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Titre: Le mystère de la chauve-souris
Auteur: Toudouze, Gustave (1847-1904)
Date de la première publication: 1900
Édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Hachette, 1924
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 18 mai 2010
Date de la dernière mise à jour: 18 mai 2010
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 534

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LE MYSTÈRE

DE LA

CHAUVE-SOURIS

PAR GUSTAVE TOUDOUZE




Librairie HACHETTE, Paris, 1924.




CHAPITRE PREMIER

L'ARAIGNÉE

Avec son long mugissement de bête antédiluvienne, dont la colère s'enfle sourdement et va bientôt éclater dans toute sa fureur, l'Atlantique, mal contenue par le massif granitique de Saint-Mathieu-fin-de-Terre et la haute avancée de grès quartzeux du Toulinguet, commença, de ses lames soulevées, à balayer tout l'espace entre la côte de Léon et la presqu'île de Crozon.

Une significative barre d'écume se traça au pied du Grand Gouin; sans se laisser arrêter par le sillon naturel, amas de rocs et de galets, sur lequel se dressent la chapelle gothique de Notre-Dame de Roz Madou et le fortin rouge élevé par Vauban, la mer se mit à battre rudement la base des petites maisons du port de Camaret, au moment où les derniers rayons du soleil couchant frappaient de biais la muraille de porphyre des falaises de Roscanvel et donnaient à l'ouverture béante du Goulet de Brest l'embrasement sanglant d'une immense gueule de fournaise.

À cet instant précis, en plein centre de cette lueur d'enfer, doublant d'une envolée vertigineuse la pointe pyramidale des Capucins, seule, au milieu du blanchissement des vagues, une barque parut, ayant pris trois ris dans ses voiles, couchée sur le flanc, grandissant de minute en minute et se dirigeant vers Camaret.

Elle semblait enveloppée de neige et de feu, portée par quelque tragique destin, et avançait avec une rapidité presque fantastique, fuyant devant la tempête, aidée aussi par elle, ayant hâte de venir gagner l'abri de ce petit port, où déjà non seulement toutes les barques du pays, mais de nombreux bâtiments d'un fort tonnage avaient cherché un refuge.

Comme, ayant atteint la rade, sauvée des dangers du large, elle glissait en oiseau de mer derrière le fortin de Camaret, le soleil disparut, englouti, et ce fut, sans transition, la nuit, une nuit subite amenée par l'envahissement brusque d'épaisses et géantes nuées de deuil tendues par d'invisibles mains sur toute l'étendue du ciel et qui semblèrent faire planer la mort sur le pays.

De leur crêpe lugubre les ténèbres avaient pris, enveloppé la barque, ainsi que pour la cacher à tous les regards; et, lui faisant traverser le port d'une seule bordée, au milieu de l'entassement des barques qui ne la sentirent même pas glisser entre elles, une lame plus forte, plus grondante, plus écumeuse que les autres, l'apporta avec un râle sourd et prolongé jusqu'aux marches, baignées par le flot, d'une maison un peu plus importante que ses voisines, et portant au front, en lettres noires:

À l'Abri de la Tempête,

puis, au-dessous, un nom:

Troadec.

Un homme mince, enroulé d'un manteau tout dégouttant d'eau de mer, sauta lestement sur les pierres glissantes et se secoua, en maugréant d'une voix railleuse:

«Voilà une traversée dont je me souviendrai, ventre-bleu!

--À bon port que vous êtes à c't' heure, citoyen, comme je vous l'avais promis! répondit un organe rude et satisfait. Et il n'était que temps!»

Dirigé vers la pleine mer, le bras du patron de l'embarcation montrait, à travers l'obscurité, l'étendue de plus en plus blanchissante:

«Ma Doué! Je m'aime mieux ici que dans le Goulet, et j'ai plaisir à penser que là-bas, entre Ouessant et Sein, l'Anglais doit danser une fameuse gigue!

--Tu es donc un bon patriote? reprit le voyageur s'arrêtant un moment en haut de l'escalier.

--Nous le sommes tous tant que nous pouvons nous compter dans le pays. Et tenez, ici, chez les Troadec, les premiers de l'endroit que c'est pour l'hospitalité, et aussi pour détester l'Anglais, oh! oui, vous trouverez du feu pour vous sécher, un gîte sûr et fameux accueil, si vous parlez ce langage-là, c'est moi qui vous le dis.»

Ensuite, passant à celui qui l'avait questionné une petite valise:

«V'là vos hardes; vous n'avez plus besoin de moi: poussez la porte, la Corentine est toujours au logis. Pour nous, mes deux hommes et moi, nous allons conduire le bateau à son corps mort.»

Comme évaporée, la barque glissa dans la nuit, et l'homme resta seul, debout sur la plus élevée des dalles verdies formant les degrés, son sac à la main.

Après avoir vainement essayé de distinguer quelque chose autour de lui, il s'avança, appuya sans bruit sa main sur la porte dont le loquet bascula doucement, et entra, repoussant le battant derrière ses talons.

Plantée dans un chandelier de fer en spirale, une bougie de résine éclairait d'une flamme jaunâtre et fumeuse le visage d'une femme qui travaillait à raccommoder un filet, en chantonnant à mi-voix; n'ayant rien entendu, elle n'avait pas fait un mouvement.

Le courant d'air projeté par le battement d'éventail de la porte ouverte et refermée passa sur la lumière, la couchant un peu de côté, en même temps que dehors la clameur de la mer montait, grossissante; la travailleuse s'interrompit de chanter pour soupirer avec un murmure d'angoisse:

«La mer est méchante ce soir; pourvu que les gârs et l'homme puissent finir leur besogne et qu'Elle soit en sûreté!»

Brusquement elle eut un cri, un sursaut, le filet lui tombant des mains, et ses prunelles, immobilisées d'effroi, s'arrêtèrent sur un visage inconnu, blême, d'où jaillissaient avec une acuité, une pénétration d'instrument mortel, des regards semblables à des pointes d'acier fixées sur elle, pour ainsi dire dans sa chair, dans sa pensée. Dans la pénombre de la pièce, on ne distinguait un peu nettement que cette face pâle, tout le reste du corps si grêle disparaissant sous les plis du manteau sombre roulé autour des épaules et retombant jusqu'à terre.

Elle fit un geste pour porter la main à son front et se barrer la poitrine du signe protecteur contre les apparitions, balbutiant:

«D'où sort-il à c't' heure, celui-là, qu'il entre chez nous comme le malheur, sans qu'on s'y attende!... Est-ce un vivant? Est-ce un mort?...»

Ç'avait été rapide, instantané, dans la surprise de cette arrivée inattendue, par cette nuit subite, alors qu'elle n'avait rien vu, rien entendu, l'esprit uniquement occupé de la pensée des siens, les oreilles bourdonnant encore de la grosse rumeur de l'Océan.

Mais déjà le visiteur, souriant de l'effet qu'il avait produit, se présentait d'une voix moitié aiguë, moitié plaintive:

«L'hospitalité, citoyenne, pour un pauvre voyageur qui arrive de Brest, trempé, harassé et affamé!»

En présence d'un être de la terre et non pas d'une apparition surnaturelle, Corentine avait immédiatement retrouvé son calme, sa bravoure tranquille; elle se leva, s'exclamant:

«Bonne Dame de Roz Madou! un vrai naufragé qu'on jurerait, en vous voyant!... C'est donc que vous étiez dans la barque aux Le Goff, le bateau qu'on avait signalé sortant du Goulet, en pleine bourrasque?»

Débarrassant vivement le nouveau venu de son sac et de son manteau, elle jeta dans la cheminée une brassée de genêts secs et d'ajoncs, qui lancèrent de hautes flammes brillantes, dont cet intérieur si sombre fut aussitôt illuminé et égayé:

«Chauffez-vous et mettez-vous à votre aise, monsieur. Chez les Troadec, vous v'là chez vous!... Et si c'est un gîte de durée qu'il vous faut, on fera de son mieux pour vous contenter.»

Ayant jeté son chapeau sur une table et ayant approché une escabelle du foyer, le voyageur frottait longuement et voluptueusement ses mains, en tendant au feu ses bottes humides qui fumaient déjà sous la chaleur des braises; il roula les épaules et cambra les reins avec une sensation de bien-être et fit:

«C'est bon de se sentir vivre!... Hé! hé! Là-bas, au sortir de ce damné Goulet, quand le coup de vent s'est jeté sur la barque, j'ai bien cru que je n'arriverais jamais jusqu'ici!... Hum! fameuse perte que ç'aurait été, pour moi d'abord, et puis pour... pour... Ah! ah! ah!... Et j'en connais aussi qui auraient été si satisfaits!... Mais non, on a besoin de moi et je ne disparais pas comme cela, moi!...»

Il sautillait sur l'escabeau, ne semblant pas pouvoir tenir en place, se relevant à chaque instant pour faire le tour de la pièce, puis revenant s'asseoir ou se planter devant le feu, et parlant tout haut avec de petits rires, des exclamations, des soubresauts.

Habituée aux allures calmes et lentes, aux gestes mesurés des pêcheurs de la côte, la femme le regardait avec étonnement, se demandant d'où pouvait venir cet inconnu si nerveux, si remuant, si agité.

Celui-ci surprit l'examen dont il était l'objet et observa:

«Hein! Vous vous demandez qui je suis, bien certainement. Vous avez raison, il faut savoir à qui l'on a affaire et qui on abrite chez soi par ce temps, où tant de mauvaises gens courent nos routes de France. Eh bien! c'est à un Français que vous donnez le gîte, à un Français de Paris, qui voyage pour se distraire, peur connaître son pays qu'il ne connaît point assez, en prenant des notes, des dessins sur tout ce qu'il voit d'intéressant, sur les monuments, sur les gens, sur les...»

Corentine Troadec l'interrompit, questionnant:

«Peut-être bien que vous cherchez les vieilles pierres, les choses d'autrefois, comme un voyageur que nous avons eu, il y a quelques années, un monsieur de Brest, qui écrivait dans les livres, M. Cambry?...»

Une flamme de gaieté brilla dans les prunelles mobiles du voyageur qui riposta vivement, comme très amusé:

«Oui, oui, justement; vous m'inscrirez comme étant archéologue, antiquaire!... Ah! ah! ah! C'est tout à fait ça; je fouille, je cherche partout!»

D'un mouvement plus rapide il frottait toujours ses mains sèches, comme s'il eût espéré leur faire prendre feu, et un ricanement un peu sarcastique le secouait tout entier d'un frisson joyeux, sous lequel son échine ondulait bizarrement, pendant qu'il marmottait:

«Bonne idée, excellente idée!... Antiquaire!... Ceci me donne le droit d'être curieux! Hé! hé! Il n'y a rien de tel que les voyages pour vous ouvrir l'esprit!... En même temps ça inspire le respect, ça vous place dans les milieux graves!...»

Il pirouetta sur ses talons, s'exclamant tout haut, comme s'il eût écouté la sonorité de ses propres paroles:

«Le chevalier de l'Espervier, membre de plusieurs sociétés savantes!...»

En entendant le nom jeté si légèrement par le nouveau venu, Corentine Troadec avait fait un mouvement de recul, murmurant très bas:

«L'Épervier que vous dites?... Ar sparfel!... Seigneur Jésus, protégez-nous!»

À cette première sensation d'effroi qu'elle avait ressentie, et dont elle était à peine remise, en voyant se dresser tout à coup devant elle, sans qu'elle l'eût entendu entrer, ce pâle visiteur, s'ajoutait en ce moment un second pressentiment, éveillé dans son âme superstitieuse de Bretonne, au choc de ce nom de l'Espervier; malgré elle ses lèvres avaient traduit par le mot troublant de Ar Sparfel--l'Épervier--l'oiseau de deuil pour les gens de l'Armorique, celui qui frappe à la vitre pour annoncer que la mort est là, qu'elle rôde autour de la maison.

En allant et venant, pour entretenir le feu et préparer le couvert sur une table, elle jetait à la dérobée des regards sur cet hôte étrange, l'examinant dans la lumière flambante des genêts et des brousses.

Elle remarqua la teinte cendreuse de cette face rasée et grimaçante aux traits perpétuellement en mouvement, à la peau du front se plissant et se déplissant sans cesse, aux joues creuses, aux lèvres narquoises et sifflantes, aux yeux gris foncé avec des paupières mobiles, plus claires que le reste de l'épiderme, ce qui complétait la ressemblance du personnage avec la race simiesque.

Si maigre, de taille médiocre, il découpait sur le foyer ardent, en silhouette bizarre et inquiétante, son corps étroit, ses bras longs et ses jambes minces, pendant que la tête, virant en véritable girouette sur le cou, montrait à tout instant l'éclair rapide de ces prunelles perçantes, toujours en travail, s'enfonçant devant elles irrésistiblement comme d'un mouvement de vrille, taraudant les murs, les choses, les êtres, pénétrant jusqu'au fond des cerveaux et des coeurs. Puis, d'un tic particulier, l'intérieur de la pièce examiné, tout ce qui s'y trouvait ayant été comme ramassé par ce regard sondeur, il enfermait son butin de curiosité sous le rabattement passager et rapide de ses paupières, et, de nouveau, elles se relevaient pour laisser les pointes terribles recommencer leur incessante besogne d'inspection, de fouilles.

Mais la patronne n'avait pas eu le temps de s'appesantir sur cette impression intime, que, léger, papillotant, il questionnait:

«Un beau pays par ici, hé?

--Un pays de misère plutôt! fit Corentine d'un ton résigné. On vit de la pêche quand la mer le permet et on a des champs où il y a plus de sable que de terre. Heureusement que mes hommes sont de braves et rudes gârs qui ne craignent pas leurs peines!»

Le chevalier fit glisser son oeil en coup de sonde, tout en détaillant:

«Par la beauté, c'est la sauvagerie que j'entends, la solitude; je me suis laissé conter à Brest que j'allais dans un pays d'épaves, de naufrages, où la mer est maîtresse de tout, où les gens ne dépendent de personne, ne font qu'à leur tête et connaissent seuls leurs plages inabordables, leurs grottes dangereuses.»

Le nez de furet du questionneur, un nez un peu retroussé et remueur, aux narines en trous ronds, se tendait, semblant flairer quelque chose, humer l'air autour de lui. Corentine en eut la vague sensation, avec une passagère défiance, en songeant à la contrebande que faisaient son mari et ses fils, grâce aux difficultés d'abordage, aux périls de ces côtes de la presqu'île de Crozon; elle répondit:

«On est de braves gens, voilà tout ce que je peux dire.»

Et de fait les Camaretois n'avaient pas les moeurs de pilleurs d'épaves, de naufrageurs des populations du Raz de Sein ou du Nord du Finistère.

Son interlocuteur devina la crainte de ce coeur simple; il répliqua d'un élan, les deux mains levées en manière de protestation:

«Oh! mais bien sûr, c'est ce que je veux expliquer et c'est pourquoi je suis venu chez vous... Ce que je cherche, ce sont les endroits de moeurs patriarcales, franches, désintéressées, libres. On m'a assuré que chez vous je trouverais tout cela, et j'ai eu plaisir à quitter l'agitation et l'existence inquiète de Paris pour venir me réfugier pendant quelque temps dans une région salubre et honnête.

--C'est-y donc qu'on court des dangers dans votre Paris, qu'il faudrait croire, et que le Premier Consul, malgré toute sa vaillance, n'est pas si maître de tout et de tous qu'on le raconte?»

Le voyageur eut un soubresaut de stupéfaction en entendant ces paroles s'échapper d'un angle obscur de la pièce, dans lequel la vrille de ses prunelles n'avait pu pénétrer; il balbutia:

«Hein, quoi? Qui parle là?»

Corentine sourit, secouant doucement la tête:

«Via le Tonton Maõ réveillé à c't'heure.»

De derrière une table près du mur du fond, une forme émergeait lentement.

Le chevalier commença de distinguer, sous l'ombre d'un grand chapeau de feutre rond, entre de longs cheveux noirs à peine semés de mèches blanches, une figure osseuse, à la barbe de quelques jours, que divisait par le milieu un nez luisant courbé en bec d'acier sur des lèvres minces, et, ombragés par l'arcade proéminente des sourcils, de petits yeux vifs qui le guettaient comme du fond d'un buisson.

Il ondula des épaules sous un involontaire et inexplicable frisson de malaise, grommelant:

«Quel diable de museau de chouan est-ce là?»

Très maigre, d'une sécheresse invraisemblable, presque momifié, n'ayant qu'une ossature sur laquelle étaient tendus des nerfs semblables à des cordes d'acier, un homme se dressait, quittant le banc de bois sur lequel il était assis; il s'avança vers la cheminée, le dos un peu bombé s'arrondissant sous une casaque de drap roussi, couleur des voiles de barques, les cuisses enfermées dans une culotte de grosse toile bouffante à plis serrés, les genoux nus saillant hors de jambières tournant autour de mollets absents, traînant de lourds sabots ferrés pleins de paille, et s'aidant d'un penn baz attaché au poignet par une lanière de cuir.

Il poursuivait d'une voix rocailleuse et heurtée qui sonna sauvagement:

«Il n'a point cependant par chez nous la réputation d'un citoyen disposé à se laisser faire, ce Bonaparte; il y en a pas mal, et des plus mauvaises têtes, qui l'ont appris à leurs dépens. Les grands noms, ça ne lui fait pas peur, qu'on assure, monsieur le Chevalier!»

Les flammes agiles et pénétrantes des prunelles du Parisien se heurtèrent, sans pouvoir plonger plus avant, à la surface morne et opaque des yeux du paysan, qui était venu se placer, en face de lui, de l'autre côté de la cheminée et montrait une face de granit, aux plis immobiles, à la physionomie apathique, indéchiffrable.

«Dans le monde dont je fais partie, nous n'avons pas de raisons de l'aimer, le général Buonaparte!» laissa tomber avec une certaine négligence le chevalier, jetant les mots lentement comme s'il eût fait filer un plomb de sonde pour s'assurer des eaux dans lesquelles il naviguait; et il avait accentué significativement, à l'italienne, le nom du Premier Consul.

Aucune lueur révélatrice n'ayant miroité dans les yeux de Tonton Maõ, son interlocuteur changea aussitôt de ton et conclut avec une apparente désinvolture que démentait la fin de sa tirade:

«Pour moi, ça m'est égal, je ne m'occupe que de vieilles pierres, de vieux monuments, de choses anciennes, et la politique ne m'intéresse pas. Cependant je ne puis pas blâmer ceux qui ont des motifs sérieux, des motifs de race, de religion, de famille, pour lui préférer...»

Avant qu'il eût achevé sa phrase et complété sa pensée, la porte, s'ouvrant toute grande sous un poing solide, livra passage à une sorte de géant aux larges épaules, aux grisonnants cheveux roux, courts et frisés dont les yeux bleu de mer mettaient comme des fenêtres ouvertes sur l'espace dans une peau tannée, couleur de cuivre rouge.

«Kornéli, te v'là déjà de retour! s'exclama Corentine.

--Oui, la côte est déblayée en grand, et nous serons débarrassés des curieux, grâce au gros temps, à la brume, à tout le tremblement de la mer et du vent!... Mais ce n'est qu'un coup de suroît qui passe avec la marée et qui s'en ira avec elle; aussi, cette nuit, on va pouvoir...»

Il s'interrompit brusquement et resta bouche ouverte, en rencontrant fixés sur lui, impératifs, les yeux du paysan, curieux ceux de l'inconnu, suppliants ceux de sa femme, puis bégaya, se ressaisissant:

«Enfin, me v'là à meilleure heure que je ne pensais, avec les petits, quoi! tous en bonne santé!... On est revenu, on est content et on va souper de fameux appétit!»

Il se retourna pour crier dans la nuit:

«Oh! diable! Avancez donc, vous autres; il fait plus doux ici que dehors, vu qu'on est en plein dans les mois noirs!»

Les petits entrèrent à sa suite, se dandinant lourdement sous le poids de leurs bottes de mer.

D'abord Alcide, l'aîné, ayant les six pieds de haut de son père, aussi fort, aussi large de poitrine, l'air placide et doux sous des cheveux blonds, ne paraissant pas ses trente ans révolus;--Hervé, autre colosse, châtain clair celui-là, l'oeil brun, avançait une face violente rougie par le sel des embruns de l'Océan, des bras herculéens aux poings énormes;--la haute taille, la carrure épaisse de Loïz supportaient, sur un cou gros comme un mât, une tête ronde couverte d'une masse de cheveux noirs, et des yeux de goudron, brillant sous la double barre de sourcils touffus, complétaient sa ressemblance avec sa mère;--Yves, plus ramassé, n'avait pas la stature gigantesque de ses trois aînés et de son père; il se rattrapait en largeur; avec l'acajou sombre de ses longs cheveux et de sa barbe naissante, ce même reflet de feu qui s'allumait en lueurs rapides dans ses prunelles trahissait une certaine facilité à la colère.

Les vingt et un ans de Yan se voyaient dans sa sveltesse, sa peau plus blanche que celle de ses frères; des nerfs d'acier soutenaient cette charpente qui n'avait pas encore atteint son complet développement et des yeux clairs illuminaient sa figure franche;--châtain aux prunelles grises, du gris breton des jours de brume, Alan, le suivant, souple, merveilleusement proportionné, paraissait plus petit qu'il n'était réellement à côté des géants ses frères, mais le granit de ses muscles valait celui des côtes de Bretagne;--le dernier, Pierrik, le mousse, cheveux roux et oeil vert d'Atlantique, c'était Kornéli Troadec, tel qu'il devait être à douze ans.

Quand les petits, comme les appelait leur père, furent tous entrés, la salle, bien qu'assez vaste, sembla pleine; puis, une fois le voyageur présenté aux nouveaux arrivés, chacun s'installa à sa guise autour de la table principale, buvant, mangeant à grand bruit.

Immédiatement le chevalier de l'Espervier avait lié intime connaissance avec les pêcheurs, s'enthousiasmant pour la mer, pour tout ce qui les intéressait, riant plus fort qu'eux, les faisant causer sur le pays, sur les écueils, sur les grottes, accompagnant ses questions et ses observations de la perpétuelle gesticulation de ses bras et de ses jambes.

Fière de ses grands fils, de son colosse de mari, Corentine Troadec allait de l'un à l'autre, servant le souper, apportant au milieu de ces géants joyeux, la clarté de son visage blanc, dont les yeux noirs brillaient, dont les cheveux restés noirs luisaient en ailes de corbeau sous le blanc papillonnement de sa coiffe. Peu à peu, remise de ses primitives et vagues inquiétudes, elle s'abandonnait à cette gaieté communicative, riant la première des boutades du chevalier qui, plein de bonhomie, d'entrain, semblait trouver d'instinct tous les mots, toutes les plaisanteries pouvant le mieux égayer ces âmes simples et naïves.

Seul Tonton Maõ, resté à l'écart à une petite table, comme engourdi, demi-somnolent, ne prenait aucune part à la conversation; les coudes sur les bois de la table, la tête dans les mains, les yeux fixés devant lui, il suivait les ombres, courant tantôt sur les murs, tantôt au plafond, images naturelles et mouvantes projetées par la lumière des résines flambant sur la grande table.

Ayant remarqué la direction persistante de ses regards, Corentine, à un moment où elle arrivait derrière lui, regarda à son tour.

Le long des murs, sur le plafond, autour des formes colossales de son mari, de ses fils, à chaque instant passait la silhouette grêle et mince du chevalier de l'Espervier, de ses bras en continuel mouvement, et, très nette, durant quelques secondes, elle eut la vision d'une immense araignée, semblable à celle dont parlaient les marins du pays qui avaient été aux Amériques, cette araignée monstre prenant dans ses rets jusqu'à ces oiseaux-mouches.

Elle était là, tissant une invisible toile, qui, petit à petit, enveloppait de fils de plus en plus serrés, d'un réseau de plus en plus épais, Kornéli Troadec et ses sept grands gârs!



CHAPITRE II

L'OMBRE DU GOUFFRE

Entre la plage de Pen hat, vaste bande de sable dont le croissant échancre l'extrémité Nord-Ouest de la presqu'île de Crozon, près de la pointe du Toulinguet, et la pointe de Pen hir ou pointe des Pois, la côte, précipice à pic sur l'insondable abîme de l'Atlantique, dresse partout un infranchissable rempart de cent quatre-vingts pieds de haut qui peut se garder tout seul des attaques du large et défie l'escalade. Au Toulinguet et à Pen hir seulement, des postes de surveillance occupés par des gardes-côtes et des batteries balayant les grèves accessibles.

En un point cependant vis-à-vis le village de Kerbonn, une taille verticale, sorte de petit fjord norvégien, entaille le monstrueux bloc de grès quartzeux dans toute sa hauteur, et forme un énorme entonnoir, où, par les gros temps, les lames s'engouffrent avec un tapage formidable, couvrant d'embruns salés la lande pierreuse et les toits du misérable amas de masures voisin. Parfois il est impossible de passer dans le sentier de douaniers qui court en cet endroit, suivant la crête de la falaise. En bas une voix de tempête mugit sans cesse, rauque, profonde, répercutée par d'invisibles grottes.

On appelle cette échancrure, cette caverne presque toujours sous-marine, le Voroc'h.

Toute cette sombre soirée de novembre 1803, et une partie de la nuit, le meuglement de taureau du Voroc'h avait retenti, jetant l'épouvante aux environs, et le garde-côte Nédélek Poulmic, renfermé soigneusement dans la maisonnette de la pointe des Pois, tout heureux de se sentir à l'abri, disait à son camarade Guillaume Le Gall, de garde avec lui:

«Mauvaise voix qu'il a ce soir, le Voroc'h, sa voix de malheur et de naufrage!»

Guillaume avait riposté:

«C'est un endroit d'où il ne peut sortir que du mal pour le pays et pour nous.»

Poulmic souffla d'une intonation basse, et étranglée de terreur:

«D'autant qu'on assure que les âmes des noyés y reviennent et que souvent on voit leurs ombres y errer et s'en élever sous des formes qui font peur!»

Par la petite fenêtre du poste donnant de ce côté, il jetait des regards craintifs, là-bas, vers ce Voroc'h redouté; mais rien n'en sortait qu'une vague fumée blanchâtre, à peine visible dans ces ténèbres, écume des longues lames venues du large, buée humide de la mer.

Peu à peu, à mesure que les heures du soir passaient faisant place aux heures plus lourdes, plus opaques, de la nuit, les grondements diminuaient d'intensité, plus espacés, moins caverneux.

Le Gall observa:

«Le vent a tendance à calmer, qu'on jurerait; le coup de suroît ne tiendra pas longtemps cette fois.»

Au bas de la roche escarpée qui termine la pointe de Pen hir, et tout autour des Tas de Pois, ces écueils à forme de pyramide, semblables à des montagnes tombées dans la mer et prolongeant au loin le promontoire, les rugissements paraissaient moins forts, moins terribles.

Poulmic continua:

«C'est grande basse mer, cette nuit; bien sûr que la tempête s'en ira aussi vite qu'elle est arrivée.»

Le Gall regardait dans le Sud; il compléta cette affirmation par une observation nouvelle:

«Ah! ah! La brume accourt derrière Sein et le Raz; elle va aplatir la mer plutôt qu'on ne pensait: on aura du calme pour tout le restant de la nuit.

--Allons, va te reposer; de minuit à deux heures je prends le quart.»

Plus lentes encore, dans l'engourdissement de la nature, les minutes glissèrent, enveloppant de somnolence le veilleur solitaire qui constata, l'oreille machinalement attentive:

«Ça s'apaise de plus en plus. À deux heures, c'est la fin du jusant, le flot va reprendre bientôt.»

Le moment du tour de garde de son camarade approchait. Instinctivement, par dernière précaution, avant d'aller l'éveiller, il examina tour à tour la mer, puis la lande, d'une rapide inspection, essayant de percer les étendues brumeuses, impénétrables par endroits, et laissant cependant par place des trouées où plongeaient assez facilement les yeux.

Une exclamation sourde lui échappa:

«Ma Doué!»

Et après s'être orienté un instant pour s'assurer qu'il ne se trompait pas, il ajouta:

«Les v'là ces visions du Voroc'h dont Poulmic parlait ce soir!»

Là-bas, à quelques centaines de pieds, et certainement au-dessus de la béante ouverture du gouffre, une lueur étrange, tantôt rouge, tantôt jaune, éclairait la brume, formait un halo inquiétant et mouvant.

Il balbutia, tenaillé de crainte:

«Du feu! du soufre! La flamme du Purgatoire que ce serait!.. Les âmes des noyés qui se lamentent, Seigneur Dieu!...»

Tout avait soudain disparu, et ses prunelles se heurtaient à un mur opaque de brouillard. Il passa dans une pièce voisine et revint accompagné de Poulmic, en lui racontant ce qu'il croyait avoir vu.

Frissonnants, épaule contre épaule, ils concentrèrent toute leur puissance de vision dans la direction de l'abîme, et, au bout de quelque temps, Nédélek s'écria:

«Tu as dit vrai, Guillaume; ça flambe encore!»

De nouveau une dansante lumière filtrait, fantastique, irréelle, semblant venir d'en bas, des profondeurs de l'Océan, des entrailles de la terre; les deux hommes serrés l'un contre l'autre, muets d'effroi, observaient toujours: tout à coup, Le Gall s'écria, le bras tendu:

«L'ombre!... L'ombre qui monte du gouffre, vois-tu?»

Tandis que Poulmic, les prunelles fixes, la bouche béante, laissait échapper d'une voix frémissante:

«Bonne Dame de Roz Madou, ayez pitié des trépassés! C'est l'âme d'un malheureux péri en mer qui remue là-bas, et qui réclame des prières, avec ses bras ainsi agités, qu'on jurerait des ailes!»

Dans l'orbe lumineux et sur l'écran blanchâtre de la brume, une ombre gigantesque dessinait la forme d'une chauve-souris monstrueuse. Puis d'autres ombres parurent, les unes après les autres, semblant envelopper, étreindre la première, et le brouillard ondula, tourbillonna, roula sur lui-même, brouillant toutes les formes, en même temps qu'un long mugissement plaintif passait en rafale sur la lande. Tout s'éteignit, noyé dans la reprise plus profonde des ténèbres.

«Hein! L'as-tu entendue, la pauvre âme?... Quel gémissement de désespoir, au moment où les démons l'ont emportée!...»

Poulmic hoquetait d'épouvante, tombé à deux genoux sur le carrelage, son chapelet égrené fébrilement, tandis que Le Gall, blêmi, se signait rapidement, répondant:

«Le Voroc'h l'a ressaisie! Dieu ait miséricorde d'elle!... Quelle plainte, Seigneur, quand elle s'est sentie perdue!...

Et, tout le long de l'inébranlable muraille de roches, la mer recommença de se lamenter, pendant que le vent soufflait, plus aigre, balayant l'Océan, balayant la lande et emportant l'ombre jaillie du gouffre.


À onze heures, malgré la houle encore violente, malgré les sifflements du suroît, qui, pour les observateurs inexpérimentés semblait devoir poursuivre durant toute la nuit son oeuvre de dévastation, Kornéli Troadec, ses sept fils et Tonton Maõ quittaient silencieusement l'Abri de la Tempête.

Tout reposait dans Camaret; les barques ballottées dansaient dans le port. Le voyageur, ses volets clos, ayant gagné le lit qu'on lui avait préparé dans une chambre au premier étage de la maison, s'endormait bercé par les derniers hurlements de l'ouragan, et fermait hermétiquement ses lourdes paupières sur ses vives et fouilleuses prunelles, ainsi qu'après un travail consciencieux, sans se douter que c'était maintenant surtout qu'il eût pu utilement faire manoeuvrer leurs pointes aiguës et curieuses. Peut-être aussi s'en remettait-il, confiant, à l'avenir, ne pouvant se hasarder, de nuit, à travers un pays inconnu pour suivre ses hôtes dans l'expédition mystérieuse que le mari de Corentine avait failli raconter.

Dehors, ayant échangé quelques phrases rapides, le paysan et les pêcheurs se séparèrent.

Le premier, une peau de bique aux épaules pour combattre la fraîcheur nocturne, portant roulé sous le bras un vêtement de drap, sorte d'épais manteau, tourna le dos au port, se glissa le long d'une ruelle, et bientôt ses sabots sonnèrent contre les cailloux mêlés au sable de la lande, à mesure qu'il gagnait la hauteur, entre des ailes immobiles de moulins endormis, tête baissée, son chapeau rabattu sur les yeux pour donner moins de prise à la bourrasque, son penn baz solidement tenu dans sa main droite.

La marée n'étant qu'à moitié, il y avait assez d'eau pour qu'un canot pût flotter; Kornéli et ses enfants sautèrent dans celui qui les avait débarqués. Pierrik se mit à la godille, et, quelques minutes plus tard, tous embarquaient à bord des Sept-Frères.

Il n'était pas la demie après onze heures, que, ses voiles brunes déployées, avec deux ris pris dans la toile, le solide bateau ponté des Troadec sortait du port, piquait droit vers la pleine mer, bondissant par-dessus les vagues et laissant derrière lui un long sillon d'écume. Il disparaissait derrière la pointe du Grand Gouin, sans que nul ne l'eût vu sortir de Camaret, pas même le poste de la tour rouge de Vauban.

Par cette nuit profonde, sans lune, sans étoiles, il fallait admirablement connaître le pays pour s'y aventurer à travers de telles ténèbres et suivre, sans se tromper, sa direction au milieu du désert pierreux de la lande. Cependant, Tonton Maõ ne mit pas une demi-heure à parcourir l'espace qui s'étend du port à l'anfractuosité du Voroc'h.

Arrivé là, après avoir soigneusement examiné l'étendue muette et solitaire autour de lui, après s'être assuré que l'humble village de Kerbonn dormait et avoir lancé un coup d'oeil de défi et de dédain à la faible étoile qui brillait, indiquant vers la pointe de Pen hir l'exacte situation du poste des gardes-côtes, il déplaça quelques pesants blocs de pierre, et tira d'une cachette un câble solide, muni de distance en distance de noeuds, et terminé par un fort grappin de fer.

Ayant fixé celui-ci dans une fente du roc, il lança le cordage goudronné dans le vide; puis, ayant laissé ses sabots, s'aidant des pieds et des mains descendit sans aucune hésitation, en suivant une sorte de rigole naturelle creusée dans un des côtés de l'échancrure de la falaise.

Par moments des pierres, des terres meubles se détachaient, roulant sous ses pieds; mais, cramponné à la corde, il allait toujours, et déjà, quelques embruns arrivaient jusqu'à lui, inondant sa peau de bique, lui annonçant le voisinage de plus en plus proche de la mer.

Un dernier effort, une glissade suprême et il sentit sous ses orteils, la surface polie des galets que la marée descendante laisse à sec au fond de cet abîme. C'est à peine si de légères écumes venaient encore mourir autour de lui.

Il marcha résolument vers l'Océan, tâtant de la main la muraille lisse, absolument verticale et murmura après un nouvel examen attentif autour de lui:

«La grotte doit commencer à se vider, il va être l'heure.»

Quelques instants s'écoulèrent, et, tout à coup, une lueur d'abord assez faible, ensuite plus forte, plus étendue, ouvrit une gueule de fournaise, un cratère de volcan, au pied même de la falaise.

La grotte principale du Voroc'h s'illuminait, merveilleuse voûte de cathédrale naturelle, soutenue par des piliers énormes, encore luisants d'eau et montrant, sous le jeu mouvant du brasier allumé par Tonton Maõ, des parois drapées de teintes rouges, jaunes ou violettes, dans lesquelles dansaient les étincelles de milliers de pierres précieuses, rubis, topazes, améthystes, évoquées magnifiquement par les flammes.

Malgré la brume qui s'épaississait, étendant son rideau mobile au-dessus de l'Atlantique et venant frôler d'une caresse humide, continue, les falaises, l'amas de brousses et d'ajoncs secs que le paysan avait eu soin d'apporter, projetait sa clarté dans un rayon assez étendu pour miroiter sur l'ondulation des vagues, dont les dernières étalaient leur frange neigeuse à l'entrée même de la caverne.

Il y avait déjà un certain temps que l'homme à la peau de bique, assis sur un énorme galet, en face du brasier dont il alimentait attentivement la flamme onduleuse, mesurait les minutes en égrenant son chapelet et en murmurant des Pater et des Ave, quand, des profondeurs obscures de l'Atlantique, une sorte de mélopée lente et rythmée arriva jusqu'à lui, glissant sur l'élasticité des lames.

Il se redressa d'un mouvement brusque, la tête tendue vers le large, et des syllabes rauques se détachèrent, de plus en plus nettes, cadencées régulièrement avec une progression grandissante de sonorité, à travers la cotonneuse épaisseur de la brume, duvet qui en ouatait les barbares consonances:

«Ho! hisse! Ha! ha! hollà!»

Un sourire dilata les mille plis de son vieux visage, tandis que son coeur battait d'un mouvement plus rapide, d'un élan de joie, à entendre, à reconnaître le signal convenu, la rude mélopée des pêcheurs et des marins à la manoeuvre:

«Ho! hisse! Ha! ha! hollà!»

--Ce sont eux, tout va bien!» fit-il.

Il trempa dans le brasier l'extrémité d'une torche résineuse, et, s'avançant vers la mer jusqu'à ce que l'eau lui montât à mi-jambes, il balança autour de sa tête, en formant un répété signe de croix, le brandon enflammé, tandis que de son gosier s'envolait, en réponse, l'air séculaire de la Bretagne, dont les notes venaient gronder mélancoliquement jusqu'au fond des grottes:

Ann hini goz eo va dous,

Ann hini goz eo va zur!...

Elles sonnaient tendres et vibrantes les syllabes éternelles qui chantent l'indestructible amour du vieux pays breton, comme caractérisent sa force l'éternel granit et le grès éternel des côtes armoricaines:

C'est la vieille qui est ma douce,

C'est la vieille qui l'est toujours!...

Un coup de sifflet strident leur répondit, avec une grande phrase d'appel:

«À toi, Tonton Maõ, croche dedans l'amarre!...»

Balayant l'air, l'extrémité d'un cordage vint s'abattre en rouleau aux pieds du vieillard, qui, sans lâcher sa torche, saisit le câble et hala fortement dessus.

Dans l'auréole de lumière, qui formait éventail autour du Voroc'h, l'avant noir d'un canot parut, émergeant de la brume, et les unes après les autres se détachèrent, soulignées par les derniers éclats braisillants du feu, les faces rougies de Kornéli, d'Alcide, de Loïz, d'Alan, de Pierrik: à l'arrière, dans l'ombre, près du mousse qui poussait l'embarcation avec sa rame, on distinguait une forme assise.

Le premier, Kornéli Troadec sauta, faisant rejaillir l'eau sous ses lourdes bottes et aidant Tonton Maõ à tirer sur l'amarre pour amener le canot aussi près que possible de la grotte; il semblait triomphant et murmurait, égayé d'un rire demi contenu:

«Un vrai temps de bénédiction pour nous: on n'y voit pas à dix mètres. Fameux pour le genre de contrebande que nous faisons à c't' heure! Ah! ah! ah!»

Tout en essayant de reconnaître l'ombre indécise pelotonnée près de la barre, le paysan questionna:

«Alors ça a marché?»

Alcide retombait à son tour, après s'être enlevé d'un saut par-dessus le bord; il grommela:

«Oui, on a vu l'Anglais nez à nez!... Malheur, que ça n'ait pas été pour le prendre à l'abordage, on aurait eu la partie belle!»

Mais Kornéli, mécontent, intervint:

«On avait mieux à faire, le gârs; il y a temps pour tout, et une autre fois on se rattrapera. Aujourd'hui, c'est du bonheur du pays qu'il est question, et de la fidélité aux vrais maîtres!»

En même temps ses yeux se dirigeaient avec une tendresse dévouée vers le bateau, comme s'ils eussent cherché à se mettre en communication avec la frêle silhouette, autour de laquelle se dressait le rempart solide de ses grands gârs.

Tonton Maõ fit, ému, la voix tremblante:

«Elle est là?»

Le colosse inclina la tête, faisant «oui» du geste, sans une parole, une flamme de victoire dans ses prunelles candides, de la couleur des eaux profondes.

Maintenant, l'un après l'autre, Loïz et Alan étant débarqués, Alcide tendait son énorme poing, sur lequel s'appliquait une main blanche, toute frêle, en même temps que Pierrik, resté à son poste du gouvernail, pesait sur l'aviron calé contre les galets, et une fine et délicate figure de jeune fille s'avança, encadrée de cheveux noirs sans poudre, l'oeil noir plein d'énergie; le nez gracieusement arqué achevait, avec la barre droite des sourcils, le pourpre éclatant des lèvres et la ligne ferme du menton, de donner à cette physionomie un incroyable caractère de décision, tout en lui conservant la grâce de la femme.

Des vêtements entièrement noirs, sans la moindre note blanche, l'enveloppaient d'un deuil qu'on sentait voulu, deuil d'orpheline, seule au monde, et deuil de fidèle sujette de la monarchie frappée à mort, exilée.

Mince, admirablement proportionnée en sa stature moyenne, elle offrait cependant une réelle et impressionnante grandeur, et la sensation qu'on se trouvait en présence d'une volonté.

D'un rapide jet circulaire, ses prunelles enveloppèrent et unirent en une reconnaissante caresse tous ceux qui l'entourèrent, et, d'une voix douce et nette dont la sonorité avait une intonation musicale très séduisante, elle dit:

«Merci, mes amis, merci de tout mon coeur! Grâce à vous, à votre dévouement, à votre fidélité, me voici enfin en terre bretonne, en terre française, revenue chez les miens! Il y a si longtemps que je l'ai laissé, mon cher pays! Je compte sur vous pour ne plus jamais le quitter!»

À peine eut-elle débarqué que, sur l'ordre de son père, le mousse repoussa le canot au large pour aller rejoindre Les Sept-Frères, à bord duquel étaient restés Yan, Yves et Hervé, et qu'ils devaient tous quatre ramener à Camaret avant le jour. Ainsi nul n'aurait connaissance de cette expédition nocturne, qui avait conduit les huit Camaretois au milieu de l'escadre anglaise, où, d'après une entente préalable, ils étaient allés prendre la jeune femme qu'ils venaient de débarquer avec tant de mystère, en plein milieu de la nuit, à cette grotte mal famée du Voroc'h, au pied des hautes falaises considérées comme inaccessibles.

Il avait fallu des pêcheurs aussi vigoureux, aussi hardis et surtout aussi expérimentés que les Troadec, pour oser un pareil débarquement, une nuit de tempête et de brume, en ce point périlleux de la côte de Cornouailles, entre les batteries et les postes du Toulinguet, de Pen hat, de la pointe des Pois et de l'anse du Veryhac'h. En tout autre endroit, ils se fussent, en effet, heurtés à des artilleurs, à des gardes-côtes, à une surveillance vigilante que, seuls, leurs habitudes de fraudeurs de la douane avaient été capables de déjouer.

Plus d'une fois, cette faille inquiétante et dangereuse du Voroc'h leur avait servi à des expéditions pour rapporter des marchandises, soit des îles de la Manche, où leur barque allait fréquemment, soit des îles de l'Atlantique, comme Hoëdic, où les Anglais descendaient constamment. C'est ainsi qu'à Jersey, Guernesey, aux îles Chausey, ils avaient noué des relations avec les émigrés et servi à différentes reprises de trait d'union entre les monarchistes restés en Bretagne et ceux qui avaient quitté la France.

Dès que la jeune fille eut pénétré dans la caverne du Voroc'h, où achevait de mourir le feu allumé comme signal pour guider la barque de Kornéli et lui servir de fanal, le paysan, s'avançant à sa rencontre, mit un genou en terre et, portant d'un mouvement de respect le bas de sa robe noire à ses lèvres, déclara:

«Le fidèle serviteur du défunt comte Huon de Coëtrozec salue la fille de ses seigneurs, et met aux pieds de demoiselle Anne tout son dévouement.»

Mlle de Coëtrozec posa sa main sur la tête courbée de Tonton Maõ et répondit:

«Mathieu Plourac'h, de La Feuillée, près de notre ancien château, n'est-ce pas?... J'ai assez souvent entendu parler de toi par les amis de mon pauvre père, et je sais qu'on peut être sûr de ta fidélité.

--Pour Dieu et pour le Roi, jusqu'à la mort!» s'exclama-t-il d'une voix sourde et sauvage, tandis qu'avec une sorte d'adoration ses yeux s'élevaient vers le pâle et ardent visage de celle qui lui apparaissait comme la nouvelle Jeanne d'Arc appelée à ramener le Roi, comme l'héroïne désignée pour faire triompher enfin la cause qu'il avait, jusqu'à ce jour, si désespérément et si inutilement défendue.

Ils restaient là tous deux, lui courbé devant elle ainsi que le dévot écrasé sous la divinité d'une madone, elle, immobile, rêveuse, pleine d'espoir, contemplant ce rugueux, fanatique et toujours solide combattant des longues luttes de la Vendée et de la Chouannerie.

Une voix grave les rappela impérieusement à la réalité; Kornéli annonçait:

«V'là le flot qui commence; il n'est que temps de quitter le Voroc'h: ça monte vite ici!»

Un murmure puissant grandissait au large, indiquant le retour de la marée, qui allait de nouveau envahir la base des falaises, battre le roc et effacer toute trace de leur passage. Tonton Maõ se releva vivement, alluma une nouvelle torche et guida la jeune fille vers l'angle de la faille, où pendait l'extrémité du câble à l'aide duquel il était descendu.

Grâce à certaines sinuosités de la rigole creusée par les pluies, grâce à quelques anfractuosités pratiquées de distance en distance, l'escalade n'était pas aussi impossible qu'un examen superficiel aurait pu le faire supposer. En s'aidant de la corde à noeuds, Anne de Coëtrozec, qui, sous son apparence frêle, cachait une vigueur souple proportionnée à sa volonté presque masculine, parvint, sans trop de difficultés, à se hisser derrière le paysan qui montait le premier, tenant toujours sa torche flambante, afin de lui indiquer le chemin.

Dès qu'elle eut atteint le sommet de la falaise, il lui jeta sur les épaules le vêtement qu'il avait apporté, expliquant:

«Monik Kervella m'a donné sa mante pour vous garantir du froid de la nuit.

--Monik?... La nourrice de mon infortuné père! Quelle joie pour moi de la revoir, après tant de dures années d'exil!... Pourvu qu'elle me reconnaisse! J'étais si petite, une enfant, et aujourd'hui une femme!

--Dans une heure vous serez en sûreté, ignorée de tous, dans sa maison à Kerloc'h; mais sa tête est bien faible et sa raison envolée!»

Derrière eux, Kornéli, Alcide, Loïz et Alan venaient de prendre pied sur la crête rocheuse.

Une dernière fois, à la sortie du gouffre, dans la circulaire vapeur blanche dont les cernait le brouillard, l'ombre d'Anne de Coëtrozec se projeta, grandie encore par la mante à larges ailes déchiquetées et à capuchon bizarre de Monik Kervella; étendus par la rafale, ses plis lourds voletèrent, et, autour d'elle, s'allongèrent les hautes silhouettes sombres des colosses qui l'escortaient, protégeant sa marche.

Puis, le cordage roulé et glissé dans sa cellule de pierre, les torches écrasées sous les pieds, les ténèbres pesèrent de nouveau sur la lande et ensevelirent le Voroc'h.



CHAPITRE III

L'INCENDIE SOUS LES CENDRES

Toutouic la la, mon petit enfant,

À te bercer, petit mignon,

Ta mère est ici, mon bel enfant,

À te bercer, petit chéri!...

C'était comme du fond d'un passé à demi oublié que ces lointains mots de rêve flottaient dans la mémoire d'Anne de Coëtrozec, des mots qu'elle avait sus et qui avaient pendant longtemps disparu.

Soudain voici qu'ils revenaient nets, significatifs, avec une précision telle que l'air monotone bourdonnait à ses oreilles en une sorte de bercement connu, souvent savouré, tendre et plaintif:

Toutouic la la, mon petit enfant...

Où donc, quand donc avait-elle déjà entendu cette cantilène naïve, et comment croyait-elle en sentir encore aussi vivement le frôlement caresseur?

Et voilà que ses paupières se soulevant, les yeux de la jeune fille se promenèrent indécis, demi-voilés de sommeil, autour d'elle.

Il faisait grand jour.

Après s'être heurtés à des recoins de ténèbres transparentes qu'éclairait vaguement la blancheur des draps, avoir rencontré les rosaces ajourées de l'antique lit à armoire, le lit de Bretagne où elle reposait, ses regards, plus rapides, coururent étonnés, de la profonde cheminée, sur le feu doux de laquelle chauffait une marmite de fonte accrochée à sa crémaillère, à une haute horloge, dont le balancier de cuivre étincelait à chaque seconde devant la vitre du petit oeil de boeuf troué au centre de sa longue gaine de bois ouvragé, et dont les aiguilles se réunissaient sur midi.

Toutouic la la, va mabic,

Euz da luskellad, mignonic!

Da vamm a zo ama coantic

Euz da luzkellad, mignonic!...

Elle ne rêvait pas; elle comprenait.

Une vieille, très vieille femme se tenait assise près de la fenêtre. Le fil de la quenouille s'amincissait, agilement roulé entre ses doigts tremblants, tandis que sous le poids cadencé de son pied tournait la roue du rouet placé auprès d'elle, et, dans le grand silence accompagnant le tic tac régulier de l'horloge, des paroles bizarres voletaient ronronnant sur les lèvres usées, décolorées, d'anciennes paroles cornouaillaises, que son esprit lucide jusque dans le sommeil, avait su traduire.

Elle se redressa un peu, appuyée sur son coude, et murmura, souriante de joie, essayant de reconnaître le vieux visage d'autrefois:

«Monik!.., c'est Monik Kervella!...»

Toute sa petite enfance lui revenait, les joies douces du passé, les choses, les êtres, comme rendus à la vie par le pouvoir magique de la chanson bretonne, dont cette nourrice de son père, qui avait été également la fidèle et dévouée gardienne d'Anne de Coëtrozec durant la première période de son existence, se servait chaque soir pour l'endormir et bercer son innocent sommeil.

D'abord, ce fut la plus lointaine époque qui s'évoqua tout à coup devant elle, ramenant des jours heureux, tranquilles, ces années 1787, 1788, 1789, où, âgée de deux ans, puis trois ans, ensuite quatre ans, elle vivait dans l'abondance, la gaieté, la paix, tantôt à Paris, en un bel hôtel aux salons dorés, richement tendus d'étoffes brillantes, tantôt en un château à tours sombres, voisin de montagnes désolées, au milieu de bois épais.

En même temps, en plus de son père et de sa mère, si nettement restés dans sa mémoire, elle revoyait, penchés sur elle, toute vive, toute bondissante de santé, toute petite encore, deux visages âgés, dont les traits commençaient déjà à s'effacer dans le brouillard de ses souvenirs, ainsi que des pastels soumis à de trop nombreuses intempéries:--les yeux bleu d'acier, le fier profil à bec d'aigle du comte Guy de Coëtrozec, son grand-père;--la tendre physionomie, les traits doux, les yeux noirs sous la chevelure blanche, de sa grand'mère, cette héroïque Marie-Thérèse de Coëtrozec, qui, ayant la facilité de fuir, après l'arrestation de son mari, ne voulut pas le quitter, alla elle-même se livrer, et monta à ses côtés sur l'échafaud, en mars 1793, unie à lui dans la mort comme elle l'avait été dans la vie.

Il semblait à la jeune fille qu'elle se montrait en ce moment la digne descendante de cette tendre héroïne et que le sang de dévouement de Marie-Thérèse coulait dans ses veines.

Auprès d'elle, la berceuse continue, monotone, son assoupissant ronron, qui côtoie et paraît souligner ces visions du passé:

Ta mère est ici, petit agneau,

Qui te chante une petite chanson.

L'autre jour elle pleurait dru,

Aujourd'hui, elle sourit, ta petite mère...

Des larmes, puis un peu d'espoir. Sur un horizon sanglant, un panorama terrible déroule les péripéties tragiques, des années de deuil, de terreur.

Elle a huit ans, en cette fin d'année 1793. Par les fenêtres d'une lourde berline qui l'emporte, elle distingue, curieuse et épouvantée, des routes poudreuses, des bois, des villages, des collines sauvages, des landes; puis arrivent la mer, des vagues furieuses qui la terrorisent: un bateau l'enlève vers des régions de brume et de fumée, où elle entend des mots qu'elle ne comprend pas. C'est la fuite de Paris, la traversée de la France, l'émigration.

Désireux de se consacrer utilement au service du successeur de l'infortuné Louis XVI, le père de la jeune Anne, Huon de Coëtrozec, émigre avec sa femme et sa fille. En quittant la capitale, il passe, par la Bretagne, pour y cacher tout ce qu'il ne peut emporter de sa fortune, une des plus considérables de l'époque, et parvient à se réfugier à Londres.

Dès lors, assez riche encore pour avoir de quoi vivre durant de longues années, sans toucher au trésor énorme laissé en France, il était resté en Angleterre pour y attendre les événements, guettant impatiemment le moment de revenir en Bretagne, à la fois pour combattre la Révolution et pour reprendre son bien.

En émigrant, il avait dû se séparer de sa vieille nourrice, de la fidèle servante qui avait élevé la petite Anne. Des intérêts de famille retenaient la brave femme en France, la rappelaient dans l'endroit où elle était née, l'inconnu et pauvre village de Kerloc'h, situé au milieu de la presqu'île de Crozon, sur l'anse de Dinan, à mi-chemin entre Crozon et Camaret.

Elle devait y retrouver sa fille, qui avait épousé un marin de Camaret, Yves Yannou, cousin des Troadec, et son petit-fils, Jean-Marie Yannou, un gamin d'une dizaine d'années, qui était souvent venu la voir, soit à Paris, soit au château des Coëtrozec, entre le Huelgoat et la Fouillée, et qui avait été le camarade de jeux de la fille de ses maîtres.

Les yeux de la jeune fille caressèrent tendrement le visage de la vieille Bretonne, si absorbée dans le double bercement de son rouet et de sa chanson, qu'elle ne remarquait pas l'examen dont elle était l'objet, et qu'elle poursuivait toujours:

Toutouic la la, mon petit enfant...

C'était depuis cette année 1793 qu'Anne n'avait plus revu Monik, dix ans déjà, et elle avait gardé d'elle un souvenir un peu vague, auquel se joignait cependant, de la manière la plus étroite, la vision du petit Jean-Marie Yannou, avec ses luisants cheveux noirs bouclés et longs, ses ardentes prunelles au regard étincelant dans une figure d'une pâleur mate.

Tout cela, confus, brouillé, taché çà et là de lumières plus vives, roulait dans le balancement retrouvé de cette berceuse de Cornouailles, qui était la première chose qui vibrât à ses oreilles, au moment où elle sortait du profond et pesant sommeil ayant succédé aux fatigues inaccoutumées de cette nuit de débarquement.

Quelques instants, il lui avait semblé redevenir la très petite fillette d'autrefois, la camarade de Jean-Marie, et avec un sourire heureux, elle écoutait le bruissement de ces syllabes connues:

Toutouic la la, va mabic...

Que de choses cependant entre cette naïve mélopée et l'heure présente, que de douleurs, que d'épreuves! Autour d'elle le drame se rapproche, s'attaque plus directement à sa personne, l'enferme d'un cercle de plus en plus resserré, de plus en plus sombre et désolé.

Elle vient d'avoir dix ans, lorsque, en juillet 1795, n'ayant pas rejoint l'armée de Condé et las de son inaction, le comte de Coëtrozec laisse sa femme et sa fille à Londres, confiées à des amis sûrs, pour s'embarquer et prendre part à l'expédition tentée par les émigrés du côté de Quiberon. Sans connaître dans tous leurs détails les péripéties de cette descente, elle avait appris son avortement et la mort de son père.

Le comte Huon de Coëtrozec était tombé sous les balles des républicains, durant la marche hardie exécutée par le chevalier de Tinténiac et Georges Cadoudal, avec deux mille cinq cents hommes, du golfe du Morbihan à la baie de Saint-Brieuc, pour soulever tout le pays sur ce parcours et aller chercher le soutien de la flotte anglaise, qui devait appuyer ce mouvement sur les côtes de la Manche.

Quelques mois plus tard, la comtesse, déjà si éprouvée par les malheurs qui avaient frappé les siens dès le début de la Révolution, succombait, ne pouvant supporter ce nouveau deuil; et Anne de Coëtrozec, doublement orpheline, demeurait seule dans la vie, sans appuis, sans parents, en terre étrangère, recueillie par de vieux émigrés qui avaient assisté sa mère à ses derniers moments.

Sans son énergie native, sans une sorte de mystérieux et fatidique espoir en l'avenir, qui déjà, à un âge d'inconscience et d'enfance, semblaient la soutenir miraculeusement au milieu de telles catastrophes, elle n'eût pas tardé à disparaître à son tour, petite plante déracinée, balayée par la tourmente, et à suivre ses parents dans la tombe.

Mais toute la virilité de sa race paraissait s'être réfugiée et comme concentrée en elle, la faisant réfléchie et sérieuse avant l'âge; après avoir faibli un moment sous des assauts aussi cruels, aussi rapprochés, elle avait réagi, l'âme soulevée par une foi obscure, tenace, le coeur battant de vue, d'indomptable espérance.

