* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licence.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Mémoires de la vie littéraire. L'Académie Goncourt. Les salons--quelques éditeurs. Auteur: J.-H. Rosny aîné [Joseph-Henri-Honoré Boex] (1856-1940) Date de la première publication: 1927 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: G. Crès et Cie, 1927 (première édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 2 février 2008 Date de la dernière mise à jour: 2 février 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 73 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque MÉMOIRES DE LA VIE LITTÉRAIRE L'Académie Goncourt Les Salons--Quelques Éditeurs. OUVRAGES DIVERS DE J.-H. ROSNY: Sous le Fardeau.--Le Bilatéral.--Daniel Valgraive.--Les Ames perdues.--L'Impérieuse Bonté.--L'Indomptée.--Vamireh.--Une Rupture.--La Lucide.--L'Autre Femme.--Un double Amour.--Une Reine.--Eyriman.--Le Trésor de Mérande.--Le Chemin d'amour, etc., etc. DE J.-H. ROSNY AÎNÉ: L'Appel du Bonheur. Roman.--...et l'Amour ensuite. Roman.--Perdus? _Aventures héroïques de la Guerre_. Roman.--L'Amoureuse Aventure. Roman.--Confidences sur l'Amitié des Tranchées.--Marthe Baraquin.--La Vague rouge.--La Mort de la Terre.--Les Rafales.--La Guerre du Feu.--Dans les Rues.--La Force mystérieuse.--La Juive.--Amour Etrusque.--Les Femmes de Setné.--Les Xipéhuz.--Le Félin géant.--Dans la nuit des coeurs.--Les Femmes des autres.--Le coeur tendre et cruel.--Une jeune fille à la page...?. J.-H. ROSNY (Aîné) De L'Académie Goncourt MÉMOIRES DE LA VIE littéraire L'ACADÉMIE GONCOURT Les Salons--Quelques Éditeurs PARIS Les Éditions G. Crès et Cie 21, RUE HAUTEFEUILLE, 21 MCMXXVII IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VERGÉ DE RIVES, DONT CINQ HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 1 A 45 ET DE 46 A 50 Tous droits de reproduction et traduction réservés pour tous pays. L'ACADÉMIE GONCOURT I La Genèse En 1896, la mort des êtres chers me causait encore la stupeur inexprimable qu'elle cause à la plupart des jeunes hommes. Il semble que, chaque fois que la mort soit une révélation. Aussi, quelle révolte terrifiée, quelle indignation impuissante, quel procès de la cruauté universelle par une chétive et tremblante conscience!... Je me souviens de mon sursaut lorsqu'un camarade annonça: --Goncourt est mort. J'avais beau me dire qu'il meurt cent mille humains par jour, quarante millions par an, le matin changea de couleur, la lumière parut livide et les passants fantomatiques. Tout le jour je ne pus m'occuper d'autre chose et le soir, penché sur mon petit balcon, sous Wéga, le Cygne, la Chevelure de Bérénice, je mêlais l'Eternité et l'Espace au souvenir d'un pauvre homme périssable. Ma propre existence n'était plus qu'un rêve perdu parmi tous les rêves que sont les vivants et que sont les circonstances. Le sentiment d'une inutilité absolue emplissait mon âme. Edmond de Goncourt mourut à Champrosay, le 16 juillet 1896. Sa mort ne fut pas un événement mondial comme celle de Hugo ni même celle du pauvre Carnot, chouriné à Lyon, par le mitron Caserio, mais elle agita le boulevard tout de même,--il y avait encore un boulevard. La nouvelle se répercuta en bourrasque dans les bureaux de rédaction. Xau, le fondateur du _Journal_, me fit demander un article, par télégramme--mais je rentrai trop tard dans la nuit pour écrire cet article. Ceux qui étaient à la fois familiers du Grenier et de la rue Bellechasse, firent un pèlerinage à Champrosay. Daudet, atterré par cette mort, que devait suivre de bien près la sienne, Daudet disait tristement aux visiteurs: --Vous venez pour le voir?... Jamais il n'a été plus beau! À Paris, les morts célèbres ne vont jamais sans légende ni sans rosseries. A la mort de Victor Hugo, on fit circuler des fables monstrueuses. Pour Goncourt des gens qui ne savaient rien, disaient d'un air mystérieux: --Il a pris un bain trop chaud! Et l'on multipliait les suggestions équivoques. Tout le monde se rappelle la fameuse polémique où Léon Daudet et Lorrain se traitèrent comme du poisson pourri. En réalité, les insinuations étaient parfaitement idiotes. Edmond de Goncourt était chez lui à Champrosay. Quand il lui plaisait de prendre un bain, il s'adressait directement aux serviteurs, et il réglait lui-même la température qu'il désirait. Il est probable que ce jour-là, comme il le faisait assez souvent, il commanda un bain bien chaud... et que ce bain n'eut aucune influence constatable sur sa fin. Il souffrait depuis fort longtemps d'un mal incurable; la dernière fois que je le vis, il avait une mine funeste, un tout petit visage, en quelque sorte condensé par la souffrance, un teint blafard, et de ce jour je m'attendais à sa fin prochaine comme je m'attendais à la mort de Maupassant lors de notre ultime rencontre au _Théâtre Libre_. On parla nécessairement beaucoup du fameux testament qui devait fonder l'Académie des Goncourt. On citait des noms, il y eut nombre de candidats déçus. Goncourt m'avait parfois dit en riant: --Qui sait, Rosny? Vous y êtes _peut-être_ dans Je Testament. Le «peut-être» souligné par la voix et le regard, avait le caractère d'une affirmation. Je passai une soirée chagrine à me remémorer ce grand et lumineux vieillard pour qui j'avais une affection presque filiale. Avec quelle émotion je me souvenais de son accueil, du petit tapotement amical sur ma main. Malgré la canicule, les funérailles d'Edmond de Goncourt rassemblèrent la multitude: un bon millier d'hommes de lettres, d'artistes, de mondains, de curieux. Evidemment ça n'avait pas la grosse allure des obsèques de Gambetta, mais c'était plus touffu qu'on eût pu le croire--car Goncourt avait bien plus d'ennemis que d'admirateurs. Le défilé fut pénible, sous un soleil implacable: la pauvre Académie Goncourt n'avait pas un aspect très fringant... Jean Lorrain la suivait, avec deux ou trois journalistes. Malade et fort déçu, car il se croyait sûr d'être dans le Testament, il tenait des propos noirs. Les fidèles cheminèrent jusqu'au cimetière, à quatre ou cinq kilomètres d'Auteuil... Les belles funérailles entraînent toujours la mort de quelques assistants débiles, congestionnés ou malades: j'ai vu derrière le cercueil de Goncourt quelques-unes de ces ombres condamnées. On proféra plusieurs oraisons funèbres sur la tombe et quelques amis me suggérèrent de prendre la parole au nom de la jeune Académie, mais j'ai une sainte horreur des discours aux cadavres; ils me semblent macabres, injurieux et presque toujours ridicules. Zola qui, à cette époque, allait «speechant» partout, après une vie de silence, se fit entendre: je me souviens du? tremblement de ses mains, tandis qu'il tournait ses feuilles. Orateur médiocre, il nuançait mal, zézayait, balbutiait... Pendant quelques jours, les hommes de lettres et même les hommes de loi s'occupèrent beaucoup du testament. Maître Duplan l'avait déposé au tribunal civil; on prétendait qu'il comportait de nombreux codiciles, qu'il était rempli de dispositions illégales en somme, fort attaquable dans la forme sinon dans le fond... Je ne tardai pas à quitter Paris et je retrouvai à Trouville, à Deauville, Aix-les-Bains, les anecdotes qui avaient couru Paris. On prétendait que l'Académie française était résolue à se joindre aux héritiers pour faire annuler le testament, et ce bruit absurde prit quelque consistance au mois d'août. Ensuite, on affirma que l'argent irait à une institution d'orphelines, d'autres disaient à un asile d'aveugles... Déjà, le Conseil d'Etat était formellement opposé à la fondation d'une Académie que le testateur entendait résolument dresser contre l'Académie Française, puisqu'il supposait à ce qu'un membre de celle-ci pût faire partie de l'Académie Goncourt... Des légistes démontrèrent que ce serait un précédent des plus dangereux, funeste et ridicule. Qu'est-ce qui empêcherait n'importe quel millionnaire de fonder sa petite Académie? A vrai dire, il y avait plus d'ennemis que d'amis de l'hypothétique institution et l'on voyait bien que, dans l'ensemble, des hommes de lettres s'apprêtaient à rire joyeusement de la déconfiture des huit malheureux désignés par Edmond de Goncourt... Nous apprîmes bientôt les noms des héritiers qui demandaient à la Cour d'annuler le testament, soit pour cause d'irrégularité, soit parce que la clause installant une Académie perpétuelle n'était pas légalement exécutable. Mais si les biens devaient aller à _l'Oeuvre des jeunes filles incurables_, d'évidence les héritiers ne gagneraient rien. Leur seule espérance était que le testament fût annulé pour vices de forme. C'est sans doute ce qu'escomptaient Mme Adam--née Guérin--, cousine germaine des Goncourt, M. Labille de Breuzé, M. et Mme Le Chanteur, M. Curt, cousins du maître, quoique moins proches que Mme Adam. Quant à M. De Villedeuil, autre cousin, homme brillant et presque célèbre, il se résignait à être déshérité. En France, les procès ne vont pas vite, encore qu'ils soient loin d'atteindre à la lenteur des procès britanniques. Il fallut attendre plus d'un an pour que celui-ci fût plaidé, au nom de Daudet et d'Hennique, soi-disant légataires universels. Maître Poincaré, le futur président de la République, nous défendait: il eut gain de cause en première instance. Mais les héritiers interjetèrent appel et il fallut recommencer à attendre... plus longtemps que la première fois. Nous attendîmes donc abondamment photographiés dans les revues, et sauvagement blagués, jusqu'au café-concert. De ci, de là, nous nous réunissions, par principe, je suppose, car nos réunions ne pouvaient servir à rien du tout. La plus importante de ces réunions eut lieu chez Daudet que je vis alors pour la dernière fois. Son visage portait la marque sinistre; la terre profonde l'attendait. Le condamné eut des retours de verve, il réussit à nous faire rire aux dépens de nous-mêmes. Hors quelques facéties sur nos portraits, insérés dans une revue et où nous avions l'air de trimardeurs, je me souviens mal de nos propos. Je ne devais plus revoir le vieux maître; il mourut peu de temps après: ses souffrances avaient duré près de vingt ans et il les supportait avec un courage plus merveilleux d'être éclairé de sourires. De nouveau des funérailles, de nouveau quelques centaines d'indifférents suivant un cadavre, de nouveau les piteux discours funèbres: le premier des Académiciens disparaissait avant l'institution de l'Académie; un autre, Huysmans, était marqué de la croix rouge! Zola, qui parlait sur la tombe de Daudet comme il avait parlé sur celle de Goncourt, était bien plus près de la terre dévorante qu'il ne l'eût imaginé... Tout de même le procès suivait sa marche cahotante. Nous gagnâmes en appel, comme nous avions gagné la première instance, nous gagnâmes en cassation, nous parûmes enfin devant le Conseil d'Etat, qui nous cuisina des statuts en conformité avec le testament. Il ne s'y conforma pas servilement, car la fortune du maître se trouva fort inférieure à ses évaluation. Il y avait eu une baisse sur les japoneries et sur le XVIIIe siècle, le fisc avala un gros morceau, les experts en dévorèrent un autre. Bref, au lieu de six mille francs de pension, nous ne devions recevoir, chacun, provisoirement, que 3.000 francs--ce qui était tout de même l'équivalent de quinze mille francs d'aujourd'hui. Dans l'intervalle, on nous permit de compléter l'académie en nommant trois membres. Notre réunion fut comique: nous commençâmes par élire au moins vingt ou trente membres nouveaux--ce qui nous incita à des votes plus placides et plus définitifs... En somme, l'Académie fut définitivement «constituée» en 1903, sept ans après la mort de Goncourt... La justice est boiteuse mais elle arrive! Nous n'avions fichtre pas à nous plaindre, trop heureux de n'être pas déboutés, et, malgré tout, l'affaire avait duré infiniment moins longtemps que les fantastiques procès anglo-saxons dont Dickens nous entretient dans Bleak House! En 1903, notre bureau se composait de J. K. Huysmans, président, de Gustave Geffroy, vice-président, de J. H. Rosny, aîné, secrétaire-trésorier, de Lucien Descaves, secrétaire. D'après les statuts, l'aîné des nôtres devait présider. Huysmans et Mirbeau naquirent tous deux en 1848: j'ignore lequel des deux avait une avance de jours, de semaines ou de mois sur l'autre, mais Mirbeau ayant manifesté une sauvage horreur contre toute bricole honorifique, la question de préséance ne se posa point. Avant de tracer quelques vagues esquisses de nos réunions, passons une revue sommaire des Dix primitifs. Je n'ai jamais su au juste si les prénoms de Huysmans étaient ceux qui sont inscrits sur son acte de naissance, s'ils constituaient une traduction de ces prénoms en hollandais ou si Huysmans se les était personnellement adjugés. En tout cas, Karl n'est pas l'orthographe hollandaise: C'est Karel qu'il faut écrire. Karl est allemand. En 1903, Huysmans avait considérablement édulcoré ses vitupérations (du moins en publie) et se montrait d'humeur beaucoup moins péjorative qu'entre 1886 et 1896. Le visage même s'était adouci. Des indulgences, voire des bénévolences, modifiaient sa physionomie. Non qu'il eût totalement changé. Le vieux Huysmans, reparaissant par crises, dégorgeait quelques épithètes acides. Il gardait une certaine intransigeance et montrait toujours le même mépris, goguenard pour les critiques littéraires. Comme je n ai pas vécu dans le sanctuaire, il faut prendre ces observations pour ce qu'elles valent: peut-être que, dans l'intimité, notre président se montrait moins amène. Avec les membres de l'Académie, Huysmans se conduisait comme un vieux gentleman débordant d'égards et de sympathie. Sa sensibilité semblait accrue. Il s'intéressait fraternellement à notre sort. Huysmans m'a témoigné le plus vif intérêt lors de mon procès avec Léon de Rosny. Il considérait la seule possibilité de tels procès comme une sauvage iniquité et je me souviens d'une promenade où il disait: «Comment l'idée peut-elle entrer dans la tête d'un homme... qui ne doit pas être un intégral crétin... d'enlever à un écrivain un nom illustré par vingt romans... C'est aussi incompréhensible que si un savant déclarait vouloir en scalper un autre devant l'Institut... et si l'Institut jugeait que cette action pouvait faire l'objet d'un litige... Il est inconcevable que les juges n'aient pas le droit de mettre un aussi insolite plaignant à la porte...» Il ne parlait guère religion. Lorsqu'il faisait quelque allusion à des prêtres ou à des moines, c'était généralement pour les blâmer ou les bafouer. A peine si, une ou deux fois, je l'entendis parler de satanisme, exactement comme il aurait parlé de quelque «fait-divers». Sa santé se dissolvait: un mauvais teint, un «teint triste», un teint, caverneux. Maigre par nature, il maigrissait de plus en plus... Il souffrit d'un zona; ses yeux exigèrent des lunettes funèbres. Et bien, gravement atteint, l'on eût dit que, à mesure, il se faisait plus aimable et plus condescendant... Je fus le voir quelque temps avant sa mort et je trouvai un homme admirablement résigné, qui ne parlait pas de ses souffrances, qui, au rebours, s'inquiétait de mes ennuis avec une bonté fraternelle. Il était alors irrémédiablement condamné et cela se voyait bien: chacun de ses mouvements annonçait la Camarde. Octave Mirbeau, pirate normand d'assez haute taille; roux de poil à l'origine, grisonnant en 1903, les yeux jaunes, vifs et variables, le teint brique, le visage plein de plis, qui se multipliaient encore lorsqu'il s'agitait, un visage expressif qui marquait férocement la colère: l'ironie, l'enthousiasme, l'exaltation, la gaîté et une certaine fanfaronnade réjouissante, burlesque et puérile, Octave Mirbeau, dis-je, était notre causeur le plus chatoyant, riche en traits imprévus, en plaisanteries énormes, en propos caricaturaux, en épithètes truculentes; qu'il louât, blâmât ou raillât, il se montrait inévitablement hyperbolique. Il avait un art surprenant pour transfigurer les anecdotes, qu'il refaisait à son image. La voix était ardente; souvent, il grasseyait; il affirmait avec véhémence et niait avec frénésie. Les accusations qu'il portait contre les gens prenaient un caractère furibond; si vous n'aviez pas l'air convaincu, il les aggravait, il transformait les accusés en monstres épouvantables ou en frénétiques Karagueuz... Son amour devenait facilement de la haine, et sa haine de l'amour. Ses attendrissements étaient basés sur des bulles; ses admirations allaient d'un bond aux extrêmes, et il distribuait le génie avec la même prodigalité dont il lançait l'injure. Je l'ai vu traiter des individus ni bons ni mauvais comme d'abjects criminels; quand il se ravisait, il était prêt à toutes les réparations. Lors de sa réconciliation avec Daudet, qu'il avait rudement malmené, il offrait de gravir sur ses genoux les trois étages de l'écrivain... Il voyait dans Claretie, je ne sais quel aventurier inouï, le Rodin du _Juif Errant_, ou Robert Macaire ou Trompe la Mort... Sa sincérité était si changeante qu'elle pouvait faire croire à de la duplicité. Quand il voulait plaire, il exagérait inconsciemment--parfois pour se démentir au prochain coin de rue. Il adorait le succès et ne dédaignait pas l'argent (qui donc le dédaigne réellement?) Si maints contemporains reçurent injustement ses coups de matraque, d'autres furent portés jusqu'aux nues. Que ne lui doivent pas un Maeterlinck, un Jules Huret, un Monet? S'il se mêlait de soutenir quelqu'un, il le faisait avec une véhémence qui, presque toujours, excitait la curiosité: Marguerite Audoux, avec la préface de Mirbeau, fut tout de suite adoptée par les acheteurs... Il n'avait pas plus de cohérence dans la pensée qu'un rhinocéros, mais la danse de ses sentiments et de ses idées était bien divertissante. Maints grands artistes de son temps furent ses tributaires: combien ont été soutenus par lui, avec une virulence farouche mais tutélaire! Merveilleusement injuste, il était aussi un justicier. Ses fureurs n'excluaient pas une certaine ruse; ses indignations pouvaient comporter quelques feintes... Au total, il n'est pas possible de lui attribuer un caractère; seule l'exagération était constante: tout le reste variait au gré de l'heure, du temps, des causerie, des lectures, des événements, en sorte qu'on ne savait jamais ce qu'il penserait d'un homme ou d'une oeuvre, ni s'il en penserait la même chose après un jour, un mois, une année... Il se déclarait volontiers anarchiste mais il était aussi foncièrement bourgeois. A Bourges qui lui disait un jour: --Une bien belle automobile, pour un anarchiste! --Je vais en acheter une deuxième! grognait Mirbeau... Nul homme plus serviable. Mais il ne fallait pas le faire repentir de sa serviabilité. Avec un peu de tactique, on pouvait l'attendrir sur le sort de ses ennemis--mais alors, gare le rebondissement! Ses boutades étaient innombrables, savoureuses ou cocasses, spirituelles ou énormes. Il y avait de l'enfant; dans ses gestes, dans ses propos, dans ses caprices. S'il était changeant, il ne faut pourtant pas oublier qu'il avait des amis très fidèles et auxquels il n'a jamais retiré son affection; Huret, Monet, etc. Ceux-là parlaient de lui comme d'un être délicieux; d'autres se plaignaient d'abandons injustifiés. Il savait écouter, mais pas longtemps, et métamorphosait tout ce qu'on lui disait. Quand il vint parmi nous, il était déjà atteint du mal qui devait l'enfouir. Sa circulation était très mauvaise et cela se voyait. Il me semble qu'il mangeait trop pour un homme de ce tempérament... Il arrivait claudicant, pourri de rhumatismes--et sa verve emportait tout. Au temps où l'on répétait _Les Affaires sont les Affaires_, à la Comédie-Française, il m'avait dit un bien ahurissant de Claretie, puis, devenu furieux, il accumulait contre le même Claretie les épithètes les plus dégradantes. Il ne pouvait plus vous aborder sans parler de sa pièce. Elle le hantait; il exigeait que l'univers entier s'y intéressât; il ne concevait pas que l'on pût vivre paisiblement, qu'on ne guerroyât pas contre son ennemi... Comme hôte, je l'ai trouvé charmant et d'une grande, bonhomie. Je me souviens d'un soir qu'il m'avait invité avec Hervieu et quelques «légumes». Lui, de verbe si haut en ville, s'effaçait pour faire briller ses convives. Il nous interrompait pour faciliter les rebondissements de la causerie, il relevait nos mots, il se révélait presque timide et tout à fait doux. Une autre fois, je le trouvai avec Huret. Huret était d'une familiarité extraordinaire. Il saisissait Mirbeau par le bras et tâtait son biceps (Mirbeau avait le bras si maigre qu'on avait l'impression d'un simple humérus garni de peau) ou bien il empoignait le pamphlétaire par le cou et le faisait pirouetter. Mirbeau supportait ces gestes presque brutaux avec une équanimité admirable. Nous déjeunâmes chez lui, un matin d'été, à Cheverchemont, dans le parfum des roses. Il écoutait nos histoires avec recueillement et mélancolie. La mort était sur lui. Elle le desséchait et le nouait comme un vieil arbre: il ne pouvait ou n'osait plus gravir des escaliers... Et il avait sur la guerre des idées noires: --N'est-ce pas qu'ils viendront à Paris? me demandait-il avec insistance. --Non! affirmai-je avec calme et parti pris--car je jugeais utile d'avoir l'air de croire à l'inexpugnabilité de notre front. --En êtes-vous sûr? insistait-il, anxieux... Le père Joffre n'est donc pas une vieille moule... ce n'est donc pas un vieux serin? Je ne puis pas me faire à l'idée qu'il connaît--un peu--son affaire. Il a une gueule de de pied de banc... une bonne et triste gueule de sous-off... Le vieux Joffre sera défoncé comme une vieille futaille!... Il eut un rire triste. Il croyait terriblement à la force allemande, qu'il avait annoncée avant la guerre, à l'époque où; la tête montée par des internationaliste, il montrait de l'admiration et même de la sympathie pour nos ennemis. Mais devant le péril, il se recoquillait en quelque sorte dans sa patrie. --Ah! ah! le vieux Joffre... le limaçon et la coquille. Il les grignote mais ils le rongent... et il donne trois cadavres français pour un cadavre allemand... un placement de père de famille... de grand-père de famille! Nous passâmes l'après-midi sur la colline, devant un tendre paysage de France. Mirbeau tombait dans de lourds silences; il ressemblait par intervalles à un homme de pierre. Après un de ces silences, il me demanda: --Pensez-vous quelquefois à la mort? --Mais, fis-je, j'y pense mille fois, dix mille fois par jour.... --Moi, j'y pense comme si j'étais mort. Peu à peu mon cerveau se vide, il n'y a plus rien... je n'ai plus de pensée... et pourtant c'est épouvantable... Comprenez-vous ça... n'en... et ce rien, _épouvantable?_ Alors, il y a quelque chose _dans_ le néant?... Nous nous retrouvâmes, un peu plus tard, chez Monet. Il y avait Geffroy, Margueritte, Bourges; Descaves. Des automobiles nous attendaient. Je me trouvai dans l'une d'elles avec Mirbeau. Il était venu boitant, tordu, voûté, ses yeux jaunes perdus dans le vide; il monta péniblement et me dit: --_Elle_ est dans mes os... Puis, il parla de la guerre: --Le rouleau! le rouleau russe... un million de cosaques... et le grand duc Nicolas! Vous y croyez, au grand duc Nicolas? Ses yeux se rallumaient, un peu de l'ancienne verve remontait du tréfonds. --Il a parfois, bien manoeuvré, dit-on. --Lui? Vous croyez que c'était lui? Moi, je ne crois pas... Je l'ai vu ce grand duc... je l'ai vu et entendu. C'est une andouille... On l'avait présenté à Guitry. Il lui dit: «Oui... oui... ah! le grand auteur dramatique... Je connais vos pièces, Monsieur, vos belles pièces... vos pièces superbes... Ah!... Comment dites-vous encore? Les titres... je n'ai pas la mémoire des titres... Et quel dénouement! Admirable... Rappelez-moi donc le commencement... je n'ai pas la mémoire des commencements... ah! oui... oui!... je me rappelle... Quelle pièce... et quel dénouement!» Ainsi parlait le grand duc Nicolas (donc, déjà), d'un air parfaitement idiot. Je ne croirai jamais qu'un tel homme soit capable de commander plusieurs millions d'hommes et de vaincre les Allemands. Monet nous reçut merveilleusement. Ce nécromancien à la barbe d'argent et aux yeux de lignite nous mena voir d'abord ses enchantements--d'immenses paysages lacustres et palustres, où l'homme n'a point accès--des eaux torpides et miraculeuses, des nymphéas, des roseaux, des batraciens, des lentilles d'eau, des lysimaques, des flouves, tout le mystères des genèses. Ce fut un, des bons déjeuners de ma vie, un de ces déjeuners d'artistes gourmands où toute chose est finement calculée pour la joie des sens... Quel homard, quelle poularde et quel entremets! Et un petit vin gris si généreux que nous négligeâmes les grands vins, un breuvage magique, un des «outsiders» de la vigne qui enfoncent les crus les plus glorieux... La bonne chère, le vin réveillèrent Mirbeau. Il se remit à blaguer Joffre: --Quelle réhabilitation pour les imbéciles! me disait-il. Hein! qu'un tel crabe soit à la tête de trois millions d'hommes et que ces hommes tiennent! Ça prouve bien que le génie ne sert à rien du tout! à rien... A la place de Joffre, Napoléon aurait été dix fois enfoncé... Est-ce sûr d'ailleurs que Napoléon ait eu du génie? Je commence à croire que c'est un de ces énormes coups montés... comme Marie Alacoque; et Notre-Dame de Lourdes... Oui, ça ne m'étonnerait pas si le grand Napoléon premier avait tout simplement été une andouille!... Il se mettait à rire, et l'un de nous ayant parlé des origines de la guerre, il se pencha vers moi: --Les origines de la guerre? Alors, il y a encore des gens pour croire que c'est Guillaume, où ce vieux blair de Bethmann... ou les pangermanistes... ou les Russes... ou les intrigues anglaises?... On ne sait donc rien... on ne voit rien... Ils ont pourtant le nez dessus... Ceux qui ont fait la guerre, c'est Krupp et Schneider, c'est Schneider et Krupp... avec la complicité de tous ses métallurgistes d'Europe et d'Amérique... C'est Krupp qui a levé le lièvre de la Serbie... c'est Schneider qui a décidé la mobilisation russe... c'est Krupp; qui a fait exciter Guillaume le soir où il a commis la gaffe de la déclaration. Ah! ah! le monde croît qu'il fait quelque chose par lui-même... le monde est la propriété des métallurgistes!... Voilà la vérité... la vraie, la seule... Le reste, c'est de la bouillie pour les chats. Par les fenêtres ouvertes, on voyait des myriades d'ardentes corolles, le Paradis de Monet... et l'après-midi, nous nous assîmes à l'ombre devant le jardin d'eau, oeuvre de Monet et de sept jardiniers. Après avoir pendant près d'un demi-siècle couru le paysage» il a voulu le paysage chez soi. L'eau et la terre ont parlé le langage qu'il voulut entendre. Je ne vis plus Mirbeau que trois ou quatre fois. A chaque rencontre sa déformation était plus saisissante, sa démarche plus incertaine. Un matin, l'ascenseur de Drouant nous conduisit un étage plus haut qu'il ne fallait, j'offris mon bras à Mirbeau, pour descendre quelques marches. Il refusa avec terreur, il attendit que l'ascenseur vînt le reprendre... Enfin, il cessa de venir à nos déjeuners. Nous apprenions qu'il mourait, lentement, comme une plante qui se dessèche. Et le jour vint où il rejoignit dans le néant les générations innombrables. Je crains que la plupart des récits et des traits de Mirbeau n'aient été reproduits. Donnons deux anecdotes à tout hasard. Elles marquent la manière de l'homme. La première se rapporte à la thèse de physiologie criminelle bien connue sur l'insensibilité physique des bandits par vocation. Le docteur N... était un partisan extrémiste de la thèse. Il prétendait que, chez les assassins, _les assassins nés_, l'insensibilité était à peu près complète. --«Donnez-moi un criminel», criait-il à tout propos, «un vrai, un authentique criminel, un criminel qui commet aussi fatalement des crimes qu'un politicien vomit des discours, et bien entendu un meurtrier... Je parie dix mille francs contre une pièce de cent sous que je lui perce la cuisse avec un clou, que je lui brûle le bras au fer rouge, sans qu'il s'en aperçoive... pourvu qu'il ne voie ni le clou ni le fer rouge...» On finit par offrir à N... un criminel parfait, un drille qui avait rôti une femme vivante et froidement assisté au supplice, tué une vachère à coups de matraque et violé le cadavre, assommé un vieillard et une vieille femme, pendant l'agonie desquels il mangeait tranquillement du saucisson et buvait du vin blanc, enfin un de ces criminels qui sont aussi naturellement criminels que X... est idiot et que Z... est inverti... Cet homme fut présenté à N... avec un bandeau sur les yeux, un bandeau inviolable, auquel on ajouta encore une ceinture de flanelle. Un aide, ayant fait chauffer un fer, releva la manche du bandit: --Vous allez voir! ricana N... avec un sourire de triomphe... Ça va lui faire du bien... oui, mon ami je vais vous faire du bien. Après quoi, il appliqua le fer sur la saignée: le bandit poussa un hurlement et une plainte épouvantables... Alors, N... indigné, secoua son fer et clama: --N'écoutez pas cet homme, messieurs... c'est un simulateur! L'autre anecdote se rapporte à Mirbeau parlant de Mirbeau. Il avait eu, en même temps qu'Hervieu, des démêlés avec Mme de K... Mme de K... accusait Mirbeau et Hervieu (paraît-il) de conspirations biscornues, qui n'allaient à rien moins qu'à vouloir supprimer la dame. Mirbeau attribuait en partie ces accusations à la manie de la persécution et en partie à ce que Mme de K... avait, pour lui Mirbeau, un goût qu'il se refusait péremptoirement à satisfaire. Mme de K... avait fait assigner Mirbeau qui se trouva devant un juge d'instruction. De celui-ci, Mirbeau disait le plus grand mal... Il tenta un interrogatoire patelin que Mirbeau interrompit par ces fortes paroles (il les répétait en grasseyant): --Je connais, Monsieur, les motifs qui vous font agir et je les méprise! Et puisque vous prenez les intérêts de cette dame, je me borne à vous dire: Mme de K... désire que je couche avec elle... elle espère encore arriver à ses fins par le chantage d'un procès... Eh bien! Monsieur, vous pouvez lui dire de ma part que je ne coucherai jamais avec elle... jamais... _parce qu'elle a les écrouelles!