ou de la Franche-Comté. Si vous pouvez lui parler de la province à laquelle se rattachent ses traditions de famille, il en sera très-touché. Heureux philosophe! La modération de ses goûts écarte de lui la griffe de l'avarice et de l'ambition. Ses habitudes d'ordre et de travail lui donnent le bien-être, sa croyance héréditaire, sa croyance religieuse lui assure la paix du coeur.

Nous devons rendre justice aux Anglais. En prenant possession du Canada, ils s'engageaient à respecter son culte, ses institutions, ses coutumes 2, et ils ont loyalement tenu leur promesse. Les seigneurs canadiens ont gardé leurs prérogatives, les fermiers leurs contrats, le clergé catholique ses dotations et ses privilèges. J'ai vu à Montréal, une procession sortant de la cathédrale en grande pompe et défilant entre deux lignes de soldats anglais, revêtus de leur uniforme de parade, debout et silencieux dans l'attitude la plus respectueuse.

Note 2: (retour) Durant les premiers trois quarts de siècle l'Angleterre a fait tout ce qu'elle a pu pour nous écraser.

Jadis, notre empire canadien! s'appelait la Nouvelle-France. En le voyant aujourd'hui, avec ses lois, ses moeurs d'un autre temps et sa langue qui a gardé la sévère élégance du dix septième siècle, nous pourrions bien l'appeler l'ancienne France, et j'ajouterais la fidèle et charmante France.»

Le numéro du Correspondant qui nous apporte ce discours renferme l'entrefilet suivant; «Nos lecteurs apprendront sans doute avec intérêt que, par suite d'un récent voyage, M. A. Santon, libraire, rue du Bac, 41, a noué avec le Canada des relations assez suivies qui lui permettent de recevoir régulièrement les ouvrages publiés en langue française dans ce pays. La notice des livres, journaux et recueils périodiques qu'il vient de faire paraître, montre combien le Canada est resté français, cette littérature était, jusqu'à ce jour, bien peu connue chez nous. Par les comptes-rendus que nous espérons bientôt faire de quelques-unes de ces publications, on appréciera à quel degré la foi et les sentiments élevés de la vieille patrie sont restés vivants dans cette colonie perdue, mais restée digne de son origine. M. Sauton se chargera de faire venir tous les livres que nos lecteurs désireraient, et aussi d'envoyer les ouvrages les auteurs voudraient faire parvenir dans ce pays.»


Conclusions de cet article: les Européens ne nous connaissent pas.

Ceux qui ont entendu parler du Canada et des Canadiens n'ont que de fausses notions sur notre compte. Des voyageurs et des écrivains de la presse légère se plaisent à entretenir cette ignorance et à l'aggraver. Nous n'avons point d'organe en Europe pour défendre assidûment notre cause et faire taire les détracteurs.

Cinq on six hommes éclairés en France, et autant en Angleterre sont tout ce que le Canada possède d'amis au monde en dehors de son territoire. Ces amis n'appartiennent point aux cercles bruyants des groupes populaires ni à cette littérature en vogue qui vise par-dessus tout à produire de la sensation. Ils écrivent des livras et font des conférences qui, par leur nature même, ne sont pas généralement recherchés de la foule. L'excellence de leurs oeuvres qui s'adressent plus haut, fera toujours qu'ils nous aideront peu à transformer l'opinion des masses à notre sujet,--mais ils seront écoutés et ils feront école dans un milieu où les nations comme les simples individus, tiennent à honneur de se produire.

Montrons-nous sensibles aux sympathies que l'on nous témoigne; sachons reconnaître nos amis;--quant aux autres, il suffit de nous en amuser de temps en temps.

BENJAMIN SULTE.



Ottawa, 25 Février, 1873.



LA RACE FRANÇAISE AU CANADA.

DISCOURS PRONONCÉ PAR M. R. RAMEAU, DEVANT LA SOCIÉTÉ
D'ÉCONOMIE SOCIALE, PARIS, DANS LA SÉANCE DU 26 JANVIER 1873.


Messieurs, au nord des Etats-Unis, dans l'Amérique septentrionale, s'étendait, au XVIIe siècle, sur les deux rives du Saint-Laurent et de la baie de Fundy, un vaste territoire: le Canada et l'Acadie, comprenant aujourd'hui: la Nouvelle-Ecosse, le Nouveau-Brunswick, le Bas-Canada, le Haut-Canada, le Manitoba.

Ces pays, administrés aujourd'hui comme pays séparés, forment la confédération Canadienne.

C'est une confédération à la tête de laquelle est un gouverneur soutenu de deux parlements, sous la direction de l'Angleterre. Nous étudierons aujourd'hui les populations du Bas-Canada. Elles ont pour nous ce grand intérêt qu'elles descendent de nos anciennes colonies et sont presque entièrement Françaises.

Elles ont retenu notre langue, notre religion, nos lois; elles nous demeurent attachées par leur esprit et leur coeur.

La France avait autrefois dans l'Amérique septentrionale quatre centres coloniaux: l'Acadie, le Canada, l'lllinois, la Louisiane, immense arc de cercle occupant à ses extrémités les bassins du Mississipi et du Saint-Laurent. C'était une conception de Vauban, qui à 200 ans de distance, prévoyant ce que les Etats-Unis avec leurs richesses et leur puissance ont depuis réalisé, disait dans un rapport: Le cours du Saint-Laurent et celui du Mississipi se rapprochent extrêmement dans la région des grands lacs, et comme il paraît certain que les terrains s'abaissent fort entre le lac Michigan et les affluents du Mississipi, on peut prévoir le temps où ils seront aisément unis par un canal, et il s'établirait alors une circulation commerciale immense entre le golfe du Mexique et le golfe Saint-Laurent. Vauban n'avait jamais été en Amérique, et ces pays étaient alors à peine explorés. Mais telle est la puissance du génie dans ses conceptions et ses prévisions!