Il avait fallu des années pour l'éclosion de ce phénomène, qui n'aurait pu avoir des garanties de durée, de solidité s'il s'était manifesté brusquement.

Elevée par des amis fidèles, l'enfant était devenue jeune fille; et, en elle, un désir avait grandi, âpre, continu, le besoin de revoir son pays, de rentrer en France, d'y retrouver la trace des disparus, son père, ses aïeux, d'y faire briller de nouveau la flamme de leur nom dont elle se trouvait maintenant l'unique défenseur, la dernière représentante.

Sans qu'elle s'en rendît compte, semblable à la sève impétueuse des chênes de la forêt natale, un long atavisme de sang breton, de noblesse batailleuse bouillonnait en elle, la jetant vers des actes téméraires, héroïques, la prédestinant aux idées de sacrifice et de dévouement chevaleresque.

Ce fut dans ces dispositions que, le jour même où elle atteignait sa dix-neuvième année, en 1803, la trouva une étrange communication, transmise par un de ces gentilshommes royalistes, qui ne se lassaient pas, au risque de leur vie, de faire la navette entre la France et l'Angleterre, se mêlant à toutes les conspirations et courant de province en province pour y ranimer par des promesses le zèle plus ou moins chancelant des partisans de la monarchie.

En plein centre de la Bretagne, dans un pays d'une sauvagerie absolue qu'il avait dû traverser pour se rendre de Morlaix à Quimper, porteur d'ordres secrets de Georges Cadoudal, il avait reçu asile chez un humble recteur de village, nommé Judikaël Le Coat.

Dans le cours de la conversation, comprenant qu'il avait affaire à un fidèle de la royauté, le prêtre avait raconté quelques épisodes d'une existence aventureuse, durant laquelle il s'était trouvé mêlé aux principales expéditions de la Chouannerie, notamment à cette diversion opérée par le chevalier de Tinténiac, lors de l'affaire de Quiberon.

Les noms des nobles émigrés formant l'état-major de cette petite armée, appelée l'Armée Rouge, ayant été cités, celui du comte de Coëtrozec avait provoqué cette confidence de l'abbé:

«Huon de Coëtrozec!... Oui, c'est une grande perte que nous avons faite le jour où il est mort, plus importante qu'on ne saurait l'imaginer!... Il a rendu le dernier soupir entre mes bras, et j'ai reçu ses adieux à la vie, à tous ceux qu'il aimait. Ce qui le désespérait surtout, à cette heure lamentable, c'était de n'avoir pu retrouver sa fortune, qu'il destinait au rétablissement du roi sur le trône de France, et de ne pas laisser de fils pour le venger, pour employer ce trésor à la cause sacrée pour laquelle il venait de donner sa vie. Dans le râle de l'agonie, il gémissait, plein d'angoisse: «Une enfant chétive, une fille!... Le nom des Coëtrozec est fini; il disparaîtra avec moi: nul ne le relèvera!»

Cette révélation parvenait à Anne de Coëtrozec, alors que, désoeuvrée, elle employait les heures inoccupées de sa vie monotone à cultiver tous les exercices violents des sports anglais, montant à cheval, chassant, patinant, pour tromper ce qui fermentait sourdement au fond d'elle, fatiguer une énergie sans issue et tâcher d'oublier.

Voici que tous ses voeux secrets, voeux jusqu'alors indécis, informulés, n'ayant pas d'aboutissant bien net, se dirigèrent, avec une intensité croissant de jour en jour, vers ce but précis, unique, retrouver ce prêtre, se faire reconnaître à lui comme la fille de celui dont il avait reçu la confession désespérée et lui ouvrir son propre coeur, lui montrer le brasier de dévouement qui y flambait comme en quelque merveilleux sanctuaire caché aux yeux des profanes.

Certainement il l'écouterait, la comprendrait, l'encouragerait dans sa mission qui, dès cette heure, commençait à prendre une forme. Elle, l'enfant chétive, elle serait celle qui ferait de nouveau étinceler hautement ce nom des Coëtrozec; elle accomplirait l'oeuvre sainte que le mourant souhaitait voir exécuter, elle remplacerait ce fils qu'il regrettait de ne pas laisser après lui pour illustrer sa race.

Désormais tous ses soins tendirent à s'informer des moyens pratiques de mettre ce projet à exécution; elle entra en relations avec tous ceux qui pouvaient avoir connu, avoir aimé son père. À travers cette terre bretonne, riche en âmes dévouées, en coeurs prêts à soutenir la cause tant de fois défendue, malgré d'effroyables échecs, elle chercha à constituer le noyau d'êtres déterminés et sûrs, auxquels elle pourrait se confier et qui l'entoureraient d'une phalange héroïque et solide.

Bravant la police consulaire, défiant les innombrables espions de Fouché, de Dubois, de Réal, de Desmarest, et cette bande spéciale, qu'on appelait la compagnie télégraphique de Bonaparte, dont les agents ambulants poussaient leur surveillance jusqu'à l'étranger, elle correspondit secrètement, soit au moyen de l'alphabet des chouans, soit à l'aide de mots convenus, de chiffres spéciaux avec quelques-uns de ceux qui avaient fait autrefois la Grande Guerre et qui vivaient, plus ou moins surveillés dans les châteaux, les fermes, les masures de Bretagne.

Beaucoup se montraient découragés, sans confiance, comme résignés, après le Directoire, à subir ce nouveau gouvernement, le Consulat, qui semblait, sous la direction autoritaire du général Bonaparte, s'affirmer de plus en plus fort, de plus en plus énergique, malgré les divisions, les complots, les jalousies et les haines.

Quelques-uns, cependant, avouaient leur espoir de pouvoir profiter de ses dissensions, mais se plaignaient de ne point avoir de chef capable de faire réussir un mouvement en faveur des princes exilés et soupçonnaient même la fidélité de Cadoudal, dont nul n'entendait plus parler, dont on ne voyait plus filer comme une flèche à travers les halliers le chien porteur de messages, le fameux lévrier Sultan.

Sans vouloir leur donner trop d'espoir, mais sachant, elle, que Georges Cadoudal se trouvait précisément à Paris avec ses plus déterminés partisans, dans l'attente d'un événement qui pût lui livrer le Premier Consul, Anne de Coëtrozec prit bonne note de ces indécis, qu'une direction virile, qu'un sérieux espoir de réussite entraîneraient facilement, et s'adressa enfin à l'abbé Judikaël Le Coat, recteur du village de La Feuillée.

Les renseignements qu'elle avait fait prendre sur ce prêtre, le lui avaient représenté comme l'âme convaincue, brûlante qui saurait, de sa parole passionnée, de son exemple fougueux, emporter toutes les résistances avec une puissance de torrent trop longtemps contenu par des obstacles: en outre, il était le seul capable de découvrir et de former le groupe central qui lui était indispensable pour agir.

Dès lors, son parti fut définitivement arrêté; sans se laisser effrayer par la loi contre les émigrés, toujours en vigueur depuis la Convention, cette législation terrible continuée par le Directoire et conservée par Bonaparte, qui condamnait à mort en raison des relations avec l'Angleterre, elle décida qu'elle rentrerait en France. Il ne lui restait plus qu'à choisir l'endroit le plus favorable pour débarquer, en déjouant la police et la surveillance secrète ou avouée des côtes; pour cela elle s'inspira des précédents.

En août 1803, Georges Cadoudal et ses complices, à l'insu de tous, avaient pris terre, tous les huit, en Normandie, à quatre lieues au Nord de Dieppe, en escaladant la falaise de Biville à l'aide d'une corde, en un endroit pratiqué par les contrebandiers. Anne de Coëtrozec résolut d'agir de même, mais sur un tout autre point, vers l'extrémité Ouest-Nord-Ouest de cette Bretagne, peut-être moins surveillée, et autant que possible, en raison de ses projets, pas trop loin de Brest.

Dans ces circonstances, le souvenir de Monik Kervella revint pour la première fois, et comme de lui-même se retracer devant ses yeux avec une certaine netteté de concours; autant qu'elle se rappelait, elle habitait précisément aux environs de Brest, dans un endroit qui n'en était pas très éloigné géographiquement et qui en semblait à des lieues de distance, tellement il était sauvage, inconnu et difficile d'accès.

Elle savait, par l'abbé Judikaël Le Coat, que dévouée jusqu'au bout au comte de Coëtrozec, cette vieille nourrice de son père, malgré les soixante-quatre ans qu'elle comptait en 1795, avait eu l'incroyable courage d'aller le retrouver, lors du débarquement de Quiberon, de s'attacher de nouveau à lui à travers tous les périls, toutes les fatigues de la terrible aventure qu'il tentait, et qu'elle avait partagé avec le recteur la douloureuse mission de recevoir le dernier soupir du blessé. Chez elle la jeune fille trouverait donc un refuge assuré.

Les nouveaux renseignements qui lui furent donnés sur la presqu'île de Crozon, comme étant bien le pays écarté, solitaire et perdu qu'elle pensait, la décidèrent à demander asile à cette humble et fidèle amie des siens, et à réunir autour d'elle, sous son obscure protection en quelque sorte, les éléments de la conspiration qu'elle voulait tenter de fomenter contre le Premier Consul et le gouvernement qui régissait la France.

Un ancien chouan, qui avait pris une part des plus actives à la guerre civile et qui s'était signalé, à maintes reprises, par sa hardiesse, son courage, sa vigueur et parfois même sa férocité, Mathieu Plourac'h, de ce même village de La Feuillée, dans les monts d'Arrée, dont le prêtre était le recteur, fut l'émissaire que choisit Judikaël Le Coat pour préparer l'entrée en Bretagne d'Anne de Coëtrozec, et envelopper son retour de tout le mystère, de toutes les garanties nécessaires afin que nul n'en eût connaissance.

Par son métier même, ce Plourac'h était l'individu le plus apte à remplir la mission dont on allait le charger.

Pilaouer ou Tamm Pilou, c'est-à-dire marchand de chiffons, il courait constamment le pays avec son cheval et sa voiture, allant de village en village pour son commerce, toujours par voies, par chemins, en dépit de ses soixante ans; il se trouvait ainsi en rapports constants et suivis avec presque tous les habitante de la partie du Finistère comprise entre les monts d'Arrée, les montagnes Noires et le littoral baigné par l'Atlantique, de Quimper jusqu'à Brest.

Une flamme de joie sauvage avait brillé dans ses yeux, lorsque Judikaël Le Coat lui avait donné communication du service qu'il attendait de lui; il s'était écrié, farouche, brandissant son penn baz:

«On va donc pouvoir en casser de ces têtes de Bleus?»

L'abbé avait répondu, un doigt sur ses lèvres, en lui donnant son vieux surnom de chouan:

«Pas d'imprudences, Massacre-Bleu!... Cette fois, il faut agir sans bruit; on ne se bat pas encore en face; pour l'instant on conspire tout bas!... Va trouver les Troadec, je les ai prévenus, ils t'attendent.»

Tout s'était admirablement passé, ainsi qu'il avait été convenu.

Malgré sa haine de race contre l'ennemi héréditaire, Kornéli Troadec avait consenti à entrer en communication avec l'escadre anglaise, qui naviguait au large entre Sein et Ouessant, et dont un des bâtiments, récemment arrivé d'Angleterre, amenait Anne de Coëtrozec. Grâce à la nuit, à l'habileté des Troadec et de Mathieu Plourac'h, l'émigrée avait ainsi pu rentrer en France sans que nul ne s'en doutât.

À la joie de se retrouver sur la terre natale, se joignait, en ce moment, pour la jeune fille, la douceur de revoir celle qui l'avait vue naître et dont la tendresse avait enveloppé ses premiers ans de soins incessants.

Elle se leva sans bruit, s'habilla rapidement et, se glissant derrière Monik, la contempla quelques instants, comme pour mieux se remémorer ses traits, son expression, toutes ces lignes du vieux visage que le temps avait brouillées dans sa mémoire.

Le rouet allait toujours et les antiques paroles poursuivaient, se traduisant à mesure pour Anne:

Toutouic la la, mon petit oiseau

Au beau milieu de ton rosier,

Pour t'envoler au ciel, mon petit ange,

Ne déploie pas ta petite aile...

Dans un élan elle enveloppa de ses deux bras la vieille femme et l'étreignit en disant:

«Non, non, Monik, je ne m'envolerai pas, je ne déploierai pas mon aile; c'est, au contraire de retour que je suis: c'est Anne, ta petite Naïk qui te revient!»

Monik Kervella s'était redressée, d'un sursaut, balbutiant avec égarement:

«Jésus Marie, qu'y a-t-il?... Anne!... Naïk!... Quelle Naïk?... Je ne sais plus, moi!»

Dans ses regards du trouble se lisait, mettant comme une fumée sur le noir de ses prunelles vives; un effort pour comprendre amena ses doigts ridés sur son front, le long de l'écheveau de ses bandeaux couleur de cendre, les promenant d'un geste glissant et machinal.

Pendant ce temps, la porte s'était ouverte et, dans le carré de lumière pâle, jeté par le soleil d'hiver dans la petite maison, deux silhouettes se découpèrent, rudes et noires, celles d'un prêtre et d'un paysan.

La jeune fille avait reculé, d'abord surprise par l'inattendu de cette arrivée.

Mais la vieille femme s'exclama, toute sa physionomie redevenue intelligente, son nez pointu dirigé vers les nouveaux venus, comme si elle les eût devinés:

«Le Recteur Judikaël!... Massacre-Bleu!

--Ah! ah!--fit Tonton Maõ en jetant un regard d'entente à l'abbé Le Coat.--Elle nous a reconnus, cette fois!... Possible que l'incendie couve toujours sous ces vieilles cendres et qu'il suffise de souffler dessus pour rallumer!... Hein? Si l'on arrivait à la faire parler un peu clair, à lui faire dire le secret?... Il faut que vous essayiez, vous, monsieur le recteur!... Vous qui savez conjurer les démons, vous trouverez bien sûr le mot pour chasser ceux qui enchaînent la langue à la Monik Kervella.»



CHAPITRE IV

UNE CROIX SUR UN MENHIR

Tout de suite, se désintéressant de Mathieu Plourac'h, qu'elle venait de reconnaître sous ce nom bizarre de Massacre-Bleu, bien que ne l'ayant encore vu que de nuit et dans des circonstances trop mouvementées pour qu'il lui fût possible d'avoir gardé un souvenir exact de tous ceux qui avaient aidé à son débarquement, l'attention d'Anne de Coëtrozec se porta, avec une intensité absorbée et croissante, sur le prêtre qui pénétrait avec lui dans la demeure de Monik Kervella.

De tout son être se dégageait une fascination prodigieuse, à laquelle elle céda d'instinct: bien qu'elle eût mal entendu son prénom dans la première partie de l'exclamation jetée par sa compagne, elle devina en lui l'abbé Le Coat.

Plutôt petit, trapu, montrant les épaules larges et épaisses d'un lutteur sous le drap noir de la soutane que tendait le relief puissant des muscles, il portait sur un cou très court une tête énorme, aux longs cheveux noirs, dont les sourcils touffus traçaient dans la blancheur du front une haie presque droite, comme pour mieux en souligner la surface carrée, unie et menaçante.

Il y avait de la vigueur brutale du bison d'Amérique dans ce crâne formidable, dans cette face inquiétante et velue, malgré les joues, le menton et les lèvres rasés, dans ce nez écrasé aux narines ouvertes.

Au creux de la profonde cave des orbites étincelaient des yeux noirs, bombés, brillants, d'une encre impénétrable, ayant, par instants, ce reflet bleuâtre des prunes sauvages qu'on trouve dans les épineux buissons et les halliers des sentes bretonnes. De là, en ces rapides moments, un velouté du regard qui contrastait avec l'énergie sauvage dont il s'allumait habituellement.

Quand ses prunelles croisèrent celles de la jeune fille, elles s'y appuyèrent longuement, empreintes d'une indicible douceur apaisée par un visible sentiment d'affection et de dévouement, avant de se détourner et de reprendre leur flamme pour aller envelopper, rapides, autoritaires, le visage troublé de la vieille femme.

S'adressant à son compagnon, il dit:

«Je crois que tu as raison, Maõ: quelque chose a remué au fond de ces pesantes rides, qui ont plissé toute la figure de la Monik et se sont resserrées autrefois autour de sa bouche et de ses paupières, comme pour interdire à sa langue et à ses yeux de parler, comme pour ensevelir sous les ruines de ses traits le secret confié par le mourant à ce pauvre cerveau malade. Une émotion inattendue a réveillé ce qui sommeillait en elle, c'est certain, et j'essayerai d'en profiter pour le bien de la cause sainte!»

Puis il eut une sorte de ricanement sourd, un mouvement de la tête en avant, et ses poings énormes se crispèrent:

«Ah! ah! ah! il y a longtemps que je n'ai combattu, et je me sens plus vaillant que jamais; la lutte sera dure: le Damné n'a qu'à se bien tenir, cette fois!»

L'étrangeté de ces paroles fit tressaillir la jeune fille, qui, craignant d'être oubliée et ne sachant si Mathieu avait parlé d'elle, murmura:

«Monsieur l'abbé, je suis la fille du comte de Coëtrozec.

--C'est pour vous, mademoiselle, que je suis ici, que nous sommes venus, ce camarade et moi, pour vous assurer de tout notre dévouement, nous mettre à votre disposition et vous fournir tout ce qui pourra vous aider à faire triompher le bon droit, le droit sacré!»

C'était une voix émue, aux syllabes adoucies par une tendresse dévouée, soulevée en même temps par une conviction passionnée, qui sortait de cette bouche violente, de ces lèvres rudes, tourmentées, paraissant plus habituées aux commandements, aux cris de guerre, aux provocations, qu'aux paroles de paix et d'amour.

Dans ce prêtre simple, resté paysan et naïf, deux hommes se heurtaient, en effet, que les événements avaient constamment mis aux prises:--l'être charitable, pieux et bon, formé par la religion, par le sacrifice à ses semblables, et le partisan implacable que la Révolution, dès le début, en 1792, alors qu'il n'avait encore que vingt-huit ans, avait vu se dresser en face d'elle, contre elle, pour la défense de l'Autel et du Trône.

Mais il y avait plus encore, et l'abbé Judikaël Le Coat était autre chose qu'un humble serviteur de l'Eglise et qu'un soldat volontaire de la Monarchie. Tout au fond de lui fermentait l'âme mystérieuse et obscure des grands aïeux, l'âme armoricaine dans toute sa rusticité, dans toute sa violence primitive, dans toute son ingénuité.

Ce prêtre-paysan, au corps robuste, au cerveau imbu des légendes du pays, subissant l'atavisme de longues générations, n'avait pu dépouiller complètement les antiques errements de sa race; devenu par l'enseignement ecclésiastique un chrétien ardent, convaincu, fanatique, il demeurait cependant un prêtre sous lequel on pouvait retrouver un peu du druide d'autrefois.

Autour de lui, sur lui, en lui persistait l'ombre séculaire et merveilleuse des grands chênes de la vieille forêt gauloise; elle le baignait de son mystère, elle l'imprégnait de son énigme, et dans sa foi il y avait toute une partie de ténèbres: sa physionomie mouvante, passionnée, s'éclairait tour à tour, avec la même vivacité, du reflet souterrain des feux de l'enfer ou du ruissellement des lumières du paradis.

La croix avait pu se planter dans son cerveau, se graver dans son coeur, sans détruire le granit ancestral de sa chair bretonne.

C'est ainsi qu'aux premiers âges, les missionnaires répandus en Bretagne la gravaient, cette croix, sur les dolmens, l'érigeaient sur les menhirs, en marquaient comme d'un sceau rédempteur toutes ces suspectes Pierres-Grises parsemant les landes. Sans anéantir la roche païenne, ils se contentaient de soumettre l'ancienne croyance à la nouvelle, en une sorte d'accommodement de l'une avec l'autre, imprimant pour ainsi dire le cachet de Dieu sur l'épiderme barbare de Satan.

Aussi, au moment de la guerre de Vendée, les gentilshommes qui connurent Judikaël Le Coat et combattirent auprès de lui disaient-ils de ce prêtre étrange qui les émerveillait et les épouvantait à la fois:

«C'est une croix sur un menhir!»

D'une image commune en Bretagne et frappant facilement les yeux, ils avaient ainsi admirablement expliqué l'âme pénétrée de superstitions, de croyances diaboliques et de pure foi chrétienne de ce recteur breton, également impitoyable pour la Révolution, pour tous les ennemis de Dieu, naturels et surnaturels, pour les Bleus qu'il confondait dans la même haine que Satan, les fées, les korrigans et tout ce peuple flottant des nuits armoricaines auquel il croyait comme le dernier des paysans.

Il en résultait un farouche et fervent abbé du Moyen Age, pratiquant avec conviction les exorcismes et persuadé qu'il luttait matériellement contre le démon.

Aussi sa puissance sur les êtres simples, sur les paysans incultes de la terre de Bretagne, avait-elle toujours été et était-elle encore incroyable. Pour les Bretons ignorants et crédules comme Mathieu Plourac'h, comme Monik Kervella, pour d'autres encore, il était l'émanation directe et complète de la puissance divine, telle qu'ils la comprenaient, le vrai représentant moral et physique de Dieu devant eux.

Pendant toute la durée de la guerre, sa parole incendia et son bras frappa.

Il ne se contentait pas d'enflammer les courages par sa présence, de verser comme une huile embrasée ses phrases exaltées autour de lui sur ceux qui l'écoutaient, il prêchait d'exemple et marchait lui-même à la tête des Chouans ou des Vendéens.

N'ayant jamais d'autre arme qu'un énorme crucifix de fer, il l'élevait comme un étendard pour entraîner les siens, et s'en servait comme d'une massue pour assommer les Bleus et faire de furieuses brèches dans les rangs des républicains.

Son cri de guerre, en fonçant sur l'ennemi, était:

«En avant pour la Croix!»

Il appelait le moulinet qu'il exécutait avec cette masse d'un nouveau genre, et l'ouverture sanglante qui en résultait:

«La trouée vers le Paradis!»

De fait, partout où il se trouvait, soit contagion de fanatisme, soit puissance de sa force herculéenne, ses partisans arrivaient à percer les lignes les plus compactes, à briser les résistances les plus acharnées.

Tous ceux qui l'avaient vu à l'oeuvre auraient pu en témoigner, depuis la bataille d'Entrammes, entre Laval et Château-Gontier, jusqu'à la déroute du Mans, dans la première période de l'insurrection, puis dans tous les soulèvements qui s'étaient succédé, et toutes les prises d'armes qui avaient mis la Bretagne à feu et à sang.

Tel était l'homme extraordinaire qui se dressait en face d'Anne de Coëtrozec, et qui se présentait accompagné de ce camarade fidèle de tous ses exploits, Mathieu Plourac'h, connu comme Tamm Pilou sous le nom placide et débonnaire de Tonton Maõ ou oncle Mathieu, et masquant, sous cette appellation vénérable, la sinistre personnalité du redoutable chouan Massacre-Bleu.

Certes, la descendante des Coëtrozec eût pu chercher longtemps avant de trouver, pour la mise en train et l'exécution de son hardi projet, un partisan aussi capable que celui-là de s'en charger avec l'assurance de la mener à bien. En même temps que sa robe de prêtre lui permettait de pénétrer partout, sans provoquer les soupçons, son intrépidité, son audace et son expérience, apportaient le renfort des qualités les plus précieuses pour le complot médité. Le hasard, en la mettant en relation avec un pareil homme, l'avait donc admirablement servie et l'encourageait à tous les espoirs.

Dans la correspondance, forcément sommaire et demi-énigmatique, qu'elle avait échangée d'Angleterre avec lui, elle avait dû, par prudence autant que par nécessité, ne rien exposer de ce qu'elle voulait; elle savait, en outre, que ce conspirateur par excellence, ce chouan d'autrefois, saurait comprendre, sans qu'elle y appuyât, les services qu'elle attendait de lui.

Si elle avait pu en douter ou craindre des objections, elle fut rassurée, dès les premières paroles échangées.

L'inaction commençait à peser lourdement à Judikaël Le Coat, aussi bien qu'à Mathieu Plourac'h, et c'est avec un débordant enthousiasme qu'ils se préparaient tous deux à recommencer le bon combat, auquel ils avaient voué leur vie entière.

Tandis que Monik Kervella, après cette lueur passagère d'intelligence, était retombée assise près de son rouet et se remettait à filer, indifférente, semblait-il, à ce qui se passait auprès d'elle, le prêtre s'entretenait avec Mlle de Coëtrozec et avec Mathieu du dessein qui les réunissait. Il approuva chaleureusement l'idée de ce soulèvement de Brest et du Finistère, imaginé par la jeune fille, et coïncidant avec la tentative que Georges Cadoudal devait faire à Paris, en s'attaquant directement au Premier Consul.

Anne de Coëtrozec apportait des renseignements précis:

«Georges a reçu un million de Pitt pour exécuter l'enlèvement de Bonaparte, qu'on doit, autant que possible, éviter de frapper; l'Angleterre a déjà fixé l'endroit où elle compte interner celui qu'elle considère comme son plus redoutable ennemi, surtout depuis les formidables préparatifs du camp de Boulogne, et ce lieu, c'est une île perdue sous les tropiques, l'île de Sainte-Hélène!

--J'ai assez souvent vu Cadoudal à l'oeuvre pour le savoir capable de réussir, s'il est bien secondé, répondit le prêtre, appuyant sa phrase d'un hochement énergique de sa puissante tête. Avec une pareille somme, il peut tout... Ah! si nous la possédions, nous aussi nous pourrions...

--J'ai reçu avis qu'il se préparait, pour une époque encore incertaine, un envoi d'argent considérable par un courrier de Quimper à Brest, interrompit d'une voix sourde Mathieu Plourac'h. Et je connais encore de fameux gârs qui ont contribué à la brillante attaque de cette poudrerie de Pont-de-Buis, non loin de Châteaulin, dont Cadoudal et les nôtres ont tiré de quoi faire tant de cartouches dans les temps d'autrefois: ils ne demanderaient qu'à marcher, je le jure!»

Le recteur fronça ses sourcils buissonneux:

«Peut-être!... Mais ce Bonaparte maudit a transformé leurs impériales en forteresses, à ces diligences porteuses d'argent; il y abrite ses gendarmes derrière des créneaux capitonnés et matelassés; il faudrait une troupe solide. Si l'on avait les Troadec, ça irait; seulement ce n'est point des expéditions qui leur plaisent; ils ne sont bons qu'à la mer... Ah! quel malheur que ce ne soit point à moi que le comte Huon de Coëtrozec ait confié le secret de son trésor!...

--Son trésor!... il en a parlé à quelqu'un?... Vous savez quelque chose?... Oh! j'aurais tant voulu réaliser les derniers voeux de mon pauvre père!» s'exclama la jeune fille.

Mathieu gronda d'une voix avide, les mains tendues et frémissantes:

«La vieille seule sait tout!... Oh! tant d'or, d'argent, de bijoux, cachés on ne sait où, et penser qu'il n'y ait qu'elle qui sache!...»

Soudain Monik Kervella se dressa, comme sous une impulsion plus forte que sa volonté, tandis que le prêtre tenait ses yeux fixés sur elle, fascinants, dominateurs.

À plusieurs reprises ses mains s'élevèrent jusqu'à son front et, de ses lèvres desséchées, avec un bruissement bizarre de feuilles mortes, des paroles s'échappèrent, voletant en désordre, tourbillonnant sous le souffle de l'esprit qui l'agitait mystérieusement:

«De l'or, beaucoup d'or!... Et puis de l'argent, des bijoux qui brillent, autant voir des étoiles!... Tout cela, bien vite au fond du coffre de fer!... Oh! qu'il est lourd, ce coffre, et comment le porter à nous deux seulement, mon petit Huon!... Oui, je sais bien, tu es si fort, si robuste, toi; mais moi, me voilà vieille déjà, et mes forces s'en vont!... Si, si, j'obéis!...»

Anne avait fait un mouvement vers elle, balbutiant:

«Mon Dieu! Qu'a-t-elle? Que dit-elle?...»

Judikaël arrêta du geste la jeune fille, ordonnant d'un ton impérieux et bref, sans quitter Monik du regard:

«Laissez-la!... Le démon se débat en elle!...»

Elle poursuivait, fiévreuse, les prunelles fixes, mimant à mesure tout ce qu'elle racontait:

«Tu dis les marais de Saint-Michel?... Oui, ce serait une excellente cachette, pas trop loin du château, pas trop près non plus; d'habitude, ils font peur, ces marais où flotte la mort, et l'on évite de s'y hasarder, à cause du danger, à cause aussi des mauvaises rencontres!... Plus d'un bon chrétien y a disparu, et c'est là que les exorciseurs jettent les âmes damnées, après les avoir forcées à entrer dans le corps d'un chien noir!... Personne ne soupçonnera que c'est là que tu auras caché ce trésor!... La nuit autour de nous; pas un regard! Dieu seul nous voit!... Enfin nous y sommes avec le coffre, tous les deux tout seuls comme tu le voulais, et nul ne saura jamais, je le jure sur ma part de paradis!... Un million au moins, une fortune!... Là, un dernier effort; c'est fait!... Personne n'a vu; personne n'a entendu!... Il repose dans la vase sous les roseaux!... Un signe, as-tu dit?... Pourquoi?,.. Ah! oui, pour reconnaître l'endroit?... Eh bien! En voici un, là, juste derrière nous!... Je n'oublierai jamais!...»

Elle venait de se jeter à genoux, récitant une prière, semblant ne plus vouloir parler.

«Un signe! Lequel? balbutia Plourac'h. Les marais de Saint-Michel!... Ce serait là, chez nous, en face de La Feuillée? Si près et ne l'avoir jamais deviné! Mais ils sont vastes, ces marais; où chercher? Il faut qu'elle parle encore, qu'elle achève sa révélation: notre salut, nos chances de succès en dépendent.»

Une fièvre d'exaltation s'emparait de Mathieu, comme si, contagieuse, elle se fût brusquement étendue de Monik à lui, et voici que l'abbé, que la jeune fille, se tenaient frémissants, dévorés d'inquiétude et d'espoir autour de la vieille femme ensevelie dans sa prière.

Maintenant elle venait de se relever, toute changée, comme rassérénée; se reculant un peu, elle les examina tour à tour de ses prunelles brillantes, d'où tout nuage avait disparu; d'un ton de prophétesse, elle répéta:

«Les voici, tous les fidèles de la sainte cause, le recteur Judikaël, et Massacre-Bleu, et d'autres que je ne vois plus. On va toujours en avant, à travers les landes, les bois et les rochers; il y a dans l'air des flammes, de la fumée, des balles qui sifflent; on marche quand même, on se bat!... Encore un effort et on sera les maîtres du pays, et nous pourrons ensemble aller aux marais de Saint-Michel... Seigneur Jésus!... Mon pauvre petit est tombé, lui si vaillant!... Comme le sang coule de sa poitrine! Rien ne saurait-il l'arrêter? Sa vie va s'enfuir aussi par cette plaie!... Hein? Tu me parles, tu me rappelles où se trouve la cachette, le trésor!... Oui, tout, il sera tout entier donné pour le Roi, je le jure!... Je le dirai à ta fille, à ma chère petite Naïk, à elle seule, tu peux y compter, je le jure également!...

--Tante Monik, je suis là; c'est moi, ta petite Naïk, la fille de ton maître!...»

Anne s'était rapprochée, avant qu'on pût la retenir, cette fois, et étreignait tendrement la vieille femme.

Celle-ci la regarda, tandis que l'effort du souvenir remuait ses rides, et, tout à coup, une explosion enivrée:

«Toi, toi!... C'est bien vrai?... Oh! ma Naïk!... C'est vrai, je vois, je reconnais, toi, si grande, si belle, toi, toi, toi!...»

C'était comme une résurrection, l'arrachement à des ténèbres de tombeau; puis, un retour sur elle-même, des regards de stupéfaction à ceux qui l'entouraient:

«Où suis-je donc? Qu'y a-t-il? Que s'est-il passé?... Oh! oui, je me souviens, je sais, je comprends!...»

Il fallut la soutenir pour qu'elle pût s'asseoir dans le fauteuil de paille, où elle reposait d'habitude, près de son rouet.

Une lucidité extraordinaire brillait dans ses yeux vifs, pour la première fois depuis le jour où on l'avait arrachée à moitié folle, toute délirante, du cadavre du comte de Coëtrozec, dont elle ne voulait pas se séparer.

La commotion inattendue qu'elle venait de recevoir, en se retrouvant en face du prêtre et du paysan réunis tels qu'elle les avait vus, lors de la funeste expédition de l'Armée Rouge, en face aussi de celle qu'elle avait quittée enfant et qu'elle retrouvait jeune fille, avait déterminé dans son cerveau, depuis tant d'années obscurci, une heureuse transformation; les voiles épais, qui l'avaient tenue si longtemps éloignée des êtres et des choses, se déchiraient: de nouveau, elle voyait, elle comprenait, la raison lui revenait.

Le choc brutal qu'elle avait éprouvé en voyant tomber celui qu'elle chérissait à l'égal de son enfant, celui qu'elle avait nourri de son lait et qui était mort entre ses bras, assisté par l'abbé Le Coat, avait enveloppé sa mémoire, durant huit années, d'une nuit épaisse, d'où elle ne parvenait jamais à sortir complètement.

Elle allait et venait à travers la vie, détachée, pour ainsi dire, de l'existence, agissant dans une hallucination continuelle qui ne l'empêchait pas de vaquer à ses travaux, de reconnaître de temps à autre les siens, de répondre aux questions qu'on lui posait, du moment qu'elles concernaient des choses et des faits appartenant à ses occupations habituelles, d'y faire même preuve d'une sagacité véritable et d'intelligence, mais n'ayant gardé aucun souvenir du passé, et divaguant dès qu'on essayait de l'interroger sur ce qu'elle avait pu voir et entendre autrefois.

C'est ainsi qu'elle avait accueilli Anne de Coëtrozec comme une amie amenée par ses cousins les Troadec, sans se rendre compte que celle qu'elle recevait chez elle, en grand mystère et la nuit, était cette enfant qu'elle adorait et qu'elle avait autrefois entourée d'une tendresse si maternelle.

Subitement la lumière venait de se faire en elle; de nouveau l'abîme du passé se rouvrait sous ses yeux, et, comme correctif des souvenirs de deuil et de désespoir, celle qu'elle avait tant chérie lui était rendue.

Mathieu Plourac'h voulut profiter de cette accalmie, peut-être seulement passagère, pour lui arracher la révélation complète du secret, la désignation exacte de l'endroit des marais de Saint-Michel où elle avait aidé son maître à enfouir le précieux coffret; mais il se heurta à un refus absolu.

Serrant la jeune fille contre son coeur, Monik Kervella fit:

«J'ai juré de le dire à elle, sa fille, à elle seule au monde, sans témoins!... Il a voulu que, seule également et loin de toute influence, elle disposât librement du trésor, selon sa conscience!...»

Anne de Coëtrozec adressa à ses nouveaux amis un sourire, en affirmant:

«Ne craignez rien! C'est moi-même qui vous conduirai; c'est moi-même qui remettrai ce dépôt entre les mains des fidèles serviteurs du Roi. Le dernier voeu de mon père sera réalisé, je vous le promets.

--Maintenant, conclut le prêtre, nous sommes sûrs de pouvoir marcher; il ne nous reste plus qu'à nous entendre avec nos amis, et parmi eux, un de ceux qui nous sera le plus utile est le petit-fils de la Kervella, Jean-Marie Yannou, actuellement officier d'artillerie de marine à Brest.»

La jeune fille eut un sourire ravi en murmurant:

«Jean-Marie Yannou, mon petit camarade d'autrefois?... Lui! Il serait des nôtres!»

Judikaël reprit:

«C'est principalement sur vous, mademoiselle, que nous comptons pour le décider, car il ne partage pas du tout nos opinions, et il est l'antithèse de nos convictions; cependant, par lui, nous aurions peut-être Brest; vous voyez si son concours nous est indispensable.»

Elle allait répondre, lorsque deux coups secs claquèrent contre l'une des petites vitres de l'étroite fenêtre, comme si quelque gros oiseau y eût heurté du bec.

D'instinct, comprenant que nul ne devait soupçonner sa présence chez Monik, Anne de Coëtrozec se glissa derrière un rideau, et presque au même moment, la porte s'ouvrant sous une poussée discrète, un mince visage se montra par l'entrebâillement, puis tout le corps suivit, et un nouveau venu parut dans l'embrasure, le chapeau à la main, demandant obséquieusement:

«Quelqu'un, ici, pourrait-il indiquer la route de Camaret à un promeneur égaré?»

Des yeux singulièrement aigus trouèrent la pénombre de la pièce, coururent du prêtre, placé près de la porte d'entrée, à la vieille femme assise près du rouet, passèrent sans insister sur le Tamm Pilou, puis, après avoir inutilement cherché à pénétrer au delà, dans les recoins et comme à travers les meubles, revinrent se poser, investigateurs, sur Judikaël et sur Monik.

L'abbé s'avança pour empêcher l'intrus de pénétrer plus avant et répondit, indiquant la direction du Nord:

«Camaret est par là, toujours tout droit devant vous; quand vous serez au moulin, vous apercevrez la mer et le port à vos pieds.

--Et ici, ça se nomme? questionna l'inconnu, qui avait dû se reculer un peu devant le mouvement visiblement agressif du recteur.

--Kerloc'h.

--Ah!... Merci, monsieur l'abbé.»

L'homme vira sur ses talons, salua d'un grand geste arrondi, se retourna une ou deux fois comme pour s'orienter ou pour mieux fixer en sa mémoire ce qu'il venait de voir, et disparut, sifflotant une chanson légère.

«Il ne me plaît pas beaucoup ce curieux!» observa le prêtre, secouant sa tête sombre.

Mais, du fond de la chambre, Mathieu Plourac'h l'avait reconnu, et il grommela, l'épiderme frôlé d'un rapide frisson, en s'adressant à ses compagnons:

«Le chevalier de l'Espervier, l'hôte des Troadec, un voyageur arrivé hier soir de Brest en même temps que la tempête!...»

Monik, qui n'avait paru rien voir, rien entendre, se leva brusquement, en écoutant les paroles prononcées par le paysan; de nouveau ses prunelles s'égaraient et lentement elle articula:

«Ar Sparfel!... L'oiseau de la Mort a frappé à la fenêtre de Monik Kervella!... Monik Kervella sait ce que cela veut dire: elle se tiendra prête!...»

Le même pressentiment funèbre, qui n'avait fait qu'effleurer Corentine Troadec, lorsque le voyageur lui avait dit son nom d'oiseau de proie, touchait en plein coeur la vieille femme, comme si le glas eut déjà sonné sur elle, l'avertissant de se préparer à la mort.



CHAPITRE V

SUR LA MÊME PISTE

«Alors comme ça, Nédélek, ils t'ont dit également qu'ils l'avaient vue, ceux du Toulinguet et ceux du Grand Gouin?»

Poulmic, heurtant du poing la table pour souligner son affirmation, ajouta:

«Comme nous avons pu la voir nous-mêmes sur le Grand Dahouet, ou le long des falaises, à des endroits qu'on en a le vertige rien que d'y penser, tout garde-côte qu'on soit: on a beau savoir qu'elle a des ailes, ça fait froid dans le dos, quand on se dit que c'est peut-être une créature humaine!»

Guillaume Le Gall hocha la tête, songeur:

«Une créature du démon, tu veux dire!... Depuis que nous avons aperçu, les premiers, son ombre sortir, en cette méchante nuit de fin novembre dernier, des profondeurs du Voroc'h, elle plane par tout le pays, tantôt ici et tantôt là. M'est avis que cela ne nous présage pas du fameux, et que cette damnée Chauve-Souris pourrait bien être le diable lui-même. Que la bonne Dame du Roz Madou nous vienne en aide!...

--Hé! hé! camarades, quelle drôle d'histoire vous contez-vous là, tous les deux, que vous en laissez vos verres pleins et vos pipes vides, et que vous ouvrez des yeux à vous dévorer?»

Une voix aigrelette, narquoise, s'insinuait à travers la conversation tenue mystérieusement par les deux gardes-côtes du poste de la pointe des Pois, attablés en face l'un de l'autre dans la salle commune de l'Abri de la Tempête, et le chevalier de l'Espervier apparut sur la dernière marche de l'escalier de bois conduisant à l'étage supérieur, où se trouvait sa chambre.

«Monsieur le chevalier!»

Ils s'étaient à demi levés pour le saluer; il avança rapidement, leur frappa sur l'épaule, protestant:

«Là! Là! Ne bougez pas, les amis; je prends place avec vous, si vous le permettez, car j'aime la société, moi!...»

Et, se retournant, il appela:

«Holà! madame Corentine, un verre de crème des Barbades pour porter la santé de ces braves gens et saluer la vingtième journée de mon séjour ici!... Ma foi! Si je m'écoutais, j'y passerais le reste de mes jours, tant la cuisine de la patronne est bonne, tant les gens du pays me plaisent, et tant l'air de la mer me fait du bien! On respire à pleins poumons, on dort fameusement et on dévore!... Avec cela pas d'hiver, ou un hiver si doux qu'on ne s'en aperçoit même pas!... Ah! ah! J'aurai du mal à me remettre à l'existence parisienne!...»

Il pirouettait sur lui-même, gesticulant, avec de grands gestes des bras, et une mimique endiablée, semblant vouloir étourdir tout le monde autour de lui de ses paroles et de ses mouvements, pendant que, sous l'abri demi-clos de ses lourdes paupières, ses yeux dardaient incessamment leurs flèches pénétrantes, aiguisés d'une curiosité incessante.

Depuis trois semaines qu'il habitait la maison des Troadec, passant ses journées en excursions continuelles à travers la presqu'île de Crozon et revenant, le soir, chargé de plantes, de cailloux, de coquillages, ramassés à droite et à gauche, de paperasses criblées de notes, il avait peu à peu fait la connaissance, et, mieux, la conquête des habitants, que sa conversation, sa gaieté, une manière joviale de mettre chacun à son aise, n'avaient pas tardé à gagner.

Très bavard, très questionneur et paraissant aimer à se renseigner sur tout et sur tous, il se montrait, malgré son nom, malgré son titre, sans nulle fierté, ne dédaignant pas de causer avec les plus humbles et de fraterniser avec tous.

Marins, pêcheurs, douaniers, gardes-côtes, paysans, chacun le connaissait à présent; chacun savait aussi qu'il était à la recherche d'antiquités, de vieilles pierres, de renseignements pour un ouvrage qu'il préparait, qui paraîtrait à Paris et qui ferait le plus grand bien au pays, si on lui facilitait les moyens de le terminer. Oh! il ne faisait aucun mystère de ses occupations, lui; l'existence au plein jour, voilà comment il comprenait la vie!

Naturellement c'était à qui s'empresserait de le satisfaire, de l'aider, et il riait, heureux, frottant vivement ses mains sèches, quand on lui apportait quelque document utile, en disant:

«Je travaille au bonheur de la France!»

Ah! il y travaillait, il s'en donnait un mal pour cette France! Si on ne lui en était pas reconnaissant, c'est que le monde serait bien ingrat! Voilà ce que pensaient les Camaretois.

«Tenez, la v'là votre crème des Barbades, monsieur le chevalier, et j'en prendrai aussi un doigt pour trinquer avec vous à votre bonne santé!»

Corentine apportait deux verres et la bouteille de liqueur, la figure épanouie et joyeuse, comme si ce diable de Parisien eût eu le don de semer la joie autour de lui, dès qu'il apparaissait quelque part.

Dame! Ils étaient loin les soupçons, les pressentiments de mauvais augure que l'arrivée inattendue du chevalier, un soir de bourrasque, avait jetés passagèrement dans l'âme et dans le coeur de la patronne de l'Abri de la Tempête. Chaque jour, chaque heure avait contribué à effacer jusqu'à la moindre trace de toute cette fantasmagorie, que l'on pouvait attribuer à des influences atmosphériques et à des inquiétudes d'ordre tout particulier.

Maintenant il n'y avait pas dans Camaret de meilleurs amis que les Troadec et leur nouvel hôte. Jamais ils n'avaient approché de gentilhomme aussi simple, aussi familier, plus accommodant que ce chevalier de l'Espervier, que le hasard avait amené chez eux et qui avouait ne plus pouvoir s'en aller, malgré les importants travaux qui devaient le rappeler à Paris.

Le fait est qu'il avait une correspondance formidable avec la capitale; pas une semaine ne se passait sans qu'il y eût pour lui un courrier important, et sans cesse il écrivait, se rendant même souvent à Brest, pour que ses lettres subissent un moins grand retard qu'en partant par les courriers de Crozon, de Châteaulin, de Quimper.

Ce travail épistolaire n'empêchait pas ses excursions quotidiennes. Il connaissait à présent toute la partie de la presqu'île avoisinant le petit port de Camaret, s'arrêtant volontiers dans les plus humbles demeures des pauvres villages, semés çà et là sur ce coin de terre ingrat et désolé. Les côtes lui étaient également familières jusque dans leurs moindres replis, et souvent il s'était fait conduire en mer par Kornéli Troadec ou par quelque autre pêcheur pour admirer, du large, les falaises, les rochers et les grottes.

C'est ainsi que, dès le lendemain de son arrivée, après s'être perdu et avoir longuement erré à travers les landes, il avait dû, au village de Kerloc'h demander son chemin, et que, par un singulier hasard, il était allé frapper à la maison habitée par Monik Kervella.

Il descendait comme d'habitude de sa chambre, au moment où les deux hommes causaient, et, grâce à la finesse extraordinaire de son ouïe, il avait pu entendre ce qu'ils disaient.

Masquant sous une exagération de gaieté l'âpre curiosité éveillée en lui par un mot que, durant ces trois semaines, il avait entendu voleter à différentes reprises autour de lui, il s'exclama, tout en heurtant son verre à celui de Corentine et à ceux des gardes-côtes:

«Une chauve-souris!... Vous en avez une imagination, mes garçons, avec votre chauve-souris!... Pour moi, je n'en ai pas rencontré une seule dans toutes les grottes que j'ai visitées, au Toulinguet, à Morgat ou à Dinan!... Si vous disiez des goélands, des mouettes, des corbeaux, à la bonne heure! Mais une chauve-souris, un vrai rêve que vous avez fait ce jour-là! Ah! ah! ah!...»

Derrière ce rire forcé, son attention restait tapie, à l'affût, ses prunelles toujours braquées entre les plis de sa face ridée de cette exagération voulue de gaieté.

«Un cauchemar plutôt! repartit gravement Poulmic. Un cauchemar qui pèse sur nous, sur le pays entier!...»

Guillaume Le Gall fit, la physionomie raisonneuse et les yeux pensifs:

«C'est pourtant pas possible que ce soit la Monik qui coure ainsi, de nuit, de jour, elle qu'est affligée et quasi impotente de son corps, à ne pouvoir se traîner autour de sa maison de Kerloc'h! Il y a des temps qu'on ne l'a vue par les landes; et puis, malgré tout; elle est brave femme en grand, que chacun sait!»

Poulmic conclut:

«Pas moins vrai qu'elle est la Chauve-Souris!»

Et il accentua rauquement les syllabes cornouaillaises au vol lourd et duveteux:

«C'est pas pour rien qu'on la nomme Ann askel groc'hen

Le chevalier de l'Espervier eut un petit sifflement bizarre entre les dents, tandis que la vrille de ses yeux tournait, tournait, enfonçant plus avant leur pointe, mordant plus profondément dans le cerveau de ses interlocuteurs, et il questionna:

«Hé! hé! Kerloc'h, avez-vous dit?... Un village qui est au fond de l'anse de Dinan; je vois ça d'ici. Il y aurait une chauve-souris par là, à vous entendre?»

Corentine intervint:

«Oui, voyez-vous, cette Chauve-Souris qu'ils appellent, c'est une cousine à nous, à mon mari, une parente qui habite ce petit hameau, sur la route de Crozon, une pauvre vieille femme de soixante-treize ans aujourd'hui, à peu près folle à force de malheurs, une vraie innocente, une affligée, comme nous disons chez nous. Alors, comme ça, à cause qu'elle porte toujours une mante flottante, qui lui met, autant dire, des ailes autour du corps, et qu'elle abrite sous un capuchon à oreilles ses cheveux blancs, qu'elle est en plus un peu bizarre de figure, rapport à ses yeux noirs et à son nez pointu, ils l'ont ainsi désignée, la Monik Kervella!...»

Avec un récalcitrant hochement de tête, Poulmic ajouta, plein de mystère:

«Pour ça, pour ça et pour autre chose encore, vu que c'est des bêtes suspectes!...»

Elle continua, attendrie:

«Pauvre bonne femme, comme aussi elle est guérisseuse, qu'elle sait des choses et des mots pour soulager, et qu'elle vit isolée là-bas, ils la disent sorcière!... Elle n'a plus au monde que nous et son petit-fils, un officier dans l'artillerie de marine, à Brest, un brave coeur qui a fait son chemin tout seul, un beau garçon, ce qui ne gâte rien, ce Jean-Marie Yannou!... On ne peut pourtant pas l'accuser de tous les maux, parce que des misères ont troublé son cerveau!»

Le Gall reprenait:

«Pour ce qui est de sa bonté et de son savoir, je serais un ingrat de ne pas le dire, attendu qu'elle a sauvé ma femme et mon petit gârs que les médecins disaient perdus. Elle a des herbes et des chansons que nul ne connaît et qui enlèvent le mal comme avec la main. Il n'y en a pas un par ici qui lui ferait misère, bien qu'on ne comprenne pas toujours trop ce qu'elle marmotte!... Elle n'a jamais jeté un sort sur personne, ni bêtes, ni gens!... Aussi, moi, quoique j'aie bien vu de mes yeux, avec le Poulmic, eh bien! je ne pense pas que ce soit cette Chauve-Souris-là!... Elle n'a, ni assez de connaissance, ni assez de jambes pour faire tant de voyages, puisqu'on l'aperçoit partout depuis quelque temps.

Nédélek ne se déclarait pas vaincu; il s'obstina:

«Possible qu'elle soit plus sorcière qu'on ne suppose, voilà tout!... Elle ne bouge pas, si on veut, et c'est sa forme qui va et qui vient: qu'est-ce que tu dirais de cela, hein?...

--Je dirais, je dirais que c'est des conversations dangereuses et comme il vaut mieux ne pas en tenir par nos pays,» grommela sourdement Guillaume. Les sourcils froncés, ses narines relevées comme pour flairer, ses prunelles en arrêt, le chevalier, le menton dans ses mains, les coudes sur la table, restait immobile, dans une concentration puissante d'attention. Certainement, il y avait là un mystère qui l'attirait.

Ces deux hommes étaient-ils simplement le jouet d'une illusion, d'un fantôme créé par la peur, par leur cervelle imbue de grossières superstitions, ou bien?... Et il demeurait sur cette interrogation mentale, insatisfait, ne pouvant admettre la même hallucination pour tous les deux, au même moment, malgré les effets étranges de la contagion morale. Et puis ils n'avaient pas été les seuls à voir, d'autres avaient vu également. Alors?

Un coup rudement frappé à la porte les fit retourner, d'un même sursaut presque épeuré, dans la disposition d'esprit où ils se trouvaient.

Corentine n'avait pas eu le temps de répondre, que, le battant poussé, un homme entrait, de taille si élevée que son chapeau effleurait presque le linteau.

Aussi large d'épaules, aussi puissamment charpenté que Kornéli Troadec et que ses fils aînés, il était plus massif de corps, la poitrine épaisse sous un costume ajusté, les jambes plantées, comme des piliers, dans des bottes solides, et un fort gourdin pendu au poignet droit par une lanière de cuir tressé.

Sa face apoplectique, d'un rouge presque violet, s'étalait carrée, avec des bajoues puissantes de gros mangeur, une mâchoire avancée de dogue; des yeux gris très vifs et très petits brillaient sous la double touffe de sourcils bourrus d'un blond roux; le menton, les lèvres, les joues étaient rasés, ne conservant que de cours favoris en pattes de lapins, près des oreilles sanguines, et des mèches crépues d'une chevelure du même blond roux retombaient sur un front bas.

Derrière lui, sur le sol, une lourde balle de colporteur.

Corentine, Nédélek et Guillaume le regardaient avec la physionomie de gens qui le voyaient pour la première fois; mais le chevalier de l'Espervier avait fait un mouvement léger de surprise, en l'apercevant, et avait eu un recul instinctif, comme pour se rejeter dans l'ombre. Il n'en eut pas le temps, le nouveau venu était entré et l'avait vu.

À l'insu des Bretons, un éclair d'étonnement passa dans les yeux du nouvel arrivant; cependant il ne parut pas s'occuper autrement du chevalier, et, mettant le chapeau à la main:

«On m'a dit que je pourrais trouver à me loger ici; avez-vous une chambre à me donner?»

Mme Troadec ayant répondu affirmativement, il poursuivit:

«Je suis marchand de chevaux et colporteur; j'arrive des pays au Nord de Brest, Saint-Renan, Lesneven, Ploudalmezeau, d'un tas d'endroits où j'ai fait pas mal d'affaires; on m'a parlé de ces régions-ci comme d'un coin où je pourrais me reposer, alors je suis venu, en attendant que je pousse plus au Sud pour continuer mon commerce. J'ai besoin de calme, de tranquillité pendant quelque temps.»

En entendant ces paroles, Corentine faisait mentalement un rapprochement entre le chevalier et le nouveau venu; elle se mit à rire, disant tout haut:

«C'est donc qu'on en parle beaucoup de notre pauvre petit pays, que voilà que, vous aussi, vous venez y chercher le repos et l'isolement, tout comme M. le chevalier de l'Espervier?»

Le marchand de chevaux se retourna d'un mouvement un peu brusque vers l'hôte des Troadec et le salua d'un air surpris:

«Ah?... Monsieur..., le chevalier de l'Espervier?...»

Il ajouta rondement:

«Moi, je me nomme Étienne, M. Étienne tout court!... Enchanté de faire connaissance.»

Poulmic et le Gall venaient de sortir, pour rejoindre leur poste de la pointe des Pois; laissant ses deux pensionnaires en tête à tête, maintenant qu'elle les avait sommairement présentés l'un à l'autre, la patronne regagna l'étage supérieur, en annonçant gaiement:

«Eh bien! monsieur Étienne, je vais vous préparer votre chambre; vous serez juste à côté de M. le chevalier.»

Ce dernier n'avait pas fait un mouvement depuis la présentation faite par Mme Troadec; il avait seulement incliné la tête, sans ajouter un seul mot.

Dès qu'elle eut disparu, et qu'on entendit ses pas aller et venir dans les pièces du premier étage, le colosse, se penchant discrètement, articula d'une voix contenue: «On est seuls?»

L'autre fit signe que «oui», en baissant ses paupières, tandis que son interlocuteur reprenait, toujours de la même intonation sourde:

«Te voilà donc chevalier, à présent?... Compliments sincères! La noblesse ne te va pas trop mal.

--Et antiquaire, oui, Ridolin. Je prends mes vacances ici, en respirant l'air pur des bords de l'Océan. Mais toi-même, tu fais le commerce des chevaux? Bravo, mon gaillard! Le grand patron remonte sans doute ses écuries?»

Étienne riposta:

«Tu travailles bien à enrichir la galerie d'antiquités de M. le sénateur! Ramasseur de cailloux, de vieilles pierres; ah! ah! c'est probablement des projectiles que tu destines au jardin ou aux carreaux de M. le préfet?»

Un rire muet mit en mouvement tous les muscles de la face simiesque et grimaçante du petit homme:

«Pas mal trouvé, Ridolin! Décidément tu te formes, et ils arriveront à faire quelque chose de toi. Je l'avais toujours pensé, car ce n'est pas l'étoffe qui te manque, il n'y a qu'à te regarder pour s'en assurer!...»

Il élargissait les bras comme pour mesurer la surface de son interlocuteur, avec une gesticulation comique; puis il continua, plus sérieux:

«Alors, comme ça, tu voyages dans les mêmes parages que moi!... Et pourrait-on, sans indiscrétion, te demander si tu as beaucoup récolté dans tes promenades?»

L'hercule répondit:

«J'ai vu de très bons chevaux aux foires de Lesneven et de Saint-Renan, mais je crois que c'est par ici, entre Châteaulin et Quimper, que je trouverai ces fameux doubles bidets qui sont bien les...»

Le chevalier, s'approchant lestement, posa ses deux mains minces et fluettes sur les énormes avant-bras de M. Étienne, et, lui enfonçant dans ses petites prunelles grises la pointe aiguë de ses yeux que ne masquaient plus les lourdes paupières, complètement relevées déclara:

«Tes chevaux, c'est comme mes antiquités, hé? Nous sommes seuls tous deux; personne ne peut nous entendre, pas même quelque mouche de la contre-police consulaire ou de ton doux patron Dubois, le préfet de police! Quant à moi, j'ai les coudées franches, et je travaille comme je l'entends pour le mien, l'ex-ministre de la police, le sénateur Fouché. Ainsi, nous pouvons y aller franchement.»

