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Titre: L'héritage de Xénie
Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902)
Date de la première publication: 1880
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1880 (dixième édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 16 juin 2009
Date de la dernière mise à jour: 16 juin 2009
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 333

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L'HÉRITAGE DE XÉNIE




L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en juin 1880.




________________________________________________________
PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




L'HÉRITAGE DE XÉNIE

Par

HENRY GRÉVILLE





Dixième Édition




A PARIS
E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10

1880

Tous droits réservés




A
ma chère et lointaine amie.
H. G.




L'HÉRITAGE DE XÉNIE




I


Le club des commerçants à Saint-Pétersbourg est un cercle comme tous les autres, mais de plus que le commun des cercles il donne tous les samedis, pendant l'hiver, des bals fort bien organisés, auxquels sont invitées les femmes de ces messieurs, leurs soeurs, leurs filles, et nombre d'autres dames; on les choisit autant que possible parmi les plus jolies, et rigoureusement parmi les plus honnêtes femmes. Situé dans un quartier jadis éloigné, maintenant englobé dans le centre, il possède un fort bel hôtel, aménagé de façon à satisfaire MM. les commerçants et à leur inspirer le désir d'y passer les trois quarts de leur existence.

On a beau être de la noblesse, d'une bonne noblesse de province, on n'en aime pas moins à s'amuser; or, le club de l'aristocratie étant inaccessible, hors aux affiliés, celui de la simple noblesse étant d'une propreté douteuse, doué d'un médiocre cuisinier, et, de plus, envahi par tout ce qui de près on de loin prétend à la noblesse et travaille dans les ministères, bon nombre déjeunes gens, authentiquement nobles, avaient-ils pris l'habitude d'aller danser le samedi dans les jolis salons neufs, reluisants de dorures, pleins de plantes vertes aux feuillages élégants, du palais de la bourgeoisie. On trouvait toujours bien, près ou loin, un ami employé dans quelque maison de banque, lequel en requérait un autre; à eux deux, ils présentaient le postulant, se portaient garants de ses bonnes manières, et, moyennant finance, lui obtenaient l'entrée de ce paradis.

Si fort qu'on s'y amusât, lorsqu'on avait de hautes et puissantes relations, on n'avouait qu'à moitié, en souriant, comme une aimable folie, ces excursions dans le domaine de la bourgeoisie. Mais Xénie Mérief avait décidé qu'elle irait passer au club des commerçants la soirée du premier samedi de janvier, et tous ceux qui lui faisaient la cour s'empressèrent de chercher quelque ami pour les présenter au maître des cérémonies du club afin d'obtenir une carte.

Vers neuf heures, Serge Ladine fit son entrée dans la galerie de tableaux, endroit très comme il faut, spécialement aménagé en vue du règlement des querelles survenues dans la soirée, c'est-à-dire que pour abréger les discussions, on avait totalement omis d'y placer des chaises. Il traversait vivement la galerie, lorsqu'il vit venir à sa rencontre son ami Paul Rabof, qu'incontinent, et mentalement, il envoya au diable.

--Serge! s'écria l'ami; je croyais que tu ne viendrais pas!

--Mais toi-même, répliqua Ladine d'un ton bourru, ne m'avais-tu pas déclaré ce lieu tout à fait de mauvais goût, impossible à fréquenter pour un homme qui se respecte...

Rabof se mit à rire, et pour toute explication demanda:

--Est-elle arrivée?

--Qui?

Rabof appliqua une tape vigoureuse sur l'épaule de son ami.

--La belle des belles, celle qui nous a fait nous mentir comme deux Chinois qui font du commerce, celle pour qui l'on irait n'importe où, si elle l'indiquait de son petit doigt...

Ladine se mordit la moustache et répondit:

--Je ne sais pas de qui tu parles.

--Très-fort! très-fort! dit Paul en le regardant avec une admiration exagérée. Tu es venu ici pour ton plaisir? Dans un endroit si peu comme il faut? Moi qui te croyais de la fleur des pois, comme on se trompe! Eh bien, puisque nous nous sommes décidés à nous encanailler, encanaillons-nous, mon cher! D'ailleurs, ici, c'est plein de jolies femmes; on peut y passer une soirée agréable.

Malgré une mauvaise volonté bien évidente, Rabof prit le bras de son ami récalcitrant, et l'entraîna dans un salon voisin, où les canapés et les fauteuils, déjà tous occupés, présentaient à l'oeil une guirlande variée de jeunes femmes et de chaperons, fort agréable à voir, car les mères et les tantes se faisaient une loi d'arborer les couleurs claires et les bonnets à fleurs.

L'orchestre résonna dans la salle voisine; un frisson parcourut l'assemblée; une nuée d'habits noirs se précipita dans ce salon, et en un clin d'oeil les jeunes femmes eurent disparu, semblables à un vol d'oiseaux de passage. Ladine et Rabof se trouvèrent seuls sous le lustre, exposés aux regards curieux des mamans qui semblaient du reste les examiner avec une certaine complaisance.

--Qui t'a présenté ici? demanda Paul en éclatant de rire; présente-moi afin que nous nous présentions ensemble à quelque société d'un abord facile. Est-il rien de plus sot que de ne connaître personne dans un endroit où tout le monde s'amuse?

Serge détourna la tête d'un air boudeur; il n'avait pas envie de rire, et les plaisanteries de son ami lui semblaient d'un mauvais goût achevé. Paul continua:

--Si nous allions voir dans les salons d'entrée. Peut-être nous tombera-t-il du ciel quelque aubaine, une dame de connaissance, par exemple; hein, qu'en dis-tu?

--Laisse-moi. Je vais aller voir la salle de danse, grommela Ladine.

--Quelle idée! allons, viens avec moi! Puisque tu ne connais personne, sois mon Pylade, nous ne nous quitterons plus.

Bon gré, mal gré, Paul entraîna le jeune homme vers le salon des arrivants, où il le maintint dans un coin pendant quelques minutes, exerçant sur les personnes qui entraient la malice de son esprit net, mais sans méchanceté. Soudain, il quitta son observatoire et s'avança vers un groupe qui apparaissait dans l'écartement des portières.

--Madame Mérief! fit-il dans le plus profond étonnement, comment! vous ici? mademoiselle! Permettez-moi de déposer à vos pieds mes humbles hommages! Et vous, petite Anna? Et vous, Nicolas, et toi, Vassili, et les autres... mais c'est un complot! C'est inouï, qui jamais se serait figuré....

Tout en dévidant cette phrase longue et compliquée, Paul avait reculé de quelques pas, pour laisser entrer la nombreuse société; il se trouva ainsi près de Ladine, qui ne savait trop quelle contenance faire. Mademoiselle Mérief fit un geste imperceptible, et aussitôt tout son état-major d'habits noirs se précipita pour recevoir la sortie de bal qui cachait ses épaules triomphantes, serties dans le cadre de velours rouge de son corsage. Elle passa la main sur les plis de sa jupe, cueillit son éventail perdu dans des flots de tulle blanc, releva la tête et regarda Paul en souriant d'un air de bonne humeur sans égal.

--C'est Ladine qui va être content! continua le jeune homme en poussant devant lui le malheureux Serge; il n'avait pas la moindre idée que vous viendriez ici! C'est un pur hasard! On ne se figure pas de ces choses-là!

--Ladine est un menteur, dit tranquillement la belle personne; depuis huit jours, il ne m'a pas parlé d'autre chose, et il est venu tous les jours!

Le groupe entier éclata de rire, et Ladine se perdit précipitamment dans le remous d une autre société qui arrivait en ce moment.

--Vous êtes impitoyable! fit Paul d'un air de compassion railleuse.

--C'est gentil à vous de me dire ça! fit mademoiselle Mérief par-dessus l'épaule. Depuis une heure que vous tournez et retournez ce malheureux sur le gril! Allez, nous n'avons rien à nous reprocher mutuellement.

--Xénie, dit madame Mérief d'une voix tranquille, qui faisait un étrange contraste avec sa physionomie animée et ses yeux noirs encore magnifiques, vivants et mobiles, attends au moins que nous soyons au complet, pour les faire se quereller.

--Oh! maman, répondit la jeune fille, on peut commencer tout de suite; ils aiment ça.

Un habit noir, répondant au nom de Vassili, s'inclina devant Xénie; elle accepta son bras jusqu'à la porte de la salle de danse, puis posa sa belle main gantée sur l'épaule du cavalier, et disparut dans le tourbillon d'une valse.

--Étonnante! dit Paul, étonnante! Où allez-vous vous installer, chère madame?

--Jusqu'à nouvel ordre, debout dans la porte, mon cher monsieur! repartit la dame; il faut bien que ma fille me retrouve, à moins que je ne me voue à ce rôle de poule couveuse cherchant des petits canards, que les mères accomplissent ici avec une abnégation qui me touche et que je me sens incapable d'imiter.

Les cavaliers avaient disparu, Paul et madame Mérief continuèrent à regarder tournoyer les couples; bientôt après, d'ailleurs, le mouvement de l'orchestre se ralentit, puis cessa, et ils virent revenir à eux, au bras de Vassili, la fantasque personne qui s'appelait Xénie.

--Je te demande pardon, maman, dit-elle; j'aurais dû penser à toi, mais la valse, tu sais...

--C'est entendu, répondit madame Mérief, où veux-tu me retrouver?

--Attends, je vais pousser une reconnaissance dans ce pays inconnu.

Passant son bras sous celui de Paul, qui jouissait évidemment de quelques privilèges, elle s'en alla à pas pressés dans la direction des salons de conversation, laissant sa mère, qui ne pouvait s'empêcher de rire, la suivre du regard avec son lorgnon.

Après une minute d'examen superficiel autour de la salle de danse, vitrée à une très-grande hauteur, somptueusement éclairée, et décorée avec beaucoup de goût, madame Mérief ramena son regard à ses côtés et aperçut, tout contre sa robe, la petite Anna.

--Qu'est-ce que tu fais là, fillette? lui dit-elle, en laissant tomber son lorgnon. Je te croyais partie à la danse.

--Oh! non, ma tante! répondit timidement la jeune fille; je ne connais personne, et puis j'aime mieux rester avec vous!

--Mais ce n'est pas pour cela que je t'ai fait faire une robe décolletée! fit madame Mérief d'un air sérieux, c'est pour danser; où sont donc nos messieurs?

Avant que personne eût répondu à cette question, Xénie s'approcha, du même pas rapide qui faisait craquer la soie de sa jupe.

--Je t'ai trouvé un petit paradis, maman, une oasis, entourée de palmiers, des vrais palmiers, tu sais! Il n'y a pas de fontaine, mais nous t'enverrons des glaces tantôt.

--Une belle vue? demanda laconiquement madame Mérief.

--Très-étendue, et même assez variée! Tu auras soin seulement de retirer tes pieds sous ta robe, parce qu'il y a ici des gens qui ont les pieds étonnamment longs, et qui les fourrent en marchant sous tous les fauteuils.

--On l'aura prise, ton oasis, fit observer la maman de Xénie, tout en suivant sa fille.

--Que non pas! J'ai mis Ladine à la garder.

--Tu l'as donc retrouvé?

--Il s'est laissé prendre à la main, comme les petits oiseaux quand il gèle. Tiens, mère, vois comme c'est gentil; en te serrant tu me feras une place, et dans le coin il y a même un pouf pour la petite Anna.

La petite Anna leva des yeux reconnaissants vers sa grande cousine, dont elle atteignait à peine l'épaule. Ladine se leva, offrit sa place aux dames, et resta debout devant elles, au grand détriment de ses pieds, comme l'avait annoncé Xénie.

--Voyons, Ladine, fit celle-ci, ôtez donc vos escarpins de cet endroit dangereux; cela me fait mal de vous voir!

--Si vous voulez m'accorder la première contredanse? dit tout à coup le jeune homme, comme sortant d'un rêve.

--Mais certainement, monsieur! répliqua Xénie en s'éventant; on doit bien cela à un homme qui a eu le courage de braver le préjugé et de se rendre dans un endroit si bourgeois, malgré son grade d'attaché au ministère de l'intérieur... Si le ministre vous voyait, eh?

--Avec vous, dit chaleureusement Ladine, je me montrerais partout!

--Il a dégelé, proféra gravement Xénie en appuyant le bout de son éventail sur le bras de sa mère. C'est le froid qui l'engourdissait. C'est très-bien, cette phrase-là, très-bien; vous aurez des bonbons au dessert! Ah! je m'amuse! fit-elle en renversant sa belle tête brune sur le dos de la causeuse qu'elle occupait avec sa mère. La vie est une joie!

Madame Mérief ajouta sentencieusement:

--Tant qu'on n'est pas mariée.

--Et quand on est mariée! repartit vivement Xénie; est-ce que tu ne t'amuses pas avec moi, maman?

--Cela m'arrive, répondit madame Mérief; mais il y a eu aussi des temps où je ne m'amusais pas.

Elle reprit son lorgnon et le promena sur les pieds qui passaient devant elle; effectivement, ils étaient grands, et il y en avait beaucoup.

--Pauvre maman! soupira la jeune fille. Enfin, il y a toujours une consolation, ici, c'est qu'il n'y a presque pas d'officiers: cela repose la vue; c'est délicieux. Oh! les habits noirs, quelle perspective! quelle poésie!

Paul sourit en l'écoutant; ce langage à bâtons rompus, plein d'idées saugrenues et d'aperçus justes, lui était familier depuis longtemps et ne lui causait pas l'étonnement mêlé de perplexité qu'il inspirait aux autres; il considérait Xénie comme un produit spécial et curieux: de la civilisation greffée sur la nature, la nature ayant repris le dessus. Elle ne ressemblait à personne, et pourtant, elle n'attirait pas l'attention au premier regard. Sa beauté énergique et fière n'était mise en relief ni par une coiffure bizarre ni par une toilette plus éclatante que de raison; cependant, quand on l'avait regardée, on la regardait encore; quand on avait causé avec elle, on recherchait sa conversation, à moins qu'on ne s'en allât en déclarant qu'elle était complètement folle, ce qui, en général, trouvait peu d'écho.

Il ne serait pas juste de dire qu'elle ne ressemblait à personne; elle ressemblait prodigieusement à sa mère; c'étaient les mêmes traits, superbes et pleins d'originalité; les mêmes yeux, resplendissants de vie; la même taille élevée et souple; mais les cheveux de la mère se mêlaient de fils d'argent, la bouche autrefois rieuse avait par moments une expression mélancolique, tandis que le visage de Xénie exprimait une foi robuste dans les joies de l'existence. Quoiqu'elle eût déjà vingt ans, elle semblait n'avoir connu aucun chagrin. Elle représentait la vie dans sa force et dans sa fleur.

--Attendez-vous encore quelqu'un? demanda Rabof en s'appuyant sur le dos du canapé, derrière elle.

--Je crois bien! Tout notre clan! Douze dames et vingt-quatre cavaliers. Quand je dis douze, c'est une manière de parler. Es-tu une dame, Anna?

--Je ne sais pas, ma cousine, répondit la fillette, dont le visage s'empourpra.

--Une demoiselle, tout au plus, continua Xénie; et encore, es-tu bien sûre d'être une demoiselle? Un quart de demoiselle peut-être Quel âge as-tu?

--Quinze ans et demi.

--Et nous conduisons cela au bal! horreur et profanation! avec une robe décolletée, encore, et des roses pompon dans les cheveux! C'est un péché de porter des roses pompon, tu sais, Annette; il faudra faire maigre pour l'expier. Mais c'était pour ne pas la laisser seule à la maison, ajouta Xénie par manière d'explication, en s'adressant à Paul qui riait.

--Et puis pour lui faire voir un bal, rectifia madame Mérief. Chez son père, elle vit comme un loup.

--Elle peut se vanter d'avoir un drôle de père! reprit Xénie; un bien brave homme et un excellent oncle, mais un drôle de père! Il lui fait faire maigre tous les deux jours en temps ordinaire, tous les jours en carême, le jeûne aux fêtes carillonnées...

Anna tira sa cousine par la jupe, mais Xénie lui donna un petit coup d'éventail sur les doigts et continua:

--Tout cela parce que c'est une fille au lieu d'être un garçon, et parce que la femme est un animal impur! Voilà ce que c'est que d'être un animal impur! Dites donc, Paul, faites danser un quadrille à cet être bizarre qui jeûne depuis quinze ans et qui a assez d'énergie pour survivre à un tel régime.

Ladine s'inclina devant Xénie; elle se leva et lui prit le bras; Paul la suivit avec Anna, toute rose, toute confuse, et qui marchait de temps en temps dans le devant de sa robe, un peu trop longue. Dans l'embrasure d'une porte, Xénie s'arrêta une seconde:

--Mes frères! dit-elle; bonsoir, mes frères, tâchez de bien vous amuser.

Les deux jeunes gens, aussi beaux que leur soeur, avec laquelle ils avaient tous les deux une grande ressemblance, accompagnaient un groupe de jeunes femmes et d'hommes de leur âge; ils se mêlèrent au quadrille, et la salle de danse présenta bientôt le spectacle le plus animé.



II


Quelle belle chose d'avoir vingt ans et d'aimer la danse! Les cinq cents personnes qui figuraient vis-à-vis ou à côté les unes des autres ne se préoccupaient guère du destin des empires! La grande question était de savoir si le souper aurait lieu avant ou après la mazurke, et dans ce cas, s'il y aurait un cotillon, le cotillon étant une danse compliquée, coupée d'intervalles assez longs, pendant lesquels il faut écouter son cavalier,--et pour peu que le cavalier vous déplaise...

On danse de bon coeur à Pétersbourg; on y danse beaucoup et avec préméditation, avec acharnement, dans le but de s'amuser. Ceux qui n'aiment pas ce plaisir vont jouer dans des salles sévères, sous le demi-jour de lampes modérées, à des tables où les bougies posées aux coins ont une vague ressemblance avec les cierges d'un catafalque. Cette gravité tant soit peu sépulcrale convient à des gens dont l'unique occupation, pendant des heures, sera de dire: Passe, j'en demande, brelan, et autres termes très-mystérieux qui semblent les mots maçonniques de quelque société secrète, mais autorisée. Pendant une contredanse enjolivée d'un galop avec figures, qui en doublait la durée, madame Mérief, faisant garder son oasis par des célibataires momentanément sans emploi, se hasarda à une toute petite excursion dans les salons de jeu. Sa myopie l'encourageait à cette promenade, car au delà de quelques pas elle ne voyait guère qu'un brouillard lumineux. Les trois premiers salons offraient leur public accoutumé, toujours le même partout, de vieilles femmes et d'hommes de tous les âges, à lunettes et sans lunettes, chauves et chevelus, maigres et gras, tous absorbés, tous silencieux, et presque tous de mauvaise humeur, ce que décelait leur physionomie; car si quelque chose adoucit les moeurs de l'homme, ce n'est à coup sûr aucun des jeux autorisés ou prohibés qui se jouent sous la voûte azurée.

Madame Mérief venait de passer dans le quatrième salon; une odeur assez prononcée de sauce madère frappa ses narines, lui annonçant le voisinage du laboratoire; elle pensait à rebrousser chemin, lorsqu'elle s'arrêta, pétrifiée, son lorgnon contre son nez, devant un monsieur qui quittait une table de jeu après avoir gagné une somme assez rondelette. Elle retira son lorgnon, essuya les verres et le remit à sa place... elle ne s'était pas trompée: le gagnant, fort bel homme d'environ cinquante ans, haut, vert et sec, avec des cheveux blancs, était bien celui que, à cette heure, elle croyait au fond de sa province, du côté de Nijni-Novgorod.

Il venait à elle, préoccupé, sans la voir; tout à coup, il l'aperçut, et s'arrêta, les sourcils froncés, d'un air tout à fait menaçant.

--Que diable faites-vous ici? dit-il sans cérémonie, mais pourtant de cette voix mesurée que donne l'habitude de vivre hors de chez soi.

--Eh bien, et vous? riposta madame Mérief, à qui sa surprise ne put ôter la note railleuse de son accent habituel.

--Moi, je suis ici pour mon plaisir.

--Et moi aussi, répliqua la dame.

--Vous? fit le joueur avec l'intonation la plus dédaigneuse.

--Mais oui! Est-ce que je n'ai pas le droit de m'amuser comme je l'entends?

--A votre âge! dit-il en haussant les épaules.

--Je vous prie de remarquer que je ne danse pas; je suis dans les dames marcheuses, tout au plus, et plus communément dans les dames assises, ce qu'on appelle vulgairement la tapisserie.

L'interlocuteur se taisant, madame Mérief reprit l'offensive.

--Mais, dites-moi, je croyais que nous devions habiter deux endroits différents:--je vous avais donné le choix; vous m'aviez laissé Pétersbourg... j'espère que vous n'allez pas me contraindre à déménager?

--Je suis ici pour mes affaires, je m'en retourne, grommela le joueur.

--Oh! que ce ne soit pas à cause de moi, je vous en prie! répliqua madame Mérief avec la plus grande politesse. Vous êtes très-bien, savez-vous? Vous avez plutôt embelli. Et ce foie, il va toujours mal?

--Toujours; j'irai à Vichy cet été. Et vous, votre santé?

--Très-bonne, merci: quelques rhumatismes, et puis ma vue devient plus faible; j'ai dû faire changer les verres de mon lorgnon.

Elle agitait complaisamment son lorgnon d'or sous le nez de son vis-à-vis.

--Votre pension? fit celui-ci, se rappelant tout à coup ce détail.

--Merci, votre intendant me la paye assez exactement.

--Allons, tant mieux!

Il allait la quitter, quand elle l'arrêta du geste.

--Vos enfants sont ici, dit-elle, voulez-vous les voir?

--Mes enfants? que le diable... Qu'est-ce qu'ils y font?

--Ils dansent! Xénie embellit tous les jours; les garçons sont superbes.

--Je sais; ils m'écrivent régulièrement,--ce que votre fille ne fait pas.

--Que voulez-vous! on fait ce qu'on peut! Elle est si occupée!

--Oui, à danser. Vous me l'enverrez demain à mon hôtel; je repars dans la soirée. Bonsoir, madame.

--J'obéirai. Bonsoir, monsieur.

Elle se retourna pour le voir aller; il traversa l'enfilade de pièces d'un pas ferme et disparut dans l'escalier; quand elle ne le vit plus, elle laissa échapper un léger soupir.

--Qui donc est ce monsieur? lui demanda Paul, qui venait la rejoindre et qui avait assisté de loin à leur entretien.

--C'est mon mari, répliqua madame Mérief en abaissant son lorgnon.

--Il est très-bien! fit le jeune homme.

--Mais oui, c'est ce que je lui disais tout à l'heure; mais le plus beau est dehors...

Paul ne put s'empêcher de rire: l'incompatibilité d'humeur absolue qui régnait depuis dix-huit ou vingt ans entre M. et madame Mérief n'était un secret pour personne.

--Oh! reprit-elle, je ne lui en veux pas; ce n'est pas sa faute, c'est son foie: si on pouvait le lui changer, il serait peut-être très-gentil!

--Peut-être! fit Paul d'un ton consolant; au fond il n'y croyait pas. Enfin, puisqu'on ne peut pas le lui changer, n'est-ce pas? nous laisserons votre mari retourner en province.

--Ah! Dieu! oui! répondit madame Mérief.



III


Le lendemain, sous l'égide d'une vieille bonne, Xénie alla voir son père à l'hôtel Demouth. Elle le trouva prêt à sortir, habillé de pied en cap, et un peu moins maussade que sa mère ne l'avait vu la veille. Il l'accueillit assez gracieusement: la beauté de sa fille lui donnait un vrai plaisir d'artiste, auquel l'orgueil paternel se joignait pour une part très-minime, à la vérité. Xénie ressemblait trop à sa mère, et c'était là un crime capital aux yeux de celui qui détestait la mère. Il causa pourtant avec elle pendant un quart d'heure; l'esprit original de sa fille l'amusait par-dessus tout, car elle en tenait une bonne part de lui.

Le grand malheur de ces époux était de s'être amourachés l'un de l'autre, comme ils le disaient, sans s'être préoccupés de se connaître réellement. Un peu parents, ils avaient vécu longtemps dans une intimité journalière, une de ces intimités qui n'apprennent rien aux gens de leurs caractères respectifs; car la causerie n'a pas de raison d'être, comme avec des étrangers. Une absence de quelques mois avait écarté Mérief de sa famille; à son retour, il avait trouvé sa cousine ravissante et l'avait demandée en mariage; on la lui avait refusée, alléguant la parenté, qui en Russie s'étend jusqu'au quatorzième degré; alors il en était devenu frénétiquement amoureux. Il avait suborné un prêtre, enlevé sa femme, fait consacrer secrètement son mariage, et, après tant de peines, s'était aperçu qu'elle et lui ne pouvaient pas vivre ensemble. Il l'accusait d'être coquette,--sans raison;--elle l'accusait d'être coureur,--avec raison.--Ils eurent deux fils jumeaux la seconde année de leur mariage, une fille la troisième, et se séparèrent pour jamais, aussitôt après la naissance de Xénie, trouvant tout préférable à la vie en commun.

Mais l'absence avait eu sur eux des effets bien différents. Chez madame Mérief, qui vivait dans les villes, au milieu d'une société où elle avait bientôt compté des amis dévoués, les griefs s'étaient presque éteints, et elle avait fini par absoudre son mari de la plupart de ses torts. Chez lui, au contraire, la colère contre sa femme s'était accentuée de jour en jour, jusqu'à ressembler à de la haine. Il ne lui pardonnait pas d'avoir trouvé des amis quand lui avait vu décroître autour de sa maison déserte l'affection et la confiance de ses voisins; il lui en voulait d'être aimée de ses enfants, et sur ce point il fut cruel. Les petits garçons furent élevés chez lui jusqu'à l'âge de l'éducation publique; pendant la période des études, ils vécurent à Moscou, et quand il les laissa aller à Pétersbourg, pour la nécessité de leur assurer un avenir dans la carrière administrative, il les avait bien préparés à considérer leur mère comme une ennemie du père qui les avait élevés.

Les jeunes gens ne purent tenir rigueur à leur mère quand ils la connurent. Sa vertu hautement proclamée pendant les années d'abandon de sa jeunesse, si dangereuses, la grâce et le charme qui émanaient d'elle, les empêchèrent de la juger sévèrement; mais ils étaient déjà trop âgés pour que l'intimité s'établit entre eux-mêmes et madame Mérief. Les entrevues furent fréquentes, cordiales, mais les jeunes gens ne firent rien pour obtenir au foyer maternel une autre place que ceux de leurs camarades, qui étaient reçus depuis longtemps dans la maison; pour madame Mérief et Xénie, ils furent des amis, non des fils ni des frères.

Xénie fut la joie de sa mère; elle grandit à la chaleur de ce coeur maternel, si péniblement sevré de toute autre affection; toute petite, elle sentit que sa mère n'avait qu'elle, que sur sa tête brune et bouclée, toute la vie de madame Mérief s'était concentrée en un amour que personne ne pouvait lui ravir, et elle aima sa mère avec passion. Elle l'aima tant, qu'elle ne put aimer autre chose; intelligente et bien douée, elle fit de bonnes études pour plaire à sa mère; c'est pour obtenir ses louanges qu'elle s'adonna à la musique, où elle acquit promptement un talent plus qu'ordinaire; c'est pour être avec elle, pour lui rapporter toutes ses joies, qu'elle devint une jeune fille accomplie, et de cette entente aussi fraternelle que filiale avec cette mère uniquement adorée, sortit cette fille étrange, qui connaissait la vie comme un vieux banquier et qui avait pourtant toutes les illusions de la jeunesse. Après un moment d'entretien, Mérief regarda sa fille.

--Tu es superbe, lui dit-il, et tu fais la plus grande bavarde!...

--Qu'est-ce que cela fait, papa, si je vous amuse?

--Tu m'amuses,--certainement, tu m'amuses! As-tu envie d'aller à l'étranger?

--Je crois bien! s'écria Xénie en bondissant sur ses pieds.

--Eh bien, j'y vais au mois de mai; je t'emmène. Tu tiendras tes malles prêtes.

La jeune fille resta immobile au milieu de la chambre. Toute sa gaieté, toute son animation venaient de tomber subitement.

--Eh bien, tu ne me dis pas seulement merci? fit le père en fronçant ses terribles sourcils.

--Pardon, mon père, c'est seule avec vous que vous me proposez de partir?

--Bien entendu! Qu'avais-tu pensé?

--Je regrette bien, papa, fit-elle avec quelque hésitation dans les premiers mots, mais en s'enhardissant par la suite; vous êtes très-bon de me proposer cela, mais vous savez que je ne puis quitter maman.

M. Mérief frappa d'un geste violent le dos d'un fauteuil qu'il avait sous la main.

--Vous l'aimez donc bien, votre mère? Xénie fixa sur son père ses grands yeux noirs, où brillait une profonde tristesse mêlée à un enthousiasme sacré.

--Je l'aime comme la lumière du jour, mon père; je suis l'oeuvre de sa bonté et de sa tendresse.

Mérief crispa sa main allongée sur le meuble et détourna les yeux.

--C'est bien, dit-il; je ne puis vous blâmer de me préférer votre mère; c'est assez naturel, vos frères me préfèrent bien.

--Mon père, dit-elle timidement, vous savez que je vous aime...

Il étendit la main pour lui imposer silence.

--C'est inutile, dit-il, je ne vous le demande pas.

Il prit ses gants, et Xénie comprit qu'il la congédiait.

--Au revoir, mon père, dit-elle en lui présentant son front.

--Adieu, ma fille, dit-il froidement.

Le baiser qu'il mit sur ce front pur était aussi glacé que le ton de ses paroles. Xénie rentra chez elle le coeur lourd comme une pierre, ainsi qu'elle le dit à la petite Anna,--mais elle n'en parla pas à madame Mérief. A dater de ce jour, elle comprit qu'il est des choses que l'on peut cacher à sa mère sans pour cela manquer de confiance envers elle.



IV


Le rideau du Grand-Théâtre se leva sur le cinquième acte d'un ballet très à la mode, et, des fauteuils au paradis, les trois mille spectateurs s'accotèrent le plus commodément possible à leurs places pour absorber par les yeux les merveilles que leur réservait le dénoûment. Voit-on ailleurs qu'en Russie des ballets en cinq actes aussi longs et aussi savamment aménagés qu'un grand opéra? Cette question est du ressort de la statistique; mais ce qui n'en est plus, c'est le plaisir extraordinaire que trouvent des gens intelligents, d'une éducation au-dessus de la moyenne, à regarder pendant quatre heures se dérouler une action muette, soutenue par une musique médiocre. Il faut bien que le ballet, dans ces conditions, contienne quelque chose de plus que ce qu'il renferme chez nous: c'est quelquefois le mérite particulier d'une danseuse, mais le plus souvent c'est l'habileté de la coupe, en tout semblable à celle des grands opéras, où les solos remplacent les airs, où les duos sont de la pantomime, où les finales sont des ensembles d'une richesse, d'une harmonie aussi satisfaisante pour les yeux que la bonne musique peut l'être pour l'oreille.

Au moment le plus pathétique, où l'héroïne, poursuivie par un monstre odieux se décide à se précipiter dans le gouffre plutôt que de trahir l'être supérieur qu'elle aime, la petite Anna, assise très-tranquillement dans une loge de face, à côté de Xénie, frissonna de tout son corps, et tendit timidement ses mains jointes vers la scène en disant: «Oh! non.»

Les deux frères de Xénie, qui occupaient le fond de la loge, se mirent à rire, pendant qu'Anna, penchée en avant, les lèvres entr'ouvertes par un sourire ému, voyait surgir du plancher de la scène l'apothéose merveilleuse où l'héroïne, enlevée au palais des fées, recevait à la fois toutes les récompenses imaginables.

--Ne riez pas, fit gravement Xénie; elle croit que c'est arrivé: c'est une force, que de croire que c'est arrivé; c'est avec cela qu'on marche sur l'eau et qu'on franchit les montagnes à vol d'oiseau. Bravo, petite Anna! N'est-ce pas, que c'est beau?

--Oh! c'est si beau! répondit la fillette, en regardant à regret le rideau tomber sur les splendeurs de la lumière électrique. Alors est-elle heureuse?

--Qui cela? fit Xénie, déjà levée, en fermant l'étui de son binocle.

--Elle, Rosaria...

--La Petipas?

La figure étonnée d'Anna fit sourire mademoiselle Mérief.

--La danseuse, n'est-ce pas? C'est madame Petipas qu'elle se nomme. Oui! Elle est heureuse dans la pièce. Dans la vie, je ne sais pas; c'est son affaire.

Anna soupira, tout en mettant sa pelisse et en se laissant chausser ses bottines fourrées par un de ses cousins.

--Je voudrais qu'elle fût toujours heureuse, dit-elle; elle est si jolie! Et puis elle m'a fait pleurer.

--Elle en a fait pleurer bien d'autres! dit Xénie avec une douceur émue qui lui était peu ordinaire. Allons, petite, ne nous laissons pas attarder; nous ne trouverions plus de traîneaux.

Ils suivirent la foule dans les escaliers et se trouvèrent bientôt sous le vaste et vilain péristyle soutenu par de lourdes colonnes qui donne sur la grande place des Théâtres. En face d'eux, le théâtre Marie, encore éclairé, laissait sortir les derniers spectateurs, suivis par les gardiens qui fermèrent les portes; le gaz s'éteignit tout à coup, et la façade blanche se trouva plongée dans l'obscurité.

--C'est amusant, dit Xénie; c'est comme la vie: beaucoup de bruit, de lumière, et puis, tout d'un coup, plus rien.

--Tu me fais froid dans le dos avec tes comparaisons, dit madame Mérief. Veux-tu bien te taire, et ne pas appeler le malheur! Appelle plutôt un traîneau pour nous emporter chez nous.

La voix de Paul Rabof répondit derrière elle:

--En voici un, chère madame.

Le jeune homme quitta prestement son véhicule, et tenant d'une main la couverture de drap bordée de fourrure, de l'autre il invita les dames à l'y remplacer.

--D'où tombez-vous, vous? fit madame Mérief en clignant un peu des yeux, afin de le mieux distinguer.

--J'étais aux fauteuils, et je vous ai impudemment lorgnées tout le temps, mais vous ne m'avez pas seulement regardé.

--Est-ce qu'on regarde aux fauteuils quand on se respecte? fit madame Mérief d'un ton doctoral, et puis vous savez bien que je n'y vois goutte! Eh bien, merci tout de même; viens-tu, Xénie?

La jeune fille regardait autour d'elle le spectacle de la foule noire et remuante sur la neige.

--On dirait des fourmis sur un pain de sucre, dit-elle; maman, j'aimerais mieux rentrer à pied.

--Par ce froid? tu n'y penses pas!

--Bah! il ne fait pas si froid, et puis, c'est tout près! Rentre avec M. Paul, maman; la petite Anna et moi, nous nous en irons à pied, avec mes frères pour nous escorter.

--Allons, venez, jeune homme, dit madame Mérief, en s'introduisant dans le traîneau, dont le cheval et le cocher, aussi patients l'un que l'autre, attendaient tête basse le résultat de ce conciliabule, en songeant probablement l'un et l'autre à la même chose, à savoir: au gîte et au souper. Venez reconduire une vieille femme, et vous trouverez deux récompenses: d'abord la Providence inscrira cette bonne oeuvre à votre avoir, et puis, en attendant la vie éternelle, vous aurez une tasse de thé.

Rabof s'assit auprès d'elle, et le traîneau se perdit dans la foule de véhicules semblables, bas et sombres, qui s'éparpillaient dans toutes les directions.

Les roues des voitures criaient sur la neige avec ce grincement strident si caractéristique, que pour ceux qui ont visité les pays du Nord, il évoque à lui seul toutes les images de l'hiver. Les grands brasiers, allumés par mesure municipale, toutes les fois que le froid dépasse un certain nombre de degrés, et placés sous des pavillons de tôle, supportés par des colonnettes que protègent des grilles en fer, ces feux alimentés avec de grosses souches de bois de bouleau, à l'odeur aromatique, s'éteignaient lentement, désertés maintenant par tout le monde; seuls, quelques rôdeurs, gens sans aveu ou sans asile, cherchaient furtivement un reste de chaleur, et s'éloignaient en hâte dès qu'ils apercevaient le bachlik d'un sergent de ville. La grande place, tout à l'heure grouillante d'hommes, de chevaux et de voitures, redevenait morne et tranquille, éclairée par des réverbères largement espacés; avec ses deux théâtres déjà endormis, qui se regardent face à face, elle paraissait vaste et sans bornes; les corniches, les ressauts des maisons, bordés de neige blanche, lui faisaient un cadre un peu triste, et la neige du sol, un instant souillée, semblait attendre que la nuit lui rendit sa solitude, afin de reprendre sa blancheur.

Xénie et la petite Anna marchaient côte à côte, d'un pas pressé, sans paraître se douter qu'elles venaient de passer d'une atmosphère surchauffée à un froid de vingt degrés au-dessous de zéro. Les Russes ne se doutent pas que ces transitions sont difficiles à supporter; et comme ils ne s'en doutent pas, ils supportent très-bien ce qui nous paraît à nous autres absolument intolérable. Les jeunes messieurs Mérief avaient allumé des cigarettes et fumaient en suivant les jeunes filles, qui d'ailleurs ne se préoccupaient pas le moins du monde de leurs protecteurs.

--Alors, Anna, dit Xénie au bout d'un instant, tu aimes le ballet?

--J'aime tout, répondit la jeune enthousiaste: le théâtre, la musique, les livres...

Elle poussa un grand soupir.

--Ne parle pas, lui dit avec bonté sa grande cousine, il fait trop froid. Nous allons arriver tout à l'heure. Vous montez, frères?

Les jeunes gens s'excusèrent: ils avaient à travailler; Xénie sourit: leur travail du soir consistait généralement à souper chez Duseaux avec des dames, mais elle ne fit pas d'objection.

Quand elles entrèrent dans l'appartement de madame Mérief, le chant du samovar frappa agréablement leurs oreilles, et le parfum du thé les attira aussitôt dans la salle à manger.

Paul, assis devant la table, faisait des tartines de beurre, sur lesquelles il ajustait de petits morceaux de fromage avec une dextérité surprenante.