Les Canadiens ont formé seuls un ensemble persistant et compacte.

Comment cette population s'est établie dans le pays;--comment elle a persisté sous les Anglais, malgré les difficultés morales et matérielles de la conquête;--comment après s'être merveilleusement conservée, elle s'est plus merveilleusement encore développée malgré l'étreinte redoutable des conquérants;--enfin l'étude appliquée de la raison d'être de ces faits, dans les pratiques de la vie collective et de la vie privée: tel sera l'objet de ce rapport.

Le premier fort français établi à Québec, capitale du pays, fut fondé en 1620, par Champlain; mais ce ne fut qu'en 1630 qu'on vit s'y établir non pas les premiers colons, mais les premières familles européennes. Elles venaient principalement de la Saintonge, du Perche, du Poitou, de l'Anjou, de la Normandie, de Paris.

Avant de rappeler comment elles s'établirent, j'expose en deux mots quel fut au Canada le mode de colonisation.

Le pays était divisé suivant la configuration du sol, et découpé en circonscriptions.

Ces parties de territoire étaient attribuées à titre seigneurial, à charge pour le seigneur de peupler son domaine. Le seigneur s'installait dans sa terre, et faisait des concessions moyennant une rente perpétuelle de 1 sou et 2 sous par arpent superficiel.

Le profit était mince, mais il venait s'y joindre une part sur les lods et ventes, ainsi que les droits de mouture, c'est à-dire sur quiconque avait un moulin et du blé moulu.

Telle était l'institution seigneuriale; elle offrait plus d'avantages que les nouveaux systèmes. Le concessionnaire n'avait pas à faire de déboursés. Le seigneur ne pouvait se faire spéculateur de terrains; la coutume de routes fixes le forçait à concéder toutes les terres au même prix. Ces conditions aidaient les familles établies à placer leurs enfants sur les terres subséquentes. Le seigneur lui-même se trouvait poussé, par son propre intérêt, à favoriser leur extension; en effet, le droit prélevé sur les lods et les ventes était d'un bon rapport. Or, plus sa seigneurie était peuplée, plus étaient nombreuses les mutations, et plus ses revenus grossissaient.

Parmi les émigrants qui vinrent au Canada, distinguons plusieurs classes: ceux qu'emmenaient les seigneurs, puis les engagés, les soldats licenciés, les orphelines et ceux qui, d'eux-mêmes ou par aventure, s'établissaient dans la colonie.

Les seigneurs concessionnaires amenaient donc des familles entières de laboureurs et de cultivateurs recrutées dans leurs seigneuries de France, et passaient avec elles des contrats d'engagement. Ce fut la première et meilleure origine de la population française au Canada. Ces familles se transportèrent en Amérique avec leurs enfants et leurs femmes, avec leurs moeurs et leurs anciens usages, et comme un arbre qu'on transplante avec la terre qui enveloppe ses racines, elles se trouvaient dans les meilleures conditions pour fleurir sur un nouveau sol. Les deux groupes les plus remarquables, sous ce rapport, furent les Percherons de Beauport et les Sulpiciens de Montréal. Ces émigrants venaient de France aux frais du Seigneur. Il leur faisait des concessions de terrain moyennant un certain nombre de journées de travail qu'il appliquait à la construction de son manoir, c'est-à-dire quelque chose comme un grand corps de ferme. Nous avons encore de ces contrats d'engagement.

D'autres émigrants, les engagés, venaient, moyennant une prime, travailler cinq ans dans la colonie. Ils avaient droit à un salaire, à la nourriture, au logement. Ces engagements se faisaient surtout dans les ports par l'intermédiaire des capitaines, qui, à son de trompe, publiaient le prochain départ pour le Canada.

Ce système n'a pas produit de résultats fâcheux au Canada; mais en Angleterre, il a eu des suites déplorables. Il a été le prélude de la traite des noirs. Les contrats d'engagement se vendaient aux enchères: c'était la traite des blancs.

Ces hommes, en général, s'accommodaient à leur nouveau genre de vie et prenaient le parti de rester dans la colonie. Ceux qui avaient une bonne conduite se mariaient et fondaient un établissement. Quant aux mauvais sujets, il se mettaient à la solde de la compagnie de l'Ouest et allaient dans l'intérieur chasser la fourrure. C'est l'origine de ces fameux héros qui depuis Cooper ont tant exercé l'imagination des romanciers. Les coureurs de bois, les premiers, furent des Canadiens et non des Américains, comme les romans l'ont dit. Les Américains n'apparaissent dans ce rôle qu'après 1760.

La France avait des troupes au Canada, peu nombreuses malheureusement. On accordait leur libération à tous les soldats qui voulaient s'établir dans la colonie. La garnison se transformait vite en habitants. C'étaient de nouveaux colons.

Comme dans ces immigrations successives, le nombre des hommes était de beaucoup supérieur à celui des femmes; il fallut pour favoriser la constitution des familles envoyer des jeunes filles au Canada. Colbert rendit une ordonnance par laquelle des soeurs étaient chargées de visiter les hôpitaux et les maisons d'orphelines, de faire un choix parmi celles qui consentiraient à passer dans la colonie, et de les emmener avec elles. Une de ces soeurs s'est illustrée dans cette mission, et Mlle Mance, demoiselle de bonne condition, y fit preuve d'un admirable dévouement. Elle prenait avec elle 20 ou 25 de ces filles, les emmenait au Canada et, leur établissement fait, revenait en France pour recruter de nouvelles filles à la colonie. C'étaient les orphelines du roi. Elle repassa vingt fois l'Océan, et mourut après avoir fondé un des plus beaux hôpitaux de Montréal.

Après les orphelines du roi, il importe de citer enfin les venues accidentelles, les marchands, les voyageurs, les artisans de toute sorte que peu à peu le courant des affaires attachait dans la colonie.