Il se rapprocha encore, insinuant et net:

«Veux-tu me servir, je te servirai également: cela vaudra mieux que de nous contrecarrer. En fin de compte Fouché, Dubois, Réal ou Desmarest, la police officielle du gouvernement, la police du Premier Consul, la police d'amateurs, la police politique, tout cela c'est la même chose, puisque, tous, ce que nous voulons, c'est le triomphe du général Bonaparte, et que ce sont ses ennemis que nous poursuivons. Nous sommes sur la même piste: celle de tous ceux qui veulent le faire tomber. Ennemis, nous ne pouvons que nous nuire, faire échouer nos recherches; amis, nous réussirons certainement, car nous nous connaissons assez pour savoir quels sont nos mérites réciproques et en tirer parti utilement.»

En entendant cette tirade, Étienne Ridolin s'était épanoui; une lueur de satisfaction s'allumait peu à peu dans l'âtre cendreux de ses petit yeux, et il s'exclama avec une certaine admiration:

«Ça, c'est vrai!... Toi, Parfait Lespervier, le renard, le plus rusé que j'aie jamais rencontré, le roi des gamins de Paris!... Tu étais déjà fameux, quand moi, je ne faisais que commencer, et pourtant tu n'as que trente ans, je suis ton aîné de deux pleines années; mais tu as été à la bonne école, toi, lorsque Fouché était patron; Dubois ne le vaut pas, je dois le reconnaître. Tu sais, là-bas, à la boîte, on te donne toujours comme modèle.»

Parfait Lespervier se rengorgeait, flatté, se souvenant avec un certain orgueil de son passé.

Né à Paris, dans le faubourg Saint-Antoine, il avait seize ans en 1789, et, dès 1793, il paraissait dans les clubs, curieux, fureteur, ne se compromettant jamais, et sentant grandir en lui un véritable tempérament de policier; il y en a beaucoup qui naissent ainsi, chiens de chasse, comme d'autres naissent gibier.

Quand il avait vu Fouché prendre la préfecture de police, il avait trouvé en lui son idéal et avait su se faire apprécier dans quelques petites affaires.

Celui-ci, connaisseur, avait compris tout ce qu'il pouvait tirer de cette sorte de furet parisien, au museau pointu, aux crocs blancs et durs, à la langue lapeuse de sang frais, ne devant jamais hésiter à saigner les lapins ni même les bêtes sauvages, à la poursuite desquels on le lancerait; son flair pour dépister les conspirateurs était, en outre, merveilleux.

Aussi, lorsqu'il avait dû quitter le ministère de la police, Fouché avait-il proposé à Parfait Lespervier de le quitter également et de rester son émissaire, en s'attachant à sa fortune.

Confiant dans l'étoile de son ancien chef, le Parisien l'avait suivi et travaillait maintenant spécialement pour lui, surveillant pour son compte, s'occupant à le faire rentrer en grâce auprès de Bonaparte, en découvrant les conspirations que les autres ne soupçonnaient même pas, en se montrant plus habile que les policiers du nouveau préfet Dubois, du chef de la police secrète Desmarest, ou de celui de la haute politique, le conseiller d'Etat comte Réal.

Étienne Ridolin et lui s'étaient connus autrefois et ne s'étaient jamais retrouvés depuis; mais le colosse avait conservé un souvenir enthousiaste de ce gringalet, si maigre, souple comme un saltimbanque, habile à se grimer au point de se rendre méconnaissable même pour ses confrères les plus expérimentés, apparaissant, s'il était nécessaire, tantôt vieux, cassé, chevrotant; tantôt trapu, corpulent; tantôt mince, élégant, coquet, presque gentilhomme, de manière à pouvoir pénétrer dans tous les milieux, se glisser partout, et réalisant ainsi l'idéal de l'agent de la police secrète. En ce moment, au fond de la Bretagne, il jouait les seigneurs.

Il répondit, insinuant et désireux d'enrôler son ancien camarade:

«On fait ce qu'on peut; mais si j'ai peut-être plus de ruse ou de malice, toi Ridolin, tu n'as pas ton pareil pour la force, c'est une justice à te rendre, et nous sommes actuellement dans un pays où il est nécessaire de joindre les deux pour réussir. En outre, tu es un buveur redoutable, le seul capable de tenir tête aux ivrognes et de leur arracher leurs secrets s'ils en ont. Tu vois qu'il n'y a que toi qui puisse me compléter.»

Ridolin tendit sa large poigne, dans laquelle vint s'enfermer la main délicate et menue de Lespervier:

«Tope là! C'est entendu: je suis ton homme comme tu seras le mien.»

Puis, s'attablant en face l'un de l'autre, ils commencèrent à se rendre mutuellement et réciproquement compte de ce qu'ils avaient fait jusqu'à ce jour et de ce qu'ils pensaient faire.

«Si je suis ici, fit l'agent de Fouché, qui crut devoir faire le premier ses confidences pour mieux mettre à l'aise son futur associé, c'est que j'ai reçu d'un camarade à moi, fixé à Londres, ce mot énigmatique: «Surveiller Bretagne. Impossible de savoir et de dire rien de plus.» Je suis parti là dessus, m'en remettant à ma chance, ne sachant pas même de quelle partie de la Bretagne il pouvait être question; mais, raisonnant d'après mes petites données particulières, et plus encore d'après ce que j'aurais fait moi-même si j'avais voulu conspirer, je suis arrivé, de déduction en déduction, à me fabriquer une opinion, presque conspiration.»

Étienne ouvrit des yeux admiratifs:

«Fameuse idée tout de même, je n'y aurais jamais songé.»

Lespervier poursuivit, toute sa face s'amincissant en un museau d'une ruse incroyable:

«En Normandie, près de Dieppe, il y a une certaine falaise de Biville, dont on parlera avant peu, car je sais que des yeux de ma connaissance y sont ouverts jour et nuit: Cadoudal et ses amis s'en apercevront quelque jour. Je n'avais rien à faire par là; mais je n'ai pas oublié que Brest a toujours tenté ce diable de Georges, et je me suis demandé si la falaise normande ne pourrait pas avoir pour contre-partie et complément, quelque mystérieuse falaise bretonne? Il est vrai d'ajouter que, jusqu'à présent, après avoir visité tous les points de la côte, je n'ai rien trouvé de suspect. On fait de la contrebande, et ferme, comme partout du reste; mais ça ne me regarde pas, je ne travaille pas pour le ministre des finances: moi, ma partie, ce sont les conspirations. Cependant, je ne sais pas pourquoi, sans avoir le plus léger indice, je flaire quelque chose. Et toi?»

Ridolin secoua ses lourdes épaules:

«Moi, rien du tout. Je cours les côtes depuis le Cotentin, tantôt comme colporteur, tantôt comme marchand de chevaux, sans pouvoir mettre la main sur le moindre conspirateur. C'est à en fabriquer, ma parole, pour ne pas rentrer à Paris bredouille!... À Morlaix, le pays du général Moreau, de ce mécontent qui jalouse et boude Bonaparte, j'espérais me rattraper: rien!... C'est seulement à Brest que j'ai pu faire parler de lui; mais j'ai trouvé de ses anciens camarades d'enfance, des admirateurs, quelques anciens soldats ayant servi sous ses ordres, pas un complice!... Il y avait cependant, à une table d'hôte, un partisan singulièrement ardent de la Révolution, un officier d'artillerie de marine, un certain Yannou, natif de Camaret, encore un enfant, rien de sérieux!... C'est pourtant ce nom de Camaret qui m'a amené ici, par curiosité, et je ne comptais guère t'y retrouver!...

--Ma doué! Vous v'là comme de vieux amis, à c't' heure!» s'exclama Corentine, qui descendait l'escalier.

Lespervier, se souvenant du nom du petit-fils de Monik Kervella, de la Chauve-Souris, venait de s'écrier:

«Yannou!... Tiens! tiens! tiens!»

Il reprit, tourné vers la patronne, éteignant l'éclair soupçonneux qui avait traversé de son zigzag ses prunelles:

«Mais oui, madame Troadec; figurez-vous que M. Étienne est de Paris, lui aussi! Alors, vous comprenez, un compatriote, on est heureux de se retrouver!»

Ridolin allait continuer la conversation; Lespervier lui serra impérativement le bras ordonnant:

«Silence! Plus un mot de ce Yannou, ici, entends-tu?»

Et Corentine s'épanouissait de les voir camarades:

«Ah! monsieur le chevalier, il n'y a pas moins fier que vous, on peut le dire!»



CHAPITRE VI

UNE ÂME DE PATRIOTE

C'était à la tombée du jour, quelques instants avant que le soleil disparût dans les vapeurs violettes de l'Ouest, qui baignaient déjà la ligne d'horizon de l'Atlantique, les Pierres-Noires, Béniguet, Ouessant, toutes les îles du Grand-Effroi.

Ses derniers rayons, d'un rouge de feu, vinrent envelopper et frapper deux silhouettes humaines, réfugiées dans cette mystérieuse cachette, creusée en demi-cirque gazonné, aux deux tiers de la hauteur de la falaise, presque au bout de la pointe des Pois, et qu'on désigne à présent dans le pays sous l'appellation de la Salle Verte.

Alors nul sentier praticable n'y conduisait, comme de nos jours; les contrebandiers à peu près seuls la connaissaient et les gardes-côtes n'osaient s'y aventurer, par superstition, croyant que les âmes des noyés s'y donnaient rendez-vous, ainsi qu'au Voroc'h.

«C'est bien vrai, Yannou, que vous avez toujours gardé bon souvenir de moi et que, malgré ce qui nous sépare encore, vous n'êtes pas devenu un ennemi pour votre petite Naïk d'autrefois?»

Assise sur un bloc de rocher, à l'extrême bord de l'abîme au fond duquel bouillonnaient incessamment les longues lames écumeuses qui y formaient de dangereux remous, Anne de Coëtrozec, de sa voix harmonieusement timbrée, questionnait, levant ses yeux brillants sur lui, un jeune officier debout devant elle, et dont les prunelles, éperdues de joie et d'admiration, s'abaissaient avec une émotion profonde sur les siennes.

«Si c'est la vérité, mademoiselle!... Pouvez-vous en douter? Tenez, jamais je ne vous ai oubliée, bien que tant d'années et tant de choses se soient passées depuis la dernière fois que je ne vous ai vue!... Je vous revois toujours si mignonne, si gentille avec moi, voulant bien admettre en votre société, associer à vos jeux le pauvre gamin sauvage que j'étais, et lui faire fête, et l'accueillir comme s'il était votre égal, de votre rang, de votre race!...»

Une certaine âpreté scandait les derniers mots du jeune homme, perçant à travers la tendresse des paroles, tandis qu'il redressait sa tête fière, secouant autour de son front blanc, de ses joues un peu maigres et d'une pâleur mate, des cheveux bouclés, d'un noir luisant, qui accompagnaient avec grâce sa physionomie énergique et retombaient sur le col de son uniforme d'artilleur de la marine.

Petit, robuste, admirablement proportionné dans sa taille au-dessous de la moyenne, ses membres vigoureux, moulés par le drap fin de sa tenue de sous-lieutenant, il se campait hardiment, le buste rejeté en arrière et mettant en valeur sa large poitrine, confiant dans sa force, dans sa jeunesse, semblable à ces indestructibles rochers de la Cornouailles, que battent vainement, depuis tant de milliers d'années et peut-être de siècles, toutes les fureurs de l'Océan.

Ses yeux noirs eurent une flamme, ses lèvres s'embrasèrent d'un sang plus vif, quand il ajouta orgueilleusement:

«C'est cela qui m'a encouragé, soutenu, poussé dans la voie que j'ai choisie!... Et si, aujourd'hui, Jean-Marie Yannou, le pauvre petit pêcheur Camaretois, le fils du modeste, humble et héroïque matelot Yves Yannou, mort pour la patrie, est officier dans l'artillerie de marine, s'il peut voir s'ouvrir devant lui l'avenir et aspirer aux plus hauts grades, comme un Marceau, un Hoche, un Augereau, un Moreau et tant d'autres, c'est, en grande partie, à Mlle de Coëtrozec qu'il le doit!... Il s'en souviendra toujours; aussi sa reconnaissance demeurera-t-elle éternelle pour celle qu'il considère comme sa véritable bienfaitrice!...»

Il termina, d'une intonation où le respect s'alliait à une tendresse exaltée:

«Ma vie lui appartient tout entière; le jour où elle me la demandera, je la lui donnerai sans hésiter, comme, je la donnerais à la patrie!»

Les paupières demi-fermées, pour masquer l'émotion qu'elle ressentait et éteindre les lueurs de ses prunelles, la jeune fille se laissait doucement pénétrer par ces protestations qui l'emplissaient d'un ravissement délicieux, en même temps que d'un étonnement croissant.

Il lui fallait un effort pour se dire qu'elle ne se trompait pas, et que celui qui l'assurait ainsi de son dévouement absolu était bien ce Jean-Marie Yannou, qui avait passionnément pris parti pour toutes les idées nouvelles, poussé par son sang indépendant de Camaretois, mais se mettant ainsi en désaccord avec la plupart des siens, principalement avec ses cousins les Troadec, restés partisans de la royauté, avec sa grand'mère, Monik Kervella, la fidèle et dévouée servante des Coëtrozec.

Elle se le rappelait, tel qu'elle l'avait vu pour la première fois, à Paris, dans leur grand hôtel du faubourg Saint-Germain, où on les avait mis en présence, elle âgée de quatre ans à peine, lui ayant juste cinq ans. Dans son costume breton, il lui avait, en effet, semblé un vrai sauvage, avec le désordre de sa chevelure ténébreuse autour de cette figure pâle, où brillaient des yeux inquiets, effarés, lui donnant l'air de quelque petit animal pris au piège. Malgré cela, elle avait su très vite l'apprivoiser, le faisant courir avec elle dans le jardin de l'hôtel, lui prêtant ses jouets, et ils s'étaient quittés bons amis.

Mais déjà la Révolution commençait à gronder, et lorsqu'ils s'étaient retrouvés quelques mois plus tard, en Bretagne, dans le château de Coëtrozec, voisin des monts d'Arrée, de graves préoccupations pesaient déjà sur les maîtres de cette superbe propriété, enveloppée de grands bois, et on les avait laissés absolument seuls, sans autre surveillance que celle de Monik, encore assez alerte, bien qu'elle approchât de la soixantaine.

Ç'avait été leur meilleur temps. Au château, Anne jouissait d'une liberté qu'elle ne connaissait pas dans les beaux salons et les chambres dorées de Paris, où elle devait déjà s'accoutumer à la toilette, s'habituer aux grands airs pour se trouver, un jour, digne d'aller à la Cour. Ici, en pleine campagne, elle devenait, elle aussi, une petite sauvage comme ce camarade de jeux, dont la force, la hardiesse l'émerveillaient et qui se prêtait, avec une infatigable complaisance, à toutes ses fantaisies.

La dernière fois qu'ils se rencontrèrent, ce fut en 1793, au moment du départ du comte et de la comtesse pour l'émigration en Angleterre; lui, avait huit ans, elle, près de sept ans: ils ne devaient plus se revoir enfants. La vie les emporta dans ses tourbillons, chacun d'un côté différent, vers des destinées opposées, pour les replacer brusquement l'un en face de l'autre, après les avoir entièrement transformés, avoir jeté en eux tous les éléments du dissentiment le plus complet, pour des desseins qu'ils ignoraient.

Certes, les quelques rencontres d'enfance du petit Jean-Marie avec la fille des Coëtrozec avaient été trop passagères et de trop peu de durée pour le pénétrer des idées auxquelles était aveuglément soumise sa grand'mère, cette Monik Kervella, qui, nourrice du comte Huon, avait fini par se considérer comme étant de la famille de ses maîtres, partageant leurs douleurs, leurs joies, leurs ressentiments et leurs convictions.

À Camaret, où les idées d'indépendance et de liberté semblent faire partie du sol, et où, à part peut-être les seuls Troadec, inféodés aux vieilles sujétions seigneuriales, influencés probablement par leur parenté avec Monik, tous les habitants devaient accueillir avec enthousiasme le changement de régime qui remplaçait la monarchie par la république, le jeune Yannou avait trouvé, dans l'exemple donné par son père, une puissante raison d'accepter, lui aussi, avec ferveur les principes de la Révolution.

Il n'avait que dix ans, lorsque le 13 prairial an II, ou Ier juin 1794, l'escadre, sortie de Brest, depuis le 8 prairial, sous les ordres de l'amiral Villaret-Joyeuse, assisté du représentant du peuple, Jean Bon Saint-André, après plusieurs jours d'escarmouches et de combats partiels, engagea la bataille décisive avec la flotte anglaise, Yves Yannou était, comme canonnier, au nombre des 723 hommes composant l'équipage du vaisseau Le Vengeur, commandé par Renaudin. Si 267 de ses camarades purent échapper au désastre qui anéantit ce navire, il fut de ceux qui s'abîmèrent au fond de l'océan, en lançant héroïquement une dernière fois aux Anglais, le cri de: «Vive la République!»

La République! En mémoire de son père, Jean-Marie Yannou jura de se consacrer à elle exclusivement, de vivre, de combattre, de mourir pour elle. La République! À partir de ce jour, à dater de cette mort glorieuse, il se voua à elle tout entier, se promettant de travailler pour arriver à venger celui qu'il avait perdu, et à devenir savant pour mieux mériter de cette patrie qui le prenait corps et âme.

C'était, sans trop s'en rendre compte au début, par une sorte de révolte instinctive contre l'ancien assujettissement du peuple par la noblesse, par un désir de prouver qu'il pouvait lui, petit pêcheur obscur, s'élever, que, le souvenir de sa petite amie d'autrefois le poursuivant de temps à autre, il avait peut-être mis encore plus d'ardeur à exécuter et à faire réussir son projet.

Ce qu'il voulait, c'était sortir de la classe inférieure, où il semblait destiné à végéter, pour faire de son nom un nom de gloire, un nom qui attirât les regards, et pouvoir ainsi opposer à un titre de naissance, à un titre de noblesse, un titre conquis par le travail, un titre triomphal pour celui qui le porterait, l'ayant gagné lui-même. Il avait mis tout l'entêtement de sa race à poursuivre le plan qu'il s'était tracé, après avoir reconnu que, en ce moment, le métier militaire semblait la seule carrière qui lui permît de réaliser en peu de temps le rêve conçu par lui. Devant ses regards éblouis ne cessait de miroiter le mirage des rapides et brillantes fortunes faites par ces humbles enfants du peuple, rivaux heureux des officiers de l'ancien régime, et dont les noms sonnaient maintenant comme des fanfares victorieuses sur toutes les lèvres.

D'abord la marine l'avait attiré, par goût, par atavisme; mais il s'était bien vite persuadé que de ce côté il aurait beaucoup plus de peine à arriver en se souvenant de la persistante inimitié qui divisait, même encore à cette époque, les officiers sortis du rang et ceux qui appartenaient à la noblesse, les officiers bleus et les officiers rouges. Sans doute, la distinction avait disparu, en apparence, mais elle subsistait dans le fond, et son désir d'arriver ne lui permettait pas d'attendre.

D'un autre côté, son amour d'enfance pour la mer le retenait près d'elle; il ne pouvait se décider à se séparer de cet Océan qui l'avait toujours bercé.

Ce fut ce qui le décida à essayer de concilier son intérêt avec son goût, son ambition avec ses préférences, et à choisir l'artillerie de marine, où il pouvait faire rapidement et brillamment son chemin.

À force de travail, de zèle, d'intelligence, il marcha si promptement que, avant d'avoir vingt ans, il obtenait son brevet d'officier, et qu'il pouvait espérer avoir enfin franchi le premier échelon, le plus difficile peut-être, qui devait l'aider à sortir de l'humble condition où il végétait autrefois, et lui permettre d'aspirer aux plus hautes destinées.

Mais, en se donnant à la République, il s'était donné tout entier, avec la fougue, l'enthousiasme qu'il mettait dans toutes ses actions, et son âme d'ardent patriote n'avait pas été sans souffrir des événements qui modifiaient peu à peu, d'une manière de plus en plus sensible, le premier élan donné par la Révolution.

De Brest, où il grandissait dans le culte sévère et intransigeant des principes républicains tels qu'ils avaient été établis à l'origine, il voyait avec une colère sourde, un mécontentement croissant, les modifications graves et continues que les maîtres actuels du pouvoir faisaient subir à son idéal. Une personnalité surtout l'inquiétait, après l'avoir d'abord attiré et fasciné, c'était celle de ce petit Corse obscur, ce général Bonaparte, qui s'élevait sans cesse, prenant un ascendant si extraordinaire sur tous ceux qui l'entouraient.

Il avait le premier applaudi à ses victoires, acclamé ses triomphes, voyant en lui une des grandes figures de la République; puis, après le retour du héros de l'expédition d'Egypte, il lui avait paru démêler dans la conduite du général des allures suspectes, dangereuses pour le maintien du gouvernement qu'il aimait.

À Brest, cette méfiance était entretenue chez lui par ceux qu'il fréquentait, parmi lesquels beaucoup d'admirateurs, de partisans, d'amis du général Moreau, qu'on jugeait sacrifié, mis de côté.

Le vainqueur de Hohenlinden avait été pour lui le type le plus pur du héros; en outre, sa naissance à Morlaix en faisait un compatriote, le rapprochait de lui, lui permettait d'établir des termes de comparaison pleins d'encouragement, d'espérances pour son propre avenir. Il épousa mystérieusement les rancunes de Moreau contre Bonaparte, avec la violence passionnée qui bouillonnait en lui, ne lui permettant de rien faire à moitié: désormais Bonaparte fut le danger, l'ennemi; Moreau, la victime, l'ami.

Seulement, tout cela n'existait encore en lui qu'à l'état latent, comme engourdi par la monotonie de l'existence de chaque jour, ne se trahissait que dans des causeries avec ses camarades, dans des boutades plus ou moins énergiques, sans qu'il semblât jamais devoir rien en résulter de plus grave, et sans qu'on pût le soupçonner de devoir passer de la théorie à l'action.

Né à Camaret, connaissant admirablement la configuration de la presqu'île de Crozon, il était choisi, de préférence à ses camarades de l'artillerie de marine, chaque fois qu'il était nécessaire de visiter ou d'inspecter les batteries de toute cette partie de la côte.

De plus, sa haine contre les Anglais, qu'il rendait responsables de la mort de son père, assurait ses supérieurs du zèle farouche, presque vindicatif, avec lequel il devait veiller à ce que tout fût en état pour bien recevoir l'ennemi, si jamais ce dernier risquait quelque tentative sur ce point.

Aussi tous les hommes attachés à ces batteries, semées de distance en distance, depuis la presqu'île de Roscanvel jusqu'à la baie de Douarnenez, le connaissaient-ils particulièrement et lui étaient-ils entièrement dévoués. Ayant la même origine qu'eux, il se montrait sans aucune morgue dans ses rapports de chef à inférieurs, les traitant en camarades, en amis, se donnant à eux comme exemple, pour le cas où, chez certains, l'ambition eût été en rapport avec les capacités, avec l'intelligence, et il leur répétait souvent:

«La Révolution nous a affranchis; grâce à elle, vous pouvez tout désirer, tout espérer, si le coeur vous en dit et si vos vertus vous le permettent.»

On l'aimait, on l'écoutait, et on eût suivi aveuglément tout ordre apporté par lui, sans en discuter l'origine.

Chaque fois que Jean-Marie Yannou venait en tournée à Camaret, après avoir successivement inspecté toutes les batteries disposées de proche en proche, en suivant la configuration mouvementée des côtes, depuis la plage de Trez Rouz près Quelern, avoir vu la batterie de Rigonou à l'entrée du port, celle de Rochemond au Lannic, avoir visité la tour de Camaret et ses treize pièces, il continuait par le Grand Gouin, le Toulinguet, Pen hat, Pen hir et terminait invariablement par Kerloc'h, où un retranchement sur l'anse de Dinan défendait le débouché vers Camaret.

Là, il s'arrêtait longuement et demandait l'hospitalité à sa grand'mère, Monik Kervella. Parfois, elle le reconnaissait, l'admirait dans sa belle tenue d'officier, toute fière de lui; d'autre fois, sa mémoire, restée dans les ténèbres, ne pouvait le retrouver et elle lui parlait comme à un visiteur inconnu:

La surprise de Yannou fut extrême, un jour, en poussant la porte sans façon, de se trouver en face d'une jeune fille, dont le visage d'une finesse merveilleuse, les yeux et les cheveux noirs, la tournure fière le frappèrent d'admiration.

Ce n'était assurément pas une paysanne, et, après un mouvement instinctif pour se reculer, se cacher, elle était restée, comme rassurée, le regardant. Il balbutia:

«Monik n'est pas là?»

Mais, près de la fenêtre, le rouet ronronnait toujours, et la vieille voix usée, tremblotante, l'accompagnait, apportant à son oreille, à son coeur, des syllabes connues, éternelles, les mêmes qui avaient bercé son enfance, celles-là aussi qui berçaient autrefois les premiers mois de la vie de la descendante des Coëtrozec, et qui avaient endormi et consolé Huon de Coëtrozec tant de fois dans le temps passé:

Toutouic la la, mon petit enfant...

Il sourit, joyeux, s'exclamant:

«Bonne grand'mère!»

Presque malgré elle, Anne de Coëtrozec s'écria, le contemplant avec une expression étonnée et heureuse:

«Jean-Marie!...»

Elle se reprit, rougissante:

«Monsieur Yannou!»

Le jeune officier l'examinait, délicieusement surpris, et, peu à peu, en ses prunelles largement ouvertes, c'était comme aux profondeurs d'un abîme ténébreux un flambeau qui remontait d'un très loin passé, apportant à sa mémoire une lumière de plus en plus vive, jusqu'à ce qu'il interrogeât, hésitant, n'osant le croire:

«Vous seriez?... Non! C'est impossible!...»

Attirée par la chaleur de cette exclamation, Monik Kervella avait cessé de chanter; un rire léger joua dans les mille plis de sa face décolorée par les ans, et une phrase glissa de ses lèvres:

«Mon Jean-Marie! Ma petite Naïk!... Je suis heureuse comme... comme autrefois!... Tous deux ensemble!...»

Yannou semblait en extase, murmurant, les mains tendues devant lui:

«Mademoiselle Anne de Coëtrozec!...»

Elle alla à lui, simplement, presque naïvement:

«Votre camarade d'enfance, votre camarade aujourd'hui, toujours, comme avant!...»

Tout le passé lui remonta du coeur au cerveau avec une violence qui le suffoquait, et à l'admiration, au ravissement de la revoir se mêlait une sorte de satisfaction orgueilleuse à se sentir reconnu, avoué par cette petite amie des jeunes années, qui venait à lui du premier élan, comme s'ils ne se fussent jamais quittés.

Une gratitude infinie épanouissait son âme, le disposant d'avance favorablement pour la jeune fille, dont le séparaient tant de préjugés de race, de caste, de pensées.

Enfant, jamais cette préoccupation n'avait même effleuré son esprit; jeune homme, elle n'avait plus cessé de le hanter, le poussant à tenter, à force de travail, d'énergie, de franchir cette distance.

Cependant, il ne pouvait prévoir que le hasard la replacerait en face de lui, alors qu'il la jugeait loin de France pour toujours. Il n'eut d'abord même pas la pensée de se demander comment il se faisait que, elle, l'émigrée, se trouvât là, lorsque tant de circonstances, de raisons devaient contribuer à la tenir éloignée de la terre natale, ni comment, et pourquoi surtout, c'était chez sa grand'mère qu'elle avait cherché un refuge.

Ce ne fut que plus tard qu'il y songea, quand déjà son coeur, son être ne lui appartenaient plus, repris par celle qui avait été la camarade de ses jeux et qui, comme autrefois, mais pour des raisons différentes, reprenait sur lui tout son pouvoir, plus impérieux, plus tyrannique encore.

Désormais, l'officier d'artillerie de marine provoqua les prétextes pour se faire envoyer constamment en mission à Camaret, alléguant tantôt un motif, tantôt un autre; il affirmait la nécessité qu'il y avait à surveiller plus fréquemment, à entretenir et à modifier, dans l'intérêt du pays, les batteries côtières, surtout en ce moment où les Anglais, furieux des préparatifs énormes faits par le Premier Consul au camp de Boulogne, pouvaient tenter une diversion et tomber à l'improviste sur les côtes de Bretagne, qu'ils devaient supposer moins bien gardées.

Et l'intimité entre Jean-Marie et Anne avait grandi, et leurs pensées se pénétraient chaque fois davantage, si liées à présent, si difficiles à rompre que la jeune fille osa enfin tenter l'aveu décisif, celui qui devait, ou bien transformer son ancien petit compagnon en irréconciliable ennemi, ou bien le lier définitivement à elle d'un lien que, seule, la mort, et peut-être une mort tragique, pourrait trancher.

C'était si grave, cette détermination suprême, que longtemps elle l'avait écartée, remettant toujours à une rencontre suivante la question qui bourdonnait sur ses lèvres et qui précipiterait brusquement les événements.

Depuis quelque temps, ils avaient pris l'habitude de se voir et de causer ailleurs que dans la maisonnette de Kerloc'h, non pas que la présence de Monik Kervella fût un danger pour les projets à former, mais parce que, poursuivant son but, Anne de Coëtrozec s'attachait à étudier elle-même tous les détails de cette côte qu'elle ne connaissait pas et qu'il lui serait utile, à un moment donné, de posséder à fond.

Ceci la confirma dans la conviction de l'utilité qu'il y avait pour sa cause à s'assurer le concours du jeune officier. À voir la déférence, ou mieux l'engouement des canonniers et des gardes-côtes pour lui, il était clair que Yannou serait toujours maître d'en faire, s'il était besoin, ce qu'il voudrait, et qu'ils lui obéiraient, non pas seulement avec passivité mais avec enthousiasme.

Si l'on pouvait l'avoir pour soi, on aurait donc, du même coup, la haute main sur toute la presqu'île de Crozon, la facilité d'y débarquer des armes, des munitions et même des groupes d'émigrés: la presqu'île prise, Brest serait aisément tourné, bloqué, enlevé et le pays soulevé.

Cependant, désireuse de conserver son incognito et de dépister les curiosités, Anne ne s'aventurait pas au hasard; ce n'était jamais que dans des endroits peu accessibles, souvent dangereux et étranges, de préférence les jours de brume ou aux heures troublantes de crépuscule, de demi-clarté, qu'elle se risquait sur les falaises. En outre, nul ne connaissait ses traits, et elle s'enveloppait toujours de la fameuse mante déchiquetée de Monik, la Chauve-Souris.

Rompue aux exercices physiques, grâce à l'existence qu'elle avait menée en Angleterre, elle escaladait sans vertige les rochers les plus escarpés comme le Grand Dahouet, qu'un étroit pont de roc sépare de l'extrême pointe de Pen hir. Mais le rendez-vous préféré était cette inabordable Salle Verte, aussi bien défendue par son mauvais renom que par la difficulté de ses approches, et où ils se trouvaient, cette fois-là, au jour mourant, dans le dernier embrasement du soleil couchant, dont les rayons avaient fini par trouer, vers l'Ouest, tout un après-midi de brouillard.

«Et si ce jour était venu?» déclara la jeune fille, répondant à la protestation de dévouement de son compagnon.

Il poussa un cri de joie, et toute sa vie se donna dans sa réponse:

«Ce serait vrai!... Que faut-il faire pour le prouver?

--M'aider à renverser le Premier Consul!»

Il eut un sursaut, comme ébloui par cette proposition qui allait, au fond de son coeur, caresser sa plus secrète pensée, et murmura d'une voix concentrée:

«Si vous saviez!... Si vous saviez comme je le hais pour le mal qu'il a fait à tout ce que j'aime, pour tout celui que je le soupçonne de vouloir faire encore, vous comprendriez que ce n'est pas un sacrifice que vous me demandez là!»

Et, sourdement, tandis que les ténèbres s'abattaient les enveloppant lentement, il fit:

«Cette République, pour laquelle mon père est mort, il veut l'étrangler!... Cela ne sera pas. Je ferai tout pour qu'elle ne succombe pas sous Bonaparte, le Premier Consul, le dictateur, le tyran!... Faites de moi ce que vous voudrez, je vous appartiens tout entier, pour le salut du pays!...»

Anne songeait, pensive, en jetant sur ses épaules la mante protectrice:

«Le salut du pays, moi aussi je le rêve, mais pas de la même manière. Qu'importe! Agissons toujours, nous verrons plus tard!»

Et l'émigrée, la royaliste, plaçant sa main blanche dans la main robuste du républicain, du roturier, sembla unir contre l'ennemi commun leurs deux volontés si différentes, leurs deux désirs si opposés.

Elle conclut:

«C'est entendu! Je vous mettrai en rapport avec mes amis, vous amènerez les vôtres et nous marcherons ensemble.»

Subissant à la fois le charme du souvenir, la grâce de la jeune fille et l'impérieux espoir de sauver la République en danger, il gravit avec elle le sentier invisible qui les conduisit sur la falaise, au milieu de blocs épars; ils l'atteignirent au moment où la nuit se faisait complète, glissèrent mystérieusement à travers la lande, coupant le faible rayon de lumière s'évasant de la fenêtre du poste des gardes-côtes, et disparurent.

Poulmic causait avec Le Gall; il aperçut la rapide apparition et se signa, balbutiant:

«La Chauve-Souris!...»

Des ombres se dessinèrent dans la lueur, l'une grêle et petite, l'autre colossale, trébuchant à chaque pas, et une grosse voix gronda:

«Encore manqué! Diable de pays, on s'accroche les pieds dans des tas d'affaires; je m'y casserai une jambe, si ça continue!...

--Bah! j'ai vu quelque chose, moi, c'est que la Chauve-Souris n'était pas seule, et qu'elle se fait accompagner par un officier!... Hé! hé! camarade, c'est du nouveau, cela. En attendant, entrons nous réchauffer un instant au corps de garde: nous aviserons plus tard à trouver un moyen de faire causer cette Kervella!»

Parfait Lespervier et Étienne Ridolin pénétraient dans la demeure des gardes-côtes.



CHAPITRE VII

LA CHAUVE-SOURIS AU GÎTE

«C'est étrange, fit Corentine Troadec, qui, du seuil de l'auberge, regardait disparaître à l'angle de la plus proche rue de Camaret l'énorme stature d'Étienne Ridolin, accompagné de son mince et souple compagnon, qu'un gentilhomme comme M. le chevalier puisse s'accommoder autant de la société d'un homme du commun comme ce colporteur, ce marchand de chevaux!... Autant dire qu'ils ne se quittent plus à l'heure d'aujourd'hui, tellement que, quand on voit l'un on est bien sûr que l'autre n'est pas loin!... Ils n'avaient point cependant besoin d'y aller tous deux chez la Monik. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens le coeur tout serré: j'ai peut-être eu tort de leur donner ce conseil!»

Des semaines s'étaient ajoutées aux semaines depuis que le maquignon, qui joignait à son premier métier celui de colporteur, ainsi qu'en pouvait faire foi une volumineuse balle de marchandises de toute sorte déposée dans sa chambre, avait pris pension à l'Abri de la Tempête, et il semblait ne plus vouloir en quitter, devenu l'inséparable du chevalier de l'Espervier.

La veille, en faisant une ascension téméraire au Grand Dahouet, sous prétexte d'aller poursuivre jusque dans sa tanière un renard que Nédélek Poulmic prétendait terré sur ce premier des Tas-de-Pois, relié à la côte par une faible arête rocheuse, Ridolin avait glissé et s'était foulé le poignet gauche.

Comme, après le déjeuner, se plaignant de souffrir, il manifestait l'intention de se faire conduire à Brest, malgré sa répugnance pour les promenades en mer, Corentine, d'un élan généreux, lui avait dit:

«Si vous voulez un bon avis, monsieur Étienne, c'est pas à Brest que vous iriez; nous avons mieux que tous les médecins, à pas plus d'une heure d'ici. Allez trouver la Kervella de ma part, elle vous reboutera votre bras en un instant, et elle vous y mettra de ces herbes qu'elle a, qui guérissent tout!

--La Chauve-Souris, tiens! fameuse idée! interrompit le chevalier, dont les yeux étincelèrent subitement et lancèrent une flamme singulièrement aiguë. Hé! hé! J'en suis, moi, de la promenade; j'aurai peut-être à la consulter aussi! Hein!... C'est dit!... nous partons tout de suite!...»

Il se frottait les mains de son geste habituel, tandis que ses prunelles transperçaient son compagnon d'un regard d'intelligence.

Ridolin se leva lourdement, comme s'il eût reçu un ordre dont il comprenait l'importance et dont il essayait, par cette lenteur de mouvements, de s'assimiler toutes les conséquences; il se retourna vers son hôtesse, dissimulant mal un sourire, qui pouvait aussi bien passer pour un remerciement discret que pour une muette raillerie, et dit:

«Un rude service que vous me rendez là, madame Troadec! Vous ne pouvez savoir à quel point vous me servez!»

Croyant une maladresse, Lespervier intervint:

«Bien sûr! Une petite promenade digestive qui sera plus agréable que la traversée de ce maudit Goulet, où l'on danse toujours, qu'on le veuille ou non, hé! hé!»

Puis s'approchant vivement de son camarade, il lui glissa très bas, à l'insu de tous:

«Tiens donc ta sacrée langue, diable de bavard! Allons, ouste! Profitons de l'occasion merveilleuse qui nous est donnée; jamais nous ne retrouverions la pareille: nous voici officiellement autorisés à aller relancer la Chauve-Souris au gîte. Possible, cette fois, qu'il en sorte du fameux pour nous! Je ne serai pas fâché ce voir d'un peu près s'il y a poil ou plume à tirer de ce gibier-là!»

Et, après des remerciements, où il avait essayé de mettre le plus de simplicité et de naturel qu'il put, Lespervier, saisissant Ridolin par le bras, cria plaisamment:

«En route pour Kerloc'h; nous reviendrons avec un fier appétit, je vous en réponds, madame Troadec, vous pouvez préparer vos fourneaux!»

Ils laissèrent Kornéli encore attablé avec cinq de ses fils, et Corentine qui leur souhaita:

«Bonne chance, et à ce soir!»

Ce ne fut qu'à la minute d'après leur départ, que s'ancra dans son cerveau, peut-être plus lucide, cette réflexion d'étonnement à propos de l'association bizarre de deux hommes d'un niveau social si différent, et que, involontairement, ses lèvres la formulèrent.

Soit que son intuition féminine, plus aiguisée que celle des pêcheurs, prit soudain l'éveil au souvenir brusque de certaines intonations, de certains coups d'oeil de ses hôtes; soit que, sans pouvoir se l'expliquer, son âme de mère s'émût d'elle-même, soulevée par quelque mystérieux pressentiment; soit que, par un retour inattendu, la première impression d'angoisses et de ténèbres, éprouvée à l'arrivée du chevalier de l'Espervier, pesât de nouveau sur son coeur, elle n'avait pu garder pour elle seule cette observation.

Mais Kornéli, bon enfant, répliqua en haussant ses lourdes épaules:

«Pas fier qu'il est, voilà tout; et puis, ce M. Étienne, qu'il s'appelle, est de Paris comme lui, et ça lui fait plaisir à c't' homme, tout noble qu'il soit, de se retrouver avec quelqu'un de par chez lui: il l'a bien avoué lui-même. Du reste, n'est-il pas aussi ami avec tout un chacun de nous, avec les pêcheurs du pays, avec les paysans des villages, avec les gardes-côtes! Demande plutôt à Poulmic et à Le Gall, ce qu'ils en pensent, tu verras? Ah! oui, que c'est un gentilhomme comme il en faudrait beaucoup dans la noblesse, et gai, et plaisant! Ma foi! Je le préfère même à l'autre, à ce marchand de chevaux qui ne me va guère!

--Bien sûr, reprenait Corentine, que ce sont des idées que je me fais, sans trop savoir pourquoi.»

Et l'ombre inquiétante que machinalement, ses regards anxieux cherchaient le long des murs ou sur le plafond, cette ombre de géante et menaçante araignée, aperçue si distinctement le soir de la venue de Lespervier, en s'y retrouvant plus dans cette clarté blanche du plein jour de janvier, elle se rassurait peu à peu de nouveau et pensait à ces chimères trompeuses qui heurtent follement le cerveau à certains moments, sans raisons apparentes ni plausibles.

Elle avoua:

«C'est tout de même vrai qu'il est agréable, et si peu gênant, puisqu'on ne le voit qu'aux repas, et qu'il sait mettre tout le monde en train, dès qu'il se montre!

--Tu vois bien, la mère, qu'il n'y a rien à dire sur lui qu'une chose, c'est que c'est un satané farceur de Parisien, comme ils sont tous qu'on assure, en haut comme en bas!» appuya avec un rire pesant Hervé, en tapant du poing sur la table, pour mieux exprimer sa pensée.

Ce fut d'un grand soupir qu'elle insinua:

«Et cependant...

--Quoi encore? questionna Kornéli.

--J'ignore pour quelle raison, reprit la mère, j'ai eu un instant de trouble et comme de la crainte, quand ce M. Étienne, ce matin, en descendant de sa chambre, m'a demandé pourquoi, depuis deux jours, on ne voyait plus Alcide ni Loïz.»

Le patron grommela, soudain bourru:

«En quoi que ça le regarde, celui-là?... Et qu'as-tu répondu? Tu n'as pas été raconter qu'ils étaient partis pour ces marais de Saint-Michel, avec Tonton Maõ, le recteur Judikaël et Mlle de Coëtrozec?

--Bonne Dame de Roz Madou, que le ciel me préserve de trahir un pareil secret, et de faire savoir la présence de la demoiselle par chez nous! s'exclama-t-elle épouvantée. J'ai dit que tu les avais laissés à l'île de Sein, pour l'installation des casiers à homards et d'autres affaires de pêche.»

Le colosse se rasséréna, tirant quelques bouffées de sa pipe et gouaillant:

«Bon! bon! Tu es une brave femme, la Corentine, je sais ça!... Pas de danger que le marchand de chevaux ne s'aventure à y aller voir, à l'île; il n'aime pas assez l'eau salée pour cela, et il préfère en grand le bon vin, oh! oui diable!...

--Ce n'est pas M. le chevalier qui ferait des questions semblables! Il est bien trop discret, qu'on ne l'entend même pas marcher, tant il pose doucement les pieds, et qu'on jurerait un chat! ajouta en riant Alan. Souvent on l'a tout près, dans le dos, qu'on le croit encore dans sa chambre ou à cent mètres de soi!

--Possible aussi qu'il se repente un jour ou l'autre de s'amariner avec ce lourdaud! expliqua Yan, lui qui, non plus, ne pouvait souffrir Étienne Ridolin.

--Allons! interrompit Kornéli Troadec, en vidant le fourneau de sa pipe, à petits coups réguliers, sur l'angle de la table. Ce n'est pas une raison parce que Alcide et Loïz ne sont pas là et naviguent à travers les terres, pour que nous restions ici, les bras croisés, tandis que le poisson se laisse prendre au large par les autres. Les filets sont à bord et bien séchés; tout est paré, et v'là l'heure de la marée, nous avons juste le temps d'embarquer.»

Les cinq hommes et le mousse sortirent l'un derrière l'autre pour gagner le canot qui flottait à la base de l'escalier, amarré à un anneau scellé dans la dernière marche.

Quelques minutes plus tard ils embarquaient sur Les Sept-Frères, et, les voiles brunes hissées, le bateau ayant pris le vent disparaissait derrière le fort rouge, aux embrasures duquel brillait, sous ce pâle soleil d'hiver, le cou allongé des canons placés sur la plate-forme circulaire dominant le fossé.

Il y avait trois mois bientôt que Parfait Lespervier avait élu domicile à l'auberge tenue par les Troadec, deux mois que le hasard y avait amené Étienne Ridolin, et depuis que les deux hommes avaient uni leurs forces, leurs intelligences, leur génie de la ruse, rien encore n'était venu confirmer nettement ni compléter les soupçons légers qui leur avaient fait pressentir que quelque chose de suspect se tramait dans l'ombre sur ce point des côtes de France.

Ridolin, lui, plus pesant d'esprit comme il était plus massif de corps, plus dévoré du besoin d'action, moins temporisateur parce qu'il ne comprenait que les gestes, les violences et nullement les subtilités, se décourageait, essayant de démontrer à son compagnon que le pays était absolument calme, que personne ne s'y occupait de ce qui se passait à Paris ou sur les côtes de Normandie, que même Georges Cadoudal n'y semblait pas très estimé, surtout depuis qu'on avait eu connaissance de son entrevue avec le général Bonaparte, lors de la pacification, et qu'on le considérait, en grande partie, comme capable de se laisser gagner à sa cause.

Il appuyait ses assertions de correspondances reçues de la capitale, de notes que lui envoyait la préfecture de police, et finissait, en demandant s'il ne devait pas quitter bientôt ce pays de sauvages, où il pleuvait presque toujours, où la mer était constamment en fureur, et où la vie était si monotone, si uniforme, si solitaire, sans qu'il fût possible d'y trouver la plus légère distraction.

Certainement, un jour qu'il en aurait assez, il se sauverait sans crier gare, il disparaîtrait sans prévenir personne, après être sorti comme pour une promenade: on pourrait le chercher dans les environs, il serait déjà loin: sa nature violente trouvait une sorte de satisfaction joviale à l'hypothèse de cette disparition, qu'il exposait parfois à son compagnon.

Lespervier, malgré toute son ingéniosité, malgré sa ruse, malgré l'adresse avec laquelle il savait s'insinuer dans le secret des cerveaux les mieux fermés, n'avait pas encore pu parvenir à se procurer une preuve matérielle d'un complot quelconque; cependant un mystérieux instinct, son flair aiguisé, quasi-infaillible, de limier, son nez mobile et agacé de furet lui donnaient la conviction qu'il se trouvait sur une piste sérieuse et qu'il devait continuer sa surveillance.

Ce qui le déroutait, c'était la simplicité, la vie au grand jour, les allures franches de tous les gens au milieu desquels il vivait. Comment imaginer parmi eux des conspirateurs? Le seul mystère qu'il fût parvenu à percer, et encore n'était-il pas caché, c'était la contrebande, surtout faite par les Troadec, et plutôt bien considérée que mal vue par les pêcheurs: cela seul semblait les occuper et jeter un peu d'ombre sur leur existence.

Pour le reste, ils ne paraissaient s'occuper ni de politique, ni de la forme de gouvernement, n'ayant qu'une passion farouche, la haine des Anglais, menace perpétuelle des côtes de la Bretagne.

Sous prétexte de rechercher les curiosités, les antiquités du pays, il avait exploré la presqu'île jusque dans ses moindres replis, échancrures et grottes trouées dans les falaises, ondulations de terrain, landes, hameaux, plages, pénétrant partout, questionnant partout quand il le pouvait, mais sans grand succès dans les villages de l'intérieur, où il se heurtait à la rocailleuse langue bretonne, incompréhensible pour lui.

Avec les gardes-côtes et les défenseurs des batteries, la chose était plus facile, la plupart comprenant et parlant le français. Par eux, il essaya de se renseigner sur ce Jean-Marie Yannou, dont la parenté avec Monik Kervella avait attiré son attention; mais il ne recueillit sur le jeune officier d'artillerie que des éloges: c'était un soldat parfait, un républicain convaincu et un patriote insoupçonnable.

Certainement, s'il l'avait aperçu, un soir, près de la pointe des Pois, en compagnie d'une ombre qui lui avait paru suspecte, cette fantasmagorique Chauve-Souris, ce ne pouvait être que sa grand'mère; appuyée sur son bras vigoureux, il n'y avait rien d'impossible à ce qu'elle fût venue aussi loin de Kerloc'h.

Le seul moyen de s'en assurer eût été de se mettre en rapport avec la vieille femme; mais, jusqu'à ce jour, il n'avait trouvé aucun prétexte naturel de la voir chez elle, comme il le désirait, et il n'avait osé forcer sa porte, craignant de se compromettre et de se heurter à quelque résistance qui eût tout perdu.

L'accident léger, arrivé à Ridolin, dans une de leurs dernières explorations, et le conseil donné par Corentine Troadec venaient enfin de lui fournir cette occasion patiemment attendue.

Au lieu de suivre la route sortant de Camaret vers Crozon, de crainte de rencontres gênantes, ils prirent un sentier de traverse qui dévalait par les champs, passait le long d'une chapelle perdue dans les arbres et venait aboutir juste en face de Kerloc'h.

Cela leur permettait de tomber presque inopinément, et sans avoir été signalés de loin, chez Monik Kervella. Lespervier pensait avoir ainsi plus de chances de les surprendre et, peut-être, de faire quelque découverte profitable. Il dit à son camarade:

«Hein! Si nous allions mettre au jour le mystère de cette diabolique Chauve-Souris?»

L'autre hocha la tête d'un air de doute, faisant:

«Oui, s'il en existe un, ce que je ne crois pas; mon avis c'est que, ici, je perds mon temps et qu'il n'y a rien à faire.»

Tout en cheminant ils continuaient de causer, Lespervier s'ingéniait adroitement à tirer de l'autre tout ce qu'il pouvait, au sujet de ce qui se passait à Paris, de manière à en faire profiter son patron Fouché, au détriment de Dubois, toujours dans ce même but de le remettre en faveur auprès du Premier Consul.

Le matin même, Ridolin avait reçu un courrier important et ne demandait qu'à parler; il poursuivit, désireux de convaincre son interlocuteur:

«Ma présence à Paris serait plus utile: je sais qu'on a fait des arrestations et qu'on a appris des choses graves. Le Premier Consul s'est fait apporter la liste des individus arrêtés, parmi lesquels se trouvent certainement des affidés de Georges, et il en a désigné cinq en disant: «Ou je me trompe fort, ou il y a là quelques hommes bien informés qui ne manqueront pas de faire des révélations.» En ce moment on serre de très près l'un d'eux, un nommé Querelle, Kerouelles, ou un nom approchant...»

Lespervier grommela entre ses dents:

«Kerouelles, chirurgien de profession, un chouan, mais un faible; je l'ai dans mes papiers celui-là: il va tout leur dire, si on le pousse un peu!...»

L'autre achevait, sans l'avoir entendu:

«Je crois qu'il parlera: entre le peloton d'exécution et une promesse de grâce, on pense qu'il n'hésitera pas.

--Diable! diable! se dit encore l'agent de Fouché. Les voilà au même point que nous; ils apprendront tout, la falaise de Biville, le séjour de Cadoudal, tout ce que nous étions seuls à connaître et dont nous pensions si utilement jouer! Il faut que je me dépêche de trouver l'équivalent ou même quelque chose de mieux, par ici, sans quoi le patron va être furieux!»

Il reprit tout haut:

«Oh! à Paris, ça n'a pas grand intérêt, on tient les conspirateurs comme on le veut, il n'y a aucun mérite à les découvrir; on les connaît d'avance, c'est du gibier de chasse réservée, pourrait-on dire. De temps en temps la police invite le Premier Consul à une battue réglée, où il n'a qu'à tirer à son aise, toujours sûr de faire quelque beau coup!... Ici, c'est autre chose, hé! hé! Chasse à la grosse bête, gibier sauvage, incertitude, hasard!... On lutte, on ruse, on force un animal qui résiste, se retourne et fait tête; au moins il y a du plaisir et du danger! Ça devrait t'aller, à toi, un hercule?»

Ses dents blanches luisaient, canines au vent, ses lèvres se retroussant et ses narines palpitant d'un battement féroce, tandis que ses yeux lançaient de courtes flammes; il acheva, tendant le bras vers des toits:

«Voici le gîte!... Tenons-nous bien, il s'agit de réussir.»

Se faufilant sous le couvert d'un sentier complètement enveloppé d'arbres et côtoyant un ruisselet invisible, ils contournèrent les masures du village de Kerloc'h et arrivèrent au bord de l'étang, endormi sous la houle mouvante des roseaux, qui baigne le hameau et se déverse dans l'anse de Dinan, en passant sous la route, après avoir mis en mouvement un petit moulin.

C'était là, écartée des autres logis, semblant surveiller à la fois la mer et la vallée, où s'étendait vers Crozon l'étang de Kerloc'h, que se dressait la modeste demeure de Monik Kervella.

Lespervier s'y reconnut. C'était bien la fenêtre qu'il avait heurtée de son doigt sec, la porte qu'il avait poussée et derrière laquelle il avait aperçu, à côté d'une femme âgée assise près de son rouet, un prêtre à la tête violente, et ce paysan qui lui paraissait si suspect, ce marchand de chiffons, Tonton Maõ, rencontré pour la première fois, à l'Abri de la Tempête, le soir même de son arrivée à Camaret.

Derrière ces faces mornes ou fermées, il avait pressenti des âmes de drame, des coeurs pleins de tempête et de secrets. Qu'allaient-ils trouver ce jour-là?

Sans avertissement préalable, avec sa science de policier sachant tout ce qu'on peut tirer d'une entrée brusque, inattendue, il poussa le battant de chêne et se glissa dans l'intérieur, suivi par Ridolin.

D'un regard rapide il enveloppa tous les objets, balaya jusqu'aux moindres coins de la pièce, sautant d'un meuble à un autre, d'objet en objet, notant une robe pendue à un clou, un corsage jeté sur une chaise, la grande horloge marquant trois heures, le lit à armoire.

Ho! ho! Marc'hic bihan gwenn,

Cass Pierric d'an oferenn!

Comme d'habitude le rouet ronflait sous la pesée régulière du pied de la vieille Monik qui chantonnait, tout en travaillant, une des innombrables berceuses bourdonnant sans cesse sur ses lèvres d'ancienne nourrice, et, active, les doigts amincissant l'étoupe pour la transformer en fil léger. Elle chantait:

Ho! ho! petit cheval blanc

Porte Pierrot à la messe!...

Elle était absolument seule.

Le visiteur dut s'avancer et lui poser doucement sa main sur l'épaule, pour qu'elle s'arrêtât de filer et se rendît compte de sa présence; elle releva paisiblement sur lui des yeux demi voilés par une sorte de brume étrange. Il questionna:

--Vous êtes bien Monik Kervella, la guérisseuse? Nous avons besoin de votre aide; voici mon camarade, qui s'est blessé au bras et qui vient vous demander de le soigner. C'est Mme Troadec, de Camaret, qui nous envoie.

La vieille sembla chercher quelques moments, puis fit:

«Corentine?... Une brave fille, et qui a de si beaux gârs, de grands gârs solides!... Ah! Des fidèles, ceux-là; quand on en a besoin, on les trouve toujours, d'abord Kornéli, le père, mon propre cousin, ensuite Alcide, Hervé, Loïz, Yves, Yan, Alan, tous tant de force, de vaillance, de dévouement à ceux d'autrefois, les seuls de Camaret, les autres ont changé!... Mais j'en oublie un, sept qu'ils sont!... Ah! oui, le petit, Pierrot, Pierric...

Ho! ho! petit cheval gris

Porte Pierrot à l'église!...

Reprise par la berceuse, elle allait, inconsciente de ce qu'elle avait dit, inconsciente de la présence des deux hommes. Ridolin fit un mouvement pour s'en aller:

«Partons? Que veux-tu tirer de cette sorcière? Elle est folle!»

Mais l'autre avait écouté attentivement, plissant le front, plongeant la sonde habile de ses regards dans la brume de ces yeux comme demi-éteints, et espérant, au milieu de fatras de paroles, saisir un mot utile, relever un renseignement. Il fit avancer son compagnon et l'obligea à montrer son poignet à la Kervella.

En apercevant les bandelettes enserrant le bras du visiteur, celle-ci parut sortir soudain d'un rêve profond. Ayant laissé tomber sa quenouille, elle s'activa à défaire le pansement provisoire; puis, sans parler, elle examina attentivement la luxation, promena sur les muscles froissés des doigts agiles, étonnamment vigoureux, qui les pétrissaient d'un geste mécanique.

Après une première douleur assez vive le blessé ressentit peu à peu un réel bien-être, à mesure que le massage se poursuivait, en même temps qu'un chant monotone roulait et déroulait sur les lèvres de cette sorte de Sibylle des paroles incompréhensibles.

Pendant ce temps, Lespervier furetait par la chambre; le corsage, la robe l'arrêtèrent; il toucha, surpris, leur étoffe et fit à mi-voix:

«Fabrication anglaise, tissu d'outre-mer, coupe élégante!... Ce corsage?... Pas possible que tout cela appartienne à cette vieille paysanne!... Qui diable?... Est-ce que?... Hé! hé! hé! Décidément il me paraît bien impossible qu'elle puisse courir les landes et les falaises, même aidée par un bras solide; il suffit de la voir pour le comprendre. Alors, qui donc, avec ce Yannou?... Etoffe anglaise, c'est sûr, et je me méfie diantrement de tout ce qui vient de là-bas!...»

Toute sa physionomie s'affinait en museau, prenant son expression de ruse, de furet sur une trace.

Ses yeux fouillaient, pénétraient ces vêtements, comme s'ils eussent voulu leur arracher leur secret, allant d'eux à la Bretonne, toujours occupée à soigner Ridolin, dont elle enveloppait maintenant le poignet d'une épaisse couche de feuilles préalablement humectées. Elle fit sur le pansement un signe de croix et prononça gravement:

«Par la puissance de la bonne Dame de Roz Madou, que le mal s'efface et ne revienne plus!»

Etonné, ressentant un soulagement incontestable, le patient, malgré son scepticisme, s'exclama en remuant doucement son bras:

«Drôle de médecine et drôle de guérisseuse!... On jurerait qu'elle s'y connaît, car je ne me sens presque plus de mal!»

Mais Monik avait aperçu Lespervier en contemplation devant le corsage; elle secoua la tête à plusieurs reprises, disant avec énergie.