--O Werther! ô Charlotte! dit Xénie en «'asseyant devant le plateau chargé de verres et de tasses. C'est vous qui êtes Charlotte.

--Êtes-vous Werther? demanda Paul avec un regard en dessous que Xénie n'aperçut pas.

--Moi? Certes non! J'aime tout; je ne crois à rien.

--A rien?

--Eh! si fait, je crois à tout ce qu'il faut croire; je suis une demoiselle bien élevée, monsieur Rabof: mais je ne crois ni au désintéressement des gens qui font des tartines pour les autres, tant qu'ils ont le couteau à la main et l'assiette devant eux; ni aux douleurs des héroïnes de ballet; ni à l'amour des jeunes gens pour certaines demoiselles.

--Croyez-vous à la candeur? demanda brusquement Rabof.

--La candeur? La voilà! dit-elle en montrant la petite Anna qui entrait. Elle croit à tout, celle-là, et en cherchant bien on s'apercevrait qu'elle croit à autre chose encore; la vie est un rêve, n'est-ce pas, Anna?

--Je ne sais pas, cousine, répondit la jeune fille en s'asseyant près d'eux, je sais seulement que je suis bien contente. Quel malheur qu'il faille retourner à la campagne!

--Va voir si maman est prête, dit Xénie en versant du thé dans une tasse.

Anna disparut sans objection.

--Mademoiselle Xénie, fit Rabof sans préambule, quand consentirez-vous à m'épouser?

Ils étaient seuls dans la grande salle; le samovar bouillottait doucement, envoyant de petits jets de vapeur par les trous du couvercle; la lampe suspendue les éclairait d'une lueur paisible; toute la maison calme et endormie semblait faire silence pour entendre la réponse de Xénie. Elle dit à demi-voix avec une douceur pensive:

--Vous ne m'aimez pas.

--Il me semble bien que je vous aime, pourtant, dit Paul sans perdre son sang-froid. Depuis six mois que je vous ai demandé votre main pour la première fois, j'ai eu le temps de rentrer en moi-même...

--Vous êtes trop bien rentré, ou plutôt vous n'êtes jamais sorti, dit Xénie en reprenant son ton ordinaire, un peu sceptique et léger. Vous ne savez pas ce que c'est que l'amour, mon cher Paul.

--Et vous, le savez-vous? dit-il, piqué de cette affectation de supériorité.

Elle le regarda en face avec un éclair dans les yeux et vit qu'il n'avait pas voulu l'insulter.

--Oui, dit-elle, je le sais, ou du moins, je le sens. C'est un abandon de sa volonté, une joie de se mettre sous les pieds de l'être aimé. Ce triomphe perpétuel de sa propre humilité,--c'est tout ce qui fait qu'on s'oublie et qu'on est heureux de souffrir... C'est l'amour, cela; c'est ce que vous n'éprouvez pas pour moi, mon pauvre ami.

--Mais vous, vous ne l'éprouvez pour personne? reprit-il avec insistance.

--Si, répondit-elle à demi-voix, en se prenant la tête à deux mains; je le sens pour ma mère, ma pauvre mère méconnue... Tenez, Paul, ne parlons pas d'amour; je ne sais si je suis faite pour l'inspirer, mais je ne me crois pas faite pour le ressentir; j'ai une vie trop active, trop exubérante pour m'absorber dans une autre existence; ma mère seule peut me faire oublier... Je vous ai fâché?

--Non, dit le jeune homme. Donnez-moi votre main, que je la baise comme celle d'une sainte.

Elle abandonna sa main en riant.

--Une sainte! Si maman vous entendait!

Mais son rire était mouillé de larmes. On entendit la voix de la petite Anna.

--Celle qu'il faut aimer, la voilà, dit-elle; c'est la candeur, c'est l'ignorance; elle aimera bien, mieux que je ne pourrais jamais, même en me donnant beaucoup de mal...

Les deux femmes entrèrent dans la salle, et Xénie parla aussitôt d'autre chose.

--J'ai une nouvelle à vous annoncer, dit Rabof, après qu'un premier verre de thé lui eut rendu un peu de calme; mais c'est un secret,--pour mieux dire, c'est une surprise: donc il faudra avoir l'air surpris.

--Quand cela? demanda madame Mérief.

--Demain après-midi, ou demain soir, ou tout autre jour. C'est sérieux, mademoiselle Xénie, vous n'avez pas besoin de rire comme cela!

--Voyons votre secret.

--Ladine a l'intention de vous demander en mariage.

Xénie et sa mère éclatèrent de rire en même temps.

--Ce n'est pas malheureux! fit madame Mérief; depuis le temps qu'il tourne autour!

--Mais ayez l'air surpris, au moins!

--Nous tâcherons, dit Xénie, qui était redevenue sérieuse; mais c'est bien à vous qu'il le devra, car il proclame sa flamme à tous les échos depuis si longtemps... enfin, on fera de son mieux pour vous obéir.

La petite Anna écoutait, les yeux grands ouverts, ne comprenant pas comment l'annonce d'une demande en mariage pouvait sembler si comique; à ses yeux, c'était un événement d'une gravité exceptionnelle. Xénie s'en aperçut.

--Ne scandalisons pas la jeunesse, dit-elle, et parlons sérieusement des choses sérieuses, ou plutôt n'en parlons pas du tout, ce sera plus respectueux.

Rabof se retira un instant après, et Xénie emmena la petite Anna dans la chambre qu'elles partageaient.

--Dis-moi, cousine, fit la fillette d'un air pensif, tu ne veux donc pas l'épouser, ce M. Ladine, qui doit te demander demain?

--Mais non, ma mignonne; je n'en ai pas la moindre intention!

L'enfant réfléchit, tout en défaisant ses longues nattes blondes qui tombaient sur ses genoux.

--Et M. Paul, dit-elle avec hésitation, est-ce qu'il t'a demandée aussi?

Xénie releva vivement la tête et aperçut dans les yeux gris foncé de la jeune fille un tumulte de pensées vaguement douloureuses; le visage enfantin exprimait le doute et l'inquiétude, avec une petite, toute petite lueur d'espoir... Xénie regarda bravement son devoir en face.

--Pourquoi me demandes-tu cela? fit-elle en souriant.

--Pour savoir... parce que si tu devais l'épouser, ce serait mon cousin, n'est-ce pas? et alors...

--Alors, tu pourrais avoir de l'amitié pour lui? Anna sourit; ce sourire indécis, presque résigné, mais qui espérait pourtant, semblait appeler des larmes dans ses grands yeux foncés. Xénie continua:

--Je ne l'épouserai pas, dit-elle, évitant ainsi de mentir et de répondre;--du moins, je ne crois pas...

--Pourquoi?

--Je ne l'aime pas tout à fait assez... Mais, petite fille, qu'est-ce que tout cela vous fait?

Anna ramena sur son visage les cheveux blonds défaits, qui lui faisaient un voile impénétrable.

--C'est pour m'instruire, cousine; je suis si ignorante...

--Voyez-vous, la curieuse! Quel dommage que tu ne puisses rester ici! tu aurais vite acquis ce qui te manque, fit Xénie en posant avec bonté sa main souple et puissante sur la tête inclinée de la jeune fille. Celle-ci poussa un grand soupir.

--C'est vrai, je m'en irai, et alors... tout sera fini, tout ce qui est joli, aimable et bon...

Elle soupira encore une fois sous le baiser maternel de Xénie qui écartait ses cheveux, et ne dit plus rien.



V


--Ladine, n'ayez pas l'air concentré comme cela, vous me faites peur! Vous avez l'air d'une chaudière qui va sauter!

Serge Ladine regarda madame Mérief d'un air ahuri; elle était assise sur le canapé parfaitement calme, et tricotait avec acharnement un bas de gros coton pour une oeuvre de bienfaisance.

--Vous avez un volcan sous votre crâne chevelu, Ladine, ça se voit tout de suite; ne faites pas explosion, mon ami, ouvrez plutôt une soupape; confiez-moi vos secrets.

Ainsi invité, le jeune homme se laissa glisser dans un fauteuil et garda le silence.

--Continuez, mon cher garçon, reprit madame Mérief au bout d'un temps suffisamment long.

Serge se redressa brusquement, prit une pose élégiaque et dit lentement:

--Jamais mademoiselle Xénie n'acceptera ma main.

--Je ne crois pas non plus, dit avec douceur la mère de Xénie.

Cette fois, il fit un bond dans son fauteuil et se tourna vers son bourreau, les yeux pleins de larmes de dépit.

--Vous me faites dire des bêtises, madame Mérief, et vous vous moquez de moi. Savez-vous que cela n'est pas bien?

--Vous ne dites pas de bêtises, mon cher ami; vous avez dit au contraire une chose fort sensée; je confirme votre opinion, et vous n'êtes pas content?

Il se renfonça contre le dossier de son siège et prit un air boudeur.

--Si au moins vous lui aviez parlé pour moi! reprit-il, j'aurais quelque chance; mais je suis sûr que lorsqu'elle se moque de moi, vous faites chorus, au lieu de me défendre.

--Vous avez deviné juste, mon cher; mais consolez-vous, vous êtes une bonne demi-douzaine du même acabit, logés à la même enseigne, et que nous aimons bien tout de même. Voyez un peu...

--Oui, je sais, il y a Sourof et Galkine, et les autres; mais ça ne me console pas du tout. Elle épousera Paul Rabof, hein? Madame Mérief, dites-moi la vérité, c'est Rabof qu'elle a choisi!

Madame Mérief déposa son bas sur la table et prit un air sérieux.

--A dire vrai, mon cher monsieur, je n'en sais rien du tout. Ma fille se mariera selon son coeur et quand il lui plaira; Paul Rabof est un garçon de mérite, il a sa chance, comme vous avez la vôtre...

--Oh! la mienne!... murmura piteusement Ladine.

Madame Mérief reprit son bas d'un air tranquille. Xénie entra et fit une imperceptible grimace à l'adresse de sa mère en apercevant Ladine. Pour toute réponse, celle-ci la regarda d'un air innocent, en affermissant les légères lunettes d'or qu'elle portait à la maison. Xénie comprit et s'avança d'un pas mesuré, le front modeste, les yeux baissés, comme il convient en pareille occurrence. Elle s'appuya légèrement sur ses deux mains posées à plat sur la table et sembla attendre.

--Eh bien, Ladine? fit madame Mérief d'un ton encourageant.

Le pauvre garçon ne se sentait pas encouragé le moins du monde. Il regarda Xénie à deux reprises, et s'aperçut tout à coup qu'elle était debout et lui assis, ce qui était contraire à tous les principes. Il se leva précipitamment et lui offrit son fauteuil, qu'elle accepta en silence; puis, resté devant elle, il fit un mouvement pour prendre son chapeau et s'enfuir.

--Voyons, Ladine, c'est le moment! dit l'impitoyable madame Mérief en le retenant par le pan de sa redingote.

--Mademoiselle Xénie, fit-il bravement avec un plongeon désespéré, madame votre mère vient de me dire que vous ne m'épouserez pas; il est donc inutile que je vous adresse une demande en mariage qui serait repoussée.

--Bravo! bravo! Ladine! s'écria madame Mérief en battant des mains. Voilà ce qui s'appelle tourner une difficulté! C'est très-bien trouvé, cela! Vous voyez bien que je parle pour vous!

Le bas, les aiguilles et le peloton de coton avaient roulé par terre; un petit chat noir, favori de Xénie, se lança à la poursuite du peloton avec une telle vivacité que la jeune fille et Ladine lui-même furent obligés de l'arrêter dans ses ébats avant de poursuivre l'entretien. Le coupable fut expulsé, le trophée rapporté et remis aux mains de madame Mérief; le sérieux reparut alors sur la figure de Xénie, avec une ombre de sourire malin dans le coin de ses lèvres moqueuses.

--Monsieur Ladine, dit-elle avec un décorum irréprochable, votre proposition me touche, mais je n'ai pas l'intention de me marier de sitôt; j'attendrai ma majorité avant de savoir si je veux me marier oui ou non, et quand j'aurai décidé cette question, il sera temps de faire un choix.

--Quand serez-vous majeure? hasarda Ladine.

--Dans six mois; d'ici là, mon cher ami, vous serez marié, allez!

--Marié, moi! s'écria le jeune homme en sursautant. Moi? Mais puisque je vous aime!...

--Ça ne fait rien, dit gravement Xénie, vous serez marié; j'ai vu cela dans le marc de café.

--Mademoiselle Xénie! vous allez me porter malheur! Retirez cette prophétie!

--Je ne retire rien du tout, continua imperturbablement la malicieuse fille. Vous serez marié, et tout surpris de l'être; mais quand on l'est, vous savez, c'est pour longtemps!

L'infortuné, aussi superstitieux que le commun des gens de son pays, n'essaya plus de se débattre contre sa destinée. Sa vieille bonne lui avait dit que Xénie avait le mauvais oeil, et il n'avait pas voulu y croire; se pouvait-il que ce fût vrai?

--Marié! dit-il tristement; quelle vilaine prédiction!

--Vous voudriez bien l'être avec moi! Je ne vois pas la différence...

--Je la vois, moi! murmura le pauvre garçon. Enfin, je pourrai venir ici comme devant?

--Mais certainement, mon cher; mieux que devant, même, si vous voulez! Cela rapproche, une demande en mariage; je vous assure que cela resserre l'amitié.

Elle avait l'air si convaincu qu'il ne sut que répondre. Il prit son chapeau, sans obstacle cette fois, et se retira.

Quand la porte se fut refermée sur Ladine, Xénie, sans quitter son air grave, esquissa deux ou trois pas de polka dans le salon, puis vint se jeter sur le canapé auprès de sa mère, en riant de toutes ses forces; elle la serra dans ses bras, l'embrassa, lui ôta ses lunettes et lui brouilla son peloton; le tout, en moins d'une minute; après quoi elle se leva et se mit à marcher silencieusement par la vaste pièce.

--Folle! lui dit sa mère en rétablissant un peu d'ordre sur sa personne. Pourquoi lui as-tu dit qu'il serait marié?

--Pour qu'il se marie! Je n'aime pas les saules pleureurs ailleurs que dans les parcs, au bord des ruisseaux. Tu vois bien que les autres se sont tous mariés; qu'il fasse de même.

Ce fut la conclusion de cette affaire.



VI


Le printemps était venu: ce printemps étrange et fiévreux, aux jours brûlants, aux nuits froides, où vers quatre heures de l'après-midi une femme ne sait trop si elle doit prendre son ombrelle ou son manchon, tant l'air est glacial et le soleil ardent. De gros tourbillons de poussière volaient le long des canaux, retombant en pluie noirâtre sur la glace de l'hiver, mince et transparente, qui laissait voir l'eau toute noire sous son épaisseur de plus en plus minée par le soleil et le frôlement de l'onde déjà attiédie. Cette glace amincie, rongée par places, est l'emblème frappant de la fragilité: qu'un oiseau s'y pose pour becqueter une graine, elle s'effondre sous lui avec un léger bruit de cristal.

Xénie marchait le long d'un quai, son ombrelle suspendue au bras, et ses mains dans son manchon; elle avait bravement résolu le double problème en prenant les deux objets. Quelques regards curieux l'avaient suivie le premier jour, et dès le lendemain plusieurs l'avaient imitée.

Contente de ce résultat, elle rentrait paisiblement au logis, après avoir pris une leçon de piano chez un maître célèbre. Depuis deux ans elle avait répudié l'escorte conventionnelle d'une maritorne pesante ou d'un domestique essoufflé.

--Maman, je vais trop vite, avait-elle dit; ça les rend malheureux, et ils ne me servent à rien, car c'est moi qui suis obligée de les attendre au coin des rues pour ne pas les perdre.

Madame Mérief avait cédé à cet argument, et Xénie sortait seule.

Elle aimait à marcher vite; sa pensée semblait courir avec elle le long des rues populeuses, le long des quais déserts, à travers les grandes places pleines de soleil; elle pensait alors à mille choses qu'elle n'aurait pu formuler et qui remplissaient son cerveau de la douce chaleur du travail. Elle songeait à la vie, aux différentes manières de l'employer, aux devoirs de chacun, aux peines et aux plaisirs dans leur distribution inégale, et son pas souple rhythmait dans son esprit les formes indécises de sa pensée. C'était comme un chant qu'elle se chantait à elle-même, triste ou gai, suivant la circonstance; gai le plus souvent, car jusqu'alors la vie était pour elle pleine de surprises amusantes.

En rentrant au logis, elle trouva sa mère endormie sur son lit; il arrivait assez souvent à madame Mérief de dormir quand sa fille était absente. La vie et le bruit que mettait Xénie dans la maison appelaient le sommeil et l'oubli dès qu'elle s'en allait; à vrai dire, madame Mérief s'ennuyait.

Une lettre avec un énorme cachet noir gisait sur la table du salon; Xénie la prit machinalement et regarda l'écriture; c'était une écriture inconnue y et l'adresse était à son nom.

La jeune fille resta immobile, la lettre à la main, saisie d'une crainte indéfinissable; cette lettre cachetée de noir apportait certainement une mauvaise nouvelle. Le timbre de la poste était celui de la province où elle était née; elle songea à la petite Anna, retournée près de son père depuis six semaines. Mais non, le père d'Anna ne devait pas avoir de cire noire chez lui; il cachetait ses lettres avec de la mie de pain!

Le coeur serré par une vague terreur, elle ouvrit la lettre.

C'était du régisseur des biens de son père, un nouveau régisseur qu'elle ne connaissait pas; après quelques phrases banales, préliminaires obligés, il lui annonçait que le 5 courant Pierre Mérief avait rendu son âme à Dieu, sur ses terres, après une maladie de trois jours seulement; que l'état des chemins, en ce moment de dégel, n'avait pas permis de faire prévenir la famille en temps convenable pour les obsèques, qui avaient eu lieu en grande pompe, et que le testament du défunt était déposé chez Me Z..., notaire à Saint-Pétersbourg, où les intéressés étaient invités à en prendre connaissance le 30 avril de la présente année.

Xénie lut jusqu'au bout cette filandreuse épître, puis leva les yeux et regarda la fenêtre; il lui semblait que le soleil s'était soudain voilé d'un crêpe noir. Un grand frisson passa sur elle; elle s'approcha du jour, et chercha dans les quatre pages couvertes de gros caractères égaux et tous semblables, la ligne où elle avait lu que son père était mort. Elle la trouva, non sans peine, et la relut cinq ou six fois.

C'était donc vrai! Cet homme hautain, acerbe, qui l'aimait pourtant, et qui l'avait si froidement repoussée trois mois auparavant, parce qu'elle aimait sa mère,--cet homme était mort, et c'était son père! Elle allait porter du crêpe, commander un service funèbre, voir autour délie tout l'attirail d'un deuil de bonne maison,--et elle connaissait à peine ce chef de famille, dont la perte pour elle ne représentait guère qu'un regret pour ainsi dire officiel. Le coeur de la jeune fille se serra. A présent qu'il n'était plus, que des mains étrangères l'avaient soigné, enseveli, porté à sa dernière demeure, elle eût voulu être auprès de lui, le caresser de sa main compatissante, lui adoucir les angoisses de la mort par sa présence et son sourire, lui rendre enfin le devoir pieux et filial d'une enfant près de celui qui lui a donné la vie... Les yeux de Xénie s'emplirent de larmes.

--Oh, père! dit-elle tout bas, si vous aviez voulu, je vous aurais tant aimé!

--Xénie, dit faiblement madame Mérief dans la pièce voisine, es-tu rentrée?

--Oui, maman, répondit la jeune fille, en se dirigeant lentement vers la porte. Elle mit la lettre dans sa poche, et passa de l'autre côté des rideaux qui protégeaient le lit de sa mère.

--Je m'ennuie quand tu n'es pas là. Quelle heure est-il?

--Cinq heures, maman; nous allons dîner tout à l'heure.

--Embrasse-moi, dit la mère en s'appuyant sur le coude. Qu'est-ce que tu as aujourd'hui? Tu n'es pas malade?

Dans la demi-obscurité, pendant que Xénie se penchait sur elle pour l'embrasser, madame Mérief inquiète passa la main sur le visage de sa fille.

--Tu as pleuré! fit-elle en se dressant tout à coup. Qu'est-ce qu'il y a? Parle vite, j'aime mieux tout savoir.

--Mon père est mort, dit tout bas Xénie.

Un soupir coupé en deux par une sorte d'étouffement sortit de la poitrine de madame Mérief, qui se laissa retomber sur l'oreiller, et fit le signe de la croix.

--Il est mort? dit-elle. Que Dieu lui pardonne! Il y a longtemps que je ne lui en veux plus.

--Cela me fait de la peine, maman, murmura la jeune fille en caressant les mains de sa mère, qu'elle couvrait de baisers.

--C'est bien naturel, ma fille, c'était ton père, et il n'a pas été méchant pour toi...

Les deux jumeaux avertis par la même voie se présentèrent dans la soirée chez leur mère. Ils chérissaient leur père, et leur vive douleur affligea profondément madame Mérief. Elle leur prodigua toutes les tendresses de son coeur maternel, et pour la première fois de sa vie eut la douceur de sentir ses fils recourir à elle et la considérer vraiment comme une mère. C'était à la mort de son mari qu'elle devait cette joie; elle ne put s'empêcher d'en faire la remarque philosophique à part elle, et elle l'en remercia sans amertume ni arrière-pensée. Puisqu'il était mort, elle ne pouvait plus avoir pour lui que des sentiments d'affectueuse estime, plus élevés et plus délicats même que le pardon.



VII


Le 30 avril, Xénie se leva de grand matin; le soleil se glissait sous le store à travers les plantes à feuillage persistant qui garnissaient intérieurement la fenêtre de la chambre et envoyait un gai rayon d'or dans la glace en biseau de la toilette. Ce rayon jouait au plafond d'une façon si joyeuse que la jeune fille, tout en évitant de faire du bruit, se fredonnait à elle-même une chanson, tout bas, si bas que personne ne pouvait l'entendre.

Il y a dans ces matinées, de printemps en Russie, alors que de larges plaques de glace attardées couvrent encore les canaux, lorsque pas une feuille d'arbre ne pense à se montrer, mais quand l'herbe verdit un peu plus tous les jours dans les pelouses des squares, une force exhilarante, une manifestation de vie extraordinaire. L'air pur, le ciel bleu, le gai soleil et ce pauvre gazon encore timide annoncent seuls que le printemps est venu, mais ils le crient tout haut, et il n'est pas de créature qui ne soit forcée de l'entendre. Xénie, du fond de sa chambre, l'entendait bien, et lui répondait de son mieux; ses beaux cheveux noirs ramenés en longues tresses sur sa tête, elle revêtit son grand deuil dont l'austérité ne parvenait pas à ôter à la jeune fille l'aspect radieux de sa triomphante jeunesse, puis doucement elle entr'ouvrit la porte de sa mère, et avança la tête, pour écouter le bruit de la respiration de sa chère endormie.

--Xénie, dit la voix de madame Mérief, tu peux entrer; viens ici.

La jeune fille obéit, se pencha sur sa mère, l'embrassa et s'assit sur le pied de son lit.

--Je n'ai pas dormi, reprit madame Mérief; je n'ai pas pu m'engourdir même une minute... elle s'interrompit et resta pensive un instant, puis regarda sa fille qui lui souriait d'un air inquiet. J'ai pensé au testament, continua-t-elle, et sais-tu? J'ai peur! positivement peur! Je n'ose pas aller chez le notaire.

--Pourquoi? allait dire la jeune fille; elle se retint, craignant de manquer de respect à l'un ou à l'autre de ses parents, par cette question si simple.

--Ton père ne m'aimait pas, reprit la veuve. Dieu sait s'il avait tort ou s'il avait raison! Après sa mort il ne m'appartient pas de juger ses actions et ses pensées; mais je crois qu'il se sera arrangé pour me laisser le moins possible de son bien...

--Oh, maman, pourquoi vous figurez-vous cela? fit Xénie en joignant les mains.

--C'est une idée que j'ai: il m'avait dit autrefois qu'il me jouerait ce tour-là...

--Mais, maman, comme veuve, vous avez droit à la septième part?

--Sans doute, mais qu'est-ce, la septième part de nos biens-fonds? moins de deux mille roubles de revenus une mince portion de veuve... enfin, il t'aimait, il t'aura peut-être avantagée!...

Xénie ressentit un grand coup au coeur en pensant à la manière dont son père l'avait congédiée lors de leur dernière entrevue, et elle devint toute froide de la tête aux pieds.

--Nous ferons pour le mieux, maman, dit-elle, en forçant ses lèvres glacées à sourire; vous voulez que j'aille toute seule chez le notaire?

--Je t'en prie. Je préfère attendre ici. Je n'ai pas de fortune personnelle, tu sais, Xénie... si ton père m'a déshéritée, je serai presque sans ressources quand tu te marieras; c'est le couvent seul qui pourrait me recevoir: avec deux mille roubles de revenu, on ne peut avoir ni un loyer convenable, ni une servante passable, ni...

--Ne vous occupez pas de cela, maman, fit promptement Xénie. J'irai seule chez le notaire, et je vous rapporterai les nouvelles; j'espère que ce seront de bonnes nouvelles.

Elle aida sa mère à se lever, lui fit prendre une tasse de café, lui apporta sur une table une énorme quantité de linge de maison à examiner, afin d'occuper les heures pénibles de l'attente, et vers dix heures, elle sortit de la maison, couverte par son long voile de crêpe. Un crêpe s'était aussi étendu entre sa joie et le soleil, et pour la première fois une inquiétude sérieuse venait de pénétrer dans son âme.

Ses frères étaient arrivés un peu avant elle; elle ne remarqua point leur air contraint ni leur apparence embarrassée; elle était elle-même trop troublée pour rien examiner. Le notaire l'accueillit avec toute la politesse dont sa nature d'ours le rendait susceptible, et commença aussitôt la lecture du testament. Après les premières phrases banales, il prononça ce qui suit:

«Connaissant l'attachement exagéré de ma fille Xénie pour ma femme Alexandra, qui l'a élevée contrairement à mes désirs, et voulant empêcher qu'après ma mort ma fortune passe à celle-ci, j'ai renoncé à avantager ma fille, et suivant l'ancienne loi russe, je lui laisse la septième part à laquelle elle a droit. Ma femme Alexandra recevra également une septième part que je ne puis lui ôter, et le reste de ma fortune sera partagé entre mes deux fils, qui se sont toujours montrés pour moi des enfants soumis et respectueux.»

Le coeur de Xénie se serrait de plus en plus, à mesure que le notaire avançait dans la lecture de cette longue phrase, et elle se sentit prise à la gorge par des larmes irrépressibles qui montèrent brûlantes à ses yeux; mais ses frères la regardaient d'un air contraint et gêné; elle refoula l'exclamation de douleur qui lui venait aux lèvres, et fixa des yeux calmes sur le notaire qui ne put s'empêcher de s'incliner vers elle, plein de respect pour sa force d'âme.

Une nouvelle surprise lui était réservée, plus pénible encore: l'évaluation des biens paternels apprit à Xénie que son père avait vendu, deux ans auparavant, une forêt considérable, qui constituait plus de la moitié de l'héritage; le produit de cette vente ne figurait pas au testament, si bien que la fortune, réduite et partagée, donnait à Xénie et à sa mère ensemble un revenu de deux mille roubles. Comme l'avait dit madame Mérief, c'était à peine suffisant pour la plus modeste existence de deux femmes dans leur position, et avec leur éducation.

--C'est tout? demanda Xénie en se levant, car elle était incapable de se contenir plus longtemps.

--Pardon, mademoiselle, il y a un codicille: Sur l'argent liquide que je possède, j'ai fait une donation de cinquante mille roubles à ma fille Xénie, à cette seule condition qu'elle la gardera pour elle-même, et qu'elle ne pourra transférer à sa mère ni tout ni partie de ce legs, l'emportant avec elle en cas de mariage; en cas de non-exécution de cette clause, le legs sera révoqué et passera par moitié à chacun de mes fils.

Les fils avaient le reste de la fortune, produit de la vente de la forêt, et se trouvaient superbement avantagés; chacun d'eux devenait un beau parti, capable de prétendre aux plus brillantes alliances.

Xénie écoutait sans mot dire, ne trouvant pour formuler sa pensée qu'une seule expression: Quelle méchanceté! et elle ne pouvait ni ne voulait le dire tout haut. La lecture terminée, le notaire présenta aux héritiers les pièces à signer, et elle signa comme les autres.

--Quand madame votre mère viendra-t-elle signer? demanda le notaire à Xénie en reprenant la plume.

--Envoyez votre clerc chez nous, répondit la jeune fille; ma mère est malade et ne peut se déranger.

--Fort bien, dit le notaire: j'enverrai dans une heure.

Les deux jumeaux tendirent la main à leur soeur, et se retirèrent sans ajouter un mot. Leur situation était embarrassante; un seul moyen existait d'en sortir, c'était de protester près de leur mère contre cette injuste répartition, mais ce courage était au-dessus de leurs forces, et ils battirent en retraite.

--Pardon, dit le notaire au moment où Xénie allait les suivre, acceptez-vous le testament?

--Puis-je faire autrement? répondit-elle avec une certaine hauteur; il lui déplaisait que cet étranger touchât à la plaie vive de son âme.

--On pourrait l'attaquer, et peut-être le faire casser; il n'est pas invulnérable, et, d'ailleurs, il est si notoirement injuste...

Xénie regarda le notaire; cela lui faisait du bien d'entendre prononcer par une autre bouche les paroles qu'elle avait dans le coeur.

--Plaider contre mes frères? Casser le testament de mon père? Non, monsieur; je ne porterai pas à la connaissance du monde l'aversion de M. Mérief pour sa malheureuse épouse.

--Mais votre mère se trouve réduite à une portion si minime...

--Ne vous inquiétez pas de cela, monsieur, répondit Xénie avec son beau sourire. Puisque j'ai quelque chose, ma mère en a la moitié.

Le notaire s'inclina sans répondre. Elle eut regret d'avoir été dure avec cet homme, qui lui avait donné ce qu'il considérait comme un bon conseil, et lui dit avec douceur:

--Je vous remercie pourtant, monsieur.

Elle sortit, et le notaire se demanda, quand elle fut partie, si vraiment elle ferait comme elle l'avait dit; il était sceptique par habitude et par profession, mais il demeura certain qu'à la place de Xénie, ses frères eussent profité de la vente des bois et de l'emploi illégal de son produit pour attaquer le testament.



VIII


Le long du chemin, mademoiselle Mérief ne se posa aucune question et ne résolut aucun problème; elle ne fit pas non plus de plans d'avenir; L'avenir lui paraissait si simple, qu'il n'était point opportun d'y songer.

Elle rentra chez elle de ce pas souple et glissant qui lui était propre, sonna à la porte sans s'arrêter, et tout d'une haleine, entra dans le salon, où sa mère, assise près de la fenêtre, s'occupait docilement des travaux que Xénie lui avait préparés.

--Eh bien? dit madame Mérief, en tournant vers sa fille son visage soudainement vieilli et fatigué.

Xénie fut frappée au coeur de l'altération de ces traits magnifiques, si placides quelques semaines auparavant, et une généreuse résolution qui monta de son coeur à son visage, comme une chaude bouffée de vie, formula instantanément toutes les pensées confuses qui pendant la marche étaient nées dans son cerveau.

--Craindrais-tu beaucoup la pauvreté, mère? dit-elle en s'asseyant sur un tabouret bas, devant madame Mérief, et en posant les bras sur ses deux genoux. N'aie pas peur, ajouta-t-elle rapidement en voyant les yeux noirs se troubler et prendre une expression de douleur égarée; nous ne sommes pas pauvres, ma mère chérie, mais dis moi d'abord si tu crains la pauvreté.

--Plus que tout, excepté de te perdre, répondit la veuve. J'ai eu du courage autrefois, j'en ai eu pour t'élever, pour me séparer de ton père, pour vivre seule; je n'en ai plus aujourd'hui; s'il faut que je travaille pour gagner ma vie, je ne le pourrai pas, ma fille, non, je ne le pourrai pas!

Elle secoua la tête avec l'expression d'un enfant qui a beaucoup pleuré et qui ne peut plus résister.

Xénie remarqua avec effroi que les bandeaux lustrés de sa mère, jadis d'un noir éblouissant, étaient semés de nombreux fils d'argent. Comment ne s'en était-elle pas aperçue plus tôt? Est-ce qu'ils seraient venus tout à coup, depuis ces quelques derniers jours? Elle se décida à parler sans retard.

--Vous êtes riche, ma mère chérie, dit-elle en entourant de ses bras les épaules de madame Mérief, qui se penchait instinctivement vers elle; vous êtes assez riche pour ne vous priver de rien; c'est moi qui suis déshéritée; je suis punie de vous avoir trop aimée; je n'ai que ma septième part tout sec, tandis que vous, vous avec des rentes, pas bien grosses, des petites rentes, modestes comme la violette des bois...

Elle avait commencé à parler avec une tendresse profonde et contenue, qui faisait vibrer sa voix d'une émotion singulière; puis, peu à peu, son sourire attendri s'était transformé en une caresse enfantine; elle riait en finissant, comme pour écarter de l'esprit de sa mère, qu'elle sentait péniblement agitée, toute idée trop nette, trop rude, qui pût heurter les cordes fortement tendues de cette âme en détresse.

--Tu dis que j'ai des rentes? répéta madame Mérief, qui tremblait de tout son corps; alors, il ne m'a pas maudite, et il ne m'a pas déshéritée?

--Non, mère; ni l'un ni l'autre. En plus de votre septième part, vous avez cinquante mille roubles de capital.

--Que Dieu soit béni! fit la veuve en joignant ses mains en une prière ardente. Elle fit le signe de la croix et se laissa doucement aller dans un fauteuil, se détachant ainsi sans effort de l'étreinte de Xénie, qui la regardait attentivement, avec quelque angoisse.

--Vous êtes contente? dit la jeune fille sans la quitter des yeux.

--Je crois bien! si tu savais comme j'avais peur de la misère! Mais pourquoi me dis-tu vous à présent?

--Je ne sais pas; il me semble que c'est plus sérieux; je te dirai tu maintenant. On va t'apporter les papiers à signer, ne les lis pas. C'est ennuyeux, c'est fatigant, et de plus, c'est triste; tu ne les liras pas, dis?

--Certes, non! tu les as lus?

--Il l'a bien fallu! Je te montrerai la place, et tu signeras.

Madame Mérief fit un signe d'acquiescement, puis elle se tourna brusquement vers sa fille.

--Et toi! dit-elle, qu'as-tu reçu en partage?

--Pas grand'chose, dit Xénie en la regardant avec tendresse; mes frères ont tout; moi, j'ai ma septième part; mais cela m'est égal; tu ne vas pas me renvoyer, dis? Je serai une excellente femme de charge. Et même, si tu le veux, pour gagner ma vie, je serai ton intendant; c'est moi qui gérerai tes biens; de la sorte, tu n'auras besoin de t'occuper de rien. Tu deviens paresseuse, ma belle maman chérie, tu deviens horriblement paresseuse! Je te ferai des loisirs, tu verras.

--Il ne t'a pas laissé de dot? demanda madame Mérief, secouant sa torpeur, pour se pencher vers sa fille, qui la regarda avec pitié.

--Non, je n'en ai pas besoin! Est-ce que je ne suis pas assez belle fille pour me marier sans dot?

Madame Mérief sourit, Xénie était véritablement belle; sous ce jour cru, si défavorable à toute autre, son teint ambré, ses cheveux noirs, ses yeux de velours lui donnaient un éclat merveilleux, et l'intensité de vie qui débordait de tout son être la rendait comparable à nulle autre parmi les jeunes filles de son âge et de son rang.

--Ma pauvre enfant! dit la mère à la fois fière et inquiète; si pourtant, faute d'un peu d'argent, tu ne trouvais pas l'époux qui te conviendrait!

--Eh bien, maman, je ne me marierais pas, le beau malheur! Voyez-vous, ce monsieur, qui voudrait Xénie Mérief, et puis une fortune, par-dessus le marché! C'est trop, mon beau monsieur, c'est beaucoup trop pour un seul! Xénie ou l'argent, et Xénie seule vaut une fortune!

--Embrasse-moi, fit la mère avec orgueil; d'ailleurs, tu sais que ce que j'ai est à toi..»

--Oui, mère, je le sais; je le sais bien! répondit la jeune fille en serrant madame Mérief dans ses bras, avec cette tendresse profonde et muette, pleine de sous-entendus, qui venait de se révéler à elle, et qui devait être maintenant la règle et le devoir de sa vie entière.

Le clerc parut avec les papiers; madame Mérief mit docilement sa signature à l'endroit indiqué par sa fille, et tout fut terminé le plus paisiblement du monde.

Dans la soirée, Paul vint faire sa visite. Il venait presque tous les jours; madame Mérief s'était si bien accoutumée à lui, qu'elle le grondait quand il manquait de venir. Ce soir-là, il se présenta plus tôt que de coutume; dans la journée, il avait vu l'aîné des jeunes Mérief, et avait ainsi appris la bizarre répartition de l'héritage. Il connaissait depuis assez longtemps la mère de Xénie pour n'être pas sans inquiétude au sujet de son état d'esprit en cette circonstance pénible. Il venait donc, affectueux et empressé, apporter quelques bonnes nouvelles à la veuve dépouillée... Il fut tout surpris de la trouver tranquille, souriante, presque gaie, tant la pensée que son avenir était désormais à l'abri du besoin, mettait de douceur dans l'âme de madame Mérief.

--Vous ne savez pas, Rabof, dit la veuve en lui faisant un signe amical, M. Mérief n'était pas si mauvais, au fond-, il n'a pas été bon pour sa fille, mais c'est qu'il comptait sur moi pour réparer cette petite injustice; il m'a avantagée de cinquante mille roubles...

Paul, troublé, regarda Xénie pour avoir le mot de l'énigme; elle lui répondit par un geste et un regard tranquilles, qui confirmaient le dire de sa mère.

--J'avais peur de manquer, continua madame Mérief; très-grande peur, je vous l'avoue; et puis, s'il ne m'avait rien laissé, j'aurais toujours cru qu'il m'en voulait dans l'autre monde; je ne l'ai jamais offensé en rien, Dieu le sait! Mais enfin, j'aime mieux qu'il ait été bon pour moi... Je vous assure, Paul, cela me fait beaucoup de bien... Je n'ai guère dormi ces derniers temps...