J'ai parlé des Percherons de Beauport et des Sulpiciens de Montréal. Deux gentilshommes français recrutèrent quatre-vingts familles dans le Perche, les emmenèrent d'un groupe au Canada et fondèrent près de Québec la colonie de Beauport; elle a pris rang parmi les meilleures. Ses membres se sont multipliés avec une telle puissance, qu'aujourd'hui, deux cent cinquante à trois cent mille individus se rattachent à ces premières familles. Quant aux Sulpiciens, ceux qui les premiers s'étaient établis au Canada écrivirent en Europe à leurs correspondants ecclésiastiques, les priant de s'enquérir s'il ne se trouverait pas des familles chrétiennes désireuses de fonder dans la colonie un établissement durable, et d'une foi assez vive pour travailler à la conversion des sauvages, il se fit à leur appel un concours admirable. Pour trouver des exemples d'énergie, de foi, de pureté comparables à ceux qu'apportaient en elles ces généreuses familles, il faut se reporter à ces familles puritaines qui, fuyant la persécution de leur pays, vinrent dans la Nouvelle-Angleterre fonder les colonies de New-Plymouth et de Boston. Semblables par les moeurs, les lumières, l'ardeur de conviction, je ne saurais trouver d'analogie plus frappante. La même fortune les attendait. Sous l'impulsion de la vie religieuse, les unes comme les autres ont répandu une semence féconde que le temps a prodigieusement développée.

Je dirai un mot de la législation et du régime administratif qui gouvernaient les moeurs. La colonie était placée dans la coutume de Paris. La famille-Souche, sans avoir une organisation aussi solide qu'en certains pays, se maintenait néanmoins. Voici comment. Durant sa vie, le père pourvoyait à l'établissement de ses enfants, les plaçant autour de lui, s'il pouvait. Quant à la concession où il avait établi sa ferme, il la cédait, moyennant redevance, à l'un de ses enfants.--Quelquefois le développement de la colonie aidait de lui-même à cet arrangement; c'est ainsi que quand le séminaire de Québec voulut peupler l'île de Jésus, on alla particulièrement dans sa seigneurie de la côte de Beaupré, recruter des hommes. On entrait chez le père de famille, et l'on disait: «Eh bien! père, vous allez donc nous donner votre enfant? N'ayez crainte, on aura soin de lui; on lui donnera des terres, il se mariera et vos relations n'en seront pas rompues.»

Et c'est ainsi que les maisons s'essaimaient, sans que la famille-souche fût atteinte.

Les terres concédées étaient prises en général le long des rivières et des chemins. Elles étaient découpées en parallélogrammes qui allaient s'enfonçant dans la profondeur des terres.

C'est le lieu d'une remarque sur la forme même de ces parcelles. Les parallélogrammes que nous avons découpés sont beaucoup plus longs que larges; les maisons s'y trouvaient disposées sur la limite extrême, près de la rivière ou de la route, et favorisaient par leur situation les relations de voisinage. Les parallélogrammes Anglais sont carrés; les maisons sont donc plus espacées. Le seul aspect des plans cadastraux révèle sous l'influence de quel peuple français ou anglais, la colonie s'est fondée. A chercher quelque raison, celle-ci se présente naturellement: c'est que le besoin de sociabilité est moins fort, moins exigeant chez les Anglais que chez nous.

Sur le mode de défrichement au Canada, sur l'installation des colons, j'aurais à donner plus d'un détail utile. Si le temps ne me pressait, ce serait une curieuse étude que l'examen comparatif de la colonisation telle qu'elle se fit au Canada, et telle que nous la pratiquons en Algérie. Je ne puis m'arrêter, mais je signale en passant une différence fondamentale dans la richesse naturelle des deux pays. La terre américaine a un capital que n'a pas l'Algérie: c'est la forêt. La forêt américaine porte avec elle une richesse d'abord, c'est la valeur utile des troncs d'arbres et celle des débris boisés qui ss transforment en potasse et fécondent le sol de leurs cendre; elle porte en outre une facilité, celle du défrichement, qui ne consiste que dans l'abatage des arbres, et l'incendie de tous les menus bois; on cultive ensuite sans arracher, et les souches demi-brûlées meurent peu à peu.

En Algérie, il n'y a communément que broussailles et taillis sans valeur, et cependant il faut les extirper à grands frais, sans quoi la persistance supérieure de leur force végétative rendrait toute culture impossible. Mais la plupart de ceux qui ont comparé les colonies d'Amérique et celle d'Algérie, n'ont fait preuve que d'une grande ignorance de leurs conditions respectives.

Partout où une colonie se fonde en Amérique, des réserves territoriales prélevées sur des parties de territoire vacantes sont ménagées pour le service des hôpitaux, pour celui des écoles, pour toutes les fins d'utilité commune. C'est ainsi que le clergé canadien a acquis des propriétés considérables, et que des écoles américaines ont des revenus de 500 millions de francs. Le système auquel se rattachent ces dispositions, nous l'avons critiqué et chassé de France; les Anglais l'ont maintenu. Et ici se révèle, dans leur caractère bien tranché, la politique des deux peuples.

Toutes les fois que l'Angleterre fait un pas dans la voie de la civilisation, elle ne se retourne pas contre les institutions du passé pour les détruire, elle respecte ce qu'elles avaient de bon, et sur les progrès acquis ente le progrès nouveau. Nous, au contraire, à peine sommes-nous engagées dans un ordre d'idées nouvelles, nous rompons en visière à toutes nos traditions; d'un coup nous faisons litière du passé, il faut construire sur table rase.