_» Quelle est la valeur de l'oeuvre de Mirbeau? Le talent m'en paraît incontestable, encore que l'écrivain suive trop fidèlement la voie des naturalistes; son originalité est certaine. Ce talent est fait de verve, d'un sens caricatural et hyperbolique de la réalité, d'humour féroce, d'esprit barbelé, d'outrance péjorative[1], d'attendrissements subits et sans mesure, souvent saugrenus. Le romancier est plein de vie, mais assez monocorde. Non seulement il se répète trop, mais encore il redouble ses phrases, ses invectives, ses épithètes, avec une sorte de frénésie, qui tantôt ajoute au comique et tantôt renforce l'impression. Le pamphlétaire réapparaît dans ces récits, surtout dans _Les Mémoires d'une femme de chambre_, et aussi une espèce de moraliste brumeux et négatif. Dans les chroniques, tantôt c'est le flagellateur à outrance, tantôt le panégyriste éperdu. [Note 1: Des gamineries aussi ou des blagues puériles. Ainsi il écrira sans autre raison qu'une bouffonnerie suggérée par l'assonnance: «il vient du Morbihan (hi-han!)»] Il attaque le plus souvent au hasard, car il ne sait guère ou sait mal. Même quand on la renseigné, il déforme le document, il en tire des effets imprévus qui; n'ont de rapport avec aucune vérité... Presque toujours, il est amusant dans les détails, bien qu'il puisse être ennuyeux dans l'ensemble (ainsi _L'abbé Jules_ me semble un roman très fastidieux, après la première partie, et d'une extrême aridité...) L'homme de théâtre a écrit _les Mauvais Bergers_, une pièce assez désordonnée et peu récréative, mais _les Affaires sont les affaires_ comptent parmi les bonnes comédies de caractère... On serait volé si on cherchait un enseignement quelconque dans Mirbeau, ni aucune cohérence. Il faut se contenter de visions truculentes, de bouffonneries savoureuses, de sarcasmes aigus, de morceaux phosphorescents, de beaux blasphèmes, de sensibilités morbides. Le tout forme une oeuvre stridente et captivante, du moins pour les hommes de ma génération; car on peut craindre que le ton, marquant trop une époque, ne se démode. Mirbeau a fait beaucoup de mal en accusant au hasard des hommes qui ne méritaient pas ses attaques et en louant avec exagération des hommes de maigre valeur. Mais il a fait beaucoup de bien en tenant tête aux aigrefins, en dénonçant les lâches et les hypocrites, enfin en se faisant le champion d'oeuvres qui méritait l'estime ou l'admiration. Au total, son oeuvre est de celles dont on hésite à prédire le destin. C'est au Grenier que j'ai d'abord rencontré Léon Hennique. Jeune, alors blond, les yeux gris-bleu, un sourire singulier, une stature au-dessus de la moyenne, un peu penché en avant, les traits et le corps d'un septentrional encore qu'il vînt des îles (où il était né par hasard et avait passé son enfance: voir _Poum_). Il parle moins qu'il n'écoute, mais ce n'est pas un taciturne. L'outrance ne l'effraye aucunement, quoique, d'habitude, il soit mesuré. Son expérience est considérable mais il n'en fait pas étalage; il faut l'interroger: on conçoit alors qu'il a vu, entendu et retenu un monde de choses. Je ne pense pas qu'il ait écrit sur son enfance coloniale le dixième de ce qu'il aurait pu écrire. C'est lui qui me disait: «Les nègres sont de très bonnes gens, capables des pires atrocités si on leur en offre l'occasion, avec de l'excitation ou des alcools à la clef; ils ont un coeur excellent; on peut gagner toute leur affection et dès lors se fier à eux... Comme nourrices, les négresses sont admirables de tendresse et de dévouement. Toutefois, le noir reste presque toujours un peu chapardeur, sans perfidie, sans calcul, parce qu'il ne cesse d'être enfant. Il faut au contraire redouter les Chinois; on n'est jamais sûr de les tenir; leur âme reste secrète; leur sensibilité est restreinte, leur cruauté prodigieuse, leur attachement douteux... Les enfants, avec leur profond instinct, sentent qu'ils sont redoutables.» Hennique est compliqué--comme son oeuvre. Parce qu'il était des «Cinq de Médan» et qu'il composait alors des récits d'un réalisme forcené, on l'a cru naturaliste. Il a toujours gardé une entière indépendance d'esprit et de méthode. L'homme du _Grand Sept_ est aussi l'homme des _Hauts faits de Monsieur de Ponthuau_, du _Duc d'Enghien_, de la _Dévouée_, de _l'Accident de M. Hébert_, d'_Esther Brandès_, d'_Amour_, de _l'Argent d'autrui_, etc. Son talent est net et dense, vivant et coloré. Observateur aigu, il connaît à merveille les faiblesses, les ridicules, les tares de l'animal humain; imaginatif varié, il dépeint avec bonheur des êtres chimériques ou héroïques, il nous mène dans le monde subtil des esprits, qu'il décrit avec une charmante délicatesse. Dans le _Duc d'Enghien_, il donne le grand frisson du tragique... A travers les rivalités d'écoles et de personnes, il est resté fidèle à ses amitiés: Goncourt ne l'a pu détacher de Zola, ni Zola de Daudet. Il a une certaine ténacité, calme en apparence, assez ardente au fond--et il est paresseux. Du moins, je le crois. Peut-être est-il simplement scrupuleux! Le fait est qu'il a peu publié et qu'il semble ne plus vouloir faire paraître de nouveaux livres. Il m'a dit un jour: --Je n'éditerai plus rien!... Après ma mort, on fera ce qu'on voudra... Il fut, avec Alphonse Daudet, puis avec Léon, le légataire universel d'Edmond de Goncourt. C'est lui qui travailla avec Poincaré, Devin et Raveton à fonder notre Académie. Il se donna beaucoup de peine et nous ne lui témoignâmes aucune gratitude--ou si peu!... nous ne tînmes aucun compte de ses soucis. Un moment, il courut le risque d'avoir à payer de gros frais de justice. Comme président, il fut ponctuel, mais pas très actif: aucun d'entre nous, du reste, y compris le signataire de ces mémoires, ne montra une activité remarquable. En ce temps c'eût été inutile et probablement agaçant. Notre Académie remplissait ses devoirs lorsqu'elle choisissait un bon lauréat, qu'elle dînait ou déjeunait régulièrement, qu'elle accomplissait les formalités administratives exigées par la loi. Le zèle n'aurait guère eu de sens: nous risquions de faire les mouches du coche. Il n'y a déjà que trop de gens qui se remuent vainement, ridiculement, parfois grotesquement autour de notre groupe. Hennique, et cela suffit, nous a rendu de grands services comme fondateur: nous ne devrions pas l'oublier--mais nous l'oublions. Jamais je ne l'ai entendu parler de son oeuvre, à moins qu'on ne le questionnât. Jamais je ne l'ai vu faire un geste pour «pousser» un livre à l'époque délicate de la parution. Si je ne savais pas qu'il s'est mêlé d'écrire, ce n'est point par lui que je l'eusse appris. Et sa réputation est fort inférieure à son mérite. Beaucoup l'oublient parce qu'il ne fait rien pour se rappeler aux mémoires. De même qu'il n'a pas une estime exagérée pour les humains, il ne semble pas tenir démesurément à leur admiration. Elémir Bourges continue la série des académiciens Goncourt dont la stature dépasse la moyenne. Homme brun, au visage maigre, aux yeux sombres derrière un lorgnon immuable, il a le nez fort, les cheveux aplatis, assez longs, l'attitude penchée. Prodigieusement frileux il porte plusieurs gilets de laine superposés; il dîne et déjeune en pardessus [2]. [Note 2: Bourges est mort depuis que ces lignes furent publiées dans une revue: je les laisse au présent.] Il a un joli sourire et un rire presque saccadé--rire fréquent qui, parfois, marque l'ironie ou le désabusement. Personnage plutôt imperméable, Bourges, ne se livre à aucune démonstration d'amitié; il vit dans son île--mais, nullement insociable, il prend volontiers part aux causeries et s'amuse par intermittences (sans excès). Son entêtement est invincible, ses partis pris forcenés. Il exprime ses opinions littéraires avec une franchise nette, sans bavures. Calme d'habitude, il a de subits emportements, des enthousiasmes brefs et forts. Ses éloges sont francs et rares. De nous tous c'est lui qui a lu le plus de livres. Peut-être est-ce aussi lui qui a la conscience littéraire la plus scrupuleuse. Il n'est, au fond d'aucune école mais il préfère la littérature qui l'éloigne de la vie immédiate. Ce qu'il exprime en disant: «N'est-ce pas assez de vivre toute cette saleté; faut-il encore la remanger après l'avoir vomie?» Certaines de ses admirations étonnent. Il a dit, parlant de Claudel: --Je ne suis pas digne de dénouer ses chaussures! Ses mépris sont parfois aussi étranges. Il tient pour des vaudevillistes médiocres tels réalistes à qui nous concédons un talent sûr, et ne s'attarde pas à expliquer ses goûts, encore moins les discute-t-il. Pour les très-grands, un Balzac, un Shakespeare, un Hugo, il se refuse à les disséquer. C'est ainsi qu'il accepte en vrac le réalisme de Balzac et trouve beau chez celui-ci ce qui le rebuterait chez un réaliste contemporain. De tout temps» Bourges publia avec parcimonie. Depuis _La Nef_, il semble se désintéresser de son oeuvre. Si on l'interroge, il répond: --A quoi bon, nous allons bientôt mourir! Il lui arrive de se livrer à des lectures extraordinaires. C'est ainsi qu'il a consulté je ne sais combien de dossiers d'experts. Lorsqu'on lui demande: --Est-ce intéressant? Il répond: --C'est extraordinaire. --Vous devriez écrire là-dessus. Il hausse les épaules. --Vain! --Pourquoi les lisez-vous? --Que faire? Il faut bien occuper sa vieillesse... Il passe chaque jour, depuis la guerre, de longues heures à la Bibliothèque Nationale: --Ça sent mauvais... mais il y fait chaud. Car il souffrit de la crise du charbon. Il supporte le sort avec un stoïcisme nonchalant qui est proprement admirable, jamais une plainte. Jamais un cri de révolte ni d'indignation... Je l'ai vu pourtant; horriblement triste: c'était pendant la maladie de sa fille. Il craignait l'issue fatale (qui ne put être évitée), il allait, pâle, hagard; cette fois seulement, quelques paroles navrées jaillirent de ses lèvres... Le jour des funérailles, on le vit tout maigre, livide, éperdu, et l'on sentit qu'il avait une âme profondément paternelle... De cette vie, personne ne m'a jamais rapporté rien d'équivoque. Bourges reste hors de toute compétition. Il a écrit, publié, attendu. Sa récompense est pauvre: le mot récompense semble d'ailleurs dérisoire; plutôt a-t-il été châtié pour avoir eu du talent et la dignité de ce talent. Comme individu, il reste inclassable, n'étant d'aucune époque ni d'aucune catégorie. Il eut quelques amis auxquels il fut très fidèle--surtout par gratitude. Passant étrange, il n'est pas de la Cité; il n'est d'aucune Cité. L'académicien se montra ponctuel--un de ceux qui faillirent le moins souvent à nos réunions. Il s'y décèle agréable, il y apporte un élément unique. Ses votes sont imprévus, car s'il dédaigne tel auteur de talent, il lui arrive de s'emballer--presque--pour des hommes qui n'en ont guère... Il me semble que l'avenir conservera _Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent_--avec _La Nef, Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent,_ c'est un roman, tout «imbibé d'un ses de mémoires», si j'ose dire. Le livre è des pages très vivantes, de beaux paragraphes de style; il est chatoyant, il n'est pas très ordonné et ne devait pas l'être, étant plutôt un livre de portraits, de tableaux et d'atmosphère qu'une fable intéressante et émouvante. Les personnages ont une vie presque mythique, encore que leurs actes soient précis; leurs âmes sont insaisissables. L'intérêt qu'ils excitent, ne relève ni de la sympathie ni de l'antipathie: le monstrueux Philippe, dans _Une Vie de Garçon_, captive intensément, et aussi _Madame Bovary_, bien que ni l'un ni l'autre ne soient aimables; leurs sautes d'humeur, leurs actions folles ou misérables nous attachent. Rien de pareil chez Bourges; les personnages défilent comme des personnages de légende; ils parlent et parlent bien; ils gesticulent, et gesticulent excellemment, ils vivent et ils palpitent--mais on n'est relié à eux par aucun de ces liens de haine, d'amour ou de curiosité que nous pouvons avoir pour des personnages qui simulent la Personnalité. En fait, dans ces pages si concentrées, les personnages ne sont pas intimes, ils sont hiératiques par l'éloignement, symboliques aussi. Dans l'ensemble, les oeuvres de Bourges sont parmi les meilleures et les plus hautes qu'aient écrit les hommes de sa génération. Paul Margueritte nous dominait tous par la stature. En quelque pays qu'il eût vécu, fût-ce en Norvège ou dans le Nord de l'Ecosse, il eût paru de haute taille. En France, il atteignait une hauteur exceptionnelle, tels Remacle ou Henry Bauer. Mais Remacle et Bauer étaient taillés en force, doués de fortes épaules et de torses spacieux. Paul Margueritte, long, frêle, donnait une impression de faiblesse. Dans _Tous Quatre_, le héros en qui il s'incarne, montre une sainte horreur de la gymnastique: toutefois, Paul Margueritte aimait l'équitation. Il avait une physionomie mélancolique et intéressante; ses yeux gris, tirant sur le jaune, montraient une douceur myope; parfois un sourire sarcastique passait sur sa bouche qu'un accident avait légèrement déformée; il ne parlait pas beaucoup et son ouïe manquait de finesse. C'était un gentleman; il avait de la constance en amitié et ne pratiquait pas la rosserie. Plutôt embellit-il avec l'âge; à cinquante ans, il prenait un aspect quasi militaire qu'il n'avait eu aucunement en sa jeunesse; mais dans les dernières années, le masque s'affaissa et devint lugubre. Bon observateur, il savait lancer le trait, il connaissait les ridicules des hommes, leur inconsistance et leur perfidie. Après un sourire de bon accueil, il lui arrivait d'avoir des reculs brusques que je soupçonne dus à son ouïe: il devait parfois mal comprendre et se froisser, étant du reste sensitif, vite ému... Entré 1686 et 1895, il me plaisait beaucoup: j'avais eu de l'amitié pour son _Tous Quatre_ et nos relations se trouvaient cordiales. Il végétait dans un ministère et la mode était, pour les jeunes écrivains, de consacrer leurs heures, non au travail de l'Etat, mais au leur propre. Au demeurant, on ne leur donnait chaque jour qu'à copier quelques lettres, ce qu'un homme actif pouvait faire en une heure. Aussi est-ce au Ministère que Paul Margueritte exécutait le gros de sa besogne littéraire. Il vivait dans un petit intérieur gentil avec sa femme et ses deux fillettes. Mme Margueritte, créature argentine, une Arlésienne blonde, aux yeux turquins, nués de grisaille, au teint de jacinthe, «happait» le désir des hommes. Nous étions plusieurs qui se rencontraient là, par des soirs erratiques: Anthony Blondel, Armédée Pigeon, Jules Case, Bouchor, Vidal, Mestrallet. D'Anthony Blondel émanait un mystère agréable. Blondel, indécis, une voix de flûte rauque (si l'on peut dire), un sourire hésitant, il s'enlisait dans des nuances et des brumes. Il a laissé un livre, point banal, où s'exhale une âme sentimentale, curieuse, errante, chuchotante: bien des livres survivent, qui ne valent pas ce livre là, lequel, je le crains, ne ressuscitera ni le troisième ni le millionième jour. Jules Case, garçon maigre mais solide, fort taciturne, les yeux, brillants et assez fixes, une tête d'artiste et de rôdeur des quais, donnait à ses amis de fortes promesses, qu'il a commencé par tenir. Il disparut, puis il reparut avec un livre curieux, où se condense une époque brumeuse et captivante!... Après nos soirées chez Margueritte, je ne l'ai plus rencontré que sporadiquement, enfermé l'hiver dans de grandes capes qui soulignaient son aspect de poète fureteur et aventureux. On a joué de Case une pièce où paraissaient des qualités solides... La dernière lettre que j'ai de lui, date de Lausanne. Que deviendra son oeuvre? Est-elle finie? Il est provisoirement perdu, dans les brouillards de la Montagne... J'avais de la sympathie pour cet homme, sympathie qui eût pu devenir une amitié... mais le hasard a tellement espacé nos rencontres! Le teint rose, les yeux clairs, un peu globuleux, un air de Bacchus, Maurice Bouchor était un poète de la bande des _Vivants_, où Richepin était athlète et Ponchon chansonnier. Le visage de Bouchor donnait l'idée d'un optimisme à la fois fervent et farceur. Vers ce temps, il fabriquait des pièces pour marionnettes qui sont charmantes de fantaisie et d'humour: on jouait ces pièces dans un petit théâtre dirigé, je crois, par Signoret: Bouchor y officiait d'une voix amusante; son compère Richepin faisait entendre de belles incantations d'or pur. Bouchor était puissant à table où il maniait une fourchette, vigilante; il digérait noblement et se mêlait peu aux causeries... Comme je l'ai perdu de vue! À peine si, deux ou trois fois, je le revis à quelque séance où des enfants chantaient ses oeuvres, car il s'est beaucoup intéressé à l'éducation de nos petits... Je me souviens que mon fils Paul chantait une chanson de Bouchor, qui commençait ainsi: Adieu l'hiver morose Vive la rose, On voit venir Colas On va rire, on rira On voit Venir Colas Vivent la rose et le lilas... Richepin fut à l'Académie, Bouchor est dans la pénombre--et le soir descend sur la montagne. Quelqu'un sur qui l'on fondait de grands espoirs, c'est Vidal, ex-chef d'orchestre à l'Opéra, aujourd'hui grand chef de musique à l'Opéra-Comique. Vidal, un Goth blond, un Goth de Toulouse, d'où il apportait tous les instincts artistiques, fut souverainement doué pour l'art musical. Personne alors ne doutait de son avenir. Pourquoi s'est-il arrêté? D'aucuns disent nonchaloir, d'autres arrêt de croissance, d'autres la vie et ses soucis, d'autres annoncent «une suite», et l'attendent... Vidal avait un visage agréable, qui devait plaire aux femmes; il ne se prodiguait pas en paroles; il ne se vantait jamais (que je sache!) il avait la voix calme, presque flegmatique, et on l'eût pu croire homme du Nord... Féru de pantomime, Paul Margueritte avait fait un scénario: _Pierrot assassin de sa femme_, qu'il joua lui-même au Théâtre Libre et qu'il joua fort bien. Je revois ce grand garçon qui, sur la scène, apparaissait gigantesque. Sous la farine, son visage était saisissant; il en tirait une multitude d'expressions démentes, sardoniques, effarées, épouvantées, menaçantes. On rapporte que c'est son amour pour la pantomime qui lui fit manquer un mariage avec Mlle Stéphane Mallarmé, charmante créature dune grâce nuancée et subtile, bonne à ce qu'il m'a paru, sensitive et aimante. Elle était cousine de Paul, qui fréquentait assidûment chez le poète. Il l'eût sans doute obtenue, si Mallarmé n'avait craint d'avoir un mime professionnel pour gendre: --Ce garçon entrera aux Folies-Bergères! disait-il. Et il opposa une résistance courtoise aux voeux du jeune homme. On dit que, désenchanté, Paul partit pour le Midi, passa par Arles et épousa une blonde Àrlésienne par dépit d'amour... Les circonstances séparèrent le destin de Paul Margueritte et le mien. Après avoir été à peu près intimes, nous devînmes presque indifférents l'un à l'autre. L'écrivain eut des déboires conjugaux dont le retentissement fut assez fort pour qu'on puisse les rappeler sans scrupule. Il fit une première demande en divorce, puis pardonna--c'est le sujet d'un de ses romans. La période qui suivit fut atroce. Les souvenirs jouèrent un drame tumultueux et navrant. Paul reprit le procès. Mais la loi entend que le pardon répare tout et Margueritte demeura le mari d'une femme avec laquelle il ne vivait plus. Il eut un second ménage, s'estima malheureux, sans autre raison que l'irrémédiable incompatibilité; enfin, déjà vieux et dévasté, il fonda un troisième foyer, où naquirent deux enfants. Un procès ruineux faillit le déterminer au suicide; je me souviens de son désespoir, de son visage crevassé, de sa voix défaillante: --Ils auraient aussi bien pu m'envoyer à la guillotine, disait-il en parlant des juges. A coup sur, le jugement était rigoureux: astreinte énorme, arriérés de pension, assurance à reconstituer... Pour ce vieux homme las, arthritique, cardiaque, ce fut un formidable coup de massue... Je n'oserais prétendre qu'il n'a pas contribué au dénouement: le Paul Margueritte que j'ai vu alors portait la marque du sépulcre[3]... [Note 3: Je tiens à remarquer que la bénéficiaire de l'arrêt renonça généreusement à en tirer parti.] Au total, l'existence de Paul Margueritte fut hasardeuse. Il connut toutes les épreuves de l'homme de lettres, des espoirs fabuleux, des succès suivis de régressions, de nouveaux succès, de nouvelles régressions... Tandi qu'il se mourait, ses deux derniers livres, _L'Embusqué_ et _Jouir_ lui redonnaient cette «vente»; qui est le voeu avoué ou secret de tous les écrivains. Il l'avait eue, la vente, après les premiers livres--puis une période incertaine, coïncidant avec ses amertumes conjugales, puis les cymbales retentissantes du _Désasire_, des _Tronçons du Glaive_, écrits avec Victor, puis une descente à croire qu'il allait se noyer dans l'oubli, puis la vente finale», et la tombe. Je crois qu'il souffrit durement, étant sensible, orgueilleux, inquiet et de santé branlante. Quant à son oeuvre, elle apparaît terriblement inégale. Beaucoup de ses livres s'avèrent médiocres. D'autres, riches d'éclat et de vie, sont d'un observateur fin, ému, sarcastique, avec des sursauts d'originalité. Au fond, il fut contraint d'écrire trop de «lignes» pour subsister et surtout pour subvenir à ses charges, lourdes dès les débuts. Mal muni pour une oeuvre abondante, doué d'acuité et de finesse plutôt que de puissance, il retissa fatalement la même tapisserie. Parisien et Breton, Gustave Geffroy «décèle de toutes parts sa double origine», comme Chateaubriand le Breton écrit des habitants de la Grande-Bretagne[4]. [Note 4: Nous venons de le perdre!] Geffroy a les yeux clairs des hommes qui vivent sur la mer ou sur ses rivages, de beaux yeux lumineux, où le rêve et la réalité alternent, où l'âme des villes se mêle à l'âme des solitudes. Dans cet homme, la droiture, l'honneur et la dignité ont une force plénière, mais sans intolérance, et même sans sévérité. Geffroy a un sens trop complexe de la vie, des hommes et du changement pour aimer l'intransigeance: il sait servir avec probité des affections diverses et les concilier dans son coeur. Dès sa jeunesse, il aima simultanément des gens qui ne s'aimaient pas entre eux, et ses amis, devant la netteté de son attitude, ne tentèrent point, ou guère, de le détourner de leurs ennemis ou adversaires. C'est que chacun se sentait sûr de n'être pas trahi. Nul mieux que lui ne défend ceux qu'il aime, et sans blesser, sans choquer: --C'est un «amiteux», disait Daudet. Son attachement à Clemenceau est légendaire; il aimait diversement mais fidèlement Goncourt, Daudet, Zola, Céard, Ajalbert, Carrière, Monet... Tolérant, de coutume, il ne tient pas excessivement à faire triompher son point de vue: il lui suffit de le maintenir. Si d'aventure il s'opiniâtre, il montre l'obstination des Bretons et devient irréductible. On peut en ce cas parier qu'il a ses raisons. Nul n'est moins tyrannique, mais il ne laisse pas entamer sa personnalité; il incline à l'enthousiasme; il loue avec ardeur; c'est sa joie de défendre ce qu'il admire; et je ne connais pas d'homme moins envieux. Sa louange n'est point aveugle: il l'analyse, il l'éclaircit pour lui-même comme pour les autres; il y mêle l'observation, l'expérience et la philosophie. Et donc il réunit les qualités nécessaires au bon critique d'art ou de littérature. Si elle se borne à l'analyse, la critique reste inerte. Elle dissèque, elle ne donne pas l'impression de la vie inhérente à l'art: Geffroy connaît la part qu'il faut donner à la spontanéité. Parmi ses semblables, il est le plus souvent silencieux; il écoute. Qu'il s'anime, il aura de l'éloquence, de la verve ou de la précision. J'ai connu Geffroy de bonne heure et nous n'avons à aucune époque cessé de nous voir. Pendant notre jeunesse, il établissait instinctivement un pont entre ses amis: par lui, j'ai connu Carrière, Monet, Clemenceau, Mullem, Rodin, l'architecte Binet, Hamel, Louis; etc. Quand il ne nous menait pas vers des amis nouveaux, il resserrait les liens avec les amis anciens. Il a une sagacité admirable pour reconnaître le trait intéressant de certains hommes et pour le mettre en valeur. Dans toutes nos premières manifestations littéraires, je retrouve sa silhouette: chez Goncourt, chez Daudet (rue Bellechasse et à Champrosay), aux dîners littéraires, aux répétitions théâtrales--surtout au Théâtre Libre. Que de fois, nous errâmes la nuit et le jour! Je me souviens d'une aube, au bord du canal Saint-Martin: dans la lueur grise, c'était une vision d'un autre siècle. Ces barques encore endormies, le silence des vieilles maisons, le passage furtif d'un chien sans maître, les nues grises dans le ciel pâle, les lueurs de pétales et de verrière de l'aurore. C'était hier, et cela se perd dans la nuit des temps! Geffroy ne participa pas à l'équipée des Cinq: elle n'était pas conforme à sa nature. Comme critique d'art, comme critique littéraire, son influence fut puissante. Elle n'agit guère sur la masse, mais elle fut accueillie avec faveur par une élite, elle devait finalement faire triompher les admirations du critique. Ceux qui possédaient l'oreille du grand public ne restèrent pas insensibles aux articles de ce jeune homme. Goncourt, Daudet, Zola faisaient grand cas de son opinion: on peut être sûr qu'entre une critique, de Philippe Gille, qui entraînait des milliers de lecteurs, et celle de Geffroy qui n'attirait que des amateurs d'élite, ni Daudet, ni Zola n'hésitaient: ils étaient bien plus touchés par la chronique de notre ami... Rodin, Carrière, Raffaelli, Renoir, Cézanne, Monet, virent venir à eux mille amateurs qui n'y seraient pas venus sans les savoureuses critiques de la _Justice_... Geffroy a défendu avec une ardeur égale des tendances d'art opposées. S'il s'est attaché de préférence aux hommes qui luttaient pour le réalisme, le naturalisme, l'impressionnisme, etc., c'est qu'en sa jeunesse, ces hommes avaient besoin d'être soutenus. Le cas échéant, il eût tout aussi bien fait le coup de poing en faveur des romantiques. Les grands romantiques, Hugo, Lamartine, Vigny, Musset ont toujours son admiration. Geffroy n'est pas qu'un critique. C'est un écrivain «social» et un romancier. Comme écrivain social, il a publié de belles; pages, pleines de vie, tantôt sur les personnalités retentissantes, tantôt sur les criminels, les humbles, les foules, les événements. Ses contes et ses chroniques embrassent toute la comédie humaine. Je les relis parfois, toujours avec un profond intérêt; j'y retrouve l'âme nombreuse, tendre, loyale, perspicace, équitable, de mon vieil ami--et, peu de romans me captivent autant que ces morceaux détachés, qui reflètent si vivement le monde social et la nature. Comme romancier, son oeuvre capitale est l'_Apprentie_. Il la portée en lui pendant de longues années. Interrogé, il nous en disait quelques mots, par ci par là. L'_Apprentie_, c'est le faubourg et la vie ouvrière. Dans ce beau livre, grouillant d'humanité, Geffroy nous attire dans le monde humble et puissant où s'élabore la société future. On y vit, avec ses héros et ses héroïnes, dans les logis mélancoliques, les rues pullulantes, les ateliers cruels et vénéneux, chez les mastroquets homicides. C'est le peuple du Second Empire et des premiers temps de la troisième république, peuple laborieux ou fricoteur, sobre ou alcoolique, grave ou gouailleur, héroïque ou vicieux: nul ne l'a mieux observé que Geffroy; nul ne l'a décrit avec des touches plus sûres, une vigueur plus mesurée, un sens plus exact des réalités et des chimères. Lucien Descaves est un Parigot. Quand je le rencontrai d'abord, au grenier, il habitait le même quartier que moi, le XIVme, auquel il demeure opiniâtrement fidèle. C'était, dans la rue Friant, un petit pavillon, occupé en ce temps par le père de Descaves, graveur de talent, et aussi par un frère plus jeune... Le père m'apparaît avec un visage souriant et hospitalier. Descaves était frondeur et enthousiaste, souvent ronchonneur, ironique, voire sarcastique, un peu exclusif, fidèle à ses amis, foncièrement honnête. Nous ne nous sommes jamais très bien compris. Il doit y avoir entre nous quelque incompatibilité essentielle--et je pense aussi que nous n'avons pas fait l'effort qu'il fallait pour concilier nos différences. Descaves a des brusqueries, des sautes d'humeur qui ne laissent pas de déconcerter ses amis. Autoritaire par surcroît, il veut faire dominer son point de vue et lutte alors avec acharnement. C'est surtout à l'Académie Goncourt que ce côté de son tempérament s'est déployé. Nul ne se montra plus ardent pour faire triompher ses candidats. Il voulait sincèrement le bien de l'Académie; il y travaillait plus qu'aucun d'entre nous, et savait tenir à la fois compte de la justice et du prestige. Presque toujours ses candidats triomphèrent (bien entendu, ces candidats n'étaient pas seulement les siens). Si acharné fût-il, il lui arriva pourtant de transiger--lorsque lui-même hésitait entre deux oeuvres. Son défaut était de ne pas savoir accepter la défaite, la rare défaite. Il montra une animosité extrême lorsque, pour la première fois; il vit élire un écrivain dont il ne voulait point: avouons que c'était un écrivain assez médiocre.