Rabof interrogea encore une fois Xénie du regard et reçut la même réponse. Il commença alors à comprendre; mais ce mensonge héroïque lui paraissait si difficile à admettre, qu'il hésita encore.

--Vous êtes contente, mademoiselle? dit-il à la jeune fille.

--Très-contente; je n'ai rien, ou presque rien, mais maman a promis de me garder comme femme de charge!

Elle rit, et ce rire, écho affaibli de sa belle gaieté d'autrefois, amena à ses joues une rougeur fugitive. Il profita d'un moment où le thé du soir mettait un peu de mouvement dans les pièces de l'appartement, toutes grandes ouvertes, pour la suivre dans la salle à manger, pendant qu'elle versait de Peau chaude dans la théière.

--Mademoiselle Xénie, ce n'est pas vrai, toute cette histoire! Qu'avez-vous dit à madame votre mère?

Elle le regarda bien en face, et sa main trembla légèrement.

--Ce qu'elle devait croire, répondit-elle. Vous avez vu mes frères?

--L'aîné seulement.

--Eh bien, il faut absolument qu'ils disent comme moi. Ma mère a reçu une secousse terrible lors de la mort de mon père. Elle avait toujours espéré qu'elle le reverrait, qu'il se réconcilierait avec elle; au fond, elle l'a toujours aimé. Cette fin imprévue lui a fait un mal profond et irrémédiable. Si elle apprend maintenant qu'il l'a poursuivie de sa rancune jusqu'après la tombe, elle souffrira plus que je ne puis en supporter l'idée, et peut-être...

--Que craignez-vous donc? demanda à voix basse Rabof, inquiet de son silence.

--La folie, murmura Xénie plus bas encore. Son intelligence s'affaiblit rapidement... Qu'elle soit heureuse;--vous me comprenez, n'est-ce pas, Rabof? J'ai été une jeune fille insouciante, absolument heureuse jusqu'à présent; ma mère a eu tous les soucis, je n'en ai eu aucun. Maintenant les rôles sont changés, c'est moi qui deviens la mère,--et elle, elle devient ma fille... Vous direz à mes frères que je leur ordonne de dire comme moi, à tout le monde sans exception; et s'ils font des difficultés...

--Eh bien?

--Eh bien, vous leur direz que dans ce cas, j'attaquerais le testament, et je pense qu'ils ne résisteront pas.

Le regard hautain de Xénie se fixa un instant dans le vide, comme si elle voyait les jeunes gens devant elle, puis elle le ramena sur son interlocuteur.

--Mademoiselle Xénie, dit Rabof doucement, faites-moi l'honneur de m'épouser.

Elle fit un mouvement violent, comme si elle repoussait avec colère un objet trop rapproché d'elle.

--Est-ce que je le puis! dit-elle avec une véhémence chagrine; est-ce que je puis maintenant penser à autre chose qu'à elle, elle dont l'esprit s'affaiblit, dont la volonté s'efface, qui ne sera peut-être bientôt plus qu'un enfant dans mes bras!... Pourquoi me dites-vous cela quand vous voyez que je suis vouée à d'autres devoirs!...

Rabof garda le silence; dans cette colère, il lisait plus d'affection que dans toute la bienveillance passée.

--Je serais un bon fils pour elle, dit-il après un silence.

--Et moi, je serais une mauvaise fille, ou une mauvaise femme. Je n'ai jamais pu penser à deux choses en même temps, comment ferais-je marcher deux devoirs de front?... Non, Rabof; mais je vous remercie de m'avoir demandée au moment où je suis ruinée et chargée de ma mère... Je m'en souviendrai!

Elle lui tendit la main avec un sourire ému; les larmes qui venaient de monter à ses yeux s'arrêtèrent dans ses longs cils, et elle les essuya d'un brusque mouvement de sa main gauche. Le jeune homme la retint un instant, puis se détourna avec un geste découragé. Elle s'approcha de lui et lui parla avec une confiance affectueuse:

--Je ne sais pas ce que je serai, lui dit-elle; maintenant je ne suis pas mûre pour le mariage; oui, c'est vrai, ne me regardez pas d'un air si incrédule, cette grande fille majeure n'est pas bonne à marier; je ne sais pas ce que je veux, je vais encore au hasard dans la vie; j'ai été très-heureuse, trop heureuse probablement. Ce matin, tout à coup, un grand devoir m'est tombé sur les bras, et je me suis sentie comme si j'avais reçu une montagne sur la tête. Je ne sais rien, je ne vois rien que ma mère ruinée, affaiblie, l'esprit troublé, une ruine elle-même, et je vois qu'il faut la sauver, la secouer, lui rendre sa vivacité, son intelligence... Je ne puis penser à me marier, vous le voyez bien! Un jour viendra-t-il où je pourrais changer d'avis, quand ma mère rétablie, heureuse, ne réclamerait plus mes soins de toutes les heures? Mais ce jour-là comme à présent, je serais sans fortune, et celui qui me prendrait alors devrait continuer mon mensonge auprès d'elle! Qui sait si un jour de colère ou de rancune, malgré lui peut-être, sans y penser, il ne dévoilerait pas à ma pauvre chérie le secret que je veux toujours lui cacher?

Rabof voulait protester, mais avec une amertume profonde, qui contrastait avec sa jeunesse et son intensité de vie, elle l'arrêta d'un mot:

--Puis-je croire à l'amour éternel, après celui que mon père a eu pour elle?

--Soit! dit enfin Rabof; j'attendrai.

--Non, reprit Xénie, je n'y consens pas; je ne puis supporter la pensée que vous attendez des événements qui peuvent ne jamais se réaliser; ce serait une chaîne, et j'ai horreur des chaînes. Mariez-vous, soyez heureux, j'en serai bien aise, j'en serai véritablement heureuse...

Elle le regarda avec douceur, et tout à coup, dans ses yeux noirs passa une flamme attendrie; la glace de son coeur allait-elle se fondre? Un mot du jeune homme l'eût peut-être obtenu; mais il tenait ses yeux fixés à terre, sans doute pour ne pas montrer combien de regrets et de chagrins lui causait la détermination de Xénie. Elle poussa un soupir, et lui dit:

--Adieu.

--Vous voulez que je m'en aille! s'écria-t-il en se levant soudain.

--Non, c'est de mon amoureux que je prends congé; je salue l'ami de mes heures d'épreuve, qui ne voudra pas me retirer l'appui de son affection... j'en aurai tant besoin!

--C'est trop subtil pour moi! dit-il avec un peu d'humeur.

--On s'y fait! répondit-elle avec un sourire. Allez chercher maman pour prendre le thé.

Il obéit, et désormais Xénie ne lui entendit plus demander sa main. Paul Rabof avait sa fierté, et craignait de sembler importun. Il voulait se garder pour elle. Mais la vie est si courte, et l'on prend tant de résolutions impossibles à accomplir!



IX


C'est quelque chose que d'avoir fait un sacrifice; mais le difficile est de le soutenir pendant des années, ou même des semaines. Dès les premiers pas dans la vie qu'elle avait choisie, Xénie se trouva face à face avec des difficultés sérieuses qu'elle n'avait pas prévues.

Dès le lendemain du 30 avril, elle écrivit à ses frères pour les prévenir de sa visite, et, sans faire part à sa mère de ce projet, elle se rendit chez eux à l'heure fixée. Les deux jumeaux habitaient un joli appartement fort bien meublé, que leur père avait choisi et arrangé pour eux; ils reçurent leur soeur sans se départir de l'air embarrassé qu'elle leur avait déjà vu chez le notaire; ils sentaient toute l'injustice du partage qui les enrichissait aux dépens de leur mère et de Xénie, mais ils ne se reconnaissaient ni l'énergie ni l'autorité nécessaires pour passer outre et déchirer le testament; seuls juges de leur conduite, ils n'osaient manquer de respect aux volontés dernières de ce terrible père qui, tout en les choyant, avait su leur inspirer une sorte de terreur filiale.

Xénie aborda sur-le-champ le sujet de sa visite; cet intérieur luxueux, lorsqu'elle pensait à la gêne relative qui allait s'abattre sur la maison de sa mère, lui rendait plus pénible encore la démarche qu'elle accomplissait.

--De fait, dit-elle d'un ton tranquille, ma mère et moi, nous sommes déshéritées; vous me connaissez assez, je suppose, pour croire que je ne viens pas vous en faire de reproches; mais notre mère--elle appuya sur ce mot--ne doit pas penser un instant qu'elle est à la merci de ma volonté, ni même des circonstances. Je lui ai dit hier, et c'est afin de vous en informer que je suis venue ici--que c'était à elle qu'étaient légués les cinquante mille roubles que j'ai reçus en partage. Je vous prie, et s'il le faut, je vous ordonne, de ne jamais la détromper; j'espère que vous voudrez bien me faire ce plaisir?

Elle parlait sans se presser, de sa belle voix pleine et douce, mais sous sa robe de deuil son coeur battait à se rompre, et à ses joues ambrées montait une rougeur de fièvre. Les jumeaux s'entre-regardèrent, surpris, émus, et saisis d'un respect nouveau pour cette soeur jusqu'alors à peu près étrangère à leur coeur et à leurs pensées, bien que toutes les convenances de la vie eussent été observées en ce qui la concernait.

--Ma soeur, fit Vassili, tu sais bien, n'est-ce pas? que nous aimons notre mère... nous ne pouvons pas désobéir aux ordres de notre père, mais pour ce qui est de l'argent, il y en aura toujours ici pour toi... n'est-ce pas, André?

André appuya chaleureusement ce discours; puis ils restèrent tous deux muets et embarrassés devant cette grande jeune fille vêtue de noir, qui leur paraissait aussi redoutable qu'un juge.

--Je vous remercie, dit enfin Xénie; mais me promettez-vous ce que je vous demande? Vous ne direz jamais, ni à ma mère ni à personne, que c'est moi qui ai été avantagée?

--Nous l'avons dit à Paul Rabof hier, répondit André; mais si tu l'exiges, nous n'en parlerons à personne autre.

Xénie le remercia d'un signe de tête; André continua en hésitant:

--Tu sais, soeur, si tu avais besoin d'argent... c'est bien ce que tu as fait, c'est très-bien... c'est une belle action...

--C'est mon devoir, répondit brièvement Xénie, ce n'était pas le vôtre, c'est le mien; il n'y a pas à nous faire de louanges. Je vous remercie, frères; venez nous voir, maman en sera bien aise.

--Elle n'est pas fâchée contre nous? dit timidement Vassili.

--Elle? Vous êtes ses enfants! Pourquoi serait-elle fâchée? Elle est contente de son sort.

--Mais toi, Xénie?

Elle secoua fièrement la tête.

--Moi, je suis contente du mien. A bientôt, frères.

Elle ramena sur son visage son grand voile de crêpe et sortit en leur donnant une poignée de main à l'anglaise. Après son départ, les deux jumeaux eurent un petit conciliabule qui se termina par l'envoi d'un millier de roubles à leur mère déshéritée, «en attendant le règlement de l'héritage». Madame Mérief accepta silencieusement et mit l'argent dans le tiroir de la commode de Xénie.

--Cela te revient, lui dit-elle, ce sont tes épingles.

Elle ne croyait pas si bien dire.

Au bout de quelques semaines, Xénie, qui se substituait peu à peu à sa mère pour les soins du ménage, s'aperçut que leur revenu actuel ne leur permettrait pas de continuer leur ancien genre de vie. Leur appartement était trop cher, leur personnel trop nombreux, la location d'une maison de campagne pour l'été aux Iles ou à Tsarskoé-Sélo trop onéreuse; d'autre part, retrancher à madame Mérief tout son bien-être accoutumé lui paraissait singulièrement cruel. Elle eut une idée bizarre en apparence, sensée en réalité, et la mit à exécution sans perdre de temps.

Un dimanche soir, profitant de la visite hebdomadaire des jumeaux, après avoir joué du piano pendant une heure avec Rabof, qui était un bon partenaire pour les morceaux à quatre mains, elle fit le tour de la table de jeu, où sa mère faisait une interminable partie, de préférence en compagnie de ses fils et de Serge Ladine.

--Tu gagneras, maman, dit-elle; il est impossible de perdre quand on joue avec Ladine.

--Pourquoi? demanda madame Mérief en abattant ses cartes. Elle revenait peu à ses anciennes habitudes, et la drôlerie d'idées de sa jeunesse perçait parfois sous la gravité nouvelle de son changement d'existence. En ce moment, elle regarda Ladine avec l'attention d'un entomologue qui étudie un scarabée.

--Ne cherche pas, maman, ce n'est pas sur sa figure qu'est le pourquoi, c'est dans la poche gauche de son gilet.

Ladine fouilla dans sa poche d'un air étonné et en retira deux ou trois clefs passées dans un anneau.

--Voilà tout ce que j'ai dans ma poche, dit-il.

--C'en est assez pour expliquer notre bonheur, repartit Xénie, toujours imperturbable.

L'une de ces clefs ouvre votre cassette à argent; vous y avez enfermé ce matin vos appointements du mois, et ce soir le contenu de la lettre chargée que votre maman vous a envoyée; vous allez partir pour sa propriété de Toula, et dans six semaines vous serez marié! Or, un homme qui doit se marier dans six semaines gagne toujours aux cartes. C'est aussi certain que l'almanach, mon ami, il n'y a pas à en démordre!

Elle débitait toutes ces folies avec une mine si grave, que Ladine remit les clefs dans sa poche d'un air perplexe et confus; les autres riaient, il resta coi.

--Ladine va à la campagne, et s'y marie, mais vous, mes frères, que faites-vous? Voici le moment de se décider, ce me semble?

--Nous irons à l'étranger, dit André d'un air sérieux; ce premier voyage leur paraissait une action de la plus haute importance, un point décisif dans leur vie: c'était en effet le premier symptôme de leur émancipation.

--Et vos biens de Samara, qui est-ce oui va s'en occuper? demanda Xénie.

--L'intendant, répondit Vassili.

--Je croyais que vous étiez mécontents de lui? reprit-elle négligemment.

--Certainement, et naturellement! Il nous a tous volés lors de la vente du blé, vous aussi, maman, et toi, ma soeur; mais qu'y faire? Nous le changerons à notre retour.

--Et pendant ce temps-là, il nous volera encore sur les foins, dit la jeune fille posément. J'ai une idée: voulez-vous que j'aille là-bas, à Méra, et que je vous serve d'intendant à tous? Veux-tu, mère, me confier tes intérêts? le voulez-vous, André, Vassili?

--Je crois bien! s'écrièrent ensemble les jumeaux. Vassili ajouta sur-le-champ: Mais cela va t'ennuyer, Xénie! Jamais tu ne pourras rester à la campagne tout l'hiver, et t'occuper à vendre un tas de choses...

--Si cela m'ennuie, je reviendrai! Dans tous les cas, nous serons au moins débarrassés de l'intendant fripon, et nous aurons le temps d'en chercher un autre... Cela va-t-il?

--Cela va! répondirent les frères.

--Vois-tu, maman, fit joyeusement Xénie en se tournant vers madame Mérief, cela nous fait une maison de campagne toute trouvée!

Madame Mérief sourit d'un air placide. Pourvu que Xénie fût contente, le reste lui importait peu.

--Voulez-vous jouer encore une ouverture? dit la jeune fille à Paul sans le regarder. Elle sentait qu'il était pâle et qu'il cherchait ses yeux, mais elle n'osait lui témoigner l'émotion qu'elle éprouvait elle-même.

--Tout ce que vous voudrez, répondit-il en se dirigeant vers le piano.

Elle eut bientôt fait de feuilleter un cahier et de le porter sur le pupitre. Ils s'assirent tous deux et jouèrent les premières mesures sans se parler. Quand ils furent lancés dans la routine familière du morceau connu, il lui dit doucement:

--L'exil alors?

--Pour qui? demanda-t-elle.

--Pour moi.

Elle joua silencieusement une demi-page, puis répondit d'une voix attristée:

--Non, pas pour vous; pour moi.

--Je pourrai aller vous voir? dit-il avec tant de joie, qu'il faillit manquer la mesure.

Elle sourit et le remit dans le bon chemin. Le morceau s'acheva sans autre conversation.

Après le dernier accord, ils restèrent tous deux devant le pupitre; ils avaient tant de choses à se dire!

--Certainement, fit Xénie, en fixant sur le jeune homme son bon regard lumineux et réchauffant. Il faut venir nous voir, afin que l'exil ne soit cruel qu'à demi, afin que j'aie encore quelques échos de la vie...

--Vous ne resterez pas longtemps là-bas, fit Rabof d'un air incrédule.

--Si, dit-elle tout bas; j'ai consulté un médecin; il faut qu'elle vive à la campagne, sans inquiétude, entourée de bien-être...

Son regard glissa sur madame Mérief, qui jouait aux cartes, d'un air concentré; les sourcils de la joueuse se détendirent au bout d'un instant, et elle se tourna du côté de sa fille.

--Plus de musique? dit-elle en souriant.

--Si fait, maman, tant que tu voudras! Xénie poussa doucement Rabof et prit sa place; d'une main sûre et brillante elle entama le grand scherzo de Chopin. Tous les appels désespérés de cette plainte anxieuse, toutes les douleurs inexprimées, tous les élans de joie passionnée qui montent dans l'espace comme le vol d'une âme, prirent tour à tour sous ses doigts l'expression la plus douloureuse ou la plus exaltée. Rabof l'écoutait, assis contre le piano, et il entendait, dans les sons de cette musique, Xénie elle-même qui se débattait contre la destinée. Quand elle eut terminé:

--Bravo! crièrent les joueurs.

--Pauvre Xénie! dit tout bas le jeune homme.

Elle pleurait, et les larmes coulaient en perles brillantes le long de son corsage noir, mouillant les doigts amollis, endormis sur les touches...

--C'est ma vie, dit-elle doucement. Allons, venez à Méra cet été; je suis plus contente quand vous êtes là, je me sens protégée.

Elle se leva et retourna près de sa mère. Un instant après, elle épouvantait Ladine avec une histoire effroyable de brigands arrêtés en province après une série de crimes tout à fait invraisemblables. À la fin de cette histoire, au moment où la malheureuse victime de sa malice ouvrait la bouche pour lui demander quelques explications, elle lui indiqua Rabof.

--Demandez plutôt à Paul, dit-elle, il y était. C'est le chef de la bande, mais n'en dites rien à Trépof, il le ferait arrêter.

Là-dessus, elle s'éclipsa, au milieu d'un éclat de rire général. Cinq minutes après elle revint, et Paul put s'assurer qu'elle avait encore pleuré.



X


Le 15 juillet de la même année, aux premiers rayons d'un brillant soleil qui faisait paraître encore plus aveuglantes les blanches maisons de Samara, Paul Rabof passa d'un pied léger sur la passerelle du bateau à vapeur et se trouva sur un quai en pente, qui semble dévaler dans le Volga, précédant toute la ville. Le superbe bateau qui l'avait amené fit un demi-tour sur lui-même, quitta la rive et disparut bientôt dans la courbe du fleuve. Paul, qui le regardait s'enfuir, fut rappelé à la vie réelle par les offres persistantes d'un marchand de pastèques qui voulait à toute force lui mettre dans les bras un superbe échantillon de sa marchandise.

--Ce n'est pas une pastèque que je veux, dit Paul impatienté, c'est une voiture pour aller à Méra.

--Une voiture? tout de suite, monsieur, répondit avec empressement le marchand; il héla un cocher qui sommeillait sur le siège d'un vieux tarantasse raccommodé cent fois, rapetassé avec des pièces, des cordes, des ficelles et des courroies de toute grosseur, de toute longueur, le tout enseveli sous une couche épaisse de boue devenue poussière grâce à quelques jours de beau temps.

--Qu'y a-t-il? fit le cocher en se frottant les yeux avec des mains très-sales.

--Un monsieur, qu'il faut conduire à Méra. Chez les dames Mérief, bien sûr, n'est-ce pas, monsieur?

--Tu les connais donc? demanda Paul surpris.

--Qui est-ce qui ne les connaît pas? Elles sont si bonnes, et la demoiselle est si jolie! Ça vaut mieux pour le pays que l'ancien seigneur, qui grognait contre tout le monde.

--Combien veux-tu? dit Paul au cocher pour couper court à ce panégyrique du défunt.

Le brave homme tout à fait réveillé demanda une somme fabuleuse; après le nombre de pourparlers nécessaire à la conclusion d'un semblable marché, la valise de Rabof fut placée dans le tarantasse, il y grimpa lui-même, non sans faire cliqueter la ferraille et gémir les deux perches qui servaient de ressorts à cet équipage primitif; puis il fit un signe de tête au marchand de pastèques qui lui répondit par un geste amical, et partit au galop des deux petits chevaux de la steppe, du côté du soleil levant.

La colline de Samara fut bientôt franchie, et Paul se trouva rouler sur une route noire, entre deux océans de blé déjà presque mûr. Cette couleur singulière du sol, qui attire l'oeil du voyageur, est l'indice de sa grande fertilité; heureuse terre noire, qui donne sans engrais, presque sans travail, des récoltes abondantes et des revenus certains! La blancheur des buttes crayeuses tranchait vivement sur le sol noirâtre; pas de bois, quelques buissons rabougris, quelques ravins incultes, puis le blé reparaît, et sa couleur monotone allonge ou raccourcit les distances, suivant la disposition du voyageur.

Pour Rabof, le temps semblait long. Six semaines tout au plus le séparaient du jour où il avait accompagné Xénie et sa mère à la gare de Moscou, et un changement s'était fait en lui-même. Il avait tourné et retourné mille fois dans sa pensée la résolution de la jeune fille de se consacrer uniquement à sa mère; il l'avait trouvée déraisonnable, injuste, empreinte d'un sentiment exagéré jusqu'au don quichottisme; puis il s'était pris à l'admirer, et plus l'admiration pénétrait dans son âme, plus il sentait Xénie s'éloigner de lui; il eût voulu s'attacher à elle, et elle devenait peu à peu lointaine, insaisissable, comme une nuée brillante qui s'enfuit dans le ciel, hors de la portée de nos mains. Il l'aimait toujours, mais il sentait qu'il renonçait à elle, et son amour cessait d'être douloureux, en restant sans espoir. C'est ce singulier état d'esprit qui lui inspirait le vif désir de revoir Xénie. Pour lui-même, pour l'honneur de sa tendresse et de sa constance, il eût voulu se sentir malheureux en pensant qu'elle l'avait repoussé, et il espérait que le premier regard jeté sur elle ranimerait ses anciens sentiments, si étrangement modifiés par l'absence.

Le cocher se réveilla tout à coup du somme qu'il avait entamé après la première croisée des routes, se fiant à ses chevaux pour trouver le chemin; pour récompenser ces bonnes bêtes de leur intelligence, il fit tournoyer vingt fois son fouet au-dessus de leur tête, ce qui leur prêta non des jambes, mais des ailes; au détour d'une colline, il leur fit descendre au triple galop une pente rapide à se casser le cou; l'équipage, secouant sa ferraille, fit trembler sous son passage un pont de rondins nullement dégrossis qui traversait une étroite rivière, puis remonta de la même allure la pente opposée, tout aussi escarpée d'ailleurs, et tourna à gauche dans une enceinte palissadée, enclose de grands arbres qui semblaient venus par miracle sur ce terrain plat et sans ombre. Paul tcmba en avant le nez dans le dos de son cocher, tant l'équipage s'arrêta court, et avant qu'il eût pu se reconnaître, une voix presque enfantine, celle de la petite Anna, s'écria sur le perron d'une énorme maison de bois peinte en jaune:

--Xénie, ma tante, voici des hôtes! Ah! mon Dieu! c'est Paul Rabof!

Paul sauta à terre et chercha des yeux la bouche qui avait parlé, mais il ne vit rien du tout; une seconde après, Xénie apparut, les manches relevées jusqu'au coude, ceinte d'un grand tablier de toile, une écumoire, teinte en rouge, dans sa main droite, et lui dit gravement:

--Nous faisons de la confiture de groseille, mais ça ne fait rien; entrez tout de même.

D'un air solennel, elle fit passer son écumoire de la main droite dans la main gauche; une gaminerie aussitôt réprimée lui fit esquisser un geste de bénédiction avec cet ustensile de cuisine; mais elle se retint et présenta sa main droite au jeune voyageur, en lui disant:

--Soyez le bienvenu chez nous.

Paul entra; dans l'antichambre, il trouva madame Mérief à peu près semblable à sa fille, moins l'écumoire, et enfin la petite Anna, toute souriante et toute timide, ses manches rabattues sur ses poignets, plus rouge que jamais, le feu au visage, les cheveux dans les yeux, et sans tablier.

--Anna! fit Xénie d'un air sévère, tu as déserté ton régiment, c'est une lâcheté; va remettre ton tablier, et relève tes manches; on n'a pas le droit de quitter le feu en présence de l'ennemi. Retournons aux confitures.

--Mais, dit madame Mérief, Paul arrive de Pétersbourg, tout droit?

--Tout droit.

--Si on lui donnait quelque chose à manger?

--C'est fort bien pensé, maman; mais pendant que nous sommes ici, les confitures brûlent peut-être...

Madame Mérief courut littéralement à la cuisine avec un geste d'effroi, suivie par la petite Anna, qui avait déjà renoué son tablier. Xénie se mit à rire.

--Voyez! dit-elle, quand la gourmandise commande!... Comment allez-vous? ajouta-t-elle d'un ton soudain sérieux.

--Très-bien, répondit-il en la regardant avec attention. Il cherchait sur le visage de la jeune fille quelque indice d'émotion; il n'en vit point, et soupira faiblement. Êtes-vous heureuse ici?

--Très-heureuse; maman va à merveille, la récolte sera bonne, s'il plaît à Dieu, les paysans nous aiment... Mais c'est maman qui va bien! Il ne reste presque plus de trace de cette commotion qu'elle a eue là-bas; de temps en temps, un peu de faiblesse, la mémoire est mauvaise... Mais je la guérirai! vous verrez!

Elle se dirigeait vers la cuisine. Paul l'arrêta.

--Et vous ne vous mariez pas? dit-il.

--A quoi bon! Est-ce que vous croyez que je n'ai pas assez de soucis comme cela? Allons, venez aussi faire des confitures, pendant qu'on chauffe le samovar à votre intention.

Il la suivit dans la vaste cuisine, éclairée par une seule large fenêtre au nord; la bassine de cuivre luisant était sur la table, le cuisinier venait de l'y déposer, et madame Mérief regardait attentivement le liquide sombre qui dégageait d'épaisses vapeurs. Anna, en face d'elle, baissait la tête et ne disait rien. Xénie brandit son écumoire.

--A l'oeuvre, dit-elle, vite une assiette. Anna lui présenta un plat creux de faïence, et mademoiselle Mérief plongea l'écumoire qui flottait à la surface.

Elle s'y prit à plusieurs reprises, et quelques gouttelettes rejaillirent sur son blanc vêtement. Elle avait l'air d'une jeune prêtresse accomplissant un sacrifice tragique.

--On dirait du sang! fit Paul.

Madame Mérief poussa un petit cri; Xénie, abandonnant l'écumoire, qui coula au fend du vase, courut à elle et la soutint.

--Ote cela, c'est vrai, on dirait du sang, fit la mère en indiquant le tablier de sa fille; un tremblement soudain la secoua de la tête aux pieds; elle pâlit et détourna les yeux.

En un clin d'oeil le tablier fut au bout de la cuisine; Xénie emmena sa mère en lui faisant mille câlineries, ainsi qu'aux enfants peureux, et Paul comprit combien la présence de la jeune fille était nécessaire auprès de madame Mérief.

--Elle n'est pas guérie, dit-il à demi-voix. La petite Anna, restée muette en face de lui, répondit sur le même ton:

--Elle ne guérira pas; le médecin l'a dit à mon père; mais il ne faut pas en parler à Xénie; elle espère la voir bientôt tout à fait bien; il ne faut pas faire du chagrin à Xénie, c'est un ange.

Rabof lut dans les yeux de la fillette un sentiment profond, un dévouement absolu; pour elle, certainement, Xénie était un être supérieur.

--Voici qu'on emporte le samovar, dit Anna, venez prendre le thé, monsieur Paul.

Il la suivit, «t dans la salle à manger, gaiement ornée de fleurs et de verdure, ils trouvent madame Mérief qui faisait les tartines, assise devant la table, couverte de friandises. Elle avait déjà oublié sa terreur récente, et cette mobilité d'impressions parut à Paul un fâcheux symptôme pour l'état de sa vieille amie.

Le repas, auquel ils participèrent tous les quatre, se termina sans fâcheux incident, et une heure après Rabof était aussi bien de la maison que s'il y eût passé toute sa vie. Il fut conduit dans une jolie chambre claire et gaie, et apprit que, sauf l'exactitude à l'heure des repas, on n'exigeait de lui quoi que ce fût.

--Vous avez même le droit d'être de mauvaise humeur, lui dit Xénie, on ne vous fera pas d'observation; seulement, s'il m'arrive d'être grognon, vous n'y ferez pas attention non plus.



XI


Huit jours s'écoulèrent dans cette existence campagnarde, dont Rabof s'arrangeait à merveille.

Xénie lui tenait rarement compagnie, sans cesse éloignée par mille soins. La vie qu'elle avait adoptée n'était pas une sinécure; en sus de ses devoirs de maîtresse de maison, trente fois par jour on venait la déranger, tantôt pour des questions importantes, et alors elle renonçait sur-le-champ au livre commencé, à la conversation entamée, au piano résonnant sous ses doigts, et courait à son devoir, tantôt pour des vétilles insignifiantes, dont un peu de bon sens de la part de ses subordonnés lui eût épargné l'ennui inutile.

Paul lui en fit l'observation, certain jour qu'on l'avait appelée dix fois en une demi-heure, pour des soins tels que le domestique le moins intelligent eût pu répondre pour elle.

--Eh! dit la jeune fille en le regardant d'un air railleur, ne croyez-vous pas plus facile de faire soi-même toute sa besogne que de donner de l'esprit à ceux qui n'en ont pas?

--Vous avez entrepris une tâche au-dessus de vos forces, répondit Rabof.

Xénie secoua la tête en souriant.

--A coeur vaillant, rien d'impossible, dit-elle; c'est ma devise. Quelle est la vôtre?

--Je n'y ai jamais pensé, fit le jeune homme avec un peu de dépit.

--Vous avez eu tort, ami Paul, mais il est encore temps de réparer cette lacune dans votre existence. Et toi, petite Anna, quelle est la tienne?

Anna, qui épluchait des fraises dans un grand saladier de porcelaine blanche, leva ses jolis yeux, où brillait une gaieté enfantine, mêlée de trouble, à la pensée de se voir ainsi mise en cause.

--Je n'ai pas de devise, cousine, dit-elle; mais si je devais en prendre une...

Elle s'arrêta, confuse, car Paul la regardait avec intérêt en lui souriant.

--Eh bien, petite? fit Xénie d'un ton doctoral, ce n'est pas poli de tenir les gens suspendus à vos lèvres de rose.

Anna sourit aussi et dit tout bas:

--Patience et longueur de temps...

--Voyez-vous, la rusée! s'écria Xénie, en tirant sur une des longues tresses que, suivant la liberté de la campagne, la fillette laissait tomber sur ses épaules. Je suis sûre qu'elle trame des complots d'un noir, d'un noir... Qu'est-ce qu'il y a?

--Mademoiselle, on vous demande, fit un vieux domestique en se présentant dans l'embrasure de la porte.

--Très-bien, cela fait onze fois depuis quarante-deux minutes, répondit Xénie en se levant: vous qui êtes fort en mathématiques, maître Paul, vous compterez combien cela produit en quatorze heures de vie sociale, étant donné qu'il faut bien laisser dormir et manger ces pauvres condamnés aux travaux forcés qu'on appelle des propriétaires fonciers.

Elle sortit de son pas le plus majestueux, ce qu'elle appelait une «démarche de propriétaire», fait pour inspirer à tous ses employés, subordonnés, paysans, etc., le plus profond respect pour une demoiselle si sérieuse.

Paul, d'une mine distraite, allongea deux doigts dans le panier de fraises, et se mit aussi à éplucher; Anna recula sa chaise pour lui faire place, mit le saladier entre eux, baissa un peu plus sa tête blonde et ne souffla mot, se sentant parfaitement heureuse. Éplucher silencieusement des fraises à côté de Paul Rabof lui semblait le nec plus ultra de la félicité humaine. Au bout d'un temps très-court, Xénie rentra, en tirant démesurément la langue, avec une grimace très-drôle qui ne parvenait pas à l'enlaidir.

--Mon Dieu! qu'on a donc besoin de faire quelque folie, quand on a parlé coupe de bois pendant seulement soixante-quinze secondes! Tiens, vous êtes gentils comme cela! Vous faites un groupe! comme disait cette dame jaune qui faisait des aquarelles à Saint-Pétersbourg, et qui voulait un jour me faire poser à côté du chat noir, sur le dos d'un fauteuil, parce que, disait-elle, nous faisions un groupe.

Anna se mit à rire tout bas sous ses cheveux ébouriffés, puis tout haut.

--Mademoiselle, il n'y a rien de plus mal élevé que de se cacher pour rire de ses supérieurs, si ce n'est, toutefois, de leur rire au nez, n'est-ce pas, maître Paul?

--Oh! moi, je suis si mal élevé! dit-il en riant, j'ai brouillé tous les degrés ensemble.

Ils épluchèrent des fraises pendant quelques secondes, chacun pensant à son souci. Tout à coup, Xénie toucha légèrement l'épaule de Rabof.

--Assez de travaux domestiques, dit-elle; Anna finira toute seule. J'ai différentes choses à vous montrer; venez au jardin, monsieur Paul.

Il la suivit, et ils sortirent ensemble. La grande vilaine maison jaune avait un air baroque et gai, depuis que Xénie avait eu l'idée de semer tout autour des quantités de plantes grimpantes qui s'enlaçaient àdes cordelettes jusqu'au toit moussu. En tournant le coin de la cour, Xénie regarda en souriant la vieille maison bâtie par son bisaïeul.

--Elle est affreuse, dit-elle, et je l'aime. Elle a un air familial et drôle à la fois, comme ces vieilles toutes coiffées et attifées à la mode du temps passé, qui vous font rire et pleurer quand on se rappelle leur mine singulière et leur indulgente bonté.

Ils longeaient une grande volière rustique, faite de lattes vermoulues, rattachées çà et là avec des ficelles, où piaillaient une trentaine de poules, coqs et poulets de diverses espèces.

--Je vous prie, mon ami, dit Xénie, de remarquer combien chez nous les bêtes sont bien élevées... Oui, je sais ce que vous allez dire, fit-elle en réponse au sourire de Paul, ici les bêtes sont mieux élevées que les gens; j'en conviens, mais je vous ferai remarquer que ce ne sont que des bêtes, et que par conséquent, si elles n'avaient pas une éducation supérieure pour les préserver des entraînements de l'instinct, elles seraient plus redoutables pour leurs propriétaires que nous ne pouvons l'être à leur égard...

--Excepté quand vous dites au cuisinier d'en faire rôtir quelqu'une, dit Paul.

--Oui, il y a cela, votre réflexion ne manque pas d'une certaine profondeur...

Ils étaient arrivés dans une espèce de charmille qui formait un cercle; un banc vermoulu occupait un hémicycle; l'autre, exposé au nord, avait disparu depuis longtemps. Elle s'assit, se tourna vers Paul, et lui fit signe de s'asseoir près d'elle.

--Mon ami, dit-elle, tout à coup devenue sérieuse, son beau visage soudain pâli, j'ai quelque chose de grave à vous dire.

--Parlez, fit Paul, avec un grand serrement de coeur.

--Il faut vous en aller... ou épouser la petite Anna.

Il tressaillit et la regarda bien en face; les lèvres de Xénie tremblaient un peu, mais elle supporta bravement son regard. Il resta muet.

--Vous voyez bien que vous avez compris, poursuivit-elle, en posant légèrement sur la main du jeune homme la sienne qu'elle retira aussitôt. Vous avez compris que j'ai raison, puisque vous ne dites rien. Il ne faut pas briser le coeur de cette enfant. Pas une, Paul, entendez-vous? pas une n'est plus dévouée, plus digne d'amour et de respect; il ne faut pas qu'elle souffre; il ne faut pas que dans son coeur innocent elle se croie plus tard obligée d'avouer à quelque bélître qui voudrait l'épouser, qu'elle a aimé un homme... Anna ne doit pas rougir même en présence d'elle-même. Il faut vous en aller, ami Paul.

Il resta muet comme auparavant, et leva une seconde fois les yeux sur elle.

--Je serais heureuse de vous la voir épouser; c'est une nature droite et fine; elle sera une admirable épouse; elle est la fille la plus résignée que je connaisse, et la plus malheureuse, puis-je ajouter sans calomnier mon digne oncle, le roi des porcs-épics; elle est, comme l'or pur, éprouvée par le creuset... Ah! Paul! quel rêve j'ai fait, d'être la marraine, la tante de vos enfants, de vous aimer librement, comme je puis le faire; de vous voir souvent, vous sachant heureux, aimé... Mais il ne faudrait pas l'épouser pour l'amour de moi; elle mérite d'être aimée pour elle-même... Ne dites pas non, mon ami; vous réfléchirez; ne dites pas oui, j'aurais peur pour elle. Attendez aujourd'hui, et si vous ne voulez pas l'épouser, dans deux jours, demandez-moi des chevaux pour vous conduire à Samara. Je comprendrais, et nous n'en parlerons plus jamais.

Elle posa encore une fois sa main légère sur celle de Paul et se leva. Il la suivit silencieusement, ému et troublé jusqu'au fond de l'âme. Deux jours s'écoulèrent, puis huit, et Rabof ne demanda pas les chevaux.