Le résultat de ce double système, c'est que l'Angleterre a fait beaucoup de progrès avec peu de révolutions; tandis que la France a fait beaucoup de révolutions pour des progrès médiocres. Que disaient nos philosophes au siècle dernier? La superstition, le préjugé avaient asservi nos ancêtres. Mais la raison s'affranchissait enfin, la raison pure! Et la doctrine de la table rase prévalant dans tous les écrits, les sciences morales et politiques sont demeurées stériles durant tout le siècle. Aussi, messieurs, n'oublions pas que l'honneur de cette société sera d'avoir contribué à ramener les esprits de cette fausse voie, et que pour notre éminent secrétaire perpétuel ce ne sera pas l'un des titres les moins glorieux, d'avoir fait pour les sciences économiques ce qu'a fait Bacon pour les sciences physiques; substituer à l'hypothèse, aux méthodes à priori, aux spéculations de la raison pure, l'observation patiente et impartiale des faits sociaux.

Je poursuis mon sujet. Je passe sur les causes déplorables qui ont amené la perte de notre colonie; je signale seulement l'aveugle opiniâtreté avec laquelle on se plut à paralyser le cours de l'immigration. Les difficultés furent telles, qu'en 159 ans, il ne vint pas au Canada plus de 10,000 colons. Pour que vous sentiez combien ce nombre fut inférieur à ce qu'il pouvait être, voici le tableau comparatif du mouvement de l'émigration anglaise et de l'émigration française dans l'Amérique du Nord.

Colonie canadienne sous les Français. Le nombre des Français en 1760 était de 72,000; et il n'était venu depuis l'installation de la première famille que 10,000 immigrants--Colonies anglaises. De 1628 à 1634, la seule colonie de Boston reçu 2,500 immigrants. --La totalité de Massachusetts reçu en 20 ans, 25,000 immigrants. --La Virginie, de 1606 à 1671, reçut on 65 ans 25,000, immigrants. En somme l'Angleterre paraît avoir fourni plus de cent mille immigrants aux Etats-Unis de 1606 à 1700. Durant la même période le Canada et l'Acadie reçurent à peine 6,000 immigrants: il en vint 5,500 au Canada; 500 en Acadie.

Ce n'est donc point par la supériorité de l'intelligence, de l'habileté, de l'énergie, ou de l'esprit d'entreprise; ce n'est point par la puissance de leurs cultures ou de leurs productions que les Anglais parvinrent à surmonter les difficultés de la colonisation. C'est simplement par puissance du nombre. C'est, en un mot, par quantité plutôt que par la qualité qu'il sont obtenu la proéminence coloniale.

Il convient d'ajouter que, proportion gardée entre le chiffre des immigrations anglaises et des immigrations françaises en Amérique, la déperdition a été beaucoup plus forte chez les colons anglais que chez les nôtres. L'Anglais nous est supérieur par ses moeurs et le respect des traditions. Le Français lui est supérieur par la résistance et l'énergie de son travail, et par l'esprit de ressources. Ces 10,000 colons français avaient produit 72,000 habitants: ils avaient recruté deux fois l'armée de Montcalm, et par des pertes considérables étaient réduits à 65,000 hommes quand la conquête fut consommée. Alors revinrent en France les représentants de l'administration et tous les hommes engagés dans les carrières libérales; il resta des laboureurs et quelques légistes; mais pour défendre cette grande famille démembrée, pour sauvegarder des traités que le vainqueur ne respectait qu'à contrecoeur, il restait un clergé dévoué et persistant au milieu de ses ouailles. L'épreuve fut terrible pour ce pauvre peuple. Il ne comptait guère aux yeux du vainqueur et il lui semblait que ce fut bagatelle de le détruire. Les Anglais y travaillèrent. Ils sentaient chez ce peuple un esprit hostile à leur domination; ils se proposèrent de l'absorber. Pour arriver à leurs fins, ils attirèrent de l'ancienne Angleterre une foule d'émigrants, et les distribuèrent en arrière des deux rives du Saint Laurent. Ce fut un cordon de colonies tendu pour barrer la route aux Canadiens et les confiner dans le bassin du fleuve. Le plan était ingénieux. La persévérance des vaincus, leur activité, leur foi en eurent bientôt raison. Et cependant tout leur faisait défaut pour la résistance. Désunis et emprisonnés, ils n'avaient retenu aucun élément d'organisation qui leur fût propre; ils n'avaient nulle part un point où se rallier. On vit alors ce que peut l'empire des traditions et des croyances. Ces hommes avaient les mêmes moeurs, les mêmes aspirations, la même foi. Cette communion de sentiments et de pensées leur fut un lien qu'aucun effort n'entama; il leur permit de se grouper spontanément et de se faire assez forts pour survivre et reprendre le cours de leur développement.

Alors qu'ils étaient cernés de tous côtés, quand les terres des anciennes seigneuries furent toutes peuplées, voyant qu'ils ne pouvaient plus placer leurs enfants auprès d'eux, il les faisaient passer peu à peu à travers les colonies qui les enveloppaient et les envoyaient ainsi dans les terres neuves.

Ces isolés avaient d'abord bien des mépris à supporter, bien des vexations à subir de la part de ces colons anglais qui avaient sur eux l'avantage de la richesse et l'autorité du peuple vainqueur. Ils surmontèrent, sans se décourager, toutes les difficultés de leur entreprise. Ils allèrent se multipliant et peuplant les déserts qu'ils étaient venus défricher. Bientôt les Anglais se voyaient débordés par la population canadienne: et pendant qu'ils quittaient le pays le prêtre venait s'établir parmi ses enfants et la paroisse était fondée.

Les Anglais divisent le pays, mathématiquement, en carrés déterminés sur les données du méridien; ils forment ainsi, non des centres, mais des unités matérielles, des corps sans vie. La paroisse catholique, au contraire, sort de la famille; elle est faite de petits groupes reliés par les mêmes sentiments et réunis sous autorité d'un prêtre. C'est un milieu résistant et fécond. La politique à laquelle se rattache sa formation a été si favorable au développement des Canadiens, que les Anglais ont été par eux délogés et supplantés sur presque toutes leurs lignes de colonisation. Les Canadiens ont su rester compactes dans leur territoire primitif et se former en groupes serrés dans tous les comtés qui les entouraient. C'est donc une victoire, victoire relative et pacifique qu'à remportée par eux la race française. Néanmoins l'organisation de la famille n'a pas été sans souffrir de cette terrible épreuve. La compression des familles dans les seigneuries a naturellement amené un morcellement exagéré des terres, car les Canadiens ne passaient dans les colonies anglaises que quand chez eux les terres n'admettaient plus de partage utile.