«Naïk!... Petite Naïk!... Non, non, je ne dois pas dire; je l'ai juré, monsieur le Recteur, juré, devant la bonne Dame! on me tuerait plutôt que de me faire parler.»

L'homme de Fouché tendait l'oreille, essayant de découvrir un sens à ce verbiage décousu. Il questionna:

«Naïk, c'est votre fille sans doute, la mère de votre petit-fils Jean-Marie Yannou, avec lequel vous vous promenez de temps en temps? Un gentil officier, un fidèle soldat!»

Elle écoutait et ne paraissait pas entendre.

Des réflexions s'amoncelèrent, montant en elle, et, brusquement, le bras tendu vers l'Est, elle annonça, ramassant les derniers mots:

«De fidèles soldats du Roi, oui! Aussi les voilà partis! Les marais de Saint-Michel! Oh! tant d'or, tant de pierres brillantes!... Recteur, je l'ai juré, mais je ne sais plus rien!... Alcide et Loïz sont là pour vous aider!... Vive le Roi!... Mon pauvre nourrisson sera vengé; la Justice divine luira sur sa tombe et Massacre-Bleu vous ouvrira le chemin!... En avant! En avant! Pour Dieu et pour le Roi!...

--Ah! ça! Qu'est-ce qu'elle marmotte là... C'est bien sûr un accès qui lui prend!... En voilà une vieille Chouanne avec son Dieu et son Roi!»

Penché sur elle, les yeux immobiles, ainsi qu'un chasseur à l'affût, Lespervier guettait, attendant quelque chose qui n'arrivait pas.

Mais déjà elle était retournée à son rouet, à sa chanson habituelle. Et la berceuse revenait comme interminablement enroulée au mouvement cadencé de la fileuse, qui ne voyait plus rien, n'entendait plus rien:

Ho! ho! petit cheval bleu

Porte Pierrot à la promenade.

«Bon! C'est fini; elle ne parlera plus, termina Lespervier. Inutile d'insister.»

Puis, il ricana joyeusement:.

«Tout de même, je suis content de ma visite. Les oracles Sibyllins, ça renferme toujours un peu de vérité. Il faudra que je m'informe de ces marais de Saint-Michel, et que j'éclaircisse cette question d'un costume, qui vient certainement d'Angleterre. Hé! Hé! Je crois que je n'aurai pas perdu ma journée!...»

Et il entraîna son compagnon qui ne comprenait rien à sa joie, tout en se trouvant lui-même très satisfait du mieux qu'il éprouvait, et qui répétait:

«Drôle de bonne femme cette Chauve-Souris!»



CHAPITRE VIII

LA RECHERCHE DU TRÉSOR

Cela eut lieu quelques jours avant l'accident arrivé à Ridolin et la visite des deux complices chez la guérisseuse de Kerloc'h, tout à la fin de janvier 1804.

Jetant de temps à autre un regard attendri sur Monik Kervella, toujours activée à son rouet et comme ensevelie dans des pensées que nul ne pouvait connaître, Anne de Coëtrozec allait et venait par la pièce, essayant, par cette activité un peu factice, d'arrêter le tourbillon des réflexions qui ne cessaient de voleter en son cerveau comme des oiseaux en cage.

Brusquement elle s'arrêta, l'oreille tendue vers un bruit encore lointain, qui lui arrivait par intervalles entre les longues lamentations de la mer sur la grève de Dinan; elle fit:

«Je ne me trompe pas; c'est bien l'air, Ann hini goz...»

À présent on distinguait mieux, la voix sonnait avec un grondement de biniou:

La vieille est de pur sang breton

L'autre de Gauloise a le nom...

Un choc pesant, alterné, de lourds sabots broyait les cailloux de la route, en une sorte de cadence régulière, comme pour mieux souligner la célèbre chanson.

«Tonton Maõ!» s'écria-t-elle, alors que déjà la porte s'ouvrait sous le poing du vieux paysan.

Il l'avait entendue, et répondit d'un ton rauque, presque farouche:

«Dites plutôt Massacre-Bleu, à ce jour, la Demoiselle!»

Elle avait eu un léger frémissement, ainsi qu'à l'approche de quelque chose d'inévitable, de définitif, mais, sans lui laisser le temps de s'arrêter à l'impression ressentie, il désigna la vieille femme d'un geste du menton, questionnant:

«Quoi de nouveau?... A-t-elle parlé?»

La jeune fille secoua négativement la tête:

«Non. Toujours la même chose.»

Le chouan fronça les sourcils, et ses petits yeux jetèrent une flamme aiguë, colère, dans la direction de Monik; il passa une main rugueuse sur la râpe de ses joues, en murmurant:

«M. le recteur dit comme ça qu'on ne peut plus attendre sans danger et qu'il faut prendre une décision; la soupe au lait est sur le feu, et le feu commence à chauffer, c'est tout dire!»

Depuis le jour où, vivement impressionnée par la brusque apparition de Judikaël Le Coat et de Mathieu Plourac'h, l'ancienne nourrice de Huon de Coëtrozec avait passagèrement retrouvé une lueur de raison, et avait pu faire une allusion suffisamment claire à cette fortune laissée par le comte, fortune qu'elle l'avait aidé à cacher avant son départ pour l'Angleterre, pas une seule fois il n'avait été possible aux uns ou aux autres de la remettre sur ce sujet.

L'amélioration, qui paraissait alors définitive, tellement Monik s'était exprimée nettement et résolument en cette occasion, n'avait pas duré: on eût dit que l'espèce de miracle, produit par la présence inattendue du prêtre et du paysan, avait été presque aussitôt détruit, annihilé par l'entrée sournoise de Lespervier, venant jeter sur ce pauvre cerveau malade l'ombre angoissante de l'oiseau de la mort.

En présence des inutiles tentatives essayées par la jeune fille, la seule cependant qui parût avoir quelque action sur elle, l'abbé Judikaël, à plusieurs reprises, avait voulu procéder par intimidation, par menaces violentes, appelant à son aide, avec sa fougue fanatique, les sombres évocations de ténèbres, invoquant la religion, et, pour terroriser sa résistance, faisant planer sur elle les ailes noires sorties de l'Enfer.

Tout avait été vain; Monik, refusant de sortir, ne voulant plus quitter sa demeure, comme elle en avait un moment exprimé le désir, en promettant de guider elle-même les recherches, semblait avoir, de nouveau et pour toujours désormais, clos ses lèvres sur le secret qu'elle seule possédait.

Cependant les jours, les semaines, les mois s'écoulaient, égrenant les événements de toute sorte, et le moment approchait, où il faudrait quitter cette attitude inerte, passer de la période de préparation et de combinaison à l'énergique période d'action: on ne pouvait, après avoir ranimé les brasiers dans les esprits et vu poindre les premières flammes, laisser, sans profit, l'incendie s'éteindre de lui-même.

Mathieu Plourac'h avait terminé la vaste tournée qu'il avait entreprise pour récolter les adhésions, s'assurer de l'état des esprits et annoncer que, prochainement, le signal d'un mouvement général serait donné.

Il avait couru de village en village, ne négligeant pas même les hameaux les plus infimes, les simples agglomérations de trois ou quatre masures, sachant où s'abritaient tous ceux qui, autrefois, avaient fait le coup de feu avec lui, et dont la carabine reposait au-dessus du manteau de la cheminée, muette actuellement, mais soigneusement graissée et toute prête à sonner de nouveau sous les bois, par les landes, à travers les halliers.

Dès son entrée dans un endroit habité au lieu du cri traditionnel de tamm pilou! tamm pilou! (morceau de chiffon! morceau de chiffon!) qui a fait donner à ses pareils ce surnom emblématique, et dont l'appel suffisait à rassembler autour des marchands ambulants tous ceux qui avaient des loques, des bardes hors de service à vendre, il s'annonçait par le refrain de l'antique chanson, devenue sa devise, son cri de guerre; la révolte séculaire de la vieille Bretagne contre la jeune France, se transformait pour lui, en levée d'armes de la vieille Monarchie contre la jeune République.

Soudain, un peu loin encore sur la route, à portée des premières maisons, elles éclataient, les paroles mélancoliques, où sonnaient comme un regret et un défi:

Ann hini goz eo va dous

Ann hini goz eo va zur!...

Alors un frisson courait par le village.

Les affidés savaient que c'était lui, non plus un simple Tamm Pilou, non pas même l'inoffensif et paterne Tonton Maõ, mais le terrible tueur d'autrefois, le chouan au penn baz meurtrier, Massacre-Bleu!

Un signe de la main, un clignement de l'oeil suffisait pour que, au milieu de la foule des acheteurs indifférents ou ignorants, il entrât en communication avec les fidèles de la Peau de Bique, en communion avec les vétérans de la Grande Guerre.

Sous prétexte de marchandage de défroques, de vieux vêtements à examiner, de nippes à vérifier sur place, il trouvait moyen de pénétrer chez ceux-là, et, dans l'ombre de la masure, le pacte mystérieux se renouait, des paroles d'entente s'échangeaient.

Son contentement, en quittant les endroits où il avait pu recruter de solides adhérents, se trahissait par l'explosion plus joyeuse des paroles, par le choix plus cinglant des couplets de l'Ann hini goz:

Nargue du Gaulois corrompu:

Dans sa peau le diable est cousu!

Nargue de la Gauloise aussi:

Son pied fourchu sent le roussi!

Les initiés comprenaient immédiatement; cela voulait dire que l'affaire était en bonne voie et que la République n'en avait plus pour longtemps.

Maintenant il avait fini, tout était terminé, les rendez-vous fixés, les gârs décidés et prêts à marcher; il ne restait plus qu'à mettre le feu à la mèche de cette mine soigneusement chargée, pour embraser d'un seul coup toute la région.

Au jour choisi, il lui suffirait de passer, son refrain favori aux lèvres, tous sauraient ce que cela signifiait, et les fusils, les faux, les penn baz suivraient, comme les rats, puis les enfants avaient marché derrière la flûte enchantée du fameux magicien de Hameln en Hanovre au confluent du Weser.

Il ne manquait plus qu'une chose, de l'argent, beaucoup d'argent, pour acheter de la poudre, des balles, des cartouches, pour armer ceux qui n'avaient plus d'armes, depuis la pacification du pays, et aussi pour convaincre ceux qui hésitaient encore.

Mais le trésor était là, le fameux trésor des Coëtrozec: avec lui la réussite serait certaine: il n'y avait qu'à aller le prendre dans sa cachette des marais de Saint-Michel.

Aussi la nouvelle que le mutisme obstiné ou inconscient de la Kervella sur ce sujet continuait, emplit-elle de fureur le coeur violent de Mathieu Plourac'h; il se contenait un peu par respect pour Mlle de Coëtrozec, mais une flamme de meurtre brillait dans ses yeux, et s'il se fût trouvé seul avec la vieille Bretonne, il eût volontiers employé quelque torture sauvage pour desserrer ces lèvres cadenassées et leur arracher brutalement ce qu'elles ne voulaient pas dire.

Il grommela:

«M. le recteur a vu ces messieurs; tous sont prêts à marcher en souvenir de votre défunt père, mais ils réclament de l'argent, car ils ne possèdent plus rien.»

Anne répondit avec une légère amertume:

«Nous pouvons compter au moins sur ceux de Brest, même sans argent; ils ne demanderont pas à être payés, eux, et pourtant c'est l'amour de la République qui les guide!... Ce Jean-Marie Yannou a plus de grandeur d'âme et plus de vraie noblesse dans le coeur que ceux dont tu m'annonces le concours, Tonton Maõ!»

Celui-ci, sans relever cette observation, répliqua:

«Que décidez-vous? Le recteur serait d'avis que nous cherchions nous-mêmes à retrouver le trésor; il pense que Dieu voudra bien nous guider, puisque c'est pour sa sainte cause que nous travaillons et que vous, la Demoiselle, vous n'aurez qu'à venir pour aller droit au trésor de vos aïeux!»

Une flamme rose courut, animant les joues pâles de la jeune fille, et, la face hardie, comme soulevée d'un espoir nouveau, elle répondit:

«Oui, peut-être! L'âme de mon pauvre père sera avec moi, et je saurai bien découvrir le signe que cette malheureuse Monik ne peut me faire connaître!»

Le chouan la contemplait avec une admiration extasiée, comme il eût regardé une créature surnaturelle, et il balbutia, les mains jointes:

«Dieu est avec elle!... Cette fois, nous triompherons.»

Puis, sans s'occuper de la Kervella, il entra dans des détails, expliquant:

«Il faut que nous partions demain, parce que les nouvelles de Paris sont mauvaises, et qu'il y a pour nous grande hâte à agir. Seulement, nous ne sommes point assez en force, M. le recteur, vous, la Demoiselle et moi; il est besoin de bras solides pour une pareille besogne, ainsi que pour faire face aux dangers qu'on pourrait rencontrer, et on a songé à demander aide aux Troadec.»

Ce nom parut attirer l'attention, jusque-là absente, de la fileuse; elle cessa de faire mouvoir son rouet pour articuler d'un ton sentencieux:

«Alcide et Loïz, c'est la force du père et le dévouement de la mère. Tonton Maõ ira les trouver de la part de leur cousine Monik, et ils le suivront où il voudra les conduire!...»

Etonnée, Anne se rapprocha vivement de la vieille femme, espérant qu'une étincelle de raison allait rallumer ce flambeau éteint.

Mais déjà de balbutiantes paroles sans signification noyaient cette phrase si nette, ce conseil si positif et si sensé de s'adjoindre, pour leur expédition, parmi les sept fils de Kornéli et de Corentine, ceux qui étaient l'image physique et l'image morale du père et de la mère.

Elle conclut:

«L'avis me semble excellent, bien que venant d'une inconsciente.»

Mathieu inclina la tête, ajoutant:

«C'est le bon Dieu qui lui met des paroles de raison dans la bouche, pour nous rendre service. J'irai demander à Alcide et à Loïz Troadec de se joindre à nous, et demain soir, à la tombée du jour, nous quitterons Kerloc'h pour gagner les marais de Saint-Michel, près de mon pays, de La Feuillée.»

Le lendemain, aux dernières lueurs, et comme le long des falaises l'Atlantique se lamentait plus douloureusement encore sous une bourrasque, cinq ombres sortaient silencieusement de la maison de Monik Kervella, se dirigeaient vers l'étang de Kerloc'h, et montaient dans une petite barque dissimulée derrière le mouvant rideau des roseaux qui gémissaient, ployés par le vent. À côté des statures énormes des deux fils de Kornéli, on distinguait la silhouette connue de Mathieu Plourac'h, la carrure de l'abbé Judikaël, avec sa tête massive, et les ailes sombres de la mante de Monik qui jetaient entre ces quatre hommes le volettement muet de la Chauve-Souris.

Sans qu'un mot eût été échangé, l'embarcation, poussée vigoureusement par Alcide et par Loïz, s'éloigna de Kerloc'h et s'enfonça au creux du vallon profond qui s'étend, au-dessous de Crozon, dans la direction de l'Est. Ce fut seulement lorsqu'on se trouva à l'autre extrémité de l'étang, à environ quatre cents mètres du village, et qu'il fallut prendre pied dans le terrain marécageux courant parallèlement des deux côtés, le long du ruisseau alimentant cet étang, qu'une voix articula d'un ton goguenard:

«Nous v'là tirés d'affaire; personne ne nous a vus, et les gardes-côtes peuvent surveiller l'anse de Dinan, il y a mention qu'ils ne nous rencontreront pas.

--Bien sûr, Alcide, que nul n'aura l'idée de venir vous chercher, toi et Loïz, par ces côtés; ce n'est point trop votre habitude non plus de faire les terriens comme à c't'heure,» appuya Mathieu.

Judikaël marchait le dernier, soutenant la jeune fille enveloppée du manteau de la vieille Bretonne, tandis que le paysan et les deux pêcheurs, familiarisés avec les moindres accidents de terrain, éclairaient cette route difficultueuse, annonçant à mi-voix les obstacles, un champ, un fossé, des buissons d'ajoncs à franchir.

Il expliqua:

«C'est le plus dur que nous subissons en ce moment, mademoiselle; car il s'agit pour nous de faire le plus de chemin possible, cette nuit, afin d'échapper aux yeux curieux. Quand nous nous trouverons à quelques lieues d'ici, il y aura moins d'inconvénient à ce qu'on nous voie, personne ne pouvant nous reconnaître.»

Anne dit gaiement:

«Oh! je suis bonne marcheuse, monsieur l'abbé, et je ne me fatigue pas aisément: il ne faut pas trop me juger sur l'apparence. Vous avez annoncé qu'il fallait arriver aux environs de Châteaulin avant le jour; eh bien! j'irai jusque-là, vous pouvez être tranquille: ce n'est pas la première fois que je ferai dix ou onze lieues sans prendre de repos.»

Il poursuivit d'une voix plus étouffée:

«J'ai eu des nouvelles de Paris par un de nos agents royalistes; la police est au courant de presque tout ce qui se passe, et si Georges Cadoudal n'est pas encore arrêté, il ne tardera pas à l'être: on est sur ses traces.»

Une émotion profonde gonfla la gorge de Mlle de Coëtrozec, qui s'exclama, fouettée par l'enthousiasme:

«Qu'importe! Nous marcherons quand même, si ce n'est pour combattre avec lui, ce sera pour le sauver et faire triompher notre cause, semblable à la sienne. Rien ne nous lie à lui et à ses amis; c'est à son insu que nous agissons, par conséquent il peut échouer sans nous entraîner dans sa chute.»

Judikaël Le Coat continua:

«Je suis heureux de voir que, comme moi, vous pensez que rien ne doit nous faire reculer. Qu'il soit arrêté, nous le délivrerons; qu'il succombe, nous le vengerons! Je puis, je dois maintenant tout vous apprendre. Un rapport du conseiller d'Etat, Réal, chargé de la haute police du Nord et de la Bretagne, a informé le Premier Consul des nombreux débarquements opérés sur les côtes de France: seul le vôtre est ignoré. Mais un homme de notre parti, arrêté et condamné à mort, fera des révélations si on sait le torturer habilement, car c'est un lâche coeur! Il y a donc tout à craindre. Par lui, on connaîtra les noms de tous ceux qui sont rentrés par la falaise de Biville, on saura que Georges est à Paris, on arrivera à son domicile. Des mandats d'arrêt en blanc sont tout prêts; Pichegru est suivi; Moreau lui-même est menacé; si on apprend ses entrevues avec Cadoudal, il est perdu!...»

Elle murmura:

«Le général Moreau?... Il faut que Jean-Marie Yannou soit prévenu. Cela peut donner au mouvement de Brest une importance capitale!»

Le recteur approuva soulignant:

«Il n'y a que vous qui puissiez faire utilement cette démarche; dès que nous aurons trouvé le trésor, vous partirez aussitôt pour Brest.

--C'est entendu!»

Une fièvre maintenant la soutenait, doublant ses forces, la jetant avec une vaillance plus grande dans la terrible aventure, et elle avait, de plus en plus sincère, la conviction que là-bas, à ces marais vers lesquels ils allaient, une intuition providentielle la guiderait directement sur l'emplacement ignoré où dormait depuis des années la fortune qui allait l'aider à sauver la France.

Il lui semblait qu'il lui suffirait alors de frapper du pied la terre natale, la patrie bretonne, pour en faire jaillir une armée de dévoués et de fidèles que, nouvelle Jeanne d'Arc, elle conduirait à la victoire, au nom de Dieu et du roi. Ce fut en pleine nuit qu'ils gravirent la rude montée du Menez Hom, la plus haute cime des Montagnes Noires, et, ainsi que le désirait l'abbé Le Coat, il commençait seulement à faire un petit jour blême et brumeux, lorsque, évitant la ville de Châteaulin, ils vinrent chercher un abri dans la demeure d'un des plus dévoués compagnons de Mathieu Plourac'h. Là, ils passèrent une partie de la journée à se remettre de leurs fatigues, tandis que l'ancien chouan allait chercher une carriole pour les transporter à La Feuillée.

Désormais, le reste du trajet fut relativement aisé, sauf les retards amenés par les précautions à prendre pour éviter les indiscrétions. La carriole, conduite par Mathieu, qui avait laissé sa voiture chez lui, était assez grande pour les contenir tous, et le cheval, un de ces robustes doubles bidets bretons qui proviennent de Briec, entre Quimper et Châteaulin, les conduisit par Pleyben et Brasparts, jusqu'à la chapelle Saint-Michel, dans les Monts d'Arrée.

Il faisait grand jour, un temps clair, lumineux, et, arrivée à ce point, le plus élevé de toute la Bretagne, avec ses trois cent quatre-vingt-onze mètres, Mlle de Coëtrozec ne put retenir une exclamation d'admiration, quand elle aperçut l'immense panorama étalé autour d'elle. Le recteur Judikaël lui signala les principaux points de vue, expliquant:

«Au Nord, les clochers de Saint-Pol-de-Léon, et ces lignes luisantes que vous entrevoyez çà et là, la Manche!... Au Sud, la forêt de Laz, et, dans les nuages, se confondant avec eux, les montagnes de Gourin!... À l'Est, le clocher de Carhaix, plus haut, la forêt de Beffou et le pays de Lannion!...»

Mais Alcide Troadec montrait l'Ouest, plein d'un enthousiasme ému:

«La rade de Brest, la presqu'île de Crozon, la pointe Saint-Mathieu!... Notre pays à Loïz et à moi!... Là d'où nous venons, d'où nous sommes!...»

La voix rude de Plourac'h gronda, comme un arrachement aux rêves et un rappel à la réalité, tandis que sa main se tendait au Nord-Est, plongeant vers la base même de la montagne:

«Et voici où nous allons, les marais de Saint-Michel!...»

Toute autre préoccupation disparut, emportée des esprits ainsi que par un tourbillon soudain; les prunelles avides s'abattirent sur l'étendue uniformément verte, formant une sorte de tapis monotone à leurs pieds, au milieu des bruyères, des escarpements des roches sauvages et de la contrée désolée où ils venaient de s'arrêter. Les marais de Saint-Michel, le but de leur voyage, l'endroit où se cachait quelque part, en un point inconnu, le trésor qu'ils étaient venus chercher; ils s'étonnèrent de n'en pas voir jaillir des rayons d'or, des éclairs de pierreries; mais non, tout était triste, morne, sans reflets. Au delà, sur l'inclinaison montante d'un terrain vide, un village, La Feuillée.

Confiant dans la divination d'Anne de Coëtrozec, voulant la mettre sans tarder à l'épreuve, Mathieu proposa de commencer immédiatement les investigations, d'autant plus qu'il faudrait peut-être des journées avant de faire complètement le tour des marais, si on ne tombait pas du premier coup sur la bonne place.

Il fallait, du reste, un guide aussi habile que lui pour permettre d'explorer les abords de ces dangereuses nappes verdoyantes, gazon trompeur, croûte solide en apparence, sous laquelle tremblait l'abîme traître de ces marais de Ieun Elez ou Saint-Michel, que les gens du pays appellent ioudic, petite bouillie, un nom qui caractérise exactement ces perfides fondrières.

Toute la journée se passa en recherches inutiles. Pas une fois, la jeune fille ne sentit passer en elle le frémissement révélateur sur lequel elle comptait et qu'elle appelait de tous ses voeux; pas une fois l'ombre invisible et sacrée de son père ne vint conduire ses pas pour la mettre dans le bon chemin.

Le soir tomba sans que le plus léger indice, sans que ce signe, dont avait parlé Monik Kervella, se révélât à ses yeux ou à ceux de ses compagnons: était-ce un arbre, un rocher, ou une ligne tracée imaginairement à travers l'espace, en suivant l'orientation d'un objet, village, maison, montagne? Comment découvrir ce point de repère? Toujours le même tapis d'herbe, toujours le même aspect de sauvagerie et de désolation. Du reste, pas un arbre assez remarquable, pas un bouquet de bois, par un rocher de forme assez particulière, assez différent des autres pour avoir pu servir de désignation précise au comte et à sa nourrice, et devoir être facilement retrouvé, après des années d'absence.

Au commencement de la troisième semaine de leur séjour à La Feuillée, dont ils avaient fait leur centre d'explorations, ils s'avouèrent vaincus: c'était pour toujours, sauf retour de Monik à la raison, que le trésor reposait enlisé sous la vase maudite.

Mathieu Plourac'h, furieux de sa déception, montra le poing au marais, en grondant:

«On a bien raison de croire que tout ce qu'on y jette va tout droit en enfer!... Ce serait à penser des fois que les démons ont volé cet or et ces pierres précieuses, parce que l'âme du défunt comte n'a point trouvé le repos éternel, et qu'il ne peut du ciel venir ici pour nous aider, étant sans pouvoir contre ceux qui peuvent tout en ce lieu de damnation!...»

En entendant ces mots, Judikaël Le Coat tressaillit et, se frappant le front, murmura:

«C'est ma faute peut-être!... Je n'ai point encore dit, pour l'âme de Huon de Coëtrozec, la Messe de Trentaine, et c'est pourquoi le démon est le plus fort!...»

Il s'adressa à la jeune fille en disant:

«Nous n'avons déjà que trop perdu de temps auprès de ces marais; le plus pressé, pour l'instant, c'est que, selon nos conventions, vous alliez à Brest pour voir Yannou. Moi je me rends à la Chapelle Saint-Hervé au Menez Bré pour détruire le sort jeté sur ces marais; nous verrons qui l'emportera du Damné ou de moi!»

Mathieu fronça ses épais sourcils; son nez en bec d'acier abattu devant lui d'un mouvement sec, et son penn baz brandi, il décida intérieurement:

«M. le recteur l'a dit, le temps presse; donc, ce serait trop long d'attendre encore; il faut de l'argent tout de suite: Le Gouvernement en fournira!... Les gârs sont prévenus, je n'ai qu'à les réunir. Dans quelques jours le courrier d'argent de Quimper passe où je sais, et on doit m'avertir de Brasparts, tout est donc au mieux!... C'est bon! Je comprends ce qu'il me reste à faire; pas besoin de consulter personne, ni le recteur, ni la Demoiselle!...»

À la tombée du jour ils devaient se séparer, l'abbé se dirigeant par Le Huelgoat vers Belle-Ile-en-Terre, Mathieu et les Troadec vers Brasparts, Anne vers Brest.

Tandis que les Troadec partaient à pied et un peu en avant, Plourac'h, dans sa voiture, conduisait Anne de Coëtrozec avec le recteur qui devait la mettre dans le courrier de Landerneau.

Brusquement, comme ils allaient disparaître au tournant de la route, en sortant de La Feuillée, éclairés par le dernier flamboiement du couchant, ils passèrent en tourbillon devant deux piétons, dissimulés dans la pénombre d'une ruelle.

Le plus grand, un colosse, se retourna, essayant de distinguer l'équipage déjà loin, et fit, d'une voix étranglée:

«Je n'ai pas la berlue, que diable?... La Chauve-Souris!... Et pourtant nous l'avons bien vue là-bas, à Kerloc'h, tout dernièrement!...»

L'autre regarda et approuva songeur:

«C'est bien elle!...»

Dans une poussière de feu une forme flottait, ailes étendues, emportée par une carriole rapide, en compagnie d'un prêtre, sans qu'on pût voir qui les conduisait.



CHAPITRE IX

LE NOEUD DE LA CONSPIRATION

Un matin de fin février, en sortant du fort La Loi, ainsi que depuis l'an II s'appelait le château de Brest, Jean-Marie Yannou, son service terminé, se préparait à entrer en ville par la rue de la Liberté, la vieille rue Saint-Yves, débaptisée elle aussi par la Révolution, quand ses yeux, errant machinalement à travers la rade, tombèrent sur les deux voiles brunes d'une barque qui piquait droit vers Brest.

Les deux mâts parallèles, le gréement particulier, retinrent son attention, et, d'instinct, il déclara:

«Un bateau de Camaret, bien certainement.»

Il s'arrêta, suivant du regard la manoeuvre, intéressé tout à coup, tandis que, par suite d'une association d'idées, la presqu'île de Crozon, l'anse de Dinan avec son incurvation profonde, se dessinant imaginairement devant lui, il murmurait doucement, hanté par la maisonnette de Kerloc'h.

«Naïk!»

C'était l'image de la jeune fille qui s'évoquait aussitôt en lui; puis les dernières paroles échangées avec elle, le serment fait, l'engagement terrible qu'il avait pris, se dressèrent devant ses prunelles, comme des êtres vivants, animés, dont il était l'esclave volontaire.

Il tressaillit, abaissant son front lourd de pensées, songeant à ce qu'il avait déjà fait, à ce qui lui restait encore à faire pour réaliser le rêve ébauché avec Mlle de Coëtrozec; leur complicité pour cette oeuvre redoutable de conspiration, en les rapprochant forcément, en les liant d'une chaîne invisible, l'emplissait d'une joie virile et délicieuse.

Mais, après avoir abattu ses deux voiles qui sifflèrent à ses oreilles avec le bruissement d'ailes d'un grand oiseau familier, la barque accostait, et il la reconnut, soudain plein de contentement, d'espoir.

«Les Sept-Frères, le bateau de Kornéli!»

Sa première et rapide pensée fut qu'il allait avoir des nouvelles de sa grand'mère, par conséquent des nouvelles d'Anne, qu'il n'avait pu voir depuis près d'un mois, depuis leur entente assurée.

Il demeura immobile, ne voulant pas montrer trop de hâte, et cependant avide de savoir, car, chaque jour, il s'attendait à quelque message grave, à quelque décision qui devait influer sur sa conduite, sur ses projets. Certainement, si la jeune fille lui adressait un message important, c'étaient les Troadec qui le lui apporteraient, puisque, seuls avec Plourac'h, ils connaissaient la présence d'Anne à Kerloc'h.

Cependant, ils ne semblaient pas mettre de hâte à gagner la ville; ils débarquaient de grands paniers, comme s'ils fussent simplement venus pour vendre leur pêche.

Yannou remarqua qu'ils laissaient Pierrik à bord, et énuméra, les comptant, à mesure qu'il les voyait s'acheminer dans sa direction avec leur pesante lenteur habituelle!

«Kornéli, Hervé, Yves, Yan et Alan. Tiens! Il en manque deux, eux qui ne naviguent jamais les uns sans les autres!»

Ils atteignaient la place située devant le château, dite place du Triomphe-du-Peuple, tout préoccupés de leurs paniers, qu'ils s'étaient mis deux à porter pour les grands, tandis qu'Alan s'était chargé seul des petits, quand Kornéli, marchant le premier avec Hervé, apercevant Yannou debout, les bras croisés comme pour mieux contenir l'impatient élan qui l'eût lancé vers les arrivants afin d'avoir plutôt des nouvelles, s'exclama:

«Te v'là, le Jean-Marie? C'est une chance de te rencontrer ainsi, en débarquant!»

Sa bonne figure souriait, montrant par sa placidité qu'il ne s'attendait nullement à la rencontre, et que, s'il venait à Brest, ce n'était pas par suite d'une mission à son adresse.

D'un air aussi dégagé qu'il le put, dissimulant son angoisse, le jeune officier questionna:

«Vous êtes en promenade par ici?»

Yan riposta, montrant le panier carré plein de homards et de langoustes, qu'il portait avec Yves:

«En affaires, que tu peux dire, ce serait plus vrai. On apporte sa pêche à la ville, vu que les prix y sont meilleurs qu'à Camaret.

--Bien sûr que ce n'est pas par amusement!... acheva Alan, laissant glisser à terre les deux paniers ronds, qu'il tenait enfilés par l'anse dans chacun de ses bras. C'est du poisson fin pour les Brestois, qu'on sait amateurs de bonnes choses.»

Faisant comme s'il constatait seulement l'absence de deux de ses cousins, Yannou reprit, semblant chercher autour de lui:

«Est-ce qu'il y a des malades chez vous, qu'on ne voit ni Alcide, ni Loïz?»

Hervé haussa ses lourdes épaules, bougonnant:

«Oh! ceux-là, ils sont à des histoires que le...

--Double noeud à ta langue! qu'on t'a dit,» interpella rudement Kornéli avec un regard mécontent à son fils.

Puis, se rassérénant:

«Plus tard, quand le poisson sera vendu et qu'on pourra causer à l'aise, sans trop de mauvaises vermines d'oreilles aux écoutes, le cousin Jean-Marie saura tout. Je connais un petit débit au bas de la rue de Siam, ou plutôt rue de la Loi, comme ils l'appellent maintenant, où la patronne est une camarade, l'Ancre du Salut que ça se nomme, c'est facile à trouver!...»

Un peu intrigué du mystère de ces paroles, le jeune homme baissa affirmativement la tête, acquiesçant à la proposition, en disant avec une mine pleine de sous-entendus:

«Je sais, je sais!... Eh bien! allez à vos affaires, je vais vous attendre là-bas; cela vaut mieux, en effet, que de bavarder ainsi en plein air.»

Ils se séparèrent, les pêcheurs gagnant le haut de la ville pour aller au marché, pendant que leur cousin, longeant le château et l'entrée de la Penfeld, se rendait directement à l'espèce de cabaret qu'on venait de lui indiquer.

L'Ancre du Salut, un des innombrables débits des bas quartiers de Brest, était tenu par une femme de Camaret, veuve d'un ancien quartier-maître, et sur la discrétion de laquelle ils pouvaient absolument compter; des gens du peuple le fréquentaient seuls d'habitude, mais nul ne pourrait s'étonner d'y voir Jean-Marie Yannou, attablé avec ses cousins les pêcheurs, d'autant plus qu'on le savait également compatriote de la patronne.

Elle le salua comme une vieille connaissance et l'installa dans une petite pièce de l'arrière, vers laquelle il s'était immédiatement dirigé, en habitué.

Ce n'était pas la première fois qu'il s'y rendait, et depuis quelque temps surtout, on aurait pu l'y rencontrer assez fréquemment en conciliabules secrets avec des ouvriers ou des matelots du port.

En effet, pendant que Mathieu Plourac'h, en évoquant les souvenirs encore si brûlants de la grande Guerre et les luttes sanglantes de la Chouannerie, allait réveiller les passions assoupies de ses anciens compagnons de combat et faisait briller devant eux des espoirs nouveaux; pendant que l'abbé Judikaël Le Coat, avec son âpreté de fanatique, prêchait la guerre sainte aux gentilshommes bretons engourdis dans l'oisiveté et peu à peu désintéressés de toute revendication par l'impuissance dans laquelle ils se trouvaient plongés, à la suite de la soumission des insurgés royalistes acceptée par Cadoudal; à Brest, Jean-Marie Yannou, depuis la promesse faite à son amie d'enfance, ne restait pas inactif.

À l'ardeur révolutionnaire qui brûlait déjà naturellement son sang, la rencontre inattendue d'Anne de Coëtrozec chez Monik Kervella, l'accueil qu'elle lui avait fait, les rendez-vous qu'elle avait ensuite acceptés, les espérances qu'elle avait su lui laisser entrevoir, ajoutaient une flamme plus dévorante encore. Son exaltation politique s'augmentait dans des proportions que rien ne devait plus comprimer.

Jusque-là, il avait vécu un peu inerte, jouet passif et presque résigné de l'existence de chaque jour, agité d'un mécontentement sans but, se traduisant seulement dans les moments d'expansion par des paroles amères, par des plaintes, par des allusions aux promesses faites par le Gouvernement, ce Gouvernement qui semblait, déjà n'avoir plus de républicain que le nom, et dont la pureté primitive, dont l'austérité s'endettaient sous une succession suspecte de coups d'Etat plus ou moins avoués, depuis le 18 Brumaire.

Maintenant, grâce à la conspiration qui s'élaborait dans cette désolée presqu'île de Crozon, et comme sous l'ombre protectrice, des ailes de la Chauve-Souris voletant çà et là le long des côtes ou à travers les landes mystérieuses, il envisageait la possibilité d'une action énergique, pour empêcher ce qui se préparait, c'est-à-dire le retour du despotisme, la sourde et progressive arrivée d'une dictature plus absolue encore, plus écrasante pour le pays que la monarchie renversée et détruite par la Révolution.

Tandis qu'il attendait les pêcheurs dans cette petite pièce isolée, tout un grondement de pensées bouillonnait en lui, lui rappelant l'oeuvre des dernières semaines.

Il en arrivait à se dire que les princes eux-mêmes lui paraissaient moins dangereux pour la France que ce maigre et pâle général triomphant, que tout favorisait depuis son retour d'Egypte, devant lequel, de gré ou de force, par la magie des victoires, par la ruse, par la menace des baïonnettes et du canon, tous les pouvoirs se courbaient assoiffés d'esclavage, et qui grandissait chaque jour en puissance, en autorité, en volonté.

Aussi la jeune royaliste n'avait-elle pas eu de peine à le convaincre qu'il pouvait placer sans remords sa main dans la sienne et l'aider dans son hardi projet de combattre, de renverser le tyran.

Il lui avait suffi, une fois de retour à Brest, de regarder autour de lui, de s'informer dans différents milieux, pour se persuader que l'instant était propice. Sous l'influence du malaise général régnant en ce moment par toute la France, et qui avait pour point de départ les troubles se succédant depuis des mois et des années dans la capitale, la ville maritime se trouvait à peu près dans les circonstances où elle s'était déjà vue auparavant, en 1800, lors de la tentative avortée de l'enseigne de vaisseau Rivoire.

Il essayait de se remémorer ces faits, assez obscurs dans sa mémoire, car il était alors bien jeune, lorsque l'entrée de Kornéli Troadec et de ses quatre fils l'arracha de ses réflexions. Encore sous l'obsession du dernier de ses souvenirs, il demanda vivement:

«Cousin Kornéli, est-ce que tu ne l'aurais pas connu, toi, ce Rivoire, dont on a parlé ici, à propos de conspiration, il y a un peu plus de trois ans?»

Le pêcheur sursauta d'étonnement à cette question qu'il n'attendait pas, et fit:

«Oh! diable! Si j'ai eu connaissance de celui que tu dis? Je le crois bien, mon fi, car j'ai failli entrer dans l'affaire, à l'époque.»

Souriant, il poursuivit:

«Un fameux moment qu'il avait choisi, celui où le camp de Saint-Renan venait d'être levé, où toutes les troupes cantonnées autour de Brest étaient parties pour la frontière, où les canonniers de la marine furent appelés pour les rejoindre!... Seulement, criblé de dettes qu'il était, cet officier de marine, et alors pas d'argent pour mettre tout en train comme il aurait fallu.»

Yannou demanda: «N'était-ce pas aux Anglais qu'il voulait livrer Brest?»

Le Camaretois, un éclair dans les yeux, s'écria:

«Oui, je l'ai appris à temps, et c'est pourquoi j'ai refusé de le servir, bien qu'il mît en avant les noms de Georges Cadoudal et du comte d'Artois.»

Hervé appuya:

«Et tu as bien fait, père; car, acquitté d'abord par la Cour martiale maritime de Brest, il a été condamné à la déportation par la seconde Cour martiale, que le Premier Consul, furieux, avait fait réunir à Rochefort, après avoir fait destituer et arrêter les officiers composant la première.»

Le jeune officier d'artillerie de marine répondit, songeur:

«Oui, il se croit le maître de tout et de tous; il brise ceux qui lui résistent. Aujourd'hui il n'est plus, comme au début, le citoyen Bonaparte, il se fait appeler Napoléon Bonaparte, il a une Cour, un gouverneur de son palais des Tuileries. Si nous ne nous hâtons pas et si on n'y met pas bon ordre, on ne sait où il s'arrêtera. Il est temps d'agir: moi je suis prêt et le sort de l'enseigne Rivoire ne m'épouvante pas.»

Kornéli l'avait écouté sans l'interrompre; il intervint:

«Quand j'ai empêché Hervé de parler, au moment de notre rencontre devant le château, il allait te dire pourquoi Alcide et Loïz ne se trouvaient pas avec nous: ils accompagnent Mlle de Coëtrozec dans une expédition du côté des monts d'Arrée, afin de chercher l'argent caché par son défunt père et de pouvoir enfin mettre à exécution ce que nous désirons tous.»

Jean-Marie s'exclama, plein de fièvre:

«Elle t'a chargé de me l'annoncer?

--Non, reprit le pêcheur, mais c'est que, sans doute, elle veut t'apprendre elle-même ce qu'elle aura fait, et cela ne saurait tarder, puisque voilà déjà plusieurs semaines qu'elle est partie avec Tonton Maõ et le recteur Judikaël Le Coat. Nous attendons tous les jours de ses nouvelles. Mais toi, pourras-tu lui en donner qui lui fassent plaisir!»

Il redressa sa tête énergique, l'oeil brillant, la physionomie décidée:

«Oh! moi!... Oui, elle sera contente, je crois.»

Et il ne voulut rien ajouter, désireux de garder pour elle seule ce qu'il savait.

Il semblait écouter en lui, avec une joie confiante, le tapage de tous les grondements significatifs, de toutes les colères, de tous les indices précurseurs de révolte qu'il avait patiemment relevés dans Brest, depuis ceux des ouvriers du port, des marins anciens compagnons d'armes de son père, des humbles, jusqu'à ceux des plus haut gradés de la marine et de l'armée.

C'était partout, il n'avait pu s'en assurer, un mécontentement sourd, sans véritables raisons avouées, mais tenant à mille motifs cachés, à l'accumulation des petits griefs parfois plus irritants que les grands, à la durée trop prolongée d'un état de choses qui ne pouvait s'éterniser. L'explosion dépendait de l'énergie, du pouvoir persuasif de celui qui consentirait à provoquer le mouvement, et Yannou sentait grandir en lui cette âme de dévouement, de sacrifice, qui ferait de lui un chef et peut-être une victime expiatoire offerte en holocauste pour le salut de la patrie.

Il conclut, en voyant ses cousins se lever pour se diriger vers le port et y attendre l'heure de la marée, afin de regagner Camaret:

«Si Rivoire, si d'autres encore ont échoué, c'est parce qu'ils risquaient de livrer nos côtes à l'Angleterre!... Avec moi rien de pareil à redouter, on le sait. Ce n'est pas le fils d'un des héros du vaisseau de gloire le Vengeur qu'on pourra jamais soupçonner de favoriser les Anglais: c'est pourquoi, moi, j'ai confiance!»

Dans son enthousiasme désintéressé, ce qu'il voyait, c'était le triomphe de la République, telle qu'il la rêvait, un gouvernement idéal de justice, de paix, de fraternité. Il pensait fermement, avec la foi candide de sa jeunesse, que tous les nobles et purs esprits se rallieraient autour de lui, quand il se lèverait pour combattre le despotisme menaçant, aussi bien ceux qui, poussés par leur vieille fidélité monarchique, se préparaient à embraser le département, sous la conduite de Mlle de Coëtrozec, que ses amis républicains de Brest; on marcherait ensemble pour le bien de la France.

À l'instant où sur le cours de la Réunion, la splendide promenade dominant la rade, que venait tout récemment de tracer l'ingénieur Dajot, il allait se séparer des Troadec, une forme de femme glissant entre les arbres appela impérativement ses yeux.

Il balbutia, indiquant à ses compagnons une mante bien reconnaissable:

«C'est elle!...»

Anne les avait également aperçus; elle se dirigea rapidement vers eux, expliquant:

«Je suis là depuis un moment, et je vous attendais, ayant appris par Pierrik que vous vous trouviez en ville: vous me reconduirez à Camaret, si cela se peut, sans qu'on me voie. Mais auparavant, il faut que je parle en particulier à Jean-Marie Yannou.»

Elle semblait bouleversée d'une émotion qu'elle avait peine à contenir, et, pendant que les pêcheurs regagnaient leur barque, elle entraîna rapidement le jeune officier vers un des massifs d'arbustes les plus rapprochés. Là, dès qu'ils furent seuls, assurés contre toute indiscrétion, elle annonça:

«Les dernières nouvelles de Paris sont des plus mauvaises; puis-je toujours compter sur vous?»

Il protesta:

«Pouvez-vous en douter? Quoi qu'il arrive désormais, je ne me séparerai jamais de vous!

--Eh bien! Personne encore ne le sait à Brest, mais un courrier extraordinaire est parti de Paris pour en informer le préfet Caffarelli: Pichegru et Moreau sont arrêtés, Cadoudal le sera incessamment. Le coup de Georges contre Bonaparte est manqué!»

Une stupeur s'abattit sur l'officier; il bégaya, frappé d'un seul fait, d'un seul nom:

«Moreau! le général Moreau!... Le vainqueur de Hohenlinden!... Celui qui, après cette victoire décisive, a prononcé cette humaine et magnifique parole: «Mes amis, nous avons conquis la paix!» Moreau, la plus pure gloire du pays!... Il a osé!... Oh!»

Mais déjà il se redressait, brillant d'enthousiasme:

«Nous le délivrerons! Nous l'arracherons à ses juges, à ses bourreaux!... Ah! Bonaparte a fait cela! Porter la main sur son rival de gloire, après l'avoir mis de côté, dénigré, écrasé sous les humiliations!... Mais tout le pays se soulèvera d'indignation quand on va apprendre cet attentat!...»

La jeune fille secoua la tête:

«À Paris, personne n'a bougé; tous tremblent devant le Premier Consul, tous redoutent sa police, ses mameluks, le peloton d'exécution, la plaine de Grenelle. Et, s'il y a des mécontents, ils se cachent, ils n'élèvent pas la voix: les gendarmes parcourent les rues, les portes sont fermées, gardées et on défend de clouer les cercueils pour voir s'ils ne cachent pas des vivants!... C'est le retour de la Terreur!...»

Une fureur le prit:

«Si la capitale a peur et ne dit rien, la Bretagne, elle, criera sa colère; elle se révoltera! Ainsi, ce n'est pas assez d'avoir peu à peu effacé derrière sa suprématie des généraux qui étaient ses égaux en mérite, ses rivaux en victoires, voici qu'il les fait arrêter comme de simples malfaiteurs par sa gendarmerie, qu'il les fera accuser et peut-être condamner par des juges courbés devant ses ordres! C'est à nous de nous y opposer et de l'empêcher de continuer!... La mesure est comble; le salut du pays est dès à présent entre nos mains, et notre devoir, c'est d'agir!...»

Anne l'écoutait, un sourire de joie aux lèvres, une flamme d'admiration aux yeux:

«Ainsi, vous ne désespérez pas?»

Il lui avait saisi la main entre les siennes:

«Moins que jamais!... Cadoudal ignorait nos projets; il peut être mis dans l'impossibilité d'exécuter son plan, sans entraver en rien ce que nous avons résolu de faire. Nous n'avons qu'à continuer comme par le passé. Les nouvelles que vous m'apportez peuvent, au contraire, être un coup de fouet pour ceux qui hésitaient encore: toucher à Moreau, à notre compatriote si glorieux, c'est provoquer la Bretagne tout entière, c'est prouver que plus personne ne peut être à l'abri d'un outrage semblable. En sa personne, c'est l'armée aussi qui est grièvement atteinte, cette armée qui déjà, lors du plébiscite pour le Consulat à vie, a, en grande partie, contribué aux 8.374 non, protestant contre les 3.568.885 oui, courbés devant Bonaparte. Ne va-t-elle pas enfin se lever plus nombreuse, plus unie, devant cette menace et cette insulte?»

Une indignation généreuse coulait dans ses veines comme un fleuve de feu.

Elle se souvint que, autrefois, en janvier 1801, Georges Cadoudal, qui s'était engagé à livrer Belle-Ile, dont il prétendait la garnison complètement composée d'hommes à lui, écrivait que, pour Brest, «il ne répondait pas absolument du succès». Un peu inquiète de cet antécédent de mauvais augure, elle interrogea:

«Vous pensez que nous aurions Brest?»

Il reprit, plein de confiance:

«Je les ai tous vus, depuis les plus petits jusqu'aux plus grands, et je sais ceux sur lesquels je puis compter comme sur moi-même; ouvriers et marins, tous marcheront à mon premier signal; ils n'ignorent pas que je suis sorti du peuple, que je connais leurs intérêts, leurs besoins. Patriotes convaincus, déçus dans leurs espérances, ils se plaignent tout bas de voir abandonner chaque jour, de plus en plus, les principes qui leur sont chers. Les officiers peut-être se montraient jusqu'à ce jour moins décidés, mais l'arrestation de Moreau va les lancer ouvertement dans la lutte!»

Elle l'écoutait, gagnée par sa confiance, oubliant tout ce qui les séparait, grisée par sa jeunesse, par son enthousiasme communicatif, ne voulant plus se souvenir que s'il parlait ainsi, c'était au nom de tout ce qu'elle détestait, c'est-à-dire la Révolution, la République. En ce moment, une seule pensée la dévorait, l'espoir de la réussite. Les paroles vibrantes de son complice lui apportaient une certitude plus grande du triomphe qu'elle rêvait. Elle avait bien compris que le mouvement des campagnes demeurerait stérile si les grandes villes n'y prenaient pas part, et voici qu'elle voyait grandir devant elle l'assurance de soulever Brest contre le Premier Consul.

Grâce à Jean-Marie Yannou, le foyer central de l'incendie pouvait se trouver là; c'était ce port de si haute importance qui serait le noeud de la conspiration.

Avec Brest, en effet, on aurait la côte tout entière, la facilité de faire débarquer tous les renforts dont on aurait besoin, de manière à marcher rapidement sur Paris, à jeter la province sur la capitale en une agression audacieuse, irrésistible qui emporterait tout.

Ce fut lui qui, le premier, s'arracha à l'engourdissement extasié qui les tenait tous les deux. Il objecta:

«Surtout de la prudence! Nul ne vous connaît ici et si vous vous y attardiez, votre présence ne tarderait pas à être signalée, car nous avons une police particulièrement soupçonneuse. Il faut que vous regagniez le plus tôt possible Kerloc'h et la demeure de ma grand'mère. Ayez confiance; dès que j'aurai quelque chose de nouveau, vous en serez prévenue.»

Longtemps, accoudé au mur qui surplombe la rade, il la regarda.

Glissant légère, énigmatique sous le capuchon étrange et dans l'enveloppement des plis flottants de la longue mante sombre de Monik Kervella, elle descendait, se dirigeant vers la barque des Troadec.

Sitôt qu'elle eût rejoint Les Sept-Frères, les deux voiles brunes furent hissées, le patron se mit à la barre et l'embarcation, inclinée sous la brise du soir, prit le large, dans la direction du Goulet.

Debout à l'arrière, auprès du gouvernail, ses ailes largement étendues, il sembla à Jean-Marie Yannou qu'une énorme chauve-souris planait, emportant le secret d'où dépendaient son honneur, sa vie; il eut la vision et comme la sensation troublante du symbole mystérieux qui présidait à la conspiration dans laquelle il s'était engagé.



CHAPITRE X

LA MESSE DES DAMNÉS

«Décidément, si peu divertissant que soit ce diable de port de Camaret, où nous moisissions depuis des semaines et des semaines sans arriver à rien, je le préférais encore à tous ces endroits que nous venons de traverser et surtout à celui où nous nous trouvons en cet instant!... Brrrou!... Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble que les gens et les choses de par ici ont des figures qui ne me reviennent guère et que nous nous fourrons de plus en plus avant dans quelque maudit guêpier dont nous ne pourrons plus sortir!...»

À travers les brumes d'un crépuscule qui enveloppait d'une cendre bleuâtre tout le paysage, Étienne Ridolin examinait d'un oeil un peu inquiet une montagne dressée devant eux comme une nouvelle barrière à franchir, et essayait mélancoliquement de se remémorer les divers incidents de leur voyage.

Gouailleur, Lespervier répondit:

«Avec ta force et ta taille, comment oses-tu te plaindre ainsi, quand moi je vais toujours, et que je me sens prêt à ne reculer devant rien, ni devant personne?»

Résolument campé sur ses jambes maigres, il redressait d'un air de défi son corps mince et souple, et regardait avec une sorte de pitié méprisante son herculéen camarade, qui venait de se laisser tomber sur un bloc de rocher au milieu de la lande et essuyait son front, trempé de sueur, malgré la fraîcheur de la température encore accrue par les approches du soir.

Celui-ci secoua la tête:

«Ce n'est pas la vigueur qui me manque, bien que nous ayons fait encore une fameuse trotte aujourd'hui, toujours aux trousses de ce prêtre insaisissable, mais bien plutôt la confiance dans le but à atteindre!... Et puis, je l'avoue, je n'aime point trop ces histoires qu'on nous raconte partout où nous nous arrêtons, et où il est plus souvent question des gens de l'autre monde que de ceux que nous voyons, que nous connaissons, ceux enfin avec lesquels on a l'habitude de vivre.

--Gros poltron!» marmotta entre ses dents l'agent de Fouché.

L'autre continuait, sans l'entendre:

«Ils vous font froid dans le dos ces enragés de Bretons et on jurerait qu'ils fréquentent constamment tous ces fantômes, tous ces invisibles de la nuit, dont ils vous causent comme de connaissances à eux!... Ce ne sont pas les vivants qui me feraient peur, bien sûr, mais ce sont les autres!... Je n'entends pas grincer une roue de charrette, sans craindre de tomber sur leur satané Chariot de la Mort conduit par un squelette grimaçant, leur Ankou comme ils disent!... Je ne regarde plus une haie d'ajoncs, sans penser y apercevoir, ainsi qu'eux, tout un tourbillon d'âmes!... Sans compter les mauvaises rencontres, les lavandières, les nains, les géants, tout un tas de mauvais monde!... Ah! non, j'en ai assez!...»

Il lançait autour de lui un regard circulaire que la terreur vague commençait à élargir, tandis qu'un frisson rampait le long de son dos et secouait ses lèvres d'un léger tremblement.

Lespervier essaya de ricaner:

«Bah! des contes de nourrice!»

Mais Ridolin insista:

«Possible!... Tout de même, si c'était vrai!... Est-ce qu'on peut jamais savoir, dans des sauvages de pays comme celui-ci!... Après ce que nous avons vu, il est permis de se demander ce qui peut bien nous attendre. Ils aiment trop la mort et les choses funèbres, et cela ne me présage rien de fameux!»

Ce qui contribuait à rendre ainsi l'agent de Dubois, c'est que, à partir du moment où il avait quitté Camaret, en compagnie de Lespervier, pour se lancer dans cette expédition et tâcher de savoir ce que les fils de leurs hôtes allaient faire aux marais de Saint-Michel, il avait peu à peu été influencé et comme pénétré par les récits entendus dans tous les gîtes où ils avaient dû s'abriter, fermes perdues dans les bois ou les montagnes, gros bourgs, petits hameaux, partout enfin.

Cette âme profondément superstitieuse de la Bretagne, dont ils n'avaient pu avoir qu'un assez faible aperçu, tant qu'ils étaient restés à Camaret, ils s'en étaient tout à coup sentis étroitement enveloppés, dès qu'ils avaient commencé à pénétrer dans l'intérieur des terres. Là, tout était encore resté courbé sous la sauvagerie primitive, et le souvenir dénaturé, niais persistant, des croyances druidiques s'y combinait étroitement avec les légendes chrétiennes, conservées presque intactes depuis le Moyen Age et continuant d'asservir le pays.

Avec son scepticisme de gamin de Paris et d'enfant de la Révolution, Lespervier ne s'était nullement laissé entamer par la contagion, et écoutait, toujours goguenard, les effroyables récits de lavandières de nuit qui tordent le cou aux passants attardés ou autres épouvantails de la lande, que contaient l'hôte, l'hôtesse, chez lesquels les hasards du voyage conduisaient les deux camarades; mais Ridolin plus crédule, dont le cerveau subissait plus facilement les impressions terrifiantes, par suite d'une intelligence moins développée et d'une instruction plus rudimentaire, se laissait insensiblement gagner par cette tyrannie du Surnaturel, qui pesait si impérieuse, si absolue, sur les incultes paysans des Montagnes Noires et des monts d'Arrée.

Il commençait à regretter de s'être embarqué dans une aventure qui semblait devoir le mettre aux prises plutôt avec des êtres fantastiques qu'avec des vivants.

Comme il l'avouait naïvement, lui qui n'aurait pas craint l'attaque de plusieurs hommes, il frémissait au frôlement deviné ou imaginé d'une ombre. Or, depuis les débuts de cette poursuite, c'étaient surtout des ombres qui lui apparaissaient, ombres de bêtes inconnues, ombres de personnages mystérieux qui s'effaçaient et disparaissaient soudain, au moment précis où on croyait mettre la main sur eux.

Il en arrivait à se débattre comme au sein d'un persistant cauchemar, ses mains formidables, ses doigts semblables à des tenailles ne heurtant, ne saisissant que de vagues et fugaces fumées, que des apparitions.

Au commencement, l'expédition s'était présentée comme relativement facile.

Ç'avait d'abord été le départ. Lespervier, afin de dérouter les soupçons, s'était chargé d'arranger les choses; il avait prévenu Corentine Troadec que, à la suite de lettres reçues de ses correspondants de Paris, de très importantes recherches archéologiques l'appelaient pour quelques jours dans les régions situées autour de Châteaulin. En réalité, il partait absolument au hasard, ne connaissant nullement le pays; mais, pour se renseigner exactement, il lui eût fallu mettre la patronne de l'auberge dans la confidence de ses projets, indiquer les marais de Saint-Michel, but caché de ce voyage; il ne le voulait pas.