[5] [Note 5: Oui, mais plus tard il a écrit un livre très remarquable.] C'est pour le candidat au fauteuil de Huysmans, qu'il montra le plus grand acharnement et les plus sagaces qualités combatives. Malgré les apparences, il n'y avait que deux adversaires. Nous savions tous que Victor Margueritte n'obtiendrait que quatre voix, quelles que fussent les circonstances. Aussi les votes qui se portèrent sur son nom n'avaient-ils qu'une valeur de sympathie soit pour lui-même, soit pour Paul Margueritte qui défendait avec ferveur la candidature de son frère. La vraie lutte se livrait entre Céard et Jules Renard, ce que je savais parfaitement. La première journée fut indécise. Mirbeau, aussi acharné que Descaves se montra furieux. Il alla trouver Hennique et lui déclara que si Jules Renard n'était pas élu, lui Mirbeau donnerait sa démission. Quant à Descaves, il luttait éperdument, il venait nous relancer et nous objurguait, estimant que l'élection de Jules Renard était, en ce moment la meilleure que l'Académie pût faire, celle qui lui attirerait le plus de sympathies parmi les écrivains d'élite, et, en somme, la plus juste. Pour Jules Renard une chaise au Goncourt, c'était le salut: il travaillait péniblement; gagner sa vie lui semblait une tâche épouvantable et dégoûtante. Les autres candidats avaient de quoi subsister. Aussi (sachant que mes amis ne pouvaient passer) étais-je rallié à la candidature de Renard avant que Descaves ne m'en parlât... et je pus lui promettre ma voix pour la seconde journée. Celle-ci fut précédée d'une discussion ouraganesque. Léon Daudet défendit Céard avec une ardeur agressive et de sauvages épithètes. Mais la partie était jouée. Renard avait déjà les cinq voix nécessaires et ne pouvait plus les perdre... Il fut en somme élu de justesse, à une seule voix de majorité. Encore la voix du président qui, dans le cas d'égalité en vaut deux, était-elle dans le camp adverse. Nous reviendrons plus tard aux guérillas électorales. Descaves est un écrivain varié, précis et minutieusement informé. Son oeil vif aperçoit d'emblée les défauts plus encore que les qualités des êtres. Quelque obstiné qu'il soit par nature, il a un sens exact de l'instabilité humaine et son oeuvre reflète une indulgence réelle pour nos infirmités. Essayiste, homme de théâtre, romancier, il déploie un talent à la fois sobre et animé, sans bavures, une ironie tantôt acide et tantôt bon enfant. Outre des romans pleins de substance, on lui doit des pièces de théâtre très vivantes. On trouve évidemment du pessimisme dans ses livres, mais tempéré par la pitié, le stoïcisme, la résignation à l'inévitable, et s'il est un aquafortiste de la canaillerie et des vices, il sait nous dépeindre aussi les humbles héros du dévouement et du sacrifice. J'ai déjà parlé de Léon Daudet. Quand il entra dans notre Académie, sa deuxième jeunesse avait commencé. Je n'ose dire qu'elle l'avait rendu grave. La gravité n'est pas son affaire. Non qu'il traite toutes les questions en riant: il se passionne assez facilement, il remplace alors la gravité par de la véhémence, et la prudence des sachems par l'intuition des guerriers. Encore qu'il eût renoncé aux «practical jokes» (farces pratiques) de son adolescence, il restait fort enclin à la gaudriole, avec une pointe de fumisterie. Ses plaisanteries sont à l'emporte-pièce, spontanées, rapides, bondissantes. Il aime les épithètes cocasses, qui donnent une image grotesque de l'ennemi; et ne déteste pas les jeux de mots. Dans ses emportements, il garde (pas toujours) un peu de ce sang-froid que les hommes du midi savent mêler subtilement à leurs enthousiasmes, leurs indignations et leur colère. Comme observateur, il est enclin à la déformation, à la manière du caricaturiste qui grossit le trait. Et il observe à la fois fort bien et fort mal. Son oeil agile saisit les contours, son ouïe fine enregistre étonnamment les voix, les manies oratoires, les défauts de prononciation, les tics verbaux: il imite à merveille ses victimes, et déjà à Champrosay, il nous faisait rire immodérément par la perfection de ses charges...[6] [Note 6: On n'a pas assez remarqué, peut-être, la nouveauté de tels de ses sujets, son Shakespeare et récemment son Sylla, sont traités de la manière la plus personnelle.] Il est royaliste, «parce que la période monarchique, dit-il, a été une période prospère pour la France et qu'il faut un chef. Il semble incontestable que la France s'est constituée, consolidée, unifiée sous la monarchie. La révolution et Bonaparte ont enchéri sur l'oeuvre royale, mais le gros du travail était fait. Toutefois de ce que la France a grandi de Capet à Louis XVI, il semble excessif de croire que la royauté est une forme invariablement bonne. La dernière guerre a renversé surtout des monarques, et quels monarques! Au reste, si la France a grandi sous la monarchie, Rome avait grandi sous un système oligarchique... Au fond, l'histoire prouve ce qu'on veut ou ce qu'on désire. Les peuples suivent des voies imprévisibles--et le retour au passé n'a jamais sauvé aucune nation déliquescente... «Ceci ne veut pas dire que je sois partisan de la Révolution de 92. A mon sens, elle devint promptement, désastreuse. Les Etats Généraux devaient servir à consolider le pouvoir du Tiers, et à régler les droits de Louis XVI. Ceci fait, mieux valait peut-être laisser le roi sur le trône: la France était trop foncièrement monarchiste pour passer soudain de la royauté à la république... Aussi a-t-elle subi bientôt le pouvoir absolu de Bonaparte, puis le retour des Emigrés. La Terreur m'apparaît monstrueuse et néfaste... On peut tout mettre sur le compte de la fatalité, mais alors les jugements historiques deviennent une chimère.» Léon Daudet, convive agréable, amusant et gourmand; a sur la bonne chère des théories captivantes et parle du vin en artiste et en sacerdoce. Intolérant en politique, il ne l'est pas en littérature. S'il défend avec impétuosité ses amis d'art, il conçoit les opinions adverses et ne pratique guère la propagande. Mais on ne l'asservit pas. Son opinion jaillit, fuse, explose. Pourtant, s'il voit que son candidat n'a aucune chance, il lui arrivera de se rabattre sur un autre. Ses ennemis et tous ceux qui lisent ses articles de l'_Action Française_ pourraient croire qu'il a une nature haineuse. Ils se tromperaient. Je pense bien qu'il peut haïr, mais l'état de haine est loin de son tempérament et je ne l'ai jamais pris en flagrant délit de jalousie. Il n'en veut guère à ceux qu'il crible de ses flèches au curare; il est plus porté à rire de ses adversaires qu'à leur vouer de féroces rancunes. Mais il a de la constance dans le mépris, un mépris jovial et gouailleur, qui ne désarme point. Optimiste par instinct et par volonté, doué pour le maximum de bonheur que comporte la dérisoire bricole humaine, quand on lui parle de la situation misérable où nous laisse la victoire, il a un rire triomphant, il dit: --Qu'est-ce que ça fait? Chaque matin, à ma toilette, je ris, je danse, je me dis: «Nous sommes victorieux!... Puisque nous avons triomphé de tout ça... puisque les Boches sont vaincus, tout finira par s'arranger!» De tout temps, il eut des admirations vives et des amitiés tenaces. Il a célébré Drumont, son initiateur à la polémique, il a chanté le dos de Mistral, s'est emballé pour Wagner, enamouré de Shakespeare; il a voué un culte à Maurras, été charmant pour Geffroy, pour Schwob, pour Proust, pour moi-même, pour vingt autres... Il a beaucoup de défauts, parmi lesquels un jugement trop hâtif, trop péremptoire, d'effrayants partis pris, mais il est vivant et puissant. J'ai parlé ailleurs de ses dons littéraires, qui se révélèrent des ses débuts: la force, la verve, l'imagination, la richesse, la couleur et la vie et aussi des dons philosophiques très personnels qui lui donnent une image neuve des êtres et de l'univers. II LES ÉLECTIONS Avec Jules Renard commence la série des Goncourt élus après les origines. J'ai raconté plus haut les péripéties de l'élection. Jules Renard, grand garçon roussâtre, au front excessivement bombé, au visage singulier et presque étrange, aux yeux gris à reflets jaunes, scrutait les choses et les êtres avec une acuité prudente, ironique, discrète et résolue. Il avait le travail très pénible, il se «ramassait» difficilement sur la tâche, laquelle, surtout dans les dernières années, aggravait violemment ses migraines. Son art lui inspirait un respect intransigeant et assez âpre; il considéra comme un travail de chiourme tout ce qui le forçait à sortir de sa tranchée, et quand il dut accepter une chronique théâtrale, il en conçut un dégoût violent: aussi y renonça-t-il dès qu'il fut de notre académie. Je le connaissais depuis longtemps en 1907, mais aucune intimité ne s'était établie entre nous. Esprit aigu, mais restreint, il montrait une intolérance tranchante. Surtout détestait-il la religion. Il voyait en elle le symbole de la servitude et de la persécution et, républicain obstiné, il détestait toutes les formes de la réaction. Pourtant, il supportait la littérature traditionnelle, du moins partiellement--mais non les littératures étrangères: Shakespeare ne trouvait point grâce devant lui; il estimait que nos classiques le valaient comme force et le dépassaient en grâce, en clarté, en mesure... Parmi les modernes, il consentait à des admirations assez diverses, mais s'il prenait un talent en grippe, c'était pour toujours. Les «faux abondants» (selon son expression) lui étaient en exécration. Il me disait un jour: --Ce que je ne puis pas supporter, ce sont ces gens qui ont si peu à dire et qui alignent tant de pages et tant de livres... C'est intolérable... c'est dérisoire et accablant! Je vois partout autour de moi des romanciers qui ont une toute petite flûte et qui essayent de me faire croire qu'ils conduisent un orchestre! Les vrais abondants, je les admire et je les aime... Ils éclatent... l'art jaillit d'eux comme la lave des volcans... comme la pluie des nuages... comme les bêtes de la forêt tropicale... Ce sont des forces naturelles... et je consens à ce qu'ils soient débridés... à ce qu'ils négligent la forme... à ce qu'ils oublient le rythme... je leur pardonne même les solécismes et les barbarismes... Mais ces pète-sec qui se purgent pour avoir l'air de ch..., ces indigents qui jouent à la richesse, je ne les lis jamais sans avoir envie de les compisser... Ce sont des bêtes puantes!... La vermine des arts! Il fallait qu'il fût animé d'une sorte de haine pour parler si longuement, car il était sobre de discours, enclin à procéder par traits plutôt que par tirades... Dans son art, c'était une intelligence avertie, mais cet art ne s'étendait guère. L'esprit de Jules Renard en franchissait peu les limites, et au petit bonheur. Beaucoup de choses lui demeuraient absolument fermées; il ne faisait aucun effort sérieux pour les comprendre, sûr de son affaire, aussi obstiné que Bourges, dont il était pourtant l'antipode. Bourges voyait dans Renard un petit réaliste sans conséquence, et Renard n'avait guère de goût pour les oeuvres de Bourges. Tous deux pourtant communiaient en Victor Hugo, mais chez Renard ce goût se compliquait d'une admiration pour le républicain qu'avait finalement été le poète... Renard gardait un souvenir indigné, furieux et vindicatif de son enfance. _Poil de Carotte_ est lié à une réalité profonde. Le petit Jules fut un enfant très malheureux; les minuties religieuses avaient compliqué fâcheusement les châtiments et les rebuffades, en sorte que l'église, les prêtres, les offices, le catéchisme, l'histoire sainte ne suscitaient que des images odieuses: c'est, je crois, la principale cause de son fanatisme laïque.--Il ne parlait qu'avec dégoût de ces souvenirs, qui pour d'autres (dont je suis) ont un charme presque divin... Par nature, il était dénué de bienveillance. Déjà fort mal en point quand il vint parmi nous, il n'y paraissait guère. Sa structure spacieuse, sa contenance tranquille, ne laissaient pas transparaître les dessous morbides. Cependant, il avouait un estomac médiocre et réclamait du «pain de ménage».. Je ne me suis jamais aperçu que le pain de ménage fût plus digestif que le pain de fantaisie ou le pain dit viennois... Ses silences, un air absorbé, je ne sais quel fléchissement de la tête, annonçaient sans doute quelque délabrement... Il se montra assidu aux dîners et lorsqu'il cessa de l'être, ce fut pour mourir. L'artério-sclérose dont il était atteint, mit plusieurs mois pour l'abattre. De fortes migraines le ravageaient; il avait des tristesses infinies et aussi une grande patience... La veille de sa mort, il dit à sa femme: --Ma pauvre Marinette, pour la première fois depuis que nous sommes ensemble, je vais te faire une grosse... une très grosse peine... On l'ensevelit là-bas, dans ce Morvan où il écrivit tant de petites pages savoureuses... Un fourgon vint le prendre chez lui. Je revois ses amis le long des trottoirs, ou sur le seuil... cette caisse... cette voiture qui emporte les restes du pauvre homme... et cette pseudo-cérémonie avait quelque chose de plus funèbre que des funérailles complètes... L'oeuvre de Jules Renard est une des plus personnelles de notre littérature. Elle est sobre, intense, intime; elle analyse des états, d'âme subtils et mélancoliques; elle mêle l'ironie et l'humour au désenchantement; elle est riche en images imprévues, en fantaisies savoureuses, en traits aigus. C'est un auteur restreint: il ne laboure pas de vastes surfaces, mais il cultive son jardin avec un soin pieux il y fait pousser des fleurs rares et des fruits exquis. Jules Renard n'imite personne; il cherche en lui-même les éléments de son art et les y découvre; il est, dans un milieu littéraire où l'imitation est la règle, l'homme qui trace sa propre route. Et par là, il mérite une survie qui sera justement refusée à la plupart de ceux qui ont su conquérir le grand public. Le remplacement de Jules Renard s'annonça sous de noirs présages. On parla de Bloy, de Laurent Tailhade, de Claudel, concurremment avec Céard. Ces quatre noms suscitaient des oppositions irréductibles... Les discussions préliminaires furent confuses, plusieurs d'entre nous semblaient à la fois sombres et irrésolus... Nous discutâmes d'abord vaguement, chacun avançait quelque nom, chacun attendait la tempête. Elle faillit être déchaînée par Bourges qui présenta Claudel avec une brusque véhémence. --Vous voulez un beau choix... un choix qui vous honore--eh! bien, vous ne trouverez rien de supérieur à Claudel!... --Vraiment, dit l'un de nous, vous admirez tant Claudel? --Je ne suis pas digne de dénouer ses chaussures! s'écria Bourges, les tempes soudain rouges. Visiblement, on ne voulait pas de Claudel. Discutât-on une année, il ne réunirait pas plus de trois partisans... --Que pensez-vous de Bloy? demanda sournoisement quelqu'un. On se récria. Bloy avait déplorablement injurié Goncourt et serait un intolérable convive... Descaves attendit un moment encore, puis, avec un sourire: --Pourquoi n'élirions-nous pas Judith Gautier? On nous accuse de misogynie... Judith Gautier, c'est le rappel de toute la grande littérature... C'est Hugo... c'est les Goncourt eux-mêmes qui aimaient Gautier et sa smala... A peine il avait dit, nous étions conquis. Nous donnâmes quelques bons points. Bourges, et je crois Daudet, tinrent bon pour Claudel, mais Judith Gautier eut une majorité écrasante. Cette élection fut encore plus favorablement accueillie que celle de Renard, car elle charma le clan féministe. Je me souviens de la visite que nous fîmes, à cinq ou six, rue Washington, chez Judith. Un carillon de cristal annonça notre visite. Un singe tressauta, des chats nous examinèrent avec méfiance et l'hôtesse parut, grasse, tanguante, avec un visage où demeurait le vestige d'une grande beauté, et je ne sais quoi dans l'allure qui était d'un autre temps, qui évoquait l'ère héroïque du romantisme. Elle nous embrassa joyeusement, et cria en donnant l'accolade à Descaves: --Ça doit être celui-là qui a conduit la conspiration! Sa présence parmi nous eut un grand charme. Cette excellente femme, cordiale et primesautière, semblait toujours perdue dans les bois. Elle racontait des histoires d'antan, qui faisaient reparaître ces aïeux dont l'image hante des hommes comme Bourges, Geffroy, moi-même, ces romantiques, ou leurs successeurs, à qui se mêle de la légende. Que de fois, lorsque j'étais son voisin, lui ai-je soutiré une anecdote sur son père, sur Hugo, sur Banville, sur Meurice, sur Wagner. Elle contait légèrement, avec bonhomie, peu de traits, et c'était doucement séduisant... Adoratrice de l'art Wagnérien, elle montrait un Hugo en famille, mêlant Prudhomme et le pontife. --Aimait-il vraiment ses petits enfants autant qu'il le raconte? demandais-je une fois. --Il les aimait certainement pour jouer avec eux... comme certaines personnes aiment les petits chats... Et il les lui fallait!... Mais s'ils étaient malades, il ne s'en occupait pas et n'allait guère les voir... surtout s'il craignait la contagion... car il tenait infiniment à sa peau. --Egoïste? --Pas exactement... Personnel... avec un grand respect de soi-même... un peu de culte... en quoi il avait raison. --N'était-il pas avare? --Econome, avec des promontoires d'avarice... qui s'élargirent et s'allongèrent quand il commença à vieillir... Evidemment, il ne jetait pas son argent et ne le donnait pas volontiers--Cependant, il avait son budget... son tout petit budget de charité... --Vous ne connaissez pas les vers que quelqu'un fit sur lui..., un jour qu'il avait refusé cinquante francs au poète de _La levrette en paletot_, Auguste de Châtillon? --Ma foi non! --Le richissime Victor Hugo, prétextant ses propres difficultés pécuniaires--pour cinquante francs!--terminait ainsi sa lettre: «Chacun gravit son Golgotha!...» Sur quoi, un ami de Châtillon écrivit--et publia: Ami, je ne puis rien pour vous, Que de vous proclamer poète, Sous le front ayant la tempête. Maintenant tirez-vous de là Chacun gravit son Golgotha On ne peut pas me tirer de carotte. Imitez-moi, cher ami, je golgothe Oui, tout doucement je golgothe. C'est chez elle surtout que Judith Gautier, racontait des anecdotes surprenantes et candides. Son appartement, bas de plafond, sur-encombré de tapis, de bibelots chinois, hindous, turcs, même préhistoriques, était un bric-à-brac séduisant, et sentait gentiment la bohème. Elle y servait des tartines délicieuses, aidée par une jeune femme charmante qui lui était profondément dévouée. Elle avait l'allure «artiste», à la manière romantique. J'aimais à la questionner sur Catulle jeune, dont elle fut l'épouse, et sur ce terrible Wagner dont elle n'aimait pas entendre médire. Epouse de Catulle, elle s'était séparée de lui, parce qu'elle ne partageait pas ses idées et n'aimait pas sa conduite, mais elle ne laissa jamais transparaître de rancune. Il avait, disait-elle, une spontanéité terrible, toujours entraîné par des mouvements soudains et laissant son ménage en plan. Ainsi rendait-il la vie intime pénible et contraignait-il Judith à un travail trop régulier pour elle... car il ne fallait guère compter sur lui. Pour mettre de l'ordre dans sa vie, elle se retira sous sa propre tente et vécut littéralement comme l'oiseau sur la branche, laissant l'argent filer entre ses doigts et s'en remettant pour le reste à l'obscure providence. De Wagner elle excusait tout. Il disait: «J'ai le droit de vivre luxueusement... et même il le faut... car sans belles étoffes, beaux meubles, beaux vêtements, liberté brillante, je m'étiole, mon génie s'endort et s'encroûte. Que mes amis riches subviennent à mes besoins... C'est leur devoir... ils devraient être flattés de contribuer à une oeuvre incomparable!...» Un jour, il annonça qu'il allait se mettre en loterie: «Ceux qui gagneront les gros lots participeront à ma gloire et à ma fortune!» Il abandonna cette idée, mais suggéra la fondation d'une société qui exploiterait son génie... Cette société se substituerait aux directeurs de théâtre... Il entrevoyait déjà un Bayreuth, un Bayreuth en commandite. --Il avait un ascendant énorme, disait Judith, et peu de personnes intelligentes y résistaient. Seuls les crétins opposaient leur force d'inertie--et pas tous encore... Ceux qui avaient des nerfs se sentaient médusés... --Que pensez-vous pourtant de son amoralité... je veux dire de cette facilité sienne à assiéger la femme, d'un ami qui lui avait rendu des services d'argent et de surcroît, l'hébergeait dans sa maison? --J'avoue qu'il avait des idées très larges... mais... sans aucune corruption... Il partait du sentiment de sa grandeur, presque divine... Un homme de cette envergure n'honorait-il pas celui dont il prenait la femme? Si j'avais été M. X..., il me semble que je n'aurais pas été très offensé de l'amour qu'il aurait eu pour ma femme. --C'est parce que vous n'êtes pas un homme. Mois je trouve ce Wagner odieux... je partage un peu le sentiment de cette vieille baronne de Lepel qui criait si drôlement: «Ce Wagner... ce Wagner, il a tué Bulow... c'était une brute cynique... Je voudrais lui donner de mon bâton!...» --Et son génie? --Je le reconnais... un génie d'ailleurs à demi sauvage... mais grandiose. Est-ce vrai qu'il marchait sur les mains? --Oui... il marchait sur les mains comme un acrobate. --Un saltimbanque... --Impie! La guerre fut une époque horrible pour Judith. Retirée au loin, à Saint-Enogat, en Bretagne, elle fut infiniment généreuse. On m'a dit qu'elle avait une peur terrible de la mort brutale, par les mains du soldat... Le sarcastique destin la guettait pour une fin toute différente. Avant de mourir, elle eut à s'occuper de nos élections (on sait que nous admettons le vote par correspondance). Après la mort de Mirbeau, on lui proposa diverses candidatures. Elle choisit Peladan, dont elle aimait la personne et le talent... Elle s'y tint tant qu'il resta une espérance et ne l'abandonna que lorsqu'elle fût sûre qu'il ne pouvait être élu... Déjà, elle était marquée de la Croix Rouge. Elle aussi succomba avant de connaître l'arrêt du sort... Et Peladan ne tarda pas à la suivre... «L'homme vit peu de jours, et ses jours sont pleins de tristesse.» Nous voici arrivés à ce fils des Arvernes, dont Daudet prétendait que sa seule présence allumait les torches de la dispute... Un soir, tandis que le romancier fumait sa petite pipe, on entendit divers jeunes hommes glapir et bramer dans la salle voisine: --C'est, dit Daudet, à cause de cet Ajalbert... Regardez et écoutez... Partout où vous verrez paraître ce descendant des soldats de Vercingétorix, vous constaterez que les voix s'élèvent... Il apporte la guerre... et c'est d'autant plus singulier que son aspect, en somme, est pacifique... Hasard, coïncidence? J'ai en effet remarqué que la présence d'Ajalbert engendrait des controverses vivaces. Son élection jeta le trouble dans nos campagnes... _Undique totis usque adeo turbatur agris!_ Je le revois, alors que je venais à peine de paraître dans les lettres. L'encolure robuste, le visage clair, deux grands yeux gris, le cheveu blond et fin, il usait habilement de la parole ailée. Un éditeur venait de publier ses vers naturalistes qui eurent du succès dans nos cénacles. L'on ne peut nier qu'il fût enclin à l'attaque, tantôt des idées, tantôt des individus. Il y a en lui du redresseur de torts. Où qu'il aille, il tâche de réformer quelque chose... Son âme est cordiale; il est tenace dans ses affections; il aime la rôderie et les périples; il court sans cesse à la découverte. En ce temps (le Grenier) c'est Paris qu'il explorait et les milieux littéraires. Chaque fois que je le rencontrais, d'une voix un peu basse, d'un ton convaincu, il me communiquait quelque nouvelle intéressante ou quelque anecdote inédite. Sa fréquentation peut être très profitable aux hommes indolents qui aiment à avoir des vues sur les êtres sans se déranger. J'ai idée qu'il aurait signé le manifeste des «Cinq», ne fût-ce que par amour de la bataille. Je le rencontrais tantôt au Grenier, tantôt avec le groupe Geffroy, tantôt chez les Lockroy, tantôt chez les Ménard-Dorian, et encore à ce restaurant anglais, rue d'Amsterdam, où on mangeait de savoureuses platées britanniques, arrosées de bière noire ou de whiskies fuligineux. Il soignait sa vêture. Je me souviens d'un grand paletot brun, à taille, qui était selon le plus pur code tailleur de l'époque... Chez les Ménard-Dorian, il rencontra la fille de Tola Dorian, qui devint sa femme: ménage mal assorti, divorce... Durant son mariage, Ajalbert disparut des milieux où je fréquentais, puis je le retrouvai, à son retour de l'Indo-Chine et fus le voir quelquefois à Malmaison. Il ne volait pas les cinq mille francs et le logis que lui allouait l'Etat. Peu de conservateurs de musées se démènent autant qu'il se démenait pour donner au séjour de Joséphine de l'éclat et de l'intérêt... Par les déclins du jour, en été, les jardins de Malmaison sont un séjour d'enchanteur. Sur les eaux immobiles, la lumière déploie ses grâces, ses mirages, ses fables, et double délicieusement, en les renversant, les grands arbres du parc. Ils semblent plus longs dans l'abîme, ils se perdent dans un ciel plus pâle, que le passage d'un cygne rend soudain tremblant... Tandis que venait un crépuscule luxueux, que les gouffres, les montagnes, les lacs, les mines de béryl, de saphir, d'améthyste, de topaze et de soufre naissaient et mouraient au firmament, Ajalbert m'entretenait de Napoléon, de Joséphine, de ses luttes avec l'administration, des voyages qu'il entreprenait pour conquérir quelque meuble, quelque tableau ou quelque tapisserie. Il avait réuni de merveilleuses étoffes, brillantes et variées comme des aurores... Et il me promenait dans le pays des ombres, il faisait surgir la créole indolente et le terrible corse, l'immense conquérant qui, hélas! n'a rien conquis!... Après quoi l'on dînait, délicatement (Ajalbert est expert ès gourmandise) en entrée mêlant les tissus bariolés de nos souvenirs... Si la vie n'eut été aussi harcelante, j'eusse couru plus souvent à Malmaison où le Rêve attendait sous les ramures... C'est à Malmaison que j'assistai à la dernière fête parisienne d'avant-guerre, organisée par les _Annales_... Des autobus attendaient dans la rue Saint-Georges, où nous nous entassâmes au hasard des rencontres et des sympathies. Ces chars lourds, à grand fracas, nous menèrent à travers la ville, la banlieue fumeuse, et des champs où déjà s'affirmait la douce harmonie de l'île de France. Une élite grave ou charmante, des vieux, des jeunes, des femmes qui joignaient à leur grâce les prestiges légers de l'art, des hommes célèbres jusqu'aux antipodes--actrices, acteurs, poètes et poétesses, romanciers et romancières, la blondeur des moissons, le bronze des feuilles mortes, les toisons rousses, soufre, alezan, acajou, la volupté des belles jupes, la rumeur argentée, roucoulante ou déferlante des jeunes rires, tout cela se répandait sur les herbes et sous les larges ramures des jardins de la Créole. Quel rêve à vingt, à trente ans! Mais j'en avais plus de cinquante. Tout de même, tant de visages grisants, tant de joues rythmiques, tant de gorges éblouissantes, tant de bouches écloses comme des fleurs dans l'éclat poudré des visages, tant de regards enchantés, ce fut une heure éperdue. Il y avait un théâtre en plein air, des mets succulents, des vins plus doux au coeur que le noir vin homérique... J'y vis pour la dernière fois Jules Lemaître. Il s'avançait, au bras de la Fille de Jérusalem, vers un groupe où l'on discernait Donnay, Lavedan: affreusement ravagé, le regard opaque, le visage presque abêti, immobilisé, il disait, avec un air et une voix de spectre: --Ça va mieux maintenant! --Oh! beaucoup mieux, disait la Fille de Jérusalem... beaucoup... beaucoup... il est guéri. --Guéri... presque, disait Lemaître, et l'on ne savait si, dans la voix morne, ne se dissimulait pas un grain de l'ironie d'antan... Il devait partir dans la fleur de l'été, alors que les héritiers des Suèves franchissaient le Rhin pour envahir la Gaule-Belgique. Et sa mort est un ironique symbole de la contradiction humaine... On sait avec quelle ardeur grave, l'ironiste s'était rallié à la tradition. Il voulait le Roy, il s'inclinait devant la Religion (non converti pourtant), il avait une haine solide contre le Juif et le métèque, il souhaitait ardemment qu'on leur interdit la France... Et voilà que la Fille de Jérusalem était venue, qui recevait ses leçons, qui lui rendait un culte, qui l'enveloppait de soins et de douceur, à qui il voua une tendresse profonde, si bien que sa mort fut comme un reniement sentimental de ses haines et de ses croyances. N'oublions pas Ajalbert. Son élection, ai-je dit, fut la cause de grandes disputes. En fait, elle suscita de beaucoup le plus de colères, de mauvaises paroles, de manoeuvres et de contre-manoeuvres. Plusieurs ne voulaient de notre Arverne à aucun prix. L'opposition la plus ardente vint peut-être de Descaves. Non qu'il repoussât définitivement Ajalbert. Il admettait que, rattaché à la tradition du Grenier, auteur applaudi de _La Fille Elisa_, on pouvait l'admettre à l'Académie--mais plus tard. Son argument était aussi celui d'Hennique. Tous deux disaient: --C'est entendu! Ajalbert est un bon candidat... mais il faut tenir compte des intérêts de l'Académie et des intentions de Goncourt... Goncourt voulait à la fois, comme le choix qu'il avait fait par testament le prouve, un mélange d'écrivains brillants et d'écrivains un peu méconnus... Mirbeau avait le grand succès; c'est un nom retentissant... on doit le remplacer par un homme goûté à la fois par les lettres et par le public... C'est pourquoi j'ai proposé Courteline... Si vous avez mieux, je ne demande qu'à m'incliner... Courteline avait en somme pour lui Descaves, Hennique et Léon Daudet. Ajalbert était le candidat de Geffroy et des Rosny. Paul Margueritte hésitait entre Courteline et Ajalbert. Judith Gautier tenait ardemment à Peladan. Bourges voulait Ponchon. Il y eut une discussion impétueuse. L'un des neuf ne voulait à aucun prix admettre la candidature de Ponchon, qu'il déclarait statutairement irrecevable puisque Ponchon n'avait publié aucun volume, Descaves montrait une combativité tenace. La discussion devint, fuligineuse, orageuse. Je finis par être le plus excité de la bande--et pourtant jetais si placide au début! Ma colère, aussi inattendue pour moi-même que pour les autres, montra une fois de plus combien il faut; se méfier de soi-même: quel sage ne s'est mille fois trahi au cours de sa brève existence? Ce jour-là, j'étais venu avec les meilleures intentions, conciliant, bonhomme, cordial, prêt à la concorde--et c'est moi qui brouillai les cartes... Descaves, exaspéré, se retira. Pour l'élection, il fallut s'y reprendre à deux fois. La première fois, Bourges s'en tenant à Ponchon et Judith Gautier à Peladan, ni Courteline ni Ajalbert n'obtinrent la majorité. L'élection fut remise à plus tard. Cette fois, grâce à Judith qui comprit que Peladan n'avait aucune chance, Ajalbert eut cinq voix. Mais son élection avait apporté la discorde... Sa présence parmi nous acheva de donner raison à Daudet. Non qu'il se montrât querelleur, mais il apporta des projets qui suscitèrent des discussions et parfois le tumulte. Dès l'abord il proposait d'élargir le champ de notre