Ces circonstances ont eu de fâcheux effets; elles ont créé un prolétariat relatif.

Voici un tableau statistique qui fait ressortir en chiffres saisissants l'histoire du développement, de la population française au Canada.

En 1831, le recensement signale, sur 512,000 habitants, 380,000 Français;--en 1851, quand les Canadiens ont franchi l'enceinte des seigneuries et se sont établis dans les Townships, il relève 669,500 Français sur 890,000 âmes; développement véritablement prodigieux; en 90 ans, ils ont plus que décuplé. A partir de 1851, le développement diminue. Ce ralentissement tient à deux causes. L'une, c'est l'amour des aventures, cette humeur romanesque inhérente à la race et qu'en eux les circonstances ont enflammé. Le désert les attire; c'est en abondance que les familles canadiennes fournirent aux agents de la Compagnie de l'ouest de ces coureurs de bois qui s'enfoncent dans l'intérieur des territoires sauvages et servent à la centralisation des fourrures. L'influence de cet esprit s'était fait sentir dès le début de la conquête. Sans lui, on eût été cent mille pour tenir tête aux Anglais. La seconde cause, c'est que l'appât des gros salaires gagnés dans les manufactures a attiré aux Etats-Unis un grand nombre de Canadiens. Néanmoins, le développement n'a cessé de se maintenir. En 1871, elle comptait 1,190,000 âmes, dont 900,000 Français.

Etat général de leur progression:--sous les Français, leur nombre augmente de 20 à 25 pour 100 tous les dix ans; après la conquête, de 35 pour 100 dans le même délai. Cet accroissement, traversé de 1851 à 1871 par l'émigration aux Etats-Unis, n'a été que de 18 pour 100 tous les dix ans.

Telle a été la progression d'une population conquise, suspectée, inquiétée, abandonnée à elle-même, et qu'aucune immigration similaire n'a renforcée.

Quant aux Anglais, quelques sacrifices qu'ils aient faits pour s'établir, leur nombre au Bas-Canada était de 132,000 en 1831, et de 270,000 en 1871. Leur accroissement moyen a été de 18 pour 100 tous les dix ans, et s'est même réduit à 11 pour 100 dans les vingt dernières années. D'autre part les Anglais, malgré les renforts d'une immigration constante, se sont multipliés moins activement que les Français. Ils formaient, en 1831, 26% de la population; aujourd'hui, ils ne représentent que 21.5%.

«Ces chiffres sont importants; car ils marquent la tendance de la population franco-canadienne à s'emparer des terres. Non-seulement elle ne se laisse pas déposséder par les colons venus d'Angleterre, mais elle les chasse des Townships, où ceux-ci s'étaient primitivement établis. Cette conquête graduelle du sol par la race franco-canadienne est un signe évident de sa force et de sa puissance expansive.» (Mémoires de la Société de statistique générale.)

Tout en se développant, la famille franco-canadienne est restée attachée au sol qu'ont occupé ses pères. Ce n'est pas que les biens y abondent. La contrée est froide, et les profits modestes. Cependant, voyez les Etats voisins du Maine, du Vermont, la partie nord de l'Etat de New-York, qui rappellent les difficultés et l'austérité de ce pays; ils sont peu à peu abandonnés par les Américains natifs, avides d'aller chercher fortune dans l'Ouest; depuis cinquante ans, leur population cesse de s'accroître, elle diminuerait sans les immigrations du dehors. Pourquoi le Canadien reste-t-il sur le sol paternel? pourquoi cette population continue-telle à s'augmenter sur place malgré la dureté du climat et un courant considérable d'émigration au dehors? c'est qu'il est retenu par l'amour du milieu moral et matériel dans lequel il a grandi, ce qui est l'essence même du patriotisme.

Si nous cherchons maintenant à quelles causes se rattache l'admirable développement de cette race, nous trouverons dans cette étude plus d'un enseignement. C'est d'abord la moralité de la famille canadienne, et, dans la pratique des moeurs chaste», la fécondité de leur sang. Ici, Messieurs, je ne puis n'être pas saisi du parallèle qui s'offre à nous dans le spectacle de cette fertilité de la fille comparée à la stérilité de la mère. C'est pourtant notre sang, la chair de notre chair! Pourquoi donc cette branche si vivace, d'un tronc qui dépérit? Pourquoi cette fille si florissante, quand la mère s'alanguit à tel point? C'est que toutes deux ont suivi des routes bien différentes. Et comme, loin de s'égarer toutes deux, l'une a chaque jour progressé dans sa voie, il faut bien reconnaître que si l'autre a reculé loin du but, c'est qu'elle a pris la voie fausse. Et, en effet, Messieurs, elle a voulu être conquérante au lieu d'être expansive; elle a abandonné la vie et les traditions de ses ancêtres; elle s'est livrée avec une passion croissante à la jouissance du bien-être et des plaisirs matériels. Et pendant qu'elle semait ses forces dans des aventures sans issue, pendant qu'elle s'énervait dans des moeurs sans règle, elle a perdu ce don de la fécondité sans lequel les nations, échappant à leur première mission, celle de peupler la terre, préparent leur défaite et tombent aux rangs inférieurs.