Cette prudence faisait partie de son habituelle ligne de conduite; car, s'il ne soupçonnait en aucune façon les Troadec, n'ayant pu, malgré son habileté, découvrir ce qu'ils avaient tant d'intérêt à lui cacher et qui lui eût été d'un si précieux secours en cette circonstance, il avait cependant pour principe de se méfier d'instinct de tout le monde et de toujours agir sans rien laisser deviner de ses intentions. Cela lui ayant constamment réussi dans les missions si délicates et si dangereuses dont le chargeait Fouché, il ne s'en départissait jamais, même quand le secret n'était pas absolument nécessaire et qu'il eût pu parler sans rien compromettre.

Il donna donc vaguement, comme but de son exploration, le Menez Hom d'abord, les environs de Châteaulin ensuite, prétextant une fresque presque inconnue du seizième siècle qu'on lui avait signalée dans l'église de Rosnoën près du Faou, s'inquiétant aussi des calvaires, des églises, des pierres druidiques.

Ce fut en présence de ses hôtes qu'il invita Ridolin à l'accompagner, disant que rien ne lui était plus odieux que de voyager seul, faisant remarquer que celui-ci pourrait emporter sa balle de colporteur et trouver des occasions de commerce. Les Troadec appuyèrent naïvement ce conseil de quelques renseignements pratiques, citèrent les auberges où les voyageurs devraient se recommander de la patronne de l'Abri de la Tempête et les aidèrent de leur mieux, sans se douter du péril que cette aide allait faire courir à Alcide et à Loïz.

Les premiers jours, autant pour ne pas exciter la défiance que pour se créer quelques points d'appui sur leur parcours, ils suivirent exactement le programme qu'ils avaient exposé, visitant les curiosités, se disant envoyés par les Troadec, de Camaret, se faisant conter les légendes, les croyances, et diminuant ainsi, dans la mesure du possible, la peine qu'ils avaient à se diriger à travers une contrée, dont la langue leur était absolument inconnue et où ils ne rencontraient que de loin en loin des habitants comprenant et parlant le français.

Mais si Lespervier, à l'aide de ce procédé, parvenait à arracher çà et là quelque avis utile et à se guider sans trop de perte de temps, il n'avait pas remarqué quelle désastreuse influence les récits fantastiques, entendus presque tous les jours, finissaient par avoir sur l'âme crédule de son compagnon. Celui-ci, peu à peu, en était arrivé à penser qu'il allait à sa perdition, au milieu de ces bois, de ces landes, de ces montagnes, sur lesquels passait, incessant, en tourbillon périlleux, le vol d'êtres invisibles. Chaque jour, chaque nuit, avaient été pour lui un pas nouveau en avant vers la croyance aveugle à cette superstition si puissante en Bretagne.

Lorsqu'ils atteignirent les premiers contreforts des monts d'Arrée et purent gravir le mont Saint-Michel, l'envoûtement était plus qu'aux deux tiers consommé; le colosse tremblait, se croyant environné de tous ces morts que les Bretons sentent flotter sans cesse autour d'eux. Quelque danger bien matériel, eût pu l'arracher à cet état plus moral que physique; mais, par une sorte de fatalité, toute réalité semblait obstinément fuir devant eux, et ils ne s'attaquaient qu'à des apparences, à des ombres fuyantes, à de véritables fantômes.

Le soir où, dans la flamme d'incendie du soleil couchant, ils aperçurent pour la première fois ceux qu'ils cherchaient, ce fut en une sorte de vision tragique, quand un fougueux petit cheval breton, crinière et queue au vent, échevelé, hirsute, enveloppé d'un nuage de poussière de feu, plus semblable à un animal d'Apocalypse qu'à un humble bidet terrestre, les emportait sous son galop éperdu. Cette carriole, ainsi enlevée et auréolée de rayons, deux silhouettes de ténèbres la surmontaient, un prêtre, auprès duquel se tenait, laissant pendre derrière elle des ailes démesurées, une sorte de bête géante de la nuit, toujours la monstrueuse Chauve-Souris, qui flottait en être de cauchemar sur la presqu'île de Crozon et qu'ils retrouvaient encore ici, su sortir de cet aride et solitaire village de La Feuillée.

Mais, tandis que Ridolin, effaré, s'écriait, après avoir pensé reconnaître la même Chauve-Souris qu'il croyait avoir laissée à Kerloc'h:

«C'est le démon!... La Charrette de la Mort!...»

Lespervier, de ses prunelles perçantes, parvenait à distinguer à l'avant le conducteur, courbé sur son cheval qu'il enveloppait du zigzag de son fouet, et grommelait:

«Le chouan de l'Abri de la Tempête et de Kerloc'h, Tonton Maõ!... Allons, la piste est bonne!...»

Il eût bien désiré se mettre immédiatement à leur poursuite; mais, outre que c'eût été leur donner l'éveil, se découvrir à eux, et qu'on eût perdu un temps considérable à se procurer, à faire atteler une voiture, l'agent de Fouché jugea plus simple de s'informer adroitement, sans en avoir l'air, de la route prise par l'équipage et, si cela se pouvait, du but de ce voyage. Puis, une chose le préoccupait, l'absence des deux Troadec, qui auraient dû se trouver avec le prêtre, le paysan et la Chauve-Souris. Étienne, lui, encore tout bouleversé, gronda, sans enthousiasme:

«Autant suivre le diable en enfer!»

Mais, ne se préoccupant nullement des terreurs de son compagnon, l'autre commença ses investigations et s'y prit si habilement que, le lendemain matin, il annonçait d'un air triomphant:

«Je sais où les pincer: ils se rendent au Menez Bré, à la chapelle Saint-Hervé.»

Et il poursuivit:

«Je ne serais pas étonné que ce fût pour quelque réunion de conspirateurs; peut-être allons-nous mettre la main sur le nid?... Hé! hé! Qu'en penses-tu, camarade? C'est cela qui serait une fière chance!»

Malheureusement pour lui, il leur fut impossible, à quelque prix qu'il offrît, de se procurer le moindre véhicule, et ils durent continuer leur voyage à pied, se donnant comme des touristes, et s'arrêtant de temps à autre pour voir un monument, une pierre fameuse, une cascade, une chapelle, un camp romain.

Ils visitèrent ainsi Saint-Herbot, le Huelgoat, le bois de Beffou, gîtant, suivant la localité, tantôt dans une masure, tantôt dans une ferme ou dans une auberge.

Maintenant, c'était au sortir de Belle-Ile-en-Terre et de Louargat, après des journées de courses au hasard, que les deux agents se trouvaient au pied du Menez Bré, en un pays perdu de l'intérieur de la Bretagne. Depuis leur départ de Camaret, ils avaient fait tant de lieues toujours dans cette même direction d'Est-Nord-Est, qu'ils ne savaient plus trop où ils étaient exactement.

Ils avaient traversé de petits villages, de gros bourgs, des landes, des marais, des ruisseaux, des vallées, des montagnes, au milieu d'une population sauvage, superstitieuse, dont la langue rocailleuse, barbare, leur rendait plus difficiles encore leur orientation et leurs recherches.

Mais l'émissaire de Fouché était tenace, impossible à décourager, d'une activité prodigieuse et, grâce à sa persévérance, ils approchaient du but.

Comme Ridolin, un peu honteux des reproches qu'il venait de recevoir de son camarade, se remettait sur pied pour continuer leur marche, Lespervier, lui frappant vivement sur l'épaule, souffla très bas, en l'entraînant derrière un énorme bloc qui pouvait les abriter tous les deux:

«Baisse-toi, au contraire! Cachons-nous! Ah! bien! Si je m'attendais à cela!... Tout seul!... Que sont devenus les autres?»

D'une toute modeste masure, écrasée contre terre, un prêtre sortait pieds nus, tête nue également, et cette tête énorme, avec sa chevelure noire broussailleuse, sa face un peu camuse, très pâle sur ce corps épais aux larges épaules, au cou court, mettait dans le crépuscule une inquiétante silhouette.

Muni d'un bénitier d'argent et d'un goupillon, il aspergeait continuellement, autour de lui, à mesure qu'il avançait. Autant que la nuit tombante permettait d'en juger, il se dirigeait manifestement vers une petite chapelle qu'on apercevait au sommet du Menez Bré et gravissait lentement la pente escarpée de la montagne.

«Ah ça! Mais c'est à une scène d'exorcisme que nous assistons là! En voilà un dénouement!... Avoir fait tant de chemin pour voir de pareilles fariboles!...»

Lespervier semblait consterné en examinant les étranges évolutions du prêtre.

Bientôt ils le virent atteindre la chapelle misérable dont la blancheur tranchait sur l'épaisseur croissante des ténèbres, et s'enfoncer derrière un petit porche qui la précédait. Au bout d'un temps fort long, durant lequel ils n'osèrent bouger, une lueur brilla là-haut, derrière, la fenêtre principale, une faible et vacillante étoile, et l'aboiement plaintif du chien de quelque ferme invisible arriva jusqu'à eux.

«Il hurle à la mort!» observa en frissonnant Ridolin, envahi par un soudain malaise et repris de ses précédentes épouvantes.

Son compagnon, que rien ne pouvait arrêter, s'avança doucement, de son souple mouvement de furet, vers la masure d'où le prêtre était sorti, et dit:

«Les autres sont peut-être là, à l'attendre; ma foi, tant pis! je me risque.»

Par une fenêtre basse, il aperçut, auprès de l'âtre où flambait un grand feu, deux paysans, un homme, une femme agenouillés: ce n'était pas ceux qu'il pensait voir.

Il poussa tranquillement la porte de la maison et entra demandant, d'une voix adroitement adoucie et quémandeuse:

«Pouvez-vous donner l'hospitalité, pour quelques instants, à deux voyageurs égarés?»

Les Bretons achevèrent leur prière, sans détourner la tête; puis l'homme s'étant redressé, montra deux escabeaux, invitant du geste les nouveaux venus à prendre place. Comme le paysan semblait comprendre le français, Lespervier l'interrogea:

«La prière du soir que vous faisiez là?»

L'homme secoua négativement la tête et répondit, en se signant, et en désignant le sommet du Menez Bré:

«La prière pour le repos de l'âme de défunt le comte Huon de Coëtrozec, que le recteur Judikaël Le Coat va, cette nuit, arracher des griffes du démon!

--Hein! Quoi! Le démon!... L'âme!... Coëtrozec!... Le Coat!...»

Le Parisien réprima difficilement le sourire qui courut autour de ses lèvres; mais sa physionomie redevint presque instantanément sérieuse, concentrée en un effort puissant de la mémoire, car ce nom de prêtre ne lui semblait pas absolument inconnu.

Après un énergique appel aux souvenirs innombrables entassés dans son cerveau, il décida:

«Il y a encore quelque diablerie chouannique là-dedans, j'en jurerais!... Judikaël Le Coat, ça sent la peau de bique et les coups de fusil!... Ce doit être un de ces terribles batailleurs de la Grande Guerre, comme le trop célèbre curé de l'île de Ré, le recteur de Sainte-Marie qui a fait tant parler de lui à la bataille de Dol!... Ça ne demande qu'à recommencer!... Heureusement que leur Georges sera prochainement sous clé, s'il ne l'est pas encore à l'heure actuelle!... Tout de même que manigançait-il avec le Tonton Maõ et cette vieille Kervella, tandis que la carriole les emportait?...»

Mais Ridolin, toute sa curiosité superstitieuse éveillée, questionnait le Breton qui répondit:

«C'est la Messe des Damnés qu'il doit célébrer, à minuit, à la chapelle de Saint-Hervé.»

Puis, avec un tremblement de terreur, en coupant ses explications de continuels signes de croix, il expliqua ce qu'était cette Messe des Damnés, Messe de l'Enfer, ou Messe de Trentaine (ann ofernel drantel), pendant que sa femme égrenait son chapelet, la tête cachée dans ses mains:

«Pour chaque défunt, on doit dire une série de trente services, sous peine de damnation éternelle, les vingt-neuf premières messes à l'église de la paroisse, la trentième sur le sommet du Menez Bré, la montagne sainte, à la chapelle de Saint-Hervé.»

Et la voix secouée d'un grelottement qui faisait s'entrechoquer ses dents:

«Bien sûr qu'il faut un recteur hardi et savant et un saint homme comme celui-là pour oser dire la Messe des Damnés et lutter seul contre le démon!... Déjà, en montant pieds nus, il a bien soin d'arroser sans cesse d'eau bénite autour de lui, pour écarter les âmes en peine, tant elles se pressent, qu'elles l'écraseraient et l'empêcheraient d'arriver!... Mais, Seigneur Jésus, c'est tout à l'heure, quand il aura terminé, qu'on en entendra de ces cris! Pensez à la fureur de ceux de l'enfer terrassés par la toute-puissance de la croix et obligés de rendre la malheureuse âme dont ils s'étaient emparés!... On ne connaît, de nos jours, que le recteur Judikaël Le Coat capable d'affronter leur colère et de les vaincre. Tenez! Écoutez! Écoutez!»

Le Breton tendait la tête, ramassant dans ses larges et crédules oreilles les sifflements du vent qui passait en bourrasque sur la montagne et se déchirait à tous les halliers avec une clameur sinistre. Par intervalles, un long et plaintif gémissement arrivait jusqu'à eux, et Ridolin ne se sentait pas rassuré, bien que Lespervier affectât l'indifférence, en expliquant:

«Bah! c'est ce malheureux chien qui hurle à la lune!»

Le paysan hoquetait, vert de terreur:

«Les entendez-vous faire leur sabbat, les damnés?»

Et cela ne déplaisait pas à Étienne Ridolin de se sentir là, bien à l'abri de tout danger, dans cette demeure protégée par un crucifix et par une sainte Vierge, en société de ce Breton plein de foi et de piété, de cette Bretonne cramponnée à son chapelet comme un naufragé à une bouée de sauvetage, tandis que tout près de lui se passait ce drame mystérieux, cette bataille surnaturelle d'un prêtre, d'un homme contre les légions déchaînées de l'enfer.

Plus positif, ne se laissant pas circonvenir par les rêveries mystiques qui égaraient le cerveau de son lourd et pesant compagnon, Lespervier ne cherchait qu'à tirer le meilleur parti des quelques légers indices que ce paysan venait de lui fournir. Il savait combien, en matière de police, on doit s'aider des faits les plus indifférents en apparence, combien de fois aussi le hasard apporte son aide puissante aux plus fins limiers: il lui parut qu'il y avait là matière à quelque trouvaille.

Il entreprit à son tour de faire parler le paysan qui leur avait donné asile; mais au lieu de le questionner, ainsi que l'avait fait son camarade, sur des choses qui ne pouvaient lui être d'aucune utilité pratique, d'aucune aide pour découvrir ce qu'il cherchait, il l'amena sur un terrain plus précis, en lui demandant:

«Le comte Huon de Coëtrozec, avez-vous dit: n'était-ce pas un seigneur de par ici?... Il me semble me rappeler que...»

Habilement il suspendait son interrogation, comme s'il eût fouillé ses souvenirs. Le Breton répondit sans méfiance:

«C'est des environs de La Feuillée, proche des marais de Saint-Michel qu'il était; son château a été détruit en 1793, quand il a émigré. Il faisait partie de la paroisse de M. le recteur.

--Ah! ah! c'est bien ce que je voulais dire. En effet!... Je me souviens.»

Le furet de Fouché retrouvait sa piste, la bonne voie. Immédiatement, dans son esprit, le rapprochement se fit: certainement il y avait un lien étroit entre le défunt comte, ce prêtre étrange, le Tonton Maõ, de La Feuillée également, et les visites de ces derniers à Monik Kervella. Il reprit, d'un ton d'indifférence:

«Je ne connais plus personne de ce nom dans le pays.

--Bien sûr que ce serait difficile, puisque le comte a péri en 1795 avec M. le chevalier de Tinténiac, et qu'il n'a laissé qu'une fille, restée en Angleterre, depuis leur émigration, à ce qu'on a dit autrefois.»

Lespervier avait fait un léger mouvement de satisfaction, se frottant doucement les mains, tandis que Ridolin le regardait, sans pouvoir cacher son admiration; mais il rabaissa les lignes trop triomphantes de son visage, pour achever de sa voix la plus plaintive:

«Pauvres gens!...»

Le paysan s'y laissa prendre, avouant:

«Oui, qu'on peut dire, vu que je les ai un peu connus dans le temps, et que j'ai même entendu affirmer par la vieille Monik Kervella, une si brave femme, qu'il n'y avait pas mieux sur la terre que son nourrisson, le défunt comte, car elle l'avait nourri de son lait, et que la fille de celui-ci!... Enfin, faut espérer que le bon Dieu permettra à M. le recteur de reprendre son âme au démon, depuis le temps qu'elle se lamente et qu'il n'avait pu dire cette messe pour le sauver de la perdition éternelle!»

En ce moment, les hurlements du chien redoublèrent, sonnant sauvagement, et il sembla que réellement, sur la hauteur, des cris aigus s'y joignaient, en une sorte de lutte.

«C'est le dernier assaut, sous le porche!... Seigneur, protégez-nous et défendez-nous du démon!...»

À genoux, le Breton tendait ses deux mains vers le ciel, en une extase d'adoration, de foi absolue.

Lespervier, après avoir jeté un coup d'oeil dehors, fit signe à son compagnon de le suivre, murmurant:

«Il ne faut pas que le prêtre nous trouve ici, s'il lui prend fantaisie d'y rentrer; il serait moins naïf que cet imbécile!... Au large, et vivement!...»

Ayant jeté un adieu rapide aux paysans, ils s'éloignèrent et allèrent s'embusquer à quelque distance de la maison, derrière les rochers qui les avaient précédemment abrités.

Les heures passèrent; la fin de la nuit coula lentement. Déjà le petit jour blêmissait le ciel, derrière la cime du Menez Bré, lorsqu'ils virent la silhouette noire du prêtre émerger du porche, se découpant sur l'aube blafarde; il marchait d'une allure rapide, comme débarrassé des soucis qui l'accablaient lorsqu'il avait gravi la montagne.

«Oh! oh! il semble bien satisfait!» gronda soupçonneux l'agent de Fouché, ne croyant qu'à demi à cette messe célébrée sur le Menez Bré.

Quand il passa près d'eux, sans les voir, le front haut, ses yeux noirs flambaient étrangement; il s'arrêta quelques instants, tout près d'un bloc de granit pour remettre ses chaussures et reprendre son chapeau.

Puis il se remit en route parlant tout seul, et ces mots arrivèrent, dans le grand silence du matin, jusqu'aux oreilles attentives de Lespervier:

«Mlle de Coëtrozec sera contente!... Je vais pouvoir lui annoncer!...»

Le reste ne parvint pas à eux; mais le prêtre disparu, le policier se redressa, triomphant:

«Elle est en France, je m'en doutais!... Ah! cette fois, je crois que tout marchera, si rien ne vient se mettre à la traverse de mes projets, et...

--Quoi donc?...» questionna Ridolin, qui n'avait pas entendu, absorbé par cette vision quasi fantastique.

Lespervier le regarda un moment, comme s'il allait tout lui expliquer; puis il se ravisa, baissant ses paupières sur l'éclat trop vif de ses yeux, et répondit d'un air indifférent:

«Rien!... C'est bien bizarre cette Messe des Damnés!... Mais quelle étrange chose que de pareilles superstitions puissent encore, de notre temps, subsister en France!»



CHAPITRE XI

L'ATTAQUE DE LA DILIGENCE

«Alors, à c't' heure, la Demoiselle n'a plus besoin de nos services; elle est partie toute seule de son côté pour ce qu'elle a à faire, de même que M. le recteur?»

Assis avec son frère devant une table chargée de pichets de cidre et de bols, dans une auberge du gros bourg de Brasparts, à quelques lieues de La Feuillée, Alcide Troadec questionnait Mathieu Plourac'h, qui venait d'arriver, et dont le cheval s'ébrouait entre les brancards de la carriole que le Tamm Pilou avait laissée à la porte, sous la garde d'un enfant.

«Pour ce qui est de la Demoiselle, je l'ai mise moi-même dans le courrier de Landerneau, d'où elle se dirigera sans perdre de temps sur Brest; quant à M. le recteur, il doit être à la chapelle Saint-Hervé, au Menez Bré, et il n'y a point à s'occuper de lui, répondit Mathieu.

--Nous pouvons donc mettre en plein le cap sur Camaret, et marcher vent arrière, puisque la besogne est terminée! décida Loïz. Depuis le temps que le père et les frères nous espèrent à la pêche, ça ne serait pas trop tôt, point vrai, Tonton Maõ?»

Les petits yeux perçants du paysan coururent de Loïz à Alcide; tandis qu'il ripostait d'une voix un peu hésitante:

«Bien sûr! Bien sûr!... Vous avez été de braves gârs et tout s'est bien passé jusqu'à ce moment; mais peut-être bien que ce n'est pas terminé, et qu'il y aurait encore besoin de vous; solides comme vous êtes, tout taillés en force et en courage, des fois, vous seriez fameusement utiles.»

Alcide avait souri avec naïveté au compliment, étalant complaisamment ses membres énormes, bombant sa poitrine semblable à un avant de barque de pêche:

«Pour être robustes, on est comme le père, c'est tout dire, et on ne boude jamais à l'ouvrage.»

Mais son frère, prudemment, fit cette réserve:

«Ça dépend de ce qu'il y a à faire.»

Plourac'h les examina tous deux, comme s'il eût soupesé leurs poids, estimé à la vue leur apport possible de vigueur, puis, encouragé, continua:

«Voilà, les gârs! Il s'agirait de travailler avec moi et avec des amis à moi, à rendre service à la cause que nous défendons et que vous savez, autant dire à la Demoiselle, comme de juste!... Vous avez pu constater que nous avons échoué dans notre expédition et que nous revenons les mains vides; or il faut de l'argent, une grosse somme pour acheter des armes, de la poudre, et nous n'avons plus espoir, comme nous l'avons fait en 1793, d'enlever la poudrerie de Pont-de-Buis, qui est trop bien gardée à présent. Eh bien! moi, je sais un coup tout aussi conséquent à faire, et sans trop de risques, surtout avec des matelots comme vous...»

Les yeux candides d'Alcide eurent une flamme:

«Hein! Une prise à faire, un coup d'abordage à donner?»

Loïz lui-même s'enthousiasma:

«Ça, on en serait tout de suite!»

Le chouan baissa la voix, après avoir lancé un regard rapide autour de lui:

«J'ai mention, par des personnes sûres, qu'un courrier spécial se rend de Quimper à Brest, par Châteaulin et par Landerneau, qu'il emporte dans son coffre une grosse somme d'argent, peut-être bien cinquante mille francs, à destination des autorités brestoises...»

Immobiles, sans que rien de leurs sentiments ne se manifestât sur leurs traits, soit qu'ils n'eussent pas bien compris où leur interlocuteur voulait en venir, soit qu'ils attendissent ce qu'il allait proposer, avant d'avouer leur pensée, les deux pêcheurs le regardaient, sans chercher à l'interrompre, bien qu'il traînât sur les mots et parût quêter leur avis avant de poursuivre.

Leur silence, qu'il pouvait prendre pour un acquiescement tacite, le poussa à achever; il cligna, d'un air entendu, ses yeux que traversa un éclair de cupidité, et glissa, très insinuant, plein de muettes promesses:

«Si nous le voulons, cet argent est à nous.»

Il y eut entre les Troadec l'échange d'un coup d'oeil, où l'indignation semblait l'emporter sur l'étonnement, et Alcide, plus brutal, frappa la table de son poing fermé, protestant:

«Oh! oh!... Que diable, dis-tu là, Tonton Maõ?... L'argent du Gouvernement!...»

Loïz appuya:

«De l'argent français!... Si tu parlais d'aller crocher dans une frégate anglaise, pour y ramasser de la monnaie d'Anglais, on pourrait s'entendre; mais celui-là!... tu n'y as pas pensé!...»

Les sourcils de Plourac'h s'abaissèrent sur ses yeux qui brillèrent d'une lueur sinistre, la courbe mince de son nez en bec d'oiseau de proie s'effila davantage et il gronda, d'une haleine de tempête:

«C'est notre argent, nous ne ferons que le reprendre!... Le Premier Consul, lui, n'hésitera pas à s'en servir contre nous, pour nous faire poursuivre, emprisonner par ses agents, par ses gendarmes, avec cet or, dont vous ne voulez pas, il paiera ceux qui nous jugeront, qui nous condamneront, qui nous exécuteront!... Est-ce donc que vous voulez le soutenir contre nous, contre Mlle de Coëtrozec, contre votre cousin Jean-Marie Yannou, contre Monik Kervella, contre l'abbé Judikaël Le Coat, contre tous ceux enfin qui veulent combattre ce gouvernement maudit, qui poursuit et tue tous ceux que nous admirons, tous ceux que nous aimons!... Attendrez-vous que ceux qui sont dans les prisons soient morts, pour les venger; et ne tenterez-vous pas comme nous, avec nous, de les délivrer, de les sauver?...»

Il s'était dressé, la face enflammée, les doigts crispés sur son penn baz, essayant vainement de modérer, d'étouffer les éclats de sa voix, et, secouant sa crinière grisonnante autour de ses épaules, redevenu le forcené partisan d'autrefois, le Massacre-Bleu de la Chouannerie.

Les Troadec n'avaient plus fait un mouvement; mais on devinait que dans leur crâne, aussi dur que les roches de la côte, l'entêtement dans la même résistance s'augmentait, et que l'allocution véhémente du vieux chouan ne parvenait pas à les convaincre.

Alcide protesta plus énergiquement encore que la première fois:

«Le père nous désapprouverait si nous t'écoutions, Tonton Maõ.»

Et Loïz souligna, ses yeux noirs pleins de conviction et d'honnêteté irréductible:

«Nous sommes des marins, et seulement des marins; que les terriens agissent comme ils l'entendent, nous n'avons rien à y connaître.»

Le Tamm Pilou semblait un peu déconcerté par cette résistance qu'il n'avait pas prévue aussi radicale:

«On ne vous demandait cependant pas grand'chose, nous aider seulement à arrêter les chevaux et à tenir le courrier en respect, pendant que, les camarades et moi, nous aurions visité ses coffres.»

L'aîné des Troadec reprit plus posément:

«Tonton Maõ, tu dois nous rendre cette justice que, pour ce qui est de servir la cause de la Demoiselle, nous l'avons toujours fait sans nous refuser à aucune besogne de danger ou de force, mais pour celle-là, nous ne pouvons y prendre part.»

Une méfiance poussa Loïz à ajouter:

«Comment se fait-il que ni Mlle de Coëtrozec, ni M. le recteur, ne nous aient parlé de cela?»

Un grommellement sourd et un haussement d'épaules furent la seule réponse du paysan de La Feuillée, un peu gêné par cette question directe et précise.

Au bout d'un moment, il murmura, en balançant d'un air mécontent la tête:

«Ce n'est pas autrefois qu'on eût fait tant d'histoires pour aller arrêter un misérable courrier et pour soulager un peu le Trésor public d'un argent qui est à nous, une simple restitution quoi! ou un emprunt forcé que les princes rendraient plus tard!...»

Mais comprenant qu'il serait inutile d'insister et qu'il lui faudrait en passer par ce que les deux hommes voudraient, se repentant même de les avoir mis au courant de ses projets, il parut se résigner et fit:

«Après tout, chacun son idée, mes gârs!... Les jeunes gens du jour d'aujourd'hui ne pensent pas comme ceux du temps passé et il vous est permis de refuser de vous joindre à une action qu'un Cadoudal eût été fier d'accomplir!... Enfin, n'en parlons plus, puisque ça vous chiffonne!... Je ne vous demanderai qu'une chose, c'est, quoi qu'il arrive, de ne jamais souffler mot de ce que je viens de vous proposer, et de laisser les événements se poursuivre comme Dieu en aura décidé!»

Rassurés, apaisés en constatant que leur dangereux compagnon n'exigeait pas davantage et se résignait à se passer de leur aide, ils lui jurèrent le secret.

Le lendemain, tous trois montaient dans la carriole du marchand de chiffons; Mathieu, fouettant son cheval, coupait la route de Morlaix à Quimper, en sortant de Brasparts, et prenait la direction de Quimerc'h.

Ils avaient à peine quitté l'auberge qu'un voyageur solitaire y arrivait à son tour: c'était un colporteur, à en juger par la balle de marchandises qu'il ouvrit, et autour de laquelle les femmes, les enfants affluèrent.

Le bon marché extraordinaire de tous ses articles le mirent rapidement au mieux avec sa clientèle improvisée, et le soir même, à table, il achevait de gagner la confiance des patrons de l'auberge par sa bonne humeur, sa gaieté et les quelques cadeaux qu'il eut peu de peine à leur faire accepter. Tout en bavardant de choses et d'autres il laissa deviner qu'il avait fait affaire avec un paysan de La Feuillée, auquel il redevait une petite somme, mais que, au moment de le rejoindre, ne connaissant pas le pays, il avait pris une mauvaise route et l'avait perdu de vue.

À la description minutieuse qu'il en traça, nul ne douta que ce ne fût Plourac'h; et la patronne, très obligeamment, lui confia que Mathieu, celui-là même qu'il cherchait, avait pris la route de Quimerc'h avec deux grands gârs superbes, aux allures de marins ou de pêcheurs, qui avaient eux-mêmes gîté plusieurs jours à l'auberge et qui s'appelaient Troadec. Il avait toutes les chances de le retrouver le jour suivant à Quimerc'h, où le Tamm Pilou avait l'habitude de s'arrêter.

Une expression joyeuse illumina les traits du questionneur, en recevant cette réponse, dont les détails semblaient le ravir, et il s'écria à plusieurs reprises:

«Vous ne pouvez savoir combien je suis content!»

Le gamin qui avait tenu le cheval de Plourac'h se trouvait précisément là, il ajouta, se mêlant à la conversation:

«Oh! moi, j'ai bien entendu qu'il allait à Quimerc'h, vu qu'il voulait arriver à temps pour rejoindre une diligence qui porte de l'argent de Quimper à Brest.»

Le colporteur ne pût maîtriser un soubresaut de surprise; cependant il dissimula de son mieux, en faisant:

«Merci, merci, cela me suffit.»

Mais dès qu'il put prendre l'enfant à part, sans être observé, il le questionna doucement, en tirant un objet de son sac:

«Tiens! Ce beau couteau sera à toi, si tu me dis exactement ce que tu as entendu?»

Le petit, embarrassé et séduit, se grattait la tête, essayant de se rappeler:

«Je crois bien que c'est tout!... Voilà, le vieux parlait aux autres de cet argent et de ce courrier, pour des raisons que je ne sais point trop, vu qu'ils causaient d'abord très bas, comme s'ils ne voulaient pas être entendus. Tout de même j'ai l'oreille fine; j'ai cru comprendre que c'était de l'argent à eux et aussi pas à eux. Ils discutaient dur, même que le vieux s'est mis en colère, en disant qu'il fallait reprendre cet argent!... Enfin des tas de mots que je ne sais plus!...»

Le soir dans sa chambre, le voyageur, en se mettant au lit, se dit à mi-voix la face rayonnante:

«Oh! oh! voilà du sérieux, cette fois! Et je crois bien que, pendant que l'ami Lespervier, qui n'a pas voulu m'écouter, au retour de ce Menez Bré, s'égare sur une fausse piste derrière son prêtre, et veut à toute force retrouver cette damnée Chauve-Souris, qui s'est si vivement envolée, moi je suis sur la bonne voie et que tout le succès sera pour quelqu'un que je connais! Foi de Ridolin, je n'en serai pas fâché, car si je découvre tout seul le pot aux roses, je serais bien sot de ne pas garder tout le profit pour moi!... Le patron sera content, si je coupe l'herbe sous le pied de Fouché, et j'en aurai tout le bénéfice! Après tout chacun pour soi! Tant pis pour Lespervier; il a voulu faire le malin et ne pas venir avec moi, lorsque, tous deux, nous étions revenus à La Feuillée et que je surveillais les mouvements de ce Tonton Maõ; il a préféré se lancer sur une piste vers Landerneau et Brest!... Va, cours, mon bonhomme! Elle a des ailes, la Chauve-Souris, tu ne l'atteindras jamais! Mon homme à moi n'a qu'un cheval; je saurai bien le rattraper!»

Et l'honnête agent de Dubois, bercé de rêves triomphants, s'endormit bientôt du profond sommeil d'une conscience tranquille et satisfaite. Il savait n'avoir pas plus de onze kilomètres à faire le lendemain pour atteindre Quimerc'h, et il avait appris que le courrier de Quimper n'y passerait que vers la fin de la journée: il avait donc tout son temps devant lui et il pouvait se reposer à l'aise, sans redouter d'arriver trop tard.

Ce fut au Vieux-Quimerc'h que les Troadec se séparèrent de Mathieu Plourac'h, après lui avoir de nouveau promis le secret, en s'engageant, quoi qu'il arrivât, leur vie même fût-elle en danger, à ne jamais révéler ce qu'ils savaient des projets de leur compagnon.

Tandis que le chouan, prenant à droite, se dirigeait sur la forêt de Crannou, Alcide et Loïz continuaient directement leur chemin dans la direction de Quimerc'h, pour, de là, gagner le Faou, où ils trouveraient facilement un moyen de traverser le large estuaire de la rivière, d'atteindre Landévennec et de se faire conduire à Camaret par quelque bateau du pays.

Comme ils avaient hâte de regagner leur demeure et de retrouver leur père, ils ne s'arrêtèrent pas une fois, négligeant les auberges des différents villages et bourgs trouvés le long de leur route, et purent ainsi traverser toute cette partie de la région sans avoir été remarqués par personne.

Connaissant admirablement les routes, les sentiers, les hameaux et jusqu'aux fermes les plus perdues de cette contrée sauvage, qu'assombrissait encore davantage le voisinage de la forêt de Crannou, ensevelie sous les ténèbres de ses chênes et de ses hêtres séculaires, Plourac'h, après sa sortie du Vieux-Quimerc'h, mit très peu de temps à gagner la lisière des bois.

Là, ayant pris la précaution de laisser cheval et voiture chez un ami sûr qu'il possédait au Labou, au Nord-Est des bois de Crannou, il s'avança seul sous la futaie plusieurs fois centenaire.

La solitude et l'ombre l'enveloppaient, mais on aurait deviné, à la sûreté de sa marche dans ce dédale, à l'aisance avec laquelle il se reconnaissait sans jamais hésiter entre les sentiers se croisant parfois devant lui, que les moindres fourrés lui étaient familiers.

Bientôt il ralentit le pas, semblant relever des traces, examinant certains froissements des branchages à hauteur d'homme, certaines brisures qui avaient sans doute pour lui une signification, car soudain il entonna à haute voix le refrain:

Ann hini goz eo va dous

Ann hini goz eo va zur!...

Il n'avait pas terminé qu'un organe sonore, bien timbré, éclatait à quelque distance sous la feuillée, envoyant, en réponse à l'appel convenu du Tamm Pilou, ce fragment significatif de la même chanson:

La vieille pense à mon bonheur;

C'est elle qui plaît à mon coeur...

Et Mathieu répéta, selon la convention, les mêmes paroles en rude et rocailleuse langue de Cornouailles:

Ann hini goz am c'hondu mad;

Ann hini goz a zo dam grad...

Puis il appela joyeux:

«C'est toi, Maradec?»

Les branchages écartés, il aperçut, groupés autour d'une petite fontaine, une dizaine de paysans jeunes et vieux, armés de penn baz, de coutelas, quelques-uns même laissant deviner sous la veste le bossellement d'une crosse de pistolet.

Il les compta rapidement du regard et fit:

«Dix, et moi le onzième!... Bah! on arrivera tout de même à bout de ce courrier de malheur, d'autant qu'on sait le pays tranquille depuis longtemps déjà, que l'envoi d'argent est secret, et qu'on n'a pas méfiance surtout par ici.»

C'était à la source de Lec'h Ouarn, une fontaine miraculeuse fréquentée à certaines époques de l'année par les malades et célèbre dans tous les environs, que Mathieu Plourac'h avait donné rendez-vous à ceux de ses partisans qu'il savait les plus déterminés et les plus disposés à suivre aveuglément ses conseils sans même les discuter. Avant de soulever toute la région pour le grand coup, comme il en avait toujours le dessein, mais ce qu'il ne pouvait faire utilement sans avoir le moyen de fournir des armes et des munitions à ceux qu'il appellerait ainsi à la révolte, il en était revenu, à défaut du trésor introuvable de Huon de Coëtrozec, à son idée de s'emparer de l'argent qu'il savait, par des affidés Quimpérois, devoir être envoyé de Quimper à Brest vers cette époque.

Les recherches des marais de Saint-Michel ayant échoué, ne sachant quand on pourrait les reprendre, il avait laissé Judikaël Le Coat gagner le Menez Bré, Anne de Coëtrozec se rendre à Brest par Landerneau; et lui-même s'était immédiatement mis en campagne pour recruter des adhérents; on venait précisément de l'aviser du jour exact où partirait le courrier et il savait avoir tout le temps nécessaire pour faire ses préparatifs.

Il ne s'était pas plus tôt séparé du prêtre et de la jeune fille que, après avoir donné l'ordre à Alcide et à Loïz Troadec de le précéder à Brasparts, de s'installer à l'auberge et de l'y attendre patiemment, il quittait La Feuillée avec sa voiture pour des pérégrinations mystérieuses...

Il eut soin de s'arrêter dans tous les endroits, où, suffisamment connu, il possédait d'anciens compagnons de la Grande Guerre, s'annonçant toujours par la chanson universelle de la Vieille et de la Jeune, de manière à bien signaler dans quel but il se présentait, c'est-à-dire en conspirateur, non pas en marchand de chiffons.

Ce fut ainsi que, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, il put prévenir et racoler une dizaine d'intrépides, prêts à tout en sa compagnie et sous sa direction, en leur donnant comme lieu de rendez-vous, pour une date fixe, la source de Lec'h Ouarn dans la forêt de Crannou. De cette façon, ceux qui ne trouvaient pas de raison suffisante à donner aux leurs ou qui redoutaient les indiscrétions, avaient pu prétexter un voeu, justifiant par un but de piété la nécessité qui les appelait à la fontaine miraculeuse.

Cependant le vieux chouan avait pu craindre des défections; c'est pourquoi, lorsqu'il avait définitivement quitté La Feuillée, une fois ses dernières précautions prises, sans se douter qu'en ce moment ses moindres mouvements étaient surveillés par Étienne Ridolin, et qu'il était venu retrouver, à Brasparts, Alcide et Loïz Troadec, il n'eût pas été fâché d'amener ce solide renfort avec lui: il pensait que la seule présence de ces deux pêcheurs herculéens eût suffi à rassurer les indécis et à exalter le courage des autres.

Quand il eut constaté que pas un de ceux qu'il avait enrôlés ne manquait à l'appel et qu'il eut pu lire dans leurs yeux le dévouement le plus absolu, il leur avoua enfin le but de cette réunion, qu'il avait jugé prudent jusque-là de tenir caché, pour éviter tout écart de langue, même involontaire:

«Etes-vous tous d'accord pour marcher avec moi et me suivre là où je veux vous mener?»

Maradec, celui qui lui avait le premier répondu, un chouan d'autrefois comme lui, déclara:

«Nous ne savons rien de ce que tu désires, Massacre-Bleu; mais tu peux compter sur nous autant que sur toi-même parce que nous savons tous que tu es dans les bons principes, toujours les mêmes! Sur notre part de Paradis, nous jurons de te suivre!»

Un hourra d'approbation accueillit cette affirmation que soulignèrent les cris significatifs:

«Mort aux bleus!...»

Le vieux Tamm Pilou sourit d'un air sauvage, comme caressé par cette acclamation qu'il n'avait pas entendue depuis trop longtemps gronder sous les bois; mais il reprit, un peu mélancolique:

«Il ne s'agit que d'arrêter un courrier et de le soulager de son coffre, contenant le trésor de guerre du Gouvernement.»

Les prunelles brillèrent, avides, saupoudrées d'étincelles d'or, et les penn baz se levèrent, brandis par des mains violentes et impatientes. Maradec observa avec une certaine malice, sanguinaire:

«P-t'être bien qu'il y aura des gendarmes?...

--Mort aux patauds!

--Mort aux bleus!»

Plus féroces encore les clameurs retentirent, se prolongeant à travers les hêtres et les chênes, unissant les cris de guerre d'autrefois.

Mathieu Plourac'h pouvait décidément compter sur ses compagnons, même s'il y avait de la résistance; il leur indiqua l'endroit qu'il avait soigneusement choisi, après mûres réflexions: c'était au sortir de Quimerc'h, un point où la route s'encaissait un peu, entre les villages de Neiz-Vrann et de Coatiscoul.

Ils se mirent immédiatement en marche, isolément, se suivant à quelque distance, afin de gagner leur poste de combat sans éveiller les soupçons.

Le jour tombait, comme les onze hommes, dissimulés derrière les haies et les assises rocheuses qui surplombaient cette partie du chemin, entendirent les grelots de la diligence tinter mélancoliquement au loin.

«Attention! fit Mathieu, en montrant deux énormes pierres qu'il avait fait rouler en travers du passage. Dès que le postillon va arriver sur l'obstacle, et que tous seront occupés par l'accident, ce sera le moment de foncer dessus. Je donnerai le signal avec un couplet de la chanson.»

Ayant sans doute quelque retard, le courrier poussait ses chevaux, les enveloppant de continuels coups de fouet, sans se préoccuper de la descente assez prononcée qui, depuis Quimerc'h, allait s'accentuant de plus en plus, à mesure qu'on avançait et qu'on se rapprochait du Faou.

Brusquement, le cheval monté par le postillon s'abattit, et tout l'attelage vint butter violemment contre les pierres, les chevaux tombant les uns sur les autres en un inextricable emmêlement des rênes.

Les cris, les jurons s'échappaient de toutes les bouches, quand retentit l'antique chanson qui modulait sur un ton de raillerie et de défi:

À ceux de la ville pourtant

La Jeune plaît mieux cependant!...

«C'est un coup préparé, garde à nous!» cria le conducteur, levant les yeux vers la hauteur d'où tombait ce couplet.

À travers la pénombre du jour baissant onze silhouettes aux casaques de peau de bête, aux chapeaux ronds, aux larges bragou braz se profilèrent, bondissant ensemble de derrière les buissons et se précipitant autour de la diligence.

Pendant que les uns serraient le postillon et le courrier à la gorge, les autres se hâtaient d'enfoncer la caisse pour en tirer les sacoches gonflées d'argent et les emporter au plus vite.

Mais, presque en même temps, une rumeur d'armes cliqueta sur l'impériale, qui semblait entièrement vide, des canons de fusil s'abaissèrent entre d'ingénieux créneaux formés par une sorte de rempart matelassé, des coiffures de gendarmes apparurent garnissant tout le dessus de la voiture et une grêle de balles s'abattit sur les assaillants.

Cette première décharge, tirée trop précipitamment, n'eut, du reste, aucun résultat.

Ceux qui avaient des pistolets ripostèrent, en visant soigneusement les têtes qui dépassaient; les autres tentèrent d'escalader le véhicule, en se hissant sur les roues et de répondre aux coups de fusil par des lardées de couteau ou des moulinets fracassants de penn baz.

Durant quelques instants ce fut une mêlée indescriptible. Cependant, le coffre défoncé, quelques-uns des chouans avaient pu déjà enlever un certain nombre de sacs d'argent et se hâtaient de les mettre en sûreté, en regagnant les buissons, pendant que les plus vigoureux tenaient tête aux gendarmes, essayant d'immobiliser ou de briser les fusils.

Mais un galop de cheval retentissait du côté de Quimerc'h; certainement la fusillade avait été entendue et on venait au secours du courrier: la position pouvait devenir critique pour les assaillants, qui, jusqu'alors, n'avaient pas été trop éprouvés.

Mathieu Plourac'h, jugeant inutile de prolonger la lutte et renonçant à s'emparer des sacs qui restaient, chanta le refrain convenu:

Ann hini goz eo va dous...

C'était le signal de la retraite.

Prestement, avec une agilité qui tenait du prodige et qui empêcha les gendarmes de les décimer, car ils n'eurent même pas le temps de les ajuster, les Bretons abandonnant la diligence, s'enfuirent chacun de leur côté, disparaissant en quelques secondes derrière les haies, les rochers, et enlevant seulement une partie du butin. Quelques-uns avaient été blessés, mais pas un seul grièvement, et Mathieu était indemne. Par contre, trois gendarmes gisaient sur la route, précipités du haut de l'impériale, deux blessés et un mort; en outre, le courrier était à moitié étranglé et le postillon, la tête fendue par sa chute, râlait.

Un cavalier parut, dessinant dans la demi-obscurité, sur la blancheur de la route, sa stature colossale; c'était Étienne Ridolin.

Il s'exclama:

«Diable! Trop tard. Les coquins ont eu le temps de faire leur coup; mais, patience, je ne me suis pas trompé, c'était bien le Tonton Maõ; j'ai parfaitement reconnu sa chanson habituelle. Sans doute il avait avec lui ces deux Troadec, dont on m'a parlé à Brasparts. Leur affaire est claire à ces trois gaillards-là!...»

Comme il était impossible de songer à les poursuivre, de nuit, à travers les landes, les rochers et les bois, et qu'on ignorait la direction qu'ils avaient pu prendre, on dut renoncer à retrouver les sacoches précieuses, dont ils avaient emporté à peu près la moitié.

Le plus important, c'était de relever le mort, les blessés, de remettre la diligence en état de continuer son chemin et d'atteindre le plus tôt possible le Faou.



CHAPITRE XII

LUTTE DE COLOSSES

Dans sa chambre de l'auberge de Brasparts, Étienne Ridolin, s'était éveillé très tard, faisant la grasse matinée et trouvant quelque douceur à prolonger sa paresse, après les rudes journées qu'il avait dû passer en compagnie de cet actif et infatigable Lespervier.

Il souriait, plein d'une pitié ironique pour le camarade, en songeant que, tandis que l'agent de Fouché s'exténuait à courir les routes, à gravir les montagnes, à la poursuite d'un rêve insaisissable, lui, tout en se reposant, tenait la bonne et solide réalité et se préparait très tranquillement, sans brusquerie, à faire une capture dont on parlerait sans doute en haut lieu et qui lui vaudrait un avancement mérité.

Cependant, à la veillée, après qu'il fut monté se coucher, les gens de l'auberge s'étaient montré les uns aux autres les acquisitions qu'ils avaient faites, et le gamin triomphant révélait que le colporteur lui avait donné, sans le faire payer, un magnifique couteau.

On avait d'abord admiré le cadeau et loué la générosité du voyageur, jusqu'au moment où l'esprit de réflexion s'élaborant peu à peu dans la cervelle moins opaque d'un des assistants, celui-ci s'était inquiété des raisons qui avaient pu pousser ce marchand à favoriser l'enfant et à le gratifier d'une pareille aubaine.

Ce dernier avoua que le colporteur l'avait questionné au sujet de Mathieu Plourac'h, en lui promettant ce couteau s'il répondait convenablement, et raconta ce qu'il avait surpris de la conversation du Tamm Pilou avec ses deux compagnons, au sujet de la diligence de Quimper et de l'argent qu'elle devait porter.

Il y avait là, parmi les paysans, de secrets complices de l'ancien chouan, de vieux compagnons d'armes qu'il n'avait pas jugé à propos d'embaucher pour cette affaire; ils devinèrent immédiatement, en écoutant le récit du petit, quel devait être le projet de Plourac'h et se demandèrent si ce voyageur était un véritable marchand ambulant et si toutes ses questions sur le paysan de La Feuillée n'avaient point d'autre but qu'une affaire d'intérêt et qu'un règlement de comptes.

Ils n'étaient ni assez simples, ni assez ignorants pour ne pas avoir entendu quelquefois parler des espions que la police lançait à travers les départements, et ils se souvenaient de certaines exécutions sommaires qui avaient eu autrefois du retentissement dans le pays.

Sans doute aucun d'eux n'eût voulu se compromettre dans cette affaire du courrier, qui pouvait entraîner péril de mort pour tous ceux qui y auraient pris part ou même auraient été seulement soupçonnés de complicité; mais, si on savait le Premier Consul impitoyable en pareil matière, on ne désapprouvait pas absolument Mathieu d'employer ce moyen brutal de récupérer des sommes qui avaient été puisées, en grande partie dans la bourse de chacun d'eux.

En leur âme simpliste et peu intelligente, cet argent leur semblait de l'argent à tout le monde, le Gouvernement étant tout le pays ou n'étant personne.

En outre, une fois lancés sur cette voie par la révélation de l'enfant, ils se souvinrent d'avoir entendu certains de Brasparts et des environs parler d'un pèlerinage particulier qu'ils avaient à faire à la source de Lec'h Ouarn dans la forêt de Crannou, et leur entendement obtus s'éclaira tout à coup: ils envisageaient une corrélation entre ce pèlerinage hors de saison et les projets supposés de Plourac'h, étant donné le voisinage relatif de ces bois et de l'endroit où devait passer le courrier.

Dans leur indécision et leur anxiété, ils résolurent tacitement de mettre des obstacles d'apparence naturelle sur la route du colporteur et de faire ainsi en sorte qu'il ne pût intervenir en aucune façon dans les desseins de leur camarade de La Feuillée.

Le matin, dans l'auberge, Ridolin ne rencontra que des visages aimables, de souriants accueils, et dut achever de vider sa balle de colporteur, tellement les acheteurs et les acheteuses se pressèrent autour de ses marchandises.

Il faillit en oublier le but mystérieux qu'il poursuivait et ne put se mettre en route pour Quimerc'h que beaucoup plus tard qu'il ne le pensait, d'autant plus que son déjeuner se prolongea outre mesure, en raison des innombrables santés qu'il lui fallut porter et des politesses qu'il se vit contraint de rendre.

Il comptait, du reste, rattraper et au delà les moments perdus, grâce à l'excellent cheval qu'on lui avait promis, et il sut répondre jusqu'à la dernière minute aux gracieusetés dont on l'accablait.

Enfin il put partir, n'ayant que le temps de sauter en selle, sans même pouvoir examiner la monture qu'on lui avait amenée et qu'il devait laisser chez un aubergiste de Quimerc'h qu'on lui indiqua, celui-là même chez lequel s'arrêtait le courrier.

Il n'avait pas fait deux kilomètres que son cheval se déferrait successivement d'un pied de devant et d'un pied de derrière, et qu'il arrivait péniblement, tout boitillant, avec un retard important au Vieux-Quimerc'h, où un maréchal-ferrant lui fit encore perdre un temps considérable pour poser deux fers neufs, avant de lui permettre de continuer sa route.

De telle sorte que, lorsqu'il atteignait Quimerc'h, le crépuscule commençait et que, à l'auberge de ce bourg, on lui apprit que la diligence était déjà en route depuis un bon moment.

Une sorte de pressentiment le harcelant il ne s'arrêta en cet endroit que juste ce qu'il fallait pour qu'on lui sellât un autre cheval et repartit aussitôt.

Il allait de l'allure la plus rapide, avec une certaine circonspection cependant, en raison de l'inclinaison de cette route qu'il ne connaissait pas, quand il distingua, encore très loin, le pétillement de la fusillade. Tonton Maõ était à l'oeuvre et l'action se trouvait déjà engagée.

Avec un juron de colère, il enfonça ses éperons dans les flancs de sa bête, mais, toute diligence qu'il fît, n'atteignit le lieu du combat qu'après la disparition des bandits.

La chanson qu'il avait entendue, quoiqu'il fût encore éloigné, jointe aux quelques paroles révélatrices de l'enfant questionné à l'auberge de Brasparts, ne lui laissèrent aucun doute sur l'instigateur et principal auteur de l'attaque: c'était ce marchand de chiffons qui courait constamment le pays, qu'on voyait de temps en temps à Camaret, le plus souvent muet, ne rompant pas fréquemment le silence, en dehors de son cri monotone de «Tamm Pilou!»

Il était connu aussi par son amour pour cette vieille cantilène bretonne, qui bourdonnait parfois sur ses lèvres, et semblait, tantôt moqueuse, tantôt plaintive, tantôt provocante, enfermer dans ses rocailleuses syllabes une perpétuelle menace et une sourde révolte.

Mais ce paysan n'était pas seul, et si on ne savait pas où le prendre, rien n'était plus facile que de s'emparer de ses complices, de ceux qui l'avaient aidé dans son crime; ceux-là, Étienne Ridolin les connaissait.

En entendant, à l'auberge de Brasparts, ce nom de Troadec, en apprenant que les compagnons de Mathieu Plourac'h étaient deux, le policier s'était souvenu des deux pêcheurs qui manquaient à l'équipage de Kornéli Troadec, lorsque Lespervier et lui s'étaient séparés de leurs hôtes, d'abord avant d'aller en consultation chez la Monik Kervella, ensuite avant de se lancer à travers cette longue et aventureuse expédition, dont les péripéties venaient de se dérouler des Marais de Saint-Michel au Menez Bré, et semblaient avoir leur dénouement sur cette route ensanglantée, entre Quimerc'h et Le Faou.

Que chercher de plus? Lespervier, avec son imagination inventive, croyait à une vaste conspiration, à quelque complot ténébreux, compliqué, plein de ramifications mystérieuses; Ridolin, lui, tenait un bon crime, un de ces attentats que Bonaparte ne pardonnait pas: certainement c'était lui qui avait raison et il ne fallait pas se perdre dans des recherches inutiles. L'agent de Dubois se décida donc à agir tout seul et le plus rapidement possible, sans attendre le retour de son camarade.

Son premier soin, après avoir secrètement fait connaître son identité au brigadier de gendarmerie, qui n'avait pas reçu de blessures dans la terrible embuscade, fut de l'interroger sur les agresseurs du courrier.

Encore tout étourdi de la rapidité, de l'inattendu de cette attaque, à une époque où l'on commençait à se rassurer et à ne plus redouter comme autrefois de pareils attentats, celui-ci essaya de retrouver ses idées, aussi brouillées par la colère et par l'émotion que par l'envahissement des ombres grandissantes de la Autant peut-être pour augmenter le danger couru que pour donner une idée plus avantageuse de sa propre valeur et de celle de ses hommes, il grommela:

«Bien sûr que je les vois, les coquins, de vrais hercules, tout comme vous les décrivez, citoyen!»

Et il approuvait aveuglément tous les détails de stature et de vigueur que lui donnait Ridolin, s'efforçant de peindre exactement à son interlocuteur les deux fils Troadec, l'aîné, Alcide, le blond aux yeux clairs, et Loïz, le brun, les yeux noirs, des colosses comme leur père. L'agent se complaisait tellement dans sa description, qu'il finissait par les voir devant lui, tels qu'il les avait si souvent vus à Camaret, et que le brigadier extasié s'exclama:

«C'est à jurer que vous aviez leur signalement, ou que vous vous trouviez là avec nous!»

Ce fut ainsi que, les premiers soupçons du policier transformés en certitude absolue par le témoignage intéressé du chef des gendarmes, tous ses efforts se concentrèrent désormais sur ce seul point, les Troadec.

Quant au marchand de chiffons, il lui paraissait d'une habilité consommée de le laisser pour l'instant de côté, de lui redonner confiance en semblant ne pas s'occuper de lui, de négliger de l'incriminer; il comptait bien le rattraper plus tard et se réservait alors de le prendre dans quelque traquenard adroitement combiné.

Au Faou, où la diligence dut s'arrêter pour changer les chevaux, réparer ou remplacer les traits qui avaient été brisés dans la lutte, on s'occupa des obsèques des deux victimes qui avaient succombé, le postillon et un des gendarmes; puis dans une déposition écrite, signée du brigadier et dans une lettre particulière adressée au commissaire général de police de Brest, Ridolin dénonça Alcide et Loïz Troadec, de Camaret, comme étant, en compagnie de plusieurs autres brigands, les auteurs de l'attaque à main armée qui venait d'avoir lieu, entre Quimerc'h et Le Faou, contre le courrier, apportant de Quimper à Brest l'argent du Gouvernement. Insidieusement il laissait comprendre que les autres membres de cette famille Troadec pouvaient avoir eu d'avance connaissance de cette expédition, et il les signalait aux autorités comme suspects.

Ce soin pris, sa dénonciation confiée au courrier, il résolut de se rendre, le plus directement qu'il le pourrait, du Faou à Camaret, en évitant toutefois de se servir d'une barque, car il redoutait extrêmement la mer et préférait la voie de terre, toute difficultueuse qu'elle fût. S'il avait eu l'idée, en cet endroit, de s'informer des Troadec, ou même de simplement prononcer leur nom, on lui eût donné des renseignements qui auraient jeté une grande perturbation dans ses combinaisons, car beaucoup de pêcheurs du pays les connaissaient; ils eussent appris au policier trop ingénieux que ceux qu'il accusait d'avoir attaqué le courrier avaient quitté le Faou longtemps avant cette attaque et qu'ils devaient déjà, au moment où elle s'était produite, se trouver à Camaret, car la barque qui les avait conduits était déjà de retour.

Mais convaincu de la sûreté de ses informations, de l'impeccabilité de ses déductions, Ridolin continua à voir en eux les agresseurs principaux du courrier. Il ne lui restait plus qu'à les retrouver, à s'assurer habilement qu'ils ne pouvaient lui échapper; pendant qu'il les occuperait, la police de Brest aurait le temps d'agir et d'arrêter les coupables.

Tout son plan solidement établi, Étienne Ridolin se rendit à Châteaulin, où il savait trouver plus facilement une voiture pour regagner Camaret, en traversant le Menez Hom et Crozon.