XII


Il y a dans la grâce qui s'ignore un charme qui s'évanouit aux limites de l'extrême jeunesse: la fillette qui rougit et se trouble sans savoir pourquoi exerce sur l'homme déjà sérieux, mûri par les épreuves de la vie, une influence autre que celle de la jeune fille de vingt ans, celle-ci plus durable, plus profonde, plus raisonnée. La séduction de l'enfant encore à peine développée est irrésistible et inexplicable comme le parfum des roses de mai. Paul aimait Xénie; il l'aimait comme on aime celle qu'on veut pour femme, et cependant les rougeurs fugitives, les sourires voilés, les regards timides d'Anna, maintenant qu'il se savait l'objet des rêveries de cet être innocent, s'emparant de lui, le rendaient faible: il se trouvait attendri et désarmé devant cette affection inconsciente qui l'implorait et semblait lui demander grâce pour elle-même.

--Le bonheur est là, lui dit un soir Xénie en se promenant avec lui dans le parterre découvert, où la lumière de la lune dessinait les corbeilles avec une netteté semblable au plein midi. Anna marchait devant eux, les laissant causer sans crainte, et même sans désir de les entendre: dans les yeux de Xénie, dans l'étreinte de ses mains maternelles qui se posaient à tout moment sur ses épaules frêles, l'enfant avait compris que Xénie la protégeait: elle veut bien que je l'aime, s'était-elle dit, et désormais elle marchait dans l'existence, confiante en sa grande amie, attendant l'arrêt du destin. Paul l'aimerait, si Xénie le voulait; qui pouvait résister à Xénie? Engourdie dans son vague bonheur, elle ne demandait rien, n'attendait presque rien, et de temps en temps se souriait à elle-même quand elle entrevoyait la vision d'une maison où elle serait toute seule avec Paul, lui occupé de ses affaires, elle allant et venant en blanc peignoir... son rêve n'allait pas plus loin.

--Le bonheur est là, disait Xénie; le bonheur, c'est d'être aimé: eh bien, il vous tend les bras, vous n'avez qu'à vous laisser choir tout doucement sur le lit de roses qu'il vous a préparé...

--Comptez-vous pour rien la joie d'aimer soi-même? lui répondit Paul, troublé jusqu'au fond de l'âme de se sentir si peu de force pour résister à l'égoïste bonheur que lui offrait Xénie. Elle se tut et fit quelques pas, puis leva son beau visage vers la lune qui l'éclairait pitoyablement.

--Vous, Xénie, reprit Paul, vous qui savez si bien aimer votre mère, ne mettez-vous pas la joie de l'aimer au-dessus de l'amour qu'elle vous rend?

--Oh! moi, répondit vivement mademoiselle Mérief, ma joie est faite de sacrifices!

Elle se repentit aussitôt d'avoir parlé: Paul s'était arrêté brusquement et la regardait de telle façon qu'elle comprit tout ce qu'elle venait de lui révéler par ce seul mot. Elle fondit en larmes, sans détourner son visage, et ses pleurs, éclairés par la lune, tracèrent sur ses joues un sillon argenté. Paul s'était jeté entre elle et la petite Anna; mais celle-ci poursuivait son rêve en marchant doucement et ne pensait pas à se retourner. Il saisit les mains de Xénie.

--Il est temps encore, lui dit-il tout bas, chère et cruelle amie; dites-moi que vous voulez bien de moi... l'enfant est jeune, elle oubliera...

Xénie lui serra les mains avec force, et rejeta sa tête en arrière sans se préoccuper de ses larmes.

--Non, dit-elle, elle n'oublierait pas, et moi, ma vie est ailleurs. J'ai trop parlé, soit, je ne m'en dédirai pas. Ma joie est faite de sacrifices, c'est vrai: le meilleur, le plus pur, c'est celui qui vous donne à elle, et je n'y renoncerai pas, ce serait une lâcheté. Allez, Paul, allez avec elle, soyez heureux, très-heureux, ce sera ma récompense... vous l'aimez déjà...

Il voulut protester, elle sourit faiblement.

--Je sais, je sais, reprit-elle, ce n'est pas la même chose... Mais elle est si jolie, si jeune, une vraie jeune fille, une ingénue, qui n'a d'autres pensées, d'autres soucis que vous et le besoin de vous plaire; vous ne savez pas ce que c'est! Mon sacrifice est prêt, Paul, laissez-m'en la joie sans regrets. Tenez, elle se retourne, elle vous attend... allez lui dire que vous l'aimez, qu'elle sera bientôt votre femme... Allez, je l'ai bien mérité!

--Vous l'exigez? dit-il à regret.

--Je vous en prie.

Elle lui lâcha les mains, et fit sur lui le signe de la croix.

--Je vous bénis dans votre nouvelle destinée, dit-elle gravement: à dater de cet instant, vous êtes l'époux d'Anna, vous ne me parlerez plus que d'elle.

Il s'inclina, baisa longuement la main qui venait de le bénir, et se dirigea vers la jeune fille qui hésitait au bout de l'allée, se demandant si elle devait continuer ou revenir sur ses pas.

Droite, les deux mains jointes et pressées l'une contre l'autre, Xénie le regardait; il se retourna deux fois, elle feignit de ne pas comprendre. Enfin, il atteignit la petite Anna et lui parla un instant tout bas, en se penchant vers elle. Mademoiselle Mérief entendit un cri étouffé, et vit sa protégée cacher sa tête blonde sur la poitrine de Paul qui l'entoura de ses bras... Le sacrifice était consommé; le coeur navré, mais débordant de la joie des martyrs, Xénie se détourna et reprit lentement le chemin de la maison, laissant aux fiancés le jardin tout entier pour y promener leur bonheur. Elle se dirigea vers le salon où sa mère sommeillait dans un fauteuil, et sur le seuil la regarda longtemps, à la clarté adoucie de la lampe.

Les cheveux blancs étaient nombreux, les yeux fermés étaient cerclés de bistre, le visage vieilli paraissait dans le sommeil abattu et chagrin.

--O ma joie, ô mon unique trésor! murmura Xénie, tu vas me tenir lieu de tout, jusqu'au jour où, en te perdant, je perdrai tout! J'aurai fait litière de ma jeunesse sous tes pieds chéris, et tu n'en sauras jamais rien... O mon aimée, puissé-je ainsi te rendre les nuits passées par toi auprès de mon berceau, et les années d'éducation où je t'ai donné tant de peine... Je ne serai jamais quitte envers toi pour le passé, et pour ce que tu m'as inspiré le courage de faire aujourd'hui, je te dois encore et te devrai toujours...

Elle voulait s'approcher de la dormeuse; mais il lui sembla que son coeur se fendait, les larmes ruisselaient irrésistibles sur ses joues: elle comprit ce qu'on appelle un coeur brisé, et courut se cacher, afin qu'aucune altération de son visage n'attristât les trois êtres qui pour elle représentaient tout le bonheur de sa vie.



XIII


--Ton père va faire un tas de difficultés! dit madame Mérief une heure après, quand les amis se trouvèrent réunis tous quatre dans le salon.

Les yeux de Xénie brillaient comme des diamants; mais elle avait en elle une telle puissance de vie qu'il ne restait plus trace de ses larmes. La petite Anna, devenue tout d'un coup beaucoup moins timide, et se permettant désormais d'exprimer ses pensées, sinon de vive voix, au moins par les mouvements de sa physionomie, allongea ses lèvres roses en une moue significative, et glissa un regard suppliant vers sa cousine.

--La petite masque! s'écria Xénie, vous allez voir qu'elle m'enverra chez son père.

--Mais, Xénie, qui est-ce qui lui parlera de cela si ce n'est toi? répondit Anna en rougissant jusqu'au cou.

--Te figures-tu que je vais être bien reçue? répondit la grande cousine.

--D'abord, fit madame Mérief d'un ton doctoral, personne n'a jamais été bien reçu chez le père d'Anna; il a débuté dans la vie en donnant des coups de pied à tout le monde; dans les fonts baptismaux, il a éclaboussé tout le clergé à force de se démener; jugez un peu de la bonne grâce avec laquelle il reçoit ceux qui lui demandent quelque chose!

--Si j'y allais? suggéra Paul: il me semble que c'est assez ma place.

--Il vous refusera sa fille et vous mettra à la porte, répondit madame Mérief. Laissez aller Xénie, c'est un brave ambassadeur.

--Quand irai-je? demanda l'ambassadeur en regardant la petite Anna d'un air malicieux. Toute la gravité de la situation ne pouvait empêcher le côté humoristique de sa nature de se faire jour.

La jeune fiancée ne répondit pas, mais jeta à Xénie un coup d'oeil si plein de supplications que tout le monde se mit à rire.

--C'est bien, j'ai compris, dit mademoiselle Mérief, j'irai demain.

Le lendemain, en effet, un petit drochki de campagne, de ceux dont se servent les propriétaires fonciers pour inspecter leurs cultures,--conduit par un jeune cocher imberbe, revêtu des habits d'un autre cocher beaucoup trop larges et trop longs pour lui,--attelé de la plus piteuse bête qui eût jamais conquis par ses travaux le droit de mourir de vieillesse, se présenta devant le perron, et Xénie y monta, à la grande joie de sa mère, qui pleurait littéralement à force de rire.

--Où as-tu déniché cet équipage? dit Anna, de plus en plus éloquente.

--Dans la remise, ma petite amie, et j'ai envoyé chercher le cheval au pré, où il paissait l'herbe tendre depuis trois mois, sans connaître l'affront du harnais.

--Mais, dit Paul confondu, pourquoi avez-vous choisi ce bizarre assemblage?...

--J'aime l'unité dans mes compositions, maître Paul. Un beau cheval avec le drochki eût dérangé mes idées sur l'esthétique, et le drochki m'était indispensable tel qu'il est.

--Pourquoi?

--Mon oncle n'aime pas les dépenses superflues, et il considère comme superflu toute espèce d'objet pouvant encore servir à quelque chose; il n'apprécie vraiment que ce qui n'est plus bon à rien. Je crois qu'en cet équipage, je trouverai plus facilement le chemin de son coeur. À propos, maître Paul, tenez-vous beaucoup à une grosse dot?

Paul fit un signe de dénégation.

--Vous avez parfaitement raison, allez! En ne demandant rien, nous aurons peut-être quelque chose. Adieu, mes chers amis.

Le drochki se mit en mouvement, avec un tel bruit de ferraille que Xénie elle-même ne put s'empêcher de rire, et prit sans se presser le chemin de ce que mademoiselle Mérief appelait la tanière de son oncle.

Le soleil baissait sur l'horizon quand elle revint, et du plus loin qu'elle aperçut la famille groupée dans le jardin sur un petit tertre qui dominait la route, elle agita son mouchoir blanc. La solitude du voyage lui avait donné le loisir des tristes pensées, et elle arrivait allégée de tout le poids d'un chagrin qu'on doit porter en silence. Le long de la route, les grands bois l'avaient vue pleurer, mais ils gardèrent son secret.

Les trois amis l'attendaient dehors, et Paul, qui la veille l'eût enlevée dans ses bras pour la déposer sur le perron, n'osa même pas lui tendre la main, ce qui lui procura de la part de mademoiselle Mérief un:--Fi, l'impoli! des mieux sentis.

Xénie n'avait besoin de la main de personne pour sauter à terre; elle entra dans la salle à manger sans desserrer les dents, malgré les assauts réitérés de sa mère, qui, moitié riant, moitié fâchée, l'accablait à la fois de questions et de reproches.

--Parleras-tu enfin? lui dit madame Mérief en lui pinçant le bras.

Xénie se pencha légèrement en avant, croisa ses mains sur ses genoux et promena son regard malicieux sur l'auditoire; la drôlerie de son entretien avec l'oncle porc-épic lui inspirait l'envie de faire quelque folie; elle se contint cependant, et dit d'une voix grave:

--La femme est un animal impur.

Anna rougit; Paul éclata de rire, et madame Mérief, calmée, s'enfonça dans son fauteuil, prévoyant quelque récit extraordinaire.

--La femme est un animal impur, répéta Xénie; ce n'est pas la peine d'avoir l'air si content, monsieur Paul; si vous croyez que l'homme n'est pas logé à la même enseigne!...

--Il est moins impur, toujours? demanda Paul.

--On n'a jamais pu savoir; mon oncle ne compte pas, lui, c'est un saint! Il y a chez lui trente-deux lampes allumées devant trente-deux images saintes; elles brûlent toutes de l'huile à brûler, avec des petites mèches en jonc parce que le jonc ne coûte rien, tandis que les mèches coûtent quelque chose. Et le parfum de ces trente-deux lampes monte nuit et jour devant le Seigneur... Il faut croire que le Seigneur aime ce parfum-là.

--Xénie! fit madame Mérief d'un ton de reproche, ne plaisante pas avec les choses saintes.

--Pardon, maman! fit docilement la jeune fille. Enfin, ça sent mauvais, cette maison-là, voilà mon opinion.

--Mais ton oncle? qu'a-t-il dit? tu nous tiens sur le gril! s'écria madame Mérief, enchantée, au fond, de ces taquineries de sa fille.

--Mon oncle, maman, était en train de dîner quand je suis arrivée; il dine à midi, vous savez?

--Qu'est-ce qu'il mangeait? fit curieusement madame Mérief.

--Du gruau noir avec de l'huile de chènevis, ma mère chérie; ça sentait presque aussi mauvais que les lampes. Il s'est très-bien conduit... Elle s'arrêta, tenant son auditoire en suspens: Il m'a invitée à dîner.

Madame Mérief poussa une exclamation de dépit, à cette conclusion inattendue.

--Et vous avez accepté? dit Paul.

--J'ai accepté, et j'ai mangé; c'est très-mauvais, je puis vous l'assurer; mais cela faisait partie de mon rôle d'ambassadeur. Alors mon oncle m'a offert du thé;--il a bien fait, d'ailleurs, car je ne sais, sans cette compensation, si j'aurais eu le courage de pousser plus loin ma mission. Et puis, il m'a demandé le motif de ma visite.

--Ah! firent les trois bouches béantes autour de Xénie.

--Et je lui ai dit que c'était le désir d'avoir de ses nouvelles; mais il m'a répondu que ce n'était pas vrai, et m'a fait un sermon sur le péché de mensonge. J'ai empoché le sermon, c'est toujours ça, n'est-ce pas, Anna? Et alors j'ai sauté le fossé à pieds joints, et je lui ai dit qu'un cavalier accompli demandait sa fille en mariage.

--Eh bien? lit madame Mérief.

--Il m'a répondu comme je vous l'ai dit plus haut au sujet de la femme; ce que j'ai trouvé pas très-poli, mais enfin on fait ce qu'on peut, n'est-ce pas? Il a ajouté que son plus doux espoir eût été de voir entrer sa fille en religion, mais que connaissant son naturel volatile, ah! il n'y a pas à dire, ma petite Anna, il a dit volatile; je lui laisse la responsabilité de ce mot que je ne comprends pas bien;--son naturel volatile, disais-je, il n'avait jamais fermement compté sur cette consolation pour ses vieux jours. De plus,--il en a dit pour tout le monde, vous allez voir,--que le séjour d'Anna dans une maison de fous comme celle-ci ne pouvait que provoquer chez elle des pensées de dissipation, et qu'il s'y attendait; enfin, que puisqu'il s'était trouvé un homme assez bête pour s'amouracher d'elle, il pouvait la prendre. Il a ajouté, pour clore son discours, que c'était bien digne de mon étourderie d'être venue lui parler de cela, que c'était au fiancé à faire cette visite, mais que chez nous, jamais personne n'avait rien fait comme il faut. Ainsi, mon ami Paul, vous voilà classé, vous êtes de la famille! Quand il m'a mise en équipage, il s'est arrêté devant le vieux Blanc-Blanc,--je vous avais prévenu que ce cheval ferait de l'effet!--et il m'a dit qu'il fallait être dépourvu de toute espèce de sentiments pour faire travailler ainsi une bête hors d'âge; mais que dans notre famille, on avait toujours été cruel envers les animaux.

Madame Mérief, essoufflée à force de rire, s'était allongée dans son fauteuil, les mains pendantes.

--Eh bien, après? dit-elle en voyant Xénie s'arrêter pour reprendre haleine.

--Tu trouves que ce n'est pas assez? répondit celle-ci d'un air triomphant. Alors je continue. Comme je tournais le coin de sa cour, il m'a rappelée.--Eh! Xénie! J'ai fait arrêter Blanc-Blanc, qui s'en est montré enchanté, et j'ai couru à l'oncle porc-épic, avec toute la grâce dont je suis susceptible.--Que vous plaît-il, cher oncle?

--Rentrez, ma nièce, vous n'êtes qu'une évaporée; avec le moindre bon sens, vous auriez compris que je ne puis marier ma fille sans lui donner quelque chose.--Oh, mon cher oncle!...--D'abord, je ne suis pas votre cher oncle; vous ne m'aimez pas du tout, et, du reste, je ne vous en veux pas, je n'ai rien fait pour me faire aimer de vous.....--Oh! mon cher oncle, vous m'avez offert à dîner tantôt, et puis du thé après.....--C'est bien, je n'aime pas qu'on se moque de moi; appelez-moi votre oncle, tout simplement.--Oui, mon oncle.--Je vous disais donc que je ne puis marier ma fille sans lui donner quelque chose; d'abord, elle a droit à tout ce qui a appartenu à sa mère, meubles, hardes et bijoux, et le bien d'Autonovka, avec ses paysans.....

--Autonovka! s'écria la petite Anna en joignant les mains, et la jolie petite maison au bord de la rivière? Xénie, que je suis contente!

Elle sauta au cou de mademoiselle Mérief, ce qui abrégea beaucoup le récit.

--Enfin, conclut celle-ci, tu as en dot Autonovka, et dix mille roubles argent pour te présenter à ton mari convenablement vêtue. En ce qui concerne les meubles.....

--A quoi bon? interrompit Rabof; Xénie, sans le regarder, continua.

--Autant vaudrait empêcher la rivière de couler que de faire objection aux fantaisies de mon oncle; il les enverra ici, a-t-il dit, ne voulant pas avoir chez lui les emballeurs et le reste. Je me figure que ce sera assez drôle, le plus jeune meuble que j'aie jamais vu chez lui datant du règne de l'impératrice Catherine. Et maintenant, petite Anna, occupe-toi de commander le souper et tâche qu'il soit réconfortant, car après mon dîner de gruau à l'huile de chènevis, j'ai besoin de quelque nourriture moins frugale.

--Quand devrai-je aller chez le père d'Anna? demanda Rabof d'un ton contraint. Le rôle qu'il jouait vis-à-vis de Xénie lui était horriblement pénible.

--Dès demain, si vous voulez; allez-y tous deux seuls, Anna et vous, je vous ferai atteler la calèche: le drochki et Blanc-Blanc, c'était bon pour moi; mais pour de beaux fiancés comme vous, il faut au moins quatre chevaux.

La visite se fit, et fut courte; le père d'Anna ne chercha point à la retenir.

--Je sais qu'elle s'est toujours trouvée mieux n'importe où que chez moi; je souhaite, mon futur gendre, qu'elle aime mieux votre maison qu'elle n'a aimé celle de son père.

Les yeux de la petite Anna se remplirent de larmes, et il fallut un regard de Paul pour la rasséréner.

Deux jours après, une énorme charrette à foin, traînée par six chevaux, apporta à Méra les meubles qui avaient appartenu à la mère d'Anna. Il fallut une journée entière pour les déballer; madame Mérief tantôt riait aux larmes, tantôt tombait dans le plus profond désespoir, en voyant cette invasion d'acajou massif, lourd et incommode, auquel les ébénistes du temps passé s'étaient appliqués à donner les formes les plus désobligeantes.

Xénie, dès le commencement de cette opération, s'était hâtée de faire placer les meubles dans une grange vide.

--Qu'est-ce qu'on peut faire de ça? dit Paul d'un air consterné.

--Nous les donnerons à la fille du prêtre quand elle se mariera, fit Xénie pour le consoler. Mais c'est la maison de mon oncle que je voudrais voir à présent.

Son désir fut bientôt réalisé. Son oncle lui écrivit de passer chez lui pour le règlement de la dot. «Je ne désire pas voir ce monsieur, disait-il en parlant de Rabof: sa figure me déplaît, et je ne comprendrai jamais comment ma fille a pu consentir à épouser un homme qui porte de pareilles moustaches; c'est vous, ma nièce, qui êtes encore la plus sensée de la famille, car votre défunt père était un braque, et votre mère, sans vouloir la dénigrer, n'a jamais eu plus de cervelle qu'un moineau.»

Xénie trouva le brave homme en train de se promener d'un bout à l'autre de son énorme maison presque totalement vide. Les meubles disparus avaient laissé leur effigie en places propres et claires sur les papiers enfumés et vieillis, de sorte qu'on pouvait reconstituer sans peine tout le mobilier disparu: là était le buffet, là une armoire; plus loin la place de la table ronde se voyait marquée sur le parquet par les trous qu'avaient faits les roulettes pendant un séjour de trente ans. Les images saintes avec leurs lampes étaient restées aux murs, et pour remplacer les chaises envolées, le vieil original avait fait tirer de ses greniers quelques banquettes en crin noir qui donnaient la chair de poule rien qu'à les regarder.

--C'est un peu nu, dit Xénie après les saluts d'usage.

--J'aime mieux cela, fit son oncle en promenant autour de lui un regard satisfait. Au moins on peut marcher par les chambres sans se cogner, et quand il pleut, c'est mon seul plaisir.

--Il est positif, répondit Xénie, que vous ne courez plus risque de vous heurter à rien sur votre passage. Tous les meubles étaient donc à ma tante?

--Tous, excepté ceux de la chambre à coucher de mon cabinet de travail. On faisait solide, dans ce temps-là.

Il poussa un soupir, auquel Xénie fit écho, en pensant combien il serait difficile de faire disparaître les meubles d'Anna, si l'on ne prenait le parti de les brûler.

--Vous achèterez un autre mobilier? dit-elle.

Son oncle la regarda d'un air étonné et plein de dédain pour sa faible intelligence.

--Puisque je vous dis, fit-il avec condescendance, comme à un enfant peu développé, puisque je me tue à vous répéter que je suis heureux de pouvoir circuler à l'aise dans cette maison, jadis encombrée d'un tas de bibelots inutiles, ce n'est pas, je suppose, pour la réencombrer à nouveau? Vous me prenez donc pour un vieil idiot qui ne sait plus ce qu'il dit?

Xénie se confondit en excuses, termina les affaires d'Anna avec ce père modèle, et, en revenant, trouva moyen d'égayer pour quelques jours le coeur de sa mère, toujours un peu inquiète en son absence. En lui désignant la porte entr'ouverte de la grange par laquelle apparaissaient dans la pénombre, énormes et luisants comme quelque animal antédiluvien, les meubles d'Anna:

--Il appelle cela des bibelots! dit-elle. Le nom leur en resta.



XIV


C'est par une jolie soirée du commencement de septembre que la petite Anna, accompagnée de Xénie, alla porter à l'église les guirlandes de feuillage et de fleurs qui devaient orner les images le lendemain. Toutes les petites filles du village avaient passé la journée à tresser de grands cordons de verdure, sur lesquels Xénie avait piqué çà et là les fleurs les plus éclatantes de son jardin. La maison d'Autonovka, éloignée de cinq ou six verstes, avait aussi reçu sa part de verts rameaux et de guirlandes; les bibelots d'Anna avaient trouvé place tant bien que mal dans les vieilles chambres depuis longtemps désertes, et les poêles allumés partout avaient séché l'humidité des années d'oubli.

C'est là que les nouveaux mariés devaient passer une courte lune de miel, car Paul devait retourner à Pétersbourg pour y reprendre ses fonctions au ministère.

Anna marchait silencieusement dans l'église, à côté de sa grande cousine, soulevant avec peine de longues traînées de sombre verdure; Xénie disposait les guirlandes autour des images, sur les lampadaires, avec le goût inné qui ne la trahissait jamais; ni l'une ni l'autre n'avaient envie de parler, mais il leur était doux d'être ensemble pour ce travail pieux. Quand la dernière corbeille fut vide, mademoiselle Mérief se plaça au milieu de l'église, à quelque distance des portes du tabernacle, à peu près à l'endroit où le lendemain se tiendraient les époux pendant la cérémonie nuptiale, et elle regarda tout autour d'elle pour s'assurer qu'elle n'avait rien négligé. La nuit était venue; quelques clartés bleuâtres flottaient encore dans l'air, tombant des hautes fenêtres de la coupole, et la petite nef blanche, éclairée par les lueurs inégales des cierges allumés sur les lampadaires, semblait se resserrer intimement autour des deux jeunes filles. Anna s'approcha de sa cousine, lui glissa ses deux bras autour du cou, resta là immobile, muette, le coeur palpitant... Xénie la serra contre elle avec l'émotion qu'elle avait éprouvée la première fois qu'elle avait tenu dans ses mains un petit oiseau tombé du nid.

--Xénie, ma mère Xénie, dit tout bas Anna, dont les larmes tièdes coulèrent sur le cou de mademoiselle Mérief; tu es ma mère, après celle qui est au ciel, tu m'as tout donné... Dieu te récompensera, car je ne puis rien, rien du tout... Écoute ma prière, et que le Seigneur l'exauce, car elle vient d'un coeur pur.

La petite Anna se laissa glisser à genoux, et pria tout haut:

--O mon Dieu, tu connais mon coeur, tu peux y lire la vérité de mes paroles. Donne à Xénie le bonheur, tout le bonheur, et permets qu'un jour je puisse m'ôter quelque joie pour la lui donner; je te bénirai et te remercierai plus encore!

--Tais-toi! lui dit Xénie en lui fermant la bouche, n'appelle pas le malheur!

Elles restèrent un instant immobiles, mademoiselle Mérief appuyée des deux mains sur l'épaule de sa petite amie.

--Il n'y a plus de malheur! dit Anna en la regardant avec ses yeux bleus humides de larmes, qui souriaient à l'espérance; les anges sont avec nous, et tu es le meilleur de tous, ma mère Xénie.

Elles firent un signe de croix et quittèrent la petite église endormie et paisible, en emportant les clefs.

Paul était à Autonovka et n'en devait revenir que pour la cérémonie; jusque-là tant de soins divers absorbèrent les jeunes filles, qu'elles n'eurent plus le temps d'échanger une parole intime.

Le lendemain, à sept heures du soir, à la place même où elle avait prie la veille, Anna fut mariée à Paul Rabof, qui, une heure après, l'emmena dans leur nouvelle propriété. L'oncle porc-épic retourna seul chez lui, malgré les instances de madame Mérief, qui voulait le retenir au moins pour passer la nuit.

Quand le bruit des roues se fut éteint au loin, quand on eut soufflé les lumières du salon et de la salle à manger, brillamment éclairés pour la circonstance, Xénie vint s'asseoir par terre sur le tapis, aux pieds de sa mère; c'était sa posture favorite; elle posa ses bras croisés sur les genoux maternels, son menton sur ses bras, et regarda le visage de son idole. Celle-ci semblait fatiguée, mais elle sourit à sa fille et lui passa à plusieurs reprises sa main sur les cheveux.

--Sais-tu, Xénie, dit-elle, ce que j'ai pensé durant la cérémonie?

La jeune fille remua négativement la tête sans parler.

--Eh bien, j'ai pensé que si cela avait été toi, au lieu d'Anna, je serais morte de chagrin.

Xénie se leva vivement et posa sur sa poitrine la tête de sa mère, qui continua avec des larmes dans la voix:

--Jamais je n'aurais pu supporter de te voir partir avec un homme... jamais, jamais! Je ne sais pas ce que j'ai, Xénie; il m'a déjà semblé plusieurs fois que ma tête n'était plus si forte...

--Quelle idée, maman! interrompit la jeune fille avec effroi. Ne va pas t'imaginer de semblables folies.

--Tu crois que je me trompe? fit madame Mérief d'un air de doute; il me semble pourtant que je n'ai plus autant de mémoire; et puis, je suis si nerveuse!... mais si tu t'en allais, vois-tu, je sens que je ne pourrais plus vivre!

Xénie la caressait comme un enfant qu'on apaise, mais n'osait la regarder.

--Promets-moi que tu ne me quitteras pas pour te marier; non pas que je veuille t'empêcher de choisir un époux! Que Dieu me préserve d'une pensée si égoïste! Non, mais tu resteras avec moi, ou bien tu me prendras avec toi, n'est-ce pas? Tu ne me laisseras pas toute seule? Vois-tu, quand j'ai vu le père d'Anna s'en aller comme cela, seul dans la nuit noire, cela m'a fait un effet terrible! Il m'a semblé que c'était moi qui m'en allais, et que je ne te verrais plus jamais.

--Sois raisonnable, ma mère chérie, fit Xénie avec bonté; ne va pas te faire des chagrins imaginaires! Je te promets de ne jamais te quitter.

--Mais tu te marieras! insista la mère inquiète. Les jeunes filles doivent se marier, ce serait très-mal si tu voulais rester fille! Et moi, je me reprocherais de t'en avoir empêchée! Tu veux bien te marier, dis?

--Certainement, ma belle petite maman aimée, certainement je me marierai! Mais pas tout de suite! Tu n'exiges pas que je me marie tout de suite? Laisse-moi apprendre convenablement mon métier d'intendant, au moins. Et puis, quand j'aurai terminé ces études-là, nous écrirons sur une grande pancarte qu'on pendra au milieu du salon, sous le lustre: «Mademoiselle Mérief ne se mariera pas sans sa maman!» Et tu verras quelle quantité d'amoureux nous aurons à nous deux! Car tu es bien plus jolie que moi, et tu verras que les beaux messieurs me prendront par-dessus le marché, pour l'amour de toi!

Avec mille tendres folies, elle fit déshabiller sa mère et la mit au lit; puis elle passa dans la chambre voisine, dont elle laissa la porte entr'ouverte. Son coeur était lourd; elle sentait peser sur son âme une tristesse si accablante, que la solitude lui semblait en ce moment le premier des biens.

Elle s'assit devant sa table de toilette où brûlaient deux bougies, renvoya sa femme de chambre et commença lentement à défaire ses cheveux. A mesure que les longues nattes se déroulaient sous ses doigts distraits, elle suivait les nouveaux époux sur la route; sa montre marquait dix heures; sans doute, ils étaient arrivés. Paul faisait entrer sa jeune femme dans la vieille maison, parée pour les recevoir... Xénie laissa tomber sa tête entre ses deux mains qui lui serraient les tempes, et tout bas, retenant son haleine, pour ne pas se faire entendre, elle pleura désespérément, à sentir son coeur se tordre sous l'étreinte de sa douleur...

--Xénie, dit faiblement sa mère dans la pièce voisine.

--Mère?

--Tu ne dors pas? Je ne puis pas m'endormir non plus; je vois des visions passer devant mes yeux, et cela me fait peur... Viens te coucher auprès de moi, sur la chaise longue, je serai plus tranquille.

--Je viens, maman; un instant.

Elle se dépouilla en une minute de ses habits de fête, passa un peignoir de laine blanche, lava à grande eau son visage défait et ses mains brûlantes, puis alla docilement s'étendre sur la chaise longue, qu'elle roula tout contre le lit de sa mère.

--Tu auras froid, dit celle-ci en étendant la main vers sa fille.

--Avec un oreiller et une couverture, je serai aussi bien que dans mon lit, répondit Xénie. Dors, ma mère chérie, ne pense pas à moi.

Madame Mérief s'endormit bientôt d'un sommeil tranquille, mais si léger que le moindre mouvement de sa fille la réveillait. Xénie posa sur son oreiller sa tête résignée.

--Je ne pourrai même pas pleurer! se dit-elle avec amertume: mais aussitôt la pensée de son devoir lui revint. Il ne faut pas que je me rende malade! Si j'allais être incapable de la soigner!

Elle renfonça au plus profond de son âme désolée le sentiment de sa douleur, et, se contraignant à ne plus penser qu'à sa mère, elle s'endormit à son tour. Si les malheureux n'avaient le sommeil, leur vie ne serait pas longue.



XV


La pluie d'octobre, froide et serrée, battait vigoureusement les vitres; les dernières feuilles des arbres, arrachées par un vent violent, tourbillonnaient obscurcissant l'air, et venaient s'amasser au pied des gros tilleuls, le long de la maison, à l'entrée des granges entr'ouvertes, partout où quelque obstacle arrêtait leur course désespérée. Xénie frappa l'accord final d'une sonate sur son grand piano de concert, arrivé de Pétersbourg depuis un mois, et se dirigea vers une des fenêtres du salon.

La vue n'était pas pittoresque, le temps n'était pas gai; la lumière jaunâtre et triste donnait aux objets des tons maussades; la jeune fille se retourna et regarda sa mère qui tricotait activement un bas de laine blanche, sur des aiguilles fines comme des cheveux.

--Toujours du tricot, maman? dit-elle avec une inflexion de moquerie amicale dans sa belle voix, dont le timbre s'était un peu voilé depuis six semaines.

--Eh! que veux-tu que je fasse, puisque je n'y vois plus! répondit madame Mérief. Quand j'ai lu mon journal, j'ai mal aux yeux pendant deux heures; tu ne peux pas me faire la lecture toute la journée... Le tricot n'est pas à mépriser, au bout du compte! Il y a des invalides qui tricotent! Moi aussi, je suis une invalide, ajouta-t-elle à demi-voix, avec une tristesse mal déguisée.

Xénie vint à elle et s'assit à ses pieds sur un tabouret destiné à cet usage.

--Tu t'ennuies? lui dit-elle.

--Oui et non; je sais que nous ne sommes pas assez riches pour vivre à Pétersbourg d'une manière convenable, et j'ai assez de raison pour comprendre qu'il faut rester ici; mais nous ne voyons personne, on ne vient pas nous voir; il faudrait se remuer, faire des visites! De nouvelles venues comme nous dans un pays ne doivent pas se figurer qu'on viendra chez elles sans invitation!

--Tu as raison, maman, dit la jeune fille avec douceur; je me suis montrée un peu sauvage, et j'ai eu tort; à vrai dire, nous étions en grand deuil, mais maintenant cette excuse ne serait plus valable. Il faudra pourtant attendre le traînage, car avec des chemins comme ceux-là...

Elle indiqua le ruisseau de fange noirâtre qui fuyait en serpentant à travers les champs dénudés. Madame Mérief soupira, s'agita un peu et garda le silence.

--As-tu bien vendu le blé? demanda-t-elle au bout de quelques instants.

--Le blé de semailles? oui, maman.

--Cela te fait-il beaucoup d'argent à envoyer à tes frères?

--Mais, oui, pas mal! Dès qu'il aura un peu cessé de pleuvoir, j'irai moi-même à Samara le mettre à la poste, et en même temps je ferai quelques visites pour me mettre en goût.

Madame Mérief dépelotonna et repelotonna très-soigneusement quelques brassées de laine, et puis, d'un ton suppliant, elle dit à voix basse sans regarder sa fille:

--Si nous allions le leur porter nous-mêmes?

--A mes frères? à Pétersbourg? maman! Un pareil voyage, à cette saison!

--Je m'ennuie! dit faiblement madame Mérief, et ses lèvres tremblèrent comme celles d'un enfant prêt à pleurer.

--Partons alors, ma chérie, partons vite! s'écria Xénie en l'embrassant. Aussi bien, nous avons encore six mortelles semaines à passer avant que la neige soit assez dure pour qu'on puisse aller et venir en traîneau; nous serons mieux à Pétersbourg qu'ici. Seulement, sois très-prudente, très-économe, ma mère adorée; nous ne sommes pas bien riches, et ce voyage est une grosse dépense.

--Nous n'achèterons rien! fit madame Mérief d'un air à la fois suppliant et ravi.

--Alors, nous partirons dimanche, répondit Xénie en souriant.

Elles partirent en effet, sans se laisser rebuter par les mauvais chemins, par l'ennuyeux voyage en bateau à vapeur, contre le courant du Volga, ni par les mille misères d'une semblable expédition en une telle saison. Madame Mérief, redevenue gaie comme un oiseau, s'amusait de tout son coeur des moindres incidents. Le bateau qui les portait s'étant ensablé une nuit au beau milieu du fleuve, elle releva le courage et guérit la mauvaise humeur de tous ces gens pressés, irrités de ce retard et de bien d'autres désagréments, et sa gaieté communicative la rendit bientôt la personne la plus entourée du bord. Le capitaine lui-même, vieil Allemand bourru, l'avait prise à gré et lui faisait apporter une chaise pour remplacer le pliant classique, quand elle se décidait à grimper jusqu'à son poste éolien.

Xénie regardait tout cela avec la bonté tranquille et indulgente d'une mère affectueuse. Les rôles étaient bien véritablement changés: c'était elle qui avait pris le rôle sérieux dans la vie, et sa mère, dégagée de souci, ne songeait plus qu'à se laisser vivre doucement. C'est Xénie qui apportait un châle pour entourer les pieds de madame Mérief, et qui, appuyée sur le bastingage, la regardait et l'écoutait avec un sourire. Pendant ce voyage de cinq jours, elle s'attira la sympathie respectueuse de tous, d'autant plus sévère elle-même dans son maintien, que sa mère était plus gaie et plus expansive. Cette petite épreuve lui traça son chemin dans la vie: c'était elle qui était définitivement devenue le chef de la famille.

A Pétersbourg, elles s'installèrent dans un hôtel. Les jeunes MM. Mérief leur proposèrent bien de descendre chez eux, mais d'un air si évidemment contraint que Xénie refusa sur-le-champ. Elle ne désirait pas, d'ailleurs, que sa mère s'accoutumât à faire de semblables expéditions, fort coûteuses, et elle aimait mieux lui imposer un peu de gêne, quelques privations dans ses habitudes de confort, afin de la dégoûter de ces séjours en camp volant.

Huit jours s'écoulèrent agréablement; la petite Anna, désormais très-grave, très-posée, ne rougissant pas moitié autant qu'autrefois, les invita à dîner chez elle, et leur offrit un repas extraordinaire, dont la moitié, venue du club anglais, était au-dessus de tous les éloges, et l'autre, confectionnée à la maison par sa cuisinière, offrait les combinaisons les plus invraisemblables se cru et de brûlé.

Paul était entré dans son rôle de mari; les hommes, absorbés par d'autres soins, prennent plus facilement que les femmes un maintien aisé dans les situations fausses; il fut très-affectueux avec madame Mérief, plein de gratitude chaleureuse pour Xénie, et vis-à-vis de sa femme sut garder une attitude protectrice et enjouée, qui sauva toutes les difficultés de sa situation. Après le dîner, comme Anna montrait à madame Mérief toutes les splendeurs de son trousseau, acheté dès son arrivée à Pétersbourg, Paul vint s'asseoir auprès de Xénie.