Une autre cause de sa décadence, c'est qu'elle a perdu ce que j'appellerai la puissance de groupement.--Tandis que les Canadiens ont témoigné d'un art politique si éclairé dans la formation de leurs paroisses, et dans leur développement propre, sous les yeux et malgré les efforts du vainqueur, il nous est devenu impossible de nous grouper. C'est ainsi que nous avons perdu la science politique, c'est-à-dire l'art de grouper les hommes pour un but défini. Du même coup, les hommes politiques nous ont fait défaut. Que la Providence nous donne un Richelieu, un Colbert, que pourrait-il au milieu de forces individuelles, isolées et désunies? Quelle action aurait-il sur elles? Il pourrait avoir une personnalité brillante et les conceptions du génie, mais il lui serait impossible de grouper les hommes d'une manière persistante dans un ordre d'idées déterminé, tout son génie dès lors deviendrait stérile! et c'est pourquoi toute politique raisonnable est impossible.

Ainsi donc, esprit de tradition et science politique, voilà les deux causes qui, dédaignées par nous riches et arrogants, mais par là stériles et faibles, ont entretenu dans notre ancienne colonie la fécondité et la vigueur. Si elle pouvait nous apparaître comme un modèle et qu'elle nous amenât à réfléchir sur nous-mêmes; si cette fille, par nous abandonnée là-bas, nous donnait un enseignement dont nous fussions touchés, ce serait certes le plus grand service qu'une fille eût jamais rendu à sa mère!

J'aurais encore beaucoup d'observations à faire, que le temps me force à omettre. Vous avez la physionomie générale du sujet et l'intérêt pratique qu'il comporte. Je m'arrête. Nous en savons assez pour pouvoir parler de ce pays comme il le mérite, et nous sentir portés de sympathie vers lui. Peut-être n'est ce pas en vain que vous lui accorderez votre estime. L'époque où nous vivons est pleine de trouble. Si jamais le désir de vivre ailleurs qu'en France venait pour nous, n'oublions pas que nulle part nous ne recevrions un meilleur accueil qu'au Canada, et que nulle part nous ne trouverions le sujet d'avoir de nous-mêmes une satisfaction plus haute. (Applaudissements prolongés.)

M. le Président.--Je ne saurais rien dire à M. Rameau que les bravos de cet auditoire ne disent éloquemment. Ils témoignent de notre reconnaissance pour son remarquable travail et du haut prix que nous y attachons.

M. L. Cornudet.--Si M. Rameau croyait avoir un développement plus considérable à donner sur le sujet qu'il a si bien traité, serait-il indiscret de lui demander une seconde conférence? D'après ce qu'il a laissé entrevoir des omissions qu'il a dû faire, je ne doute pas qu'une seconde conférence n'eût autant de succès que la première.

M. Le. Play.--Peut-être la matière gagnerait-elle à n'être pas disséminée. Si M. Rameau en jugeait ainsi, je crois qu'il serait préférable qu'on lui fit des questions sur les points dont l'omission semblerait regrettable, et qu'il voulût bien donner des explications par lesquelles, le sujet serait clos dans cette séance.

M. Rameau défère à cette proposition.

M. Biaise des Vosges demande quelques explications sur les pratiques de la vie privée et de la vie collective.

Un autre membre rappelle le passage récent d'une troupe de Canadiens à Paris. Il signale notamment un corps de 200 Canadiens qu'il a vus à Rome. Tous parlaient le français. M. Rameau peut-il donner sur eux quelques détails?

M. Rameau.--C'étaient des jeunes gens qui s'étaient engagés pour quelque temps comme zouaves pontificaux. Les journaux de leur pays avaient annoncé qu'on formait des corps de zouaves pour la défense du Saint-Père. Aussitôt s'était ouvert un bureau d'enrôlement, et toutes les familles du pays fournirent des contingents successifs pour composer un corps. Cette campagne ne leur fut pas inutile. Sans parler de l'avantage moral qui s'attache toujours à la défense d'une grande cause, ils en retirèrent un bénéfice matériel, celui de se dresser à l'art militaire. Les Anglais ont senti que leurs colonies de l'Amérique du Nord ne sont pas faciles à conserver. Pour enlever aux Etats-Unis tout prétexte d'ombrage, ils ont retiré leurs troupes de leurs possessions et ils ont dit aux habitants: «Gardez-vous.» La campagne de Rome, utile au point de vue moral, n'aura donc pas été moins utile pour les Canadiens au point de vue de la défense militaire.

Je passe aux pratique; de la vie collective, et j'ajoute quelques détails à ce que j'ai dit de l'éducation. Quand les Canadiens furent abandonnés à eux-mêmes, il ne leur restait d'autre protecteur que le clergé. Il ne faillit pas à sa mission. Il se trouve encore des gens pour nous dire que le clergé est jaloux d'entretenir l'ignorance. Nous avons, nous, l'histoire du monde pour nous montrer avec évidence que le clergé ne marche qu'avec une école à ses côtés, et pour peu qu'on s'affranchisse des préjugés vulgaires, on reconnaîtra que le clergé, à quelque communion qu'il appartienne, a été un des plus puissants initiateurs de l'instruction dans les temps modernes. C'est ainsi qu'au Canada il propageait l'instruction secondaire avant que les Américains eussent seulement songé à fonder de simples écoles, ou entretenait des collèges dans des localités qui ne comptaient pas 2,000 âmes. Il a même institué l'enseignement supérieur. Les Anglais avaient établi une Université à Montréal. Pour avoir un diplôme de droit ou de médecine, c'est à Montréal qu'il fallait aller. C'est alors que le séminaire de Québec a fondé à Québec une Université rivale, française et catholique, pour laquelle il a dépensé 2 millions, qui ne lui sont d'aucun rapport; les recettes annuelles sont dépassées par les frais. Le gouvernement de la colonie voulait lui fournir une subvention. Il a refusé, pour garder son indépendance. Du reste, cette fondation est dirigée dans les voies les plus libérales. Chaque année, les élèves les plus méritants sont envoyés dans les Université de l'Europe, pour assister aux cours des professeurs célèbres et se former eux-mêmes à bien enseigner. Ainsi l'action du clergé canadien est réellement admirable. Je ne ferai qu'une réserve aux éloges qu'il mérite. Il a donné, suivant moi, une impulsion excessive à renseignement secondaire. Un curé a-t-il quelques épargnes: c'est pour fonder un collège. Il arrive dr là qu'une disproportion s'établit entre l'activité intellectuelle des habitants et les aliments que lui offrent les ressources du pays. Ainsi grandit le nombre des déclassés, c'est-à-dire des malheureux et des mécontents.