activité, d'englober «les prix Goncourt» dans un repas annuel, ou bi-annuel. Il préconisa des cérémonies d'anniversaire... Enfin, il voulut exploiter plus largement l'oeuvre des Goncourt, à l'aide de volumes de luxe et de volumes illustrés. Tout cela échauffait les têtes et déchaînait des colloques acerbes. Finalement Ajalbert rendit plus services pratiques, à lui tout seul, qu'aucun de nous n'en avait rendu auparavant, sauf Hennique comme exécuteur testamentaire. Les livres d'Ajalbert sont insuffisamment connus. La postérité n'en retiendra qu'une partie, car elle va se trouver devant des tas toujours plus imposants de romans, d'essais et de poèmes. Il a publié des pages charmantes: c'est un observateur délicat et subtil. _En Tournée, Saô Vandi, Ra-ra Su-Su_, renferment des notations originales; il faut lire Ajalbert avec lenteur, à petits coups; ce ri'est pas un écrivain qui vous emporte; il vous fait passer par des sentiers charmants; admirer des sites délicats, il vous dépeint les détours sournois, ridicules ou touchants de l'âme, d'un pinceau léger, un peu nonchalant... Au total, il vous invite à mi-voix, mais si vous vous rendez à l'invitation, vous trouvez un hôte affiné et un domaine délectable... Ceci pour le roman. Dans la polémique, au rebours, il est combatif, acharné, audacieux, riche d'arguments et décidé à faire triompher sa cause. Notre pauvre Judith ne tarda pas à suivre Mirbeau et les tribulations électorales recommencèrent, toutefois moins âpres que pour l'élection Ajalbert. Descaves s'était retiré sous sa tente. Il cessait toute lutte, il se bornait à indiquer son candidat... Plusieurs d'entre nous proposèrent d'abord de remplacer Judith par une femme et cela paraissait assez juste: car si nous élisions un homme, notre geste féministe se trouvait en quelque manière désavoué... Mais le choix d'une femme n'allait pas sans complications. Trois noms se trouvaient en présence: Mme Daudet, Rachilde, Colette. Mme Daudet était presque désignée par Goncourt. Notre maître avait dit maintes fois: «Si je désignais une femme, ce ne pourrait être que Mme Daudet.» C'est ce que nous avions littéralement oublié, le jour où nous élûmes Judith Gautier... Je dis bien _oublié_. Du moins pour la plupart d'entre nous, dont moi-même... Je ne me souvins du propos de Goncourt que le jour où Lucien Daudet me le rappela. Cette fois tout le monde s'en souvint. Nous eussions d'autant plus volontiers élu Mme Daudet, que nous savions qu'elle abandonnerait sa pension à notre caisse, afin de nous permettre de secourir quelques hommes de talent malheureux... Mais la majorité des nôtres craignit qu'on ne trouvât excessif la présence à l'Académie de deux membres de la famille Daudet, alors que, déjà, Alphonse Daudet avait été des nôtres: --Cela aurait un air dynastique! fit-on remarquer. Les candidatures féminines écartées, nous élûmes Céard sans grande discussion. Céard apportait un élément pondérateur. Il était attentif, courtois, causeur discret et captivant, riche de souvenirs et d'anecdotes, un des hommes auxquels on pouvait le plus sûrement demander quelque détail biographique sur les contemporains célèbres. Dans son étonnante mémoire, un nombre prodigieux d'hommes, qui vécurent entre 1850 et 1920, avaient leur fiche. Quand on le demandait, Céard ouvrait le registre intérieur, atteignait du coup la page et donnait des dates, des références, des détails biographiques, des traits rares ou curieux. Il avait lu, je crois, presque autant que Hérédia ou Bourges, certains auteurs ancrés en lui au point de faire partie intégrante de sa mentalité: tels Balzac et Flaubert. Il connaissait à fond la _Comédie Humaine_; il s'y promenait, y flânait, y rôdait, y explorait, y rêvait, y construisait... Flaubert ne lui fut pas moins familier. Les phrases du moine de Croisset chantaient dans sa cervelle, il n'ignorait aucun des secrets, des goûts, des manies que décèlent _Madame Bovary, L'Education Sentimentale, Salammbô, La Tentation de Saint-Antoine_, les _Trois Contes, Bouvard et Pécuchet_... Il fut en somme balzacien et flaubertiste, comme Bourget est stendhalien mais avec plus d'érudition, plus de certitude et de nuances... Son oeuvre est mal connue. Deux livres la dominent: _Une belle journée, Terrains à vendre au bord de la mer_. _Une belle journée_, c'est le fin du fin de la tranche de vie, ergo le mot ultime du réalisme. Je dis du réalisme et non du naturalisme, bien que Céard se classât lui-même naturaliste à l'époque où il écrivit ce livre. Il a voulu que le récit ne comportât aucune fable, aucune péripétie--au sens livresque--, et qu'il ne présentât guère d'intérêt, ni par les personnages, qui sont indifférents, ni par les circonstances, qui sont obstinément quelconques... Il s'agit non d'un amour, mais d'une esquisse, d'un embryon d'amour... Cela commence le matin et cela finit le soir. Tout le temps l'homme et la femme rêvent une idylle. Mais l'homme conduit faiblement son attaque; la femme, résolue au fond à ne pas se défendre, se défend d'instinct, ou plutôt ne s'abandonne pas... L'ennui plane, un ennui noir, une tristesse de vie plate, d'âmes plates... Et cela finit par le néant. Il ne s'est rien passé. Il y a maldonne. L'homme et la femme se séparent définitivement... Pour dépeindre une telle aventure, pendant la longueur d'un in-18 jésus, il fallait une volonté tenace, un grand pouvoir de concentration, le sens aigu des nuances et des menus faits de la vie. Céard avait tout cela. Etant donné son projet, il l'a exécuté magistralement. Ne dites pas que l'impression est terne: Céard ne voulait aucun éclat, aucun intérêt accessoire; il se refusait d'avance toute ressource pour capter le lecteur, pour éveiller une attention engourdie... Dès lors, il semblait impossible de gagner la partie. Céard l'a gagnée et c'est un rude tour de force... Pour s'en rendre compte, il faut lire _Une belle journée_ par fragments. On saisît alors toute»'les ressources de cet art opiniâtre!... _Terrains à vendre au bord de la mer_ est un livre d'une toute autre farine. L'aventure y est secondaire sans doute, mais les anecdotes, les traits, les observations amusantes ou captivantes, les pages de grand style, la couleur, la vie abondent. C'est un livre riche par la masse des éléments et sobre par l'exécution. Après Judith Gautier, nous perdîmes Paul Margueritte. Depuis longtemps, il portait sur le visage la marque sombre. La dernière fois que je le vis, il était désespéré. Comme je l'ai dit, il venait de perdre un procès, il était condamné à des réparations excessives, aggravées d une effrayante astreinte de deux cent cinquante francs par jour de retard... Je le revois, affaissé; douloureux, ne concevant pas cette férocité, ne sachant comment satisfaire à des exigences monstrueuses: Une assurance de 50.000 francs à constituer, ou sinon verser la somme, une vingtaine de mille francs à payer pour retards de pension et pour frais... Il répétait: --Mais enfin! puisque je n'ai pas de fortuné!... Quatre enfants! Une famille... Une pension à ma première femme... Pendant trois jours, cher ami, j'ai été au bord du suicide. Je l'écoutais, transi, trouvant comme lui la condamnation féroce, digne des temps barbares. L'astreinte surtout, deux mille cinq cents francs en dix jours, vingt-cinq mille francs en cent jours, avait l'air de je ne sais quel instrument de torture... Je ne puis comprendre de tels jugements; est-ce que les juges savent calculer? Ou calculent-ils trop bien... experts dans l'art de supplicier la victime? Ce pauvre homme, avec son visage de cardiaque, et qu'un rien pouvait tuer, je ne saurais dire à quel point il me faisait pitié. J'ai peine à croire que le jugement n'ait pas hâté sa mort!... [7] [Note 7: Je répète que la bénéficiaire du jugement renonça généreusement à ses droits.] Nous reçûmes la nouvelle de sa fin six semaines après l'armistice. Il s'était plaint, quelques heures avant sa mort, de suffocations (mal fréquent chez lui) puis, une rémittence... enfin, la disparition éternelle. Il fut remplacé, presque sans discussion, par Bergerac... Je ne connaissais point Bergerac. Toujours mal en point, il n'assistait guère aux déjeuners. J'ai vu un vieillard agréable, causeur capricieux et gentil, qui me rappelait d'autres vieillards, venus des profondeurs du second empire. L'Académie Goncourt a siégé pendant toute la guerre, et j'ai assisté, je crois, à tous les dîners et déjeuners, hors un en 1917, pour cause de broncho-pneumonie, et un autre en 1919, parce que j'avais la grippe. Quelques membres sont restés en province; la plupart demeurèrent à Paris, d'octobre en été. La guerre n'a donc interrompu en rien nos réunions, même pendant la période, en somme assez critique, des Gothas et des Berthas. Aucune trace d'énervement chez mes compagnons. Plus d'un déjeuner fut ponctué par les détonations des obus qui tombaient sur Paris selon des cadences assez régulières. Je me souviens d'un retour avec Geffroy, par l'avenue de l'Opéra, le Louvre, le Pont-Neuf, la rue Dauphine, le boulevard Saint-Germain. Ce jour, la cadence était de 14 minutes, je crois. Elle n'interrompait ni la marche des promeneurs, ni leurs causeries. On aurait dit qu'aucun danger ne planait sur la ville: cependant, presque à chaque coup, il y eut des victimes... On a parfois écrit, en province et à l'étranger, que Paris était nerveux sous les obus. Il n'y paraissait pas. Evidemment beaucoup de personnes étaient parties et, dans les quartiers riches, on voyait des rues entières inhabitées. Mais ceux-là mêmes qui partaient ne manifestaient pas d'inquiétude. Beaucoup pensaient uniquement à mettre leurs femmes ou leurs enfants à l'abri. Somme toute, il restait plus de deux millions d'habitants dans l'enceinte des fortifications. Cette population vaquait à ses soins et à ses travaux avec une régularité parfaite... Il y eut pourtant des jours et des nuits terribles et, tant en morts d'hommes qu'en destruction de propriétés, Gothas et Berthas firent beaucoup plus de mal que le bombardement de 1870-1871. Mais la ville était ravitaillée[8]. [Note 8: Je parlerai de la guerre dans un autre volume.] III Le Prix Goncourt Les prix Goncourt, comme les élections, donnèrent parfois lieu à des scènes orageuses et à des compétitions ardentes. La plupart cependant furent attribués paisiblement, quelques-uns avec bonhomie, voire avec gaîté. Donnons d'abord la liste des ouvrages couronnés depuis le début. En 1903 _La Force ennemie_ (John-Antoine Nau). « 1904 _La Maternelle_ (Léon Frapié). « 1905 _Les Civilisés_ (Claude Farrère). « 1906 _Dingley, l'illustre écrivain_ (Jérôme et Jean Tharaud). « 1907 _Terres Lorraines_ (Emile Moselly). « 1908 _Ecrit sur l'eau_ (Francis de Miomandre). « 1909 _En France_ (Marius-Ary Leblond). « 1910 _De Goupil à Margot_ (Louis Pergaud). « 1911 _Monsieur des Lourdines_ (Alph. de Chateaubriand). « 1912 _Les Filles de la Pluie_ (André Savignon). « 1913 _Le Peuple de la Mer_ (Marc Elder) « 1914 (Ajourné à cause de la guerre). « 1915 _Gaspard_ (René Benjamin). « 1916 _Le Feu_ (Henri Barbusse). _L'Appel du Sol_ (Adrien Bertrand). « 1917 _La Flamme au poing_ (Henri Malherbe). « 1918 _Civilisation_ (Georges Duhamel) Denis Thévenin. « 1919 _A l'ombre des Jeunes filles en fleur_ (Marcel Proust). « 1920 _Nène_ (Ernest Pérochon). « 1921 _Batouala_ (René Maran). « 1922 _Le Vitriol de lune et le Martyre de l'Obèse_ (Béraud). « 1923 _Rabevel_ (Lucien Fabre). « 1924 _Le Chèvrefeuille, Monsieur Jules_ (Thierry Sandre). « 1925 _Raboliot_ (Maurice Genevois). « 1926 _Le Supplice de Phèdre_ (Deberly). _Force ennemie_, de Nau, obtint le prix après une discussion prolongée, mais sans mauvaise humeur. Nous étions quelques-uns à lui opposer Camille Mauclair, ou éventuellement, Marius-Ary Leblond (cette dernière candidature était prématurée). Nous dîmes de Mauclair tout le bien qu'il mérite. Nous fîmes valoir son effort déjà considérable et fort mal récompensé... il obtint trois voix. L'élu n'était pas un jeune homme (il avait plus de 45 ans). Français d'origine, il était de nationalité étrangère. Lorsque ces faits furent, divulgués, on tenta d'obtenir que l'assemblée fixât une, limite d'âge: la question demeure irrésolue. Pour la nationalité, nous ne prîmes aucune décision. Les statuts n'en parlent point--mais depuis, l'Académie n'a jamais donné le prix qu'à des citoyens français. En fait, Nau n'était étranger que par accident, il ne tarda pas à réclamer sa réintégration et l'obtint Sans peine. Non plus que _Force Ennemie, La Maternelle_ de Léon Frapié ne fut l'objet de discussions acerbes. Ce livre eut des avocats éloquents, et triompha sans grande peine. Frapié aussi avait sensiblement dépassé, la quarantaine et n'était pas un auteur inconnu. En revanche, la dispute fut âpre le soir où l'on couronna _Les Civilisés_ de Farrère. J'étais parmi les opposants, ainsi que Mirbeau, qui trouvait le livre très médiocre. Persuadé que Farrère réussirait auprès du public, sans le secours de notre prix, je pensais qu'il valait mieux choisir un livre d'égale valeur mais «handicapé». _Dingley, l'illustre écrivain, Terres Lorraines_ reçurent un accueil favorable, et ceux qui prenaient d'autres candidats s'inclinèrent sans acrimonie, lorsqu'ils ne se rallièrent pas à la majorité. _Ecrit sur l'eau_, par Francis de Miomandre, trouva un concurrent redoutable dans Gaston Roupnel. La lutte fut vive encore que fort courtoise. A la fin chacun des candidats avait cinq voix. Mais les cinq voix de Miomandre comportaient la voix présidentielle: en cas de division, cette voix comptait pour deux. Par suite, _Ecrit sur l'eau_ l'emportait. Il y eut pourtant un dernier tour de scrutin qui donna six voix au vainqueur. _En France_ fut un prix de famille: les Leblond obtinrent l'unanimité. Si _De Goupil à Margot_ et _Monsieur des Lourdines_ ne triomphèrent pas sans quelque opposition, du moins personne n'y mit d'acrimonie... En revanche _Les Filles de la Pluie_ semèrent la zizanie. On opposait à ce livre un petit roman de Julien Benda. Homme d'intelligence aiguë, Julien Benda n'était pas encore un romancier[9]. Si _Les Filles de la Pluie_ ne sont pas une oeuvre extraordinaire, elles ont un certain charme et comportent un milieu poétique et inconnu (pour nous). [Note 9: Il a su depuis perfectionner sa manière.] La campagne en faveur de Benda vivement menée se heurta à une opposition résolue--dont les partisans de Benda n'eurent conscience qu'au moment du vote. Celui-ci fut rapide: _Les Filles de la Pluie_ l'emportèrent. Ce résultat indigna profondément Descaves. Jusqu'alors, tous les lauréats avaient eu son appui ou du moins son approbation. On le savait, certains l'appelaient ouvertement le Grand électeur de l'Académie Goncourt. Comme je l'ai déjà dit, il se passionnait plus qu'aucun de nous, il avait grand souci de notre renom. Dans l'espèce, il prit l'affaire trop à coeur. A la sortie d'une soirée, après une critique amère, il me demanda: --Est-ce que vous ne vous levez pas la nuit... embêté d'avoir commis une telle sottise? On a rendu l'Académie complètement ridicule... Hennique, de son côté, disait: --Ma présidence devient intolérable... J'en ai assez... Je donne ma démission. Il la donna en effet et leva la main en criant: --Je vote pour Geffroy! En quoi nous l'imitâmes unanimement. L'année suivante, _Le Peuple de la Mer_ ramena la concorde. En 1914, nous convînmes d'ajourner l'attribution du prix. Il eût été inique d'agir autrement. Toutes les publications étaient suspendues. Les romans qui eussent paru entre juillet et décembre attendaient dans l'armoire des éditeurs ou dans les imprimeries. En donnant le prix, nous eussions par trop favorisé ceux qui avaient eu la chance de paraître dans la première partie de l'année... A ce moment, presque tout le monde croyait à une guerre rapide: trois mois... six mois au plus. J'admettais pour ma part neuf à dix mois et, avec les nouveaux moyens de destruction, cela me semblait long. En décembre, le bruit courait que nous préparions une formidable offensive, à la suite de laquelle l'ennemi évacuerait la France, la paix serait proche... Nous laissâmes donc, pour la première fois, passer le mois de décembre sans remplir le voeu de Goncourt: il nous eût approuvés. L'année suivante, le _Gaspard_ de René Benjamin passait sans opposition sérieuse, mais nous réservions toujours le prix de 1914. Enfin, en 1916, nous nous décidâmes à choisir deux lauréats. Il devenait presque impossible de tenir compte des livres publiés en 1914, et tout à fait impossible de rechercher ceux qui auraient dû paraître cette année-là... Devant une situation, vague, inextricable, nous nous résignâmes à une cote mal taillée... _Le Feu_, de Barbusse, réunit une forte majorité: il n'y eut qu'un opposant sérieux. Comme, depuis, il a exprimé vingt fois son opinion, tant dans l'_Action Française_ qu'ailleurs, il n'y a aucune indiscrétion à dire que l'adversaire du _Feu_ fut Léon Daudet. Il tenait ce livre pour une oeuvre néfaste, antipatriotique (défaitiste, comme il a dit plus tard), propre à réjouir les Allemands et à provoquer le mécontentement des soldats. _L'appel du Sol_, par Adrien Bertrand, reçut l'autre prix. En 1918, _Civilisation_, par Georges Duhamel (sous la signature de Thévenin) suscita peu de discussions. Il en fut autrement pour le livré fameux de Marcel Proust _A J'ombre des jeunes filles en fleur_. Il rencontra: une opposition assez vive chez nous, mais surtout, il excita de violentes polémiques et des articles péjoratifs dans la presse parisienne. Le livre concurrent, les _Croix de Bois_, livre équilibré, dont on avait écrit: «il est tout en muscles; il n'a rien de trop», était le grand favori des chroniqueurs. Un éditeur habile lançait avec fracas. Le livre de Proust est au rebours un oeuvre où les détails fourmillent, où chaque page est remplie d'observations ingénieuses, d'analyses fines, aiguës, originales. L'épaisseur des pages, un texte serré, dense, sans paragraphes, ajoutaient à cette impression de «longueur» que les Français détestent certaines phrases, entrecoupées de parenthèses, semblaient obscures. Le livre fut harcelé par les uns, porté aux nues par les autres,--mais il y avait plus de critiques que de louanges. Enfin, Proust avait dépassé 45 ans, ce dont on fit grand bruit, comme si ce n'avait pas été le cas de Nau, de Frapié, comme si Barbusse n'avait pas eu 42 ans quand il publia le _Feu!_... Aussi fûmes-nous copieusement injuriés. Ce fut pire qu'avec Charles-Louis Philippe! On nous enterra dans le champ des navets. Il fallut d'ailleurs nous déterrer pour nous réenterrer après le noir Batouala. LE JOURNAL DES GONCOURT Les Goncourt essentiellement amoureux du document, document historique, document artistique, document humain, rédigèrent un nombre incommensurable de notes et en outre leur Journal, dont Edmond de Goncourt publia une dizaine de volumes. S'il ne publia pas tout, c'est qu'il avait pour cela des raisons péremptoires. Il garda ce qui pouvait susciter des colères, des navrances, des procès, des polémiques vénéneuses. Et il transmit à ses héritiers--dans l'espèce les membres de l'Académie Goncourt--le devoir de publier ce qui restait du Journal, ainsi qu'une partie notable de la correspondance qui, elle aussi, comporte maints volumes. C'était un legs précieux et embarrassant. Précieux, car il pouvait accroître les ressources assez faibles de la petite académie, embarrassant parce qu'il devait déchaîner des procès qui, finalement, rendraient la publication inexécutable. Quoique les familiers de Goncourt, dont je fus, eussent reçu quelques confidences, on ne savait pas ce que contenait le Journal, mais sans aucun doute, ce qu'il contenait était de nature à soulever des passions virulentes. Goncourt m'a maintes fois dit: --Mon Journal n'est pas publiable pour le moment. Ça ferait l'effet d'une série de bombes... Il faut attendre... attendre... longtemps vingt, vingt-cinq ans après ma disparition! Il n'avait qu'un sens restreint du temps; il se figurait que vingt-cinq ans suffiraient à tout éteindre! Puis, encore qu'il fût souvent malade et qu'il fit allusion à sa mort imminente, il croyait qu'il vivrait bien aussi longtemps que Barbey d'Aurevilly sinon qu'Ernest Legouvé... En somme, il laissa à son Académie le soin de lancer les bombes. On a écrit qu'il _exigeait_ que le Journal fût publié à date fixe. C'est une erreur. Goncourt se bornait à dire qu'on «pourrait» le consulter et le publier, rien de plus, rien de moins. Sans doute, il entendait que le Journal parût finalement au grand jour, comme les Mémoires de Saint-Simon, et l'on peut tenir pour certain qu'il ne restera pas éternellement enfoui à la Bibliothèque Nationale... Si cela avait paru opportun, on eût pu livrer les manuscrits à l'éditeur en 1916. Même en cas d'obligation, là guerre nous donnait un sursis qui eût reporté la date de publication à 1921. La question fut discutée à nos séances et, la majorité s'étant prononcée pour l'ajournement, on soumit le litige au ministre de l'Instruction Publique. Le Ministre souscrivit de bonne grâce à notre demande, se doutant bien, lui aussi, que le Journal était chargé d'explosifs. La question n'intéressait que quelques curieux, quelques rats de bibliothèque: ce fut d'ailleurs un érudit qui réclama d'abord. Il essaya de se faire communiquer les manuscrits. Evincé, il publia une réclamation. Elle ne produisit aucun effet, mais il récidiva et soudain, dans l'été de 1921, il y eut une violente campagne de presse. C'était à l'époque où les journalistes ne trouvent, à moins de troubles, rien à se mettre sous la dent. Ils réclamèrent impérieusement la publication du Journal. Des gens qui se fichaient de Goncourt comme de leurs premières chaussettes, nous sommèrent avec emphase de respecter la volonté du testateur. Quelques-uns exigèrent notre démission, il y en eut même un qui nous invita à rendre l'argent. Tout cela avait l'inconsistance et le comique des campagnes de presse. Rien n'est instructif comme de relire d'anciennes polémiques: c'est vide, c'est bête,'c'est puéril et grotesque. Comme nous étions loin, tous dans la montagne, à la mer ou aux champs, nous n'avions qu'à attendre» l'arme au pied. Cependant, on résolut de faire prendre connaissance du Journal et le ministre chargea de ce soin un fonctionnaire rompu au dépouillement des manuscrits. Henry Céard devait assister ce lecteur... La désignation de Céard souleva des polémiques plus rageuses et plus rosses. Un élément interne s'y mêlait, les rancunes et les colères personnelles. On n'attaquait plus dix hommes perdus dans le brouillard on en attaquait un seul. Du bout de l'horizon accoururent les hommes des foules qui se précipitèrent sur Céard comme les poules sur une poule blessée. Chargé des péchés de tous, le pauvre bouc émissaire fut chassé à grands coups de triques, et férocement mordu par les roquets. Si encore on avait pu le laisser finalement dans le désert! Mais le jeu de massacre recommençait, de gais lurons et de joyeux drilles, feignant une indignation vertueuse, allaient ressaisir le triste bouc, et recommençaient à le lapider. La lecture du journal fut très longue, très pénible: elle dura plusieurs mois. Comme nous l'avions prévu, l'oeuvre est un nid à procès; aucun éditeur n'oserait l'imprimer, et osât-il, le livre ne tarderait pas à être étouffé sous les astreintes. La publication se trouverait donc arrêtée net. Tout de même, un temps viendra où le journal sera publiable--puisqu'enfin tout finit par s'imprimer. On a suggéré de faire un triage--mais Goncourt ne nous y a pas autorisés... Il est probable que le jour où, paraîtront les _Mémoires_ des frères Goncourt, nous serons tous les dix dans le sépulcre[10]. [Note 10: Depuis que ces lignes sont écrites Céard, Bourges et Geffroy sont partis.] LES SALONS IV DANS LE SALON DE Mme DE CAILLAVET ANATOLE FRANCE, BARRÈS, POINCARÉ ET QUELQUES AUTRES J'ai longtemps fréquenté chez Mme Arman de Caillavet où régnait pacifiquement Anatole France. Mme Arman, petite femme, rousse à cette époque, les yeux bleus, convexes, les épaules et les bras fort appétissants, aimait écouter et se plaisait aux discussions d'idées jusqu'à les provoquer avec ardeur. Je lui fus présenté, aux temps du Boulangisme--avant le fatidique 27 janvier--par Paul Hervieu. On rencontrait avenue Hoche une multitude d'hommes de lettres, mêlés à des hommes et des femmes du monde; les dîners étaient séduisants par la qualité des plats et leur abondance. Mme de Caillavet avait certainement fait le rêve de vaincre le salon de Mme Z... Douée d'un esprit académique, avec un grand désir de s'instruire, la curiosité des esprits dominateurs, il lui plut d'incarner amicalement ses goûts, ses ambitions, sa fierté dans Anatole France, dont elle soigna la gloire, les relations, et jusqu'à la tenue que, par tempérament, il était enclin à tenir pour négligeable. De fait, elle donna à la réputation de l'Incarné une assiette quelle n'avait point eue jusqu'alors, et le poussa avec vigueur, décision et prestesse vers l'Académie. France grisonnait, mais gardait une allure jeune. Petit de taille, brun, mince, le visage et le crâne fort étroits, le front haut, de beaux yeux, des yeux d'onagre, desservis par des sclérotiques rougies, il avait un charme discret. L'âge le favorisa. Sa tête devint de plus en plus caractéristique; la barbe blanche lui donna de la force sans rien enlever à sa finesse; il devint peu à peu «incomparable comme Voltaire» comme le père Hugo: vers soixante-dix ans il atteignit la perfection de son genre. Chez Mme Arman, il présidait avec la discrétion, la politesse d'un homme qui ne s'avance pas. Il gardait des vestiges de timidité, n'aimait pas la discussion et, sans dodiner une approbation inlassable comme Renan, il aimait mieux céder le terrain que de le disputer. Il méprisait un peu les personnes obstinées qui le contraignaient à ces reculades courtoises et disait d'eux ce qu'il disait de Brunetière: --Ils croient qu'il est important d'avoir raison! C'était un causeur séduisant, avec des incertitudes, presque du balbutiement par intermittences, ce qui, selon moi, était une élégance et donnait plus de sel à ses propos. En général, ses anecdotes n'étaient point spontanées: il rapportait de préférence des choses lues et, plus d'une fois, je l'ai entendu nous faire part de quelque histoire cueillie dans un livre (ancien de préférence). Il maniait l'ironie avec précaution et la dirigeait volontiers vers les idées et les sentiments généraux. Néanmoins, il savait filer l'anecdote individuelle, mais ne s'y attardait point, et bientôt revenait à des synthèses. On se trompait peut-être en le taxant d'égoïsme, un égoïsme tempéré de bonne grâce, égoïsme passif, qui se retirait dans sa coque, et non l'égoïsme agressif qui croit utile de prendre l'offensive... Son scepticisme s'exerçait à propos de tout, et visait particulièrement les religions. Là seulement, je lui ai entendu proférer des paroles approximativement rancuneuses. Il avait gardé un souvenir lancinant des jésuites, ces jésuites par qui son intelligence s'était affilée; il y revenait avec un rien de rabâchage. En somme, il offrait quelques-unes des caractéristiques qu'on voit aux défroqués, des gestes d'église, des prudences bizarres, des détours onctueux. Son intelligence s'avérait réelle et vaste, propre aux larges abstractions, amenuisée, pleine de respect pour un ensemble de disciplines qu'il aimait à ranger sous un même vocable: le goût--mais le goût n'avait rien à faire avec la moitié, au moins, de ses aversions d'art et de vie, qui comportaient bel et bien un ensemble de préjugés ou de craintes, et qui, avec un grand air de tolérance, cachaient quelques intolérances irréductibles. Autant son sentiment humain était pyrrhonien et débridé, autant son idéal d'art se révélait limité et strict. Il ne le savait pas; il ignorait sa servitude. Elle avait des causes assez multiples, dont voici sans doute les principales: 1° La prudence: l'homme évitait instinctivement ce qui est trop menaçant, trop âpre. Il n'aimait point, par suite, les démarches audacieuses qui mènent à la découverte littéraire ou artistique. Il s'effarait même de la découverte comme d'un animal assez dangereux et pour le moins équivoque. Il ne l'aimait que dans les sciences. 2° Une certaine nonchalance, qui le portait à suivre la route tracée, crainte des efforts trop rigoureux qu'exige la course aux obstacles. Il travaillait sans ces élans qui échauffent les âmes, il cheminait, il flânait, il lâchait la bride à une intelligence large, exquise, nombreuse, qui fonctionnait sans cesse, mais ignorait presque la _tension_. 