Elle le regarda sans trouble et sans chagrin; le passé était si bien passé! Elle était de ces âmes qui se soumettent au devoir sans une pensée de rébellion.

--Vous l'avez voulu, dit Paul à demi-voix; je vous remercie du destin que vous m'avez fait; Anna est véritablement une créature d'élite. Je crois que nous serons très-heureux.

--Vous l'aurais-je donnée sans cela? dit Xénie en le regardant avec tendresse. Soyez heureux, mon ami, et dites-le-moi, cela me fait du bien de l'entendre dire.

Ils restèrent silencieux un moment. Chacun cachait à l'autre une part de ses pensées, et ils craignaient de trop bien s'entendre. Que de regrets dans cette affirmation d'un bonheur qui n'était pas celui qu'ils avaient rêvé!

--Jouons quelque chose à quatre mains, dit Xénie.

Elle prit un cahier presque neuf, une de ces oeuvres indifférentes qu'on possède et qu'on ne joue pas; elle aurait eu peur, en s'adressant à un de leurs auteurs favoris, d'évoquer des souvenirs encore si récents. Ils jouèrent, comme jadis, avec la même entente, le même feu passant de l'un à l'autre, mais l'art seul les émut. Le passé était mort; le présent, dans la personne d'Anna, les regardait tous deux avec une joie attendrie, qui devait les défendre contre toutes les erreurs.



XVI


Vers neuf heures, un coup de sonnette retentit, on entendit un court dialogue dans l'antichambre, et Paul se leva pour voir ce qui amenait cette visite inattendue. Un éclat de rire deux fois répété fit tourner les têtes des trois dames vers la porte, qui s'ouvrit à deux battants, et Rabof, s'effaçant pour laisser entrer, annonça: M. Serge Ladine!

--Ladine? s'écria madame Mérief en arborant son lorgnon. Mon Dieu, d'où tombe-t-il?

Le pauvre garçon, tout ahuri de cet accueil, salua à droite et à gauche, puis resta debout au milieu du salon, et enfin, grâce à une chaise poussée par Rabof de façon à lui faucher les jarrets, il se trouva assis juste sous le lustre, au centre du groupe, qui le dévorait des yeux.

--D'où venez-vous? Comment avez-vous trouvé notre adresse? Qui vous a dit que nous étions mariés? Pourquoi ce soir et pas un autre jour?

Toutes ces questions tombèrent comme la grêle sur la tête de Ladine, plus embarrassé que jamais, et il ne répondit à aucune, se contentant de sourire d'un air timide et embarrassé, où perçait néanmoins une certaine pointe d'orgueil. Xénie, qui le regardait avec attention depuis son entrée, emprunta momentanément le lorgnon de sa mère pour examiner le patient de plus près. Quelques secondes d'investigation lui suffirent pour reconstruire mentalement toute l'existence de Ladine pendant les six ou sept mois qui venaient de s'écouler; elle leva avec autorité sa main droite, encore armée du lorgnon, qu'elle brandit vers sa victime, et dit d'une voix cruellement claire:

--Laissez-le parler et ne lui faites plus de questions; il a une histoire à nous raconter.

--Moi? fit Ladine en s'agitant nerveusement sur sa chaise; moi, je n'ai rien... c'est-à-dire si, j'ai quelque chose; mais comment pouvez-vous savoir, mademoiselle Xénie?...

--Je ne sais rien du tout, répondit imperturbablement la jeune fille; c'est vous qui avez quelque chose à nous raconter; parlez, on vous écoute.

Ladine prit désespérément son parti, s'enfonça sur sa chaise, et dit d'un ton sombre et fatal:

--Eh bien, oui, que voulez-vous, c'est vrai!

--J'en étais sûre! s'écria Xénie.

--De quoi? demanda la petite Anna.

--Laisse-lui le plaisir de te raconter ça lui-même! Voyons, Ladine, nous en étions à votre départ de Pétersbourg, au mois de juillet, pour la propriété de votre chère tante...

--Je vous ai déjà raconté?...

--Non, mais ca ne fait rien; prenez votre récit au moment où vous montâtes en wagon. Ladine, perplexe, déshabitué de la façon bizarre dont Xénie entendait généralement les récits, passa deux fois la main sur ses cheveux, avec un geste de tragédien, et dit:

--En wagon, il ne m'arriva rien du tout; dans le trajet pour aller chez ma tante, non plus. Chez ma tante, il y avait beaucoup de visiteurs; vous savez qu'elle aime à s'entourer de monde; il y avait au moins sept ou huit personnes...

--Des dames?

--Il y avait des dames aussi, et des hommes, continua Ladine en tortillant nerveusement le bout de son gant. Ses auditeurs étaient devenus si sérieux qu'il éprouvait une véritable frayeur à continuer son odyssée au milieu de ce silence et de cette attention.

--Et puis, reprit-il, on venait la voir des maisons de campagne voisines; il y avait toujours du monde à diner, c'était très-brillant.

Il étouffa un soupir et se tut.

--Ensuite? demanda l'impitoyable Xénie.

--Ensuite, il y avait une dame qui venait très-souvent; c'était la veuve d'un propriétaire voisin; elle avait un procès avec son beau-père, qui ne voulait pas lui donner sa septième part. Ma tante lui avait dit que j'étais juriste, et elle profita de ma présence pour me demander des conseils.

--Allez toujours! fit Xénie. Elle portait le lorgnon à ses yeux, mais devant l'embarras évident du malheureux garçon, elle fut émue de pitié et détourna charitablement ses regards.

--Au bout de quinze jours, elle me pria de prendre ses pouvoirs pour régler l'affaire; une femme ne peut guère s'occuper de procédure, vous comprenez... Je ne savais comment refuser, et j'acceptai. Il fallait aller souvent à la ville, parce que c'est à la ville que se jugent les affaires...

--Je sais, fit Xénie en hochant la tête d'un air sage; ce n'est pas chez les propriétaires de province que la justice rend communément ses arrêts. Continuez, cher.

--Alors... Ah! j'oubliais de vous dire qu'il avait fallu faire venir mes papiers pour accepter les pouvoirs de cette dame... et naturellement j'avais les siens, vous comprenez, puisque je la représentais... Alors... Il faut vous dire aussi que je lui faisais un peu la cour... Oh! pas beaucoup, se hâta-il d'ajouter, en voyant un sourire se dessiner sur les visages qui l'entouraient, celui de Xénie excepté, car elle gardait un sang-froid merveilleux. Je lui avais fait quelques compliments, et puis... à la campagne...

--Oui, en été, la lune, les arbres, etc. Continuez!

--Un jour, j'étais à la ville pour son affaire; elle arrive, vient me trouver à l'hôtel. J'avais oublié de vous dire qu'elle avait une maison en ville, en bois, pas très-grande, pas très-neuve; mais cela vaut toujours mieux qu'un hôtel de petite ville, car il n'y a rien de plus affreux! Elle savait que je m'étais toujours plaint des blattes noires... Ah! mes amis, que de blattes! Il en courait partout: sur les murs, sous les chaises, sur les chaises, jusque sur le pain! Jamais je n'avais vu tant de blattes noires!

--Et des taracanes 1 il y en avait aussi?

Note 1: (retour) Sorte de scarabées bruns, plus petits que le hanneton.

--Naturellement! Cette dame me proposa d'habiter sa maison, qui était bien plus convenable, n'est-ce pas?

--Hé! hé!... fit Xénie. Continuez.

--J'acceptai; elle allait et venait de la campagne à la ville...

--Et vous étiez toujours galant!

--Oh! galant, c'est beaucoup dire... j'étais aimable, tout au plus!

--Vous êtes modeste! Enfin?

--Mes papiers, comme de juste, étaient dans sa maison; un jour, elle vint, en pleurant, avec une femme de chambre; elle me dit que je lui avais fait beaucoup de tort, que tout le monde parlait d'elle, que je lui devais une réparation... Bref, elle avait porté nos papiers au prêtre, et le soir même nous fûmes...

--Mariés! s'écria Xénie en jetant son masque de sang-froid, désormais inutile. Il est marié, et je l'avais dit! Oh! maman, entends-tu? il est marié! J'ai vu cela à sa figure quand il est entré...

Elle se tordait de rire sur le canapé: de son côté, madame Mérief se roulait d'un bras sur l'autre dans son fauteuil, avec des gémissements de joie assez semblables à ceux d'un jeune chien. Paul n'était pas moins gai; Anna seule, un peu interdite, semblait ne pas comprendre ce que les autres trouvaient de si drôle à ce récit. Ladine ne riait pas; l'air très-sérieux, les yeux baissés, il attendait la fin de cette explosion de rires.

--Après tout, dit-il, quand on se fut calmé, je ne vois pas ce qu'il y a de si comique à se marier! Tu t'es bien marié, toi! lança-t-il à Paul avec un regard chargé de reproches, qui signifiait: Si j'ai fait une infidélité à la dame de mes pensés, il me semble que de ton côté...

--Ce n'est pas d'être marié qui est drôle, reprit Xénie avec vivacité, c'est de l'être après avoir été averti! Je vous avais crié gare! Mais c'était le destin, et on ne peut rien contre sa destinée. Qu'est-ce que vous avez dit quand vous vous êtes trouvé marié, comme ça, le lendemain?

--J'ai été assez surpris de l'être, répondit franchement Ladine. Il y avait là beaucoup de choses quime paraissaient étranges... et puis on s'y fait! Mais c'est ma tante qui n'a pas été contente! Un moment j'ai cru qu'elle me déshériterait!

--Pourquoi donc?

--Elle m'avait préparé un autre mariage... À ces mots, l'hilarité recommença de plus belle, et cette fois Ladine s'y joignit.

--A-t-elle fini par pardonner? demanda madame Mérief en s'essuyant les yeux.

--A moitié; mais, avec le temps, tout s'arrangera, je l'espère.

--Est-elle jolie, au moins, ta femme? dit Paul.

--Jolie..., si l'on veut, pas très-jolie, mais agréable.

--Riche?

--Non, pas très-riche. A présent qu'elle est remariée, je crois bien qu'elle ne viendra jamais à bout d'avoir sa septième part.

--Jeune?

--Pas très-jeune; elle a deux ans de plus que moi.

--Ladine, dit Xénie d'un ton sérieux, je vous offre mes félicitations sincères; ce mariage est le seul que pouvait faire un galant chevalier tel que vous.

--Pourquoi? demanda Ladine, encore un peu effaré.

--Parce que si votre femme n'est ni très-belle, ni très-riche, ni très-jeune, et si vous ne l'avez pas épousée par l'effet d'un violent amour, c'est uniquement par sentiment de votre devoir envers elle...

--Mais je ne lui devais rien du tout! s'écria Ladine en bondissant. Je n'avais rien à me reprocher; rien envers elle, rien, rien, rien!

--Alors, c'est le sentiment de votre devoir envers votre pays; vous savez qu'un homme non marié est un être inutile, plutôt nuisible, et vous avez voulu lui rendre service...

--Que le diable m'emporte si j'y ai songé! murmura Ladine en se promenant de long en large dans le salon.

--Alors, mon ami, je veux bien être brûlée vive si je sais pourquoi vous vous êtes marié! s'écria Xénie.

--Eh! mon Dieu! est-ce que vous vous figurez que je le sais riposta le nouveau marié en se retournant pour faire face à ses persécuteurs.

On se remettait à rire; il tira de son porte-feuille une carte photographique et la présenta à Xénie.

--Madame Ladine, dit-il d'un air modeste.

--Mais elle est très-jolie! s'écria la jeune fille. Paul fut du même avis; madame Mérief regarda le portrait et le rendit à son propriétaire en disant:

--Il se moque de nous; je parie qu'elle est riche, pas veuve, qu'elle a dix-sept ans!

--Pour cela, je vous jure que non! fit Serge, en remettant la carte dans son porte-feuille. Mais je suis bien aise que vous la trouviez jolie; pour moi, je n'aime pas beaucoup ces figures-là.

Ce fut le jugement définitif de Serge Ladine sur son mariage.



XVII


La vieille maison de Méra est ensevelie sous la neige, les fenêtres ont été déblayées par les paysans, appelés à la corvée, mais les grandes murailles de bois noircies par l'humidité surgissent avec peine à moitié de leur hauteur, au-dessus de l'amoncellement sans tache poussé contre elles par une nuit de tourmente glacée.

La terre est cachée partout aux regards; les routes, frayées à grand'peine par les traîneaux des paysans, sont blanches comme les champs; les constructions basses se devinent sous la neige, mais rien n'indique leur présence, sauf un léger renflement; les haies, les palissades, les clôtures, les buissons du jardin, les bancs du kiosque, tout est submergé par la blanche marée qui monte toutes les nuits, sans jamais reculer, car depuis quinze jours, il neige avec force, dès le coucher du soleil, jusqu'à l'aube tardive du lendemain.

Quand viendra le printemps? Viendra-t-il seulement? Est-ce que la terre n'est pas vouée à jamais à la désolation de l'hiver, au silence de la neige inviolée? Reverra-t-on la terre? les ruisseaux courront-ils un jour entre les rives? Le bruit et le mouvement sont morts partout, et sur la petite rivière, au courant jadis vif et bruyant, les lourds traîneaux chargés de blé passent lentement, tirés par les chevaux, dont les cils et les naseaux se chargent dégivre, à mesure que leur haleine monte autour d'eux en un léger nuage de vapeur.

Xénie rêve, assise sur un banc de neige tassée, fait pour elle par ses jardiniers, qui passent l'hiver près du poêle, à trier les semences, et à dormir,--cette dernière occupation de préférence à l'autre. Enveloppée dans ses fourrures, elle ne sent pas le froid, et d'ailleurs, elle est engourdie dans une sorte d'amère béatitude; comme la couche moelleuse et glacée qui s'étend devant ses yeux, elle sent la vie, douce et calme, mais perfidement froide, se resserrer autour d'elle, et l'ensevelir sous son uniforme manteau d'indifférence. Tout va bien à Méra; presque guérie de ses terreurs chimériques, sa mère est plus tranquille, et consent à la laisser aller et venir, suivant leurs besoins et leurs plaisirs; la gestion de ce grand domaine procure aux deux femmes la jouissance d'un nombre presque illimité de chevaux et d'équipages de tout genre, les provisions abondent, le plus pur froment fait tous les matins le pain le plus blanc et le plus savoureux, les celliers regorgent de conserves et de fruits séchés, le bois s'entasse le long des hangars, et flambe jour et nuit dans les hauts poêles faïence, entretenant à l'intérieur une température de printemps; les orangers et les rosiers fleurissent dans le grand salon, apportés de la serre le matin même et prêts à être remplacés par d'autres plus beaux le lendemain; les livres nouveaux non coupés sont sur la table... la vie est douce à Xénie comme à sa mère, mais cette douceur est mortelle:--c'est l'oubli de tout, peines et joies; c'est la mort de l'âme.

Quinze mois se sont écoulés depuis le mariage de Paul,--un second hiver a suivi le voyage à Pétersbourg, et depuis, cette vie tranquille a resserré de plus en plus ses anneaux autour de Xénie, comme un serpent qui voudrait l'étouffer; elle ne s'est pas débattue, d'abord, cédant à la tiède pression de ce bien-être vague, dont son coeur endolori par la lutte éprouvait le besoin; mais peu à peu, pendant qu'elle cédait à cette torpeur, sentant chaque jour son esprit devenir plus paresseux, son âme plus indifférente, elle a eu peur, elle a voulu se secouer, mais la vie somnolente et douce Ta étreinte avec une perfidie plus insinuante, et elle s'est laissée aller par degrés à oublier... oublier...

--Je voudrais mourir, pense-t-elle, pendant que de grosses larmes montent à ses yeux; le froid les gèle au bout de ces longs cils, et elle les essuie d'un geste impatient.--Je voudrais m'endormir pour toujours dans cette neige tranquille, qui me ferait le plus beau suaire de jeune fille...

Oh! quand viendra le jour où je pourrai mourir, sans remords et sans regrets, déposer enfin dans la tombe le lourd fardeau de ma vie inutile...

Soudain le coeur de Xénie se gonfle, d'irrépressibles sanglots montent à ses lèvres; elle veut les étouffer, par un mouvement machinal, puis regarde autour d'elle. Personne ne peut la voir, les fenêtres de la maison regardent de l'autre côté, la route est désertée, le village est muet, et d'ailleurs est-ce que les paysans s'inquiètent de ce que font les maîtres?

Elle pleure librement, et à mesure qu'elle pleure, un tumulte confus et violent s'élève au dedans de son âme; ses larmes lui sont chères, elle sent la vie, qu'elle croyait éteinte, s'agiter et lutter en elle, pour reconquérir la lumière du jour...

--Ah! bénies soient les larmes, bénie ma souffrance, s'écrie Xénie en se tordant les mains avec un mouvement de douleur et d'extase; je souffre, je vis! Chère vie, tu m'appartiens donc encore? Je veux vivre, vivre, vivre!

Elle jeta ce cri vers le ciel comme un appel désespéré,--et rien, ni du ciel ni de la terre, ne répondit à sa voix. Elle se rassit sur le banc de neige, mais le froid la saisit aussitôt, et elle se mit à marcher rapidement.

--J'ai vingt-trois ans, dit-elle tout haut, en faisant craquer sous ses pas la neige mal foulée du sentier, je suis belle, je suis encore jeune,--je veux aimer, même un indigne! J'aime mieux les tortures de l'amour mal compris que le vide affreux de mon âme soumise au devoir! Quoi qu'il doive en arriver, j'aimerai, je le veux, et ensuite, si je suis malheureuse, je briserai la coupe de la vie, mais non sans l'avoir épuisée!

Elle rentra dans la maison, dont l'atmosphère lui parut lourde et trop chaude; le pas léger, le coeur plein d'une exaltation joyeuse, elle se dirigea vers le grand piano, toujours ouvert, et l'effleurant du doigt, lui fit rendre des sons bizarres, puis elle alla vers sa mère, qui, abritée dans une petite guérite faite avec un paravent, comptait gravement les cartes d'une patience.

--Maman, maman chérie, il faut nous amuser! dit Xénie, en troublant toutes les cartes avec un geste d'enfant gâtée; laisse là les dames, les valets et les coeurs, et écoute-moi. Je veux donner un bal masqué.

--Costumé? dit madame Mérief, que rien ne surprenait jamais.

--Non, masqué.

--Et s'il vient des intrus?

--C'est ça qui sera drôle, précisément, quand on se démasquera.

Madame Mérief se mit à rire; l'idée lui paraissait féconde en incidents comiques.

--Dès demain je fais des visites, dit Xénie dont les yeux brillaient comme des escarboucles, et nous donnerons le bal le 6 janvier.

--On couchera ici? demanda sa mère en remettant ses cartes en ordre.

--Non pas! On s'en ira au clair de lune, car il y aura clair de lune; c'est convenu.

--Tu as regardé le calendrier?

--Non, mais qu'est-ce que cela fait? Je veux qu'il y ait clair de lune!

Elle riait et brouillait sans cesse les cartes que sa mère, avec la patience des gens désoeuvrés, remettait en place sur-le-champ.

--En quoi te déguiseras-tu, mère? dit la jeune fille.

--En vieille sorcière, et toi?

--Moi, en jeune; ce sera charmant.

--Et je leur tirerai les cartes, fit madame Mérief; de sorte que cela ne dérangera pas mes habitudes.

--C'est parfait! s'écria Xénie; elle fit deux fois en valsant le tour du grand salon, si bien que sa mère étonnée de tant de gaieté la regarda avec plus d'attention.

--Qu'est-ce que tu as? lui dit-elle.

--J'ai des idées, maman, tout plein d'idées jamais je n'en ai eu tant à la fois, tu verras!

--Je verrai, répéta philosophiquement madame Mérief en retournant à sa besogne.

Le lendemain matin, les idées de Xénie se formulèrent aux yeux mortels par un nombre considérable de petit morceaux de papier, qui portaient les titres de chapitres les plus variés: Du souper; Des invitations; De la nourriture des chevaux; Comment empêcher les cochers d'être ivres pour le retour...--Ici le génie de mademoiselle Mérief avait inscrit cette phrase dubitative: Pour ça, c'est à peu près impossible!

Tous ces petits papiers placés en ordre sûr une table remplacèrent pendant deux jours les cartes de sa mère, et les réponses les plus sages aussi bien que les objections les plus saugrenues s'accumulèrent dans tous les endroits où l'on pouvait tracer un mot. Dans l'après-midi du second jour, un tintement, non de sonnettes, mais de véritables cloches, attira l'attention de Xénie vers la fenêtre.

--C'est Galik, s'écria-t-elle, Galik lui-même! C'est le ciel qui l'envoie! chanta Xénie en courant à la porte; Galik va me dessiner mon costume. Féodor Galkine, plus connu sous la dénomination abréviative de Galik, apparut après le laps de temps nécessaire pour se débarrasser de sa pelisse, de ses galoches fourrées et d'un nombre considérable d'objets divers, indispensables en voyage et dont il ne se servait jamais: un revolver, une boîte de cartouches, une gourde d'eau-de-vie, un couteau de chasse pour combattre le loup corps à corps, etc., etc.

--Voyons, Galik, arrivez donc! s'écria madame Mérief; quel pantalon avez-vous mis aujourd'hui?

Galik, pudique par nature, rougissait comme une Anglaise au nom de cet objet inévitable; il ne répondit pas directement, mais s'avança au milieu du salon, pour permettre à madame Mérief d'admirer son costume.

--Toujours des raies, des raies et des raies! s'écria Xénie d'un air de pitié; quand est-ce que vous cesserez de porter des raies comme cela? Vous avez l'air d'un zèbre...

--D'un âne, corrigea madame Mérief; ne vous fâchez pas, Galik, vous savez qu'il y a des ânes savants et des ânes non savants, mais qui coûtent fort cher, en Egypte, par exemple... Asseyez-vous.

Galik sourit d'un air à la fois contraint et ravi; il aimait tout de cette maison, même les railleries: c'était un bon garçon, si naïf qu'il ne pouvait se résoudre à croire à la malice des autres, et par conséquent exposé à subir toute espèce de petites cruautés de la part de son prochain. Mais comme il n'était pas bête, il prenait parfois une naïve revanche, qui le vengeait complètement. Galik avait été mystifié par tout le monde; il avait candidement rendu ridicules une bonne partie de ses persécuteurs, ce qui inspirait dorénavant quelque prudence à l'autre moitié.

--Galik, dit Xénie, quand porterez-vous des pantalons à carreaux, des grands carreaux, vous savez, comme des carreaux de vitres?

--J'ai écrit à mon tailleur, fit innocemment le jeune homme; il m'a dit que ce n'était plus la mode...

--Votre tailleur est un nigaud, reprit madame Mérief; et puis est-ce qu'un tailleur de Saint-Pétersbourg entend quelque chose à la mode? C'est à Kazan qu'il faut s'adresser pour avoir le fin du fin!

--A Kazan? fit Galik d'un air surpris.

--Eh oui! Vous ne le saviez pas? Il faut tout vous apprendre! Vous êtes étonnant!

--Je m'en occuperai, dit le jeune homme d'un air soumis. Mademoiselle Xénie, qu'est-ce que vous préparez avec tous ces petits papiers?

--Un bal costumé; tenez, vous allez dessiner nos costumes. Voilà un crayon; dépêchez-vous.

--C'est délicieux! s'écria Galik enchanté. Et moi, comment m'habillerai-je?

--En bon jeune homme, répliqua Xénie; cela ne vous déguisera pas trop.

Ému de cette parole, Galik jeta un regard passionné sur la jeune fille; madame Mérief se leva et quitta le salon, devinant quelque chose de nouveau.

--Mademoiselle...

Xénie l'arrêta court.

--Je sais ce que vous allez me dire, fit-elle avec une gravité feinte. Vous ne vous nommez pas Galik, mais Théodore Galkine; vous êtes possesseur d'un bien dans les environs, comprenant trois étangs poissonneux et huit kilomètres de rivières, terre de première qualité, foins un peu durs, mais non sujets à fermenter; vous n'avez pas de dettes, vous êtes fils unique d'une mère veuve qui a des recettes extraordinaires pour diverses espèces de confitures, et vous désirez m'épouser.

Galik, d'abord resté la bouche ouverte, la referma à ce dernier mot, puis la rouvrit pour dire d'un air modeste, encore qu'un peu étonné d'une énumération si complète:

--C'est l'exacte vérité.

--On connaît son monde, fit Xénie toujours grave. Et figurez-vous bien, mon cher monsieur, que je connais tous les propriétaires des environs par leur faible et par leur fort, aussi bien que je viens d'avoir l'honneur de vous le prouver en ce qui vous concerne.

--Savez-vous qu'ils sont tous amoureux de vous? fit Galkine d'un air de supériorité madrée.

--Mais certainement, mon cher; c'est même la première chose que j'ai sue!

Galkine garda un instant le silence. La façon dont Xénie lui parlait prouvait une liberté d'esprit bien grande pour une demoiselle qui va accepter une proposition de mariage; cependant il se décida.

--Puisque vous savez tout ce que je voulais vous apprendre, mademoiselle Xénie, dit-il, puis-je espérer que vous accueillerez ma demande d'un oeil favorable?

--Rien que d'un oeil? fit Xénie, ce serait trop ou trop peu; pour examiner une affaire de cette importance, les deux yeux ne seraient pas de trop.

--Ne me taquinez pas, mademoiselle, reprit Galik avec une douceur mêlée de dignité; si vous voulez m'écraser de votre esprit, la chose vous sera facile; mais si vous vouliez me répondre avec votre coeur...

--Voilà ce qui est impossible, mon cher ami, fit gaiement Xénie en lui mettant la main sur l'épaule, je ne puis pas vous répondre avec mon coeur: je n'en ai pas! Non, je vous assure, je n'en ai pas! Ce qu'on appelle le coeur, en beau langage, est une chose si sujette à changer de forme, de place, de contenance et de contenu, que je ne reconnais pas chez moi l'existence d'un tel organe...

--Mademoiselle Xénie, je vous aime et je suis un honnête homme!

--Vous avez raison, Galik, et c'est à ce titre que je vous dois une honnête réponse: Je veux aimer l'homme que j'épouserai.--Tâchez de vous faire aimer; c'est votre affaire.--Oui, je veux aimer, reprit-elle en se parlant plutôt à elle-même, et Dieu sait que je ne demande pas mieux que de me laisser gagner par l'amour...

--Vous me permettez alors...

--De soupirer? oui, mon ami. Soupirez tant que vous pourrez! Tâchez d'amollir ce coeur.... Ah! j'oubliais que je n'en ai pas!

Elle éclata de rire, et fit quelques pas, puis revenant vivement à Galkine:

--Mais il faudra vous décider à porter des pantalons à carreaux et à les faire faire à Kazan.

--Vous tenez beaucoup à me rendre ridicule? dit Galik avec cette étrange douceur qui ne lui ôtait rien de sa dignité.

--Mais non, je veux voir l'effet que cela fera sur vous!

--Je vous obéirai donc, mademoiselle, dit-il en s'inclinant.

Madame Mérief rentra.

--C'est entendu, maman, lui dit sa fille; il se fera habiller à Kazan!

La mère de Xénie le regarda avec une tendre compassion.

--Pauvre petit, dit-elle, il vaut mieux que nous! Voyons, Galik, dessinez-nous des masses de jolis costumes, et ensuite vous aurez à dîner, si vous l'avez mérité.

Tard dans la soirée, pendant que le bruit des énormes clochettes du jeune homme décroissait lentement dans l'éloignement au milieu du silence, de la neige et de la nuit, madame Mérief, paresseusement étendue dans un fauteuil, dit à sa fille, qui allait et venait, rangeant partout:

--Tu ne veux pas épouser celui-là non plus?

--Non, maman.

--Combien cela en fait-il que tu refuses depuis six mois?

--Je ne sais pas; je ne les ai pas comptés.

--J'en sais le compte, moi; attends!

Madame Mérief se redressa et compta sur ses doigts.

--Le vieux général...

--Il était trop vieux!

--Le jeune Rapotof...

--Il était trop jeune

--Le juge de paix.

--Trop blond!

--Le neveu du gouverneur de Samara.

--Oh! celui-là, il était trop de Pétersbourg; il me dédaignait profondément.

--Mais non, puisqu'il t'a demandée en mariage?

--Oui, parce qu'il me croyait héritière de Méra... Ne parlons pas de celui-là, maman, c'est un imbécile, et mieux encore.

--Eh bien, quatre; et Galik, cela fait cinq!

--Ce n'est pas tout à fait un par mois, fit Xénie d'un air tranquille,--mais il y a encore des célibataires et des veufs dans la province;--nous ferons mieux l'année prochaine.

--Quelle folle! dit madame Mérief en se levant de son fauteuil. Allons dormir, il n'y a encore que cela!

Quand sa mère fut couchée et endormie, Xénie rentra dans sa chambre et défit ses longues tresses en regardant vaguement, dans le miroir, son visage éclairé par les bougies; peu à peu ses yeux s'attachèrent à ce qu'ils voyaient, elle appuya ses coudes sur la petite table, avança la tête et se contempla longuement.

Il y a un mystère dans cette contemplation nocturne de sa propre image; les yeux sont vivants et vous appellent on ne sait où; derrière, tout est ombre et nuit, la blancheur du visage est presque effrayante, et parfois il semble qu'on a devant soi un autre être, inconnu, peut-être ennemi, qui plonge dans votre âme son regard pénétrant...

Dans le silence et dans la nuit, Xénie regarda le visage du miroir pour l'interroger sur sa propre destinée. Les yeux magnifiques, profonds et foncés, pleins de paillettes d'or, avaient un éclat magnétique et fascinateur; les lèvres avaient déjà beaucoup pleuré: un pli d'amertume et de souffrance les relevait légèrement; mais ces cheveux qui roulaient en lourdes masses sur le sein de Xénie, ce teint chaud, ce front large et pur,--tout cela était jeune, souple, vivant...

--Ah! que je pourrais bien aimer! se dit-elle tout bas, en tendant les bras vers le vide; que j'aimerais avec tendresse, avec force, avec sincérité... O vie! tu as encore des joies en réserve pour moi! dis! Tu ne veux pas me tromper? Oui, je t'aime!

Elle se jeta sur son lit, et s'endormit aussitôt. Un léger craquement dans la boiserie l'ayant réveillée, elle fit un mouvement brusque.

--C'est demain jour de poste, se dit-elle en se rendormant, il arrivera peut-être quelque chose.



XVIII


Il faisait à peine jour à neuf heures du matin, quand le sac des dépêches fut apporté à Xénie, qui en éparpilla aussitôt le contenu sur sa table de toilette. Au milieu des lettres et des journaux, une enveloppe timbrée d'un chiffre bien connu attira l'oeil et la main de mademoiselle Mérief. Elle ramassa le tout d'un geste, le fit glisser sur un plateau qu'elle envoya à sa mère, et gardant pour elle la lettre choisie, elle alla s'asseoir près de la fenêtre, pour la lire.

Elle parcourut rapidement les deux pages, griffonnées à la hâte, puis laissa retomber le papier sur ses genoux, et resta immobile, les mains ouvertes, dans une méditation douloureuse.

Un fils à Paul! Le fils d'Anna! L'heureux père tremblant de joie, et mal revenu encore de son émotion passée, parlait de son fils nouveau-né, comme d'un être depuis longtemps entré dans les habitudes de son coeur et de son esprit... Xénie n'avait rien su; Anna, timide et discrète, n'avait pas mentionné cette maternité prochaine dans ses lettres courtes et rares; Paul n'écrivait plus... Qu'eût-il écrit? Tout à coup, après un an de silence, il écrivait; et son premier mot était: Mon fils!

Le fils de Paul! Ce lien frêle et indestructible qui attache l'homme à la femme était venu resserrer l'union de la petite Anna, et Xénie sentit son coeur plein de larmes amères, à la pensée que son souvenir allait s'effacer encore davantage dans l'âme de Rabof, submergé, avec tous les menus soucis de sa vie passée, par le flot toujours croissant de la tendresse paternelle.

Que serait-elle désormais pour le jeune couple sans cesse penché sur ce berceau? Une amie lointaine, oubliée, dont le nom viendrait de temps en temps sur leurs lèvres, appelé par quelque incident, puis qui retomberait dans l'ombre grise et taciturne des amitiés passées, dénouées, on ne sait pourquoi...

Soudain, Xénie s'aperçut qu'elle pleurait; avec un geste de colère, elle essuya ses yeux, et courut baigner son visage, et c'est d'un air tranquille qu'elle annonça la nouvelle à sa mère.

--Un fils! D'où leur est-il tombé, cet enfant-là? s'écria madame Mérief, contrariée de n'avoir pas été prévenue. Ils l'ont acheté à la foire, bien sûr! Est-ce qu'Anna est capable de mettre au monde un enfant et de l'élever! Le nourrit-elle?

--Je crois que oui, répondit Xénie en parcourant de l'oeil la lettre courte et concise.

--Voilà de bel ouvrage! La jolie nourrice! Elle est grosse comme le poing; l'enfant doit faire un beau moineau!

Madame Mérief continua à grommeler contre Anna tout le reste du jour; de temps en temps, Xénie l'arrêtait par quelque plaisanterie, mais la bonne dame était vraiment fâchée, et sa mauvaise humeur continua à couler jusqu'à complet épuisement, ainsi qu'un torrent formé de la fonte des neiges.

--Eh bien, ce bal? dit-elle à sa fille deux jours après.

--Je ne m'en soucie plus, maman, répondit Xénie.

Madame Mérief posa ses deux mains sur ses genoux et se tourna tout d'une pièce.

--Voilà du nouveau! fit-elle, et pourquoi?

--Le vent a tourné, maman chérie; ma tête est une girouette, vous le savez bien...

La mère regarda longtemps sa fille d'un air de plus en plus chagrin. Xénie brodait, penchée sur un métier, évitant ainsi ce regard.

--Il faut que tu te maries, dit enfin madame Mérief.

--Nous verrons, ma mère mignonne, répondit la jeune fille, en piquant son aiguille d'un mouvement si brusque, qu'elle rompit sa laine. Vous avez donc bien envie d'être délivrée de moi?

Ce mot arrêtait infailliblement les sermons de madame Mérief; il eut cette fois encore son succès ordinaire. Xénie ne parla plus de bal costumé, et la maison redevint calme comme auparavant.

L'hiver fut plus rude que de coutume et plus long; les neiges restèrent si longtemps sur le sol qu'on avait fini par s'y accoutumer, et qu'un beau jour de la fin d'avril, on fut surpris de les voir fondre brusquement. Pâques tombait très-tard, et les offices de la semaine sainte, si fatigants, se célébraient dans la douce clarté grise de ces crépuscules qui se changent en aurore presque sans nuit. Xénie remplit ses devoirs de maîtresse de maison avec un dévouement et une précision rares; suivant les usages, plusieurs propriétaires des environs, qui ne possédaient pas d'église sur leurs terres, s'étaient réunis à Méra pour assister aux offices; elle s'occupa d'eux, de leurs gens, de leurs chevaux, avec une patience d'aubergiste, mettant de l'amour-propre à varier les menus,--chose difficile avec le maigre sévère de cette époque, qui n'admet ni lait, ni beurre, ni oeufs, ni poisson, si bien, que la première réflexion est qu'on ne peut rien manger du tout.

Le samedi saint, 24 avril, à minuit, l'église de Méra se trouva pleine de monde, nobles et paysans, tous pourvus d'un cierge allumé, et préparés à subir quatre heures de chants religieux, sans s'asseoir et sans changer de place.

Madame Mérief seule avait une chaise,--et son lorgnon lui procurait les douceurs de quelques réflexions philosophiques, peu en harmonie avec la sainteté du lieu. Pendant l'interminable chant des psaumes, elle se tourna vers Xénie et lui dit à demi-voix:

--Regarde donc Galik; pour tes oeufs de Pâques, il a arboré le pantalon à carreaux! Et quels carreaux!

Xénie sourit faiblement; Galik et ses carreaux étaient si loin de son esprit qu'elle ne tourna même pas la tête. Adossée à la muraille, les mains correctement posées l'une sur l'autre, revêtue de la classique toilette blanche indispensable en ce grand jour, elle regardait par les fenêtres de la coupole le ciel d'un gris bleu s'emplir peu à peu d'une clarté laiteuse, avant-coureur du jour, et avec cette lueur nacrée une sorte de repos entrait dans son âme. La résurrection, le printemps, l'aurore, toutes ces pensées de renouveau et de vie charmaient son âme fatiguée et endormaient son corps lassé; elle écoutait les chants, respirait l'encens, et se disait que peut-être avant le ciel, son dernier espoir, elle aurait quelques joies sur la terre.

Quand l'office fut fini, les équipages à quatre chevaux emportèrent les hôtes dans la grande maison noire, dont toutes les fenêtres étaient brillamment illuminées, malgré le jour déjà clair. Le souper fut court, chacun tombant de sommeil, et Xénie, après avoir rompu le jeûne avec le prêtre de là paroisse, en mangeant un oeuf rouge, emmena sa mère pour la faire coucher.

Madame Mérief se laissa mettre au lit sans dire un mot; elle était absolument épuisée par la fatigue et le jeûne des jours précédents.

--Te sens-tu bien, maman? dit Xénie en se penchant sur elle pour l'embrasser.

--Mais oui... seulement, c'est drôle, ça me fourmille partout, on dirait que tous mes membres vont s'engourdir; mais quand j'aurai dormi, ce ne sera plus rien. Tu es pâle...

Elle posa sa tête sur l'oreiller et sembla s'endormir. Xénie se retira.

Une clarté bleue due peut-être à quelque vapeur dans l'atmosphère inondait le paysage placé sous ses fenêtres, et sa chambre elle-même; tout était bleu, d'un bleu doux et tendre, qui teintait les rideaux, les objets blancs, la robe de Xénie; la jeune fille sentit une confiance joyeuse pénétrer dans son âme, avec cette mystérieuse lueur.

--C'est l'avenir, c'est la vie! se dit-elle, et elle s'endormit pleine d'espérances.

Au matin, elle se leva en entendant sonner neuf heures, et courut à la chambre de sa mère, d'où lui paraissait sortir un bruit singulier. Sur le lit, madame Mérief respirait difficilement, la bouche ouverte et convulsée.