L'instruction primaire n'est pas moins répandue. Elle n'était pas organisée avant l'arrivée des premiers colons. Dès le début de la colonie, elle s'étendit rapidement. C'est une soeur qui lui donna l'essor. La soeur Bourgeois, de la congrégation de la Croix, se mit en tête d'aller au Canada avec mission d'y fonder de petites écoles. Elle persuada les Sulpiciens du succès qui l'attendait, et partit. Vous dire ce qu'elle a supporté de traverses, de misères, de périls, pour réussir, étant seule, délaissée, perdue dans ce désert sauvage, le récit en est invraisemblable. Mais aussi quel succès! L'Ecriture a dit: «Ceux qui sèment dans les larmes récolteront dans la joie.» Si jamais cette vérité se révéla dans une application frappante, c'est bien dans l'histoire de cette noble soeur, et de la congrégation qu'elle fonda. Elle a laissé de son passage une marque si profonde, qu'aujourd'hui les petites écoles sont tenues de tous côtés par des religieuses de son ordre. Les instituteurs pour les garçons sont principalement recrutés dans deux écoles normales parfaitement organisées à Montréal et à Québec; le développement de l'instruction primaire n'a rien à envier aux Etats-Unis; le principal mérite en revient à un homme éminent qui y préside depuis vingt ans, M. Chauveau, esprit plein d'élévation et de finesse, orateur éloquent, que son pays a choisi en ces derniers temps pour être le chef même du gouvernement local; c'est une des illustrations du Canada, et, je ne crains pas de le dire, une des illustrations de la grande famille française.

Les lois de l'instruction, au Canada, ont ce caractère propre d'être éminemment libérales; non-seulement chacun est libre d'établir l'école qui lui plaît, mais les subsides du gouvernement sont répartis proportionnellement entre les écoles de toute croyance et de tout caractère. Aux Etats-Unis, au contraire, la loi n'est pas juste; il est vrai que dans la pratique on la tourne, en vertu de ce principe assez goûté là-bas, que les lois sont faites pour n'être pas exécutées. Il est dit: les écoles ne seront pas confessionnelles. Pour ne pas toucher aux questions de dogmes, on serait donc amené à se taire sur la religion. Heureusement cette loi est corrigée par une autre, qui donne aux municipalités le droit d'agir comme elles veulent en matière d'enseignement. Alors, ou la municipalité est catholique et l'école est catholique au détriment des sectes protestantes; ou la municipalité est protestante, et, par une fortune inverse, le catholicisme et les diverses sectes des Etats-Unis sont sacrifiés au protestantisme. Il reste aux catholiques la ressource de fonder une école spéciale, mais comme ils sont tenus de payer leur quote-part à l'école de la municipalité, ils auront payé double prix. Les Etats-Unis tiennent en grande estime les collèges canadiens. Les protestants eux-mêmes y envoient leurs enfants. Je connais un prêtre, directeur d'un grand collège, M.***; c'est lui qui l'a fondé. Je vous ai dit la tradition: il faut avoir fondé son collège. Si l'argent fait défaut, on s'arrange comme on peut, fallût-il, comme il arrive souvent, faire trois classes à la fois. Quoi qu'il en soit, un Américain vient donc un jour trouver M.***. Il visite le collège: «Fort bien! dit il. Faut-il longtemps pour le cours d'étude?--Six ou sept ans.--C'est beaucoup; chez nous on met quatre ans.--Chez nous, dit M.***, il faut sept ans pour une éducation libérale et complète.--Eh bien! répond l'Américain, mettons moitié et je paye le double.» M.*** eut quelque peine à lui faire comprendre qu'il est des choses pour lesquelles l'argent ne supplée pas le temps: le développement de l'esprit, par exemple.

Pour répondre aux questions qui me sont posées, j'ajouterai quelques mots sur les coutumes de la famille. L'autorité paternelle y est l'objet d'un grand respect; pourtant il ne s'y maintient pas les traditions qui assurent, ailleurs, une suprématie souveraine au chef de la famille-souche proprement dite. Cet affaiblissement de l'autorité du père vient de l'habitude qui, de tout temps, s'est imposé à lui de disséminer ses enfants.

Il n'est pas rare de voir au Canada des familles qui comptent 24 enfants. La dispersion devient la loi de ce petit monde, et dans la séparation, les liens de respect et d'affection se relâchent. Les sentiments de famille y sont moins vifs, il faut bien le dire, qu'ils ne le sont chez nous. Je sais à Québec un homme fort distingué qui est issu de famille nombreuse; un de ses frères est établi à la Nouvelle-Orléans, voilà vingt-cinq ans qu'il n'a de correspondance avec lui, et le fait n'offre rien de singulier. Je parle d'une famille d'élite; que serait-ce d'une maison vulgaire?