3° Quelque manque d'originalité, la rareté de l'invention. C'est, d'évidence, une personnalité fine, brillante, supérieure, complexe, ce n'est pas un homme de génie, ce n'est pas un créateur. L'amour exagéré des livres, qui faisait de lui le _bookworm_ des Anglais. Il tirait d'eux presque toute sa substance, comme d'ailleurs il est naturel aux hommes peu intuitifs. Au reste, il ne prétendait pas à l'invention, et cela éclatait dans toutes ses formules. Il disait: «L'invention n'est pas la plus haute qualité d'un écrivain.» Il avouait loyalement ses sources. Je lui disais un soir (ayant oublié, comme tout le monde, des lectures anciennes): --Bien «couleur locale», dans votre Homère, ces paroles: «Ne, crachez pas dans les fleuves, car ils sont sacrés!» --Oui, c'est bien, riposta-t-il. Je l'ai pris dans Hésiode. Il l'avait pris et un peu transformé. Hésiode dit: «Ne p... pas dans les fleuves...» Un autre soir, je le félicitais de l'ingéniosité d'une anecdote. Il repartit: --Je l'ai prise dans un auteur italien. Et comme je le regardais, il ajouta: --Mon Dieu! Il me semble bien que je pourrais, comme un autre, inventer des anecdotes... mais ça me transirait. J'ai besoin, pour me rassurer, d'une histoire qui ait déjà servi; je suis sûr au moins qu'elle sera acceptable. Si grand que soit le charme naturel de France, j'éprouve à le lire une certaine défiance. Il y a, en somme, beaucoup de mots, de traits, d'historiettes, de sentences qui valent par _elles-mêmes_ et France est si farci de tels mots, traits, historiettes, sentences, qu'on ne sait jamais au juste si l'on est avec lui ou avec ses auteurs. «Qu'importe, dira-t-on, s'il nous récrée et si sa manière est exquise!» De quelque façon qu'on le prît, cet homme avait une grande séduction. Son esprit recelait des tours qui ressortissent à l'ensemble du génie français et à une finesse propre à ce Centre qui, selon Jules Lemaître, ne s'étend guère au Nord ni au Midi: par là, France s'apparie à La Fontaine, à Racine, à Voltaire. L'horreur de l'excès, l'horreur de toute hyperbole, l'amour des images modérées, qui ont fait leurs preuves, le plaisir des dissertations entremêlées de badinage; l'observation concise, cherchant le trait juste plutôt qu'intense, préférant une analyse sommaire aux coups de sonde désespérés et désespérants. Il ne s'indignait que contre les gens qui ne partageaient pas ses dogmes littéraires ou même artistiques. A cet égard, quoiqu'il s'en soit défendu, il montrait de l'intolérance. Je l'ai vu intransigeant pour tout ce qui s'attaque à ce qu'il tient pour la mesure, la clarté, le goût enfin. Et comme je m'étonnais un jour de ce respect des règles chez un homme si sceptique, il me répondit: --Parce que l'art en soi n'est pas la pensée... C'est un prolongement des sens[11]. [Note 11: Définition qu'il justifiait indirectement par une extrême tolérance philosophique et son goût très vif pour les idées, sauf les idées qui ont rapport à une Foi et qui par suite, ressortissent au sentiment.] J'ai déjà dit qu'il avait aussi une vieille rancune, presque maniaque, contre l'Eglise. Cet homme si libre, revenait sans cesse sur des querelles religieuses, parfois avec une étrange intolérance et quelque puérilité. Plus d'une fois, il fit montre de mauvaise humeur à l'égard de Flaubert et de Victor Hugo. Tous deux lui apparaissaient fort bêtes; il aimait à citer des traits de leur sottise. Cela s'entremêlait de critiques assez bizarres contre le style de Flaubert, à qui il ne pardonnait pas d'avoir écrit: «Il se lava la figure!» Après plus d'un siècle d'usage, et l'assentiment des dictionnaires, France exigeait qu'on n'employât pas figure pour visage! Ses attaques contre Flaubert furent surtout vives à l'époque où il écrivait _Thaïs_ et après la publication de cette oeuvre: c'est peut-être qu'il sentait tout ce qu'il devait à l'écrivain normand. Un immense épisode de sa vie, ce fut l'affaire Dreyfus. Elle marque pour lui, comme pour Zola, une ère nouvelle. Livré à ses propres forces, France eût été un dreyfusiste fort tiède. S'il ne chérit pas l'injustice, il la considère comme une norme humaine, invincible, et il a pu écrire: «Nous aimons tous l'injustice.» En tout cas, une injustice lui paraît si naturelle, qu'il ne s'y arrête pas plus qu'aux mille incidents quotidiens de l'existence. Cependant, il fut un dreyfusiste de marque, jusqu'à devenir l'ennemi de Jules Lemaître. Il fut poussé, et avec une vigueur athlétique, par le milieu? Le saisit-on aux épaules, le poussa-t-on dans la mêlée? Je me figure son ennui, ses révoltes secrètes! Il présida des réunions, prononça des paroles si contradictoires à son oeuvre et à sa conduite qu'il eût du, alternativement, en rire et en être excédé. Mais, enfin! il n'y avait qu'à attendre la fin de l'Affaire et il serait libre. Ici le sort joua le plus beau tour qui puisse être joué à un philosophe sceptique et ironique. L'Affaire Dreyfus (est-ce encore par l'intervention opiniâtre des amis?) fit de France une proie des socialistes. France socialiste, puis communiste, c'est un spectacle qui vaut l'argent! Zola, lui, esprit combatif, put sincèrement croire qu'il devenait un héros de justice, un redresseur de torts, une grande figure quasi révolutionnaire. Mais France réussit-il à se donner une telle; illusion? Ses livres montrent l'antinomie entre le France réel et le France communiste. Ses harangues, ses manifestes où il se plaît aux phrases qui l'ont fait sourire toute sa vie, semblent un autre indice de la médiocre qualité de sa conversion. Il n'existe pas d'être au monde dont l'ironie, l'absence d'enthousiasme, l'aristocratie intellectuelle soient aussi opposées aux instincts, aux goûts et aux revendications populaires. Je ne dirai pas, cependant, que France soit un simple simulateur. Il a dû trouver des justifications. Fier, au demeurant, d'une popularité si nouvelle, et par la savoureuse, il ne peut manquer de se donner quelques mirages. Son scepticisme même suggérera des raisons et, en tout cas, légitimera ses attitudes. Puisque l'humanité, à toute force, veut des partis, le sage est presque contraint de faire un choix, car s'il n'a pas besoin de conviction, au moins a-t-il besoin d'amis. Après tout, le peuple est malheureux; il n'y a aucun mal à choisir sa cause plutôt que celle des heureux. En sorte que, si le communisme est une fumée analogue aux fumées mahométanes, il peut ne pas être inutile d'être communiste. Si France devint socialiste, il eut aussi, quelque temps, l'apparence d'un fervent patriote. Entendons-nous. Je crois que France fut sincèrement patriote, par essence: quelle terre pourrait-il préférer au monde à la terre dont il est une des émanations lès plus caractéristiques? Le talent, l'esprit de France sont si français qu'on ne voit comment ils auraient pu éclore ailleurs. Toutes les manies, toutes les préférences, tous les goûts de l'écrivain sont, ou classiques, ou français. Mais théoriquement, il ne croyait pas plus à la religion patrie qu'à toute autre religion. Quand la guerre éclata, il fut certainement très choqué, peut-être même eut-il de vrais sursauts _d'indignation_ contre l'Allemagne, si invraisemblable que cela paraisse. Mais sa philosophie, et même un peu de phraséologie socialiste _(la renoncule un jour avec l'oeillet...)_ l'emportant, il fit une petite déclaration où il osa espérer qu'un jour des relations normales s'établiraient avec l'Allemagne. L'heure était mal choisie. Le timide France reçut des volées de bois vert: Il connut une heure d'impopularité assez effrayante, surtout pour lui. Son bon sens le porta à se rétracter: il le fit pleinement, il alla même plus loin: il déclara qu'il s'engageait dans l'armée, ce qui étonna les uns et égaya les autres. Du reste, il tint parole et parut au conseil de révision où il fut déclaré inapte à servir sa patrie. Au demeurant, France n'est pas un créateur, il n'a pas de génie, et tout de même c'est un des grands écrivains de ce pays et un des grands écrivains du monde; on trouve rarement, parmi ses pareils, une intelligence aussi riche, aussi abondante et aussi séduisante. Le philosophe Brochard, fort assidu chez Mme de Caillavet, semblait un homme maladif: un de ses yeux produisait une buée qui ternissait continuellement le verre de son lorgnon; sa démarche avait des saccades; une impatience fébrile le saisissait par intervalles. On dit que sa position avait été assez forte dans la maison et que M. et Mme de Caillavet faillirent faire pour sa réputation ce qu'ils firent pour celle de France. Il ne s'y prêtait point; encore que bon philosophe, au sens classique, il n'avait aucune qualité qui permît de le pousser à une renommée étendue. Dans la causerie, il se montrait intelligent, sans plus. Pour l'observateur, la forme discontinue de sa mentalité, ses petits tics nerveux, pouvaient avoir quelque intérêt: encore tout cela n'était-il pas assez caractéristique pour être rapporté par écrit. Raymond Poincaré faisait des apparitions intermittentes dans le salon de l'avenue Hoche. Jeune alors, l'oeil bleu attentif, qui se voilait lorsqu'on voulait lui faire dire ce qu'il ne voulait point, il ne s'efforçait aucunement de briller dans la causerie. Il aimait beaucoup le talent de France, étant lui-même classique, un classique qui veut s'intéresser aux écrits modernes et même aux tentatives un peu hardies. Je parlerai un jour de sa carrière, de sa ténacité vigilante et sans à coups, de sa forte intelligence, de sa grande présidence pendant la guerre et de sa lutte si belle avec l'Allemagne[12]. [Note 12: Et de sa merveilleuse campagne du franc.] D'allure un peu réticente à cette époque, il pouvait, par là, déplaire, mais s'il a été pour beaucoup d'hommes Ce qu'il a été pour moi, il mérite pleinement d'être aimé. En toute circonstance, et bien qu'il n'y eût aucun intérêt, car je ne suis pas un personnage utile sur le damier politique, ni sur aucun damier où il faut servir une ambition, en toute circonstance, dis-je, il se montra serviable et bon. Il a, sans que je le lui eusse demandé, fait des démarches pour ma première croix, il a plaidé gracieusement mon procès contre Léon de Rosny, il m'a rendu plus d'un petit service agréable, en ce qu'il m'épargnait ainsi ces démarches que je déteste plus que tout au monde. Tout cela, il l'a fait sans se faire prier, avec désintéressement et promptitude: je serais bien ingrat si je l'oubliais. Lafitte, le philosophe, m'apparut plein d'un charme quasi rustique. Ce grand vieillard, à l'air ingénu, et toutefois fin, parfois malicieux, parlait d'une voix agréable, et semblait livrer sa pensée sans réserve. Il causait bien, avec un naturel parfait, il était plein d'admirations candides, admirations plus souvent littéraires que philosophiques, et assez incohérentes: il nous fit de Paul Arène un éloge si vif, qu'il n'eût pu en dire davantage pour Dante, Balzac où Shakespeare. Infiniment sensible aux anecdotes provençales de ce bel écrivain, il le connaissait à merveille et nous prenait à témoin en rappelant non seulement des récits mais des phrases... L'Apôtre de l'humanité ne se révélait que par une certaine animosité contre le transformisme et l'évolutionnisme. Il traitait d'interlope le nom de darwinien ou larnarckien, «qui détruisait toute morale, annihilait la noble charte humaine et nous plongeait dans une fange nauséabonde». Quant à Spencer, il le moquait aimablement, il en faisait un élève, qui avait mal tourné, du grand Comte. Celui-ci naturellement, incarnait la suprême sagesse: «Le positivisme resterait la base indestructible de toute philosophie, de toute morale, et ne serait jamais ébranlé». En somme, le gentil vieillard, si souriant, si tolérant d'aspect, promenait une friperie d'idéologue qu'il considérait comme le dernier mot, je ne dis pas de la simple sagesse, mais de la sagesse _expérimentale_. Et ce n'était pas le coup de pouce qu'il donnait à l'expérience, c'était un colossal coup de massue. Le bizarre et biscornu Soury montra une ou deux fois, son masque de philosophe cynique mâtiné de moine défroqué. Sa laideur devait apparaître affreuse aux femmes, mais elle avait de l'attrait pour l'observateur par une intensité sardonique, un peu bourrue, pensive, abstraite, méfiante. Il parlait bien, il ne disait que des choses intéressantes, où le paradoxe dansait la matchiche avec la sagesse. Il affectait alors pour Renan une demi compassion; lorsqu'il le raillait, il nous regardait en dessous, et rattrapait de ci de là une gouaillerie par un éloge en coup de griffe. Il y avait certainement de la jalousie dans son cas, une jalousie inavouée et, du reste, prête aux concessions. Le spiritualisme de Renan semblait l'agacer particulièrement, et il nous fit, un soir, une jolie conférence sur la manière dont le Dieu rénanien pourrait bien «se faire», à la suite des siècles. --Si toutefois nous avons le temps! «Car il y faudrait bien un quatrillion de générations d'hommes sur un milliard de planètes!» Son dada, à l'époque, semblait la dégénérescence de l'humanité--au moins blanche. «Nous sommes tous atteints, déclarait-il... nous avons tous les tares, les tics, qui annoncent les derniers siècles... le moindre d'entre nous compte les arbres ou les réverbères... L'Humanité est dans la marmite: il ne restera d'elle qu'une soupe informe.» Il s'est converti, à la suite de l'affaire Dreyfus, à une sorte de conservatisme assez inattendu, qui a quelques aspects religieux: ainsi se justifient ces plis de son masque qui annonçaient le mystique. Maurice Barrès allait parfois faire ses dévotions à France. A cette époque, plus maigre encore qu'en ses derniers jours, son profil sec et noble, son teint d'olive, ses cheveux plats, étaient caractéristiques. Il avait de beaux yeux brun gris, le regard agréable et assez câlin, le front fuyant. Ce jeune homme fier et condescendant, timide et hardi, craintif et courageux, se dérobait un peu et, tout de même, attaquait--par la plume. L'ambition sourdait de chacun de ses pores. Il voulait s'assurer tout ensemble le vivre, le couvert et la gloire--et, dans ce moment, anxieux, hâtif, il ne chicanait pas trop les moyens, résolu pourtant à ne rien faire de malhonnête. Sa réserve ne savait pas cacher l'opinion orgueilleuse qu'il avait de sa personne, opinion générale chez l'homme de lettres, et que recouvre à peine, chez tels, un léger vernis de fausse modestie. Armé d'un talent sûr, personnel, un peu aride, il plut extraordinairement à la jeunesse. Vigilant, il se rattachait au symbolisme par des liens lâches, faciles à dénouer, et surtout à l'église renanienne où France et Lemaître étaient archevêques alors. Des renaniens, il avait l'attitude, la méthode, la concession facile, le recul aimable, avec des reprises transversales, l'art de garder son opinion sans s'obstiner à battre l'antagoniste. Il ne donnait pas encore cette impression de patriotisme qui fut une des marques de sa carrière et l'une des causes de ses succès. Sa voix caverneuse rendait parfois une note assez aiguë, son accent lorrain avait de la pesanteur, sa démarche pouvait paraître gauche et peu flexible. Il débuta par les _Taches d'Encre_, petit périodique jeunet, par là même prétentieux, où il dévoila quelque arrivisme. Ensuite, s'accrochant à Boulanger, il écrivit cette sorte de manifeste où il annonçait que le «soldat» allait balayer les parlementaires. Il ne savait pas très bien ce qu'il faisait, mais les vieux le savaient-ils mieux que lui? En plein dans la mêlée, dans la publicité, dans le hourvari qui signale un homme à ses contemporains, il gardait pourtant son allure renanienne, il publiait même un petit livre: _Huit jours chez, M. Renan_, délicieux d'ironie bienveillante et de fines remarques. Un _Homme Libre_ suivit, qui fut une des passions de la plus jeune jeunesse--de la jeune jeunesse très férue de littérature. _L'Homme libre_ est-il positivement le livre d'un homme qui cherche à découvrir son moi? Barrés put en avoir l'illusion. En fait c'est un essai captivant, original, riche d'intelligence morcelée, avec de jolis jardins de style, de la fantaisie, de l'esprit, et différent, en somme, de ce que publiaient ses émules. Une élite accueillit le livre avec une ardeur qui allait devenir de l'enthousiasme, puis du Culte. _Sous l'oeil des Barbares_ mit le sceau à cette jeune gloire qui devait connaître peu de défections parmi les amis de la première heure et s'adjoindre successivement des couches nouvelles, pour conquérir enfin une quasi multitude lorsque parut _Colette Baudoche_. En attendant, Barrés connaissait les joies troubles de la députation. Il fut au Palais Bourbon avec le groupe boulangiste, il y combattit obscurément, éteint par le gros tapage des Déroulède et des Laguerre: bien jeune, à peine homme d'action, on peut conjecturer que les lettres surmontaient pour lui la politique. Quoiqu'il ait pu dire aux autres et se dire à lui-même, ses premiers livres trahissent le dédain de l'action, le mépris de la masse, une sorte d'anarchisme intellectuel et moral, dont il serait ridicule de lui faire reproche. L'amour de l'humanité est estimable et je l'ai pour ma part subi ma vie durant; aucune déception n'a su m'ôter un certain instinct fraternel qui me porte aux rêves sociaux. Mais enfin, l'humanité n'est aucunement ragoûtante, elle comporte une majorité de sales animaux, sournois, haineux, cruels, voleurs, à qui seuls le gendarme et la peur du voisin imposent une moralité plate[13]. [Note 13 N'est-ce pas trop se placer au point de vue d'une élite? Que reprocher à de pauvres êtres dont les aïeux rôdaient, il y a si peu de millénaires, dans la Sylve et la Savane? Il faudrait plutôt s'étonner de ce qu'ils ne soient pas plus brutaux, féroces, avides et perfides.] Que Barrés ait préféré l'égotisme, qu'il n'ait pas tellement désiré être sympathique, cela se conçoit; Que, d'ailleurs, il ne soit pas un être d'expansion, cela ne le classe pas autrement parmi les gens de lettres. Le certain, c'est que la littérature primitive de Barrés peut difficilement passer pour une littérature philanthropique, non plus que pour une littérature d'action; c'est l'art délicat, souvent idéologique, avec une jolie pointe de dédain et d'ironie, d'un homme qui se replie sur soi-même ou recherche des admirateurs qui lui ressemblent. L'exquise _Bérénice_, où l'égotisme est encore plus accentué, déjà prépare pourtant la période patriotique. Et Barrés, doublé par sa députation, devient l'homme amoureux de son pays, le nationaliste qui peut s'entendre avec Déroulède. C'est même un bizarre tribun, que certaine foule acclamé, que des admirations populaires accompagnent dans un cortège: --C'est Barrés! «Là... Le grand... qu'il est bien!» La passion des jeunes l'a longtemps suivi, une passion qui s'adresse à la seule littérature, qui est souvent un culte: aucun de mes contemporains n'eut des adorateurs plus convaincus. Ceux qui aiment France, qui l'admirent le plus profondément, n'y mêlent pas ce mysticisme. Il y a, malgré tout, une pointe d'égalité entre France et ses fidèles; ce sont des âmes qui jugent, qui comparent, qui souvent professent; France est un fort en thème, dont le devoir est d'une élégance parfaite, d'une clarté et d une mesure incomparables. Plus frappés par la sûreté du goût que par l'intensité du trait, par l'équilibre de l'ironie que par sa force, ses fidèles applaudissent avec un sourire de béatitude. Mais c'est un sourire. Avec Barrés, ce sont des ivresses, les brusques élans qui font l'enthousiasme, les arrêts hypnotiques qui marquent l'extase. Les disciples de Barrés, s'ils le rencontrent, sont sidérés, ils ont des frissons d'amour et de dévotion; ceux de France ne connaissent rien de tel, et beaucoup qui l'admirent à fond ne s'intéressent aucunement à sa personne. Je crois pourtant que France a un avantage sur Barrés--l'agrément. Dès qu'il ne passionne pas, Barrés est un article d'anthologie, de chrestomathie: il est bon à lire par pages, ainsi que Chateaubriand; il lasse un peu par chapitres; au rebours, il y a chez France un charme continu, et si la page séduit, le livre intéresse, à condition pourtant que ce soit _M. Bergeret_, ou _Les Dieux ont soif_, ou _Le Lys rouget_ ou _Thaïs_, ou _Le Crime de Sylvestre Bonnard_, car France a aussi écrit quelques livres d'essais, de fragments qui, lus d'affilée, sont assez ennuyeux[14]. [Note 14: Barrès ne sait pas _raconter_, et dans le seul livre qui est presque un récit, _Colette Baudoche_, il apparaît très inférieur à lui-même.] La patrie fut sa grande passion, c'est par elle, bien moins que par la politique, qu'il faut expliquer l'évasion de Barrés hors de l'égotisme. C'est elle qui lui fit aimer non seulement la France d'aujourd'hui mais celle d'hier, elle qui lui donnait le respect de la tradition et des anciennes croyances, elle qui lui communiquait un enthousiasme qui dépassait sa nature... Lorsqu'il échappe à l'ivresse patriotique, c'est un homme amer et désenchanté. Ses amis ne semblent pas avoir été très intimes: Amould Galopin rapporte de lui ces propos si caractéristiques: «Un de mes grands plaisirs d'esprit, c'était encore d'aller chez Camille Pelletan que je n'ai jamais cessé d'aimer tel que je le vis, à cette lointaine époque de ma dix-neuvième année. Je ne l'ai plus revu, en somme, et, pourtant, nous avons été collègues à la Chambre; c'est même l'orateur du Parlement que je préfère. Cela vous étonne? Oui, il a la force de Rouvier, le chant d'Albert de Mun, mais il a aussi la fantaisie, l'abondance pittoresque, la couleur, la vie, la puissance de passionner les questions les plus abstraites, et c'est le Pelletan des bons jours. Je l'écoutais à la tribune; nous ne nous parlions guère. Ah! la politique! Nous reverrons-nous jamais? C'est peu probable... il y a les passions! Au fond, avec un Pelletan, je m'entendrais parfaitement: grande culture, goût et science de l'histoire, curiosité universelle, amour des voyages. Il m'instruirait, je le feuilletterais. Mais voilà, je m'entends ainsi avec des gens de qui tout me sépare. Il faut choisir. Le hasard, les circonstances, la sotte logique décident de certains choix. C'est dommage, d'autant que ce Pelletan, je me le rappelle comme un patriote. Tenez, on meurt avec une amitié secrète pour ses adversaires, plutôt que pour ses amis affichés.» Quelle; lueur ce passage jette sur la tristesse de la vie politique de Barrés, et qui pourtant n'a jamais pu le détacher du vortex parlementaire. Il recherchait les motifs d'émotion et d'enthousiasme il eût voulu se griser d'art, de vie, et il n'y réussit pas. On devine une amertume invincible, un désenchantement venu dès la jeunesse, une mélancolie fondamentale comme la mélancolie de Chateaubriand. Cependant, il se montrait souvent gai avec ses intimes, presque gamin, mais cela ne signifie pas grand'chose: je connais bien cet état d'esprit, qui est le mien, et qui peut se concilier avec la plus profonde tristesse, avec les pires désolations... Son aspect laissait deviner l'homme. De haute stature, il donnait une impression de faiblesse, et, jeune encore, il avait le visage inquiet, las, d'un homme mûr à qui l'expérience est un fardeau... Pas méchant, pas injuste, aucunement cruel, loyal, plutôt secourable: quand on le connaissait bien, on devait l'estimer et l'aimer. V CHEZ LA COMTESSE DIANE La comtesse Diane tenait un salon rue d'Amsterdam. Cette vieille dame, les yeux pareils à de petites mares vertes, le teint peau de chamois, avec des îlots de poudre, de bleu et de rouge, le cou basané, une chevelure brunâtre, qui était peut-être une perruque, portait des vêtements qui semblaient faits avec des sacs de bonbons. La comtesse avait une voix d'homme et n'y voyait guère: elle s'obstinait, je pense, à ne pas admettre de femme de chambre à sa toilette, qu'elle traitait d'une main tremblotante et qui transformait, les soirs de gala, son visage en une face de sorcier pawnie. La maison était «bric à brac» ainsi que la vaisselle, la comtesse s'estimant bibelotière: comme, elle avait le goût à rebours, elle obtenait des désharmonies incomparables. Spirituelle et logique, elle savait observer. Il y a de bonnes pensées dans ses petits livres, et qui eussent été meilleures si elle avait été plus sévère, car elle était capable de contrôle. Mais son esprit se perdait alors qu'il s'agissait d'elle-même; elle ne voyait pas sa vieillesse, elle adorait parler d'amour et faire allusion aux folies des hommes qui lui avaient fait la cour. C'est, je pense, ce qui donna l'idée à un fumiste secret, un fumiste pour soi-même, de lui faire une farce. Cela commença par des billets bien tournés, que la vieille dame n'accueillait pas sans un petit éclair de méfiance. Puis vinrent des fleurs, quelques bibelots, et une littérature toujours plus incandescente. L'émotion de Diane montait, s'enflait. Elle montrait les fleurs, les bibelots, les billets; elle exclamait avec délice, et d'un air presque pudique: «A mon âge!» Le comble, ce fut une boîte de caramels dont chacun était accompagné d'un petit imprimé à l'ancienne mode. _Mais ces imprimés étaient des pensées de la comtesse..._ Comment douter encore? Ce fut un doux délire. Le soîr, les invités se repassaient ces documents d'un amour ainsi authentique; un vaste rire s'étouffait dans les poitrines... Comme je l'ai dit, jamais le mystificateur ne se révéla, et l'un des intimes de la comtesse, qui avait passé en revue fleurs, bibelots, caramels, imprimés, croyait que la fumisterie avait coûté au moins cent louis[15]. [Note 15: Elle aurait coûté 10.000 francs de nos jours.] La comtesse recevait avec acharnement, elle attirait vaille que vaille toutes espèces de littérateurs, d'hommes politiques, d'artistes, et ne regardait guère à la valeur de la marchandise. Elle obtenait ainsi dès cohues à ses thés et à ses réceptions du soir. Parfois Oppert survenait, presque aveugle à force de myopie, tout reluisant d'une huile humaine que ses pores produisaient en abondance: il se penchait sur des petits fours arides, jusqu'à les toucher du nez... Ces réunions disparates étaient amusantes; on y discutait vaillamment, oh y pêchait les nouvelles du Parlement et du boulevard. L'hôtesse aimait la foule, elle se montrait gentille, elle avait du trait et du discernement, elle tenait aussi à ce que ceux qui dînaient--une élite triée au blutoir--n'omissent pas de lui envoyer le sac, les fleurs ou le bibelot du bout de l'an. A la première réception de janvier, sur un meuble bizarre, qui ressemblait à une charrette des quatre saisons, s'étalaient les cadeaux exhibés comme des cadeaux de mariée. Cet étalage sommait les négligents de réparer l'omission, s'ils trouvaient un artifice et en tout cas, de ne pas retomber en faute au prochain anniversaire. On entend bien que les dîners de la comtesse étaient assez médiocres. Moins toutefois que ses thés. Parfois, des amis de province ou des voyageurs envoyaient du gibier: quand c'étaient des faisans, la comtesse n'oubliait pas de les faire servir avec la tête emphrénée, les ailes et la queue[16]... Aux jours de gala, lorsque venait l'hôte de marque, la comtesse offrait du vieux Chypre. Ce vin était la terreur des habitués. On l'apportait en grande solennité; la comtesse exclamait: --Du Chypre de 1829, messieurs! [Note 16: Dans ses _Images du jour et de la Nuit_, Geffroy écrit: «De voir apparaître un animal entier, dressé sur un plat, il naît souvent en nous une répulsion et une protestation. Les oiseaux avec leurs pattes, leurs plumes disposées en éventail, les têtes des petit» veaux telles qu'elles sont servies en province, la cervelle visible et offerte par le crâne trépané, les lièvres, les lapins, vraiment, ces aspects d'êtres qui ont vécu sont faits pour remplir de mélancolie les dîneurs les plus affamés... La dîner devient un festin de carnivores où l'on se partage des cadavres.»] Les familiers tentaient d'éviter le coup, mais la comtesse était prodigue de ce vin: il ne fallait pas en laisser une goutte dans son verre; la voix mâle de l'hôtesse vous rappelait à l'ordre. De vrai, le Chypre 1829 évoquait les purgatifs amers, surtout l'aloès. L'alcool étant presque évaporé, il restait une odeur de résine, avec des indices de «bouquet». La table voyait des «huiles» en abondance, avec des princes des lettres ou des arts. Je ne parlerai que de ceux qui m'ont laissé un souvenir assez précis, Sully Prudhomme, Loti, Deschanel, Vandal, Hélène Vacaresco, Boisjolin, Oppert. Sully Prudhomme montrait les traces des belles lignes que les Parnassiens accordaient à son visage, au temps de la jeunesse. Il vous parlait près du nez et tenait à s'expliquer avec exactitude. Plus philosophe que poète, il exposait ses opinions avec toutes les nuances et toutes les réserves imaginables. S'il était causeur, je ne m'en suis pas aperçu, mais il pratiquait la parole ailée. J'ai la souvenance exacte d'un soir où il s'expliqua sur l'occultisme. On avait dit, à propos d'une interview, qu'il y croyait. Il répétait avec une sorte d'irritation courtoise: --Il est impossible... impossible de faire entrer une idée nette dans n'importe quelle tête... _Tout_ est _toujours_ interprété de travers. Je n'ai pas dit que je croyais aux sciences occultes, je ne l'ai dit en aucune manière... et je ne l'ai pas davantage donné à entendre. J'ai dit qu'il fallait attendre, qu'il convenait d'accorder du temps et de l'attention à ces sciences... Qu'il était loyal de les examiner... de les vérifier... Je le dis encore. La négation _a priori_ est une sottise. --Mais avez-vous quelque tendance à y croire? --Je ne sais pas... je ne puis pas le savoir. Une tendance en ces matières n'a point de sens pour le philosophe ni pour le savant. C'est comme si vous demandiez si j'ai une tendance à croire qu'il existe, dans les profondeurs abyssales, un poisson aussi grand qu'un cachalot... A quoi rimerait ma tendance? En résumé, je fais crédit aux occultistes... ni plus, ni moins... On disait que Sully Prudhomme avait vivement, encore que platoniquement, courtisé la comtesse, et on savait--moi je ne le sais que par ricochet--que la comtesse et le poète dînaient encore parfois en tête à tête pour s'entretenir du passé. Loti, prince des Errants, était un ami de la maison. De lui aussi, quelques langues fumées dénonçaient de chastes amours avec l'hôtesse. Assurément, elle parlait de lui avec prédilection et un peu de mystère. A de longs intervalles, il s'asseyait à la table de la rue d'Amsterdam, et ce jour-là, on mettait les petits gobelets dans les grands, les gobelets d'argent, disparates comme les couverts, comme les assiettes: le disparate était un chic de la maison. Loti arrivait fardé, sur de hauts talons, l'air vague et fort timide, et à table, au salon, il ne proférait beaucoup de syllabes. Ni beau, ni laid, des yeux captivants, le visage maigre: sa personnalité était dans le regard, un regard qui (illusion?) reflétait l'instinct du périple et la perpétuelle horreur de l'Inévitable. J'aimais Loti, j'aime ses livres, dont je ne nie pas les défauts; je sens vivement la mélancolie qu'il mena à travers le monde, je suis ému par l'intensité de vie qu'il mêlait à la misère de concevoir, à toute minute, que chaque palpitation est une petite étape vers la mort... Est-il le meilleur des paysagistes? Je l'ignore. Il est celui qui m'entraîne le mieux dans son sillage et m'évoque les images les plus précises; je ne lui reproche qu'un peu de monotonie... encore ne suis-je pas sûr de mon reproche. Sa monotonie est évocatrice, elle procède par des répétitions qui sont peut-être des éléments indispensables de son art. De tous les écrivains qui pensent peu, c'est celui qui me fait le plus penser... et persuadé que nous n'eussions guère pu vivre ensemble, j'ai pourtant vers lui un grand élan fraternel. Chez la comtesse, il occupait la place d'honneur. Il était le Grand Hôte, un peu hiératique, auquel on rendait un culte de Dulie. Les yeux perdus dans le brouillard, taciturne, peu mobile, bouddhique en quelque sorte, il était aussi loin de nous que si un navire l'eût emporté vers les côtes aromatiques. La causerie flottait autour de lui et lorsqu'on l'interrogeait, il répondait d'une voix perdue, il semblait presque un automate. L'idée me vint, à l'issue d'un dîner, de lui faire un petit speech où je disais les émotions profondes qui se dégagent de son oeuvre. Il écoutait, sidéré, pris par surprise, baissant tantôt la tête et tantôt la relevant à grand effort. Et quand j'eus terminé, il demeura un moment silencieux, crispé et presque douloureux, puis il bégaya d'un ton plaintif: --Mais est-ce vrai? Est-ce bien cela que vous pensez? Alors, oh! comme c'est plus, beaucoup plus que je ne mérite!... Vandal était fort maigre, chétif d'aspect, et semblait plus haut de taille qu'il ne l'était véritablement. Sa moustache galamment frisée ne relevait en rien la blafardise et la lassitude poussiéreuse de son visage. A la fois fin et exténué, sa voix n'annonçait pas une longue vie. Cet homme allongé tenait des propos sans éclats, où fleurissait par intervalles une petite corolle d'intelligence, où des nuances laissaient entrevoir plus qu'il ne disait. Il avalait avec une égale résignation les vieilles anecdotes râpées et le Chypre 1829; parfois, enfoui dans un des fauteuils baroques de la comtesse, il nous laissait entrevoir des idées sur la politique d'hier et d'aujourd'hui, sur l'Académie, où il m'incitait obligeamment à poser ma candidature. Je croyais que c'était politesse pure, mais la comtesse et Georges Lecomte m'ont dit qu'il parlait selon son coeur. Je m'en étonne encore; je vois mal en quoi mes oeuvres ont pu lui plaire: peut-être les ignorait-il et s'en remettait-il aux rapports de mes amis? Il est mort de bonne heure, discrètement, en homme du monde. Et je n'en entends plus jamais parler, encore qu'on réimprime ses livres. C'est chez la comtesse que j'ai passé pour la première fois une soirée entière avec Paul Deschanel; depuis, nous nous rencontrâmes épisodiquement, un peu partout. A la Chambre, on lui octroyait une suprême élégance. Il n'allait pas aussi haut. Bien vêtu par les soins de coupeurs experts, il avait le bon goût de n'admettre aucune extravagance: pour un Président du Parlement, c'est mieux que de jouer aux Brummel. L'homme était presque aussi bref de stature que Pierre Loti, avec un visage d'héritier présomptif comme eût dit Daudet, un visage d'ailleurs affable, où se retrouvait l'ascendance wallonne et ce je ne sais quoi dans le teint et les yeux que j'ai rencontré, dans mon adolescence et ma jeunesse, chez des personnes qui atteignirent un grand âge. C'est, je pense, la vie présidentielle qui eut prématurément raison des forces de Deschanel. Ce contact perpétuel dans des enceintes closes, avec un public nombreux, et dans une position incommode, dut lui taper sur la gorge, la poitrine, et sur les artères. Hygiéniquement, mieux vaut encore l'existence d'un cheval de manège. En ce temps, Paul Deschanel se répandait en plaintes édulcorées sur un Parlement qui rejetait trop d'hommes supérieurs. Je ne sais plus qui lui répondit que la France avait soupé des élites, qu'elles fussent des princes de l'éloquence, de la diplomatie ou de l'action. Le plus fort de tous nous a été plus néfaste que mille invasions de choléras... Dans une démocratie, le _caractère_ de la nation est l'élément décisif. Lorsque ce caractère est ferme, précis, lucide, on peut faire de bon travail avec des politiciens médiocres; lorsque ce caractère est fluctuant, indécis, chimérique ou nonchalant, les meilleurs chefs n'aboutissent à rien. Deschanel en convint avec un long soupir, où il y avait de la résignation... Il rêvait encore ministères, et surtout Présidence du Conseil. Par degrés, il se spécialisa dans la Présidence du Parlement. Il fit bien: pour la lutte, il lui manquait l'esprit de bousculade, la ténacité, l'art d'hypnotiser ou de dompter le troupeau. C'était une faible créature sans grand prestige, un peu pilote, d'une éloquence assez froide, qui ne pouvait tenir devant des lurons résolus. Il exerça sa fonction présidentielle avec souplesse, une autorité douce, un tact sûr; sa mentalité se cristallisa dans son fauteuil. Par définition, il devait être un parfait président de République: s'il y faillit, ce n'est point qu'il fût au-dessous, ou au-dessus de sa tâche, c'est très simplement parce que la machine se disloqua. Son mal lui aurait rendu la fonction de droguiste ou d'arpenteur tout aussi impraticable que la fonction spéciale qui lui était dévolue.