Cette fois, c'était la réussite, la perspective de quitter bientôt ce Camaret, qui lui pesait tant, et de revenir triomphant à Paris en narguant cet excellent Lespervier.

En route, l'agent de Dubois eut encore l'occasion de s'assurer que, décidément, c'était lui qui avait raison et que son camarade s'égarait à la poursuite d'une chimère. Pendant que le courrier de Châteaulin, dans le cabriolet duquel il avait pris place, s'arrêtait, suivant son invariable habitude, au débit qui se trouve planté, immédiatement au sortir de Kerloc'h, le long de la route, Ridolin, sous prétexte de consultation pour son bras, cependant parfaitement rétabli, se rendait du côté de l'étang, afin de s'informer de la présence de la vieille guérisseuse.

Sa surprise et sa satisfaction furent grandes, en apercevant Monik Kervella assise sur le pas de sa porte.

Il eut un plissement narquois de sa large face empourprée en songeant à Lespervier, laissé à La Feuillée, et parti, selon toute probabilité, dans la direction de Landerneau, voire même de Brest, sur les indications plus ou moins vagues de gens du pays; il ne put s'empêcher de gouailler intérieurement:

«Ah! bien! Si tu cours toujours après ta Chauve-Souris, elle te mènera loin!... Moi, je la trouve sans la chercher!...»

Il en contemplait, avec une certaine tendresse reconnaissante, celle qu'il traitait auparavant de sorcière, et quand il l'aborda pour lui montrer son poignet tout à fait guéri, il riait tout haut de contentement.

Il ne put cependant tirer d'elle aucune parole lui prouvant qu'elle l'eût reconnu; elle examina son bras, le palpa, semblant seulement retrouver un mal soigné par elle, sans être préoccupée un instant de la personnalité de celui qui en avait été victime.

Il tenta inutilement de la questionner sur ce qu'elle avait pu faire depuis qu'il ne l'avait vue; mais, comme une voisine était là, il lui demanda si Monik n'avait pas quitté quelque temps Kerloc'h pour voyager.

Celle-ci se mit à rire, avec un haussement d'épaules et un regard significatif du côté de l'impotente:

«La Kervella, bouger d'ici, c'est que vous voulez plaisanter, bien sûr, elle qui ne peut quasi pas sortir de chez elle!»

Ridolin insinua, jouant l'incrédulité, avec une certaine ironie cachée:

«Dame! j'aurais cru, puisque c'est la Chauve-Souris qu'on l'appelle!... Les chauve-souris, ça s'envole, des fois!...»

Son interlocutrice le regarda d'une physionomie changée, et, sans vouloir lui répondre davantage, tourna le dos, les yeux embrumés d'une défiance soudaine.

Son expression devint si étrange que le policier, bien qu'on fût en plein jour, sentit un léger frisson secouer son épiderme, et qu'il dût faire un effort pour s'arracher à l'obsession superstitieuse qui, une fois de plus, comme aux solitudes des monts d'Arrée, pesait sur lui.

Il se secoua, mécontent, gêné, inquiet, grommelant:

«Décidément, c'est bien une vision d'elle que nous avons eue là-bas, dans ces montagnes de sauvages!... Sale pays! On n'y est jamais tranquille, jamais sûr de rien!... Heureusement que je n'y suis plus pour longtemps et que ma besogne va être terminée. Une fois les Troadec bouclés, le Tonton Maõ mis à l'ombre et leur affaire en train, je file sur mon brave Paris, moi!...»

Il regagna sa voiture, dont le conducteur commençait à s'impatienter, craignant d'arriver en retard, et il était cinq heures de l'après-midi, quand ils atteignirent Camaret. Lorsqu'il entra à l'Abri de la Tempête, Corentine Troadec était en bas, occupée à envelopper de bandes de toile le bras gauche de son fils Alcide.

Elle sembla embarrassée, comme surprise et poussa une exclamation bientôt noyée sous un flux de paroles.

«Monsieur Étienne!... Ah bien! si on vous espérait! Comment, vous v'là seul de retour, à c't' heure?... Et monsieur le chevalier, qu'en avez-vous fait?»

Avant de répondre à ces différentes questions, il avait dû réprimer un geste instinctif de triomphe et éteindre l'éclair de joie qui illumina ses yeux, en apercevant le fils aîné de Kornéli et en constatant qu'il avait été récemment blessé: plus de doute, cette blessure avait été reçue à l'attaque de la diligence.

Ce mouvement n'échappa ni au pêcheur, ni à sa mère; et, d'instinct, ils se regardèrent comme pour se recommander la prudence, tandis que Ridolin se décidait à expliquer:

«Nous nous sommes séparés, parce que j'avais terminé mes affaires plus tôt que je ne le pensais... Le chevalier, lui, il ne songe qu'à ses pierres, à ses monuments, à ses antiquités; moi, ça ne m'intéresse guère tout cela!... Alors quoi! je suis revenu! Et puis je ne peux pas m'éterniser ici, j'ai de gros intérêts qui me rappelleront prochainement à Paris: possible que je parte, un de ces jours, sans même l'attendre!... On se reverra là-bas, à la capitale. Je suis un indépendant, je vais, je viens, sans prévenir. Un beau matin, vous verrez, prrrrt, plus personne! On me cherchera ici, que je serai déjà loin!...»

Jamais le colporteur n'avait plu à Corentine; mais, en ce moment, son antipathie était si vive qu'elle l'inclinait aux soupçons les plus injurieux, et que le nouveau coup d'oeil échangé avec son fils signifiait, de son côté, qu'il y avait tout à craindre de ce colosse brutal, violent, mal commode, qui se plaignait de tout et semblait, par ses dernières paroles, préparer une disparition suspecte. Qu'avait-il pu faire de son compagnon de voyage?

Cependant, Ridolin ne les laissa pas s'attarder longtemps à cette suspicion, dont il ne se doutait guère, car sa curiosité venait de se réveiller plus ardente, et il questionna, d'un air aussi naturel et aussi indifférent que possible:

«Hé, mais, citoyen, vous êtes blessé, si je ne me trompe!... Où, diable, avez-vous attrapé ça? Hein! Laissez-moi voir un peu; si c'est un coup de feu, comme il me semble, je m'y connais et je pourrai sans doute...»

Le pêcheur riposta, d'un ton bourru:

«Pas besoin de vous, la mère suffit, et si ça ne va pas, j'irai trouver la Monik!...»

Il lui paraissait inutile d'initier leur hôte à ses affaires, et de lui faire savoir exactement ce qui lui était arrivé. Mais le policier semblait d'excellente humeur; il ne parut pas faire attention à la manière bourrue et rogue dont la réponse lui avait été lancée. Il reprit:

«Bon! bon! Vous avez raison, car c'est une guérisseuse de premier ordre, cette femme Kervella, j'en sais quelque chose, tout au moins pour les entorses ou les foulures, parce que, pour ce qui est des blessures d'armes à feu...

--Et qui vous a dit que c'était un coup de fusil?»

Se croyant suffisamment renseigné par cette imprudente dénégation, l'agent murmura tout bas:

«Va, va, mon garçon, débats-toi, tu es pris et bien pris!... Un coup de fusil, tu t'es trahi toi-même en signalant cette arme; du reste, les balles de calibre sont reconnaissables, et, à Brest, ils ont de fameux chirurgiens au fort La Loi!... Tu feras connaissance avec eux, c'est moi qui te le promets!»

Puis, tout haut, il poursuivit gaiement:

«Vous n'avez pas idée, madame Troadec, comme je suis satisfait de ma tournée; j'ai fait des affaires d'or!...

--Ce n'est pas comme nous au jour d'aujourd'hui, alors!... Le poisson ne donne plus, qu'on jugerait que l'Anglais lui fait peur!»

La voix de Kornéli Troadec tonna brusquement, toute grondeuse, tandis que la porte de l'auberge s'ouvrait devant lui et ses six fils. D'une démarche pesante, écrasée, découragée, tous ces grands corps vinrent s'abattre, exténués, sur les escabeaux et sur les chaises.

«Oui, appuya Hervé, on n'a pas gagné son pain à c't' heure, et on est rendu de fatigue!...

--Pas moyen d'appuyer au large, à la poursuite des bancs, vu qu'ils sont là, à toujours nous guetter, ces Anglais!...»

Et Loïz battit la table du poing, achevant:

«On en a la gorge à sec et la poitrine en feu, d'avoir pesé sur l'aviron et croché à pleins poings dans la toile, pour lutter contre le vent et contre les courants qui nous entraînaient à tout moment vers eux!»

Une grimace de commisération affectueuse assouplit les traits de bouledogue de Ridolin, qui, venant frapper sur l'épaule de Kornéli, proposa:

«Si vous voulez, citoyen Troadec, je régale aujourd'hui, hein, ça va-t-il? Ça vous remettra à vous et à vos grand gârs un peu de coeur au ventre pour la prochaine fois. J'ai trop de contentement pour le garder pour moi tout seul, en égoïste; il faut que j'en fasse profiter les autres. On se consolera de notre réussite future et vous savez, eh bien! là, vrai, je vous mets au défi, tous tant que vous êtes, de me rouler: vous verrez si ma tête de Parisien n'est pas plus solide que vos têtes de Bretagne, malgré la renommée de par chez vous!...»

Intrépide buveur, comme le prouvait sa trogne enflammée, Étienne Ridolin jouissait, parmi les policiers, de la réputation justifiée de pouvoir faire assaut victorieusement avec les ivrognes les plus redoutables.

Souvent, dans ses missions secrètes, il avait eu recours à ce procédé pour délier la langue de ceux qu'on voulait faire causer et que, seules, les fumées du vin ou les vapeurs de l'alcool parvenaient à trahir. Brusquement, l'idée lui était venue de griser les pêcheurs, de les faire bavarder, et de leur arracher leur secret.

Il se tourna, bon enfant, vers Alcide, ajoutant:

«Le camarade en sera aussi de la petite fête, pas vrai? Ce n'est pas son égratignure qui l'empêchera de souper joyeusement et de trinquer à mon retour?»

Alcide allait refuser; un signe de sa mère le poussa vers la table; elle lui souffla tout bas:

«Accepte: le vin rend bavard, nous le ferons parler. Il ne se doute pas de ceux à qui il a affaire, ne connaissant ni vous, ni Kornéli; moi j'ai confiance et j'y aiderai au besoin. Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que nous allons savoir quelque chose.»

Quelques instants plus tard, tandis que Corentine, discrètement, n'apparaissait que pour apporter de nouveaux plats et surtout de nouvelles bouteilles, se retirant dès qu'elle avait servi, afin de laisser toute liberté aux convives, Kornéli Troadec, Alcide, Hervé, Loïz, Yves, Yan et Alan tenaient résolument tête à Étienne Ridolin.

Celui-ci ne cessait, entre chaque mets, de les exciter à boire et à lui faire raison, à l'aide de toasts toujours plus provocants, et une lutte étrange, formidable, s'engagea, autour de la table, entre ces colosses.

Prudemment, la mère avait fait partir Pierrik, dès que le mousse avait été rassasié, afin que rien ne vînt gêner ce combat d'un genre si particulier, au milieu duquel elle seule conserverait peut-être son sang-froid et sa raison. Les débuts furent calmes. Ayant immédiatement compris, à un signe de sa femme, qu'il ne s'agissait pas d'une lutte ordinaire et que cet adversaire, en apparence si bonhomme, cachait quelque méchant dessein sous son exagération de cordialité, Kornéli releva le pari pour ses fils et pour lui. Il savait bien tout ce qu'il pouvait attendre d'eux et de lui-même.

Comme, sans se l'avouer, on s'observait de part et d'autre, la conversation commença très paisiblement.

Il fut d'abord question de la pêche, de la misère du pays, de généralités; puis, peu à peu, à mesure que les services se succédaient, bourrés d'épices incendiaires, la causerie s'échauffa, les paroles se heurtèrent, les confidences jaillirent des gorges plus largement arrosées, et des flammes s'allumèrent au fond des prunelles vacillantes comme des torches secouées par le vent.

Avec la confiance absolue qu'il avait dans sa force de résistance, dans la puissance de sa volonté et dans l'habitude de semblables luttes, Ridolin vidait coup sur coup son verre, sachant bien que le meilleur moyen d'entraîner ses adversaires était de leur donner le premier l'exemple. Il se sentait plein d'ardeur, et, par un détour habile, il avait su amener la conversation sur Monik Kervella, en faisant son éloge, en parlant de la guérison si rapide qu'il lui devait. De là, on en était arrivé à discuter des différents degrés de parenté, des bonnes ou des mauvaises ententes entre parents, surtout à des époques troublées, alors que la politique divisait les gens les plus unis, même les familles.

Mais, en cet instant, se souvenant de l'inquiétude montrée par sa femme au moment du départ d'Alcide et de Loïz pour les Marais de Saint-Michel, et des questions indiscrètes posées, à cette époque, par leur hôte, Kornéli avait eu la sensation d'un danger.

Justement, elle venait de se montrer dans l'entrebâillement de la porte et avait fait un geste de prudence à son mari, un doigt posé sur sa bouche avant de s'approcher de la table; là, tandis que Ridolin, sans nulle défiance d'elle, tournait la tête, Corentine jeta dans son verre plein une forte dose de tabac qu'elle avait préparée d'avance. À peine eût-il bu, qu'elle fit disparaître le verre, sous prétexte qu'il était sale, et que, pour égarer ses soupçons s'il avait pu en avoir, elle changea également ceux des autres convives.

Chez les plus jeunes, les têtes s'alourdissaient; mais Alcide conservait tout son sang-froid et Kornéli, taciturne, maître de lui, devenait de plus en plus réservé.

Ce fut précisément à ce moment, sur une question posée à propos de sa profession, que, chez Ridolin, l'ivresse éclata soudaine, inattendue, provoquée par la nicotine absorbée et par l'alcool dont, à son insu, la patronne avait additionné ses dernières rasades.

Avec un rire éclatant, ne sachant plus à qui il s'adressait, il avoua:

«Marchand de chevaux, colporteur!... Ah! ah! ah!... Tous l'ont cru; pas un n'a su deviner mon véritable métier!... Qu'on aille dire, après cela, que je ne suis pas l'agent le plus malin du Préfet de police!... Et personne, pas un de ces rustres de pêcheurs n'a été capable de s'en douter!... Oui, mais, écoutez donc, je les tiens, moi; je sais ce qu'ils ont fait, cet Alcide et ce Loïz Troadec! Son coup de fusil, ah! ah! ah! c'est en attaquant la diligence, là-bas, entre Le Faou et Quimerc'h qu'il l'a reçu!... Ah! ils vont savoir ce qu'il en coûte de dévaliser un courrier!... Il y en a un qui m'a échappé, ce paysan, Tonton Maõ, un ancien chouan, je le parierais; mais je le trouverai celui-là!... Le feu de peloton pour tous!... Bonaparte!... Dubois!... J'aurai un avancement fameux!... Foi de Ridolin!...»

Sous l'avalanche de ces aveux, presque incompréhensibles pour eux, une stupeur écrasait les Troadec, tandis que, verbeux, la face incendiée, les yeux noyés, ne reconnaissant plus ceux qui l'entouraient, le misérable continuait ses révélations, faisant la confidence de ses projets, se penchant tantôt vers Alcide, tantôt vers Kornéli, jusqu'à l'instant où il tomba, assommé, la figure sur la table. Dégrisé subitement, le patron des Sept-Frères le contemplait, terrifié, balbutiant:

«C'était un espion!... Nous v'là perdus à c't' heure!... Et avec nous Mlle de Coëtrozec, et tous!...»

Hervé se dressa, vacillant, menaçant de son poing terrible le policier:

«Gredin!... Canaille!...»

Corentine, épouvantée, murmura:

«Et M. le chevalier qui ne se doutait de rien!...»

Mais un homme, entré dans la salle vers la fin du repas sans qu'ils l'eussent aperçu, avait entendu, avait vu; il déclara, en posant son doigt sur la tête de Ridolin:

«Cet espion m'appartient!...»

Eclairé de reflets sanglants par l'onduleuse flamme des résines brûlant sur la table, l'implacable et sinistre figure de Massacre-Bleu apparaissait au milieu d'eux, comme la personnification tragique de la Vengeance.



CHAPITRE XIII

LA MORT FROIDE

«C'est étrange, murmura Ridolin; si je ne me voyais pas appuyé sur l'angle de cette dure et cahotante calèche, les côtes rudement caressées à chaque soubresaut par sa diablesse d'armature de fer et de bois, qui doit remonter au moins au siècle du Grand Roi, je jurerais que je suis sur mer, ballotté par les vagues, et que je vogue pour des pays inconnus!...»

Il écarquillait les yeux, s'efforçant de se reconnaître, et persuadé que le chemin qu'il faisait en ce moment, il l'avait déjà fait une première fois, lors de son arrivée à Camaret. Il reprit, avec conviction:

«Mais oui, voilà cette montée du Menez Hom, que ce damné bidet de Bretagne, si maigre et si efflanqué, a gravi tout d'une haleine et qu'il escaladait comme une chèvre. Pour venir de Châteaulin il n'y a pas d'autre route, et c'est sûrement tous ces événements qui m'ont brouillé la vue; c'est bien le chemin qui passe par Crozon et aboutit à Camaret.»

Puis, rassuré, il ricana, joyeux:

«Leur affaire est limpide à ces Troadec de malheur, et, pendant que l'ami Lespervier court la poste dans les montagnes d'Arrée, moi, je vais les prendre tout d'un seul coup de filet, houp là! ce sera comme la revanche des poissons sur les pêcheurs, quoi!... Et ensuite, en route pour la poêle à frire, dont la queue est tenue par un rude cuisinier, mon excellent patron Dubois!... Ah! ah! ah!... Tout de même, je n'aurai pas perdu mon temps, ainsi que j'avais pu le croire un instant!... Attaque à main armée contre une diligence!... Vol des deniers de l'Etat!... Le Premier Consul ne plaisante pas là-dessus, et je crois bien que la Grande Prévôté va avoir de l'ouvrage... C'est peut-être plus banal, mais c'est certainement plus positif et plus certain que le fantôme de conspiration poursuivi par ce pauvre Lespervier!...»

Un gloussement de plaisir hoqueta au fond de sa gorge, mais s'arrêta court sous un malaise inexplicable:

«Hein! Qu'y a-t-il?... Oh! là! oh!... Tiens, voilà le paysage qui se brouille et les landes qui filent de chaque côté de la voiture comme si le vent les emportait... Hé là!... Il ne s'arrêtera donc pas ce courrier enragé?»

Il lui semblait qu'une trombe poussait la calèche, tandis que les arbres, les bruyères, s'enfuyaient dans le sens opposé avec une vitesse d'ouragan.

Il faisait d'inutiles efforts pour appeler l'attention du cocher et l'inviter à modérer cette allure fantastique; mais celui-ci, les épaules hautes, de longs cheveux grisonnants épars sous son chapeau de feutre, lui tournait obstinément le dos; il n'apercevait que la zébrure du fouet balafrant à tout moment les flancs du bidet, qui sautait follement entre les brancards, donnant de formidables embardées au véhicule.

Ce conducteur se mit à siffloter, et, brusquement, ce fut l'air connu qui vint heurter les oreilles bourdonnantes de Ridolin:

Ann hini goz eo va dous

Ann hini goz eo va zur!...

Pas moyen pour lui de s'y tromper.

Il eut un sursaut d'étonnement, croyant d'abord à une obsession imaginaire:

«Hein! Encore! Ce n'est pas possible!»

L'oreille tendue, il s'appliqua à écouter, reconnaissant çà et là quelque mot gravé dans sa mémoire:

Ann hini goz zo Bretonned

Ann hini iaouank zo gallez!...

«Leur charabia à ces sauvages!...»

Il était consterné; mais la chanson ronflait comme dans une atmosphère humide, tout près de lui.

«Ho! Ho! s'exclama-t-il. C'est à jurer que j'entends toujours la voix de ce bandit!... Ah çà! comment se fait-il? Je l'ai pourtant vu disparaître, quand je suis arrivé près de la diligence; il n'aurait jamais eu le temps de revenir et de se substituer au courrier de Châteaulin! ce serait un peu fort, que je ne l'aie pas remarqué et reconnu, en montant dans le cabriolet. Je sais bien qu'il faisait à peine jour quand j'ai arrêté ma place; mais pourtant, depuis j'aurais bien relevé sa tournure, sa voix, son... Ils se ressemblent tous aussi, ces coquins de par ici, même chevelure, même chapeau, même costume!...»

Il avança la tête pour essayer d'apercevoir le profil de celui qui le conduisait; mais il n'y put parvenir, et un nouveau malaise le rejeta en arrière, comme étranglé par la violence du mouvement qu'il venait de faire, le sang sifflant dans les artères gonflées de son cou, toujours poursuivi par les paroles grondantes:

La vieille est de pur sang Breton

L'autre de Gauloise a le nom!...

Il bégaya:

«C'est lui!... Mais alors, où me mène-t-il?... Je suis donc en son pouvoir?... S'il sait...»

En même temps, en une sorte de perte de connaissance progressive et consciente, il sentait un poids énorme peser sur lui, écraser sa poitrine, et il lui semblait qu'une bête monstrueuse s'abattait sur son corps, l'étouffant; ses prunelles éperdues distinguaient des ailes énormes, déchiquetées, velues, armées de griffes, de petits yeux noirs, dont la flamme pénétrait en lui comme des gouttes de poix bouillante, des dents blanches, aiguës paraissant avides de sa chair, de son sang. Il eut un gémissement d'horreur, balbutiant:

«La Chauve-Souris!... La Chauve-Souris!... Je suis perdu!»

Par un phénomène incompréhensible, il se croyait soudain renversé sur le dos, devenu la proie d'un de ces vampires sanguinaires, dont parlaient les voyageurs revenus d'Amérique.

Et, malgré cela, la chanson bourdonnait encore, quoique plus confusément, à ses oreilles:

Nargue du Gaulois corrompu,

Dans sa peau le diable est cousu.

Mais une autre voix troua les ténèbres qui ensevelissaient son esprit; un organe rude faisait:

«Eh bien! qu'est-ce qui lui prend?»

Un troisième interlocuteur expliqua:

«Le v'là qui se réveille!...»

Le cauchemar se peuplait, se compliquait, car ce ne pouvait être qu'un cauchemar.

Ridolin, dans cette conviction, fit de nouveaux et violents efforts pour échapper à cette fantasmagorie, retrouver ses esprits, se reconnaître un peu au milieu de ce tumulte de voix connues, de souvenirs inquiétants et de paroles incompréhensibles. Il eut la sensation très nette d'une pluie fine lui fouettant par instants le visage et, ses paupières se soulevant, il regarda:

Hein! Quelle bizarre vision? Etait-ce un rêve qui continuait? S'était-il endormi sous l'influence du bercement prolongé de la voiture, et voyait-il trouble, comme au sortir d'un sommeil pénible, alors que, mal réveillé, on ne distingue encore exactement aucun objet?

Il lui paraissait que, étendu de toute sa longueur sur le dos, pris dans une sorte de gaine, et ballotté tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, un vaste ciel blafard, brumeux, sur lequel passaient de grands nuages rapides, s'étalait en face de lui et qu'un long mugissement continu accompagnait ce spectacle extraordinaire. Etait-ce encore, plus aiguë, plus prononcée, cette imagination de naviguer qui lui revenait?

Il rabattit ses paupières à deux ou trois reprises d'un mouvement voulu, raisonné, puis les souleva résolument une dernière fois.

«L'Océan!»

Il ne pouvait s'y tromper; ce balancement régulier de gauche à droite, de droite à gauche: le roulis; ces montées et ces descentes continuelles: le tangage; ce continuel souffle grondant, enfin cette pluie qui s'abattait par moments, apportant à ses lèvres une saveur acre, salée: la mer, les embruns, l'Océan!... Puis, un jour brumeux, enveloppant, au milieu duquel il est plongé comme au sein d'un immense aquarium: l'étendue infinie du ciel au-dessus de la mer! Ah çà! rêve, réalité, que décider? que penser? Pourtant il se croyait en voiture, après l'attaque de la diligence, sur cette route de Châteaulin à Crozon, de Crozon à...

Grand Dieu! Voilà que la mémoire lui revenait, qu'il se souvenait avec une implacable netteté; mais ce chemin, il l'avait fait la veille, cette course en cabriolet, c'était du passé déjà, non pas du présent.

Alors quoi donc? Qu'était-il devenu depuis? Que lui arrivait-il?

Il venait de rêver et il s'éveillait, mais où cela?...

Il voulut se redresser, se lever; impossible. Ses prunelles, abandonnant ce grand ciel désespérant, cherchèrent à ses côtés, autour de lui. Épouvante!...

Des cordes fixaient ses bras le long de son corps; d'autres cordes immobilisaient ses jambes; il était bien réellement couché sur le dos, sur le pont d'une barque, et c'était tout ce qu'il avait vu ou cru voir auparavant qui était le rêve, le cauchemar.

La réalité, c'était qu'il se trouvait à bord d'un bateau en mer; la vérité, c'était ces pêcheurs qui se tenaient là, les uns occupés à des manoeuvres de cordages et de voiles, les autres examinant l'horizon, et le plus grand, le colosse immobile, debout à la barre, Kornéli Troadec.

Aussitôt, ce fut en son cerveau ébloui, terrorisé, le brutal afflux des souvenirs, le tableau rapide de ce qui s'était passé la veille au soir, dans l'auberge, l'Abri de la Tempête, immédiatement après son retour à Camaret: la table couvert de plats, de bouteilles, les toasts portés, cette longue et lourde soirée passée à lutter d'ivresse avec ses hôtes.

Qu'était-il arrivé, et pourquoi, maintenant, se trouvait-il là, sur le pont de cette embarcation, ligoté, terrassé, au pouvoir de ceux-là mêmes qu'il avait espéré tromper? Oui, il avait eu l'intention de les griser pour leur arracher leur secret; confiant dans sa force, dans sa capacité de buveur toujours invaincu, il avait porté un défi à ces Troadec, en leur offrant de les régaler pour fêter son retour parmi eux, et les excellentes affaires qu'il avait faites durant son petit voyage.

On avait fameusement bu et fameusement causé: de quoi? par exemple, impossible de se le rappeler pour l'instant. On avait même chanté et lui-même s'était lancé, apportant sa contribution de gaieté à la fête, pour mieux dissimuler son mystérieux et trouble dessein, cet espoir de les amener à la révélation désirée, à la complicité dont il les soupçonnait dans l'attaque de la diligence.

Il revoyait encore la manière dont il avait quitté Le Faou, après l'enterrement des deux morts, un gendarme et le postillon, après la remise au brigadier d'une lettre et d'une dénonciation en règle contre les Troadec pour être déposées entre les mains des autorités de Brest; il se rappelait son voyage de Châteaulin à Camaret, son arrivée si subite à l'auberge, où il surprenait Alcide en train de faire panser par sa mère une blessure au bras, certainement un coup de feu reçu par lui à l'attaque de la diligence.

Jusque-là tout était bien net, bien clair. Qu'avait-il donc pu se passer ensuite? Est-ce que lui, l'intrépide buveur, qui n'avait jamais pu être vaincu dans ce genre de lutte, même par les champions les plus redoutables de Paris et de Normandie, il aurait trouvé son maître au fond de cette Bretagne? Est-ce que ces Troadec avaient pu avoir raison de lui?

Mais alors, avait-il donc parlé, et de quoi? Pourquoi ces cordes? Pourquoi cette barque qui l'emportait en mer? Dans quel but?

Une horreur suprême l'envahit, glissant sa glace dans ses veines et pénétrant jusqu'à son coeur; il venait de reconnaître, assis près de Kornéli et caché jusque-là par le bas de la voile, Mathieu Plourac'h. La chanson, il ne l'avait pas rêvée, il l'avait réellement entendue à travers la fin de l'opaque sommeil de l'ivresse; elle semblait encore ronfler aux lèvres du Tamm Pilou.

À ce moment précis, le paysan de La Feuillée, qui venait d'échanger quelques mots à voix basse avec le patron des Sept-Frères, reportait ses regards dans la direction du prisonnier; ce furent deux lames aiguës qui entrèrent jusqu'au fond des prunelles, agrandies par la terreur, d'Étienne Ridolin: il se sentit démasqué.

Assurément, l'homme qui le contemplait ainsi, avec cette physionomie de calme et froide cruauté, savait qui il était; assurément aussi, dans son ivresse, il avait dû se trahir, faire quelque terrible aveu.

Malgré le souffle glacé du vent, malgré le fouettement des embruns qui balayaient le pont du bateau, une sueur d'angoisse lui jaillit par tous les pores, inondant son visage blêmi, ses membres contractés.

«Holà, ho! Puisque te voilà tout à fait réveillé, on va pouvoir causer un peu!»

C'était le Tamm Pilou qui prenait la parole, semblant en ce moment être en quelque sorte le chef de ceux du bord, même de Kornéli Troadec, et l'espion, à cette constatation, sentit s'évanouir le peu d'espoir qu'il avait pu conserver jusqu'alors en se souvenant qu'il avait été l'hôte des Troadec.

Il essaya cependant de réagir, et négligeant avec intention de répondre à son interlocuteur, s'adressa directement à Kornéli, se masquant d'un sourire qui tournait en grimace, malgré son énergie et sa volonté:

«Quelle diable de farce m'avez-vous jouée là, patron, que me voilà ficelé comme un colis et à votre bord, où vous êtes seul maître après Dieu? Est-ce que j'aurais perdu quelque pari à notre fête d'hier soir et s'agirait-il d'une petite promenade en mer?... Je n'en ai point souvenir et...

--Oui, perdu, et d'une damnée façon! grommela violemment Hervé avec un sourd ricanement.

--Drôle de promenade!» appuya Alan.

Mais Mathieu Plourac'h, la face grave et sévère, intervint, disant:

«Allons, silence, les gârs! On ne plaisante pas avec ceux qui vont mourir!...»

Ce fut comme si la lamentation funèbre du glas eût soudain éclaté au-dessus même de la tête de Ridolin.

Mourir! il allait mourir, lui si plein de vie, lui taillé pour vivre centenaire, lui qui, dans son métier de policier, avait traversé de tels périls et s'en était toujours tiré indemne! Mourir! Ce cri jaillit de ses lèvres comme le sang d'une brusque blessure:

«Mourir, moi! Mais c'est impossible! Pourquoi et que vous ai-je fait? Mourir! De quel droit osez-vous me condamner ainsi, sans même m'avoir entendu? Je ne vous connais pas!... Je veux...»

Tandis que les Troadec demeuraient muets, ne semblant ni voir, ni entendre, Plourac'h se pencha sur le prisonnier:

«Regarde-moi bien, Étienne Ridolin!...»

Entendant prononcer son nom, qu'il n'avait jamais donné, le prisonnier avait tressailli faiblement; le paysan continua, sans paraître remarquer ce frisson:

«C'est moi qui vais te juger; c'est moi qui vais te condamner, du droit que possèdent comme moi tous ceux qui défendent la bonne cause contre ton Gouvernement, la cause de la Monarchie et de l'Eglise, du droit de justice sommaire que nous avons contre les dénonciateurs, contre les espions, contre la police, dont tu es l'agent maudit!»

Ridolin essaya de protester:

«Moi, de la police? Vous vous trompez; je suis tout simplement un colporteur, un marchand de...»

Le Tamm Pilou haussa les épaules:

«Ne mens pas, c'est inutile; hier soir, dans ton ivresse, tu as tout avoué; tu t'es livré, et sur toi nous avons trouvé des lettres qui ne laissent aucun doute sur ta profession, une correspondance du préfet de police, des papiers signés Dubois, Desmarest, Réal!»

L'agent, qui avait un peu soulevé sa tête, dans un élan de protestation, la laissa tomber si rudement en arrière, que le plancher du pont résonna sous le choc. Décidément, il se sentait perdu. Mille pensées désordonnées envahirent son cerveau. Devait-il essayer de prolonger sa vie, de lutter, mais comment? Un instant, il s'arrêta à l'idée de dire qu'il avait de graves révélations à faire, de proposer son aide contre Parfait Lespervier, qu'aucun d'eux ne paraissait soupçonner.

Mais l'examen des traits féroces du paysan de La Feuillée lui prouvait que rien ne saurait apitoyer un pareil fanatique; et, comme pour le faire renoncer d'avance à cette inutile trahison vis-à-vis de son complice, le paysan continuait:

«Tu croyais nous tenir; c'est nous qui te tenons. Tu peux être tranquille; je ne suis plus à c't'heure Mathieu Plourac'h, ni Tonton Maõ, je reprends mon nom de guerre, pour faire justice, et tu sauras que Massacre-Bleu n'a jamais fait grâce à un ennemi, encore moins à un espion: si tu as quelque croyance, tu peux dire tes prières, voilà tout!»

Un Chouan! Ridolin ne s'était pas trompé, et la réputation de ce Massacre-Bleu ne lui était pas inconnue; inutile de se débattre davantage. Le policier se résigna: la partie était perdue pour lui.

Un remords lui vint d'avoir songé à vendre son camarade Lespervier; s'il n'avait pas séparé sa cause de celle de l'agent de Fouché, s'il n'avait pas rompu le pacte fait avec lui, il ne fût pas tombé bêtement dans ce piège tendu par lui, et qui le prenait lui-même. Il essaya de trouver une amère et suprême consolation dans la pensée que, plus fin, plus habile, Lespervier avait eu raison et saurait démêler les fils de cette conspiration, dont l'attaque de la diligence n'avait été qu'un épisode, mais qui, certainement, se tramait en ce moment, soit à Brest même, soit dans cette presqu'île de Crozon, si calme en apparence. Essayant de raffermir sa voix, se rappelant sa dénonciation contre les Troadec, qui devait, à l'heure actuelle, être parvenue au commissaire général de la police de Brest, et tout en regrettant de n'avoir point signalé Mathieu Plourac'h, il fit:

«Ma mort ne vous servira à rien: je serai vengé, plus tôt même que vous ne le pensez.»

Il ajouta, se raccrochant à un faible espoir:

«Seul je pourrais encore vous sauver.»

Le paysan haussa les épaules et reprit son éternelle chanson, comme pour mieux lui faire comprendre que toute entente était impossible entre eux, entre les choses anciennes et les nouvelles, et aussi pour étouffer sous sa mélancolie berçante les dernières protestations, les menaces ou les plaintes du misérable.

Successivement, les prunelles affolées de celui-ci coururent autour de lui, cherchant à rencontrer les yeux des pêcheurs, à attendrir quelqu'un de ses bourreaux taciturnes, les jugeant moins impitoyables, plus disposés à l'humanité que l'ancien Chouan.

Mais tous détournaient la tête, s'absorbant dans leur besogne de marins, sourds et aveugles à tout autre chose qu'à la conduite de la barque.

Glacé d'épouvante, le coeur battant à coups sourds au creux de sa poitrine, tout le corps secoué par le choc violent du sang dans ses artères comprimées par les cordes, l'espion essaya de repasser dans son esprit tous les genres de supplice auxquels avaient été soumis ceux de son espèce qui avaient eu le malheur de se laisser prendre. Serait-il poignardé, frappé d'une balle, pendu, étranglé, noyé, jeté pieds et poings liés en pleine mer?

Essayant de ne plus penser, il vécut ainsi plusieurs siècles en quelques minutes, dans l'horrible attente de la mort. Etendu sur le pont du bateau, il ne pouvait voir que ce ciel sinistre, tout couvert de nuées de deuil, qui lui semblaient tendre au-dessus de lui de funèbres draperies de catafalque, comme pour le faire assister vivant aux préparatifs de son ensevelissement. Les plats-bords de l'embarcation arrêtant ses regards, il ne parvenait pas à s'orienter, à savoir où on le conduisait.

Cette sensation lui devint si insupportable qu'il ferma les yeux, s'abandonnant, essayant de se figurer que tout cela n'était qu'un hideux cauchemar.

Un commandement lancé par Kornéli l'arracha à cette espèce d'anéantissement physique et moral, sous la torpeur duquel il avait failli, quelques instants, oublier; les deux voiles, glissant le long des mâts, s'abattirent, fouettant l'air de leur battement d'ailes géantes.

On était arrivé quelque part: où cela?

Au-dessus de lui, toujours le ciel, des draps mortuaires, le couvercle sombre de la tombe; autour de lui, contre les flancs de la barque, le bruissement d'eaux profondes, le flic floc des lames; la pluie des embruns, et, pas bien loin, un grondement de brisants.

En ce moment, sur un signe de Plourac'h, Hervé et Yan Troadec, s'approchant du prisonnier, le saisirent l'un par les épaules, l'autre par la tête et le soulevèrent d'un puissant effort. Croyant sa dernière heure arrivée, Ridolin bégaya, avec un tremblement des lèvres et une révolte instinctive:

«Grâce!... Pitié!...»

Hervé riposta:

«Ne crie pas, mauvais chien; tu n'es pas encore mort.»

Yan poursuivit:

«Ce n'est point nos mains qui se saliront à cette vilaine besogne!»

En un instant, basculé par dessus le bord, il se vit placé dans le canot qui flottait à l'arrière des Sept-Frères; puis quelques coups d'aviron l'amenèrent à un petit plateau rocheux qu'enveloppait une constante couronne d'écume.

Les deux pêcheurs abordèrent l'écueil; tandis que Yan maintenait le canot à l'aide d'une gaffe, Hervé enlevant l'espion, se hâta de le déposer sur la roche, trancha de quelques coups de couteau les cordes qui l'immobilisaient et regagna vivement le léger esquif pour rejoindre Les Sept-Frères, resté à distance.

Tout cela avait eu lieu si rapidement, que Ridolin ne s'était pas encore rendu compte de ce qui se passait, et déjà les Troadec étaient loin de lui.

Dès que l'engourdissement momentané causé par ses liens eut cessé et qu'il put se redresser, appuyé sur ses mains, avant même de se remettre sur ses pieds, un regard circulaire jeté rapidement lui montra l'immensité de l'Océan l'enveloppant de tous côtés, et, très loin, la côte, le haut profil du Toulinguet, l'escarpement des falaises courant vers Pen hir, les Tas-de-Pois.

Il poussa une lamentation désespérée:

«La mort par la faim!... Abandonné!... Vous ne me condamnerez pas à cela... Tuez-moi tout de suite!...»

Mais, de la barque qui, ses voiles basses, flottait à portée de la voix, une phrase lui arriva railleuse et féroce:

«C'est encore basse mer; espère un peu, tu es trop pressé!... Dans deux heures la roche sera de plusieurs brasses sous l'eau!»

Il se releva d'un bond, comme pour fuir, s'arracher à ces lames, dont déjà l'écume lui arrivait plus rapprochée, caressante, sournoise. Il lui sembla que, sûres de leur proie, les gueules formidables des vagues, se faisant douces, câlines, le léchaient.

Il comprenait maintenant ce que Yan Troadec avait voulu dire; aucun d'eux ne le frapperait, c'était la mer, cet Océan si redouté et dont une telle terreur le poursuivait toujours, qui serait l'exécuteur, le bourreau.

C'est à peine si l'écueil s'élevait d'un mètre au-dessus de l'eau, et déjà, il lui paraissait se rétrécir, fondre sous lui, tandis qu'une clameur formidable emplissait ses oreilles. Aucun moyen de fuir; la côte était si lointaine, que le meilleur nageur s'engloutirait cent fois avant de l'atteindre, et cette ressource même lui échappait, car il ne savait pas nager.

Alors ce fut, sur cet étroit espace, une gesticulation épouvantable du malheureux essayant de se débattre contre l'implacabilité de sa destinée, des cris, des pleurs, des rugissements de fureur et de désespoir; tantôt il tendait les bras avec prières, tantôt il menaçait du poing ceux qui assistaient, impassibles, à son supplice.

Debout à l'avant, les bras croisés, les yeux fixés sur lui, Mathieu Plourac'h savourait sa vengeance; il lança une phrase sauvage, d'une ironie tragique:

«Ar maro ièn!

--La mort froide!»

C'est de cette épithète caractéristique qu'on souligne toujours la mort, en Bretagne.

On eût dit, en effet, que la fin infligée à l'espion, cet engloutissement dans les eaux profondes et glacées de l'Océan, fût comme la symbolisation de la mort, telle que la comprennent les Bretons, chez lesquels, selon une croyance générale à toute l'Armorique, les morts sont transis de froid, même aux jours les plus tièdes, et hantent les foyers, les âtres, les brasiers pour venir s'y réchauffer. La mort «la mort froide».--Ar maro ièn--c'était elle qui allait effroyablement châtier, en Bretonne vindicative, le coupable, l'espion.

Lentement la mer s'éleva, puis plus vite, et au milieu du tourbillon neigeux que faisaient les lames plus longues, plus violentes, en assaillant le rocher, on vit Ridolin se débattre. Il se réfugia, sur la partie la plus élevée, poursuivi par l'écume, les jambes balayées par le flot montant, le frisson de l'épouvante s'unissant au froid de la mort pour le glacer.

La clameur de l'Océan s'enfla, grandit, couvrant sa voix; une vague plus forte l'enferma de sa volute puissante, le roula vers le gouffre; il se raccrocha aux saillies, aux anfractuosités, les mains en sang.

D'autres survinrent, l'enlaçant plus étroitement, multipliant leurs glaciales étreintes: il tourna sur lui-même, perdu, et s'engloutit.

Deux fois encore, sa face crispée, les yeux jaillis des orbites, apparut; ses mains battirent l'air, essayant de saisir le vide de leurs doigts crispés. Un suprême remous, deux ou trois longues houles, tout disparut.

Les Sept-Frères, voiles hissées, glissèrent vers Camaret, tandis que «la mort froide» emportait Étienne Ridolin dans les abîmes insondables de la mer.



CHAPITRE XIV

LA TOUR DE CAMARET

«Ah! Ma Doué! monsieur le chevalier, c'est de la gaieté que vous aviez laissée ici, lorsque vous êtes parti; tout était en joie, en tranquillité, en bonheur; c'est la misère des misères que vous y retrouverez!... Jésus Seigneur! Quelle calamité sur nous!...»

Toute sanglotante, épuisée de douleur, Corentine Troadec levait vers le ciel une face balayée de larmes, se tordant les mains dans un paroxysme de désespoir, tandis que Lespervier, qui arrivait de Brest, l'examinait de ses yeux en coups de sonde, et essayait, en jetant des regards rapides autour de lui, de se rendre compte de ce qui avait pu se passer durant son absence.

Rien ne semblait cependant changé dans l'auberge; tout s'y trouvait, aux mêmes places habituelles; et, amarrée à son corps-mort accoutumé, il avait bien reconnu la barque Les Sept-Frères, toujours solide et vaillante, sans une avarie.

Mais la voix gémissante s'enfla de nouveau en une reprise de lamentations, épouse frappée cruellement, mère douloureuse, évoquant le souvenir de la mère du divin supplicié, pour expliquer:

«Arrêté, mon Kornéli, si honnête, si bon!... Arrêtés, mes sept beaux gârs, Alcide, Hervé, Loïz, Yves, Yan, Alan et jusqu'à mon petit Pierrik, tout jeune qu'il est!... C'est comme autant de couteaux qu'on aurait enfoncés dans mon pauvre coeur! Ah! martyre!... Arrêtés, emprisonnés, eux!... Si c'est possible. Ma Doué!...

--Hé! Que dites-vous là?»

Le policier n'avait pu retenir un mouvement d'étonnement, de contrariété, pendant que toute la peau de son front se plissait et que ses paupières remontées découvraient complètement ses prunelles.

Elle acheva, montrant de son bras tendu, de l'autre côté du port, sur le sillon de galet et de roc, le fortin rouge construit par Vauban:

«On les a enfermés là, dans la tour de Camaret, en attendant qu'on les conduise à Brest, à la prison du Château!... Arrêtés comme des brigands; quand ou pense qu'il n'y a pas plus braves, plus honnêtes, meilleurs qu'eux, et que les v'là traités en criminels, sans qu'on comprenne rien à ce qui arrive, puisqu'ils n'ont rien fait!

--On ne sait pas le motif?»

Décidément, Parfait Lespervier ne parvenait pas à dominer ses nerfs, ne commandant plus à ses paroles; il grommela:

«Quelle diable de chose a-t-il pu se passer ici, tandis que je courais les routes à la suite de ce fantôme insaisissable?»

Ses yeux virant à droite, à gauche, il tendit en avant son museau de carnassier, défiant, féroce, narines ouvertes pour humer le vent, lèvres demi-soulevées en un rictus de colère, et laissa sourdement voler des mots comme des balles:

«Ridolin!... Ce ne peut être que lui!... Je sens que cet imbécile a voulu travailler sans moi, me couper l'herbe sous le pied!... Bien sûr, c'est de son ouvrage, cette arrestation sans rime ni raison!... De la jolie besogne qu'il aura faite et qui va m'obliger à des tas d'affaires, à toute une manoeuvre diplomatique pour réparer sa bévue, son imprudence!... Un coup à tout faire manquer!... Allez donc faire des combinaisons ingénieuses avec un butor de pareille espèce!... Gredin de Ridolin, va!»

Mais, pour l'instant, c'était de la fureur inutile; l'important était de savoir exactement comment avait eu lieu cette arrestation, et si cela se pouvait, sous quel prétexte. Semblant compatir à la douleur de Corentine, il prit sa mine la plus apitoyée et demanda, les yeux pleins d'attendrissement:

«Voyons! Voyons! madame Troadec, ne vous désolez pas ainsi; peut-être y a-t-il moyen de remédier à ce qui a eu lieu. Votre brave homme de mari, vos chers enfants, il n'y a pas mieux sur la terre, j'en jurerais, moi qui vous parle, et si je pouvais faire quelque chose, croyez bien que tous mes efforts, tous mes...»

La Camaretoise, de ses deux mains, saisit l'un des bras de son interlocuteur, bégayant d'espoir, au milieu de ses larmes:

«N'est-ce pas?... n'est-ce pas? Oh! monsieur le chevalier, bien sûr que, puissant comme vous devez l'être, avec votre nom, vos relations, vos amis!... Nous ne pouvons rien, nous, nous sommes du si pauvre petit monde!... Mais vous, oh! vous les sauverez, dites, vous les tirerez de là! Ils sont innocents, je vous jure!»

Et, avec une restriction vague:

«Ce n'est pas, bien sûr, pour un peu de contrebande!... D'abord, ici, tous les pêcheurs en font plus ou moins, et on n'a jamais arrêté personne pour cela!»

Lespervier secoua la tête, approuvant:

«Ça ne peut être que cela?»

Puis, à lui-même:

«Le Premier Consul a bien d'autres soucis plus graves que d'aller chercher noise à quelques misérables pêcheurs bretons pour des histoires de contrebande; les conspirateurs le préoccupent davantage.»

Il reprit à haute voix:

«Enfin, comment cela a-t-il eu lieu? Racontez-moi un peu l'affaire par le menu, que je m'y reconnaisse et que je tâche d'y voir clair. Souvent il y a des détails qui échappent et qui ont de l'importance.»

D'une voix que l'espérance raffermissait peu à peu, Corentine fit le récit assez minutieux de ce qui s'était passé. Cependant, par un vague instinct de prudence, elle laissa entièrement de côté la sombre histoire de Ridolin, la soirée d'ivresse durant laquelle il s'était trahi, l'arrivée brusque de Mathieu Plourac'h, l'enlèvement de l'espion avant le lever de l'aube et le véritable motif qui avait poussé les Troadec à gagner le large en cette matinée d'implacable justice. Du reste, personne ne lui avait donné d'explication sur ce qui avait été décidé à l'égard de Ridolin; elle n'avait pu constater qu'une chose, c'est qu'il avait disparu.

Elle raconta donc simplement que, au retour d'un coup de filet qu'ils avaient été donner entre l'extrême pointe du Toulinguet et les Pierres-Noires, comme, leur bateau ayant été fixé à son attache habituelle au milieu du port, vu que la mer était pleine, ils abordaient en canot devant l'Abri de la Tempête, brusquement on les avait arrêtés. Surgissant de l'intérieur de Camaret, sans que nul n'eût eu le temps de les prévenir, et soutenus par un détachement d'artilleurs de la marine, des gendarmes avaient enveloppé Kornéli et ses enfants.

Après constatation de leur identité, on leur avait lu un papier assez confus, auquel elle n'avait rien compris, et où, autant qu'elle avait pu saisir, il était question de l'attaque d'un courrier, dans les environs du Faou, là-bas du côté des Montagnes-Noires et de la rivière de Châteaulin. En quoi ce fait regardait-il les Troadec, elle se l'était en vain demandé; aucun des gendarmes n'avait voulu le lui dire et, autour d'elle, personne n'avait su l'expliquer.

Une rapide et légère contraction crispa une seconde les traits mobiles de Lespervier.

En traversant Brest, il avait, en effet, entendu parler de cette affaire, qui était le grand événement du jour, un interminable sujet de conversations pour tous, et sur laquelle couraient les bruits les plus contradictoires.

Etait-ce un fait isolé, un simple acte de brigandage imputable à un groupe de bandits de profession, ou bien un épisode se rattachant à quelque trame plus compliquée? Voilà ce qu'il n'avait pu tirer au clair, ne pouvant, ou plutôt ne voulant pas arguer de sa qualité toujours ignorée d'agent de Fouché pour questionner ceux qui étaient sans doute dans le secret, et ayant réservé, pour le moment qu'il jugerait propice, le droit, qu'il avait, ce se faire reconnaître et même appuyer par le commissaire général de la police de Brest.

D'intuition, avant de rien savoir encore, il avait deviné que son collègue devait être pour quelque chose dans l'arrestation des Troadec; le motif, très net à présent pour lui, à l'aide duquel on les avait arrêtés, le confirma dans ses soupçons.

Quelques indications de dates, qu'il arracha rapidement à Mme Troadec, à défaut de documents plus probants, l'affermirent définitivement, d'un autre côté, dans la pensée que malgré certaines apparences très indécises, les pêcheurs étaient restés étrangers à cet attentat. Cependant, bien des parties demeuraient obscures pour lui dans la reconstitution qu'il essayait de faire de l'emploi de leur temps, étant donné surtout, que deux d'entre eux, Alcide et Loïz, avaient dû se rendre, pour une expédition mystérieuse, aux marais de Saint-Michel, et que Corentine, interrogée par Ridolin sur leur absence, avait essayé de faire croire qu'ils, se trouvaient, à cette même époque, en mer du côté de l'île de Sein.

Pourquoi ce mensonge? Dans quel dessein? Lespervier ne parvenait pas encore à le débrouiller.

Par contre, il comprenait clairement que Ridolin, sans chercher au delà, sans vérifier, sans réfléchir, s'était lancé, en véritable sanglier, sur cette voie, et qu'il avait dû, avec sa maladresse habituelle, faire quelque effroyable confusion, dont les Troadec se trouvaient victimes. Lui-même ne les supposait peut-être pas entièrement innocents et insoupçonnables, car quelque chose d'intuitif le mettait en méfiance vis-à-vis d'eux, mais il ne les croyait pas coupables de cette attaque à main armée contre la diligence pour enlever des fonds appartenant à l'État: il les avait assez longtemps fréquentés, il les avait suffisamment fait causer pour comprendre que leur caractère intègre, désintéressé, se fût absolument refusé à ce vol.

Jusqu'à ce moment, absorbé par le malheur des Troadec, occupé par la douleur de Corentine, il n'avait pas encore songé à s'inquiéter de son camarade, autrement que pour le maudire et l'accabler intérieurement de ses reproches les plus durs; par lui, cependant, et par lui seul il saurait tout, pourrait ou réparer, dans une certaine mesure sa maladresse, ou compléter son oeuvre, en lui donnant la rectification nécessaire.

Sous l'obsession de ce désir, il demanda;

«M. Étienne est là? Il a dû revenir avant moi.»

Un trouble profond, jetant le sang en vagues plus houleuses à travers les artères de Corentine, tendit sur son pâle visage un brusque voile de pourpre.

Elle avait redressé la tête, les yeux inquiets, un frisson d'épouvante courant sur ses membres; mais, avant qu'elle eût pu trouver une réponse, Mathieu Plourac'h, qui, selon son habitude, venait d'entrer sans bruit, répondit:

«Oui, il est de retour. Seulement, bien imprudent qu'il est votre ami; il est allé visiter hier les grottes du Toulinguet, sans vouloir qu'on l'accompagne, et on ne l'a plus revu depuis. Il est vrai qu'il a défendu souvent de s'inquiéter de ce qu'il faisait, vu qu'il aimait par-dessus tout son indépendance. Tout de même, c'est pas des endroits à aller seul, quand on n'est pas du pays, et qu'on ne connaît pas bien l'Océan, surtout par un jour de grande marée, n'est-ce pas, madame Troadec?»

Ses yeux impérieux commandaient à la pauvre femme le silence, d'une manière si menaçante, qu'elle en resta saisie, les lèvres toutes tremblantes.

Lespervier se retourna, mais pas assez vite, malgré sa prestesse, pour surprendre cet ordre muet; il ne rencontra qu'une face pétrifiée, aux plis sculptés dans le granit, froide, sans vie, impossible à pénétrer.

Et de nouveau, en présence de l'ancien chouan, il éprouva le vague et mystérieux malaise, l'indéfinissable sensation qui le secouaient, chaque fois qu'il le rencontrait: en lui, le policier, sans avoir aucune preuve, flairait aussitôt le conspirateur, avec la conviction intime de ne pas se tromper.

Son intervention inattendue avait tiré Mme Troadec d'embarras, et lui avait permis de reprendre possession d'elle-même; très naturellement, elle abonda dans le sens de l'explication donnée par Mathieu, ajoutant:

«Je suis très inquiète, en effet, car M. Étienne n'a rien voulu entendre, et si je n'avais pas été si cruellement préoccupée pour les miens, j'aurais déjà envoyé quelqu'un à la plage de Pen bat et aux grottes du Toulinguet: il y a par là de ces lames de fond si dangereuses, même pour nous autres, qui sommes pourtant habitués à nos côtes!»

Lespervier eût pu répondre que, plus d'une fois, il avait, soit tout seul, soit en compagnie de Ridolin, visité ces mêmes grottes qu'on lui dépeignait comme si périlleuses, et qu'il l'avait toujours fait impunément.

Pour le moment, trop préoccupé de sa propre conservation, il ne voulut pas essayer d'approfondir ce que semblaient cacher les phrases du Tamm Pilou et de Corentine, phrases qui sonnaient d'une manière ambiguë et inquiétante à ses oreilles habituées à deviner les sous-entendus et à saisir les nuances les plus insensibles dans toutes les intonations.

De plus, il se souvenait que Ridolin lui avait, à plusieurs reprises, exprimé l'intention de disparaître un beau jour, sans prévenir personne, dès qu'il aurait assez de son séjour de Camaret, où il dépérissait d'ennui.

Il se contenta donc de répliquer, comme s'il n'attachait aucune importance à ce fait:

«Bah! Il est de taille et de force à se tirer tout seul d'affaire!»

Plourac'h opina, avec un fanatisme sombre:

«Il y a le bon Dieu qui est encore le plus fort!»

Toute frémissante à ces mots qui lui avaient semblé avoir une lugubre sonorité de De Profundis sur une tombe, Corentine essaya de les pallier, de les adoucir, en expliquant à sa manière:

«Bien sûr qu'il le protégera mieux que lui-même ne pourrait se protéger!... Ah! si mon pauvre homme et mes gârs étaient seulement pris en pitié par lui!...»

Secrètement, elle semblait les défendre de l'exécution probable à laquelle ils avaient pris part, de cette oeuvre de justice sommaire, dont elle ignorait les détails, mais qu'elle soupçonnait, et qu'ils avaient aidé à accomplir. Était-ce le châtiment? Avaient-ils bien le droit de s'ériger en justiciers, même vis-à-vis d'un misérable espion? Tandis que ces angoissantes pensées l'assiégeaient de leurs fantômes menaçants, Lespervier réfléchissait, paraissant combiner dans son cerveau inventif ce qu'il devait faire. Malgré la répugnance qu'il éprouvait à associer à son projet ce paysan, dont la physionomie le troublait, ce fut cependant vers lui qu'il se tourna, pour dire, avec un regard qui tâtonnait un peu:

«Si les Troadec sont transportés à Brest, il y aura danger pour eux, si innocents qu'ils soient du crime dont on les accuse; et puis la prison du Fort La Loi est solide, bien gardée; on y pénètre difficilement. Vous qui devez connaître l'intérieur de la tour de Camaret, vous pouvez trouver certaines facilités pour vous y introduire, par des camarades, des amis; est-ce que...»

Il n'acheva pas, suspendant habilement son interrogation; mais Corentine s'exclama, suppliante:

«Oui, oui, c'est cela! Tonton Maõ, vous pouvez tout ce que vous voudrez auprès des gardiens; M. le chevalier a raison: c'est le salut!»

Il y eut comme un étonnement grandissant dans les plis si immobiles du vieux visage, et les yeux de Mathieu Plourac'h essayèrent de plonger curieusement dans ceux de Lespervier.