--Qu'as-tu, maman? s'écria Xénie en l'entourant de ses bras.

La mère cligna d'un oeil, et le regard de cet oeil avait quelque chose d'horriblement impuissant et douloureux. Sa langue se refusait à parler, ses membres à agir; elle était sous le coup d'une attaque de paralysie.



XIX


Les médecins ont souvent raison de la maladie, mais qui pourrait avoir raison du malade! Madame Mérief revint à la santé, ses membres reprirent leurs mouvements, elle rentra dans les habitudes matérielles des anciens jours, mais le caractère resta irrévocablement changé. Elle était devenue capricieuse, et surtout entêtée; ce qu'elle voulait, elle le voulait jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au moment où renonçant à ses préférences, à l'apparence de la raison, à la raison même, Xénie faisait ce que sa mère avait exigé.

Ce sacrifice de son entendement ne s'accomplit pas sans de douloureuses péripéties; bien des fois la jeune fille se décida à refuser son acquiescement à des fantaisies soit trop coûteuses, soit ridicules, et pourtant elle céda craignant de voir revenir la cruelle paralysie, lorsque sa mère, se mettant à pleurer, se jetait dans des états nerveux si violents que chaque minute pouvait amener une crise fatale.

Elle s'aperçut alors qu'elle n'avait pas épuisé la coupe du sacrifice! Elle en avait à peine effleuré les premières amertumes! C'est maintenant qu'elle apprit à connaître le renoncement de toutes les heures, la rage impuissante d'un esprit clair et droit, contraint à se soumettre aux fantaisies illogiques d'un cerveau malade; l'impossibilité de raisonner avec un être aimé, respecté, qu'il fallait traiter désormais comme un enfant, flatter et menacer tour à tour... menacer cette mère adorée dont elle était l'ouvrage! Cette déchéance de l'âme humaine fut peut-être pour Xénie le plus douloureux des innombrables supplices de sa nouvelle existence.

Les feuilles verdissaient aux arbres, et madame Mérief depuis deux ou trois jours passait les belles heures de l'après-midi dans un petit kiosque fermé de trois côtés, ouvert seulement du côté du soleil; elle s'y plaisait, et la douce chaleur printanière semblait la pénétrer et l'amollir, lorsqu'un soir, vers cinq heures, Xénie, qui l'avait laissée seule un instant, la trouva tout en larmes.

--Quoi donc, ma chérie? lui dit-elle avec cette douceur maternelle qui était désormais le ton de tous ses entretiens avec sa mère.

Madame Mérief se tut longtemps, refusant de parler, comme un enfant contrarié.

--Je m'ennuie! murmura-t-elle enfin à travers ses sanglots, quand les caresses de sa fille l'eurent persuadée de parler.

--C'est pour cela que tu pleures? mais, chérie, nous ferons tout ce que tu voudras pour te distraire! Veux-tu aller à Samara?

--Non!

--Que veux-tu donc? Veux-tu que j'invite du monde à passer quelque temps ici?

Madame Mérief s'essuya les yeux, redevint calme et dit à sa fille:

--Écris à la petite Anna de venir; je veux voir son fils.

--Maman! fit Xénie en pâlissant, elle ne peut pas quitter son mari!

--Eh bien, qu'il vienne aussi. Je veux voir le fils d'Anna. Je n'ai pas été contente quand il est né, je n'ai pas prié pour lui, et c'est pour cela que Dieu m'a punie et m'a rendue malade. Je veux le bénir.

--Chère maman, envoie-lui ta bénédiction par lettre! murmura Xénie, complètement abattue à la pensé d'avoir ce fils de Paul dans sa maison.

--Non, je veux qu'elle vienne, je veux les voir tous les trois...

Ici commença une de ces scènes dont Xénie avait l'habitude.

--Tu ne veux jamais rien faire pour me plaire! Tu refuses tout ce que je demande! C'est très-mal, car après tout, Xénie, je suis ta mère, tu me dois le respect et l'obéissance; j'ai un chagrin, j'ai un remords, toute autre à ta place serait heureuse de m'enlever ce poids de l'esprit, et toi, tu veux que je reste triste et coupable,--tu veux que je meure sans m'être réconciliée.

--Chère maman! fit Xénie en l'entourant de ses bras, et en cherchant à retrouver dans les yeux si beaux autrefois, maintenant incertains qu'elle était comprise, devinée... Chère maman, ne demande pas cela... nous ne pouvons pas déranger tout le monde pour notre plaisir...

--Tout le monde? Voilà bien une affaire! Des jeunes gens que nous avons mariés ici ne pourraient pas venir passer un mois avec une vieille tante malade, qui va bientôt mourir... et toi, tu me refuses la joie de les embrasser avant de fermer les yeux!...

Toute la série des reproches injustes, des larmes puériles, des menaces vaines, des colères feintes fut épuisée ce jour-là. Xénie tint bon, quoique sa mère la repoussât durement quand elle voulait l'embrasser.

--Vous me brisez le coeur maman, dit-elle enfin, et pourtant, je n'écrirai pas, au risque d'encourir votre déplaisir. Je ne me sens pas le courage de demander un tel sacrifice à des gens qui, au bout du compte...

--Qui, quoi? demanda madame Mérief avec humeur.

--Qui font peu de cas de nous, maman, puisque vous me forcez à vous le dire, bien à regret. Depuis deux ans bientôt, ils ne sont pas revenus nous voir; ils ne nous écrivent guère...

--Parce que tu les négliges, aussi, toi! riposta madame Mérief.

--Soit, maman; mais enfin, je n'écrirai pas, voilà tout.

Sa mère lui tourna le dos et rentra à la maison, refusant l'aide de son bras.

Xénie s'attendait à un nouvel assaut, car madame Mérief n'avait pas l'habitude de renoncer à ses caprices; cependant il n'en fut rien, elle ne parla plus du jeune ménage. Sa fille s'applaudissait du succès de sa résistance, lorsque environ quinze jours après, se trouvant un peu en retard à l'heure du déjeuner, elle aperçut le sac de poste sur les genoux de sa mère, et celle-ci lui montra avec orgueil une lettre qu'elle avait presque fini de lire.

--Voilà ce que c'est, dit madame Mérief d'un air triomphant, on ne me refuse rien, à moi!

--Quoi donc? fit Xénie, qui se sentit vaincue.

--Ils viennent!

--Qui?

--Les Rabof! Anna vient dans huit jours avec son bébé. Paul la rejoindra ici le mois prochain, et passera avec moi toutes ses vacances.

Xénie baissa la tête; elle avait eu beau lutter, la destinée avait été la plus forte. Il ne lui restait plus qu'à se soumettre, elle se soumit, et ne s'occupa plus que de préparer dans l'aile la plus éloignée un appartement tranquille pour les jeunes époux.



XX


Le soleil de juin brillait sur le parterre où la bonne promenait le fils de Paul, endormi dans sa pelisse blanche et abrité par une ombrelle doublée de bleu. La petite figure semblait bien mignonne et bien pâle sous cet abri protecteur; les yeux fermés, bordés de longs cils, étaient entourés d'un cercle lilas, et les lèvres décolorées s'agitaient vaguement dans le sommeil, comme pour pleurer. La bonne chantait à demi voix, tout en marchant lentement, une interminable chanson de nourrice, qui assoupissait le petit être toujours souffrant.

Mademoiselle Mérief ne croyait pas si bien dire en accusant Anna de ne pouvoir élever son enfant. La jeune femme avait subi, lors de l'épreuve de la maternité, la désastreuse conséquence du système d'éducation employé par son père. Ce n'est pas vainement que pendant des années, il avait systématiquement banni de son régime, six mois sur douze, les viandes, les vins, le lait, tout ce qui enrichit le sang; Anna, malgré ses couleurs brillantes et l'éclat de son teint de jeune fille, était une ancienne victime de l'anémie, et son enfant se mourait, faute de force vitale. En voulant le nourrir, elle avait cru le sauver, et, au contraire, elle l'avait perdu.

C'est cette pensée qui lui revenait à tout moment, et qui donnait une expression douloureuse à son joli visage amaigri, pendant qu'elle se penchait par la fenêtre pour suivre de l'oeil dans sa promenade l'enfant adoré. Xénie, assise auprès d'elle, écoutait tout le long du jour le récit de ces angoisses maternelles, de ces craintes incessantes, et si pénible que fût ce sujet d'entretien, elle le préférait encore aux confidences d'Anna quand elle se prenait à lui parler de Paul.

Anna était heureuse, cela se voyait, heureuse d'aimer son mari, de lui être attachée par un lien indissoluble,--mais son bonheur s'arrêtait là, et Xénie n'eût pas eu lieu d'être jalouse, même si la jalousie eût pu pénétrer dans son âme. Ce bonheur résigné, semblable à l'éclat voilé des belles journées d'automne, n'était pas celui qui faisait envie à mademoiselle Mérief; elle sentait là une lacune dans la vie de la jeune femme, peut-être un mystère, et peu à peu la crainte qu'elle avait d'abord éprouvée à la pensée de se retrouver en présence de Rabof, se changea en une impatience fiévreuse de le revoir.

--Quand viendra-t-il? demanda Xénie en regardant le ciel bleu saturé de lumière, qui brillait d'un éclat éblouissant dans le cadre de la fenêtre.

--Cette semaine. Ah! que le temps me dure! soupira la jeune mère.

--Ne peux-tu vivre sans lui? fit Xénie avec une pitié railleuse.

--Ce n'est pas cela, répondit Anna en rougissant: c'est à cause du petit; je suis plus tranquille quand Paul est là; autrement, j'ai toujours peur.

--Peur de quoi?

Anna hésita, puis dit en faisant un signe de croix pour conjurer le malheur:

--J'ai peur qu'il n'arrive quelque chose au petit en l'absence de son père.

Xénie garda le silence pendant un instant.

--Il n'est pas si malade, dit-elle enfin; les mères ont un don particulier pour s'effrayer de tout; mais il ne faut abuser d'aucun de ses dons, Anna, pas même de celui-là, ajouta-t-elle en souriant, et en caressant de la main les cheveux blonds de sa cousine. Il n'est pas si malade, ce garçonnet; il est pâle, mais les enfants nourris de lait seul sont toujours pâles; donne-lui du bouillon, et tu verras!

--Je veux bien, dit Anna, pourvu que Paul y consente.

Elle ramenait toutes ses pensées à cet époux absent, naturellement, comme les fleurs se tournent vers le soleil; Xénie la regarda avec cette compassion profonde que les coeurs généreux ressentent pour les déshérités de ce monde, quel que soit leur mal. Si Paul ne l'aimait pas, ou ne l'aimait plus, ou ne l'avait jamais aimée, et si l'enfant venait à mourir, que resterait-il à la petite Anna?

--Voyons, dit Xénie avec une violence de tendresse qui effraya sa douce compagne, il ne faut pas être triste comme cela, c'est absurde. As-tu des peines secrètes? Tu sais bien que tu peux tout me dire!

--Je n'ai pas de peines, je suis très-heureuse, excepté en ce qui concerne l'enfant...

--Paul est-il bon pour toi? demanda Xénie, emportée par un de ces orages de son coeur qui la dominaient parfois, quoi qu'elle en eût.

--Il est très-bon; je l'aime de toute mon âme.

--Et lui, t'aime-t-il? insista Xénie, presque avec colère.

--Il m'aime, certainement, répondit Anna sans hésitation: il est très-bon pour moi... Oh! Xénie! je l'aime, je l'aime! s'écria tout à coup la jeune femme, qui fondit en larmes en cachant son visage sur l'épaule de sa grande amie.

Mademoiselle Mérief l'enlaça énergiquement dans ses bras et la serra sur son coeur comme pour la défendre; elle avait compris la blessure secrète de cette âme trop sensible.

--Il t'aime, et tu pleures? dit-elle avec bonté, en caressant Anna.

--Je l'aime, Xénie, je ne peux pas te dire comment! Je voudrais être le tapis pour qu'il marchât sur moi, le livre qu'il lit pour rester sous ses yeux, le pain qu'il mange pour le nourrir de ma substance... Je ne puis pas exprimer comment ni combien je l'aime... je l'aime trop, cela me fait mal!

--Tu es nerveuse, il faut calmer tes nerfs; je ne m'étonne plus que l'enfant soit malade, si tu n'es pas plus raisonnable! fit Xénie d'un ton plein de prudence maternelle.

Anna secoua la tête et essuya ses yeux.

--Non, vois-tu, je l'aime trop! Il est toute ma vie, avec le petit; il était toute ma vie avant la naissance du petit: eh bien, il peut vivre sans moi, tandis que moi je ne puis pas vivre sans lui... C'est lui qui est dans le vrai, c'est un homme, il est raisonnable; moi je ne suis qu'une femme, et si jeune, et si sotte! Certainement, c'est lui qui a raison, et je voudrais être raisonnable comme lui; quand j'ai été absente quelque temps et que je reviens, il me sourit avec bonté et me dit d'un air tranquille: Te voilà, ma mignonne? Tandis que moi, je voudrais me fondre à ses pieds comme un cierge de cire, tant je suis heureuse de le revoir!

Xénie eut peur de ce qui grondait en elle pendant qu'elle écoutait la jeune femme.

--Tais-toi, dit-elle en lui mettant la main sur la bouche. Tais-toi, c'est mal; il ne faut pas dire de ces choses-là...

Anna baissa la tête d'un air soumis, et murmura:

--Il a raison, c'est lui qui est sage et bon; moi, je suis folle...

Xénie s'était mise à marcher par la chambre d'un pas rapide et régulier; elle allait et venait sans mot dire, suivie par les yeux inquiets de sa petite amie. Les plis de sa robe frappaient le sol à intervalles égaux, sans lui faire ralentir sa marche; elle se sentait emporter dans un grand tourbillon de passion et de devoir qui l'aveuglait et troublait son esprit si clair. Elle marcha longtemps ainsi, les mains serrées l'une contre l'autre, les yeux perdus dans le vide, regardant en dedans d'elle-même, et n'y voyant qu'un feu rouge, dont les flammes montaient jusqu'à ses yeux brillants, jusqu'à ses lèvres desséchées.

Anna aimait Paul, et Paul ne l'aimait pas, voilà ce qui se dégageait de cette douloureuse confidence; Xénie avait fait un rêve insensé en voulant unir l'esprit cultivé de Rabof à l'âme innocente et enfantine de la jeune femme. Ils n'étaient pas faits pour se comprendre: un monde les séparait l'un de l'autre; en voulant faire le bonheur d'Anna, elle les avait rendus malheureux tous les deux!

Que faire maintenant? Comment pallier ce mal? Nul remède ne s'offrait à l'esprit de Xénie, pendant que du fond de son âme montait invinciblement cette pensée cruelle:--C'est moi qu'il aimait, c'est moi qui lui aurais donné le bonheur!

Elle voyait se dessiner devant elle, avec une impitoyable netteté, le cabinet de travail de Rabof; les tableaux et les gravures sur les murailles, la couleur du papier de tenture, les moindres détails du mobilier se présentaient à ses yeux, comme un cadre fait à souhait pour la noble tête de son ami; elle le voyait penché sur son travail, lisant et prenant des notes, lisant encore et toujours, jusqu'à l'heure où le jour se glisse entre les rideaux et fait pâlir la lampe... Il était seul dans ses études; qu'eût-il pu dire à Anna si elle était restée auprès de lui? Elle ne savait rien; ignorante et douce, elle pouvait l'aimer, mais non le comprendre.

C'est elle, c'est Xénie qui aurait dû partager son existence laborieuse; c'est elle qui aurait abrégé ses heures de veille par le secours de son esprit vif et clair; aussi bien que Paul lui-même, elle pouvait classer les papiers, chercher des renseignements, prendre des notes... et quand il se lèverait, lassé, du fauteuil où il était resté assis des heures, ne saurait-elle pas trouver des sujets de conversation pour le distraire et l'amuser? Elle n'avait qu'à chercher dans son propre esprit, elle était sûre d'y trouver quelque idée propre à l'intéresser.

Qu'ils eussent été heureux, tous deux, si elle avait régné dans cet intérieur de savant, dont elle aurait fait aussi un intérieur d'artiste! Le grand piano leur aurait servi à exprimer toute la poésie de leurs âmes, là où les paroles deviennent impuissantes. Anna n'était pas musicienne...

--Xénie, parle moi, fit tout bas la voix suppliante de la jeune femme. Parle-moi, conseille-moi...

Mademoiselle Mérief entoura de ses bras sa confiante petite amie.

--Patiente, dit-elle, amie, et souffre: c'est la vie... J'avais espéré mieux: pour loi, mais Paul est jeune, toi aussi; avec le temps, tout s'arrange...

--Je ne vivrai pas longtemps, dit Anna en secouant la tête; quand le petit mourra, je m'en irai aussi.

--Ne tente pas Dieu! fit Xénie effrayée en la serrant plus fort.

Elles se turent toutes les deux, et se séparèrent avec une caresse, mais leurs âmes restèrent troublées.



XXI


Paul arriva dans les premiers jours de juillet; sa venue causa un plaisir extraordinaire à madame Mérief, qui s'ennuyait franchement en compagnie d'Anna et de son bébé. Cet enfant, qu'elle avait commencé par combler de caresses, lui inspirait maintenant une sorte de répulsion; à vrai dire, elle craignait de le voir mourir dans sa maison, et, superstitieuse comme tous ceux dont l'esprit s'est affaibli, elle considérait la possibilité de cet événement comme un présage des plus fâcheux.

La présence de son jeune ami fit une heureuse diversion à ces pénibles idées. Paul avait gardé cette prestance juvénile, cette vivacité de mouvements et d'impressions qui faisaient jadis de lui l'âme de leur petit cercle; avec sa personne, il sembla à madame Mérief que toute une époque disparue renaissait pour elle. Les parties de plaisir, les promenades en voiture, tout le mouvement d'une maison où l'on s'amuse secouèrent la torpeur que la dolente Anna semblait avoir fait tomber sur Méra, et le jardin, aussi bien que les vieux murs eux-mêmes, retentit des éclats de rire des voisins appelés à des fêtes continuelles.

C'est Paul qui les organisait, mais c'est Xénie qui les exécutait; le hasard et les devoirs de l'hospitalité les rapprochaient constamment; leurs entretiens ne dépassaient guère le cadre des nécessités de la vie sociale, mais ils trouvaient certainement une grande douceur à se retrouver et à causer ensemble, fût-ce des choses les plus banales.

Au bout de quinze jours de cette existence tourmentée, madame Mérief déclara qu'elle en avait assez, et qu'on la ferait mourir si cela devait continuer huit jours de plus.

--Fort bien, ma chérie, répondit sa fille. A partir d'aujourd'hui, nous rentrons dans le calme plat, d'autant mieux qu'Anna en a bon besoin.

--Oh! moi, cela ne fait rien, dit la jeune femme en souriant.

Elle avait Paul près d'elle; il lui témoignait publiquement l'affectueuse déférence à laquelle elle avait droit: c'était tout ce qu'elle pouvait désirer; d'ailleurs, dans ce grand remue-ménage, elle n'avait pas le temps de sentir ce que de tels procédés avaient de superficiel, et elle se trouvait heureuse.

--C'est convenu, dit Xénie, à dater de ce soir, porte close.

--Nous allons donc faire un peu de musique! fit Paul en se détirant les mains. Mon Dieu! que c'est loin, la musique! Cela se perd dans la nuit des temps.

--Pourquoi n'en faites-vous pas?

--Tout seul, cela ne dit rien; c'est bon de loin en loin; mais à l'ordinaire, il faudrait avoir au moins quelqu'un pour vous écouter.

Xénie se retourna brusquement; Anna ne semblait pas avoir entendu, ou du moins elle ne paraissait pas blessée de cette manière de la compter pour rien.

--Nous ferons de la musique tant que vous voudrez, fit-elle doucement.

--Commencez tout de suite, dit madame Mérief, toujours impatiente. Jouez une symphonie à quatre mains.

Ils obéirent. A mesure qu'ils tournaient les pages, ils se sentaient emportés par un souffle puissant, au-dessus de la terre et de ses misères; le passé n'existait plus, l'avenir importait peu; l'harmonie divine les portait sur ses ailes d'or et leur tenait lieu de tout.

--C'est bon! dirent-ils ensemble en frappant le dernier accord. Ils s'entre-regardèrent d'un air joyeux; la bienveillance un peu contrainte qu'ils s'appliquaient à se témoigner mutuellement depuis quinze jours fondit comme un glaçon, et la vieille camaraderie des anciens jours, celle qui fait qu'on s'entend à demi-mot, qu'on se devine avant d'avoir parlé, leur revint aux lèvres et aux yeux.

--Ah! dit madame Mérief, cela me rajeunit.

--Et moi donc! s'écria Xénie. Si cela continue, je vais retourner à ma nourrice! Le bon vieux temps est revenu: vive le bon vieux temps!

--Tu vois bien, dit madame Mérief, d'un air sage, que j'avais raison en insistant pour les faire venir!

Xénie rougit soudain, et détourna la tête; elle avait tant fait pour oublier cela, qu'il y avait cruauté à le lui rappeler.

--Comment, vous ne vouliez pas de nous? demanda Paul devenu sérieux.

--C'est une plaisanterie de maman, dit la jeune fille, en allant s'asseoir auprès de sa mère, pour la prévenir du geste, si elle insistait.

--Une plaisanterie! continua l'intraitable madame Mérief. Elle était furieuse contre moi; elle avait déclaré qu'elle ne vous inviterait pas! C'est malgré elle que j'ai écrit, et à son insu. Tu n'as pas besoin de me tirer par la manche comme cela, Xénie, tu sais bien que je dis la vérité!

Anna souriait, elle ne croyait pas à l'opposition de Xénie; Paul, plus clairvoyant, devinait quelque chose de grave sous ces paroles en l'air et ne quittait pas des yeux la jeune fille, qui détournait la tête.

--Elle s'était mis dans l'esprit que vous ne nous aimiez plus, voilà la vérité. Moi, je crois tout bonnement qu'elle était jalouse!

--Oh! maman! s'écria Xénie, peux-tu dire des enfantillages pareils!

--Mais quoi, alors?

--Je pensais, dit mademoiselle Mérief avec effort, qu'il valait mieux ne pas imposer à ces jeunes gens le séjour d'une maison triste...

--Enfin, mademoiselle, vous êtes vaincue, dit Paul, venant à son secours; la maison n'est pas triste, et nous y voilà malgré vous!

--Et le bébé s'y porte beaucoup mieux, conclut Anna d'un petit air maternel plein de jeune sagesse.

--Eh! mes amis, j'en suis charmée, dit Xénie en se levant. Mais, maman, ce n'est pas gentil à toi de raconter mes affaires: je ne te dirai plus rien.

Elle plaisantait, cependant ses lèvres tremblaient légèrement. Elle quitta le salon un instant après, et descendit au jardin. La lune de juillet éclairait le parterre; involontairement elle se rappela la soirée tout à fait semblable où, deux ans auparavant, elle avait envoyé Paul vers Anna. Elle croyait alors faire pour le mieux; deux années, deux courtes années lui avaient démontré son erreur, et peut-être sa faute. Fallait-il se repentir? Et si elle avait agi autrement, que fût-il arrivé?

Le coeur triste et inquiet, elle marchait lentement, en se disant qu'elle devait rentrer au salon, et dominée en même temps par un invincible besoin de solitude, lorsqu'elle entendit un pas sur le gravier.

--Xénie, dit la voix de Paul, tout près d'elle, pourquoi ne vouliez-vous pas nous voir ici?

Elle se retourna et le regarda en face.

--Parce que j'avais peur, dit-elle, d'apprendre une triste vérité: vous n'aimez pas votre femme, et elle souffre.

Paul baissa la tête; il ne s'attendait pas à ce coup, et cependant c'était la vérité. Il se remit promptement.

--Ce n'est pas ma faute, dit-il; j'ai fait tout ce que j'ai pu. Je l'aime et je la respecte, je m'efforce d'être bon pour elle, mais c'est une enfant, ce n'est pas une compagne... Ne me blâmez pas, Xénie, ce n'est pas ma faute.

--Vous le dites deux fois, pour que je le comprenne sûrement: c'est la mienne, n'est-ce pas?

--C'est la destinée, répondit Paul avec douceur.

Xénie baissa les yeux. Elle avait bien un peu forcé la main à la destinée, mais elle croyait bien faire... Allait-il à présent lui demander compte de son bonheur à lui?

--Je ne suis pas à plaindre, reprit Rabof; peu d'hommes ont dans la vie un destin meilleur que le mien: Anna est bonne et parfaite; ce qui lui manque ne vient pas d'elle, mais de son éducation. J'avais rêvé autre chose... Mais puisqu'il est donné à si peu de gens de voir se réaliser leur rêve, je dois encore bénir le sort qui m'a accordé une femme vertueuse, et une amie incomparable...

Il prit la main de Xénie, qui la retira aussitôt.

--Brouillés? dit-il avec un sourire, c'est donc vrai? Vous m'en voulez?

--Jamais, fit chaleureusement la jeune fille. Une affection telle que la nôtre ne connaît pas les brouilles et les raccommodements.

--Amis, alors? reprit-il, en lui tendant la main de nouveau. Elle y mit la sienne avec une étreinte virile et la retira sur-le-champ.

--Amis, toujours, quoi qu'il arrive, tant que nous marcherons dans le chemin de l'honneur et du devoir, dit-elle avec émotion. Je vous aime plus que vous ne croyez, Paul; ne doutez jamais de moi; mais pensez au coeur d'Anna, si tendre, si fragile, qu'une dureté involontaire peut briser...

--Nous la garderons de tout mal; à nous deux, nous saurons bien la défendre! répliqua-t-il joyeusement.

Ils rentrèrent le visage rayonnant; le lien long-temps relâché de leur affection venait de se resserrer, et mille sentiments confus semblaient autant d'oiseaux qui chantaient dans leurs âmes. Anna les regardait avec un bon sourire... tout à coup ses yeux s'emplirent de larmes.

--Qu'as-tu, ma petite amie? lui demanda Xénie en se penchant sur elle.

--Je ne sais pas, je suis contente de vous voir réconciliés, voilà tout... Oh! si mon petit voulait seulement vivre! je serais si heureuse!

Elle essuya ses larmes, mais pendant la soirée elles recommencèrent souvent à couler, furtives, sans que l'innocente créature pût s'expliquer d'où lui venait cette grande tristesse, alors qu'elle se croyait le coeur joyeux.



XXII


--Voyons, Paul! ne me soutenez pas de pareilles absurdités si vous voulez que je respecte vos oreilles!

--Je vous certifie, chère amie, que c'est l'exacte vérité.

--Donc, à votre compte, il n'y aurait pas de libre arbitre, nous serions tous poussés par nos instincts et nos passions à faire même les choses qui répugnent à notre nature?...

--Parfaitement.

--Mais alors, qu'est-ce que vous faites de la conscience humaine, du jugement, de la raison, de...

--Xénie, interrompit la douce voix d'Anna, montre-moi donc ce point de crochet pour la robe de bébé; je ne puis pas le retrouver.

Mademoiselle Mérief prit la laine et le crochet, et tout en commençant l'ouvrage de sa cousine, elle continua sa discussion philosophique.

--Tiens, Anna, voilà les trois premiers rangs, sur quarante-deux, points; et toi, qu'est-ce que tu en dis, du libre arbitre et de la conscience? Voyons ton opinion.

--Moi? Je n'en sais rien, je n'ai pas écouté, répondit la jeune femme d'une voix tranquille.

--Tu as raison, fit Paul, cela ne te regarde pas. Dites-moi, Xénie, quand vous êtes décidée à aller à un bal et que vous êtes prise d'une rage de dents, est-ce voire libre arbitre qui vous empêche de partir?

--D'abord, je n'ai jamais mal aux dents! répliqua triomphalement Xénie.

--Je vous en fais mon compliment bien sincère, mais est-ce votre libre arbitre ou la rage de dents qui vous retient à la maison?

--Ne l'écoute pas, Xénie, fit madame Mérief du fond de son fauteuil, c'est un païen.

--Moi? un païen? s'écria Paul en riant.

--Mais il ne croit pas aux idoles! Il m'a dit avant-hier que les peuples anciens n'avaient pas eu d'idoles, mais seulement des idées... je n'y ai rien compris.

--Oh! si vous vous lancez dans la haute philosophie, reprit Xénie, je me retire; je ne suis pas assez habile pour discuter avec vous...

--Et puis, c'est ennuyeux comme les mouches, repartit Anna. Écoutez, ma tante, causons ensemble, voulez-vous? Nous les laisserons se chamailler, ces grands batailleurs, qui se querellent toujours.

Elle riait en parlant, mais sa gaieté était un peu forcée. Depuis le pacte d'amitié conclu entre Paul et Xénie, Anna s'était trouvée peu à peu reléguée dans une pénombre discrète d'abord, et ensuite dans une parfaite obscurité.

Enhardis par la pureté de leurs sentiments, par leur intention irrévocable de se préoccuper du bonheur de la jeune femme, ils avaient élevé sans s'en apercevoir le ton de leurs entretiens; l'esprit de Xénie, cultivé pendant deux ans dans la solitude par de fortes lectures, par des réflexions profondes et par l'étude de la vie prise sur le vif, ainsi qu'on la rencontre dans les campagnes encore vierges pour ainsi dire de la Russie orientale, cet esprit, toujours si robuste, s'était enrichi de mille façons.

Une souffrance réelle, bien que mal définie, avait été pour la jeune fille de n'avoir personne avec qui échanger ses idées. Les conversations avec Paul furent pour elle une jouissance délicieuse, comparable au bien-être qu'apporte le soleil, quand, dès les premiers jours du printemps, il vient réchauffer la terre, et rappeler aux attristés de l'hiver que dans la

[Deux pages manquante.]

compris que Rabof et mademoiselle Mérief étaient faits pour s'entendre et se retrouver, fussent-ils au milieu d'une multitude; il s'était dit qu'en conséquence, aussi longtemps que ce brillant causeur resterait là, il n'aurait pas, lui, Galkine, la moindre chance d'être écouté.

Il se rabattit sur madame Mérief,--à laquelle il enseigna de nouvelles patiences, dont il tint les écheveaux avec une infatigable bonne grâce,--et sur la petite Anna, qu'il voyait délaissée, dont l'abandon lui faisait pitié.

Galkine avait assez d'esprit pour comprendre le plaisir que trouvaient ensemble ces deux Pétersbourgeois exilés, qui seuls pouvaient se parler en ce pays perdu, de tout ce qui intéresse les gens du monde; il se rendait bien compte que les bruits de la province, les cancans de terroir, le cours du blé et le prix du beurre n'étaient pas des choses assez attachantes pour captiver l'esprit de Xénie; aussi avait-il pris son mal en patience tant qu'il avait été seul à souffrir. Mais un jour, il s'aperçut que madame Rabof, dans sa mélancolie silencieuse, dévorait autant de vexations que lui-même, et ce jour-là, sa bonne nature charitable le poussa à des épanchements fort peu en harmonie avec sa discrétion habituelle.

Anna s'était assise à une fenêtre du petit salon, son bébé sur les genoux, et abritée contre l'air du soir par les vitres transparentes; elle regardait les étoiles monter lentement dans le ciel. A côté, dans la grande salle, richement éclairée, les deux amis se livraient bruyamment à leurs batailles, et les éclats de rire de madame Mérief, interrompant de temps en temps leurs arguments, prouvaient que les adversaires ne se ménageaient par les brocards. Galkine, après avoir écouté pendant un bon moment, s'avoua qu'il n'y comprenait rien, et s'en vint sur la pointe des pieds voir si madame Rabof, dans son petit coin, y comprenait quelque chose.

--Mon cher petit, disait la jeune femme à demi-voix, sur une mélopée traînante, semblable à un chant, mon cher petit, tu t'en iras bientôt, et quand tu seras parti, je m'en irai aussi...

Elle berçait doucement l'enfant endormi, et semblait oublier le monde, dans la mélancolie résignée qui appelait ses regards vers le ciel.

--Madame Rabof, dit Galkine tout bas, pour ne pas l'arracher trop brusquement à son rêve, qu'est-ce que vous lui dites, à ce chérubin? Il me semble que vous ne lui chantez pas des berceuses bien gaies?

--La vie n'est pas gaie, fit la jeune femme sans se retourner pour le voir. Elle savait l'âme de ce jeune homme compatissante et douce, incapable de la railler ou de l'affliger.

En ce moment les éclats de rire de madame Mérief résonnèrent dans toute la maison, et ceux de Paul lui firent écho; Xénie était vaincue sans doute, car après un instant de silence elle prit bravement son parti et se mit à rire aussi.

--Il y a pourtant des gens qui s'amusent, reprit Galkine, d'un ton encourageant; écoutez-les plutôt!

--Les destinées sont différentes, répondit la jeune femme avec la même douceur. Il y a de gens qui sont nés pour être heureux, d'autres pour pleurer longtemps, d'autres pour s'en aller de ce monde parce que la vie ne veut pas d'eux... Xénie est une heureuse...

--Ce n'est pas mon opinion, dit Galkine avec fermeté; mademoiselle Xénie mène une existence des plus pénibles, si pénible que souvent je me demande comment elle peut y suffire.

Anna le regardait avec étonnement; elle ne le voyait pas caché dans l'ombre, mais lui la voyait; il continua.

--Votre tante est aimable et gaie depuis que vous êtes ici, mais ni vous ni personne ne pouvez savoir combien elle est avec sa fille injuste et capricieuse; ce n'est pas sa faute, c'est celle de son mal, car elle est très-bonne, se hâta d'ajouter l'honnête garçon, ne voulant pas se permettre même le simple fantôme d'une médisance; mais elle est malade, et la vie de mademoiselle Xénie auprès d'elle est un véritable martyre. Vous pouvez comprendre maintenant pourquoi elle accepte avec tant de joie la distraction que lui apporte votre présence...

--Pas la mienne, rectifia la jeune femme; celle de Paul.

--Cela se comprend, reprit Galkine un peu troublé; ils se connaissent depuis longtemps, ils étaient grands amis, n'est-ce pas? Ils ont des milliers de millions de choses à se dire... c'est très-naturel.

--Certainement, dit Anna.

--Ce sont des gens très-instruits, voyez-vous, chère madame; nous sommes ignorants, nous autres... c'est de moi que je parle, et aussi des voisins...

--Vous pouvez en dire autant de moi, interrompit la jeune femme; je ne sais presque rien, mais je ne m'en étais pas aperçue avant de venir ici cette année.

--En ce qui me regarde, je sais que je n'ai jamais été un fameux savant, reprit Galkine avec un bon rire; au gymnase, j'étais dans les dix derniers de ma classe... Que voulez-vous! il faut bien qu'il y ait des derniers, n'est-ce pas? puisqu'il y a des premiers; eh bien, jamais je ne m'étais douté que cela pouvait servir à quelque chose, d'être dans les premiers... Nos amis ne sont pas de même... ils sont tout à fait à la tête de la classe...

Anna ne sourit même pas; elle était complètement découragée.

--Cela donne envie de s'instruire, reprit Galkine, enhardi par l'obscurité, et par le désir de secouer la tristesse de madame Rabof. Si mademoiselle Xénie le voulait, je serais capable d'apprendre par coeur n'importe quel livre... j'espère qu'elle voudra bien m'ordonner un jour de faire quelque chose de très-difficile; je serais si heureux de lui obéir.

--Vous en êtes amoureux? fit Anna en s'appuyant légèrement sur le bras de son fauteuil.

--J'ai demandé sa main! dit Galik en affectant une confiance qu'il était loin d'avoir en réalité.

--Ah! fit la jeune femme en s'animant un peu. Et elle, qu'est-ce qu'elle en dit?

--Elle ma ordonné d'attendre; elle n'a pas positivement refusé, vous savez; elle est si bonne!

--Et vous pensez qu'elle consentira un jour? demanda Anna, en jetant sur Galik un regard plein de commisération.

--Pourquoi pas? Je ne suppose pas qu'elle devienne amoureuse de moi; moi aussi je me suis aperçu depuis quelque temps de tout ce qui me manque,--mais si elle croit que ce soit bien, que ce soit noble,--elle m'épousera, j'en suis sûr! Elle a l'âme très-grande, voyez-vous, notre Xénie; si elle pensait jamais en s'amusant faire tort à quelqu'un qu'elle aime, ou simplement l'affliger, elle trouverait moyen de s'en punir... renoncer à ce qui lui plaît ne serait pas assez pour elle, elle chercherait une expiation, j'en suis certain!

Il s'était approché de la jeune femme et lui parlait avec une chaleur enthousiaste; elle le regarda, et vit à la lueur des étoiles et du ciel clair que ce jeune homme était sincère.

--Elle est bonne, dit Anna pensive, oui, elle est bonne... j'en avais un peu douté depuis quelques jours,--mais vous avez raison...

--Si elle fait du mal, reprit Galkine, c'est qu'elle l'ignore, je vous le jure. Alors, on ne peut pas lui en vouloir, n'est-ce pas?

--Naturellement on ne peut pas lui en vouloir... je vais coucher bébé; bonsoir, monsieur Galkine.

Anna se dirigea vers une porte opposée à celle du salon, l'ouvrit sans bruit et disparut avec son cher fardeau. Le jeune homme resta pensif un instant, puis rentra dans la grande salle.

--Galik, d'où sortez-vous? Vous avez l'air d'un papillon de nuit? Ne vous cognez pas aux chaises, mon cher ami! s'écria Xénie; voici un fauteuil, asseyez-vous et fermez les yeux, vous n'en verrez que plus clair ensuite.

--J'y vois fort bien, répondit Galkine, effectivement un peu ébloui par l'éclat des lampes au sortir de l'obscurité.

--Et Anna? que fait-elle? pourquoi ne vient-elle pas? Qu'avez-vous comploté là dedans tous deux?

--Madame Rabof est allée coucher son bébé.

--Et moi, je vais coucher le mien, dit tout à coup Xénie. Tu as l'air fatigué, maman; veux-tu dormir?

--J'ai trop ri, répondit madame Mérief: tu as raison, le repos me fera du bien.

--Attendez-moi, Paul, dit Xénie en prenant le bras de sa mère, dès que maman sera couchée je reviendrai; nous avons à nous quereller.