[17] [Note 17: Nous reparlerons ultérieurement de M. Paul Deschanel.] Chez la comtesse, chez Mmes Acollas et Allouard-Jouan, on rencontrait un vieux monsieur délicieux qui se nommait M. de Boisjolin. Il se faisait remarquer par un bizarre gilet de flanelle blanche, ou plutôt jaunâtre, aux revers démesurés. Son petit visage portait une barbe de chiendent et se continuait par un beau front planté de cheveux gris, où le sel dominait le poivre. Boisjolin jouissait d'une menue voix claire et d'une diction agréable. Causeur adonné aux idées générales, il donnait à ces idées une saveur concrète et très fine. Un poète de fonctionnaire le mettait à l'abri des intempéries. Il parlait de toute chose avec un bonheur égal, pourvu d'un nombre prodigieux de notions qui s'ornaient chez lui de séduction personnelle. Quoiqu'il sût raisonner, il ne s'attardait jamais en controverse. Il affirmait, avec une douceur assez péremptoire, ne défendait guère son point de vue et en changeait avec aisance. En fait, il ne semblait avoir aucune idée durable, ne pensait que pour l'agrément, et trouvait que toute opinion peut avoir un charme qu'il ne s'agit que de faire valoir. Abrité par un égoïsme délicat et une politesse réticente, il demeurait fidèle à quelques maisons, où son intimité ne décroissait point: jusqu'à la fin, il fréquenta assidûment chez les Acollas et, je crois, chez Mme Allouard. Il fut un temps où je le rencontrais pour le moins une fois par semaine, sans jamais me fatiguer de ses propos qui, en somme, étaient des colliers de paradoxes. Chétif de corps, craintif d'âme, quand vous le rencontriez dans la rue, il ne vous reconnaissait, ne vous voyait point, même lorsque son regard venait dans votre azimut. Pouvait-on positivement être son ami, échanger avec lui ces paroles intimes qui soudent les destins? J'en doute. Il était dans son îlot, il vous parlait par-dessus la vague, plus seul encore que nous tous. Un parfum des âges abolis s'exhalait de ses manières et de sa personne; il appartenait à d'autres époques, et surtout au XVIIIe siècle. Jamais je ne lui entendis tenir un de ces propos qui peuvent offenser le prochain; et lorsqu'il critiquait un absent, c'était en termes mesurés, un peu froids, qui n'allaient point jusqu'au blâme, ni à l'indignation, ni à aucune sorte de véhémence. De tous les hommes que j'ai connus, c'est celui qui réalisait le mieux un type d'être abstrait, détaché des contingences sentimentales. Il avait sans doute des haines, mais qui devaient être bien faibles, puisque, au cours des soirées si nombreuses, où il causait abondamment, je ne lui ai pas une seule fois entendu exprimer la moindre rancune, tandis que l'indifférent France, du moins avait-il quelques rages voltairiennes, pareilles à la rage contre l'Infâme... Boisjolin a passé sur l'écran, rien que sur l'écran, si bien que je le vois comme un personnage à qui manquerait à peu près une troisième dimension, c'est une gravure, une silhouette, une ombre. Le vieil Oppert frappait d'abord par une myopie extrême. Il avançait dans le vague un visage busqué, une bouche dure et, Israélite, décelait pourtant quelque chose de germanique dans les traits et dans l'allure. L'accent d'Outre-Rhin demeurait, un accent guttural et agressif, qui martelait ce que l'homme avait d'opiniâtre, de disputeur et de mal adapté. Je suppose qu'il aimait la France, mais avec férocité, car je l'entendis rarement dire quelque bien de sa patrie d'adoption. Au rebours, il vantait avec véhémence l'Allemagne ou l'Angleterre, non pas en les comparant directement à la France, ou en leur distribuant des éloges globaux, mais en mettant constamment en relief leur supériorité scientifique, politique, industrielle, historique... Je me souviens de sa face d'ogre, un soir qu'il expliquait comment avait fini la guerre de Cent Ans. Avec un rire rauque, il criait voluptueusement: --Chamais la France n'aurait expulsé les Anglais! chamais... chamais! Les h'Anglais étaient plus forts, plus énergiques, mieux h'organisés... C'est h'uniquement parce qu'ils avaient des guerres h'intestines... parce qu'ils se détruisaient entre eux... Alors les Français ont gagné deux petites batailles... deux petits combats... à Formigny et à Castillon... C'est la fin de la guerre de Cent Ans... Ah! ah! Pourri d'honneurs, pourvu d'une chaire brillante, favorisé en toute circonstance, il grognait formidablement, accusait le ciel et la terre d'injustice envers le Grand Oppert, et d'une âpre mâchoire, il saisissait ses émules, enfonçait une dent vorace dans leur chair et les déchiquetait. VI CHEZ M. ET Mme DELZANT Chez M. et Mme Delzant, l'atmosphère était familiale. Mme Delzant, née de Caritan, figure d'aristocratie méridionale à la fois du XVIIe et du XVIIIe siècles, telle qu'on en dut voir beaucoup en Gascogne, en Guyenne où dans le Comté de Foix, avait le visage couleur de cire, un peu translucide, les yeux grands, intelligents, accueillants, les cheveux épais, neigeux avant l'âge, la stature brève, un nez noble, asses volumineux, des mains d'une merveilleuse finesse, petites mains tendrement vivantes et très expressives. Sa culture s'avérait nombreuse, éparse, avec le goût de la religion, goût qui pouvait se porter de Port Royal au protestantisme, encore qu'elle fût une catholique fidèle. Ses enthousiasmes hasardeux, son esprit à exclamations, son ardeur de mésange qui saute de rameau en rameau, la portaient à une perpétuelle aventure morale et lui faisaient découvrir toute une vie dans une phrase ou dans une confidence: le merveilleux animait les événements les plus plats de son existence. Elle pensait, et souvent, peut-être beaucoup, mais avec un peu de désordre, enthousiasmée au hasard, ou suivant docilement l'enthousiasme d'un interlocuteur. Certains soirs, où Louis Le Cardonnel lisait quelque page, elle exclamait ainsi qu'une fauvette pépie, elle levait ses grands yeux noirs avec une manière d'extase. Un coeur d'or, l'amour profond de la charité, riche d'une inépuisable sympathie, toujours prête à aider les infortunes, elle se vêtait de petites robes de laine noire pour avoir plus d'argent à consacrer aux pauvres. C'était enfin une créature délicieuse de bonté et d'élan, émue du grand désir que toutes choses fussent excellentes, belles, poétiques, religieuses, admirables. Si l'on avait trop d'ordre dans les idées, il fallait renoncer à traiter un sujet avec elle, mais si l'on suivait le versant, au gré de la rivière, les propos de Mme Delzant se révélaient pleins de charme, fort instructifs, parfois émouvants. Pour prendre le meilleur d'elle, il était nécessaire de s'en tenir au sentiment et au devoir. Alors, on trouvait une âme que rien ne pouvait défraîchir et aussi une méthode, méthode de travail, de charité, de prière, qui unissait délicatement l'existence contemporaine à l'existence du passé. Elle fut une mère incomparable: Alidor Delzant pouvait se reposer sur elle comme sur lui-même, se confier entièrement à sa fidélité, à sa véracité, à sa patience chrétienne, à cette douce illusion grâce à laquelle lui-même devenait pour cette femme un être exceptionnel, et qu'elle eût aimé jusqu'au dernier jour d'un long périple... Hélas! elle devait mourir jeune, et peut-être de sa bonté. Fort arthritique elle eut une phlébite qu'on soigna d'abord assez mal, et qu'ensuite on ne surveilla pas assez. Encore souffrante, elle apprit qu'un poète de ses amis, Emile Trolliet, venait de mourir. Mme Delzant voulut prier à son chevet. Elle prit une voiture, se rendit chez le poète, gravit quelques marches, s'agenouilla devant le lit du mort. Puis elle se traîna dans le fiacre qui l'avait amenée. A la maison, la phlébite s'aggrava, la sinistre embolie détruisit cette femme charmante. On dit qu'elle mourut avec toute la bravoure d'une foi parfaite, affirmant à l'heure suprême: --Ah! je sais... je sais... je suis sûre que l'autre monde existe!... Homme du Nord, de haute stature, Alidor Delzant était volumineux, avec yeux bleus fort convexes, sous le front vaste. La tête pouvait, ce semble, loger cinq livres de cerveau. Delzant avait une nature instable que sollicitaient des goûts variés. Quelque chose de vague vous frappait dans sa personne physique et psychique. Il flottait un peu sur la vie, il ne savait où ancrer son bateau, et dans la causerie, il procédait par irruptions brusques qui, le plus souvent, s'achoppa Hésitant entre la croyance et l'irréligion, il entendait toutefois mourir avec les sacrements et être enterré par l'Eglise. On lui doit quelques essais, entr'autres celui sur Saint-Victor, celui sur les Goncourt, qui, à tout le moins, peuvent servir aux érudits; et qui renferment des analyses délicates. Sa passion fondamentale était celle du collectionneur: livres, tableaux, bibelots. Aussi avait-il une fort belle bibliothèque, nombre de tableaux et de dessins. Moins intime que sa compagne, il se faisait peu d'amis au sens exact, il vivait en marge des êtres, mais c'était un homme de relations cordiales, sûres, et durables. Ceux qui fréquentaient sa maison y revenaient non seulement pour Mme Delzant mais pour lui aussi, qui était de bon accueil. La mort de sa femme fut un drame horrible, dont il ne se consolait point: au reste, il lui survécut peu, emporté tragiquement par un accident de voiture. J'ai passé chez les Delzant des soirées qui sont encore parmi les meilleures de mon périple littéraire. D'habitude, la réception était simple, dans une salle à manger qui ne comportait pas beaucoup de convives, et le repas, familial, appétissant, souvent avivé de mets, de conserves, de fruits, venus de là-bas, de Paraya par Astaffort, dans le Lot-et-Garonne où les Delzant avaient une propriété. Entr'autres «spécialités» on y mangeait de magnifiques pruneaux, à la chair tendre, riche d'arômes. Les soirs de luxe, en l'honneur de quelque convive rare ou qui venait de loin, il y avait un déploiement plus somptueux de victuailles et d'entremets, mais non plus savoureux qu'à l'ordinaire. Comme on dînait chaque lundi, malgré les proportions modestes de la salle à manger, les Delzant voyaient beaucoup de monde. L'hôtesse la plus familière était sans doute Mme Thérèse Blanc née de Salms (en littérature Th. Bentzon). Elle avait jadis poussé aux fiançailles d'Alidor et de Gabrielle, ardente à vouloir le mariage, et restait une amie intime de la maison. Depuis la mort d'une certaine Marie de Vos, elle n'avait plus de rivale, je crois, dans le coeur amical de Mme Delzant. C'était en ce temps une vieille dame aux joues molles, aux yeux éteints et aux gestes pauvres. Lente et réfléchie, elle avait un air de bienveillance qui correspondait à une bonté authentique et elle causait avec quelque circonspection, mais on la devinait bien faite pour l'intimité, la confiance et la fidélité. Mme Blanc avait beaucoup pérégriné, en France et ailleurs; il suffisait de l'interroger pour avoir des vues soudaines sur des terres et des êtres inconnus. Elle figurait dans ce foyer une vieille fée aimable et douce, quoique sans grâce; elle y apportait une atmosphère paisible, je ne sais quel rythme qui promettait la durée. Son influence bienfaisante ne sut pas préserver ses hôtes du malheur, si c'est un malheur de périr avant la vieillesse. En littérature, Mme Th. Bentzon se montra plutôt médiocre, encore qu'elle eût des qualités de délicatesse et de bon sens; ce fut un de ces rongeurs qui grignotent la _Revue des Deux-Mondes_: elle y publia, avec abondance, des romans et des traductions. À la table des Delzant s'asseyait volontiers le peintre Henner, vieil homme au visage râpeux, de couleur plâtreuse, qui semblait sali par la fumée et la poussière. Il avait des yeux clairs encore vifs, un accent rude et une parfaite inélégance. Je garde le souvenir d'un personnage grognon, presque bourru, avec du sarcasme dans l'âme et la voix. Il mangeait fortement, voire goulûment, étant de tempérament vorace: on dit qu'il ne faisait de vrai repas que celui du soir, pour être plus entièrement à son travail, ce travail qui ne produisait, depuis bien longtemps, que les mêmes chairs argentées et les mêmes personnages mythiques. La nature lui avait dispensé un corps solide, qui résista jusqu'à soixante-seize ans. Je crois que son système contribua à user plus vite la machine. Henner imaginait qu'une extrême sobriété durant le jour justifiait la voracité du soir: il eût mieux valu prendre deux repas légers, composés de mets faciles à digérer, et un repas modeste le soir. Le lourd engloutissement vespéral l'intoxiquait. Je retrouvais Burty chez Delzant, où il était plus à l'aise que chez Goncourt: il parlait avec prédilection de préhistoire, d'hommes sauvages, de faunes lointaines. Je fus voir ses collections dont je n'ai pas assez goûté le charme, car il discourait sans relâche, il lançait trop d'idées amusantes sur les temps et les hommes. Ces collections acquises à peu de frais--Burty n'était pas opulent et craignait une vieillesse difficile--ces collections eurent un merveilleux succès lorsqu'on les vendit après sa mort: il était plus riche que, sans doute, il ne le soupçonnait. La dernière fois que nous le vîmes à table, la conversation fut lamentable. Nous agitions des idées générales et Burty faisait un effort effrayant pour donner son opinion. Il essaya six ou sept fois, proférant des mots tronqués ou déformés, des syllabes soulignées de gestes ou d'un regard plus douloureux d'être intelligent, et il donnait l'impression d'un homme qui se savait condamné. Il ne survécut pas longtemps à cette soirée: on m'a dit qu'il se vit mourir. On voyait assez fréquemment le poète Le Cardonnel, homme de stature brève, assez trapu, la voix grave, où passaient ces accents qui, de Barbey, s'étaient directement ou indirectement transmis à Bloy, à Villiers, à Guiches... L'homme était doux, enthousiaste et mystique. Il aimait l'admiration pour elle-même et cherchait à la rendre contagieuse. Quand il le pouvait, il citait des vers, des phrases, il dénichait un livre et en lisait des passages en s'interrompant dune exclamation ou d'une interrogation ravies. Enclin aux associations d'idées propres aux mystiques, il raisonnait comme une tomate, mais il était riche d'images et attrayant de bonne volonté. Il s'est fait moine, sans abandonner la poésie. Vanor aussi se proclamait religieux. Je l'ai connu long et ficelle, au temps de _La Revue Indépendante_, alors qu'il confessait d'incohérentes croyances symbolistes et qu'il publiait les produits d'une imagination pondérée qui s'éreinte à faire de l'extravagant. Il devint rapidement gras et gros, trop gras et trop gros, malgré la fréquentation assidue des salles d'armes. Sa littérature prit peu d'élan, faite de fragments, de chroniques ou d'essais. Il avait de l'esprit et de l'humour, il faisait des conférences agréables encore qu'insignifiantes. Dans la causerie, il procédait par petites touches et spumait. Flegmatique d'aspect, de gestes et de paroles, il avait donné quelque ampleur à ses muscles, par l'exercice, et maniait bien l'épée, ce qui ne lui fut pas inutile. J'ai raconté ailleurs son altercation et son duel avec Mendès. Il planta, son épée dans le ventre de l'adversaire, et voici à peù près comme il contait l'affaire: --Je n'avais aucuns envie de lui faire du mal, malgré la méchante querelle qu'il m'avait cherchée... Une piqûre au bras ou à la main aurait comblé mes voeux... je ne suis pas un homme vindicatif et moins, encore sanguinaire. Mais je vois un Mendès qui fonce sur moi comme un Zoulou, le visage furibond, les yeux hors de la tête. Je me dis: «Voilà un particulier qui veut ta mort! ouvre l'oeil!» J'ai joué avec attention, paré au bon moment, et planté mon aiguille dans son ventre... Heureusement, il avait un bon paquet de lard, qui la tiré d'affaire! Vanor dut songer à conquérir la main de Geneviève Delzant, mais il n'eut pas même le temps de s'assurer s'il avait des chances... Il grossissait interminablement, ses artères s'encrassaient et l'indolence des hommes gras l'induisit à abandonner les sports. Un jour, il passa par je ne sais quelle salle d'escrime, se laissa tenter et fit un assaut. Le coeur eut une défaillance, Vanor s'affaissa et ne tarda pas à disparaître. Un soir, après _le Pèlerin Passionné_, surgirent Moréas et Morice. Le banquet tumultueux du _Pèlerin_, suivi de controverses ardentes, donnait à Pappadiamantopoulos le premier rang dans _l'active_ de la poésie, Mallarmé et Verlaine étant dans la réserve où la territoriale. Nous discutâmes fort ce soir-là, et le plus vainement du monde. Tous trois, Morice, Moréas et moi fûmes ineptes, comme on l'est fatalement dans les controverses littéraires prolongées, et peut-être fus-je le plus inepte des trois, parce que le plus acharné. Ce n'est, au reste, pas chez les Delzant que je connus ni même que je fréquentai Moréas, c'est dans la rue. Il fut un temps où, suivant les mêmes routes, de Montrouge au Boul'Miche, nous nous rencontrions fréquemment et pérambulions, de la rue Gay Lussac à Plaisance. Je revois des Moréas successifs. Un Moréas livide, à Montmartre, avec une moustache de cirage--à l'époque, je pense, où l'avarie était en sa force; un Moréas grisonnant, assez basané, le nez copieux et agressif; un Moréas à la tête et à la moustache blanches, puis un Moréas dont la moustache était redevenue noire, si bien qu'il disait à un camarade. --Nous devenons vieux... nous noircissons! La taille de Moréas dépassait la moyenne; il avait les yeux fort noirs, rapprochés, des yeux de jettatore, le regard assez désagréable, assez vide aussi, d'épais sourcils, une épaisse moustache, qu'il lissait en maniaque. Une rude chevelure, et portait le monocle avec outrecuidance. Cet homme du soleil ne m'a jamais paru mériter l'appellation de «beau Moréas». Sa beauté ne lui inspirait aucun doute; il disait couramment: «Je suis bo... le poètte doit être bo...» Géante et candide, sa vanité était presque une vanité de nègre. Tout ce qu'il faisait lui semblait, dans le moment, admirable. Et, lorsqu'il changeait de doctrine, il dédaignait naïvement ceux qui conservaient des opinions que, naguère, il tenait pour parfaites... Sa parole, qui allait par saccades, gardait un solide fond d'accent, qui devenait plus solide quand il déclamait des vers. Sa tenue, parfois élégante, était souvent négligée. Friand de causeries, il tenait des propos dogmatiques, pas plus bêtes que d'autres, jamais supérieurs. Ce garçon limité étudiait son métier avec persévérance et paresse. Sa vie authentique se passait au café, où il avait imposé le gros de son renom par le mépris qu'il témoignait aux adversaires et par la puissance de la répétition. Il célébrait son génie avec une foi touchante et savait répandre la déconsidération sur ceux qui lui déplaisaient. En revanche, il aimait noblement l'art et cette noblesse était plus frappante dans les milieux tabagiques où il confessait sa foi. Le mot imbécile qu'il prononçait assez comiquement, avec une nasale imparfaite, qualifiait les contradicteurs, auxquels il accolait aussi des épithètes scatologiques. L'ouïe dure, il manoeuvrait, au cours de nos promenades, de manière à m'offrir sa meilleure conque, la droite; j'eusse voulu, de mon côté, lui offrir cette oreille-là, étant comme lui de tympan épais et plus attaqué à gauche. Grâce à sa voix stridente et à son accentuation nette, je l'ai toujours bien entendu, même lorsqu'il baissait le ton. C'était un solide fantassin; ses courses à pied ont un peu combattu l'effet néfaste de la tabagie. Il retournait chez lui en pleine nuit et ne fut jamais attaqué par les rôdeurs. Il n'y a pas d'Apaches, répétait-il, puisque je n'en ai jamais vu. Il y a des gens si couards qu'ils trouveraient moyen de se faire assassiner dans une île déserte! Il n'y avait, au fond, aucun grand poète du XIXe siècle qui trouvât grâce devant lui, pas même Baudelaire ni Verlaine. Selon son caprice, il appelait Hugo un imbécile, ou affirmait: «Il y a en lui quelque chose qui dégoûte», ou encore disait, d'un chef-d'oeuvre: «C'est rien du tout!» Son dédain pouvait affecter ensemble les formes les plus hautaines ou les plus brutales, de la distinction ou une sorte de crapulerie à l'orientale. On sait, qu'au demeurant, il lui arriva de trouver des définitions admirables, ou des jugements très spirituels. Il disait de Flaubert; «Sa perfection est celle de l'eau stérilisée»; de Gide: «Un bonze qui cherche ses puces; je n'y verrais rien à redire: par malheur, il les donne à manger aux autres»; d'Hervieu: «C'est l'Oedipe de l'École du soir;» de Leconte de Lisle: «Il a pour la Grèce un amour tropical[18].» [Note 18: Voir L. Thomas.] A travers le grossissement, ces propos font voir le dépit des victimes. Brave, assez bon escrimeur; il allait allègrement sur le terrain. Il eut quelques bons duels dont il se tira dextrement. On dit que sa mort fut une admirable leçon de stoïcisme. Il l'attendait. Il la savait inévitable et continuait à disserter poésie et littérature. Peu de jours avant là fin, Barrés lui ayant dit: --C'est une belle chose d'être le plus grand poète vivant de la langue française. Il répondit: --Voilà pourquoi il faut que je meure!... Au même Barrés, il disait, presque à l'heure de son agonie: --Il n'y a pas de classiques et de romantiques. Je regrette de n'être pas mieux portant pour t'expliquer. Ses funérailles furent d'abord imposantes, malgré la laideur dû cortège. Elles devinrent affreuses au four crématoire qui est un bâtiment misérable. Dans une salle cocasse, et très chaude, il y avait trop de monde. Là parlèrent Dierx, Barthou, Barrés, un ambassadeur hellénique, Charles Morice, et c'était, dit-on, lugubre. Je fus de ceux qui attendirent dehors. Nous vîmes bientôt une épaisse fumée noire, qui contenait beaucoup de suie. Cette suie tombait sur nous. J'en eus sur mes manchettes et j'avais l'impression de recevoir des particules carbonisées de Moréas. L'oeuvre de Moréas me laisse incertain. Elle (ou il) est d'un bon poète; on y trouve un sens délicat effort du rythme, et, sur le tard, une admirable clarté. Maints vers sont personnels; d'autres ont une grande beauté classique. Mais qu'a-t-il positivement ajouté au trésor français? Ce fut un grand élève, avec les qualités supérieures de l'ouvrier--au sens le plus beau--ce ne fut pas un Maître. Dans sa laborieuse et longue recherche, il y a de l'impuissance--non pas l'impuissance de Baudelaire, impuissance qui vient _après_ la jeunesse, parce que l'homme est marqué pour une prompte décomposition, mais l'impuissance primitive, qui incite à tenter tous les artifices pour atteindre à la création, à cogner aux portes de toutes les traditions, à éprouver toutes les disciplines, et qui, en somme, fait aboutir à un travail presque parfait, dans la dernière manière choisie, mais à un travail seulement. Comparez cela au jet jeune et frémissant de Poe à ce brusque ruissellement de génie qui va sombrer dans l'impuissance; ou encore à l'abondance, excédente souvent, mais si riche, si resplendissante du Père Hugo ou encore à la magie de _Mme Bovary_, de _Salammbô_, de _l'Education_, où un homme tout retentissant des cloches du verbe se condamne à une épuration inlassable et finalement morbide... L'influence de Moréas tient à plusieurs causes. La principale, je crois, c'est qu'il sut changer plusieurs fois d'école, en réussissant chaque fois à se donner une attitude si impérieuse, qu'à tout coup, il s'imposa. Et c'est un destin singulier que celui de cet homme qui, abandonnant successivement ses vues antérieures, trouve des disciples à chaque métamorphose... S'il fut demeuré l'homme de sa première manière, nul doute qu'on ne l'eût relégué. Mais, en refondant des écoles, il put à chaque période haranguer une jeunesse nouvelle, dans les cabarets où l'on recrute[19]. [Note 19: Non qu'il recrutât directement! Il attirait par le _dédain_ plus que par la sympathie.] Une Anglaise venait chez les Delzant, qui signait ses oeuvres Vernon Lee, une Anglaise sèche, ou plutôt desséchée, et fort arthritique. Ses yeux clairs distillaient une tristesse irréparable, alors que ses propos révélaient parfois une sorte de gaieté sarcastique. Tout en elle marquait le destin avorté, les rêves morts avant l'heure, les illusions qui eurent à peine le temps d'éclore... L'Anglais, quand son esprit est libéré--ou sur les points où il l'est--a une spontanéité «martelée», faite d'à-coups, que le Français n'a guère. Vernon Lee proclamait sur les êtres et les choses de ces opinions sursautantes qui surprennent comme des bêtes fauves dans un jardin. Cela se mêlait à de très étroits préjugés... J'ai souvenance d'une causerie sur les Celte» de Grande-Bretagne et d'Irlande (les Keltes, comme elle disait) dont elle parla sans le dédain fréquent de l'Anglo-Saxon pour le Celte, en femme qui les avait observés. Et elle mit en relief cette conquête naturelle, ingénue, des vainqueurs par les vaincus: --Les Anglais disent qu'ils sont plus frivoles qu'eux... mais c'est déjà une grande force, quand la frivolité va de pair avec la fécondité. L'homme frivole s'use moins. Il se rattrape mieux. C'est la lutte du caoutchouc contre le fer. Mais la frivolité Kelte est un mot. Le Kelte a changé de caractère partout où cela lui a été utile; il s'est adapté au froid, au chaud, à l'air léger et à l'air lourd, à l'humidité, au vent, à la pluie... il s'est adapté à l'Anglo-Saxon, sans pour cela abandonner son fonds... (son essence, n'est-ce pas?) Il y a des Keltes tout aussi entêtés que les Anglo-Saxons; dans le pays de Galles, il y en a de légers qui gagnent tous les foot-ball, il y en a d'irascibles qui remplissent l'Irlande. Et moi, je dis que l'Anglo-Saxon est perdu. Il est rongé sur les bords, il est rongé dans les entrailles... Un soir, j'ai assisté à un banquet Keltique... Ils venaient de partout... et si vous aviez, entendu avec quelle certitude, ils parlaient