Etait-ce donc un ami que cet inconnu qui, jusque-là, le mettait en telle défiance? Il se rappelait les jeux d'ombre constatés sur les murs et sur le plafond de l'Abri de la Tempête, le soir de leur première rencontre. Il se souvenait de cette suspecte liaison si rapidement nouée entre le chevalier et Étienne Ridolin. Que fallait-il penser? Il est vrai que l'espion était mort sans même faire une allusion à ce Lespervier, s'ils s'étaient connus auparavant, n'en aurait-il pas parlé, ne l'aurait-il pas dénoncé, vendu, dans l'espoir de sauver sa vie? Quelques instants sa face sombre demeura glacée, comme insensible; puis une faible lueur commença de s'allumer au fond de ses prunelles; il pouvait toujours mettre le Parisien à l'épreuve.

S'il aidait vraiment à sauver les Troadec; s'il prenait sa part des dangers, des responsabilités de l'expédition hasardeuse et hardie qu'il semblait conseiller, pourquoi ne pas croire en lui, ne pas l'accepter pour ce qu'il paraissait vouloir être?

Après avoir simulé l'hésitation, le chouan planta son oeil perçant dans la prunelle de Lespervier, en disant:

«Si monsieur le chevalier veut m'aider, je pourrai peut-être quelque chose, parce que, tout seul, eh bien! il ne faudrait pas y compter!»

L'agent sentit son coeur s'emplir d'une joie bizarre, instantanée; il eut la sensation d'une grande bataille gagnée, du plus important obstacle renversé, de celui-là seul qui l'arrêtait dans la voie où il se trouvait engagé depuis de si longs mois, sans parvenir à avancer d'une manière sensible.

Il dissimula pourtant cette satisfaction profonde, et sa ruse parisienne de policier triompha de la ruse paysanne du conspirateur, quand il répondit, la main tendue, la physionomie ouverte et décidée:

«Commandez, je vous obéirai en tout ce qui sera nécessaire pour sauver nos amis.»

L'air était si naturel, la proposition si nette, que le vieux chouan, surmontant une suprême méfiance, répondit:

«Eh bien! C'est entendu; ce soir même nous agirons. Moi, je me charge d'occuper les gardiens et de détourner leur attention; pendant ce temps, monsieur le chevalier, qui est plus jeune, plus mince et plus souple que moi, pénétrera dans la tour, par un chemin que je lui indiquerai, parviendra jusqu'aux prisonniers et leur portera la corde à l'aide de laquelle ils s'évaderont. C'est tous marins et pêcheurs, ce ne sera donc qu'un jeu pour eux. Quant aux chambres où on a dû les enfermer, quelles qu'elles soient, ça n'a ni grilles ni barreaux, et s'il n'y a pas de gendarmes, de cette gendarmerie d'élite si peu commode, ça ira tout seul, c'est moi qui vous le dis!»

Justement, avec l'époque de fortes marées dans laquelle on se trouvait, la soirée s'annonçait mauvaise; le vent soufflant du Sud-Ouest apportait de grands nuages sombres, lourds de pluie, et tout faisait prévoir une de ces bourrasques si fréquentes, que rendait plus violente la montée progressive de la mer. Mais tout en prévoyant le gros temps qui rendait l'entreprise plus aisée, Mathieu Plourac'h, afin de ne rien négliger, jugea utile de prévenir, dans une certaine mesure, les Troadec, de la tentative que, de concert avec le chevalier de l'Espervier, il allait faire pour les délivrer.

Sous prétexte d'aller faire ses dévotions à la chapelle de Notre-Dame de Roz Madou, il se rendit, avant la nuit, dans les environs de la Tour, et, de sa voix si connue, lança le refrain qui lui servait à correspondre avec ses amis, aussi bien lorsqu'ils débarquaient leur contrebande au Voroc'h, que lorsqu'ils avaient quelque communication importante à se faire. En l'entendant, les prisonniers seraient certainement mis en éveil, comprendraient qu'il se trouvait là pour leur être utile et se tiendraient prêts à toute éventualité.

On était, du reste, à Camaret, tellement habitué à entendre cet air sur les lèvres du Tamm Pilou, que nul n'y prenait plus garde, en dehors des initiés, et que même douaniers, gardes-côtes et soldats en faisaient un inépuisable thème de plaisanteries, au sujet de cette Vieille et de cette Jeune.

Sur les dix heures du soir, le vent, soufflant par rafales, devint si violent, les paquets de mer, projetés par la marée atteignant le point maximum de sa montée, balayèrent si rudement le sillon de galets sur lequel se dressait la tour de Camaret, que les sentinelles de garde auprès des canons, sur la plate-forme faisant face au large, avaient dû provisoirement abandonner leur poste et se réfugier sous la partie voûtée longeant le corps de garde et conduisant au pont-levis.

Là, des éclats de rire, des voix joyeuses, des chansons accaparant soudain leur attention, ils s'avancèrent peu à peu jusqu'à la porte, que leurs camarades, de faction de ce côté, venaient d'ouvrir, laissant retomber le pont-levis, en même temps qu'ils conversaient avec un individu à moitié engagé sur les planches du pont.

«Un si rude coup de suroît à c't'heure, que je n'ose plus m'engager dans le sillon pour retourner à Camaret, vu que les lames m'enlèveraient, tant elles sont méchantes, et que j'ai dû chercher un abri juste par vos côtés, expliquait l'homme.

--Hé! mais c'est Tonton Maõ! une drôle d'heure qu'il choisit pour acheter des chiffons! goguenarda le chef du poste. Je l'aurais deviné à ses chansons! Allons, avance un peu; si tu restes là, le suroît va t'envoyer prendre un bain dans le fossé, qui est à moitié plein d'eau, rapport à la grande marée!»

Riant, geignant, Mathieu semblait faire des difficultés, exagérait ses craintes, et, par ses grimaces, mettait tous les hommes en gaîté.

«Bien sûr! Bien sûr! Mais vous n'allez pas me garder, des fois, hein! maintenant que v'là la tour de Camaret transformée en prison!

--Hé! Que veux-tu qu'on fasse d'une vieille carcasse comme la tienne?... C'est vrai aussi que ce pauvre Kornéli et ses gârs, tout de même, qui jamais aurait pu croire!... Enfin, c'est des affaires qui ne nous regardent pas; demain on viendra les prendre pour les transférer à Brest, pour le quart d'heure, ils dorment dans la salle d'en haut, tout à fait sous le toit; au moins, là, ils sont à couvert des lames!...»

Sans paraître attacher d'importance à ce qu'on lui racontait, Plourac'h avait écouté attentivement; semblant seulement occupé de ses affaires, il fit:

«Si j'étais sûr que vous me donneriez un moment l'hospitalité, j'irais jusqu'à la Chapelle chercher des hardes que j'y ai laissées et que la mer pourrait bien emporter, ainsi qu'un petit barillet de gwin ardant que j'ai de côté!

--Du gwin ardant! De l'eau-de-vie!... Hé! va vite, Tonton Maõ, crainte que les embruns ne lui enlèvent son goût!... On pourra bien boire à ta santé, pendant que tu chanteras. Fameuse idée, que tu as eue là!»

Sans se le faire répéter, le chouan disparut dans la nuit. Près de la Chapelle, abrité dans le renfoncement de la porte, il retrouva Lespervier qui l'attendait:

«Monsieur le chevalier, je crois que l'affaire est dans le sac; les hommes du poste m'espèrent avec mon eau-de-vie; quant aux Troadec, ils sont logés dans la chambre voisine du toit, et la fenêtre est assez large pour livrer très aisément passage aux prisonniers. Agissez pendant que je vais occuper et griser les gardiens.»

Il conduisit Lespervier jusqu'au fossé qui enveloppait la tour et lui indiqua un endroit où certaines anfractuosités dans le mur permettaient de descendre; l'eau ne devait pas monter jusqu'aux épaules, et il traversait sans difficulté le fossé pour atteindre la base des fortifications, au-dessous de la petite cahute de pierre qui servait de four et enfermait le gril à rougir les boulets.

Là, avec la corde à noeuds, dont il s'était fait une énorme ceinture, avec le marteau et les fortes chevilles de fer dont il s'était muni, il saurait bien se hisser d'abord jusqu'à la plate-forme formant un demi-cercle du côté de la mer, puis, soit s'introduire dans l'intérieur de la tour par l'escalier, si la porte se trouvait ouverte et le poste tout entier occupé par Plourac'h, soit s'élever extérieurement d'étage en étage, en s'aidant des meurtrières placées de distance en distance. La seule difficulté un peu grave, c'est que la fenêtre de la pièce servant de prison s'ouvrait précisément au-dessus du pont-levis. Malgré la tempête, grâce aussi au tapage effroyable des lames battant furieusement les galets et venant couvrir d'une pluie d'eau salée la plate-forme et la face nord de la tour, Lespervier, avec une adresse de gymnasiarque consommé, atteignit l'endroit où les Troadec avaient été emprisonnés.

Un flambeau de résine brûlait dans un des angles de la pièce, et, par la fenêtre, il put s'assurer à l'aide de cette lueur, que, comptant sur la hauteur du fortin et sur l'impossibilité d'une évasion, on les avait laissés seuls. Il heurta doucement à la vitre, annonçant en même temps:

«Kornéli Troadec, c'est moi, le chevalier de l'Espervier!»

Pierrik étant le plus rapproché de la fenêtre, ce fut lui qui entendit; en une terreur irraisonnée, sous l'influence sinistre de son arrestation, il bégaya, tremblant, en écoutant ce nom:

«L'oiseau!... L'oiseau qui frappe!... C'est la mort, bien sûr!...»

Mais Alcide avait aperçu, éclairée par le reflet de la résine ardente, la reconnaissable figure de leur hôte; il fit joyeusement:

«Tais-toi donc, imbécile!... C'est le chevalier!...»

Kornéli s'était redressé, triomphant:

«Monsieur le chevalier de l'Espervier!... Ah! Tonton Maõ nous avait fait le signal; je l'avais bien compris!... J'attendais avec confiance, moi!...»

En quelques minutes la fenêtre était ouverte, le sauveur accueilli à bras ouverts par les prisonniers et les préparatifs d'évasion commencés.

Mais, au-dessous d'eux, ils entendaient les rires, les cris, les chansons du poste, qui faisait fête au Tamm Pilou en buvant son eau-de-vie, il y aurait eu un réel danger à descendre précisément de ce côté, par cette même fenêtre, que Lespervier n'avait atteinte que par un prodige de hardiesse.

Heureusement, Kornéli connaissait admirablement toutes les ressources de la vieille tour; il savait que, dans le grenier, deux lucarnes s'ouvraient, l'une en face de la mer, l'autre au-dessus du four à boulets. Ce fut de ce dernier côté qu'ils se décidèrent à fuir. La corde solidement fixée, la descente commença, assez périlleuse, car le vent balançait effroyablement la corde, risquant de briser contre les pierres de la tour celui qui se cramponnait au câble. Cependant tous arrivèrent sans trop de contusions jusqu'au four. À partir de là, l'évasion n'était plus qu'un jeu pour les pêcheurs.

Quand tous se trouvèrent en sûreté à hauteur de la Chapelle, Kornéli, avant de regagner Les Sept-Frères, sur lequel ils allaient immédiatement s'embarquer pour se réfugier aux îles, serra vigoureusement les mains de son sauveur, déclarant, le coeur débordant:

«Monsieur le chevalier, nous vous devons la liberté et peut-être la vie; car bien que nous soyons innocents de l'affaire dont on nous accuse, bien sûr qu'on aurait trouvé quelque moyen de nous y mêler!... Ah! vous n'êtes pas comme ce Ridolin, dans lequel vous aviez bien tort d'avoir confiance, car celui-là, c'était un espion, nous l'avons su!... Ainsi vous voyez à quoi vous vous exposiez, vous qui servez la bonne cause, celle du roi, comme nous le pensions bien et comme vous nous le prouvez aujourd'hui!...

Lespervier écoutait, n'osant interrompre de peur de perdre un mot de ces confidences naïves qui le ravissaient. Le pêcheur poursuivit:

«Peut-être que Tonton Maõ et même le recteur Judikaël auraient dû vous mettre au courant de ce qu'ils veulent faire avec notre cousin Yannou, pour le bien de la France et la confusion de ses ennemis!... À l'heure qu'il est tout marcherait mieux, et sûrement que vous auriez empêché cette histoire du courrier de Quimper, que cet enragé de chouan a conduite tout seul, sans consulter personne!... Enfin nous voilà hors d'affaire, grâce à vous!... Merci...»

Pendant qu'ils s'éloignaient, Lespervier, pensif, regagnait l'Abri de la Tempête; un éclair illuminait ses yeux, un étrange sourire caressait ses lèvres et il murmurait, se frottant les mains de son geste coutumier, pénétré d'une joie de triomphe:

«Tiens! Tiens! Décidément, un bienfait n'est jamais perdu!... Je savais bien qu'il se passait ici quelque chose de sérieux!... Hé! hé! Tonton Maõ, mon cher complice, on vous surveillera!... Ah! gaillard, c'est vous qui dévalisez le Trésor! Je connais quelqu'un qui n'aime point ce genre de plaisanterie!... Mais, patience, ce n'est qu'un épisode, une fleurette, et je pense apporter le bouquet complet au patron, qui va faire une fière rentrée en grâce auprès de Bonaparte!... Bonne besogne, mon petit chevalier! Si je ne suis pas fait comte, du coup, on sera fièrement ingrat!...»



CHAPITRE XV

LE SPHINX À TÊTE DE MORT

Ce jour-là, bien que le soleil de juin jetât sur le pays et sur la mer comme un immense et mouvant filet à mailles d'or, Monik Kervella, contrairement à son habitude, délaissait son rouet et nulle chanson ne s'envolait de ses lèvres closes.

Elle semblait dans l'attente de quelque chose de grave qui immobilisait sa face, lui donnant une apparence spectrale, et ses yeux, perdus au loin, restaient fixés sur une sombre vision qu'elle seule pouvait voir.

C'était en vain que Anne de Coëtrozec essayait de l'arracher à ce mutisme anormal, à cette absorption étrange qui, tout à coup, avait commencé la veille, au moment du coucher du soleil, et qui, depuis, se prolongeait, paraissant ne plus devoir finir.

Cependant, durant ces derniers temps, à plusieurs reprises, une sorte d'intelligence s'était rallumée en ses prunelles au regard ordinairement en dedans, perdu dans d'intérieures et mystérieuses contemplations; elle avait prononcé, en différentes circonstances, des paroles presque sensées, qui pouvaient faire espérer un retour plus complet à la raison. Informé de ces faits, l'abbé Judikaël Le Coat avait attribué ces légères indications de quelque transformation prochaine, à la messe qu'il avait célébré sur le Menez Bré pour le repos de l'âme de Huon de Coëtrozec.

Avec la foi profonde et farouche qu'il possédait, il continuait d'espérer imperturbablement, disant:

«Ce sera long, peut-être des semaines et des semaines, parce que j'ai tardé des années à accomplir ce que je devais faire; mais le Seigneur est plein de miséricorde pour les pauvres pêcheurs que nous sommes, et maintenant que son courroux est apaisé, que l'âme du défunt est entrée dans la gloire du ciel, les effets de sa justice et de sa bonté ne se feront plus attendre: Monik parlera, Monik retrouvera la mémoire, et le Trésor des Coëtrozec brillera de nouveau au soleil, pour que nous puissions sauver la France!...»

Une exaltation sauvage le soulevait tout entier, en apôtre guerrier, quand il prononçait de telles paroles, et il y puisait la patience de se contenir, la force de résister à la passion d'action qui l'eût volontiers jeté fougueusement dans la révolte, sans que le complot fût suffisamment préparé.

Il avait d'autant plus de mérite à cela que la situation s'était terriblement aggravée pendant cette période d'attente et d'inaction, et que plus le temps passait, plus les chances de réussite de la conspiration entreprise par Mlle de Coëtrozec diminuaient.

En effet, la précipitation regrettable de Mathieu Plourac'h à vouloir se procurer de l'argent par n'importe quel moyen, cette folle et imprudente attaque d'un courrier portant les deniers du Gouvernement, combinée et exécutée à l'insu de ses complices, avaient de telle sorte compromis l'affaire, en éveillant l'attention des autorités sur cette partie de la Bretagne, qu'il avait fallu, en quelque sorte, l'abandonner momentanément, ou tout au moins la laisser pendant un certain laps de temps dans la période d'inaction, d'inertie, sous peine de faire tout échouer. C'était l'unique moyen d'engourdir, de lasser la surveillance.

En provoquant l'arrestation intempestive des Troadec, en faisant croire à un acte de simple banditisme, sans aucune couleur politique ou révolutionnaire, la dénonciation maladroite et prématurée d'Étienne Ridolin avait, par contre, réparé dans une certaine mesure la gravité du mal causé.

Mais il avait fallu, de nouveau, redoubler de prudence, à la suite de l'audacieuse évasion de la tour de Camaret; Mathieu Plourac'h, particulièrement, avait dû quitter la presqu'île de Crozon et disparaître complètement, en se réfugiant chez des amis sûrs, car une forte part de responsabilité en était retombée sur lui, bien qu'il ne se trouvât pas directement mis en cause.

Ce n'avait été que le lendemain matin, après cette nuit de tempête, durant laquelle les gardiens du fortin avaient si joyeusement fait bon accueil au Tamm Pilou, que l'évasion des prisonniers avait été découverte.

Au petit jour, titubant gaiement avec un naturel parfait, chantant à tue-tête, Mathieu Plourac'h s'était séparé de ses amis, remportant complètement vide le petit barillet d'eau-de-vie; on avait salué son départ de lazzis, de plaisanteries, avec la persuasion de l'avoir grisé et d'en avoir profité pour vider sa provision, en son honneur et sans bourse délier.

Ils se félicitaient encore entre eux de la bonne farce qu'ils pensaient lui avoir jouée, et déjà il avait eu le temps de regagner Camaret, en zigzaguant tout le long du trajet, au moins aussi longtemps qu'on avait pu le voir, lorsque le moins ivre du poste avait songé à aller porter la nourriture aux prisonniers, absolument oubliés pendant toute cette nuit de fête.

La porte ouverte, plus personne.

Ç'avait été une stupéfaction énorme, puis une colère folle, sans que nul d'entre eux ne songeât pourtant à incriminer Mathieu Plourac'h, qui ne les avait pas quittés même un moment et lui, pas plus qu'eux, n'avait paru s'occuper des Troadec.

D'abord, croyant à quelque plaisanterie, puisque la porte d'en bas était encore assujettie par ses énormes barres de fer extérieures, ils avaient cherché partout, supposant que les pêcheurs pouvaient simplement s'être cachés; mais les verrous de la porte principale étant encore fermés extérieurement, à aucun des étages il ne fut cependant possible de les découvrir; restait le grenier, ils n'y étaient pas: ils n'avaient donc pu se sauver que par le toit.

Comment cela?

Lespervier, parti le dernier, ayant eu l'adresse, la force ingénieuse et la prudente idée de détacher la corde, se servant principalement pour descendre des chevilles de fer enfoncées dans le joint des pierres, nul ne pouvait s'imaginer, avant d'avoir fait un examen approfondi, de quelle manière avait eu lieu l'évasion.

L'un des hommes du poste grommela:

«Envolés qu'ils sont!... C'est à croire que le coup de suroît les aura balayés, en soufflant à travers la tour?»

Mais un superstitieux opina gravement:

«Possible aussi que ce soit la Chauve-Souris qui les aura quasi emportés sous ses ailes, puisqu'il y en a qui l'ont aperçue volant, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, à la pointe du Toulinguet, aux Tas-de-Pois, partout enfin!... Oh! cette Chauve-Souris, serait-ce une transformation de la sorcière Kervella, pour sauver ses cousins?»

Il y eut des incrédules qui protestèrent, haussant les épaules, tandis que celui qui venait d'émettre cet avis, affirmait, têtu:

«Bien sûr! Demandez plutôt à Poulmic et à Le Gall qui l'ont vue, une chauve-souris géante!»

Que l'évasion eût eu lieu naturellement ou d'une manière surnaturelle, ce qu'il y avait de certain, c'est que Kornéli Troadec et ses sept fils s'étaient sauvés; de plus, Les Sept-Frères ne se trouvaient plus dans le port, comme si la même bourrasque, qui avait enlevé les pêcheurs, eût également englouti leur barque.

Les Troadec, de l'avis de tous, étaient marins assez hardis, assez expérimentés, pour avoir pu prendre le large, malgré le mauvais état de la mer, et leur bateau assez solide pour affronter la tempête: de ce côté nulle hésitation dans l'explication de cette nouvelle disparition, rien d'impossible.

L'enquête commencée par la police de Brest n'amena aucune découverte; on constata seulement que les hommes de garde s'étaient enivrés en compagnie d'un paysan plus ou moins suspect, connu de tout temps dans le pays; mais s'il avait été complice, il était difficile de relever contre lui d'autre fait que d'avoir apporté de l'eau-de-vie et de l'avoir bue en compagnie des soldats. Était-ce intentionnellement ou par hasard?

D'après toutes les dépositions, il n'avait pas dépassé le passage voûté voisin du pont-levis, et n'avait pas même pénétré dans l'intérieur du fort.

Était-il de connivence avec les prisonniers? Comment avait-il pu communiquer avec eux? Y avait-il un complice? Toutes choses qu'aucune preuve ne put établir, en raison de la nuit profondément obscure, de la violence des lames qui balayaient le sillon, au point d'en rendre les approches à peu près inaccessibles, et de l'absence totale de témoins. À Brest, après la punition disciplinaire infligée aux soldats du poste de la tour de Camaret, l'affaire fut provisoirement classée, en attendant que quelque hasard vînt lui donner un nouvel essor ou qu'il se produisît quelque révélation inattendue.

Il sembla même, à certains esprits judicieux, que le commissaire général de la police brestoise ne mettait pas un acharnement excessif à la poursuivre, et qu'il ne paraissait pas désireux de voir ses agents déployer trop de zèle dans leurs recherches, comme s'il eût reçu des ordres secrets à ce sujet ou qu'il sût à quoi s'en tenir. Les Troadec, sur leur barque, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, n'étant pas faciles à saisir, il y avait peut-être aussi plus d'adresse à paraître les oublier, afin de leur redonner confiance et de les surprendre plus aisément, quand ils se croiraient moins surveillés.

Quant à Mathieu Plourac'h, depuis cette nuit fameuse, qui avait mis tout Camaret en révolution, on ne le vit plus revenir dans le petit port, conduisant sa voiture et son cheval avec son cri d'appel: «Tamm Pilou! Tamm!» Avait-il regagné le village de La Feuillée? Continuait-il son commerce dans d'autres parties de la Bretagne? Dans le pays on ne s'en occupa guère, quand on ne le vit plus.

Pour les Troadec, ils avaient complètement disparu; nul n'en parlait, si ce n'était pour contribuer à répandre le bruit de leur enlèvement mystérieux par la Chauve-Souris, ce que les crédules et les superstitieux affirmaient imperturbablement.

Sans doute cette pensée n'affligeait pas outre mesure Corentine Troadec, car, sauf l'ombre de mélancolie qui avait tissé comme un voile indéchirable sur sa physionomie autrefois réjouie et rayonnante, on ne voyait en elle ni une veuve éplorée, ni une mère plaintive.

Certainement elle savait que Kornéli et ses fils étaient vivants, en sûreté quelque part; seul, leur éloignement mettait quelque tristesse dans sa vie.

Des pêcheurs prétendaient avoir eu connaissance des Sept-Frères du côté d'Ouessant, d'autres avaient reconnu le gabarit de la barque camaretoise aux alentours de Sein, tandis que des Grésillons parlaient d'une embarcation de Camaret rencontrée dans les parages de Groix, et que des Paimpolais juraient que les Troadec étaient chez eux, dans la Manche.

Au milieu de tout cela, sautillant, gai, fureteur, le chevalier de l'Espervier continuait de loger à l'Abri de la Tempête, en faisant de fréquentes absences, à Brest, Crozon ou Châteaulin, toujours en quête de vieilles pierres, d'antiquités.

Souvent il tenait compagnie à la patronne de l'auberge, s'efforçant de l'égayer par ses saillies, de lui faire prendre patience, au sujet de l'absence forcée des siens.

Mais, s'il la trouvait pleine de reconnaissance pour ce qu'il avait fait en sauvant Kornéli et ses fils, il ne parvenait cependant pas à obtenir d'elle tout ce qu'il avait espéré en tirer. Lui, si fin, si rusé, en arrivait parfois à se demander si Corentine était au courant de tout ce que savaient son mari et ses enfants, si ces derniers, peut-être par méfiance d'un bavardage de femme, n'avaient pas gardé pour eux le secret de cette entente suspecte, dont Kornéli lui avait dévoilé une partie lors de la nuit de l'évasion.

C'est en vain que, employant toute son habileté, il avait essayé de la faire causer sur cette affaire, dont il ne savait qu'une chose, c'est que l'abbé Judikaël Le Coat, Tonton Maõ et Jean-Marie Yannou s'y trouvaient mêlés, un prêtre, un paysan, un officier, association particulièrement suspecte.

Par excès de prudence, l'avait-on avec intention, et afin d'éviter toute indiscrétion, tenue entièrement à l'écart de ce qui se tramait dans l'ombre autour d'elle? Il en avait chaque jour un peu plus la conviction, et renonça à la questionner.

Malgré sa perspicacité, il ne devinait pas que Corentine, toute reconnaissante qu'elle fût, n'avait pas encore pu surmonter complètement la défiance qu'il lui avait inspirée, dès le premier soir de son arrivée, et que, d'instinct, elle ne voulait rien dire, rien révéler, avant d'y avoir été autorisée de vive voix par son mari, par ses fils.

Au fond d'elle-même, elle se reprochait par moment ce qu'elle appelait son ingratitude pour celui qui avait fait évader les siens, leur rendant la liberté, l'indépendance, le plus précieux des biens pour les Camaretois; mais elle ne parvenait pas à vaincre cette instinctive antipathie, et tous les beaux discours du chevalier n'arrivaient pas à la persuader.

Ce fut ainsi que, ingénuement, sans aucune rouerie, l'amour maternel, la tendresse conjugale, la foi domestique, triomphèrent de toute la ruse du policier.

Pendant que les semaines s'ajoutaient aux semaines, de graves et tragiques événements agitaient le pays, déjà si profondément remué par cette conspiration de Georges Cadoudal, et un maître s'imposait, absolu, impérieux à la France.

Peut-être la source secrète de l'agitation qui arrachait Monik Kervella à son habituelle inertie se trouvait-elle dans la lente et continue accumulation de ces choses? En elle l'horreur sacrée s'éveillait comme chez la pythonisse de l'antiquité, et ses lèvres semblaient se gonfler peu à peu de paroles qui, tôt ou tard, allaient éclater pour révéler tout ce qui emplissait son coeur.

Toute la journée elle se montra ainsi, ne pouvant tenir en place, inquiétant la jeune fille par cette fièvre qui paraissait la dévorer intérieurement; puis, aux approches du soir, dans les dernières flammes que le soleil couchant dardait dans le ciel, tandis que son ombre, ayant déjà disparu derrière les Tas-de-Pois et les hautes falaises de Pen hir n'envoyait plus sur Kerloc'h que les reflets d'incendie réverbérés par les nuages, Monik signala un insecte qui venait s'abattre en bourdonnant contre les carreaux.

Sa voix prit une intonation funèbre pour déclarer:

«Aujourd'hui comme hier!... Et demain ce sera encore, et les jours suivants, car la main du Seigneur est sur nous!... Du sang! Toujours du sang!... Une auréole de pourpre sanglante autour d'une auréole d'or!... Voilà le signe!...»

Par la fenêtre entr'ouverte un gros papillon se glissa.

Tandis que, de son index tendu, Monik le désignait, Anne de Coëtrozec put l'examiner. Deux grandes ailes ardoisées, bizarrement rayées, sous lesquelles s'étalaient deux autres ailes jaunâtres pareillement ornées, soutenaient un corps duveteux, épais, cylindrique, cerclé de six barres de velours noir; mais, sur le haut du corselet, près de la tête aux yeux saillants, aux antennes crochues, entre les ailes sombres, se détachait très nettement la lugubre figure d'une tête de mort.

La jeune fille tressaillit à cette apparition.

L'insecte laissait échapper une sorte de cri plaintif, et la vieille femme continua:

«L'entendez-vous?... L'entendez-vous?... Il est venu hier; il vient aujourd'hui!... Voilà que son arrivée m'a été annoncée et que rien ne peut plus arrêter sa marche!»

Malgré la tiédeur de l'atmosphère, Anne sentit un frisson l'envelopper tout entière d'un linceul de glace; elle murmura:

«Mon Dieu! Que veut-elle dire?»

Le bras rigide dans la direction du papillon qui, maintenant, voletait pesamment à travers la pièce, se heurtant au plafond, aux murs, aux objets rencontrés, avec un ronflement sourd, Monik poursuivait:

«Un sang précieux a déjà coulé!... D'autre va couler encore!... D'autre, après!... Et bientôt ce sera le mien!...»

Rien ne parvint à la détourner de la pensée ténébreuse qu'elle semblait suivre dans le sillon bourdonnant du funèbre insecte.

Elle n'entendit même pas retentir dehors le heurt des pesants sabots ferrés, broyant la pierraille du chemin, accompagnés d'un autre pas énergique, puissant. Par la porte restée grande ouverte, en raison de la douceur de la température, Mathieu Plourac'h et Judikaël Le Coat pénétrèrent.

Bouleversée par leur soudaine apparition, la jeune fille s'était précipitée vers eux:

«Vous, vous deux ici! Quelle imprudence!... À cette heure-ci, quand il fait encore si clair; on peut vous avoir vus, reconnus!...»

Puis montrant sa compagne avec un geste d'effroi:

«Écoutez ce que ma malheureuse Monik raconte; elle me fait peur!»

Incohérentes, heurtées, oracles impénétrables, visions du passé ou de l'avenir, les paroles continuaient à s'envoler, semblables à des évocations d'abîmes, à des prophéties de malheur, des vieilles lèvres de la Bretonne.

Avec de grands gestes sibyllins, elle semblait tracer des lignes magiques à travers l'espace et indiquer des spectacles qu'elle seule voyait se dessiner sur le fond ensanglanté du ciel.

Un peu inquiet, retrouvant en elle la Chauve-Souris au troublant pouvoir, à la suspecte réputation de sorcière, Mathieu Plourac'h restait dans l'encadrement de la porte, n'osant avancer et suivant de la lueur fauve de ses petits yeux les mouvements de la Kervella.

Mais le prêtre au contraire se rapprocha d'elle, intéressé par quelques mots qu'il saisissait çà et là à travers ce langage d'apocalypse qui paraissait jaillir de Monik, comme malgré elle, sous une mystérieuse influence plus forte que sa volonté. Il murmura:

«C'est l'Esprit d'en haut qui souffle sur elle: elle est inspirée du ciel!»

Pour lui, mis tout récemment au courant des événements qui venaient, pendant les derniers mois, de se dérouler à Paris, il en retrouvait l'indication, l'énumération dans ces syllabes d'apparence étrange, incompréhensibles pour d'autres. Par un phénomène inexplicable, sous l'influence d'un développement exagéré de la sensibilité, des fluides nerveux, Monik Kervella faisait allusion, en véritable visionnaire, à des faits que nul ne lui avait jamais fait connaître.

Judikaël Le Coat confirma:

«Oui, elle dit vrai. Le sang a coulé une première fois, lors de l'exécution du duc d'Enghien, fusillé par ordre du Premier Consul dans les fossés de Vincennes, le 20 mars dernier; c'est de ce crime qu'elle a voulu parler, soyez-en sûre: un sang précieux en effet!... Puis une seconde fois il coule encore, le 6 avril, et c'est le général Pichegru la victime; car je ne saurais admettre son suicide dans sa prison, comme on veut le faire croire!... Ce sont les mameluks de ce Bonaparte qui l'ont étranglé par ordre!...»

Tout son fanatisme se révélait dans cette dernière et plus que hasardeuse assertion, puisque l'hypothèse la plus probable était le suicide, le Premier Consul n'ayant aucun intérêt à ce crime.

«Est-il possible?» balbutia Anne.

Le prêtre continuait de regarder la vieille femme, et il expliqua:

«Maintenant, c'est l'avenir qu'elle voit, qu'elle devine, et elle a raison encore, elle a raison toujours: l'odieux procès est terminé, le jugement est rendu...»

Monik gémissait plus haut:

«Une couronne rouge de martyre, je l'ai devant moi, éclatante!... Seigneur, ayez-moi en votre sainte garde!...»

Aux phrases de voyante, des prières se mêlaient, roulant confusément, égrenées en litanies, pendant qu'elle levait vers le ciel ses pauvres mains meurtries et desséchées, des mains de suppliciée de l'existence.

Mlle de Coëtrozec interrogea, suppliante:

«Ainsi, c'est fini, Bonaparte, le Premier Consul, a achevé...»

Mathieu Plourac'h intervint, jetant de sa voix rude:

«L'Empereur, à c't'heure, la Demoiselle; vous pouvez dire l'Empereur, puisqu'il est nommé empereur!...»

Elle fit:

«C'est vrai, j'avais oublié: l'Empereur! l'Empereur Napoléon, voilà près d'un mois de cela!»

L'abbé termina avec une ironie farouche:

«Oui, le 18 mai 1804, et c'est sans doute comme don de joyeux avènement que sa justice impériale va livrer au bourreau, lancer à la foule vingt têtes, parmi lesquelles celles de Georges Cadoudal!...

--Cadoudal!... La mort?...»

C'était comme si la foudre se fût abattue sur la jeune fille.

Elle apprenait à la fois que le procès était terminé, que le jugement était rendu, quand, malgré tout ce qu'elle devait redouter, elle conservait encore l'espérance de pouvoir faire éclater sa conspiration avant que les débats fussent commencés, de manière à prévenir tout jugement et à délivrer les prisonniers, sans laisser à leurs juges la joie de les torturer.

Les atermoiements forcés apportés par l'insuccès de l'expédition aux Marais de Saint-Michel et par l'attaque de la diligence avaient déjoué tous ses projets, et il lui sembla un moment que c'était un écrasement définitif, que tout était perdu, qu'il fallait renoncer à son dessein.

Cependant Judikaël Le Coat, d'une intonation martelée, comme pour mieux enfoncer chacun des mots qu'il prononçait et les fixer solidement dans la mémoire de celle qui l'écoutait, reprit:

«La mort!... La peine de mort a été prononcée contre Cadoudal, Armand de Polignac, le marquis de Rivière et dix-sept de leurs complices!...»

Songeant à Jean-Marie Yannou, elle l'interrompit brusquement:

«Le général Moreau?»

L'abbé eut un sourire qui éclaira quelques secondes les lignes dures de son visage, donnant une gaieté passagère à cette face sombre:

«Il échappe à Bonaparte!... Tout empereur qu'il soit, il n'a pu obtenir qu'on le condamnât à plus de deux ans de prison!...»

Une réflexion soudaine traversant le cerveau de Mlle de Coëtrozec, elle se demanda, pensive:

«Jean-Marie ne va plus avoir à craindre pour Moreau?... Que fera-t-il?»

Il lui paraissait que peu à peu les éléments principaux de la conspiration qu'elle avait tenté de nouer, se dispersaient comme sous l'effort d'une puissance supérieure. Allait-il donc falloir abandonner les malheureux condamnés?

La voix du prêtre résonna plus haute, plus résolue, avec une âpreté déterminée:

«Nous ne pouvons plus attendre; il faut marcher; il faut sauver ceux que l'Empereur a fait condamner. Jusqu'à ce jour, je désapprouvais Mathieu Plourac'h d'avoir dévalisé le courrier de Quimper; à présent je déclare qu'il faut se servir de l'argent qu'il a pu enlever au Gouvernement, pour armer nos amis et précipiter l'action. Plus que jamais il importe de soulever le pays pour arracher ces nobles victimes au bourreau; hâtons-nous d'agir et nous réussirons!...

--C'est le Messager de la Mort!...»

Comme une mélopée plaintive, d'une impression terrorisante, ces mots traversèrent le silence qui venait de succéder à l'exhortation enflammée du prêtre.

Tous se tournèrent pour regarder Monik Kervella. Elle indiquait le papillon posé sur son rouet, les ailes étendues, montrant plus nettement encore, sous un reflet de pourpre du ciel, la tête de mort peinte sur son corselet.

L'épouvante arrondit les yeux de Mathieu, qui recula d'un pas tandis que le recteur, ne dissimulant pas un léger frémissement, faisait, en reconnaissant le papillon:

«Le Sphinx à tête de mort!...»

Sans pouvoir se défendre d'une certaine contagion de superstition, il se souvenait que soixante-dix ans auparavant, une invasion de ces papillons à figure lugubre avait répandu l'effroi dans toute la basse Bretagne, en coïncidant avec une épidémie très meurtrière qui avait ravagé le pays, et que, depuis, on les redoutait comme des présages funestes.

D'un vol lourd le papillon funèbre s'enleva pour aller s'abattre sur Mathieu Plourac'h qui frissonna, le chassa de la main, tandis que Monik, le doigt tendu vers le Tamm Pilou, prophétisait de nouveau:

«C'est le Messager de la Mort!...»



CHAPITRE XVI

DANS LA TOILE D'ARAIGNÉE

Un matin, par cette jolie et transparente lumière d'été qui donne de si délicieuses nuances mauves, roses et vertes à la mer, alors que l'Atlantique sortait peu à peu des brumes et des vapeurs blanchâtres servant de transition entre les ténèbres de la nuit et la clarté aveuglante du jour embrasé par le soleil, Parfait Lespervier était venu errer à travers les dunes dominant la plage de Pen hat, pour y combiner plus à l'aise la machination qu'il préparait.

Désormais sa conviction était faite: il existait bien réellement une conspiration ignorée de tous, absolument mystérieuse, élaborée d'abord contre le Premier Consul, continuée maintenant contre l'Empereur. Et il lui semblait que, ayant grandi en puissance, en autorité, de Bonaparte devenu Napoléon, de simple oiseau de proie transformé en aigle impérial, le maître tout-puissant de la France grandirait aussi en générosité, en largesse pour récompenser le serviteur fidèle qui aurait dévoilé et fait punir ses ennemis; il avait donc tout à y gagner.

Bien que Corentine n'eût voulu appuyer d'aucune révélation nouvelle l'aveu fait par Kornéli Troadec, la nuit où Lespervier l'avait fait évader, aveu que du reste elle ignorait, cependant ces quelques mots jetés au policier dans une explosion de gratitude, ces noms soigneusement classés dans sa mémoire, lui avaient suffi pour commencer à disposer la toile, dont les premiers fils avaient été fixés aux parois de l'Abri de la Tempête, le soir même de son arrivée à Camaret, et dont il comptait envelopper ceux qu'il soupçonnait.

Avec une patience de sauvage relevant une trace d'ennemi ou de gibier, il avait successivement suivi la piste de chacun d'eux, s'informant habilement, non pas seulement de leurs faits et gestes actuels, mais aussi de leur passé, et d'après leur existence d'autrefois reconstituant leur vie présente.

À chaque découverte nouvelle, à chaque petit fait venant corroborer ses observations et donner une probabilité de plus à ses hypothèses, il se frottait joyeusement les mains, et s'exclamait avec un petit rire gouailleur et satisfait de félicitation pour sa propre science:

«Hé! Hé! Monsieur le chevalier, m'est avis décidément que votre seigneurie eût fait un merveilleux archéologue, un antiquaire hors ligne, que vous sauriez fameusement reconstituer l'Histoire à l'aide des vieilles pierres et des vieilles poteries, vous qui êtes arrivé à établir si nettement la culpabilité de ce Mathieu Plourac'h et de cet abbé Judikaël Le Coat, voire même de la ténébreuse Monik Kervella, grâce à ce que vous avez appris de leurs exploits d'il y a des années et des années!...»

Ce matin-là surtout, il semblait ravi, ne tarissant pas d'éloges sur lui-même, se décernant compliments sur compliments; il finit par s'écrier à haute voix, dans la solitude des dunes:

«Ce n'est pas cet imbécile de Ridolin, ce lourdaud de Ridolin, qui eût su mener une affaire comme celle-là!... Ah! si le préfet de police en a un certain nombre de son espèce, là-bas, je ne lui donne pas beaucoup de temps pour que l'Empereur remercie M. Dubois de ses services, et reprenne mon excellent patron!... Ce n'est pas Fouché qui eût envoyé en Normandie et en Bretagne, pour une besogne de finesse, de ruse, de souplesse, un gaillard qui n'était bon qu'à des coups de violence et de force!... Et encore, jolie aide, sa force, à quoi lui a-t-elle servi?... Je suis presque content d'être délivré de lui!...»

Mais, à mesure que ses idées revenaient sur ce sujet, elles se rembrunissaient, car malgré toute son adresse, il lui avait été impossible de savoir ce qu'était devenu son ancien compagnon et d'avoir le secret de sa disparition si soudaine, si complète.

Souvent il avait réfléchi à cela, rapprochant de la phrase insinuante prononcée par Tonton Maõ, phrase commentant la soi-disant imprudence qu'aurait commise l'agent de Dubois en se rendant seul aux grottes du Toulinguet un jour de grosse marée, les mots bien significatifs par lesquels Kornéli l'avait signalé comme un espion dont il fallait se méfier.

Le pêcheur avait-il parlé d'Étienne Ridolin au présent ou au passé? La phrase exacte ne revenait pas à la mémoire de Lespervier; mais il n'y songeait jamais sans un petit frisson à fleur de peau, car il savait avec quelle férocité implacable, avec quelle rapidité et quelle adresse aussi, les conspirateurs royalistes se débarrassaient des individus convaincus ou même simplement soupçonnés par eux d'espionnage.

Ridolin avait-il été tué? Etait-il enfermé dans quelque mystérieux cachot? Ou bien, las de son séjour à Camaret, ainsi qu'il l'avait laissé voir à plusieurs reprises, avait-il tout simplement regagné Paris?

Ce qui aurait pu le confirmer dans cette dernière pensée, c'est qu'aucune lettre n'arrivait plus à l'Abri de la Tempête, à l'adresse de M. Étienne. Il ignorait alors que cela provenait du fait de Ridolin lui-même qui, pensant partir prochainement, avait annoncé à ses chefs ce départ comme incessant, et recommandé de ne plus rien lui expédier à Camaret.

Lespervier eût eu un moyen facile d'apprendre quelque chose, et grâce à cette précaution de l'agent de Dubois, il eût été confirmé dans l'hypothèse d'un départ subit, en écrivant lui-même à la préfecture de police, ou en se renseignant auprès d'amis sûrs; mais si, selon son espoir, sa présence en Bretagne était ignorée en haut lieu, il désirait qu'on ne la connût pas.

Seul, son patron Fouché en avait connaissance, et, même vis-à-vis de lui, en ce moment il voulait ne plus donner signe de vie pour arriver brusquement avec sa découverte de la conspiration et triompher d'autant plus brillamment que personne ne s'attendrait à ce coup d'éclat.

C'était une des raisons qui l'avaient si violemment mis en colère contre la maladresse de Ridolin, faisant arrêter bruyamment les Troadec, au risque d'effaroucher les véritables auteurs de l'attaque de la diligence et d'empêcher ainsi les autres conspirateurs, devinés par lui, de venir se faire prendre dans la toile qu'il tissait lentement, araignée prudente et patiente, ajoutant fil à fil depuis si longtemps.

Oh! ce Ridolin! Il ne décolérait pas contre lui, même encore en cette matinée radieuse, au point de jeter aux échos de ces montagnes de sable, mouvementées comme les vagues de la mer, son nom, flagellé d'épithètes ironiques ou méprisantes.

Ayant machinalement atteint l'extrême limite des dunes vers l'océan, il dominait la plage de Pen hat; il remarqua que, justement, la mer s'étant retirée très loin, on pouvait facilement visiter les grottes.

Quoique les ayant souvent vues, poussé par un sentiment inconscient, dont il ne chercha pas à se rendre compte, il dégringola lestement la falaise, s'engagea sur la grève et se dirigea vers ces grottes du Toulinguet.

Tout en marchant, il distingua des traces dans le sable humide et fit, reconnaissant des empreintes de sabots:

«Tiens! Il y a déjà des promeneurs, sans doute des gens du pays!»

Et il reprit, songeant à son ancien camarade:

«Pas de danger de grosses lames aujourd'hui, la mer est comme de l'huile!...»

Il venait de contourner l'énorme pan de la muraille rocheuse qui termine le côté droit de la plage, et immédiatement derrière lequel se creuse la plus considérable de ces immenses cavernes, véritable voûte de cathédrale, quand une exclamation attira son attention et que d'un bloc isolé couvert de moules, il aperçut deux hommes courbés comme pour examiner quelque chose; il les reconnut:

«Les gardes-côtes Poulmic et Le Gall!... Que diable font-ils là?... Ils auront trouvé une épave!...»

Une épave! Oh! oui, lugubre et lamentable épave!...

Poussé doucement par une dernière lame, qui l'enveloppait de sa frissonnante frange d'écume, la roulant, la déroulant en souple et mouvant linceul, un corps humain gisait, à demi-soulevé par instants, à demi enseveli dans le sable inconsistant.

Plus de figure, plus de traits, un rictus sinistre des dents, et la cavité béante des orbites, sans yeux, sans paupières; c'était tout ce qu'on distinguait dans l'étroit embrassement des algues qui l'enlaçaient, lui faisant un suaire merveilleux de toute la flore de l'Océan.

Des jours, des semaines, des mois, le malheureux avait dû flotter à travers l'infinie profondeur de l'Atlantique, glissant de vague en vague, tantôt bercé, tantôt englouti, jouet des marées et des tempêtes, proie des poissons, avant de venir échouer là, presque sans forme, impossible à reconnaître, devenu quelque étrange plante marine, quelque monstrueux coquillage inconnu, avec ses lambeaux de vêtements n'enserrant plus qu'un invisible squelette.

Mais Lespervier s'était baissé à son tour; il jeta un cri:

«Ridolin!... Étienne Ridolin!...»

Aux tiges de ses bottes, dont la semelle avait disparu, à une ceinture de cuir à boucle très spéciale encore fixée à la taille, il venait de reconnaître l'agent de Dubois.

Lui! C'était bien lui! Il eut un moment de saisissement, en le retrouvant là, au moment où déjà, plus confiant, presque rassuré, il le supposait décidément reparti, retourné à Paris.

Tout de suite, sans hésitations, sans s'arrêter à cette hypothétique possibilité d'un, accident dans les grottes, il se dit très bas, d'une voix sourde, où frissonnait une secrète et profonde épouvante:

«Ils l'ont exécuté!»

Puis un sursaut, une révolte contre sa défaillance passagère, un éclair sous les lourdes paupières un instant retombées sur ses yeux vifs, et, la main tendue au-dessus du cadavre, il promit d'un muet serment:

«Je te vengerai, Ridolin!»

De même qu'il avait immédiatement conclu à l'assassinat, il décida, sans crainte de se tromper, quel était le meurtrier, en ajoutant:

«C'est le chouan qui a fait le coup, comme il a dirigé l'attaque de la diligence!... Allons! Tout se paiera en même temps! Cette fois, plus moyen d'attendre, de patienter; cela deviendrait dangereux pour moi!... Bah! Quand je tiendrai celui-là, le reste de la bande viendra donner de lui-même en pleine toile: je m'arrangerai pour qu'il en soit ainsi!»

Il se redressa, tandis que les deux gardes-côtes le regardaient, étonnés et émus, se souvenant de ce colporteur gigantesque qu'ils avaient si souvent vu en compagnie du chevalier.

Celui-ci leur dit:

«Vous allez vous procurer quelque toile, une voile, un prélart pour relever ces tristes restes, afin qu'on leur donne une sépulture convenable; moi, je vais veiller auprès d'eux en attendant.»

Le jour même, grâce au soin pieux de Lespervier, le corps d'Étienne Ridolin, reconnu par la municipalité de Camaret, était enseveli dans le petit champ de repos qui domine le port et fait face à la mer.

En apprenant cette lugubre découverte, Corentine Troadec avait terriblement pâli; mais, parvenant à surmonter son émotion, elle avait déclaré, sans que le chevalier protestât par un mot:

«C'est si dangereux cette plage de Pen bat et ces grottes du Toulinguet; il y en a plus d'un qui a péri en cet endroit par quelque lame de fond!...»

Le lendemain, après avoir couru tout le reste du jour à travers le pays, Lespervier se faisait conduire à Brest.

Cette fois il était résolu à ne plus conserver son incognito vis-à-vis des autorités Brestoises, et à user de tous ses pouvoirs; l'intérêt personnel, l'instinct de la conservation lui dictaient la conduite qu'il avait à suivre.

Il lui fallut avant tout se débarrasser de l'ennemi le plus redoutable pour lui, c'est-à-dire de ce Mathieu Plourac'h, au sujet duquel il n'avait plus la moindre illusion et qu'il jugeait capable de tout. Pour les autres, on verrait plus tard; peut-être même l'arrestation de Tamm Pilou provoquerait-elle quelque découverte importante, en forçant ses amis, soit à d'imprudentes démonstrations en sa faveur, soit au contraire à prendre des précautions qui indiqueraient suffisamment quelle était leur part de complicité.

Ce que Lespervier ignorait, quand il accablait l'infortuné Ridolin de son mépris et de ses railleries rétrospectives, c'est que le plan qu'il suivait en ce moment avait certains points de ressemblance avec celui que s'était proposé de suivre le malheureux agent de Dubois; en effet, Ridolin, lui aussi, avait parfaitement deviné l'importance de la culpabilité de Plourac'h; sa maladresse avait simplement consisté à vouloir s'assurer des complices, parce qu'il les tenait sous sa main, avant de chercher, par tous les moyens possibles, à s'emparer du principal auteur de l'attentat.

Ici, plus perspicace, l'agent de Fouché agissait d'une manière diamétralement opposée: d'abord mettre le plus dangereux des conspirateurs dans l'impossibilité de nuire.

Sans doute, il eût bien désiré abattre sa main sur l'abbé Judikaël Le Coat, sur le lieutenant Jean-Marie Yannou, même sur Alcide et Loïz Troadec en vue d'une combinaison particulière, ces deux derniers devant lui être très utiles, et encore sur Monik Kervella; mais il lui semblait, avec juste raison, que tant qu'il n'aurait pas fait arrêter Mathieu Plourac'h, sa propre existence courait de grands dangers, et qu'il rencontrerait plus de difficultés pour mener à bonne fin ses projets.

Puis il y avait une grave lacune dans son affaire; il lui manquait cette demoiselle de Coëtrozec, qu'il n'avait jamais pu rencontrer, jamais pu apercevoir, quelque adresse qu'il eût mise à suivre ses traces, traces vagues et troublantes, depuis qu'une phrase du recteur Judikaël Le Coat, surprise au Menez Bré, lui avait à la fois révélé son existence, son nom et appris son arrivée en France.

Son intelligence de policier, rompue aux finesses du métier, lui avait immédiatement fait comprendre que c'était elle, cette émigrée, rentrée en France, qui devait être l'âme de la conspiration, si réellement il y avait conspiration, et que les autres, instruments plus ou moins grossiers, dévouements plus ou moins rudes, n'agissaient que d'après ses inspirations.

Ce qui lui semblait cependant plus difficile à admettre, c'était comment un officier de la nature de ce Yannou pouvait se trouver mêlé à un complot de ce genre, lui, républicain fervent, quand tous les autres partisans étaient assurément des royalistes ardents, des dévoués à la monarchie et à l'autel.

Il y avait là une anomalie, dont il n'avait pas encore pu pénétrer l'énigme, et dont il espérait découvrir le mystère au sein de cette ombre étrange, fantastique, que paraissait répandre autour d'elle la vieille guérisseuse de Kerloc'h, cette Chauve-Souris, que tous prétendaient folle et qu'il soupçonnait de jouer un rôle, dont il se refusait à être la dupe.

Toutes ces pensées bouillonnaient dans son cerveau quand il pénétra dans Brest, amené de Camaret par une des barques de pêche du petit port.

Avant de se rendre chez le commissaire général de la police, il se promena d'abord à travers la ville, indifférent et flâneur en apparence, fidèle à son rôle de voyageur, de badaud, mais l'oeil au guet, l'oreille aux écoutes, ne perdant aucune occasion de s'instruire par lui-même, et sachant par expérience quelle part énorme le hasard apporte à la subtilité et à l'intelligence du meilleur policier.

Comme il avait quitté Camaret de très grand matin, à l'aube, pour profiter de la marée, du courant, et pouvoir passer facilement le Goulet, il commençait à sentir le besoin de se restaurer.

Il se souvint alors que Corentine Troadec lui avait autrefois indiqué l'adresse d'un débit de la rue de la Loi, cette rue qui aboutit au pont jeté sur la Penfeld, et dont la patronne, Camaretoise d'origine, un peu parente des Troadec, donnait au besoin à manger; il ne se rappelait plus le nom de cette femme, et venait de traverser le Parc-ar-Meazou, terrain vague avoisinant le château ou Fort la Loi, quand une ancre gigantesque, peinte au-dessus d'une boutique, attira ses regards.

En lisant les mots tracés en exergue, le souvenir lui revint tout à coup, et il fit, avec une exclamation de plaisir:

«L'Ancre du Salut!... C'est justement cela!... On dirait que je suis en veine aujourd'hui et que la journée va m'être favorable!»

Etait-ce pressentiment réel ou voulait-il ainsi forcer la chance?

Le fait est qu'il entra tout guilleret dans le débit et se vit accueillir de la façon la plus cordiale par la veuve du quartier-maître, dès qu'il se fut recommandé de Corentine, en s'annonçant comme étant le chevalier de l'Espervier.

Il n'eut besoin d'user d'aucun artifice pour faire bavarder la patronne, ravie de pouvoir causer à coeur ouvert avec quelqu'un arrivant de Camaret.

Elle questionna:

«Paraîtrait qu'il en a eu des histoires, ce pauvre Kornéli, un si brave homme! Faut-il qu'il y ait du mauvais monde pour l'avoir dénoncé, tout de même! n'est-ce pas, monsieur le chevalier?»

À ces paroles, Lespervier dressa l'oreille; toute son âme policière fut mise en émoi par le ton qui soulignait les mots, et il n'hésita pas à tendre sa ligne, amorcée d'un discret et engageant:

«Il a été imprudent aussi; nous avons tant d'ennemis, nous autres

Elle appuya vivement, mordant frénétiquement à cet hameçon perfide:

«Bien sûr! C'est ce que je lui disais toujours, quand il venait ici pour s'entendre avec son cousin, le lieutenant Yannou. Plus d'une fois j'ai tremblé en les entendant parler de cette grosse affaire qu'ils manigançaient ensemble. Il y a des mouchards partout, et le terrible, c'est qu'on ne sait jamais si on ne bavarde pas avec l'un d'eux, tellement ils savent bien s'y prendre!... Ah! c'est que Brest est fameusement surveillé, depuis un an que le Premier Consul y a installé ce commissaire général de la police, un homme pas commode du tout!...»

Il souriait, faisant ses yeux les plus doux, approuvant de la tête, tandis qu'elle allait toujours, intarissable:

«Pensez qu'on est tout le temps dans les transes, surtout depuis qu'on a condamné à mort et exécuté le même jour ce nommé Marchand, accusé d'avoir incendié en pleine Penfeld le vaisseau Le Patriote, amarré non loin du milieu de la corderie, et de plus d'avoir autrefois porté les armes contre la République!... Et puis cette histoire de Paris, ces généraux en prison, Pichegru, Moreau!... Oh! celui-là surtout, un Breton, que Jean-Marie Yannou n'en décolère pas quand il en parle!...»

Lespervier avait fait un léger mouvement; ses lourdes paupières se rabattirent vivement sur ses prunelles pour en atténuer l'éclat, et une joie délicieuse coula au fond de son coeur; il songea:

«Le général Moreau!... Comment n'y avais-je pas pensé!... J'y suis; la voilà, la corrélation que je cherchais; c'est celui qui a pu unir l'émigrée et l'officier patriote, la royaliste et le fervent républicain dans la même haine contre Bonaparte, contre l'Empereur!... Hé! hé! la brave femme ne se doute pas du service qu'elle vient de me rendre!»

Du reste, maintenant, elle se perdait dans des verbiages sans intérêt pour son interlocuteur, parlant de la misère du temps, de son commerce, d'un tas de choses qui n'avaient plus aucun rapport avec les Troadec et Yannou.

Il essaya de la ramener sur le terrain brûlant en demandant:

«On aime beaucoup Moreau à Brest? N'y a-t-il pas des parents?

--Deux frères, monsieur le chevalier: l'un, capitaine de frégate, le ministre de la marine l'a envoyé à Morlaix, dans sa famille; l'autre, receveur des contributions, il a été transféré à Quimper: on les a éloignés!»

Ce fut tout ce qu'il put lui arracher, soit qu'elle eut conscience d'avoir déjà trop parlé, soit qu'elle n'eût plus rien à dire.

Des marins, des soldats, des ouvriers envahissaient le débit. Lespervier expédia lestement son déjeuner et quitta l'établissement; il allait poursuivre sa promenade à travers Brest, en attendant l'heure de se présenter chez le commissaire général de la police, quand un jeune officier d'artillerie de marine passa rapidement à quelque distance, et, après un regard jeté autour de lui, poussa la porte de la boutique de la Camaretoise.

L'agent de Fouché se retourna vivement, tombant en arrêt:

«C'est lui, Jean-Marie Yannou!... Diable! Il n'était que temps pour moi de sortir; peut-être ma conversation avec la patronne n'eût-elle pas été de son goût?»