Paul sourit. Il avait l'air parfaitement heureux; ce brio, cette dépense d'esprit lui faisaient autant de bien qu'à Xénie; depuis des semaines, dès mois entiers, il n'avait trouvé de contradicteur aussi vaillant, d'idées aussi neuves; ce grand plaisir de la discussion, nécessaire à quelques esprits, lui faisait cruellement défaut dans sa vie retirée, auprès de sa femme triste et de l'enfant souffrant.

Xénie sortit avec sa mère; Paul fit quelques tours dans le salon, soudain apaisé; il fredonna un air d'opéra, feuilleta un livre, regarda Galkine dont le visage honnête et franc lui plaisait, échangea quelques paroles avec lui, puis se jeta sur un canapé, et parut se recueillir.

--Madame Rabof ne revient pas, dit doucement le jeune provincial.

Paul se souleva à demi et le regarda.

--Elle est sans doute retenue auprès de son petit garçon, continua Galkine; cela lui arrive souvent.

--C'est vrai, pauvre Anna! Je vais la voir; vous direz à ma cousine que je reviens à l'instant, n'est-ce pas?

Sans attendre de réponse, il sortit d'un pas rapide. Galkine le suivit des yeux en souriant. Il pensait peut-être, à part lui, qu'après tout, les gens d'esprit ne sont pas plus difficiles à mener que les autres. Il demanda ses chevaux, et en attendant, revint au salon, où Xénie le rejoignit au bout de quelques minutes.

--Eh bien, Paul? dit-elle en entrant. Tiens, c'est vous, Galik; où est mon cousin?

--Il est allé voir son fils, et m'a chargé de vous dire qu'il revient à l'instant... Mademoiselle Xénie?

--Quoi? fit la jeune fille en arrangeant d'un air distrait les fleurs dans les vases.

--Madame Rabof a beaucoup de chagrin.

--Je sais, son enfant l'inquiète.

--Ce n'est pas seulement son enfant, continua héroïquement Galkine, c'est aussi son mari...

Mademoiselle Mérief se tourna vers lui, les lèvres légèrement tremblantes, et devenant soudain très-pâle dit: Je ne comprends pas.

--Pardon, vous comprenez, chère mademoiselle, sans quoi vous ne me regarderiez pas avec ces yeux colères. Madame Rabof est jalouse de vous; non pas qu'elle vous en veuille, la pauvre femme, elle vous aime trop! Elle sait bien aussi que vous ne pouvez ni ne voulez lui faire aucun tort; mais quand son mari a causé plusieurs heures avec vous, il s'ennuie avec elle, elle souffre, et pense parfois que sa vie n'est bonne à rien...

--Elle vous a dit cela! s'écria Xénie les yeux flamboyants.

--Non, certes, je l'ai entendue le chanter à son enfant malade...

La colère de Xénie tomba tout à coup. Elle baissa la tête et sembla réfléchir.

--Je ne suis qu'un imbécile, reprit doucement Galkine, et je n'entends rien à toutes les questions qui vous intéressent si vivement, vous et M. Rabof; mais il me semble que cette jeune dame souffre inutilement, que sa jalousie enfantine est sans fondement, et qu'alors... à quoi bon lui donner l'illusion d'un chagrin qui n'a pas d'existence réelle? Je suis bien hardi, mademoiselle, et je vous prie d'agréer mes excuses pour mes paroles déplacées; ne les prenez pas en mauvaise part, je vous en conjure.

--La calèche est avancée, dit le domestique sur le seuil de la porte.

Galkine salua profondément Xénie et fit un pas pour sortir: elle le retint.

--Vous ne croyez pas alors qu'il y ait de fondement réel à ce chagrin de madame Rabof, dit-elle en regardant bravement le jeune homme.

--Non certes! répondit-il, en soutenant son regard avec la même franchise.

--Vous êtes un honnête homme, Galkine, reprit Xénie en lui serrant la main. Je ne vous connaissais pas... Savez-vous que j'ai failli vous mettre à la porte tout à l'heure?

--Je m'en doute, dit-il en souriant; mais, moi parti, vous auriez pourtant ménagé un peu cette pauvre femme.

Mademoiselle Mérief resta pensive un instant; le jeune homme suivait ses réflexions sur son visage mobile, mais il ne pouvait les deviner toutes. Elle releva la tête avec un soupir.

--La vie est faite du sacrifice de nos joies, même des plus pures, dit-elle. Cependant je n'oublierai pas qu'aujourd'hui vous m'avez montré mon chemin, Galkine; je vous en remercie.

Elle lui tendit encore une fois sa main qu'il porta à ses lèvres, puis il sortit, et le bruit des roues annonça à Xénie qu'il avait quitté la maison.

Paul entra presque en même temps dans le salon, et s'approcha de la jeune fille. Elle lui sourit, mais avec un mélange de tristesse railleuse qui le surprit...

--Qu'y a-t-il? demanda Rabof.

--Les vents ont changé, berger! comme chantait ma grand'tante, répondit Xénie; nous sommes de grands enfants, mon ami, ce qui nous dispense pour le moment d'être de grands coupables. Anna est malade et triste,--c'est notre faute. N'avez-vous pas remarqué qu'elle s'assombrit de jour en jour?

--C'est possible! dit Paul sans grand remords.

--C'est notre faute, mon ami. Vous l'avez négligée, et c'est moi qui en suis la cause. Il ne faut pas permettre que cette innocente créature souffre de nos plaisirs; ce serait odieux. Elle est votre femme. C'est moi qui vous l'ai donnée.--Renonçons à nos éternels entretiens, à tout ce qui pourrait lui donner de l'ombrage...

--Xénie, dit Paul d'une voix grave, savez-vous qu'en vous obéissant, je perds la seule joie de ma vie?

Elle le regarda et recula un peu, comme effrayée.

--Ne dites pas cela, oh! Paul, ne dites pas cela! Ne faites pas passer sur moi toute l'horreur, tout le dégoût du péché...

Il se tut, inquiet; elle reprit:

--Le mot que vous venez de dire me trace mon devoir. Partez, partez demain, et ne revenez jamais, quoi que ma mère vous écrive, quoi que moi-même, dans un moment de folie, je puisse vous demander. Jamais, Paul, entendez-vous, jamais!

--Oh! Xénie, oh! ma joie, dit-il tout bas, oh! mon unique amour! permettez-moi de verser ma vie une seule fois à vos pieds. Ne craignez rien; mes paroles sont de celles que vous pouvez entendre, et ma main ne cherchera pas la vôtre! Vous avez fait de moi le mari de cette pauvre femme,-je ne vous en veux pas: vous avez cru bien faire; mais en lui donnant mon nom, en essayant de me donner moi-même, pensez-vous que j'aie réussi à renier tout ce qui m'appelait vers vous: l'intelligence, la force, la science, et, de plus, cet amour indestructible qui lie invinciblement ceux qui sont faits pour s'aimer? Je l'ai épousée, j'ai tenté d'être un bon époux... Je l'ai été, je le crois... Mais c'est vous que j'aime, et que j'aimerai toujours...

Xénie écoutait silencieuse; de grosses larmes roulaient sur ses joues.

--Adieu, lui dit-elle enfin; vous partirez demain. Emmenez-la, soyez bon pour elle, au nom de vos devoirs, au nom même de votre tendresse pour moi. Soyez bon pour elle, afin que je n'aie pas de remords, afin que j'accomplisse jusqu'au bout la tâche filiale qui m'est imposée, afin que je n'aie pas de révoltes, pas de regrets, pas de colères... Oh! mon ami, la coupe du sacrifice me sera moins amère, si je pense que je suis seule à la boire...

--Madame ne peut pas dormir et demande mademoiselle, vint dire une femme de chambre qui disparut aussitôt...

--Adieu, reprit Xénie, adieu,--non pas au revoir... C'est la mort qui nous délivrera. D'ici là, mon ami, tâchons d'être bons, indulgents, charitables, afin que chacun de nous pense à l'autre avec joie et se dise: C'est un brave coeur.

--Vous m'écrirez? insista Paul.

Elle hésita.

--Ah! dit-elle enfin, je devrais dire non; je n'en ai pas le courage. Oui, j'écrirai,--non à vous, mais à Anna, et vous, vous écrirez à ma mère. Adieu!

Elle lui tendit la main; il la serra avec tant de force que la place de ses doigts resta marquée plusieurs heures sur la chair délicate de Xénie; puis elle traversa le salon. Arrivée à l'extrémité, au moment d'ouvrir la porte, elle lui adressa un dernier geste, où, sans le savoir, elle mit tout ce qu'elle avait jusque-là réservé dans son âme, et elle disparut.

Resté seul, Paul s'aperçut qu'il avait pleuré.

--Allons, se dit-il, ne soyons pas moins courageux qu'elle! La vie est un devoir.

Le lendemain, prétextant une lettre, il partit, emmenant sa femme et son enfant, et la vie reprit à Méra, telle qu'elle était autrefois.



XXIII


--Oui, je vous entends très-bien, Galik, quoique vous soyez plus muet qu'une carpe; mais je ne puis vous répondre, mon ami Galik. Votre langage est de, ceux que l'on comprend sans parler soi-même.

--Répondez-moi dans le langage que vous voudrez, mademoiselle: venant de vous, je les comprendrai tous.

Xénie sourit. Elle s'était attachée à ce brave garçon, si modeste, si honnête. Certes, il ne réalisait pas le plus haut idéal de l'homme intelligent et cultivé, mais c'était un être aimable et bon, malgré ses petites imperfections.

--Mademoiselle Xénie, je ne vous demande pas de m'aimer, je vous supplie seulement de m'épouser! dit le jeune homme d'une voix émue.

Il n'osait regarder sa belle amie, qui paraissait fort absorbée dans la comparaison de deux écheveaux de laine à peu près semblables. Elle les rejeta tous les deux dans la corbeille, se pencha sur son métier, fit quelques points, et dit enfin:

--Je n'ai pas le sou, Galik; je suis pauvre comme Job; tout ce que j'ai appartient à ma mère.

--Et tant mieux! s'écria le jeune soupirant, redevenant soudain très-brave. C'est ainsi que je vous aime, ornée seulement de vos vertus...

--Et de quelques chiffons, ajouta Xénie, qui sourit et rougit à la fois, si bien qu'elle en parut plus belle aux yeux enthousiastes de son chevalier. Mais ce n'est pas tout, Galik,--je ne puis quitter ma mère; il faudrait donc qu'un époux me prît avec cette charge. C'est une lourde charge, mon ami; parfois, ma patience n'y peut suffire; comment celle d'un étranger pourrait-elle y résister?

--Oh! mademoiselle, il faudrait bien peu vous aimer pour ne pas accepter avec vous toutes les charges! Celle dont vous parlez ne fait que vous rendre à mes yeux plus chère et plus digne de tendresse.

Xénie soupira et se tut. Levant son aiguille, elle compta les points sur le canevas:

--Six, sept, huit, neuf... Galik, je vous assure que vous êtes un jeune fou! Il me semble à moi que je suis votre grand'mère! On n'épouse pas sa grand-mère!

--Vous, si jeune...

--Vingt-quatre ans, rectifia Xénie.

--Et si belle! conclut-il néanmoins.

Elle secoua la tête, et piqua son aiguille avec une sage lenteur pour ne pas faire de noeud dans la soie délicate qu'elle employait.

--Je me sens vieille comme les rues, dit-elle tout en travaillant. Il y a un siècle ou deux que je suis assise à ce métier, brodant un tapis pour notre église. J'ai vécu du temps de Mathusalem, j'ai enduré toutes les misères... du moins, je n'ai pas dans l'âme le souvenir d'une impression jeune...

La vision du bal du club du Commerce lui revint tout à coup, et faisant monter à ses joues ambrées la rose de la première jeunesse, lui donna un éclatant démenti.

--Or, quand je m'en souviens, reprit-elle, c'est comme dans un rêve! Mon âme est vieille, mes yeux sont vieux... la tapisserie me fait mal, et je vais m'acheter des lunettes... Ah! Galik, je suis une belle ruine, allez!

--Vieillir avec vous, en vous épargnant les chagrins, croyez-vous que ce ne soit pas un sort digne d'envie? dit Galkine du même ton résolu et passionné. On trouve jeunes jusqu'au tombeau ceux qu'on aime véritablement!

--C'en est trop, Galkine, et je crois que vous allez vaincre, répondit Xénie, moitié souriante, moitié émue, et par-dessus le marché, vous m'avez fait casser mon aiguille! Vous n'avez pas besoin de me regarder comme ça d'un air si consterné, j'ai deux paquets d'aiguilles absolument semblables dans le petit meuble sous votre bras gauche... allongez la main jusqu'au fond, n'ayez pas peur, les aiguilles à tapisserie ne peuvent piquer, elles n'ont pas de pointe!

Le jeune homme obéissant apporta l'objet demandé, et resta debout devant le métier, attendant une réponse plus définitive.

--Vous avez l'air d'un chien qui attend du sucre, continua la railleuse Xénie, mais je ne puis rien vous octroyer pour le moment; je suis en puissance de mère, mon cher ami; si maman garde la clef de la boite à sucre, il faudra vous retourner sans récompense!

--Votre mère fait tout ce que vous voulez, insista d'un air radieux le jeune homme qui avait compris l'allégorie.

--Autrefois, mon ami, c'était vrai, mais il y a bien longtemps, c'était sous Périclès, probablement quand les rues étaient jeunes et moi aussi... Depuis les croisades, mon pauvre Galik, il n'y a plus ici qu'une volonté: le caprice, et qu'une certitude: l'imprévu! Enfin on verra.

--Vous lui en parlerez? s'écria Galkine éperdu de joie, en levant les bras au ciel.

Xénie fit un signe de tête décidément affirmatif, et regarda son prétendant d'un air sérieux.

--C'est parce que vous êtes un honnête homme, dit-elle. Vous souvenez-vous du jour où vous m'avez parlé en faveur de la petite Anna?

Galkine s'en souvenait, certes!

--C'est ce jour-là... mon Dieu, que c'est loin! Voilà huit mois passés déjà! C'est ce jour-là que j'ai commencé à vous prendre au sérieux. Je ne vous aimerai jamais d'enthousiasme, mon bon Galik; mais si l'amitié peut vous suffire...

Elle détourna tristement les yeux; il s'approcha d'elle et lui prit la main.

--Je sais, Xénie, dit-il, je sais combien je suis loin de ressembler à ce qu'il faudrait être pour mériter autre chose; je sais aussi, du moins je crois deviner, que vous n'accorderez plus jamais votre amour à personne.

Elle tressaillit violemment et le regarda avec angoisse; il la rassura d'un sourire.

--... parce que vous n'aimez que le beau, le bon, le bien: des choses qui n'existent pas, que vous voyez avec votre esprit et qui...

--Pour l'amour de vous-même, Galik, ne faites pas de philosophie transcendante! Laissez cela à ce pauvre M. Victor Cousin. Vous ne connaissez pas Victor Cousin? C'est un Français de beaucoup d'imagination; il en avait tant qu'il n'a aimé qu'une femme, et elle était morte depuis deux cents ans...

--C'est comme vous, alors, dit gravement Galkine; vous ne pouvez aimer que des choses aussi perdues que si elles étaient mortes;--et de celles-là, je ne suis pas jaloux.

Xénie lui effleura les yeux de la main.

--Pauvre petit, dit-elle, si bon, si bon qu'il finit par avoir plus d'esprit que moi! Allons, j'en parlerai à maman.

--Quand?

--Ce soir, demain, à la première occasion. Seulement, je vous en conjure, tenez-vous tranquille, n'est-ce pas? Pas d'enthousiasme, pas de grands bras,--mais soyez calme, et prenez votre mal en patience.

--Je puis rester aujourd'hui?

--Mais certainement! qu'est-ce que je ferais si vous n'étiez pas là pour me chercher mes laines? Et vous pourrez même revenir demain. Quelle chance, dites!

La journée s'écoula sans que rien d'extraordinaire vint en troubler le cours. Madame Mérief n'était pas de l'humeur la plus aimable, et Galkine, désormais averti, s'aperçut qu'en effet ce n'était plus Xénie qui gouvernait sa mère, mais elle, au contraire, qui en subissait les caprices sans cesse changeants. Il tâcha de se rendre aimable, mais par un singulier effet de l'esprit de contradiction, ses gracieusetés furent prises au rebours, et il s'attira plusieurs rebuffades d'ailleurs sans importance.

Lorsqu'il fut parti, bien à regret, sans avoir pu obtenir un mot ou un regard de Xénie, les deux femmes restèrent silencieuses pendant quelque temps. Madame Mérief, renversée dans son grand fauteuil, protégée contre les courants d'air par une sorte de petite guérite faite avec des paravents, jouissait du plaisir d'entendre siffler le vent et battre la pluie contre les doubles vitres. La lampe éclairait doucement, tout était tranquille dans la maison bien close.

--Quel temps affreux! dit Xénie; ce pauvre Galkine va être mouillé!

--C'est bien fait, répliqua vertement madame Mérief; tant mieux pour lui!

--Quelle férocité, ma mère adorée! Que t'a-t-il fait, ce pauvre garçon, le meilleur des célibataires?

--Il m'ennuie, répondit sèchement madame Mérief. Il est toujours après toi; ça me déplaît.

Xénie devint très-sérieuse, et regarda sa mère avec plus d'attention.

--Dis-moi, maman, c'est aujourd'hui que date cette antipathie, n'est-ce pas? Tu l'aimais assez autrefois?

Madame Mérief détourna son visage, soudain décomposé, et un mouvement convulsif agita ses épaules. Xénie se leva, la prit dans ses bras, et la força à lever les yeux.

--Tu pleures? Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria-t-elle, le coeur serré, pressentant encore quelque nouveau chagrin.

--Je vois bien ce que c'est, dit madame Mérief en pleurant à chaudes larmes, comme un enfant grondé, ce garçon veut t'épouser; tu ne me soutiendras pas le contraire...

--Non, maman, car c'est la vérité, fit Xénie d'une voix calme.

--Et toi, tu ne voulais pas, auparavant; mais depuis que Paul et Anna sont partis, je ne sais pas ce qui t'a passé par la tête, tu as permis à cet imbécile de Galik,--car il n'est qu'une bête, et je le déteste,--de venir ici tous les jours; il a fait le bon apôtre avec moi: tout ça pour m'enjôler, et maintenant, tu vas l'épouser, et je mourrai toute seule, toute seule!

Elle termina sa phrase par un gémissement si plaintif que Xénie, quoiqu'elle fût en même temps très-affligée et très-irritée, ne put s'empêcher de rire.

--Voyons, maman, dit-elle, tu as l'air d'un agneau qu'on mène à la boucherie; calme-toi, essuie tes yeux... attends, je vais les essuyer moi-même.--Là! à présent, dis-moi pourquoi tu détestes Galik; car, en vérité, le fait d'avoir été avec toi aussi gentil que possible ne constitue pas une offense digne de rancune.

--C'est parce que tu l'épouseras que je le déteste, avoua naïvement madame Mérief. Est-ce que tu crois que je pourrai supporter d'être la dernière dans ton coeur après avoir été la première?

--Ah! maman, je t'aimerai toujours mieux que n'importe qui! soupira Xénie.

--On dit cela, et puis les enfants viennent, et on aime ses enfants mieux que n'importe qui. Enfin, Xénie, tu es majeure: naturellement tu peux te marier, et je ne peux pas t'en empêcher; mais le jour de ton mariage, je partirai pour Samara, et j'irai à l'asile pour les vieilles dames nobles.

--Maman! s'écria Xénie tout à fait en colère, vous n'êtes pas raisonnable, à la fin! Vous feriez perdre patience à un saint avec vos idées.

--J'irai à l'asile, répéta obstinément madame Mérief; je vois bien depuis longtemps que tu ne m'aimes plus! Je ne te manquerai pas, bien certainement, et tu auras ton mari pour te consoler.

Xénie se mit à marcher de long en large, comme elle faisait dans ses grandes luttes avec elle-même. Sa mère la suivait du coin de l'oeil, sans cesser de pleurer. Madame Mérief, jadis si franche, avait pris depuis l'amoindrissement de ses facultés une sorte de ruse enfantine, de sournoiserie maligne, bien d'accord avec son mal, et qui dénaturaient complètement son ancien caractère. Comme les enfants, elle feignait les larmes et la colère, pour en arriver à ses fins; cette fois elle était plus d'à moitié sincère, mais elle n'en conservait pas moins la possession d'elle-même, assez pour observer le résultat des méditations de sa fille sur ce beau visage toujours mobile. Xénie s'arrêta enfin devant sa mère, et lui mit les deux mains sur les épaules, pour l'obliger à la regarder en face.

--Écoutez, maman, et ne pleurez pas; il faut m'entendre; je ne puis ni plaisanter ni céder aujourd'hui, c'est-à-dire que je ne céderai qu'à la raison, et nullement au caprice. Vous me comprenez?

Madame Mérief fit un signe qu'elle comprenait et continua à regarder sa fille.

--Je n'ai pas d'amour pour Galkine, reprit Xénie, mais je me suis assurée depuis longtemps que c'est un excellent garçon; de plus, j'ai eu la preuve, il y a quelque temps déjà, que c'est un brave coeur et un très-honnête homme. Il me propose de m'épouser, sans que je me sépare de vous; il vous aime et promet d'être pour vous un fils irréprochable. Voici que j'ai vingt-quatre ans; vous vouliez autrefois me voir mariée à tout prix, et c'est moi qui ne voulais pas. Aujourd'hui, si je consentais à épouser Galkine, quelles objections pourriez-vous faire?

--Ah! s'écria madame Mérief, tu me parles comme si tu étais fâchée; je vois bien que tu ne m'aimes plus. Mon Dieu! pourquoi ai-je vécu assez longtemps pour devenir à charge à ma propre fille! Est-ce que vous ne me ferez pas bientôt la grâce de me laisser mourir!

Il fut impossible à Xénie de tirer autre chose d'elle. La nuit fut très-agitée, et, après un court sommeil, le lendemain, madame Mérief recommença à se plaindre de son sort. Vers une heure de l'après-midi, Galkine arriva fiévreux et impatient. Au bruit des clochettes de son équipage, madame Mérief leva les bras au ciel et s'enfuit dans sa chambre en s'écriant:

--Jamais, jamais! qu'il ne paraisse pas devant mes yeux! Je ne veux pas le voir, c'est un égoïste abominable, qu'il aille au diable!

Pendant une heure Xénie essaya vainement d'obtenir, tantôt par les caresses, tantôt par la sévérité, quelque adoucissement à tant de rigueur; ce fut peine perdue: pour toute réponse, elle n'obtint que des larmes et des reproches. Prenant un grand parti, elle laissa sa mère au soin d'une femme de chambre, qui l'inondait d'éther et de gouttes calmantes, et se rendit au salon, où Galkine l'attendait avec une grande angoisse.

--Mon cher ami, lui dit-elle en s'asseyant auprès de lui, je suis une créature prédestinée; je ne puis apporter que du chagrin à ceux qui m'aiment. J'avais résolu d'être votre femme,--non par amour, vous me l'avez dit vous-même, mais par estime et par amitié. Ma mère ne le veut pas. J'ai rencontré une résistance absurde, mais invincible; elle a passé la nuit et tout le jour dans des attaques de nerfs qui me font craindre pour elle... il y aurait de la cruauté à insister davantage. Pardonnez-moi de vous avoir donné de fausses espérances, et n'en parlons plus. Mes sentiments pour vous n'en seront pas changés d'une ligne.

Elle se tut et resta immobile, les mains étendues sur ses genoux. Son visage était rigide comme celui d'une déesse en marbre; elle ne souffrait pas dans son âme, mais elle renonçait à tout, avec cette fermeté stoïque qui par elle-même est déjà un renoncement. Galkine ne put retenir les larmes qui montèrent soudain à ses yeux bleus.

--Je perds tout le bonheur de ma vie, dit-il, en manière d'excuse.

--Et moi, j'y perds la vie même, dit Xénie en tournant vers lui ses grands yeux mornes, dans lesquels il lut tant de désespoir, qu'il en oublia son propre chagrin. Mon existence est tracée désormais. Les années vont succéder aux années, en apportant sur cette tête chérie un poids de plus en plus pesant; déjà maintenant, elle est l'ombre de ce qui a été ma mère, et bientôt elle n'en sera plus que le corps, un corps sans intelligence, auquel je dois pourtant la même déférence et les mêmes soins qu'autrefois; l'idole de ma jeunesse est une ruine, et je suis condamné à lui rendre les mêmes devoirs... Je vais vieillir, isolée de tout ce qui fait la vie intellectuelle...

--Ce n'est pas moi qui pouvais le remplacer pour vous, fit humblement le bon Galkine, préoccupé seulement d'adoucir chez Xénie une amertume qu'il sentait profonde et mortelle.

--Vous m'auriez donné la vie du coeur au moins, celle de la famille, l'espérance d'un avenir, reprit Xénie en lui serrant doucement la main. Je renonce à cela avec le reste; je serai une vieille fille, quand mon pauvre cher fardeau tombera de mes épaules, et la vie ne m'aura rien donné, si ce n'est son fiel que j'aurai bu jusqu'à la lie...

--Xénie, dit Galkine à voix basse, je resterai à vos côtés...

--Elle ne veut plus vous recevoir! répondit mademoiselle Mérief avec emportement. Votre visage lui est devenu odieux... elle n'a pas plus de raison qu'un enfant! Non, mon ami, c'est fini; vous ne reviendrez plus ici, à moins que plus tard elle ne change d'avis... J'essayerai de la faire voyager, si elle y consent; quand nous reviendrons ici, elle aura peut-être oublié sa colère sans motif...

Elle se tut et resta longtemps immobile, absorbée dans une pénible méditation que Galkine n'osait troubler. Ses beaux traits étaient devenus sévères, et ses yeux regardaient froidement la vie devant elle, comme pour la juger. Enfin l'expression de son visage se détendit.

--Vous êtes un bon garçon, dit-elle à son ami; j'espère que vous serez heureux. Il voulait protester; elle fit un geste comme pour écarter les paroles qu'il allait prononcer.--Non, dit-elle, il ne faut pas faire de serments; si vous trouvez occasion de vous marier, mariez-vous; votre femme sera la bienvenue ici; et dans ce temps-là, ma mère n'aura plus de griefs contre vous. Soyez heureux, mon cher Galkine, et allez-vous-en, afin que je retourne auprès de mon enfant gâtée...

Il lui baisa tristement la main et sortit sans faire d'objection. Elle le suivit des yeux par la fenêtre, et au moment où il regardait une dernière fois la maison en tournant le coin de la route, elle agita son mouchoir en signe d'adieu, et retourna vers sa mère. C'était encore une des portes de la vie qui venait de retomber sur elle pour lui interdire l'accès à tout ce qui fait le prix de l'existence.



XXIV


Madame Mérief n'avait témoigné aucun étonnement en ne voyant pas reparaître Galkine; elle était trop heureuse de voir que Xénie ne lui en parlait plus, pour réveiller un sujet de discussion si pénible. Elle accepta sans observation la présence continuelle de sa fille, et la solitude de plus en plus complète autour de la maison. Pour sa part, elle était heureuse. Xénie lui faisait la lecture pendant des heures, jouait du piano tous les jours, à plusieurs reprises, ne refusait jamais l'exécution d'un morceau favori, et dès que quelque voisin ou voisine, attiré par la bonne chère proverbiale de Méra, faisait une apparition, elle jouait le whist avec une patience et une habileté sans égales. Que pouvait demander de plus la mère de Xénie?

La petite Anna écrivait de temps en temps, et ses lettres, d'abord un peu froides et formalistes, étaient devenues de plus en plus affectueuses à l'égard de sa cousine. Un jour d'avril, peu après Pâques, Xénie en reçut une qui lui procura de singulières émotions.

«J'ai le sentiment d'un tort envers toi, lui écrivait sa cousine; c'est la semaine dernière, en remplissant mes devoirs religieux, que j'ai ouvert les yeux sur ma conduite. Je crains de m'être montrée ingrate envers toi, et cependant, Dieu qui voit dans mon âme sait que je n'ai jamais prononcé ton nom qu'avec reconnaissance. Pendant mon séjour à Méra, j'ai été bien maussade, et j'ai la conscience de voir abrégé par ma maussaderie une visite que Paul avait d'abord l'intention de prolonger. Je t'en demande pardon, bonne Xénie, et je te supplie de ne pas attribuer à des sentiments méchants ce qui n'est que la faute de mon esprit triste et malade. Mon bébé va mieux depuis quelque temps, et la joie que cette faveur de la Providence a mise dans mon coeur m'a inspiré le désir de me réconcilier avec toi,--non pas que tu m'aies jamais montré du mécontentement, mais parce que je sentais mes torts sans que ni toi ni Paul y eussiez fait la moindre allusion.»

--Que veut-elle dire? se demanda Xénie. Elle était donc jalouse pour tout de bon? Et elle ne l'est plus?

Une flèche aiguë traversa le coeur de mademoiselle Mérief; Paul avait dû être bien bon, bien affectueux avec sa femme pour dissiper ainsi les nuages de l'été précédent!

--Eh bien, quoi? se dit-elle aussitôt, est-ce que j'aurais le front de trouver mauvais qu'il lui témoignât la tendresse qu'il lui a jurée et qu'elle mérite si bien?

Xénie fut très-sévère avec elle-même pendant les quelques jours qui suivirent, et fit son examen de conscience avec une rigueur extraordinaire. Elle avait si peur de donner asile en elle-même à quelque mauvais sentiment qu'elle ne se permettait même pas les plus légèrement douteux. Enfin, après s'être fait une guerre acharnée pendant une quinzaine, elle se relâcha un peu de sa sévérité, et se permit sur le compte de son prochain de province quelques innocentes malices, afin de ne pas laisser tout à fait rouiller son esprit.

Mais la vie de province n'est amusante qu'à condition de s'y abandonner corps et âme; pour l'apprécier comme il faut, il est nécessaire de connaître à fond les voisins, leur histoire, la vraie, et puis l'autre, la légende, qui leur prête des ridicules et des torts fantastiques. Il faut aimer les belles goinfreries, les repas éternels, qui recommencent à peine achevés, après avoir passé par la station intermédiaire du thé et des petits gâteaux. Il faut savoir à qui madame X... veut marier sa fille, et qui M. Z... ne veut pas épouser... bref, il faut être au milieu des commérages et des méchancetés, comme un poisson dans l'eau... La bonne volonté ne manquait pas à Xénie pour participer à ces divertissements, mais elle ne put y prendre assez d'intérêt pour s'en occuper uniquement, et si sa malice occasionnelle lui procura les avantages d'une position supérieure, l'indifférence qu'elle ressentait au fond pour ceux qui l'entouraient lui laissa le loisir des longues méditations douloureuses, et la fatigue des heures de découragement.

L'été ramena les lassitudes et les somnolences de madame Mérief; depuis son refus de revoir Galkine, elle s'était affaiblie de plus en plus, et Xénie en était arrivée à regretter les belles colères sans raison où sa mère se mettait autrefois sous le plus léger prétexte; c'était alors au moins un signe de vie; la stupeur présente lui paraissait cent fois plus pénible et plus redoutable.

Souvent, par les chaudes soirées de juin, elle s'arrêta dans sa promenade dans le jardin, pour regarder le blanc visage, entouré de cheveux blancs, qui, sous la lueur attardée du jour éteint, semblait si morne et si lassé. Plus d'une fois Xénie se demanda jusqu'à quel point elle avait agi sagement en se retirant avec sa mère de la vie active des villes pour mener l'existence engourdie des nobles campagnards; peut-être le bruit et le mouvement d'une capitale eussent-ils secoué cette intelligence endormie, ranimé l'esprit qui s'éteignait faute d'aliment. Cette interrogation, ce doute, devinrent si poignants pour Xénie, qu'elle prit le parti de consulter l'ancien médecin de sa mère, à Saint-Pétersbourg, avec lequel elle entretenait de rares relations de correspondance. Elle lui exposa l'état réel de la malade, et lui demanda une consultation définitive, aimant mieux prévoir même une catastrophe que d'assister immobile à cette sombre descente d'un esprit autrefois si brillant, d'une âme toujours si chère, dans le gouffre effroyable de l'imbécillité.

La réponse se fit attendre; le vieux praticien n'était pas à Pétersbourg, et la lettre de Xénie dut courir après lui dans diverses villégiatures. Les jours de courrier étaient devenus pour mademoiselle Mérief de véritables jours de fièvre; elle ouvrait le sac d'une main fiévreuse, en éparpillait le contenu sur la table, et n'y trouvant point l'écriture qu'elle cherchait, elle renonçait parfois à lire le courrier jusqu'au lendemain. Le vieux docteur seul pouvait lui dire quelque chose d'intéressant; le reste n'existait pas.

Elle pensait parfois à Galkine avec un bon sourire mêlé de tristesse; le brave garçon promenait son ennui chez tous les propriétaires des environs, et, en réponse aux commentaires malins sur son bannissement de la maison Mérief, il prenait si chaleureusement la défense de la mère et de la fille que les bonnes langues ne savaient plus que dire. Xénie le savait et n'en aimait que mieux ce chevalier errant toujours prêt à rompre une lance en son honneur; mais au fond, elle éprouvait un grand soulagement à penser qu'elle ne l'épouserait pas. Elle avait accepté l'idée de ce mariage comme une solution à sa vie désespérée, elle s'était dit qu'elle pouvait ainsi se rendre utile à quelqu'un lorsque sa mère ne serait plus;--mais avec quelle joie secrète elle avait repris possession d'elle-même! La pensée qu'elle pouvait se vouer uniquement à son idéal perdu avait pour elle tant de douceur qu'elle ne songea plus à ces joies de la vie, entrevues et regrettées dans une autre disposition d'esprit. D'ailleurs un grand désir de locomotion s'était emparé d'elle, et, dans sa lettre au docteur, elle avait glissé l'insinuation d'un voyage à l'étranger comme une chose praticable s'il était nécessaire. La vie stagnante et contemplative de Méra lui devenait absolument odieuse.

Le courrier du jour s'étalait sur la table, et Xénie, après l'avoir examiné sommairement, le repoussait avec humeur, voyant que la réponse attendue ne s'y trouvait pas, lorsque l'écriture d'Anna attira son regard; elle prit la lettre et l'ouvrit sans empressement. Aux premiers mots, elle s'arrêta, envoya les journaux à sa mère et courut au jardin pour y lire à loisir ce que lui écrivait sa cousine.

«Chère Xénie, lui disait la jeune femme, le malheur longtemps attendu est tombé sur moi: l'enfant est retourné au ciel, et j'espère l'y rejoindre bientôt. Tant qu'il a vécu, j'ai eu des forces et du courage; maintenant je vois bien que ce n'est pas la peine de vivre, et je vais m'en aller tout doucement, sans souffrance, s'il plaît à Dieu.

«Pendant les mois passées auprès du cher petit, j'ai pensé à bien des choses; je me suis rappelé comment, la veille de mon mariage, j'avais prié Dieu de te donner le bonheur, quand même ce bonheur serait une part du mien. Je crois, chère Xénie, que je vais te le laisser tout entier, et sans regrets, car je n'en ai plus besoin; mon rôle est fini sur la terre.

«Tu as vu que j'aimais Paul et tu me l'as donné: chère, bien chère amie, ce n'est pas moi qu'il aimait, et il m'a épousée uniquement par obéissance. C'est toi seule qui aurais dû être sa femme, je l'ai compris trop tard; mais heureusement ma mort arrangera tout.

«Je te le donne, Xénie, ce cher mari que j'aime de toute mon âme: qu'il soit heureux par toi; il a été pour moi aussi bon, aussi tendre, que la femme la plus jalouse eût pu le souhaiter. J'avais tort, je n'étais pas raisonnable, quand l'été dernier je l'accusais de ne pas m'aimer assez: je ne pouvais être à ses yeux qu'une enfant, et il a été si généreux, si indulgent pour cette enfant incapable de le comprendre, que jusqu'à mon dernier souffle je le bénirai et le remercierai.

«Ne trouve pas mauvais, ma bonne Xénie, si je te dis adieu sans demander à te revoir: le docteur veut que j'aille à Cannes, pour l'hiver, si je dois vivre encore tout l'hiver; moi, je crois que je mourrai avant, mais naturellement personne ne peut le savoir. Eh bien, j'aime mieux ne pas te revoir; je voudrais passer seule avec Paul le peu de temps qui me reste à vivre. Sa tendresse m'est si douce que j'ai peur d'en perdre la moindre parcelle; tu auras le temps de l'avoir, toi! J'espère que pour vous deux la vie sera longue et douce, que vous aurez des enfants qui vivront... Je t'en supplie seulement, ma chère Xénie, toi qui m'avais donné si généreusement à lui, ne lui laisse pas oublier son premier-né; moi, cela me ferait moins de peine, mais le petit ange, vraiment j'aurais du chagrin si je croyais que son père ne songera jamais à lui.

«Je ne dis pas à Paul que je t'écris; il t'annoncera lui-même notre malheur et notre voyage; c'est seulement quand la dernière heure sera venue que je lui dirai de quel grand coeur, avec quelle joie je te le donne. Ne m'écris rien qui puisse lui faire deviner le sujet dont je t'entretiens; j'ai si peur de l'affliger, que je me reproche même ma mort, qui doit le délivrer. Je voudrais pouvoir, m'évanouir comme un nuage aux rayons du soleil, afin de lui épargner les tristesses de la mort. Souhaite-moi seulement un bon voyage, et je comprendrai toutes tes pensées.»

--Xénie, cria madame Mérief d'une voix irritée en apparaissant à la fenêtre, à quoi penses-tu là, dans le jardin? il y a une heure que le déjeuner est sur la table.

--Je viens, maman? répondit la jeune fille en se dirigeant vers la maison.

Elle s'assit et servit sa mère avec le soin ordinaire, mais son esprit était loin.

--Que tu es ennuyeuse aujourd'hui! fit observer madame Mérief, tu ne dis mot, tu es triste comme un bonnet de nuit! Cause un peu, au moins! Y a-t-il des nouvelles aujourd'hui?

--Tu as eu les journaux, répondit Xénie sans se troubler. C'est à toi de me les dire.

--Ce n'est pas des journaux que je parle; y a-t-il des lettres amusantes?