Le fait est tout naturel pour un Américain; pour un Français il est presque invraisemblable. C'est que, dans nos rapports de parenté, nous portons, par un excès contraire, la sensibilité jusqu'à la mièvrerie, surtout à Paris. C'est un effroi pour une mère si son fils doit partir, un scandale si sa fille se marie loin de la maison. Il semble qu'il y ait un crime de lèse-famille. Sans vouloir critiquer ce qu'il y a de sympathique dans cette délicatesse, j'en trouve l'excès préjudiciable. Il faut plus de fermeté dans les sentiments de famille. A voir ce qui se passe au Canada, je me suis demandé si nous n'étions pas dans l'erreur sur ce sujet comme sur tant d'autres, et si, parmi les petites causes qui, pour occultes qu'elles soient, n'en modifient pas moins profondément les caractères et les moeurs, nos raffinements de sensibilité n'avaient pas peu à peu miné en nous cet esprit de spontanéité, cette ardeur d'expansion qui, jadis, engagea nos pères dans des entreprises si hardies et si fécondes. Nos idées sur ce point se sont à un tel degré modifiées, que nous avons peine à comprendre aujourd'hui ces gens de race qui partaient autrefois avec leurs enfants et leurs femmes pour s'établir en Amérique, dans quelque fortin de bois bien pauvre, bien périlleux, stimulés par le désir de laisser à leurs enfants une vaste seigneurie et d'agrandir, dans les limites de leur conquête, le domaine de la France. Je ne parle pas de personnages imaginaires; lisez, par exemple, les mémoires de ce bel esprit qui, par humeur de voir le monde, suivit un jour M. de Poutrincourt, qui s'en allait fonder en Acadie un grand établissement. Lisez ce livre de Marc Lescarbot; il relate jour par jour les pensées et les actes de cette brave famille. Vous y verrez avec quelle verve entraînante ces gens-là faisaient pièce aux misères de chaque jour et combien la patrie occupait de place dans leur âme. Ce ne sont que souvenirs pour la vieille France, invocations en son honneur: «O bel oeil de l'univers, ancienne nourrice des lettres et des armes, recours des affligés, ferme appui de la religion chrétienne, très-chère mère, ce serait vous faire tort de parler de nos travaux en ce nouveau monde (récit qui vous époinçonnera), sans invoquer votre nom et sans parler à vous, etc., etc.» Telles sont les émotions d'une foi naïve, mais jeune et chaleureuse. Cet esprit d'entreprise qui, sous Louis XIII et sous Colbert encore, animait la noblesse et lui montrait toujours pour but de ses efforts la grandeur du pays, cette verdeur s'alanguit vers le milieu du règne de Louis XIV, alors qu'au lieu de laisser la noblesse au milieu de ses domaines, il l'attire à Versailles pour l'abaisser et la corrompre. Elle se donne alors aux plaisirs légers, à la vie insouciante, aux idées superficielles. Elle perd cet esprit français qui, sous un air de gaieté matoise, cache la prudence et la finesse avisée, pour prendre ce mélange de gouaillerie et d'irréflexion qui constitue aujourd'hui l'esprit parisien, ce qui est bien différent de l'esprit français. De la noblesse la contagion passe à la bourgeoisie, et de cette dernière au peuple, où toute sa laideur éclate; car dans la noblesse cet esprit se relevait au moins par un ton d'élégance que le peuple ne peut lui donner. Il y mêle un accent de vulgarité grossière bien capable de justifier ce mot que: les pires aristocrates sont les imitateurs de l'aristocratie.

J'ai dit enfin que peut-être un jour la vieille colonie nous apparaîtrait comme un refuge. S'il devait en être ainsi, ne nous attendons pas à retrouver chez elle tout l'ancien caractère français. Elle a subi, dans la pratique des petits usages de la vie, l'influence des peuples conquérants qui l'enveloppent. De là se sont glissées en elle quantité d'habitudes amphibies qui nous étonnent dans le premier moment et nous empêchent, dès l'abord, de la bien reconnaître. C'est le malaise dont nous sommes saisis quand, après un long temps, nous retournons dans un pays où nous avons vécu. Un Français me disait à Montréal: «J'étais parti en Amérique, pour faire fortune. Ma fortune faite, le mal du pays m'a pris et je suis revenu en France. Mais, voilà qu'au village j'ai trouvé tout changé. Ce n'étaient plus les mêmes visages, ni le même parler, ni les mêmes préoccupations; tout le monde y faisait de la politique. J'ai dit alors: Retournons à Montréal, et j'y reste.» Nous aussi nous trouverions bien changés ces frères que nous avons quittés depuis deux cents ans. Nous-mêmes nous nous sommes beaucoup modifiés depuis lors; mais du moins ont-ils gardé les fonds essentiels, tout ce qui caractérise les races: la langue, les lois et les traditions.

M. Le Play, secrétaire général.--Je suis d'autant plus touché de cet excellent rapport que l'esprit de son auteur a su se dégager de toute partialité: le bien et le mal y sont exactement définis. C'est ainsi qu'il a discerné avec une vérité d'observation parfaite les deux causes par lesquelles s'est altéré le caractère de la famille canadienne: d'abord, le morcellement exagéré de la terre produit par la condensation qu'a imposée aux vaincus l'espèce d'investissement établi par les colonies des vainqueurs;--ensuite, la vie d'aventure, favorisée par le voisinage d'un territoire libre et non défriché.

Nous ne retrouverions donc pas dans la famille canadienne l'ancienne famille française, la famille des grandes époques, celle du XVe et du XVIe siècles, et de la première moitié du XVIIe. Sans s'effacer entièrement, cette noble image s'est graduellement altérée, nous n'avons plus qu'un souvenir confus de ce modèle qui devra attacher nos yeux, si, pour sortir de l'abîme où nous sommes tombés, nous voulons retremper nos forces. Peut-être serait-il possible de rendre à ce modèle son relief, sa physionomie, en réunissant dans un même tableau les traits que M. Rameau a si heureusement relevés dans la tradition des premiers colons du Canada, et ceux qu'un de mes savants collègues et amis, M. Ch. de Ribbe, a décrits dans un travail prêt à paraître: les Familles modèles en France. Dans la pensée de tirer de ce rapprochement une matière d'un grand intérêt pour nos études, je prierai mes deux collègues de vouloir bien me permettre que je les mette en rapport. Nous préparerons ainsi les éléments d'une conférence où nous retrouverons, telle qu'elle était, l'ancienne famille française. (Vif assentiment.)



[Fin de la monographie Le Canada en Europe par Benjamin Sulte]