Tout en faisant cette réflexion, il entra dans un débit qui faisait à peu près face à L'Ancre du Salut et s'y installa près de l'entrée de manière à surveiller l'officier, à tâcher de savoir ce qu'il venait faire là, et pourquoi il avait pris tant de précautions avant d'entrer.

Au bout de quelques instants, il le vit ressortir, accompagné de deux hommes vêtus comme les ouvriers de l'arsenal, et, après avoir échangé un regard d'entente avec eux, les quitter pour se diriger tout seul vers le port. Eux, prirent le même chemin.

Il se hâta de les suivre, à distance suffisante pour ne pas se faire remarquer, car il constata qu'ils semblaient très préoccupés de ne pas attirer l'attention.

Au lieu de continuer vers la Penfeld, ils remontèrent isolément avec l'allure de flâneurs, par les terrains vagues du Parc-ar-Meazou, jusqu'à ceux du Parc-ar-Cornou, et disparurent successivement tous les trois, l'officier d'abord, les ouvriers ensuite, derrière une sorte de clôture en planches qui entourait des terres défoncées avoisinant le Cours de la Réunion.

D'un pas de promeneur, Lespervier poursuivit sa route, s'arrêtant çà et là pour admirer un point de vue, un édifice, en touriste visitant la ville de Brest.

Un coup d'oeil lui avait permis de se rendre compte de l'endroit précis où se trouvaient réunis en ce moment les trois hommes qu'il surveillait sans en avoir l'air, et de s'assurer que, adossés intérieurement à la partie de la cloison faisant face à la rade, ils semblaient ne s'inquiéter que des gêneurs qui pourraient venir les déranger par l'endroit leur ayant servi à pénétrer dans cette espèce d'enclos.

Un gros arbre se trouvait justement à proximité de la clôture contre laquelle ils se tenaient et fournissait un excellent point de repère; ce fut vers lui que l'agent se dirigea, après une courbe savante, qui le ramena exactement à leur hauteur, séparé d'eux seulement par cette fragile barrière.

De grandes affiches, placardées contre les planches, obstruaient complètement les interstices, et si, grâce à cela, on ne les voyait pas, eux non plus ne pouvaient pas voir.

De son glissement souple et ondulant de furet en chasse, Lespervier arriva aussi rapidement qu'il le put et s'installa d'abord, jambes écartées, bras derrière le dos, comme pour lire les imprimés.

C'étaient les vieilles affiches portant le Rapport du grand juge, qui relatait l'arrestation de Georges Cadoudal et de ses complices, et la Proclamation du préfet Caffarelli, qui rappelait l'exécution de ce Marchand, dont la patronne de L'Ancre du Salut avait entretenu l'agent quelques instant auparavant.

Barbouillées, demi-lacérées, elles portaient encore, en travers, diverses inscriptions, parmi lesquelles la plus nette était Vive Moreau!

Le policier souriait à cette coïncidence, quand, derrière la clôture, les voix s'élevèrent.

Feignant d'être fatigué, il vint s'adosser aux planches, son oreille fine presque appliquée contre la mince cloison de bois, et la conversation lui arriva si nette, si distincte, qu'un voluptueux frisson de satisfaction caressa ses épaules et son dos.

D'abord il ne comprit pas grand'chose aux propos tenus, et il crut s'être trompé; on parlait de discipline, de principes républicains, de haine des Anglais; cependant ces deux ouvriers, d'anciens marins sans doute, et cet officier ne pouvaient pas être venus se cacher là, pour exprimer mystérieusement leur patriotisme, ni même leur amour de la République: l'Empire était trop récent pour que ce fût déjà un crime de parler encore avec tendresse de la République.

Mais le nom du général Moreau arriva bientôt; et tandis que, la tête collée contre les syllabes protestatrices du «Vive Moreau!» griffonnées en travers de l'affiche, Lespervier écoutait, il entendait comme l'écho de cette protestation se développer et s'enfler de l'autre côté du mur de planche.

Les deux années de prison transformées en bannissement, cette facilité de partir pour l'Amérique donnée par l'Empereur à son ancien camarade, étaient présentées comme des actes dus à la peur que Bonaparte avait du vainqueur de Hohenlinden, au remords de l'avoir fait arrêter et juger, et la conclusion était que, plus que jamais, le moment était venu de soulever le pays contre le tyran.

Quant à la date de l'action, à la manière dont on procéderait, il ne pouvait en être question avant que le jeune officier en eût conféré avec ses amis de la presqu'île de Crozon.

Yannou termina en disant:

«Vous et vos camarades, tenez-vous prêts; c'est Ann Askel groc'hen qui vous préviendra.»

Ce fut tout. Lespervier entendit les pas des conspirateurs s'éloigner, et il quitta son poste pour ne pas se faire surprendre. Tout en se dirigeant vers la demeure du commissaire général de la police, il se répétait:

«Ann Askel groc'hen?... C'est du breton bien sûr!... Mais que signifie ce breton?... Cependant ce n'est pas la première fois que j'entends prononcer ces syllabes sauvages; par exemple, où et quand les ai-je entendues, je l'ignore!... Enfin, allez, allez, mes petits amis; moi, je vais toujours faire empoigner et mettre à l'ombre le Tamm Pilou!,... Une fois débarrassé de celui-là, je m'occuperai de vous!... Hé! hé! hé! Que le commissaire général m'aide un peu et je me charge de lui fournir une fameuse affaire, plus belle que toutes celles qu'il a déjà pu avoir!...»

Le soir même, la barque qui l'avait amené le remportait tout guilleret vers Camaret; il chantonnait, entremêlant son air de phrases de victoire:

«Demain, le Mathieu Plourac'h sera arrêté, voilà qui est fameux. Quant au reste, cela marchera tout seul.»

Une réflexion l'arrêta:

«Diable! j'allais oublier les satanés mots bretons! Le patron de la barque doit savoir ça!»

Il se pencha vers le pêcheur:

«Hé! camarade, que signifie Ann Askel groc'hen?

--La Chauve-Souris.»

Une lumière flamba dans les yeux aigus de Lespervier qui fit à mi-voix:

«La Chauve-Souris!... C'est vrai, je me souviens, ce sont les gardes-côtes qui ont déjà prononcé ce nom en breton devant moi!... Décidément tout est là-bas, à Kerloc'h!... Cette Chauve-Souris, c'est certainement le pivot de l'affaire!...»



CHAPITRE XVII

L'EXÉCUTION

Avec ses lointains, teintés de la brume bleuâtre et légère des chaudes matinées d'été, la rade de Brest s'étendait merveilleuse, à peine soulevée d'un lent et souple mouvement, comme d'une respiration géante; et, semblant suivre le cours de l'Elorn, le soleil ruisselait en nappe d'or par le large estuaire de la rivière de Landerneau, pour s'épanouir en éblouissant et papillotant éventail sur l'immensité de l'Atlantique, prenant plus de chaleur, plus d'éclat à mesure qu'il s'élevait dans l'azur pâli du ciel.

Immobile près de l'entrée de la Penfeld, à environ quatre ou cinq cents mètres du Château et des côtes, un vaisseau de haut bord se tenait à l'ancre, toutes ses voiles carguées, comme isolé, allongeant les lignes régulières de ses batteries, mais ayant cette particularité funèbre d'avoir ses vergues en pantenne et son pavillon en berne.

Très loin, plus au large, semblables à des lourdes citadelles flottantes, hérissées de canons, d'autres grands navires; puis çà et là quelques canots, animant d'un léger sillage d'argent la surface miroitante et dorée de la mer, sans cependant s'approcher de ce vaisseau solitaire qui mettait comme un emblème de deuil dans la joie de ce réveil radieux de la nature.

«Tout de même, à voir ce beau temps de fête et ce calme plat, on ne se douterait guère de ce qui se passe à c't'heure à bord du Républicain! s'exclama un vieux marin amputé d'une jambe, et qui, accoudé sur le mur terminant à pic le Cours de la Réunion sur la racle, indiquait de sa longue-vue le navire ancré vis-à-vis du port.

--Fichu réveil qu'il a dû avoir, l'homme à la peau de bique! ricana un voisin, compère à la figure rude et basanée, vêtu en ouvrier de l'arsenal.

--Bah! une fin de soldat qu'on lui prépare, c'est encore trop bon pour un chouan de son espèce! interrompit un vétéran des armées de la République, qui avait dû faire autrefois partie des Bleus, et qui semblait garder rancune à ses adversaires des landes et des chemins creux de Bretagne, de Vendée ou du Maine.

--Vous l'avez connu, celui qui est là-bas?» questionna l'ouvrier en s'adressant à ce dernier.

Celui-ci, répliqua, bourru:

«Lui ou ses semblables, c'est tout un pour moi, va que c'est de la même graine, une espèce qui ne vaut pas cher, mais qui se bat rudement bien! Ah! on s'est fameusement canardé dans les genêts et dans les bois, d'abord sous Kléber et Marceau, puis plus tard sous Hoche, et que ça ne paraît pas vouloir finir, tant qu'on ne les aura pas exterminés jusqu'au dernier!... Aussi, fier débarras, qu'on ait mis le grappin sur celui-là, un chef, paraîtrait? C'est toujours ça de moins!...»

Le marin observa:

«Oh! diable! ils ont affaire maintenant à quelqu'un qui ne plaisante pas avec ce qui est de la discipline, de la rébellion et des conspirations!... Le citoyen Bonaparte...

--L'Empereur Napoléon, vous voulez dire», intervint un bourgeois cossu qui, une lunette aux mains, cesse un instant d'en braquer les verres sur le vaisseau, pour prendre une allure importante et sévère.

L'ouvrier grogna quelques mots à voix basse en haussant les épaules, mais le marin ne répondit pas, et le vétéran regarda l'interrupteur de travers.

Celui-ci, du reste, n'insista pas, accaparé par une jeune femme qui, essayant de se garantir du soleil déjà ardent, à l'aide d'une ombrelle de couleur tendre, minaudait:

«Quelle foule! Quelle foule! C'est à croire que tout Brest s'est donné rendez-vous ici!»

Le fait est que, malgré l'heure matinale, la promenade du Cours de la Réunion se trouvait littéralement envahie et que, derrière les cinq à six rangs de curieux de tout âge, de tout sexe, entassés contre le mur donnant sur la rade, et semblant attendre avec une patience plus ou moins nerveuse l'événement important qui devait se passer en mer, sur le navire à l'ancre, des centaines d'autres, ne s'étant pas levés d'assez bonne heure ou n'ayant pu venir à temps, erraient çà et là, formant des groupes compacts, qui essayaient de voir par-dessus la tête des privilégiés des premiers rangs.

En outre, une société choisie occupait toutes les fenêtres Sud et Ouest des corps de bâtiments du Château de Brest, des dames, de hauts fonctionnaires, des autorités, tout ce qui se rattachait au préfet maritime, le comte de Caffarelli du Falga, frère du vaillant soldat mortellement blessé au siège de Saint-Jean d'Acre, au sous-préfet de la ville, Lefebvre de la Parquerie, au commissaire général de la police, Chézy, au général de division Guyot-Durpaire, commandant la place, et à l'Administration.

Là, les propos, avec des formes moins rudes, des tournures plus choisies, des phrases plus ampoulées, ne différaient pas sensiblement de ceux qui se tenaient le long du Cours de la Réunion entre les petits bourgeois, les gens du peuple et les soldats ou marins.

Depuis huit jours la même fièvre dévorait Brest, depuis que des affiches placardées de nuit, par ordre du préfet maritime, avaient annoncé l'arrestation d'un ancien chef de chouans, auteur principal de l'attaque de la diligence de Quimper, la découverte d'une vaste insurrection préparée dans l'ombre par lui et par ses complices, ainsi que la menace d'un débarquement de troupes anglaises pour soutenir le mouvement et contrebalancer les préparatifs faits par Napoléon contre l'Angleterre avec l'installation du camp de Boulogne.

Il n'en avait pas fallu davantage pour mettre de nouveau en rumeur cette ville, d'autant plus facile à impressionner que, depuis quelque temps, les événements tragiques semblaient s'y succéder avec une périodicité menaçante et que, toujours, elle se trouvait sous la menace d'une attaque de vive force de l'escadre anglaise, qui ne cessait de croiser au large, dans l'attente de quelque occasion favorable.

L'incendie du vaisseau Le Patriote, en plein port, l'exécution de Marchand, le grondant écho du procès, de la condamnation, de la décapitation de Georges Cadoudal et de onze de ses complices, avec toutes les péripéties qui les avaient accompagnés, un assassinat étrange commis un soir dans la grand'rue par un marin sur un charretier et compliquée du suicide de ce meurtrier particulièrement suspect, venaient s'ajouter à tous les faits précédents, dont les Brestois conservaient toujours un souvenir vivace et angoissant.

En effet, ils n'avaient oublié ni le procès Rivoire, ni la surprise de nuit de la corvette La Chevrette, en rade de Camaret, par les Anglais, ni les incessantes menées du ministre d'Angleterre, lord Hawkesbury, comte de Liverpool.

Aussi le malheureux port se trouvait-il dans un état de nervosité terrible, que le moindre incident excitait jusqu'à la frénésie, jetant le trouble dans la population, la terreur dans la bourgeoisie de la ville, la discorde et la défiance entre tous les partis, dont la haine était plus endormie que complètement éteinte.

L'affiche du préfet maritime fut comme une torche jetée dans un tonneau de poudre.

On s'observa haineusement, on s'espionna; les dénonciations affluèrent au commissariat général; les démarches les plus innocentes furent incriminées, et pendant vingt-quatre heures au moins on put craindre de voir se renouveler les excès de la Terreur ou de la Réaction qui suivit: ce fut par un véritable miracle que les propos et les allures de Jean-Marie Yannou ne lui attirèrent aucun désagrément et qu'il ne fut l'objet d'aucun soupçon.

Quand on sut au juste à quoi s'en tenir et qu'on comprit que la ville de Brest ne semblait être nullement compromise dans cette nouvelle affaire, l'émotion changea de nature: la peur, l'anxiété se transformèrent en curiosité ardente, s'égarant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, avant d'être définitivement fixée.

Si la police ne chercha pas, dès le premier moment, à calmer cette effervescence, c'est qu'elle espéra quelque temps s'en servir, et, du flot boueux des dénonciations, de l'émoi des individus plus ou moins susceptibles d'être soupçonnés, tirer un profit immédiat en essayant de poursuivre, par la même occasion, tous ceux qui déplaisaient au pouvoir nouveau et discutaient encore l'Empereur.

Cela dépassait de beaucoup les intentions de Parfait Lespervier; il voulait bien apporter à Fouché et à Napoléon une bonne conspiration bien nette, bien groupée, formant bloc, ayant sa direction, sa tête, ses adjudants, tout comme Cadoudal dans sa dernière tentative, et peut-être vaguement, derrière, la foule obscure des comparses composant la possible armée insurrectionnelle; mais il n'avait pas entendu qu'on profiterait de l'occasion pour quelque nouvelle exportation ou déportation en masse de tous les ennemis du régime impérial.

Il fut donc le premier à démontrer au commissaire général qu'en voulant trop embrasser, on risquait de laisser échapper les principaux coupables, contre lesquels il ne possédait pas encore de preuves assez certaines.

Il ne répondait, en ce moment, absolument que de ceux qu'il livrait, c'est-à-dire Mathieu Plourac'h et les Troadec, principalement les deux frères, Alcide et Loïz. Ce qu'on devait juger, c'était, non pas encore la conspiration proprement dite, dont les éléments ne se trouvaient pas entre ses mains, mais simplement l'attaque de la diligence de Quimper à Brest et le vol des deniers publics.

Les Troadec n'avaient pu être arrêtés, puisqu'ils se trouvaient en mer ou sur quelque point des côtes, dans l'une des îles où on n'aurait su aller les chercher. Bien que Lespervier eût aidé à les faire évader de la Tour de Camaret, il avait laissé exécuter contre eux la poursuite par défaut, sachant d'avance ce qu'il en ressortirait et comptant, au contraire, s'en servir pour peser davantage sur le principal, sur l'unique coupable, Mathieu Plourac'h.

Il avait fait valoir au commissaire général que, le jour où ils seraient acquittés, comme cela n'étaient pas douteux, ils reprendraient confiance, pourraient revenir la tête haute, délivrés de tout souci, à Camaret et reprendre leur existence habituelle.

À partir de ce moment-là, lui, Lespervier, qui aurait continué à être pour eux le bienfaiteur, le sauveur, gagnerait mieux encore leur confiance et arriverait enfin à la complète découverte de cette fameuse conspiration, qu'il sentait tout près de lui, qu'il tenait presque, et qui, cependant, par certains côtés de mystère et d'ombre, lui échappait.

Par les Troadec, il parviendrait sûrement à Monik Kervella, il pénétrerait en ami dans cette maison si fermée de Kerloc'h, il découvrirait le secret qu'il savait caché là, et qui unissait Jean-Marie Yannou à cette descendante des Coëtrozec, soupçonnée, jamais vue, et que rien ne l'autorisait à voir. Il fallait que ces Troadec l'amenassent eux-mêmes à la jeune émigrée, comme un ami sûr, comme un complice et qu'il tînt d'elle-même le mystère de la conspiration.

Ce fut au sortir de l'Abri de la Tempête, en ce Camaret où il avait eu l'imprudence de revenir, ne se méfiant plus du chevalier de l'Espervier, que des gendarmes arrivés de Brest, appartenant à cette fameuse gendarmerie d'élite dont le général Moncey était le grand chef de Paris, et qui avait pour mission spéciale les arrestations politiques, se saisirent de Mathieu Plourac'h.

Il voulut d'abord protester, tentant d'ameuter les pêcheurs contre ses agresseurs, mais ceux-ci étaient en force; de plus, dès qu'ils eurent annoncé qu'il y avait mandat d'amener contre le paysan de La Feuillée, non pas pour complicité dans l'évasion des Troadec comme il essayait de le faire comprendre, mais pour attaque à main armée du courrier de Quimper, les Camaretois, qui auraient été tentés de le soutenir par affection pour Kernéli et ses fils, n'osèrent plus se compromettre dans cette affaire de vol des deniers de l'Etat.

Corentine, épouvantée, avait cru un moment que c'était d'elle qu'on voulait s'emparer; mais Lespervier qui se trouvait là, l'avait aussitôt rassurée, tout en ne lui cachant pas que son mari et ses enfants étaient mis en cause dans le procès. Tout bas, afin d'apaiser son premier émoi, il lui souffla:

«Ne tremblez pas pour eux; ce sera peut-être le moyen le plus sûr de les tirer d'affaire et de les voir revenir auprès de vous, libres, débarrassés de toute crainte.»

Comme elle voulait l'interroger, ne comprenant pas bien cette manière de les sauver, il lui avait fait signe de garder le silence, en montrant les gendarmes au milieu desquels Mathieu Plourac'h se débattait, et termina:

«Pas besoin que Tonton Maõ le sache!... Laissez-moi faire, j'ai mon moyen, et je vous promets que vous le trouverez plus tard excellent!»

Malgré cette promesse, malgré les preuves de dévouement et de sollicitude données par le chevalier pour les pêcheurs, Corentine ne pouvait se défendre d'une impression sinistre sous les regards aigus de son interlocuteur.

En dépit de l'espoir qu'il lui glissait dans le coeur, il la terrorisait, la fascinait de ses prunelles pénétrantes, et elle hésitait, oscillant de la haine à la reconnaissance, de la défiance à l'abandon absolu, sans pouvoir se fixer.

À Brest, l'instruction fut vivement menée. Grâce à l'enquête patiente et habile, mystérieusement faite par Parfait Lespervier, grâce aux recherches qu'il avait su porter dans les hameaux les plus obscurs, sous prétexte de trouver des vieilles pierres et d'étudier les antiquités du pays en écartant ainsi de lui toute méfiance, le dossier concernant le paysan de La Feuillée contenait tous les éléments les plus écrasants, tout un réseau de témoignages formidables contre Plourac'h.

D'abord détenu au Château, il avait été longuement, minutieusement interrogé, questionné sur ses tenants et ses aboutissants; mais, toute en reconnaissant les faits qui lui étaient personnels, en ne niant pas le présent et en ne reniant pas le passé, il se refusa absolument à donner les noms de ses complices et revendiqua pour lui seul la responsabilité de ses actes.

On suivit exactement à son égard la procédure employée vis-à-vis de Marchand, et un arrêté de l'Empereur établit une Commission militaire spécialement chargée de le juger.

Un capitaine de vaisseau présidait, assisté de deux capitaines de frégate et de deux enseignes, et, pour éviter tout prétexte de troubles dans la ville, pour empêcher, comme on le craignait, toute manifestation en faveur du prisonnier, toute tentative de délivrance, on le transporta, pour le juger, des prisons du Château à bord du vaisseau Le Républicain, qui fut ancré, à cet effet, à proximité du port.

Débarrassé de ses liens, le prisonnier comparut, le front haut, une flamme de fanatisme indomptable brûlant tout au fond des orbites creusées de ses yeux, comme les dernières lueurs d'un feu sacré sur les autels d'un culte détruit, et promena sur les membres du tribunal d'exception qui allait le juger, un regard impassible.

L'acte d'accusation portait que Mathieu Plourac'h, du village de La Feuillée, dans les monts d'Arrée, âgé de soixante ans, appelé de son nom de chouan Massacre-Bleu, sobriquet suffisamment explicite, ayant, en d'autres temps et à plusieurs reprises, porté les armes contre la République, ayant, malgré ses crimes de tout genre durant cette période, bénéficié de l'amnistie générale qui avait suivi la pacification, était prévenu, depuis, de séduction, d'embauchage, d'attaque à main armée d'un courrier portant l'argent du Gouvernement, de vol des deniers publics, d'assassinat commis contre les agents de la force publique, de relations avec les ennemis de la France, et enfin de complicité dans une évasion, pour avoir contribué à soustraire ses complices à la justice de leur pays.

Le même acte comprenait dans la poursuite, seulement sur le fait de l'attaque de la diligence, Kornéli Troadec, âgé de cinquante-cinq ans, pêcheur à Camaret, Alcide Troadec, trente ans, Hervé Troadec, vingt-huit ans, Loïz Troadec, vingt-cinq ans, Yves Troadec, vingt-trois ans, Yan Troadec, vingt et un ans, Alan Troadec, dix-neuf ans, en ne laissant de côté que Pierrik Troadec à cause de son jeune âge; tous également accusés d'avoir contribué à l'attaque, dont Mathieu Plourac'h était le principal auteur.

Ce long exposé laissa l'accusé absolument froid; il haussa seulement les épaules d'un air de dédain et de muette protestation à la lecture du passage qui concernait les Troadec, sans même vouloir prendre la peine de détromper les juges à leur égard, parce qu'il savait les pêcheurs en sûreté, hors de l'atteinte de la police.

Questionné, il répondit à toutes les interrogations qu'on lui posa sur lui et refusa de répondre à celles qui ne le concernaient pas personnellement, persistant dans l'attitude qu'il avait eue durant les longs interrogatoires de l'instruction, tout en s'étonnant intérieurement de l'exactitude minutieuse des renseignements relevés contre lui. Comme il pensait que, seul, Ridolin avait pu fournir tout ce qui était relatif à l'attaque du courrier, il demeurait troublé de voir révéler de menus faits, qui dataient de l'époque plus récente où l'espion, ayant été jugé et exécuté par lui avec l'aide des Troadec, n'avait plus pu faire aucun rapport.

Cependant l'espionnage, la trahison avaient continué leur oeuvre sourde; Mathieu Plourac'h en arrivait à se demander s'il n'existait pas quelque traître parmi les personnes mises dans le secret de la conspiration, ou si un autre espion ignoré n'avait pas repris le travail commencé par Étienne Ridolin.

Quelques instants sa pensée voleta autour de cette figure bizarre du chevalier de l'Espervier, qui ne lui avait jamais plu, et dont les incessantes promenades à travers la presqu'île de Crozon, les curiosités persistantes lui avaient parfois semblé suspectes. Mais le souvenir de l'aide donnée par le chevalier pour faire évader les Troadec de la tour de Camaret, aide qui le compromettait, sans pouvoir lui servir à rien, semblait-il, déconcertait l'ancien chouan et l'obligeait à rejeter bien loin tout soupçon de trahison ou d'espionnage de sa part.

En outre, ni Yannou, ni le recteur Judikaël Le Coat, ni Monik Kervella, ni surtout Anne de Coëtrozec ne se trouvaient compris dans les poursuites; on semblait même ignorer leur existence. Une joie de martyr, se sacrifiant seul pour le salut commun, inondait de sa réconfortante rosée le coeur du partisan héroïque.

Il se disait avec un élan de foi farouche:

«Qu'importe que je disparaisse, si on ne les soupçonne pas! L'oeuvre pourra réussir, grâce à eux, et ils me vengeront!»

Mais une surprise lui était réservée, une autre joie de même nature devait lui être donnée.

Quand les juges arrivèrent aux Troadec, jugés par défaut, deux témoins à décharge comparurent, qui innocentaient pleinement les Troadec de la complicité dont on les accusait; c'étaient Poulmic et Le Gal.

Les deux gardes-côtes du poste de la Pointe des Pois vinrent déclarer, sous la foi du serment, que, à la date même de l'attaque de la diligence entre Quimerc'h et le Faou, à cette heure précise de la soirée, heure d'entre chien et loup que les Bretons appellent ann troubl-noz (la trouble nuit), les Troadec se trouvaient, avec leur barque Les Sept-Frères, entre la plage de Pen bat et les Tas-de-Pois, à hauteur environ de l'endroit de la côte connu sous le nom de Voroc'h.

Comme ils étaient soupçonnés de se livrer à la contrebande, ils étaient précisément surveillés, et, ce soir-là, Poulmic avait tiré un coup de fusil sur un homme qui escaladait la falaise; il avait été reconnu que le blessé était Alcide Troadec, celui que le rapport de Ridolin accusait principalement, avec son frère Loïz, d'avoir aidé Plourac'h à assaillir et à dévaliser le courrier.

Les gardes-côtes expliquèrent également que si, jusqu'alors, ils avaient gardé le silence, c'est qu'ils ignoraient absolument que le blessé fût Alcide Troadec, et que la révélation leur en avait été faite tout récemment par un voyageur, installé depuis plusieurs mois à l'auberge tenue par Mme Troadec, à Camaret, M. le chevalier de l'Espervier.

Un hasard de la conversation les avait amenés à cette intéressante découverte, et, sur le conseil du chevalier, ils avaient fait leur déclaration à leur chef, qui l'avaient communiquée aussitôt aux autorités brestoises: c'est ainsi qu'ils avaient été cités comme témoins.

L'alibi était net, précis, irrécusable.

L'impression produite par ce témoignage sur le tribunal fut d'autant plus favorable que, si les officiers de marine qui le composaient ne se sentaient aucune faiblesse, aucun attendrissement pour ce paysan brutal des montagnes d'Arrée, pour ce chouan sauvage, fanatique, dont les exploits sanglants les révoltaient, ils avaient vu avec une certaine émotion l'accusation portée contre Kornéli Troadec, qui avait appartenu à la marine avant d'être pêcheur, et dont les états de service étaient excellents.

Ce fut un soulagement pour eux de voir surgir cet alibi inattendu et de pouvoir écarter de la tête de cet homme, de celle de ses fils, une accusation infamante et capitale. Dès lors, leur conviction étant faite, une fois les débats terminés, le jugement pourrait être immédiatement rendu.

En conséquence, Mathieu Plourac'h, dit Massacre-Bleu, convaincu d'assassinat et de vol des deniers de l'État, fut, à l'unanimité, condamné à mort; la sentence était exécutoire dans les vingt-quatre heures: le lendemain matin il serait fusillé à bord même du vaisseau sur lequel il se trouvait.

Le condamné écouta avec une physionomie de défi tranquille la lecture du jugement qui ne lui accordait plus que peu d'heures à vivre; il leva la main droite, semblant saluer quelque vision merveilleuse et cria de sa voix rude:

«Vive le Roi!»

Un rayon de joie éclaira un moment ses traits sombres, lorsqu'il apprit que Kornéli Troadec et ses fils étaient acquittés, aucune charge n'ayant pu être relevée contre eux, et le fait de leur évasion ne constituant plus un délit, puisqu'ils n'étaient pas coupables.

Aucun nuage n'altérait la pureté de ce grand ciel d'été étendu au-dessus de la mer, quand un coup de canon partit de l'avant du Républicain. La fumée roulait encore, tourbillonnant en flocons épais à la surface de l'eau, qu'une sonnerie de clairon éclata à bord, et que tous les bâtiments en rade mirent leur pavillon en berne. Un frémissement courut à travers la foule massée sur le Cours de la Réunion; une rapide ondulation courba toutes les têtes dans la même direction, et il y eut une agitation d'un moment aux fenêtres du Château donnant sur la rade, en même temps qu'un brouhaha sourd s'élevait, s'étendait et mourait; puis ce fut un silence absolu.

Là-bas, sur la poupe du bâtiment, un mouvement sembla se faire; un peloton de fusiliers marins se détacha sortant de l'écoutille et venant prendre position. On distinguait l'éclair des armes, l'or des galons, des épaulettes des officiers: une masse sombre se groupa, formant deux rangs de soldats alignés coude à coude, l'arme droite. Ensuite, dans l'espace vide qui se trouvait placé au-dessus du couronnement de la poupe, un homme parut, amené par deux marins.

De la terre on entendit très distinctement un chant qui montait dans l'air pur, des paroles lancées par une voix qui ne tremblait pas; des coeurs battirent dans cette foule bretonne, un peu d'humidité embua bien des yeux; plus d'un reconnaissait dans ces syllabes attendries la grande mélancolie de la terre d'Armorique, et c'était comme l'âme de la Bretagne qui flottait au-dessus de cette scène tragique:

Ann hini goz eo va dous

Ann hini goz eo va zur!...

Et, immédiatement après le refrain, les mots touchants, l'affirmation de la foi bretonne:

La vieille pense à mon bonheur

C'est elle qui plaît à mon coeur!...

Puis, peut-être un regret, un adieu à celle qu'il ne pouvait aimer:

Et pourtant à ce que je vois

La Jeune est plus belle cent fois!...

Un commandement qui vibre sec, un cliquetis des fusils qui s'abaissent, et, presque aussitôt, un éclair sanglant, le roulement du feu de peloton.

La fumée monte en auréole au-dessus d'un corps immobile, renversé sur le plancher de la poupe, tandis que le drapeau tricolore glisse jusqu'en haut du mât, instantanément, et que les vergues reprennent leur position normale. Des marins s'occupent rapidement d'envelopper d'un linceul le cadavre, qui est lancé à la mer, un boulet aux pieds.

Une rumeur confuse emplit Brest de son bourdonnement; la foule abandonne le Cours de la Réunion pour retourner à ses occupations de chaque jour; mais, dans plus d'une mémoire, à côté du bruit sinistre et déchirant du feu de peloton, ce qui subsiste, persistant, tenace, c'est la plainte de mélancolie et de poésie chantant l'antique Bretagne:

Ann hini goz eo va dous

Ann hini goz eo va zur!...



CHAPITRE XVIII

SOUS LES AILES DE LA CHAUVE-SOURIS

«C'est pour la cause que nous défendons, c'est pour nous que ce malheureux est mort héroïquement, sans nous trahir, emportant avec lui notre secret, nous permettant ainsi de poursuivre l'oeuvre que nous avons entreprise, et ce serait manquer à notre devoir, manquer à l'engagement pris avec lui, que de renoncer à la lutte!...»

La voix vibrante, dressant au milieu de l'humble chambre de la masure de Kerloc'h sa pâle figure, animée d'une incroyable énergie, Anne de Coëtrozec s'adressait à Jean-Marie Yannou, qui la contemplait, transporté d'admiration. Il fit:

«Ainsi vous espérez toujours?... Vous pensez que nous devons continuer la conspiration et nous attaquer à cet ennemi formidable devant lequel tout semble s'incliner, à l'Empereur!...»

Bien que se sentant gagner par l'enthousiasme indomptable de la jeune fille, Yannou ne pouvait s'empêcher de reconnaître l'accroissement de puissance, l'augmentation d'autorité de ce général Bonaparte, dont il faisait autrefois bon marché.

La conspiration, qui lui semblait légitime contre le Premier Consul, commençait à lui paraître moins justifiée depuis que l'Empire était fait et que la France entière acceptait sans résistance le nouveau souverain.

De plus, il avait constaté autour de lui des défaillances parmi ceux qui lui avaient le plus formellement promis leur aide; l'élément militaire surtout l'abandonnait, déjà prêt à se courber devant le César.

Lui-même, malgré les ardeurs de son âme de patriote républicain, il ne pouvait se défendre d'un vague respect, d'une sorte d'admiration pour la force de ce petit officier, parti de la condition la plus infime, et arrivé à la situation la plus haute.

Pour qu'il continuât à le détester, il fallait qu'il se répétât que ce n'était pas seulement à ses mérites personnels, à ses victoires d'Italie et d'Égypte, à son auréole glorieuse, que Bonaparte devait cette élévation extraordinaire, mais aussi à ses intrigues, à ses répressions implacables, à son esprit d'autorité, à son adresse à se servir de tous les éléments qu'il avait su mettre entre ses mains. Habitué à la discipline, envisageant les bénéfices énormes que la France pouvait tirer, au point de vue de sa gloire et de sa suprématie militaire, d'un chef aussi énergique et aussi heureux que celui qu'elle venait de se laisser imposer, il n'avait pu se défendre d'un sentiment communicatif d'orgueil et d'une espèce de joie secrète, surtout depuis que celui de tous les accusés de la conspiration Cadoudal auquel il s'intéressait le plus, le général Moreau, avait vu transformer ses deux années de prison en bannissement. Certes, au premier moment, dans un élan de colère irraisonnée, il avait dit que c'était la peur qui faisait agir Bonaparte; mais il lui avait été difficile de maintenir et de conserver cette opinion, quand il l'avait discutée de sang-froid. En outre, l'acte commis par Mathieu Plourac'h avait singulièrement influé sur lui, lui montrant de quels excès, de quelles violences, de quels crimes, pouvaient se rendre coupables les complices qui devaient l'aider à renverser le Gouvernement.

Comme Cadoudal, il eût été pour une attaque à forces égales, pour une lutte ouverte et franche contre le tyran, mais l'infamie de certains côtés de cette guerre, vers laquelle il se laissait entraîner, ne pouvait manquer de révolter son âme droite et son coeur honnête. Il voulait bien marcher en soldat, non pas en chouan, non pas participer à dévaliser les diligences. Or, s'il était sûr de lui-même, il ne répondait pas de certains de ceux qui devaient l'aider, et il redoutait d'y trouver beaucoup de Plourac'h. Il avait fallu toute la tendresse qu'il gardait pour sa petite amie d'enfance, tout son respectueux amour pour Mlle de Coëtrozec pour qu'il n'eût pas rompu, dès ce premier fait, avec ceux qui pouvaient employer de pareils procédés.

Il n'avait du reste accepté de poursuivre l'oeuvre à laquelle il s'était donné, qu'après avoir su de la jeune fille même, à quel point elle désapprouvait l'attaque de la diligence, non point seulement en raison de la maladresse de cet acte et du tort considérable qu'il pouvait faire à la cause, que parce que, semblable à lui, elle ne voulait qu'une lutte loyale, pure de toute vilenie.

Cependant, depuis l'exécution de Mathieu Plourac'h, ses hésitations l'avaient repris; il ne voyait plus bien la possibilité d'arriver à la solution rêvée, au retour de la République, telle qu'il la comprenait; de plus, lui aussi, si désintéressé qu'il fût, n'envisageait pas le moyen d'agir sans argent. Tous ces doutes, il venait de les exposer franchement à son amie, qui lui avait donné rendez-vous, ce soir-là, environ un mois après l'exécution de Plourac'h, dans la petite maison de Kerloc'h.

Elle espérait que, l'émotion causée dans le pays par le procès de l'ancien chouan s'étant suffisamment calmée, les Troadec ayant pu rentrer à Camaret et reprendre leur habituelle existence de pêcheurs, il y avait peut-être possibilité de renouer les anciens projets et de combiner un nouveau plan.

À cet effet, elle avait convoqué le jeune officier et l'abbé Judikaël Le Coat à Kerloc'h, pour s'y concerter sous la protection de Monik Kervella.

Elle leur avait appris que, depuis un certain temps, une amélioration notable s'était fait dans l'état de la vieille femme et que les éclairs de raison qui traversaient par moments son pauvre cerveau enténébré semblaient avoir plus de durée, plus de continuité, ses idées s'enchaînaient davantage et déjà elle répondait presque intelligemment à certaines des questions qu'on lui posait. Bien certainement on ne tarderait plus à parvenir à lui faire révéler le fameux secret de l'emplacement du trésor, et on pourrait enfin y puiser pour reprendre énergiquement la conspiration.

«L'Empereur?... Et qu'importe?... Ce n'est pas un homme, un général, un usurpateur comme ce petit Corse de Buonaparte qui peut effrayer ceux qui n'ont pas craint de s'attaquer à la Convention, aux Mayençais et à des généraux comme Kléber, Marceau, Westermann, Hoche!... Ah! ah! nos paysans en ont bien vu d'autres, et quand nous les lancerons à travers leurs genêts et leurs brousses, vous verrez s'ils s'effaroucheront devant ce nom de Napoléon, qu'ils ne connaissent même pas encore et qui ne leur dit rien?...»

Une voix tonnait sourde et concentrée, s'engouffrant par la porte, apportant vers eux ces paroles violentes, et l'abbé Judikaël Le Coat fit son entrée, le chapeau d'une main, un lourd bâton au poing, baissant sa tête de bison, comme pour donner du front, à la Bretonne, dans les arguments et les obstacles que Yannou essayait d'opposer.

«Ah! monsieur le recteur! s'exclama la jeune fille, ravie du nouvel appui qui lui arrivait, n'est-ce pas que nous ne devons point désespérer?

--Si Monik veut parler, je réponds de tout!» répondit le prêtre en se tournant vers la vieille femme.

Anne eut un sourire de confiance.

«Je ne sais pourquoi, mais ce soir je me sens pleine de joie, comme si nous touchions à la solution désirée, à la fin de toutes nos angoisses. Tenez, elle a parlé très raisonnablement toute la journée, et d'elle-même elle a prononcé le nom de mon père en y joignant le souvenir des marais de Saint-Michel; de plus, sa paralysie a disparu, elle marche!... Elle parlera.»

Cependant, pour l'instant, rien ne semblait justifier cette tranquille espérance de Mlle de Coëtrozec.

Monik qui, malgré la chaleur du soir, avait tenu à jeter sur elle la mante antique dont elle s'enveloppait d'habitude, allait et venait à travers la chambre d'une allure un peu fiévreuse, sans s'occuper de personne.

Étonnamment alerte, en effet, comme si elle eut retrouvé tout à coup l'usage de ses jambes, elle mettait, dans les angles demi-obscurs de la pièce, le vol heurté d'une énorme chauve-souris, et une berceuse accompagnait ses gestes, une chanson bizarre, incompréhensible autant que ses mouvements:

Pater noster, dibi doub

Mon ma c'has o nean stoup...

Jean-Marie secoua la tête, faisant:

«Elle ne sait ce qu'elle dit! Écoutez-la!... Cela n'a aucun sens:

Pater noster dibi doub

Mon chat est à filer de l'étoupe...»

Mais Anne reprit:

«Au contraire, elle travaille à démêler ses idées. C'est la première fois que j'entends ces mots étranges sur ses lèvres, et ils me paraissent comme une détente de son cerveau, cessant de ruminer toujours les mêmes chansons pour chercher autre chose, aller à d'autres pensées... Regardez!... Mais regardez!... Que fait-elle?...»

Monik Kervella venait de se redresser dans une attitude d'attention, tous les plis de son mince visage ramassés, froncés autour du nez et de la bouche, imprimant véritablement à toute sa physionomie un peu de la forme qui lui avait fait donner son surnom, une ressemblance de museau pointu, au-dessus duquel brillaient lucides, vifs, d'une intelligence surhumaine, les petits yeux noirs sortis des brumes habituelles.

Son bras droit, autour duquel pendait l'aile déchiquetée de sa mante, se tendit vers la porte et de sombres paroles retentirent:

«Entendez-les!... Ils viennent!... Ils s'approchent!... La mort vole derrière eux! Voilà l'Ankou!... Le Sparfel l'avait annoncée et aussi le grand papillon à tête de mort!... Jésus, ayez pitié de moi, c'est l'heure! Rien ne peut plus la retarder!»

Elle n'avait pas terminé, promenant autour d'elle, sur Judikaël, sur Anne et sur Jean-Marie, des regards où flambait une lueur surnaturelle, qu'un choc de sabots heurta lourdement le chemin et que Kornéli Troadec parut, criant d'une voix d'angoisse:

«Sauvez-vous! Sauvez-vous!... Les voilà!... Vous n'avez que le temps de fuir!... Vite au Voroc'h!... Tout est paré; vous y trouverez Les Sept-Frères!...»

Posant avec autorité sa main sur l'épaule de son petit-fils, la Kervella ajouta:

«Allez! Écoutez-le! C'est le salut!...»

Hervé et Yan accompagnaient leur père. Tandis que, restés dehors, ils surveillaient les environs, le pêcheur, en quelques mots, essayait d'expliquer ce qui arrivait.

Il raconta que ce chevalier de l'Espervier, qui habitait depuis tant de mois chez eux, à l'auberge, et qui les avait aidés à s'évader de la Tour de Camaret, n'était nullement un noble, encore moins un antiquaire, mais, au contraire, un agent de police, tout comme Étienne Ridolin; que c'était lui qui avait fait arrêter et exécuter Plourac'h, qu'il avait appris que des conspirateurs se réunissaient ce soir-là à Kerloc'h, chez Monik Kervella et qu'il était parti de Brest avec des gendarmes pour les surprendre.

C'était Alcide qui, par un hasard surprenant, avait eu connaissance de l'affaire et qui avait pu venir avertir son père à temps; mais d'un instant à l'autre, les gendarmes allaient arriver.

En effet, depuis l'exécution de Mathieu Plourac'h, tout s'était d'abord passé comme Parfait Lespervier l'avait espéré.

Prévenue par lui de l'acquittement de Kornéli et de ses fils, Corentine avait pu faire annoncer à son mari que, désormais, il ne serait plus inquiété, et les pêcheurs étaient revenus tranquillement reprendre leur place à Camaret. Désormais le chevalier, considéré par tous comme le bienfaiteur, le sauveur de ses hôtes, fut traité tout à fait en ami, et Kornéli, particulièrement, se montra disposé vis-à-vis de lui à la plus complète confiance. C'était bien là-dessus que comptait le rusé furet de Fouché pour arriver à se faire révéler les secrets qu'il n'avait encore pu pénétrer qu'en partie.

Les confidences, cependant, ne jaillirent pas dès le premier jour du coeur reconnaissant du pêcheur. Sa femme, tout en l'encourageant dans ses idées de gratitude pour son sauveur, lui recommandait pourtant la discrétion, principalement au sujet de Mlle de Coëtrozec, essayant de lui faire comprendre qu'il était inutile de la compromettre.

Kornéli objectait: «Un gentilhomme comme le chevalier serait ravi de la connaître, j'en suis persuadé, car, plusieurs fois, il m'a demandé s'il n'y avait pas encore des gens de la noblesse dans le pays.»

Cette curiosité, toute naturelle qu'elle semblât de la part du voyageur, inspirait une vague défiance à Corentine; aussi fut-ce tout à fait à son insu, et malgré elle, que son mari, un soir d'expansion, avoua enfin que Mlle de Coëtrozec, la fille du fameux comte Huon de Coëtrozec, habitait chez leur cousine de Kerloc'h, la Monik Kervella.

C'était, en définitive, la confirmation du premier soupçon qu'il avait eu, le jour où s'étant rendu avec Ridolin chez la guérisseuse, tandis qu'Anne faisait l'excursion des marais Saint-Michel, il y avait remarqué des vêtements féminins trop bien coupés et d'étoffe trop fine pour appartenir à une humble paysanne.

Une seconde, il eut l'intuition du rôle de double, peut-être joué par Mlle de Coëtrozec enveloppée de la mante de Monik, et comme l'explication de ce don d'ubiquité de la Chauve-Souris, tantôt impotente et tantôt si agile.

À partir de ce moment, le champ de ses investigations s'étant considérablement rétréci, il surveilla étroitement les allées et venues des personnes qui pouvaient fréquenter la vieille femme; il s'arrêta surtout à deux visiteurs, plus assidus que les autres, d'abord Jean-Marie Yannou, l'officier d'artillerie de marine, dont la présence pouvait s'expliquer par sa parenté, ensuite cet abbé Judikaël Le Coat, dont les antécédents lui étaient maintenant connus et qui ne venait certes pas, sans motifs sérieux, de La Feuillée à Kerloc'h, pour visiter une paysanne à peu près folle.

Agissant de concert et avec l'appui de la police brestoise, il avait pu, grâce à des rapports d'agents en sous-ordre, s'assurer qu'un rendez-vous décisif devait avoir lieu à Kerloc'h, au domicile de Monik Kervella; un papier assez énigmatique, tombé entre ses mains, lui fournit enfin le jour et l'heure de la réunion; ce papier, avec sa teneur rédigée à l'aide de l'alphabet chouan, dont il possédait la clé, était signé La Chauve-Souris.

Soupçonné sans qu'on eût cependant des preuves suffisantes contre lui et secrètement surveillé, Yannou ne put quitter Brest sans que son départ ne fût immédiatement signalé; Lespervier prit en personne la direction de la poursuite, après avoir eu soin de faire envoyer l'ordre, à tous les postes de la côte d'exercer une surveillance sévère.

Comptant avoir ainsi enlevé aux conspirateurs tout moyen de salut du côté de la mer, il espérait, en débarquant avec ses gendarmes au Fret, s'avancer par les terres, les prendre à revers, leur couper la retraite et les enfermer tous dans sa toile: il les saisirait en quelque sorte au nid.

Grâce à Alcide Troadec, qu'une indiscrétion d'un camarade de Brest mit au courant de toute la machination, y compris la véritable personnalité de Lespervier, une partie de cette combinaison put être déjouée. La barque des Troadec eut le temps de quitter le port de Camaret avec cinq des hommes de l'équipage, tandis que le patron et deux de ses fils couraient prévenir Mlle de Coëtrozec.

Il faisait une lumineuse nuit d'été, qui permettait de voir à une grande distance, augmentant ainsi le danger, mais permettant aussi aux fugitifs de se guider dans leur marche et d'éviter les points périlleux.

Guidés par Hervé qui explorait le chemin, ils coupèrent en droite ligne par les champs et la lande, ayant pour objectif le Voroc'h.

Derrière eux, ayant trouvé en cet instant suprême des forces et une énergie incroyable, Monik Kervella, toute sa raison paraissant enfin revenue, marchait, semblant voler d'un vol insensible et muet, les ailes de sa mante étendues comme pour les cacher, les défendre.

Après une course précipitée, difficultueuse, ils approchaient et apercevaient déjà la déchirure de la falaise, à la hauteur de Kerbonn, quand un cliquetis d'armes et un bruit de pas nombreux leur annoncèrent qu'on était sur leurs traces.

En effet, à son arrivée à Kerloc'h, croyant surprendre les conspirateurs, Lespervier avait eu la désagréable surprise de trouver la maison vide; un examen rapide lui avait prouvé qu'elle venait seulement d'être quittée, et un hasard l'avait presque aussitôt mis sur la piste des fuyards, qu'un paysan avait rencontrés, semblant se diriger vers la Pointe-des-Pois.

Aussitôt l'agent de Fouché s'était rappelé cette Salle Verte, qu'il connaissait pour l'avoir explorée et avoir vu l'officier d'artillerie de marine en revenir un soir; il pensa qu'ils avaient pu chercher à se réfugier dans cet abri, supposé inconnu, et lança ses hommes dans cette direction.

Mais, bien avant d'arriver, le plus avancé des gendarmes avait distingué dans l'éloignement, un peu plus à droite, le groupe espacé des fugitifs et l'avait signalé.

«Encore cette damnée Chauve-Souris!» s'exclama Lespervier, reconnaissant l'ombre géante de la bête maudite. «Cette fois, nous verrons si toutes ses sorcelleries sont à l'épreuve de la balle!»

Et tirant un pistolet de sa ceinture, il s'élança le premier dans cette nouvelle direction, laissant à sa gauche la pointe de Pen hir et les Tas-de-Pois.

Arrivés à l'extrême bord de la falaise, les ombres s'étaient maintenant arrêtées, formant une seule masse, ne semblant plus bouger.

Le policier eut un rire de joie mauvaise:

«Ah! ah! À moins que leur Chauve-Souris ne les emporte sur ses ailes, je les tiens!... Hardi, vous autres, le gibier est à nous! Préparez vos armes, pour le cas où il y aurait de la résistance seulement, car je désire les avoir vivants!...»

Par un phénomène bizarre, à mesure que les gendarmes se rapprochaient, marchant plus prudemment, le groupe semblait diminuer d'épaisseur, fondre, comme si, réellement, les uns après les autres, ceux qui le composaient eussent pris leur vol vers le large.

La chose était si étrange que les hommes s'arrêtèrent complètement, hésitants, tout frémissants, n'osant plus avancer et se montrant avec terreur cette forme gigantesque, grandie encore par l'illusion nocturne, et dont les ailes paraissaient couvrir ce mystère.

Lespervier, lui, ne s'y trompa pas; il poussa un cri de fureur, bousculant les gendarmes:

«Allez, mais, allez donc!... Ils se sauvent!... Ils auront inventé quelque diablerie pour nous échapper!... Ah! ma foi, pas tous!...»

Et, braquant son pistolet devant lui, il tira.

La sombre et fantastique silhouette s'écroula, démasquant la crête nue de la falaise.

Quand ils arrivèrent, ils ne trouvèrent plus que Monik Kervella, étendue au bord extrême de l'abîme, et, sous elle, au fond du Voroc'h, le grondement sourd et profond de l'abîme, plein de ténèbres où s'étaient engloutis sans bruit, Hervé Troadec, Anne de Coëtrozec, Jean-Marie Yannou, Judikaël Le Coat, Yan Troadec et enfin, le dernier, Kornéli Troadec.

En bas, ils avaient trouvé le salut, l'asile à bord de la barque Les Sept-Frères, amenée en cet endroit par Alcide aidé de ses frères, pour recueillir les fugitifs.

Pour échapper à l'arrestation qui la menaçait, Anne de Coëtrozec devait reprendre ce même chemin aventureux qu'elle avait dû employer, près d'un an auparavant, pour rentrer en France, et disparaître ainsi, mystérieuse, inconnue, sans avoir pu accomplir sa mission.

Le mugissement de la mer, les sifflements du vent les empêchèrent d'entendre le drame qui se passait au-dessus de leurs têtes.

En effet, en voyant retomber devant eux la corde qui leur avait servi à descendre et que Monik, dans un dernier effort, avait pu détacher et lancer, ils durent croire que tout s'était bien passé, et que, certainement, on n'oserait inquiéter la vieille femme qui les avait sauvés.

Cependant là-haut, elle gisait sur le dos, les bras en croix, les plis de sa mante largement étalés autour d'elle, rougissant de son sang dévoué les herbes et les pierres de la lande.

Au coup de feu qui, s'il n'avait pu être entendu des fugitifs, avait sonné assez distinctement pour arriver jusqu'au poste de Pen hir, Poulmic, Le Gall et quelques gardes-côtes, ne sachant ce qui se passait, étaient accourus, armés de torches, de falots; la lumière rousse baigna d'une mouvante et sinistre lueur le corps étendu sous leurs yeux.

«Monik Kervella!» s'écria Poulmic, qui venait de soulever la tête de la malheureuse.

«La Chauve-Souris!» appuya Le Gall.

Elle semblait, en cet état, baignée de sang, un peu d'écume pourprée aux lèvres, l'infortunée bête nocturne que le paysan, barbare et superstitieux, cloue, ainsi qu'une chouette, à la porte de sa demeure, comme un épouvantail, comme une sauvegarde, ses pauvres ailes de velours sombre trouées férocement, son corps misérable, haletant, agonisant, avec une goutte de sang aux commissures de son museau pointu et le voile bleuâtre de la nuit suprême tiré sur ses prunelles si brillantes.

Monik Kervella eut un dernier mouvement, un suprême sursaut: des mots s'échappèrent de sa bouche, un chantant bercement:

L'autre jour elle pleurait dru,

Aujourd'hui, elle sourit ta petite mère!...

Toutouic la la, mon petit enfant,

Toutouic la la!

Puis un dernier soupir, et son âme s'envola heureuse, âme de sacrifice et de dévouement, comme si elle avait eu conscience d'avoir accompli son devoir jusqu'au bout, ayant d'abord donné sa raison, pour ne pas abandonner celui qu'elle avait nourri de son lait, le comte de Coëtrozec, puis donnant avec joie sa vie pour la fille de ses maîtres, Anne de Coëtrozec.

Ce ne fut que quelques jours après que les différents acteurs de ce drame furent mis au courant de ce qui s'était passé et apprirent la mort tragique de Monik Kervella.

Elle devint la victime expiatoire sacrifiée au salut de tous, car Parfait Lespervier, n'ayant pu réunir de preuves suffisantes contre ceux qu'il voulait arrêter, ni établir l'importance de la conspiration, dut renoncer à les poursuivre, laissant l'officier de marine rejoindre son poste sans être inquiété.

L'abbé Judikaël Le Coat regagna sa cure de La Feuillée, plus sombre que jamais après ce dernier échec; il désespérait de voir revenir les grandes luttes et les grandes espérances d'autrefois, l'exécution de Mathieu Plourac'h le chouan, et la mort dramatique de Monik Kervella, semblant avoir pour toujours mis un terme aux conspirations et aux insurrections dans le pays breton.

Quant à Anne de Coëtrozec, retournée en Angleterre, elle dut se contenter de la petite fortune que son père lui avait laissée, sans aucun espoir de jamais retrouver le trésor des marais Saint-Michel, dont Monik n'avait pu lui indiquer remplacement exact.

On aurait dit qu'une puissance mystérieuse, surnaturelle, s'opposait jusqu'à la fin à ce qu'on retrouvât cet argent, comme si la Providence n'eût pas voulu permettre que de l'or français pût servir à bouleverser la France, à lancer de nouveau les hommes issus de la même terre maternelle, dans une guerre impie, fratricide, les uns contre les autres.

C'est du moins ce que crut comprendre Anne de Coëtrozec, rentrée en elle-même, loin des troubles, des excitations, des fièvres plus ou moins justifiées; une volonté plus impérieuse, plus puissante, plus haute que celle de son père, que celle de sa foi politique, pesait sur elle, et elle sentit planer, irrésistible, l'enlaçant de son vertige merveilleux, l'âme éparse, la grande âme obscure et forte de la Patrie.

En même temps elle se trouva de nouveau attirée vers cette France, où son ami d'enfance, pour lequel elle éprouvait maintenant un sentiment plus tendre, s'absorbait dans un autre idéal, celui de la gloire du pays.

Grâce à des appuis puissants, elle obtint de rentrer sur la terre natale, de venir retrouver Jean-Marie Yannou.

Tous deux, elle et lui, quand ils s'étaient laissés séduire par l'idée de renverser le Gouvernement, avaient cru, en entreprenant cette lutte, travailler pour le bonheur du pays; ils se l'étaient alors avoué, la face resplendissante de franchise, de vérité, de jeunesse ardente, enthousiaste,--elle, voulant la Monarchie, la foi de ses pères,--lui, la République, telle que 1789 et 1793 l'avaient faite,--tous deux ayant fait d'avance, sans hésiter, le sacrifice de leur vie pour arrivera ce but.

Mais une lumière éblouissante, aveuglante, montait pendant ce temps, l'astre impérial se levait, soleil de gloire qui embrasait le pays et semblait devoir le porter à l'apogée de sa puissance.

C'est alors que tous deux avaient senti quelque chose de nouveau naître en eux.

En voyant tant de nobles se rallier à l'Empereur, Anne de Coëtrozec osa penser que peut-être la légitimité du Roi devait s'effacer devant l'intérêt de la France.

Coeur de soldat autant qu'âme de patriote, Jean-Marie Yannou fut conquis par l'irrésistible prestige des victoires, du triomphe sur les ennemis, dus à Napoléon. Il immola ses idées républicaines à ce qu'il pensa être la suprématie de la Nation, et se jeta, ardent, dans la mêlée, derrière les trois couleurs du drapeau, sans vouloir s'apercevoir qu'elles n'étaient plus surmontées du fer de pique de la République et qu'elles étincelaient maintenant sous les serres de proie de l'Aigle Impérial.

De ses ailes de ténèbres, ailes mortuaires, la Chauve-Souris, la martyre Monik Kervella couvrit le passé, qui disparut dans l'oubli, tandis que Jean-Marie Yannou, le brillant officier, montait de grade en grade, marchait de succès en succès et contribuait brillamment à l'Épopée Napoléonienne.

Il se trouvait encouragé, soutenu, par celle à laquelle il avait donné son humble nom devenu un nom glorieux, par sa femme: union bretonne du chêne et du granit, Anne, la fille des antiques forêts gauloises, avait pour toujours placé sa main dans celle de Jean-Marie, le fils des côtes séculaires de l'Océan.





[Fin de Le mystère de la chauve-souris par Gustave Toudouze]