--Non, fit Xénie, triste au fond de l'âme; il n'y a que des lettres d'affaires.

Madame Mérief n'aimait pas les lettres d'affaires, et elle retourna à son assiette.

Les méditations de Xénie furent longues cette nuit-là, et le jour vint sans qu'elle eût dormi.

Malgré elle, son coeur bondissait dans sa poitrine, avec des battements douloureux qui la faisaient rougir et pâlir, à la pensée que Paul allait rester seul. Certes elle aimait Anna, et à la pensée de la mort prochaine de cette aimable et douce créature, elle se sentait navrée,--mais Paul restant libre, Paul donné à elle par celle-là seule qui eût pu se dresser entre eux après sa mort pour les séparer encore,--il y avait là quelque chose de si troublant, de si affreusement doux, qu'elle se prenait la tête à deux mains pour n'y pas songer.

--Qu'importe, se dit-elle tout à coup, avec un regain d'amertume qui tomba tout à coup sur ses pensées tumultueuses et qui les mit en déroute comme un vol d'oiseaux,--qu'importe la générosité d'Anna, qu'importe sa mort,--tout cela ne peut me libérer, moi. Ma chaîne est rivée, et la pauvre jeune femme elle-même ne peut me détacher! O mère, jamais tu ne sauras combien tu as été aimée, jamais tu ne sauras ce que tu m'as coûté! Chaîne lourde et sacrée, obstacle chéri de mon bonheur, vis longtemps, pauvre mère adorée, afin que je n'aie aucun remords de ce que je viens d'éprouver tout à l'heure. Paix, mon coeur! le bonheur n'est pas fait pour toi.

Elle s'endormit pour une heure, et au réveil reprit ses devoirs avec son maintien de tous les jours.



XXV


La poste suivante apporta la réponse du docteur. Il conseillait l'étranger, certainement; non pas les pays chauds où la douceur du climat ne pourrait qu'affaiblir encore la malade, mais l'air de Normandie on de Bretagne, dont les brises fortifiantes opéreraient peut-être un heureux changement.

Sur-le-champ, Xénie fit ses préparatifs de départ, à l'insu de sa mère, et c'est la veille seulement du jour où elles devaient quitter Méra qu'elle lui annonça le voyage de Saint-Pétersbourg.

Madame Mérief se montra enchantée, battit des mains comme une enfant, et voulut partir tout de suite; à grand peine, sa fille put-elle obtenir qu'elle contint son impatience jusqu'au lendemain, et toute la nuit elle ne fit que réveiller sa femme de chambre pour lui demander l'heure, afin de ne pas s'attarder à dormir.

Laissant sa mère à l'hôtel, dès son arrivée à Pétersbourg, Xénie se rendit chez ses frères qui l'attendaient, prévenus de sa visite.

--J'ai pris toutes les charges sur moi, leur dit-elle, et j'ai accepté des dispositions testamentaires dont, aussi bien que moi, vous connaissiez l'injustice. Depuis quatre ans, j'ai travaillé pour vous, augmentant sans cesse vos revenus, et ne demandant aucun salaire; aujourd'hui, il s'agit de la vie même de ma mère: je suis impuissante à lui fournir les moyens de passer l'hiver à l'étranger; ce n'est pas avec ma part que je puis parer à de telles dépenses; que voulez-vous faire pour elle?

Honteux de leur long abandon, les jumeaux s'exécutèrent de bonne grâce, et Xénie fut assurée que sous le rapport matériel sa mère n'aurait rien à désirer.

La visite du docteur fut moins rassurante.

--Si j'avais vu votre mère, dit-il à Xénie, je ne vous aurais pas donné le conseil d'entreprendre un voyage aussi difficile. Son état est sans remède, et peut se prolonger très-longtemps; il peut aussi se terminer inopinément par la mort... Puisque vous avez déjà accompli une grande partie du trajet, allez tout de même en France; si votre mère n'y gagne rien, probablement vous vous en trouverez mieux vous-même, et ce n'est pas à dédaigner, car je vous trouve singulièrement changée.

Xénie voulut voir Paul,--mais il avait déjà quitté Pétersbourg avec sa femme depuis une quinzaine, et tout le monde s'accordait à reconnaître qu'il avait bien fait de se hâter, car Anna déclinait si rapidement que ses jours étaient comptés. Mademoiselle Mérief retournait à l'hôtel tristement préoccupée; les quelques souhaits affectueux qu'elle avait envoyés à la courte lettre par laquelle Rabof lui annonçait ce qu'elle savait déjà par Anna, ne lui semblaient pas une réponse suffisante à l'épanchement généreux de sa petite amie. Elle eût voulu trouver un message plus tendre, sans pour cela enfreindre la défense de la jeune femme. En traversant la Perspective, chargée d'emplettes indispensables faites aux Gostinnoï Dvor, elle rencontra un gros garçon dont le visage lui parut familier, sans qu'elle pût retrouver un nom approprié dans sa mémoire. Le gros garçon s'arrêta court devant elle, et s'écria:--Mademoiselle Xénie!

--Ah! fit la jeune fille, je sais à présent; mon Dieu, que vous avez engraissé, Ladine!

--N'est-ce pas! dit-il en souriant d'un air embarrassé; c'est que ma femme est fine cuisinière, et nous avons une Finnoise qui est un vrai cordon bleu! C'est à s'en lécher les doigts! Êtes-vous à Pétersbourg pour longtemps?

--Non, répondit Xénie, tirant parti de la situation avec sa promptitude ordinaire, mais vous allez me porter tout ça jusqu'à l'hôtel.

Elle le chargea de ses paquets, qu'il accepta avec une parfaite bonne grâce, et tout en le promenant de magasin en magasin, pour compléter ses emplettes, elle lui apprit leur résolution de voyager.

--Quel dommage que je n'aie pas su! fit Ladine plein de mélancolie; ma femme avait envie d'aller à Paris, et j'aurais si bien pu obtenir un congé. Voilà deux ans que je n'ai pris un seul jour de vacances!

--Demandez un congé! répliqua Xénie; j'ai une commission à vous donner pour madame Rabof.

--Ah! fit le brave garçon tout surpris. Et pourquoi ne la faites-vous pas vous-même?

--Je vais à l'Ouest; elle est dans le Midi;--vous comprenez que nos itinéraires n'ont rien à voir ensemble!

--Mais j'aurais voulu aller à Paris, et avec vous! fit observer Ladine, non sans quelque bon sens.

--Vous verrez Paris en revenant, et moi ensuite, riposta sur-le-champ mademoiselle Mérief; il ne s'agit pas de cela. Il faut obtenir votre congé tout de suite, et partir sans perdre une heure. Ma commission est pressée.

--Vous ne pourriez pas l'envoyer par la poste? suggéra Ladine.

--Impossible. Si c'était praticable, est-ce que je vous dirais de partir pour Cannes?

Il n'y avait rien à répliquer. Ladine soucieux suivit Xénie jusqu'à l'hôtel, où madame Mérief, rajeunie par le plaisir de voir un visage d'autrefois, lui fit cent taquineries jusqu'à ce qu'il eût promis de faire tous ses efforts pour obtenir un congé.

--Et envoyez-moi votre femme, que je la convertisse, conclut Xénie.

--Oh! ne vous donnez pas de mal pour cela, c'est tout fait, répondit Ladine; elle me persécute depuis que nous sommes mariés, et je ne sais pas, à vrai dire, pourquoi nous n'avons pas fait ce voyage jusqu'ici, car c'était la chose la plus simple du monde; mais vous savez, un changement d'habitudes.....

--Surtout quand on engraisse, ajouta Xénie; ça devient de plus en plus difficile. Allez chercher votre femme et amenez-la à dîner.

Au premier moment, madame Ladine battit des mains et sauta de joie; c'était une aimable petite boulotte, d'une figure agréable et d'un esprit conciliant; la seule ruse de sa vie avait été celle qu'elle s'était permise pour s'assurer la personne de son mari, et elle était d'autant plus excusable, qu'un violent amour en avait été la seule cause. Xénie trouva en elle une aide incomparable pour l'exécution de son projet; à elles deux, elles bousculèrent si bien Ladine, que celui-ci, par ricochet, persécuta et ahurit ses chefs au point d'obtenir en huit jours un congé qu'il faut ordinairement trois mois pour mener à bien. Mais Ladine avait l'air si bouleversé qu'on crut dans son ministère à des événements de famille qu'il voulait tenir cachés, et, sans questions indiscrètes, on lui remit son passe-port d'un air de commisération profonde.

--J'ai mon congé, dit-il à Xénie en arrivant aussitôt.

--Faites voir, répondit la prudente personne, qui examina le papier officiel. Eh bien, c'est parfait, nous partons demain.

--Demain, très-bien, répéta docilement Ladine. Mais à présent que c'est arrangé, dites-moi, mademoiselle Xénie, car je n'ai jamais eu le temps de vous le demander, quelle est la commission dont vous voulez me charger pour cette pauvre madame Rabof.

--Lui remettre cette lettre, dit Xénie en prenant dans son buvard une toute petite enveloppe; Ladine la regarda avec des yeux effarés.

--Tout cela? dit-il; vraiment il me semble, mademoiselle, que vous auriez pu la mettre à la boîte sans déranger mes chefs... Ce n'est pas que je regrette mon voyage, il y a longtemps que je désirais l'entreprendre, mais cependant...

--On a toujours tort d'interrompre, répliqua Xénie; on répond souvent de travers, soit dit sans vouloir vous donner de leçon, mon ami Ladine. Vous remettrez cette lettre à madame Rabof quand vous serez seul avec elle,--tout seul, ou avec votre femme. Il ne faut pas que Paul en ait connaissance. C'est une fantaisie de malade;--non, c'est un voeu de mourante que j'exécute ici, et vous serez bien récompensé de votre peine, par l'expression de son visage, même si elle ne remercie pas tout haut.

--Un mystère, alors? dit Ladine, qui avait toujours été romanesque.

--Un mystère, mon ami, et je vous prie de remarquer quelle preuve d'estime et de confiance je vous donne en vous chargeant de cette mission.

Radieux, Ladine courut fermer ses malles, et le lendemain, les quatre voyageurs quittèrent Pétersbourg dans un coupé de chemin de fer très-confortable.

Xénie avait vraiment eu une bonne idée en emmenant M. et madame Ladine: ils n'étaient ni très-amusants, ni très-instructifs, mais leur présence était pour madame Mérief une distraction continuelle, et la jeune fille pouvait de temps en temps se laisser bercer par le mouvement du wagon qui endormait ses pensées. Elle allait vers l'inconnu, sans grand espoir pour sa mère, avec un grand découragement en ce qui concernait elle-même, mais c'était un changement, et la vie monotone de Méra lui était devenue si pénible que le bruit et la fatigue même du voyage étaient les bienvenus.

Quand ils arrivèrent à Paris, madame Mérief était si fatiguée que Xénie se repentit presque de sa résolution. Un spécialiste, consulté aussitôt, conseilla l'air de la mer sans perdre un jour, et indiqua une petite plage perdue où la malade pourrait vivre toujours en plein air, à l'abri de la curiosité des baigneurs, car les Parisiens n'aiment pas les plages sans casino; pour eux, la vue de l'Océan, sans musique, perd les trois quarts de ses charmes.

Interrogé par le télégraphe, Paul répondit qu'Anna s'affaiblissait avec une extrême rapidité; Xénie ne permit pas à madame Ladine de s'attarder dans les magasins; pour plus de sûreté, elle la mit avec son mari dans un fiacre, la conduisit à la gare de Lyon, et promit de lui envoyer tout ce qu'elle voudrait, en grande vitesse, ce qui consola un peu l'aimable petite femme d'un départ si précipité.

--Songez, dit Xénie à Ladine, que si vous arriviez trop tard, vous auriez fait ce voyage en pure perte!

Il partit, persuadé en effet qu'il n'avait jamais eu d'autre but en quittant Pétersbourg que de porter à madame Rabof le message de sa cousine.



XXVI


La fenêtre de la chambre d'Anna donnait sur un parc planté de grands arbres; au loin, on voyait la Méditerranée comme un rêve bleu, se fondre avec le ciel pur. La jeune femme, bien près de sa fin, regardait le ciel plus que la terre; elle y voyait une forme enfantine, vaguement voilée de blanc, monter lentement et s'évanouir vers le zénith. Cette vision, sans cesse renouvelée, avait pour elle une douceur enivrante et mortelle, qu'elle savourait avec délices. Ordinairement, ceux qui s'en vont de ce monde y laissent quelque être aimé, quelque désir inassouvi, quelque rêve irréalisé... Anna ne laissait rien derrière elle, ni désir, ni rêve; le seul être aimé, Paul, après le premier moment, serait plus heureux par la mort de la jeune femme qu'il n'eût jamais pu l'être par sa vie; la dernière heure serait la bienvenue.

Elle pensait beaucoup et souvent à Xénie. La prudence qui lui avait dicté l'ordre de ne pas répondre à sa dernière lettre lui paraissait maintenant inutile; ses jours s'écoulaient plus vite qu'elle-même n'avait pensé, et Paul, certain maintenant que la mort était proche, la regardait avec tant de tendresse et de douceur, qu'elle était prête à tout lui dire. Mais si Xénie n'acceptait pas le legs que lui faisait sa petite amie? Si elle avait accepté d'autres liens? C'étaient des questions si délicates, qu'Anna, n'osait s'en ouvrir à son mari,--à lui moins qu'à tout autre,--et cette incertitude était la seule pensée troublante dans l'azur assombri du ciel de la jeune mourante.

Elle était près de la fenêtre, sur sa chaise longue, recouverte et environnée de draperies blanches, fraîches et douces à l'oeil. La chaleur ne pénétrait dans la chambre que juste assez pour y entretenir un air facile à respirer, et madame Rabof, seule en ce moment,--elle aimait à être seule, et son mari, toujours à la portée de la voix, respectait ce besoin de solitude,--madane Rabof regardait les hirondelles tournoyer dans le ciel à l'approche du soir, en se demandant combien de jours elle les verrait encore, lorsqu'on frappa à la porte de sa chambre.

Paul se glissa par la porte entrouverte, et rencontrant les yeux d'Anna, répondit à leur question par un sourire affectueux.

--Es-tu bien, chère mignonne, lui dit-il, assez bien pour recevoir une visite?

La jeune femme tourna la tête d'un air étonné: qui donc pouvait venir la voir?

--Des amis de Pétersbourg, continua Paul, Ladine et sa femme, qui t'apportent des nouvelles de Xénie.

--Xénie? répéta madame Rabof en se soulevant joyeusement... elle m'envoie un message? Elle a écrit?

--Oui, Ladine voudrait te remettre la lettre à toi-même.

--Tout de suite! dit la jeune femme avec tant de joie dans le regard et dans tous son être que, sans sa maigreur diaphane, elle n'eût pas paru malade.

Ladine entra l'instant d'après, et ce brave garçon fut si touché de l'état de son ancienne petite amie, qu'il ne put trouver le moindre compliment. Il prit un siège et s'assit près d'elle sans mot dire.

--Vous avez une lettre de Xénie? dit Anna. Sa voix s'était atténuée au point d'être aussi frêle que sa personne.

Ladine leva les yeux sur Paul d'un air inquiet; Rabof comprit que sa présence était inopportune et s'écarta discrètement.

--J'avais ordre de ne la remettre qu'à vous seule, dit le messager en tirant la petite lettre de sa poche avec autant de respect que si c'eût été un firman. Mademoiselle Xénie m'a en outre chargé de vous dire qu'avec cette lettre elle vous envoyait tout son coeur.

Anna tenait la précieuse lettre dans ses mains et n'osait l'ouvrir, craignant par quelque mot ou quelque geste de révéler son secret.

--Quel singulier hasard que vous vous soyez trouvé prêt à partir pour Cannes juste au moment où Xénie avait besoin de m'envoyer ce billet! dit-elle en souriant.

--Ce n'est pas un hasard, répondit naïvement Ladine; nous ne pensions pas du tout à faire ce voyage, ma femme et moi; c'est mademoiselle Xénie qui m'a engagé à partir... c'était faisable, et nous sommes venus.

--Vous avez traversé l'Europe pour m'apporter ce petit papier? fit Anna émue et surprise.

--Puisque mademoiselle Xénie le voulait! répliqua Ladine d'un ton convaincu. Vous savez que je n'ai jamais pu lui désobéir... elle est si bonne! Et puis elle a une manière de vous présenter les choses...

--Tu n'es pas fatiguée, Anna? dit Paul en réapparaissant.

Anna, d'un signe, indiqua qu'elle désirait être seule, et son mari emmena Ladine dans le salon.

Elle ouvrit alors sa lettre, et la lut lentement à deux reprises, à demi-voix, comme pour s'en apprendre à elle-même le contenu par coeur, et pendant cette lecture, deux larmes vinrent perler au bout de ses longs cils recourbés; elle laissa tomber ce papier sur ses genoux, appuya sa tête sur l'oreiller, joignit les mains et pria intérieurement.

Le jour baissait rapidement, Paul rentra, un peu inquiet, pour fermer la fenêtre; comme il s'approchait, il vit dans le crépuscule la main d'Anna étendue vers lui; il comprit cet appel et se pencha sur elle.

--Que veux-tu, mon cher ange? lui dit-il doucement.

Anna l'attira faiblement à elle et garda sa main qu'elle tint sur son coeur; les battements en étaient désordonnés, tantôt très-lents et forts, tantôt rapides et presque insensibles; Paul effrayé voulut se dégager pour appeler du secours.

--Non, dit-elle de sa voix pure, faible comme le tintement lointain d'un mince cristal, reste avec moi, écoute bien: «Je t'ai immolée, chère victime, mais je croyais te rendre heureuse: pardonne-moi la faute qui te coûte la vie; j'accepte celui que tu me lègues; quand ma mère n'aura plus besoin de moi, je serai tout entière à lui; jusque-là, je l'aiderai à porter sa croix; qu'il m'aide à porter la mienne. Je bénirai ta douceur jusque dans l'éternité.»

--Anna, que dis-tu? fit Paul, craignant pour la raison de sa femme.

--C'est Xénie, cher Paul, c'est Xénie qui m'écrit... je t'ai donné à elle... je t'ai rendu, pour mieux dire, car elle s'était arraché le coeur pour me rendre heureuse! Tu l'épouseras, dis, mon Paul? tu me le promets?

--Ne me parle pas de cela, ma chérie, je t'en supplie, murmura le jeune homme, à genoux près d'elle.

--Réponds-moi, je le veux. Tu l'épouseras? Vous penserez à moi de temps en temps? Vous serez très-heureux... n'oublie ni le petit ni moi... cela m'ennuie de mourir ici, j'aurais voulu dormir à côté de lui... c'est si loin!

--Ton voeu s'accomplira, dit Paul tout bas, le visage caché dans la robe de la mourante.

--Bien sûr? tu me reconduiras là-bas! Ah! je suis heureuse! Il ne me manquait plus que deux choses, la lettre de Xénie, et cette promesse... mon cher Paul, mon cher mari, j'ai mieux aimé l'enfant que toi, je t'en demande pardon... je suis heureuse...

Sa voix s'endormait, elle sonnait doucement, les battements de son coeur devenaient de plus en plus rares et plus faibles... ils cessèrent enfin, et elle poussa un léger soupir.

--Anna! s'écria Paul en se relevant soudain et en courant chercher de la lumière.

Elle souriait encore, mais elle était morte.



XXVII


--Je vous remercie, mes chers amis, et je vous rends la liberté, dit Paul en serrant les mains de M. et madame Ladine, lorsque le cercueil recouvert de drap d'argent, scellé dans sa boite de plomb, fut remis au chemin de fer.--Je m'en vais jusqu'à Pétersbourg; tâchez de faire un tour d'Italie moins lugubre que votre voyage jusqu'à présent.

--Ce pauvre Paul! fit Ladine; si nous retournions avec lui, qu'en dis-tu?

Madame Ladine ne faisait pas d'objections; cependant ses yeux erraient avec regret sur la place gaiement éclairée par le soleil, qu'on entrevoyait par la porte de la gare.

--Non pas! s'écria Rabof; ce serait abuser du dévouement, et d'ailleurs, un peu de solitude me fera du bien; j'ai la tête étrangement douloureuse; depuis trois mois, il s'y est passé de singulières révolutions. Adieu, chers amis; soyez aussi heureux qu'on peut l'être, et sachez que je vous demeure éternellement reconnaissant.

--C'était donc important, cette lettre que j'ai remise à la pauvre défunte? dit Ladine se souvenant tout à coup.

--C'est cette lettre qui lui a permis de mourir tranquille et contente, et moi... tu ne sauras jamais ce que je te dois... peut-être un jour! Ce jour-là, tu comprendras. Adieu, chers amis!

Il monta en wagon, et partit l'instant d'après pour ne se reposer que lorsque le cercueil d'Anna serait placé tout contre celui de leur enfant, dans le caveau de famille.

Il n'écrivit pas à Xénie. Ladine lui avait fait savoir en même temps son arrivée, la remise de la lettre et la mort de la pauvre jeune femme. Paul préférait laisser à une main étrangère le soin d'apprendre à son amie tous ces détails matériels; si près de la dernière heure, il ne pouvait prendre sur lui d'écrire des paroles banales, pas plus qu'il ne devait se laisser aller à dévoiler d'autres sentiments. Ladine avait reçu un télégramme de Xénie, indiquant comme lieu de son séjour ce petit port inconnu de la côte normande recommandé par le docteur.--Paul prit l'adresse, et cette simple indication lui suffit. Quand il aurait rempli tous ses devoirs, il saurait bien retrouver Xénie.

Celle-ci continuait à lutter avec la vie, et ne trouvait pas la lutte aisée. Madame Mérief était, comme presque toutes les dames russes quand elles ont atteint un certain âge, pleine de manies et de caprices; il lui fallait certains objets particuliers, certaines dispositions spéciales, le lit tourné contre la lumière, pas de volets fermés, etc. Les courants d'air la mettaient en fureur; elle trouvait les servantes bêtes et la nourriture indigeste; en un mot, Xénie eut beau faire, elle ne parvint pas à contenter sa mère un seul jour, ni même une heure.

Une seule chose fut un adoucissement à ses fatigues: madame Mérief tombait dans des somnolences régulières, d'une heure au moins, souvent davantage, pendant lesquelles Xénie pouvait échapper à la chambre de malade, et courir sur la cime des falaises respirer l'air de la mer et remplir ses yeux d'immensité. Elle avait essayé d'entraîner sa mère sur ces routes capricieuses, faites d'herbes et de roches, où l'on va sans savoir où, et où l'oeil est toujours récompensé de la fatigue des jambes; mais madame Mérief devenait de plus en plus atone; l'atmosphère de l'Océan semblait n'avoir surexcité en elle que la mauvaise humeur; elle se portait mieux, incontestablement, et reprenait un peu de vie, mais c'était pour gronder et se plaindre.

C'est donc seule que Xénie s'échappait de la maison, dès que sa mère était endormie; elle montait en courant sur la croupe rocailleuse de la falaise, et s'asseyait tout en haut, sur un rocher nommé par des gens du pays le Heur au Loup (le Mont du Loup), et de là contemplait le ciel, les îles, la mer de couleur changeante, les nuages aux formes et aux nuances infinies;--suivant que le ciel était sombre ou doré, elle sentait son âme pleine de deuils ou d'espérances.

Parfois, elle espérait; sa mère se rétablirait peut-être, c'est-à-dire, elle pourrait tomber dans une douce ignorance des maux de la vie, comme une paysanne qu'elle avait vue à l'extrémité de la ville. C'était une bisaïeule, parvenue à un si grand âge, que personne ne savait au juste l'époque de sa naissance. Elle vivait dans un fauteuil, paralysée du bas du corps, mais les mains encore agiles, et maniait sur ses genoux les bobines d'un ancien métier à dentelles, qui jadis lui avait servi de gagne-pain. Les bobines ne contenaient plus de fil, mais elle les faisait jouer machinalement, dessinant dans le vide les points imaginaires que son cerveau avait oubliés, mais que ses doigts retenaient encore. Elle était contente de son sort, ne savait plus rien de la vie, ignorait le nom des petits enfante qui l'entouraient, mais posait avec bonté sa main ridée sur leurs boucles blondes; elle ne parlait presque pas, mais elle souriait toujours, pourvu que son métier fût dans le rayon de soleil qui éclairait tout le jour la fenêtre ornée de géraniums où elle avait travaillé pendant vingt ans.

--Si elle pouvait devenir ainsi, pensait Xénie, les jours où le soleil faisait de l'Océan une coupe éblouissante d'or fondu.--Si elle devenait inerte, mais contente! Si elle pouvait sembler reconnaissante des efforts que je fais pour lui plaire! Si, au lieu de reproches et de plaintes amères, elle me parlait avec ses yeux, si beaux, si profonds, si doux, qui maintenant n'expriment plus jamais que de la colère! Peut-être s'apaisera-t-elle, peut-être dans ce grand calme de la campagne, sous l'influence vivante de cette population active, fortifiée par cet air qui ranimerait les mourants, tant il est vivifiant, elle deviendra plus douce, plus indulgente et plus forte...

Elle s'asseyait alors sur sa roche favorite et regardait l'immensité qui semblait lui sourire. Le soleil ne l'aveuglait pas, elle ne craignait pas le hâle pour son teint ambré; son chapeau de paille était plus souvent noué à son bras que sur sa tête, et les gens de l'endroit, qui l'appelaient la belle demoiselle russe, lui souriaient volontiers, car elle était «une brave demoiselle et hardie à la mer».

Mais l'automne approchait; le soleil se voila pour plusieurs jours sous d'épais nuages gris, la pluie fine et cruelle vint battre les vitres pendant des journées entières, le vent d'orage emporta les dernières feuilles des hêtres roussis, et le paysage, toujours sévère, mais par les jours de soleil éclatant et solennel comme un Claude Lorrain, devint douloureux et tourmenté comme un Ruysdaël.

--L'affreux pays! dit un soir madame Mérief, pendant que le vent rugissait par rafales autour de la maison, et portait au loin le bruit des coups de mer contre le granit des falaises; c'était bien la peine d'y venir pour s'y ennuyer comme je le fais! Xénie, je veux m'en aller.

--Soit, maman, dit docilement la jeune fille. Où veux-tu que nous allions?

--Partout, n'importe où! Je veux voir du pays, voir des visages humains, voir du soleil... Je suis lasse de tout; tout m'ennuie! Tu ne fais rien pour me désennuyer.

Xénie sentit soudain une grande émotion dans son âme désolée. Sa mère s'en irait-elle de ce monde Sans lui laisser pour adieu d'autres paroles que des duretés? Elle concentra toute sa force, toute son attention, et se pencha vers le fauteuil de la malade.

--Mère, est-ce que je vous ennuie aussi, moi? dit-elle en la regardant fixement.

Madame Mérief s'agita avec un malaise nerveux.

--Pourquoi me dis-tu vous? c'est comme lorsque tu es fâchée?

--C'est parce que je suis sérieuse. Écoutez-moi, maman, vous savez que depuis bien des années je fais tout ce qui vous plaît; en votre âme et conscience, croyez-vous vraiment que je ne pense qu'à moi, que je recherche seulement mon plaisir, en un mot que je me préfère à vous? Dites, maman, le croyez-vous?

Les yeux de madame Mérief errèrent çà et la autour de la chambre; une chambre étrange, bien différente de oe qu'ils étaient accoutumés à rencontrer; le grand lit carré entouré de rideaux d'indienne foncés, les murs blanchis à la chaux, les deux armoires énormes en chêne sculpté, si vieux qu'il était noir... Elle ramena sur sa fille son regard qui ne trouvait où se reposer et dit d'une voix piteuse:

--Je ne prétends pas cela, Xénie; ne me tourmente pas.

--Mère, insista la jeune fille en posant ses mains souples et tièdes sur les doigts gonflés et inertes de la malade, regardez dans mes yeux, mes yeux qui vous aiment et dites-moi si vous y avez jamais vu trace d'égoïsme. Faites un effort, maman, souvenez-vous! Lorsque mon père est mort en me laissant à peine le pain quotidien, ne m'avez-vous pas dit que vous n'auriez plus la force de lutter pour vivre?

Madame Mérief fit un vague signe d'assentiment. Elle ne pouvait plonger dans ces profondeurs du passé, mais les mots familiers qui frappaient son oreille avaient encore un sens pour elle.

--Qu'ai-je fait alors, moi? J'ai travaillé pour nous deux; j'ai été à Méra l'intendant de toute la famille, j'y ai gagné par mon intelligence le logement, le bois, la nourriture, les équipages, tout enfin,--excepté nos plaisirs et nos toilettes, et l'argent de nos revenus a suffi simplement à nous procurer l'un et l'autre. J'avais vingt ans, quand j'ai ainsi renoncé au monde; dites-moi, ma mère chérie, est-ce uniquement pour moi que j'ai accepté cet humble rôle? N'aurais-je pas eu plus de chance de bonheur à Pétersbourg où je pouvais gagner honorablement ma vie en donnant des leçons, mais à condition d'être éloigné de vous tout le jour? Est-ce pour moi seule que je me suis ensevelie vivante?

--Tu es une bonne enfant, murmura madame Mérief en faisant un effort pour suivre le raisonnement de sa fille; oui; tu es une bonne enfant, je n'ai jamais dit le contraire.

--Eh bien, mère, puisque j'ai été pour vous une bonne enfant, reprit Xénie en lui caressant les mains, soyez bonne pour moi, vous aussi; ne me grondez plus ce soir, et dites-moi, comme vous me l'avez dit jadis: Ma fille, je t'aime, et je te bénis.

Elle s'était affaissée devant sa mère, et, la tête posée sur les genoux de la malade, elle attendait ce geste de bénédiction.

--Je t'aime et je te bénis, répéta madame Mérief en posant sa main sur les cheveux noirs de Xénie. La main s'y reposa avec une caresse, et soudain du pauvre coeur brisé de la courageuse fille, jaillit un torrent de sanglots qu'elle ne put contenir.

--Qu'as-tu? s'écria madame Mérief, toute bouleversée.

--Rien. Oh! maman, laissez-moi pleurer ainsi, sur vos genoux, sous votre main! voilà tant d'années que je pleure seule, je ne peux plus, je ne peux plus ainsi porter ma douleur; c'est au-dessus de mes forces!

--Xénie, tu perds l'esprit! s'écria la mère en se levant. Mon Dieu! elle devient folle!

D'un bond Xénie fut sur ses pieds; d'un geste rapide et superbe, elle tordit ses cheveux dénoués qu'elle fixa sur sa tête, et elle essuya ses yeux où elle refoula les pleurs avec un mouvement tragique.

--Ce sont mes nerfs qui sont malades; n'y fais pas attention, c'est le vent; je te demande pardon, maman, dit-elle.

Son visage était d'une pâleur livide, et ses yeux brillaient d'un feu concentré, mais sa voix était ferme.

--Tu m'as fait peur! soupira madame Mérief en se laissant retomber dans son fauteuil.

--Je t'en demande pardon, maman; cela ne m'arrivera plus, dit Xénie. Je vais dire qu'on nous serve le thé; nous partirons après-demain pour l'endroit que tu choisiras toi-même sur la carte.



XXVIII


Le lendemain soir, après l'heure où le soleil se couche, Xénie gravit la falaise et alla s'asseoir sur son rocher. Il n'y avait pas de coucher de soleil ce jour-là; le ciel sombre et gris annonçait une série de journées pluvieuses; la mer encore agitée de la bourrasque précédente roulait des vagues lourdes, de couleur plombée, qui venaient s'abattre tout d'une pièce avec un fracas lugubre sur les rocs déchirés. L'air était froid, l'horizon rétréci; une tristesse sans fond régnait partout depuis le pauvre gazon brouté ras par les moutons, jusqu'au zénith sans lumière.

Xénie avait monté vite, enveloppée dans son grand manteau, sans regarder autour d'elle; tout le jour, préoccupée des préliminaires du départ, elle n'avait pu s'échapper un instant, et pourtant elle tenait à venir s'asseoir une fois encore à cette place où elle avait rêvé si souvent. Quand elle y fut, et qu'elle put regarder autour d'elle cette mer grise, ce ciel noir, d'où la lumière se retirait rapidement, elle sentit un grand désespoir entrer dans son âme.

Les amas de rochers, si beaux dans leurs formes étranges, quand la lumière du soleil les dore, devenaient lugubres comme les monuments funéraires de quelques géants oubliés; les silhouettes noires se détachaient sur un ciel menaçant; la nuit et la mort semblaient s'avancer à grands pas, se tenant les bras l'une à l'autre pour ensevelir Xénie dans leur embrassement... Elle eut peur et se fit toute petite, comme pour laisser passer au-dessus d'elle l'effroyable rencontre; son coeur se serra, et elle désira mourir.

Il y a des jours où l'on est à bout de forces, où le fardeau qu'on a porté longtemps sans trop de murmures devient soudain si lourd qu'il s'incruste dans la chair meurtrie et fait crier la victime. Ce jour était venu pour Xénie; elle cria vers le ciel, en lui tendant les bras, à ce ciel morne et muet;--le fracas des vagues sans cesse écrasées sur le roc lui répondit d'en bas: La mer aussi se brise éternellement et ne peut pas mourir.

Xénie sentit qu'elle était encore forte et jeune; sa vie serait une agonie, mais elle vivrait, sans cesse brisée, pour se briser encore!

--Ah! j'aurai tout souffert! se dit-elle en se levant pour retourner au logis; et tout inutilement; nous avons été victimes de notre destin.

Anna est morte, Paul est seul; je suis broyée par la lassitude, et elle, ma pauvre chérie, son esprit s'enfonce de plus en plus dans la nuit... Au moins, j'aurai bien souffert; c'est la seule consolation qui me reste, l'orgueil de ma douleur!

Elle jeta un dernier regard autour d'elle, pour dire un éternel adieu à ce sombre paysage, si beau, qu'elle ne devait jamais oublier, et fit quelques pas pour redescendre.

Un homme venait à elle dans le sentier, trop étroit pour y marcher deux; elle remonta sur le plateau pour lui céder le pas, paysan ou douanier. Il arriva devant elle, et au lieu de passer outre, s'arrêta, portant la main à son chapeau.

La nuit était tombée sur la terre, mais le rivage offrait encore cette clarté grise particulière aux côtes, qui suit le crépuscule pendant quelques instants; elle regarda celui qui la saluait pour lui rendre son salut, et resta immobile.

--Xénie, dit le nouveau venu d'une voix grave.

Elle regardait, craignant de se tromper, sentant qu'elle ne pourrait résister au chagrin d'une erreur si elle se laissait aller à croire.

--Xénie, je suis venu. Nous avons assez souffert; je veux vous aider à porter votre croix.....

--Paul! s'écria-t-elle en tendant les bras; Paul... Ah! oui, j'ai assez souffert; je n'en puis plus, soutenez-moi!

Il la retint dans ses bras, car elle alliait tomber; il l'assit avec précaution sur la roche glissante, et se mit auprès d'elle, comme s'ils ne s'étaient jamais quittés.

--Je suis venu pour vous aider dans votre tâche, dit-il de cette voix grave qui lui était devenue ordinaire. Anna dort auprès de mon fils;--ils n'ont plus besoin de moi, tandis que vous, ici, seule avec l'effroyable fardeau que le destin vous a confié, vous me faisiez peur, et j'avais mal pour vous dans tout mon être. Je vous suivrai où vous voudrez aller, jusqu'à ce que vous soyez libre.

Xénie ne le remercia pas; il n'avait pas l'air d'un homme qu'on remercie; il parlait comme il sentait, d'une façon toute simple.

--Ma mère y consentirait-elle? dit enfin mademoiselle Mérief.

--Je l'ai vue; elle est enchantée. Elle croit Anna dans le Midi, avec son enfant, et elle veut aller la rejoindre.

--Que ferons-nous?

Xénie entrait dan» le plan de Paul sans le discuter; elle n'en avait plus la force.

--Nous poursuivrons toujours une Anna imaginaire, qui fuira devant nous de ville en ville.....

--Et le monde, que dira-t-il? fit lentement Xénie, en levant sur lui des yeux soudain navrés.

--Madame Mérief est ma tante; quand il en sera temps, j'en ferai ma mère.....

Xénie rougit.

--Comme vous voudrez, dit-elle, tout ce que vous voudrez, mais ne me quittez plus.

Il lui prit la main et la serra virilement, comme à un ami; ce furent toutes leurs fiançailles.

Quelques semaines après, sur un point ensoleillé du littoral de la Méditerranée, madame Mérief se trouva un soir entre ses deux enfants. Elle aimait Paul et le craignait un peu; il savait dominer ses caprices par sa gravité sereine; aussi Xénie n'avait-elle plus à se plaindre des anciennes duretés de sa mère.

--Ai-je rêvé, ou m'a-t-on dit, fit tout à coup madame Mérief, que votre femme était morte, Paul?

Les deux amis se regardèrent surpris; il fallait que la lumière se fût faite dans l'esprit de la malade par de vagues indices, des mots recueillis çà et là; Paul se chargea de répondre.

--Elle est morte, ma tante; nous voulions vous le taire pour ne pas vous affliger; mais puisque vous le savez, il est inutile de mentir plus longtemps.

Madame Mérief les regarda tour à tour de ses yeux de plus en plus atones, où brillait pourtant en ce moment une vive lueur de tendresse.

--Vous vous marierez, dit-elle; ce sera très-bien.

Ils se penchèrent sur elle et baisèrent chacun une joue de la vieille femme.

L'instant d'après, elle parla d'autre chose et sembla avoir tout oublié.

Un jour de printemps, dans la jolie église russe de Nice, Paul et Xénie furent unis, sans autre assistance que les témoins indispensables.

--Nous sommes mariés, maman, dit Xénie en rentrant, mais ça ne fait rien, je ne te quitterai pas davantage pour cela.

Madame Mérief approuva de la tête, c'était un geste instinctif; elle n'avait pas compris. Elle mourut quelques semaines après, et sa dépouille fut ramenée auprès de celle d'Anna, dans cette terre de la patrie, que les Russes ont tant à coeur d'avoir pour dernier asile.

Le premier-né de Xénie porte le même nom que le premier-né d'Anna.

FIN.



PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.



[Fin de L'héritage de Xénie par Henry Gréville]