de leur victoire... et avec quel mépris des Anglo-Saxons!... J'ai écouté, et j'avais peur... oui, oui, j'ai senti qu il n'y avait rien à faire et que ceux qui avaient gagné par le glaive... perdraient avec la parole, le négoce et la progéniture... C'est pour moi une toute grande certitude!... Charles Morice vînt le même soir que Moréas. Long, chauve, avec des yeux troubles, un peu hallucinés, il donnait une impression de tristesse épouvantable. Ce fut un homme plein d'idées, mais personne ne donna des idées une sensation plus creuse, plus anéantissante. Une irréalité vertigineuse émanait de sa personne, de ses discours et de ses écrits; je suppose qu'il donnait aux esprits positifs le dégoût de la pensée, tellement tout ce qu'il écrivait semblait superfétatoire. Et puisque, en somme, il pensait plus brillamment que beaucoup de gens étiquetés penseurs, cette impression accablante, chacun la reportait sur sa propre pensée. On ne pouvait s'empêcher, lorsqu'on l'écoutait ou qu'on le lisait, de craindre que les penseurs ne fussent des animaux beaucoup moins existants que les créatures en qui domine l'action, voire l'action la plus brute, la plus stupide, la plus chaotique. Rien de lui ne me reste, tout s'est écoulé, et lorsque je l'évoque, j'évoque un nuage, une forme surgissant un instant du _formless must_ et s'écoulant lamentablement dans l'inexistence. VII CHEZ Mme ET M. BORY D'ARNEX IL y avait au cinquième du 8 _bis_ de l'Avenue du Bois de Boulogne, un appartement spacieux et charmant, d'où la vue était merveilleuse. Là vivaient Mme et M. Bory d'Arnex. On y dînait finement, parce que la chair était fraîche et point noyée sous les épices. Arthur Bory d'Arnex, homme du canton de Vaud, avait la religion du vin, tant pour la consommation que pour le plaisir de soigner une bonne cave. En sorte qu'à la chair fine s'ajoutaient des vins francs et nobles, veillés par un homme qui avait l'âme des buveurs et des vignerons. Mme Bory d'Arnex, à quarante-cinq ans, gardait un agréable et frais visage de flamande. Hôtesse qui ne liardait jamais sur le menu, elle avait des méthodes de vie exactes, qui se résumaient dans une phrase: «il faut s'arranger.» Elle voulait dire par là que chacun avait pour premier devoir d'ajuster ses besoins à ses ressources, selon le principe de M. Micawber: «Revenu, vingt livres; dépenses vingt livres six pence: malheur! Revenu, vingt livres; dépenses dix-neuf livres, dix-neuf shellings et six pence; bonheur!» Elle abominait les gens qui ne savent point boucler l'an avec leurs revenus, leurs bénéfices ou leurs appointements. Elle-même «s'arrangeait» bien. Comptant avec largeur, elle acceptait un «coefficient» de coulage; elle était femme à dire à sa cuisinière: --Virginie, j'admets que vous me filoutiez deux cents francs par mois... mais vous en volez trois cents: c'est trop! En retour, lorsqu'elle engageait une nouvelle cuisinière, elle ne s'étonnait point d'être questionnée, et donnait les détails utiles sur le train de la maison, sur les dîners priés, avec le nombre des convives. Il advint qu'une cuisinière lui répondit: --Je regrette, mais le service de Madame ne me convient pas... J'ai l'habitude de _faire_ six cents francs par mois... ici, ça ne sera pas possible[20]. [Note 20: Ce qui ferait 3.000 francs en 1927.] Outre l'appartement de l'avenue du Bois, les Bory d'Arnex possédaient une séduisante villa à Saint-Cloud, villa dénommée la Halte. Parce que Mme d'Arnex avait l'amour des roses, les roses y poussaient en surabondance. Je revois quelques crépuscules d'été où ces fleurs déployaient partout leurs pulpes roses, blanches, jaunes, rouges, violacées, carminées, jaspées, et remplissaient l'air chaud de leurs âmes odorantes... On apercevait, avec la Seine dans le val, les deux côtés de féerie, un Paris que l'heure rendait énigmatique et plein de promesses enchantées. Heures infinies, heures où l'air entrait dans les poitrines comme une eau de Jouvence, où les illusions renoncées reprenaient une grâce désuète et presque consolante. Il y eut là de très aimables communions, devant les baies bleues de nuit, et la table si chargée de roses qu'on rêvait aux jardins d'Ispahan ou de Trébizonde. Mme Bory d'Arnex, romancière, connut des débuts délicieux, une aurore de succès qui devait jeter sur toute sa vie un éclairage de regret. C'était au retour d'un périple oriental. Un roman romanesque où elle versait tout frais ses étincelants souvenirs, remis à la _Revue des Deux Mondes_, fut publié d'enthousiasme. Longtemps après, elle était encore un peu ivre du succès soudain, des prédictions de gloire, des articles qui caressent une âme épanouie de fables... Par là-dessus, imaginez une jeune femme jolie, saine, riche, à qui rien n'allait résister... Elle se rêva George Sand, Georges Elliot, Mme de Girardin... et dans ce monde incertain, n'était-ce pas légitime? Sans méfiance, sûre que le lendemain allait être plus brillant encore, elle publia vite un second volume... Alors, elle sentit le frein, mais elle entendit dire, et se persuada, que c'était toujours ainsi: l'arrêt avant le grand coup d'aile de la conquête... Malgré le salon brillant et la bonne table, sa renommée ne s'établit point, elle ne franchit pas l'obstacle. Chaque livre servait, eût-on dit, à rendre la chance plus faible et plus obscure... Riche d'orgueil et tout à fait intelligente elle dut souffrir d'autant plus que ses dernières oeuvres étaient les meilleures. Au physique, une beauté flamande fraîche, très savoureuse, les joues pleines, le corps assez trapu. Elle observait avec agrément. J'ai été quelque temps intime dans la maison et cette intimité reste un des jolis souvenirs de ma carrière littéraire... Nous essayâmes même, Mme d'Arnex et moi, d'écrire une pièce ensemble--ce qui n'alla point: la collaboration manqua d'élan, de tremplin; je me fatiguais plus à élaborer une page avec elle que si j'en eusse écrit dix moi-même... Arthur Bory d'Arnex, homme d'affaires et particulièrement homme de banque, avait les paupières anguleuses sur des yeux clairs, très intelligents. Curieux de latin et d'érudition, aimait citer, disserter, chicaner un peu les écrivains et les savants sur leurs textes ou leur exactitude historique. En proie au mal de la justice, il était de ces hommes qui ne peuvent entrer dans une gare sans avoir maille à partir avec les employés, les porteurs, les agents. Il se précipitait sur les chefs de gare pour rédiger une plainte en règle; il donnait sur les doigts des directeurs de journaux ou de revues, à propos d'une erreur de fait de texte ou de syntaxe. Au demeurant, un homme excellent, qui avait du coeur et qui admirait tout de sa femme--son esprit, son talent, sa jeunesse surprenante, son teint, sa toilette, sa chevelure. Chez les Bory d'Arnex, j'ai rencontré souvent la famille Hérédia. Elle arrivait parfois au grand complet le père, la mère, les filles--celles-ci charmantes, frisselantes, agiles, et les plus beaux yeux du monde. J'ai toujours tenu Hérédia pour un compagnon agréable: Normand et Havanais, il tenait ses traits de l'Ile, et encore sa démarche, qui faisait dire au vieux Landau: --Même de dos, on reconnaît le conquistador... Doué d'une âme pacifique, riche d'indolence, il ne demandait qu'à vivre à l'aise et à écrire un peu, très peu. Sa voix était retentissante, son accent précis, même un peu rude, entrecoupé de bégaiements. C'est de tous les hommes celui qui m'a fait l'impression d'avoir la plus vaste lecture. Il connaissait un nombre prodigieux d'auteurs de tous les âges et nous passâmes une heure, aux Frémonts, en Normandie à nous relancer des titres de romans et de poèmes: C'est lui qui l'emporta, dans cette joute. Il était inépuisable et si on lui citait un détail, il le complétait. Serviable, il entreprenait sans cesse des démarches pour le compte d'auteurs jeunes et vieux: on le rencontrait avec des manuscrits qu'il allait déposer à l'Académie, dans des bureaux de rédaction, chez des éditeurs, parfois chez un puissant politicien, ou bien il besognait à faire décorer un confrère, à lui décrocher un subside. Quand on a ce génie de la démarche, il est fatal qu'on en profite un peu soi-même: Hérédia s'ouvrit les portes de l'Académie, fut directeur du _Journal_ et obtint la bibliothèque de l'Arsenal. Il n'avait qu'une mince fortune et ses jolies filles coûtaient gros à entretenir, à vêtir, à promener. L'une se maria avec Régnier, une autre avec Louys; la troisième eut Maindron. Maindron était un butor fantasque, plein d'atrabile; on dit que le ménage Louys allait cahin-caha... Toutefois, tant qu'Hérédia vécut, s'il y eut des grincements, les attelages marchèrent. Je le connus pendant dix-sept années, assez familièrement, encore que je ne fréquentasse pas chez lui, et nos relations furent constamment cordiales. Il est de ceux qui réclamèrent pour moi, spontanément, la légion d'honneur... Au _Journal_ où je le retrouvai sur le tard, il m accueillit affectueusement et s'efforça de me rendre service; c'est lui qui me fit engager comme chroniqueur. Il menait dans les bureaux du _Journal_ une vie singulière, très conforme au plan de son indolente destinée. On le voyait surgir vers sept heures, s'enclore dans son bureau, recevoir hâtivement quelques visiteurs. Souvent, il ne demeurait là qu'un quart d'heure, il est difficile de concevoir les motifs que pouvaient avoir le _Journal_ à garder ce directeur littéraire qui disait aux solliciteurs: --Surtout ne vous adressez pas à moi! Je n'ai aucune espèce d'influence, ou plutôt, j'ai une influence à rebours: si vous avez le malheur d'être recommandé par moi, vous êtes fichu... Vers 1903, sa surdité devint très forte, il fallait lui crier dans l'oreille; il s'affaiblissait, excessivement arthritique et atteint à l'estomac. Un de ses yeux bruns devint tout pâle, avec un iris transparent... Hérédia faisait des cures de lait qui plongeaient dans le marasme cet amant éclairé de la table et des vins veloutés: --C'est immonde! exclamait-il. J'ai un goût d'écurie dans la bouche et je ne peux plus regarder Une vache sans horreur!... Bienveillant, peu porté aux querelles, il avait des indulgences qui lui ont été reprochées. Daudet le montrait dansant la bamboula du succès et prétendait le dépeindre dans l'Excourbaniès du _Tartarin sur les Alpes_. Personnellement, je n'ai jamais vu Hérédia s'humilier devant un homme ni devant une renommée. Je ne le reconnais pas non plus dans l'Excourbaniès ivre de clameurs et de gestes: Ce diable d'homme crépu, velu, barbu, éprouvait un besoin de bruit, d'agitation, qui ne lui permettait pas les emplois sédentaires. Au moindre prétexte, il levait, les bras, les jambes, poussait des hurlements effroyables, des ha! ha! ha! d'une joie féroce, exubérante, que terminait toujours ce terrible cri de guerre en patois tarasconnais: «Fen dé brut!» Faisons du bruit. J'ai connu un José Maria quadragénaire, à la voix sonore, mais sans outrance... La littérature d'Hérédia correspond à son extrême paresse--et par paresse, il faut entendre l'horreur de toute tâche suivie. Il est peut-être le plus parnassien des parnassiens; ses sonnets, pour la plupart, sont des suites de métaphores et d'énumérations. Leur charme est réel, un peu froid; ils prouvent qu'il peut exister de beaux livres de vers sans beaucoup de poésie. Ils prouvent aussi qu'un homme peut avoir le sentiment poétique et ne guère l'exprimer: au cours de causeries, Hérédia citait avec profusion des passages de prose ou de vers qu'il aimait et dont l'émotion poétique était incontestable. De surcroît, dans _Les Trophées_, règne une grande monotonie qui ne régnait pas dans la vie ni dans la conversation de Hérédia: sa chance c'est qu'une demi douzaine de ses sonnets pourront suffire au maintien de sa renommée. D'autres poètes périront pour avoir été trop variés: la postérité est fainéante. A Saint-Cloud plutôt qu'à l'avenue du Bois survenait parfois le peintre Benjamin Constant. Après avoir été surfait, Benjamin tendait à être décrié. Il gardait vaille que vaille une réputation moyenne, et cultivait le monde où l'on décroche des portraits. C'était un homme blême, les joues molles, les yeux pâlissants, un air sûr de soi-même et la voix forte, pas bête et pas éblouissant. Quand il était invité avec Mme Benjamin Constant, il fallait attendre une bonne heure: le couple a gâté plus d'un des bons plats de la Halte. Ils arrivaient primitivement en voiture, voiture de maître, ou locatis assez fringant pour en donner l'apparence; plus tard, ils vinrent dans une auto étincelante. Mme Benjamin, femme timorée et raffinée, pour qui le chiffon était roi, n'entendait se retrancher aucun luxe. J'ai gardé d'elle un souvenir qui serait effacé, n'étaient ces retards qui agaçaient tout le monde. A table, Benjamin tenait volontiers le «crachoir» et ne filait pas trop mal l'anecdote. Il fit de Mme Bory d'Arnex un portrait dont elle n'était guère satisfaite, et que je trouve agréable. Elle s'exclamait sur le peu de peine que doivent se donner les peintres pour gagner un sac de banknotes... --A peine s'il travaille pendant la pose... il parle... il parle... de tout... il cligne de l'oeil... il jette de ci de là une touche... c'est charmant de nonchaloir... Après une dizaine, une quinzaine de ces petites séances, le tour est joué, il encaisse dix mille francs. Je ne vois aucune raison pour qu'il ne peigne pas cent portraits par an... Benjamin Constant trépassa; Mme Benjamin ressentit un effroi extrême quand elle se vit avec vingt-cinq ou trente mille francs de rente...[21] Comment vivre avec un si petit revenu! On la trouvait affaissée, soupirante, presque sanglotante. On dit qu'elle résolut le problème avec le maximum d élégance en se supprimant. [Note 21: Qui valaient alors autant que 150.000 aujourd'hui.] Un autre familier de Saint-Cloud et de l'avenue du Bois, c'était Daniel Berthelot. Je l'avais vu d'abord chez Mme Ménard-Dorian, faisant un peu la cour à Jeanne Hugo. Mince, plutôt pâle, blond, son oeil clair, au regard aigu, rappelant le grand Marcellin. Quand je le retrouvai à Saint-Cloud, il avait vieilli; son regard, encore vif, apparaissait moins tranchant. Sa tenue, toujours correcte, avait perdu quelque élégance; il se montrait admirateur de _Nell Horn_, du _Bilatéral_, des _Xipéhuz_, de _l'Impérieuse Bonté_, des romans préhistoriques ou énigmatiques, de _l'Indomptée_ etc., et s'attachait à me le dire. Physicien, comme son père, il a des vues très étendues sur l'art, sur la politique, sur tels coins mondains, sur tels sujets imprévus, comme par exemple les tournois des joueurs d'échecs. Il décrivait avec minutie les champions, leur tactique, leurs points forts, leurs points faibles: c'était l'époque où triomphait Zuckertort mais Zuckertort était plus savant que génial, tandis qu'un Slave erratique étonnait par la fantaisie et l'éclat de ses combinaisons. Daniel racontait d'une voix assez nette, qui s'assombrissait et même sombrait par intermittences: un petit rire étrange coupait les anecdotes. Il valait mieux l'écouter que lui parler, quoiqu'il déployât une adresse extrême pour compléter les phrases dont il ne saisissait qu'une partie. Rarement, il répondait de travers. Je n'ai pu me lier avec lui, malgré des affinités certaines: je ne sais s'il se prête à l'amitié; il aurait fallu le rencontrer hors du monde. Ce savant d'une si vive intelligence demeura longtemps presque infécond: il a pris sa revanche; on lui doit des découvertes souverainement intéressantes, sur des effets de la lumière ultra-violette, comparables aux effets de la chlorophylle. Edouard Schuré, tête nordique remaniée par des mélanges bruns, grand et plutôt voûté, cultive l'occultisme en même temps que la littérature. Une atmosphère de désintéressement enveloppe cet homme. Son mysticisme, normalement doux et honnête, comporte des crises combatives et un solide orgueil: pour qu'il se livre, il faut lui parler gravement et avec modération. Il fréquente peu le monde extérieur: dans la rue, il passe sans vous reconnaître; dans les jardins, assis sur un banc, les yeux fixes, il plonge dans un univers qui lui cache la méprisable ambiance. Un être admirable le suit, une de ces femmes au grand coeur qui écartent les obstacles et guident la marche aveugle des rêveurs. Le talent de Schuré nous ramène agréablement au grand passé. Doué de poésie, créateur de livres emblématiques, annales merveilleuses que l'auteur veut historiques--parfois préhistoriques--son charme est reposant, mais sa logique n'est pas de celles qui convainquent: ce n'est pas une doctrine, ce sont des émotions morales qu'il faut lui demander. Qui donc vient d'apparaître sur l'écran? Un juge au nez courbe, aux yeux fades mais vigilants, M. Fonction, qui termina sa vie dans les hauteurs d'une Présidence de la Cour de Cassation. De cet homme légèrement voûté, ambitieux, d'une honnêteté moyenne je me souviendrais à peine si nous n'avions un jour gravi la côte de Saint-Cloud ensemble. Il me dépeignit, non sans agrément les tribulations de son apostolat, débats de conscience, scrupules, extrême difficulté de bien rédiger un jugement. Il s'expliqua, approximativement, en ces termes: «Le Jugement se forme de soi-même, peu à peu, sans grande fatigue intellectuelle, mais la rédaction, ah! la rédaction... Quelle énigme! Je ne crois pas qu'il y ait au monde un travail plus délicat, plus compliqué, que la rédaction d'un bon jugement... A coup sûr, vous n'y avez jamais songé. Avant que d'être juge, rien ne me semblait plus simple. Eh bien! j'ai souvent sué sang et eau, pour écrire une vingtaine de lignes... Jamais, à l'époque de mes examens, si difficiles fussent-ils, et j'étais un bon étudiant, je n'ai eu tant de peine. J'estime qu'un Jugement bien conçu est une oeuvre admirable. Lorsqu'on s'y connaît, on prend un plaisir esthétique, oui, esthétique, à étudier de vieux arrêts, on éprouve une joie analogue à celle que l'artiste éprouve devant une belle toile, le poète devant un sonnet parfait, comme d'ailleurs on éprouve du dégoût et même de l'indignation devant certains arrêts sabotés par des juges sans science et sans logique.» VIII CHEZ M. ET Mme MÉNARD-DORIAN Entre 1885 et 1900, une fraction imposante du tout Paris fréquentait chez M. et Mme Ménard-Dorian, qui donnaient de grands dîners, suivis de plus grandes réceptions, des fêtes lumineuses, fleuries, odoriférantes et musicales où l'on rencontrait force femmes délicieuses et force ravissantes jouvencelles. Mme Ménard-Dorian, charmante, curieuse de toutes les manifestations de l'intelligence et de l'art, encline aux opinions socialistes et libertaires, anticléricales, recevait avec grâce malgré quelque distraction, car elle avait ses minutes de rêverie, même au Sein des cohues. Elle m'était sympathique; elle l'est toujours. Je ne fus qu'un témoin secondaire de sa vie, un témoin qui mentirait s'il disait l'avoir jamais vue agir méchamment ou déloyalement: elle m'est apparue franche, serviable, accueillante, courageuse, prête à défendre ses opinions. J'ai moins connu M. Ménard-Dorian, homme doué de bon sens et de discrétion: pendant mes visites, si nombreuses pourtant, les circonstances ont voulu que je n'aie avec lui aucune conversation suivie. Il ne s'y prêtait point, du reste, il se tenait modestement à l'écart, il écoutait. Mlle Ménard-Dorian fut en ce temps une savoureuse jeune fille, un peu trop millionnaire, ce qui semblait la reculer au fond d'une chapelle byzantine. C'est le temps où se nouaient l'idylle Jeanne Hugo-Léon Daudet, et, moins vive, l'idylle Ménard-Dorian et Georges Hugo. Jeanne Hugo, saine et fraîche, beau fruit de l'arbre de tentation, forte jusqu'à en paraître grasse, montrait un visage plein, un des plus jolis profils de Paris, de beaux yeux bleu gris, larges, un peu froids. Taciturne, apparemment songeuse, elle évoquait une Vénus qui serait batave et elle avait un étourdissant coup de fourchette. C'était plaisir de voir ses lèvres roses et ses dents argentines aux prises avec les chefs-d'oeuvre de la cuisine française. Sur ce sujet, elle pouvait s'entendre avec Léon qui, d'une activité frénétique, dépensait tant d'énergies qu'il fallait bien que les viandes équilibrassent le budget. Autour de Jeanne s'agitait une horde. Même pauvre, même inconnue, cette proie rose et blanche eût éveillé la convoitise, et elle était petite fille du, grand Hugo... Léon, follement épris, raffinait sur la toilette, faisait un usage prodigue d'élixirs odoriférants. Un jour qu'il répandait l'odeur de tout un parterre de roses, de lilas et d'héliotropes, son père s'écria: --Eloigne-toi, mon petit Léon... tu pues effroyablement! Et Goncourt, qui tenait les parfums en exécration se réfugiait tout au fond du cabinet de travail... La lutte fut ardente. Parmi les compétiteurs où se trouvait, je crois, Daniel B..., qui frappait alors par des yeux bleu-gris, très vifs, très pénétrants, assez pareils aux yeux de son père. Léon l'emporta, le mariage fit un bruit énorme, plus énorme encore parce qu'il fut exclusivement civil: il était rare que les pires mécréants ne se mariassent pas à l'église (c'est encore plus rare aujourd'hui). De même les plus ténébreux athées échappent difficilement aux obsèques religieuses... Mon ami N..., sceptique absolu, à qui je demandais comment il entendait être enterré, répondit avec véhémence: --J'ai inscrit dans mon testament que mes funérailles doivent être célébrées par les soins du clergé catholique et romain... J'y tiens absolument... je veux être enterré comme le furent mon père, ma mère, et tous mes aïeux. Goncourt, qui protestait l'indifférence en matière de religion, entendant dire que M. L..., n'avait pas laissé baptiser ses enfants et _a fortiori_ ne leur faisait pas faire leur première communion, s'écriait, effaré et même indigné: --Ça... c'est trop fort! Tandis que Léon Daudet épousait Jeanne, Georges Hugo tardait à l'imiter avec Mlle Ménard-Dorian. Georges, jeune homme désordonné, sympathique, intelligent, artiste, et plein de coeur, n'hésitait jamais à faire une sottise ni à rendre service (avec promptitude, bonne grâce et largeur): il était tapable à merci... Avec cela une grande faiblesse de caractère qui en faisait la victime des circonstances et une prodigalité qui menaçait son avenir. «Le prince héritier, disait Alphonse Daudet: aucun sentiment des réalités féroces.» Georges Hugo se ruinait la santé, sana plaisir réel, par inertie et par ennui (toute son attitude décelait un ennui formidable). Il finit par épouser Mlle Ménard-Dorian, et ce mariage ne fut pas salutaire. Georges Hugo avait hérité du grand-père le double don de la littérature et de la peinture: il a publié, quelques pages où se marquent une sensibilité tendre et une vision délicate; il a exposé des tableaux et des dessins séduisants. Mais l'Ananke le tenait, peut-être la charge trop lourde du nom: il s'éparpillera dans l'éternité, sans laisser aucune trace. Il fut un ami très intime de Léon Daudet qui ne parle jamais de lui sans attendrissement: --C'est toute ma jeunesse! En des jours joyeux et fous, ils se rendirent coupables de maintes fumisteries, de ce genre que les Anglais nomment «farces pratiques». C'est eux qui, une nuit, grimpèrent jusqu'au sommet de la tour Eiffel où ils plantèrent un étrange drapeau. Par Georges Hugo, j'ai connu Lockroy, petit homme d'aspect frêle, roseau médiocrement pensant. Etait-il aussi pâle dans sa jeunesse qu'il m'apparut au seuil de la vieillesse? Cette pâleur saisissante, fantômale, était rendue plus saisissante encore par de grands yeux hallucinés. Il parlait d'une voix grêle, aiguë, nette, presque gamine, et donnait l'impression d'un mystificateur. Il faut le tenir pour un politicien-type dans la catégorie des inutiles; nul n'a mieux connu les ficelles, les conspirations de couloirs, les trucs de camelots qui président aux combinaisons ministérielles. Au fond, incapable de concevoir une question complexe, perdu dans les ambitions médiocres, Pierrot promu homme d'Etat, prodigieusement ignorant, il donnait son opinion avec un reste de verve, qui jaillissait par intermittence de sa tête épuisée... Il avait d'innombrables et pittoresques souvenirs qui, parfois, rendaient sa parole captivante. Alors passaient en éclairs Garibaldi dont il fut un soldat, en Sicile; la Phénicie et la Judée où il avait voyagé avec Renan; le siège de Paris durant lequel il fut chef de bataillon... Au total, une personnalité intéressante qui n'avait rien d'utile à faire dans la politique. Comment le blâmer, devant les légions de fantoches qui encombraient et encombrent les Assemblées de la France et de l'Europe! A côté du gas Floquet c'était un petit aigle. Je revois celui-ci, grave et bonhomme à la fois, une tête qui, de loin, semblait une tête de médaille, et qui, de près, devenait une tête grassouillette, banale, qui me rappelait la tête d'un charcutier du faubourg Saint-Jacques, devant la boutique duquel je passais chaque jour. Ce Floquet rondouillard, plutôt petit, bien coiffé, doué d'une cervelle vague, dut le succès de sa vie à la fameuse apostrophe au Tzar, en 1867: «Vive la Pologne, Monsieur!» Il eut une carrière complète, plus complète que celle de Lockroy, et son éloquence décelait une certaine ardeur, une ardeur de brave homme(?...) Comme Président de la Chambre, il eut quelque allure, comme chef d'un ministère de combat, qui devait terrasser le boulangisme, il fut inerte, maladroit, sans consistance. Il eut pourtant la crânerie, président du Conseil, d'aller sur le terrain avec le général, qu'il blessa grièvement, par pure chance. En somme, un homme heureux, au sens grec: ses succès dépassèrent démesurément ses mérites et ses compétences. Chez les Ménard-Dorian, je rencontrais Lanessan, petit homme rougeaud, bizarre et d'ailleurs intelligent. Nous eûmes certain soir une longue discussion à propos de la force comparative des animaux. Lanessan soutenait--c'est le thème traditionnel--que la puce manifeste une puissance musculaire proportionnellement beaucoup plus grande qu'un cheval. Ce que je niais péremptoirement. --Mais, exclamait Lanessan, songez qu'une puce fait des bonds qui atteignent et dépassent mille fois sa longueur... Un cheval qui franchit d'un saut sept à huit mètres est un sauteur de première force.... Le bond de la puce est prodigieux en comparaison du bond du cheval. --Erreur manifeste! affirmais-je... La longueur du cheval comparée à celle de la puce n'a rien à voir là-dedans... Dans le vide, la puce, à puissance égale, devrait sauter aussi loin que le cheval... à puissance supérieure, elle devrait naturellement sauter plus loin!» Mais à cause de la résistance de l'air, la puce est handicapée... Je suis néanmoins persuadé que sa puissance est comparativement moindre! Lanessan me regardait d'un air goguenard... --Eh bien! admettons que l'essai se passe indépendamment de la résistance de l'air... Comment prouverez-vous votre paradoxe? --Le plus simplement du monde. Prenons un cheval de six cents kilogrammes et, d'autre part, six cents kilogrammes de puces... D'après votre système, les six cents kilogrammes de puces disposent d'une énergie de bond très supérieure... des centaines de fois supérieure à celle du cheval... Admettons maintenant que le cheval et les six cents kilogrammes de puces bondissent dans la même direction... Le cheval bondira à six mètres, je suppose... Mais les six cents kilogrammes de puces n'auront pas franchi un mètre. Donc, pour un même poids, l'énergie de saut des puces serait inférieure à celle du cheval... --Vous voilà bien, messieurs les physico-chimistes! gouailla Lanessan... Quand vous avez posé une équation vous croyez avoir tout résolu... Mais le monde organisé ne se prête pas à vos équations... Posons autrement le problème... Vous savez qu'un homard traîne, par rapport à la masse, un poids beaucoup plus grand qu'un cheval... Et pour prendre votre exemple, six cents kilogrammes de homards déplaceront une vingtaine de fois autant de matériaux que ne le ferait un cheval de six cents kilogrammes... Vous voyez! --Vous oubliez un élément: la vitesse. Si la vitesse du cheval est égale à plus de vingt fois celle du homard (et elle l'est davantage) l'énergie déployée par le cheval sera supérieure à celle déployée par le homard... Ici nous entendîmes un éclat de rire derrière une porte. Une voix cria: --Ce ne peut être que Rosny! Et je vis paraître Paul Clemenceau. --Quand je le disais! Six cents kilogrammes de puces, six cents kilogrammes de homards comparés à six cents kilogrammes de cheval... C'est du Rosny tout pur! --Pardon, fis-je, je ne suis pas le premier qui... --Peut-être! Mais c'est du Rosny tout de même... D'ailleurs vous avez raison... L'énergie s'évalue en kilogrammètres... Il n'y a pas d'autre moyen de calculer l'énergie de deux animaux et de deux machines... Monsieur de Lanessan, vous avez tort! --Vils cinétistes! riposta Lanessan... Vous ne voyez que des théorèmes... Soyez sûrs qu'une puce et un homard sont comparativement plus forts qu'un cheval... --Si c'est une religion, on s'incline!... Si c'est une opinion scientifique, on la récuse!... --Le kilogrammètre ou la mort!... --Le kilogrammètre et la vie... Paul Clemenceau ressemble étonnamment à Georges Clemenceau. Les mêmes yeux vifs, la calvitie congénitale, la parole impétueuse et impérieuse, la gouaille et la combativité. Paul est plus grand et moins trapu moins Kalmouk aussi. C'est un homme primesautier, une cervelle active où les idées bouillonnent. A cette époque, il mijotait une grande théorie scientifique, dont il parlait par intermittences, en laissant filtrer des lueurs. Nous étions une bande, issue du Grenier, qui avons passé chez lui des heures joviales. Mme Paul Clémenceau, Viennoise blonde, hôtesse fataliste et charmante, intellectuelle, littéraire, nous faisait le plus aimable accueil. Le plat de résistance nous réjouissait C'était un pot-au-feu d'où Paul, avec des gestes de prestidigitateur, sortait des viandes, des saucissons et des saucisses, mélange dont je n'ai trouvé l'équivalent nulle part et qui m'a laissé un souvenir savoureux. On avait licence de tout dire, la maîtresse et le maître de la maison n'ayant guère de préjugés. Il y eut des discussions ardentes, des paradoxes bondissants, des musiques universelles. A l'époque dreyfusienne, cette maison retentissait de vociférations: de tous les coins de l'Europe on y voyait accourir les mystiques et les redresseurs de torts. Si elle a moins remué les masses que le boulangisme, l'affaire Dreyfus, je crois, a remué plus rudement l'élite. Elle développait une intolérance et une combativité inouïes. Jamais je n'entendis plus de propos injurieux et n'assistai à d'aussi furieuses controverses. Ce fut une guerre de religion à laquelle se mêlait une guerre de race. Les Dreyfusistes aryens combattaient _pour_ la justice et contre le militarisme ou la tradition. L'antidreyfusisme agglomérait les catholiques, les nationalistes, les réactionnaires de tous pelages. Le rôle des juifs était complexe. La plupart, au fond, défendaient leur race: une propagande universelle remuait les masses Israélites, de Whitechapel à New-York, au fond des bourgades slaves, dans les cités levantines, algériennes, tunisiennes. Partout les pécunes hébraïques fécondaient le dreyfusisme... J'ai entendu des émigrants russes, de pauvres diables en route pour l'Amérique, parler de Dreyfus comme d'un Christ et de Zola comme d'un prophète. Dans la première période, il y eut des conversions, presque toujours dans le même sens; l'immense majorité des convertis appartenaient aux groupes radicaux ou révolutionnaires. Dans la seconde période, les sièges étaient faits: chacun couchait sur ses positions. C'est la période des folies mystiques, dont le fameux bordereau devint le symbole. On l'étudiait farouchement, sans égard pour les arguments adverses. J'ai vu des gens prêts à sacrifier leur fortune plutôt que d'abjurer leur foi dreyfusiste ou antidreyfusiste. Les uns eussent fait guillotiner Esterhazy sans ombre d'hésitation; les autres auraient brûlé Dreyfus vif avec délices. Ainsi devaient être les sectaires qui croyaient à la simple ou à la double nature du Christ, ceux qui voulaient la messe en latin et ceux qui rejetaient les simulacres. D'incessantes péripéties animaient ce drame qui souvent tournait à l'opérette. L'intervention de Scheurer-Kestner, celle de Zola, celle de Bertillon, et surtout la solennelle déclaration du colonel Picquart, le suicide du colonel Henry, les plaidoyers du général Mercier, (je cite sans souci de chronologie) le siège épique du Fort Chabrol, tout cela soulevait des fureurs et des enthousiasmes frénétiques, non seulement en France, mais sur toute la planète. Car le cas Dreyfus devint rapidement universel. Ce fut un de ces événements français qui passionnent la race humaine: le même procès en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis aurait eu des échos plus sourds. La France est le ferment des peuples. J'avouerai que l'affaire Dreyfus ne m'a point d'abord agité. La condamnation primitive de ce capitaine me semblait un incident quelconque. Comment éviter, dans un grand pays militaire comme la France, que des indigènes se vendent à l'ennemi? L'attitude de Scheurer-Kestner me frappa, plus même que le _J'accuse_ de Zola qui fleurait la littérature... Dès lors, l'affaire me parut louche. A mesure que les événements se précipitaient, je doutais davantage et j'estimais un nouveau jugement nécessaire. Tout de même, je n'arrivais pas à me faire une opinion! Les juges avaient été partiaux et légers, mais on produisait des documents propres à déconcerter un homme qui n'y mettait aucun parti pris. Beaucoup étaient faux, je crois, mais comment le savoir? On invoquait aussi la nécessité de garder secrètes certaines pièces qui auraient pu nous attirer des frictions... Pour démêler le Vrai ou le faux, il fallait du mysticisme: dreyfusistes et antidreyfusistes véhéments n'hésitaient pas: les uns et les autres possédaient une vérité que je ne parvenais pas à atteindre... Toutefois le dreyfusistes accumulaient de meilleures preuves que leurs adversaires et, en tout cas, ils démontraient que le procès avait été mal instruit et tendancieux. La révision s'imposait. Les dreyfusistes l'obtinrent enfin et nous assistâmes au fabuleux procès de Rennes. Des peuplades de politiciens, des tribus d'écrivains, des bordes de légistes s'y précipitèrent. Mirbeau injuria Meyer, un inconnu tira sur Labori, des hommes notoires se giflèrent. Dans ce hourvari, les avocats, le général Mercier, Bertillon, le colonel Picquart, le commandant Cuignet, suscitèrent des enthousiasmes délirants ou des haines frénétiques... J'ai vu pleurer des femmes quand Dreyfus fut recondamné, alors que d'autres montraient des joies de convulsionnaires... Puis la lutte reprit plus âpre, plus sauvage, jusqu'au dernier procès, où Ballot-Beaupré proféra un réquisitoire fantastique et d'une longueur démesurée. Dans l'intervalle, les premiers rôles recevaient les pommes cuites, avalaient les crapauds ou respiraient l'encens à pleines narines. A part Dreyfus même, nul ne fut aussi injurié que Zola. Menaces de mort, envois d'excréments ou de boîtes explosives, caricatures atroces, il subit toutes les formes de l'outrage. On nous le dépeint au sortir du tribunal, au milieu des cannes levées, des crachats, des huées, un parapluie sous le bras, le binocle dansant, pâle, l'air d'un bourgeois égaré dans: une savane, digne pourtant et, à coup sûr, très courageux, car rien ne devait paraître plus horrible à cet homme nerveux, prêt à s'évanouir les jours d'orage et incapable de donner un coup de poing... M. et Mme Ménard-Dorian n'étaient pas moins dreyfusistes que Mme et Paul Clemenceau. Leur maison retentissait de tous les échos de la lutte. M. Ménard montrait une passion tenace et taciturne; Mme Ménard favorisait de toutes ses forces la propagande. L'un et l'autre, entraînés par le mouvement, devinrent révolutionnaires, presque collectivistes. Je rencontrais Picquart, devenu un manitou, dans les deux maisons. Il a pu «faire» beaucoup de femmes à cette époque: elles raffolaient de lui, j'entends les dreyfusiennes; les autres lui voulaient mal de mort. Sa stature dépassait un peu la moyenne. Visage agréable, nez très fort, yeux doux et voix caressante, c'était Un homme bien doué, mais sans le génie que lui dispensaient tant de dreyfusiennes. Je l'ai entendu discourir avec intelligence et nous eûmes quelques conversations qui ne m'ont pas laissé un souvenir prodigieux. L'homme savait beaucoup de choses et les présentait gentiment. J'ignore si, au début, il avait ressenti une vive indignation: elle ne se marquait plus dans ses discours. Il semblait mécontent de Dreyfus; il plaidait moins son innocence absolue que son innocence relative, je veux dire celle qui se rapportait aux pièces et aux témoignages d'accusation. J'ai cru découvrir un état d'esprit semblable chez Labori. Ce colosse tonnant, bénévole dans la vie privée, les yeux clairs, la tête un peu petite pour la masse du corps, se plaisait aux actes amicaux: il est venu me chercher pour sa _Revue du Palais_, il m'a reçu chez lui avec cordialité. Il montrait parfois une finesse imprévue, qui contrastait avec ses aboiements. C'est lui qui certain soir me disait: --Il y a beaucoup de hasard dans les causes qui «nous tombent dessus» et le devoir professionnel nous contraint souvent à défendre des individus coupables ou suspects... A trop choisir, nous irions contre le but de la profession... D'ailleurs, il y a tant de nuances dans la culpabilité! En bien des cas, les deux parties ont une part de torts. La complexité de la vie sociale produit en abondance des innocences frelatées et des culpabilités sympathiques, ou presque... Quoiqu'il en soit, du jour où l'avocat accepte la défense, son devoir est strict: il doit donner tout son effort... Cela devient quelque chose comme le droit d'asile! Ainsi que certains barbares défendent l'hôte ainsi l'avocat doit défendre l'accusé... J'ai parfois regretté l'acquittement d'un coupable ou le triomphe légal d'un gredin, mais je vous assure que l'avocat ne doit jamais faillir à son rôle de défenseur et que, pour ma part, je ne le pourrais point... Je ne jugerai ni Picquart, ni Labori: il y a trop de voix autour de leurs mémoires, et trop d'écrits. En tous deux, s'il y avait du courage, il y avait aussi de l'ambition. L'un devint bâtonnier, l'autre ministre de la Guerre. Labori fut, je croîs, un bâtonnier recommandable, mais Picquart un piète ministre de la Guerre... Tous deux moururent prématurément: comme la Malibran et comme Géricault, Picquart périt d'une chute de cheval; Labori fut emporté par la maladie. Ni l'un ni l'autre n'aimaient Dreyfus: parlant de lui, tous deux s'exprimaient avec une pointe d'amertume. Le héros de la triologie, Alfred Dreyfus, je l'ai rencontré en personne, d'abord chez Mme Ménard-Dorian, puis chez Georges Renard. Alors dans la force de l'âge, il montrait des yeux clairs, un visage roide au teint assez frais, où passait, par éclairs, un sourire vaguement facétieux. On trouve en lui quelques traits sémitiques, mais dans l'ensemble, le masque est européen. Peut-être, à la longue, le type asiatique dominera-t-il, comme il est fréquent chez les vieux Juifs. Il semble insouciant, je ne l'ai pas entendu parler de l'Affaire. Une certaine roideur faciale semble s'opposer aux expressions pathétiques: c'est peut-être la raison de l'apparence indifférente que plusieurs crurent remarquer lorsqu'on le dégrada. «Il semblait étranger à la cérémonie», dit quelque part Léon Daudet. Et il ajoute: «On avait le sentiment que cet homme n'était pas de chez nous.» La première affirmation me paraît conforme à la réalité; la seconde ressortit à l'imagination de l'écrivain. Léon Daudet avait aussi été frappé du teint de Dreyfus, un «teint traître» qu'il a retrouvé, dit-il, bien des années plus tard, chez Malvy. Cela ne s'accommode guère avec les joues colorées, presque rouges, de l'homme, mais je suppose que, pendant la dégradation, il devait être plutôt blême. Les propos que, tint Alfred Dreyfus en ma présence étaient intelligents, encore que desservis par un, débit terne; il montrait une pointe de philosophie et ne manifestait de rancune contre personne... Ces observations sont fragmentaires et strictement personnelles: peut-être un Dreyfus émotif, amer et rancuneux s'est-il montré à d'autres personnes. Pour moi, si j'avais ignoré l'affaire, je n'eusse pas discerné les traces d un drame sur cette physionomie. Sans raison apparente, Dreyfus me fait toujours songer à Naquet. Il n'y a aucune ressemblance physique entre les deux hommes ni, ce semble, aucune ressemblance morale... Je ne vois pour expliquer cette association que leur commune origine hébraïque et le fait qu'ils furent l'un et l'autre mêlés à des manifestations violentes de l'opinion: tous deux provoquèrent de fortes réactions patriotiques. Naquet se trouva du côté des nationalistes, alors que Dreyfus était soutenu par les radicaux et les socialistes. On ne pouvait avoir un profil, un nez, un poil, barbe et cheveux, un oeil, plus sémitiques que Naquet. Avec sa tête de Nabi, mais de Nabi sans feu, sans action directe sur la foule, sa tête plutôt volumineuse sur un petit corps bossu. Naquet s'avérait intelligent, divers, savant, assez changeant, mais capable d'opiniâtreté: pour obtenir la loi de divorce, il déploya une constance invincible. Riche d'idées, à la fois savant, philosophe, politicien, cet homme ne laisse à proprement parler aucune oeuvre et son action sociale demeure médiocre... Doué de logique verbale, il manquait de bon sens, en proie à une sorte d'exaltation idéologique qui le fit, de bonne heure, se jeter, dans les aventures, et parti avec les ennemis de l'Empire, il garda, dans le boulangisme même, l'esprit démocratique. De bonne heure, il goûta la joie de conspirer et les délices des prisons politiques. Sous la IIIe République, lorsqu'il se mêla aux agités de l'Appel au Peuple, il suivait son instinct de conspirateur, ses sentiments messianiques, et il espérait bien canaliser le coup d'État. Grisé de théories confuses, il s'aperçut trop tard qu'il avait marché au profit des réactionnaires... Avant de mourir, saisi d'un ultime accès idéologique, il se rallia au collectivisme. Sa conversation était intéressante, nourrie par une immense culture: il maniait les idées avec une dextérité d'escamoteur et se payait volontiers de formules. S'il décevait par l'ensemble de ses idées et de ses doctrines, il amusait ou intéressait dans le détail. Pourvu qu'une question demeurât dans des limites assez étroites, il raisonnait juste, il assénait des arguments subtils et serrés. Tout s'embrouillait lorsqu'il voulait élargir le thème, surtout lorsqu'il s'agissait de choses sociales: alors le Nabi ne tardait pas à apparaître, un Nabi théoricien, d'autant plus enclin aux chimères... La dernière fois que je l'ai rencontré, c'était au boulevard des Italiens. Arrêtés près de la rue Drouot, nous causions de l'avenir: il manifestait une confiance vague dans l'évolution collective, mais il se méfiait des lendemains proches: --L'humanité française est atteinte d'une fièvre maligne, disait-il... Cela tourbillonne... Le mal va et vient... On croit à la guérison et soudain la température remonte... Si la guerre éclatait, on peut tout craindre... Nous ne sommes prêts à rien... --Tout craindre? La défaite... le morcellement? --J'espère que non... mais la logique est contre nous... Nous ne serions pas perdus du reste... car l'Europe sera un seul peuple à la fin... et il y a quelque chose d'indestructible dans la civilisation française... En ce moment, deux voyous crièrent: --Vlà Naquet!... Eh! Naquet!... La malchance voulut que d'autres voyous accourussent, qui se mirent à crier, sur l'air des lampions: --Vlà Naquet! Vlà Naquet!... --Le père Divorce! --Voyez sa caisse d'épargne... --Faut qu'y me f... la chance... Naquet, un peu pâle, s'engagea vivement parmi les voitures qui encombraient la chaussée... Je le suivis. Sur l'autre trottoir, il me donna une rapide poignée de mains, d'un air gêné, et se sauva... Je ne l'ai plus revu. Sa destinée m'apparaît riche d'antithèses: tant de faiblesse, une taille de nain, sa bosse, et tout de même, une vie d'agitation, une vie de conspirateur, de politicien, presque de tribun... Il voulut passionnément tout ce qui lui semblait interdit par la nature des choses. Il a presque réalisé son rêve... J'ignore ses derniers jours: d'aucuns me dirent qu'il gardait une grande sérénité, d'autres parlaient d'amertume ou de résignation triste... Peut-être y avait-il de tout cela, selon les heures, car l'homme était assez complexe pour passer par de nombreux états d'âme, selon les nuances du jour. IX CHEZ LÉON CLADEL Léon Cladel habitait, à Sèvres, une maison vétuste, avec un jardin hirsute et disparate. Il menait là-dedans une vie de patriarche qui était aussi une terrible vie d'homme de lettres. De beaux grands chiens, admirablement adaptés à la vie sociale, rôdaient à travers le domaine et recevaient les visiteurs tantôt avec une amicale nonchalance tantôt avec une politesse dédaigneuse... À l'époque où je pénétrai premièrement date cet ermitage, une nuée de petites filles se pressaient autour du maître et de la maîtresse de maison. On rencontrait aussi un petit garçon, le plus jeune de la bande, dont les beaux cheveux blonds étaient l'objet d'un culte de dulie. Les, petites ne se lassaient pas d'admirer la toison d'or, d'entretenir son lustre et sa crespelure. Mme et Léon Cladel avaient l'amour de l'hospitalité. En tout temps, on accueillait le visiteur avec prédilection, surtout le visiteur qui se réclamait de la tribu sainte des lettres. Le jour de réception était le dimanche, mais s'il advenait qu'on arrivât à Sèvres durant la semaine, Léon Cladel vous accueillait avec enthousiasme, et si l'heure du repas approchait, Mme Cladel mettait votre couvert et trouvait moyen de vous faire goûter quelque plat savoureux. Grand travailleur, Léon Cladel accomplissait son oeuvre avec un zèle mystique: aussi ai-je toujours été surpris de la cordiale manière dont il abandonnait l'autel où figurait la sainte Trinité (plume, encre et papier) pour se consacrer au visiteur. Le dimanche, il y avait souvent foule. Comment Mme Cladel s'y prenait-elle? C'est un mystère. Mais elle trouvait toujours moyen de placer les convives et de leur servir un agréable repas... Je connais assez les énigmes d'un ménage pour savoir qu'elle devait accomplir des prodiges... Car, remarquons-le, si quelques-uns étaient invités d'avance, le plus grand nombre se voyait affectueusement retenu par le maître et la maîtresse, à la fortune d'un pot qui contenait toujours ce qu'il fallait pour satisfaire des appétits aiguisés par l'air de Sèvres... Il venait beaucoup de jeunes hommes de lettres mécontents du sort, des sociologues, des révolutionnaires, d'anciens communistes, et aussi des étrangers, jusqu'à des Arabes, tel Ahmed ben Brimat. Aussi les réunions étaient-elles ferventes et clamantes. Lui-même causeur ardent et d'esprit frondeur, Cladel avait, non pas de l'aigreur, mais de la colère contre les heureux et les puissants. Muni d'une âme généreuse, irritable, fraternelle et parfois rancunière, il haïssait violemment l'injustice qu'on lui faisait ou qu'on faisait aux autres. Sa passion pour l'art littéraire était romantique et profonde. Une jeunesse d'âme extraordinaire le remplissait d'illusions palpitantes qu'aucune déception n'avait pu éteindre. Ce succès qui lui était dû et qui ne venait point, il l'attendait toujours, il croyait qu'un jour ou l'autre il allait surgir comme Dieu, de l'inconnu social. Et mêlant les vitupérations aux hymnes à la beauté, à la poésie ou à la justice, volontiers prenait-il le ton du Nabi et annonçait-il les terribles revanches des humbles... C'était un homme de taille moyenne, au visage maigre de Quercynois, aux yeux proches, vifs, passionnés, aux mains nerveuses et gesticulantes. Il avait trop d'exaltation, pour être raisonnable, et on ne souhaitait point qu'il le fût. Dans ses fureurs, il accumulait les épithètes, en vous empoignant le bras ou en y donnant de petits coups secs et drus. Je ne connais pas le nombre de ses ennemis: il en était deux sur lesquels il «rechargeait» avec véhémence. Le premier, Emile Zola, recevait sa pleine charge de noms d'animaux. C'était, selon Cladel, le type de l'homme qui à trahi l'art pour le public. Un porc... le cochon de Médan! Il sait ce qu'il fait... il fait des éditions avec les sexes des femmes et des hommes... Et froidement! Car ce n'est pas un passionné... C'est un frigide... Il ne connaît de l'amour que ce qu'on lui en a raconté... il fourre tout ça pêle-mêle dans ses livres... Voyez Nana? Est-ce que vous croyez qu'il a vu lui-même un seul des sales traits qu'il raconte? Ce sont d'infects documents ramassés dans la poubelle... ou dans la vidange. Cet homme-là a vendu de la luxure comme on vend des tripes chez le charcutier! Des colères égales le soulevaient contre Gambetta. Il racontait avec une truculente indignation, une scène dans un café... une fille étalée sur une table et... --Un infâme jouisseur!... Un homme qui a tout sacrifié à du foie gras, des oeufs de vanneau et des grues... Cladel avait incontestablement un oeil grossissant. Tout de même, il savait beaucoup de choses vraies, il avait scruté la trahison humaine!... Nuls scrupules littéraires ne furent plus touchants. Il lisait, relisait, biffait, recopiait; inlassablement. Par horreur de la répétition verbale, il faisait des efforts inouïs pour varier ses vocables. Cette horreur, il la portait si loin qu'il voulait une lettre différence pour le début de chacun de ses chapitres. Par des prodiges d'habileté, il réussissait ainsi à commencer les chapitres par un K, un W, un Z... A la rigueur, il introduisait un nouveau personnage pour arriver à ses fins. Irrité de son insuccès, il aimait à s'appesantir sur le sort des méconnus. Baudelaire surtout était un thème intarissable: il le montrait passionné, scrupuleux, pesant chaque mot et chaque syllabe, puis s'épuisant à courir après mille francs, cent francs, un louis, toujours à court d'argent, toujours menacé par une infâme misère. On sentait bien qu'il parlait un peu pour lui-même: parfois, il ne s'en cachait pas, il s'abandonnait à une confidence fiévreuse, et l'on percevait que, malgré tout, l'espérance renaissait sans cesse dans son âme croyante et courageuse. Il n'avait pas qu'une âme de littérateur. C'était un père de famille, sans cesse inquiet, sans cesse tissant des projets pour tirer les siens d'affaire. Il avait une sorte d'habileté naïve qui, parfois, lui faisait «placer» des livres propres à décourager les éditeurs. Vêtu d'un grand pardessus gris, un beau foulard blanc au cou, il s'en allait ramoner les revues et les librairies, il rapportait vaille que vaille le gibier dont devait vivre Sa famille. Au total, un grand écrivain et un brave homme, resté très jeune d'imagination et de coeur, un peu jaloux, charmant pour les jeunes, fraternel pour les déshérités... Dans sa vie, il y avait des choses tragiques et d'autres cocasses. Il lui arrivait d'avoir de la chance. Ainsi, l'_Homme de la Croix aux Boeufs_ lui avait été payé plusieurs fois. Il l'avait d'abord donné à la _République française_, où on l'avait payé d'avance. Je ne sais pus ce qui était arrivé à cette _République_, mais _l'Homme de la Croix aux Boeufs_ n'y parut point. On rendit le manuscrit à Cladel en lui laissant, en compensation, les sommes versées. Le roman fut de même accepté au _Figaro_ et je ne sais plus où, puis rendu, et chaque fois, on convint que les sommes versées seraient acquises à l'auteur. Finalement, un dernier journal publia l'oeuvre. --En sorte, criait Cladel, avec une satisfaction juvénile, que ce livre m'a été payé quatre fois, en tout bien tout honneur!... Ah! j'aurais voulu souvent faire d'aussi bonnes affaires... pour mes petits! Il riait; il triomphait comme d'une victoire sur son ennemie intime: la guigne... La philosophie de Cladel était révolutionnaire et «revancharde». Le monde humain lui apparaissait sous la forme manichéenne. Il y avait les bons et les méchants, les artistes nobles et les vendus, les exploités et les exploiteurs, etc.. Il opposait à sa manière Ahriman et Ormuzd. Sa vision du monde était pour la plus grande partie une fonction de son propre destin. Parce qu'il n'était pas à sa place, il souffrait d'une inharmonie générale, qu'il attribuait à l'ensemble des humanités, mais cela ne dégénérait pas en pessimisme, sinon par éclairs. Il espérait le bouleversement qui remettrait tout en place, il me semble qu'il l'espérait même de son vivant... Comme tous les hommes de son tempérament, il ne _voulait_ pas voir que son histoire et celle de son milieu étaient conformes aux normes planétaires! Et surtout ne voyait-il pas que le rude destin des hommes actuels était en somme un destin moins dur que celui des ancêtres... Prophétiquement, il annonçait les revanches du pauvre et du souffrant... Mais toujours, il revenait à l'art. Au fond, il ne vivait que par sa famille, ses amis, ses oeuvres et, placé sans cesse dans le monde subtil des romans, des phrases, des mots, il prêchait la littérature comme une religion, il professait une philosophie tourbillonnante et exaltée qui avait son charme... Parfois, il m'accompagnait sur le chemin de la gare. Alors, des souvenirs de son enfance et de sa jeunesse montaient à la vue des arbres ou des fleurs, il parlait ardemment de son Quercy, du labour, des boeufs, des pèlerinages, des tenaces superstitions attribuant un pouvoir souverain aux paroles et aux rites du rebouteux du sorcier, de la sorcière. J'aimais à l'entendre me dépeindre un animal monstrueux, fils d'une taure et d'un cheval, ou d'un taureau et d'une jument--le jumart... Je voyais défiler des êtres, des sites, des eaux dans une atmosphère antique, un peu légendaire et quasi-préhistorique. Cladel marchait, avec des gestes larges, rappelant confusément les bergers, les bouviers ou les semeurs de son pays... Il était brouillé quelque peu, aux derniers temps, avec le bon Mullem, son beau-frère. Je ne sois quels griefs énigmatiques l'animaient contre cet être inoffensif: peut-être supportait-il mal l'ironie de Mullem? Un jour, à _la Justice_, Cladel parut dans les bureaux au moment où je causais avec Mullem. Il se tourna vers moi, avec un cri amical, puis il détourna la tête, et regarda, _au-dessus de Mullem_, d'une façon extraordinaire, avec une roideur minivite, comme si Mullem s était vaporisé dans l'invisible... La dernière fois que je vis Léon Cladel, sa mine était dévastée par une longue crise de diabète. Il se croyait guéri. A son oeil vitreux, à son geste roide et mécanique, je devinai le travail des soeurs sinistres. Il annonça de grandes choses, son oeuvre allait s'enfler d'un roman magnifique; il méditait une sorte d'épopée et l'on sentait que son âme invincible se rafraîchissait d'espérance. Il y avait de la victoire dans sa voix; avec je ne sais quelle plainte qui venait des profondeurs de l'instinct. Peu de temps après, l'ennemi, Emile Zola, discourait sur sa tombe... Mme Cladel au visage étonnamment jeune, pleine d'une intarissable bienveillance, s'efforçait de calmer Cladel lorsque éclatait une de ses colères quercyniennes... Mère vaillante, elle acceptait les épreuves; elle ne montrait pas l'âpreté du chef. Toujours prête à l'effort, elle veillait sur la couvée et sur le ménage avec une tendre vigilance. Elle avait le génie de l'hospitalité et comme je l'ai déjà dit, jamais le visiteur ne la prenait au dépourvu... Autour d'elle quatre fillettes, dont la plus grande approchait de l'adolescence, et le petit Marius blond, idole de la famille... Ces fillettes répandaient une douceur d'avrillée dans la demeure. Déjà Judith était littéraire, avec un air distrait et gentil; les trois autres, acclimatées aux êtres, montraient l'humeur accueillante de la mère. Parmi les visiteurs, je me souviens particulièrement de Benoît Malon, Georges Renard, d'Esparbès, Edmond Picard. Visage large, voix enrouée (une affection du larynx le conduisit dans la terre profonde) Benoît Malon n'apprit pas à lire avant sa vingtième année et il avait été ouvrier. Ce fils de ses oeuvres était un récidiviste de la Révolution. Affilié sous l'Empire à l'Internationale, il connut la joie d'être persécuté. Cette joie lui fut de nouveau dispensée un peu plus tard, en qualité de rédacteur de _La Marseillaise_. Vous pensez bien qu'il participa à la Commune. Réfugié en Suisse, il fonda _La Revanche_, qui charma les songes creux et les gobe-lune. A l'époque où je le vis, c'était un homme d'aspect peu farouche, qui parlait doucement et dont l'humeur semblait conciliante... Il croyait à l'Avenir de l'Humanité, sans se douter qu'une telle croyance ne signifie absolument rien... J'aimais à l'entendre. Il faisait l'effet d'une très honnête créature, foisonnante de bonnes intentions et semblait parvenu à une certaine sagesse faite de patience, d'amertune bonhomme et de résignation... Est-ce lui qui m'a dépeint l'énergique vieillard Delescluze, se condamnant lui-même à mort, montant à la barricade et tombant sous les balles des Versaillais? Quelle énigme que ces vies croyantes, chrétiens dévorés par les bêtes où communistes sacrifiés à la foi révolutionnaire! Le sacrifice de la vie, pour un idéal, n'est-ce pas la négation de cet idéal! Quand Delescluze périt pour le bonheur de l'humanité, ne fait-il pas le procès de tout bonheur? Georges Renard aussi fut révolutionnaire, mais il conçoit que mourir pour une cause n'est pas le moyen le plus efficace pour la faire triompher. A cette époque il avait les cheveux auburn, la barbe roussissante, les yeux vivaces, un visage tourmenté. Discuteur opiniâtre, c'est aussi un érudit, un artiste, un critique littéraire, une personnalité multiforme et un esprit supérieur. Chez Cladel, il m'apparaissait le plus souvent comme un régulateur. Quand le Maître et quelques jeunes partaient en vitupérations furibondes, Renard, avec ténacité, rectifiait, rationalisait, synthétisait... Il écrivait dans la _Revue socialiste_ et dans quelques journaux; il fonda un cercle d'art social dont je fis partie ainsi que Cladel mais qui n'était pas viable. Son oeuvre capitale, c'est _l'Histoire du Travail_. Il la développe dans ses cours, il la concentre dans des livres où l'on voit l'évolution du travail à travers le temps, livres qui, selon moi, sont d'une lecture passionnante; il en est un sur Florence, qu'on lit avec un intérêt extraordinaire. Renard, logicien strict mais sans sécheresse, esprit original, sait traiter les questions abstraites et leur donne le mouvement et la vie. Apte à tout comprendre la science, la philosophie, l'art, il ne fait aucun travail sans y mêler des idées personnelles. D'Esparbès, qui surgissait par intermittences, lisait avec art et ferveur des vers de sa composition, où l'on découvrait de la force, de l'éclat et de la fougue. L'air toujours étonné, il s'emballait généreusement; et déjà concevait cette religion de Napoléon Ier qui devait faire de lui un conteur épique... C'était un homme trapu, agile et solide: Haraucourt rapporte qu'un soir, il prit le parti d'une pauvre femme tourmentée par un souteneur auquel il administra une tournée napoléonienne. Léon Cladel mort, Mme Cladel et ses filles entreprirent la lutte pour l'existence. Je les retrouvai dans un extraordinaire appartement des vieux âges, rue Christine où elles se démenaient pittoresquement. Il y avait Judith, qui ne devait trancher la tête à aucun Holopherne mais qui figurait assez bien une héroïne par la majesté de la stature, les traits bien rythmés, je ne sais quel air mystérieux. Cette belle fille avait le culte des siens et commença par se sacrifier à leur, destin. Attentive, vigilante, réfléchie, elle orientait la famille et je ne sais pourquoi sa carrière fut interrompue, car son talent ne manque ni d'éclat ni de charme. La grave Rachel, pleine aussi de courage, s'exila en Angleterre. Esther aux beaux yeux gris et la captivante Eve--Vovotte--aux yeux noirs, étaient encore des enfants dans les grandes chambres de la rue Christine... Le jeune Marius croissait à l'ombre, résolu à manier le ciseau et l'ébauchoir du sculpteur. Toute cette nichée vivait sur la branche. Elle attendait les bons hasards de la vie, les imprévus un peu fantastiques que toujours escompta Léon Cladel. Mme Cladel, active, tendre, patiente, formait le foyer, un foyer où l'on s'aimait, où le moindre rayon de soleil faisait du bonheur... Soucieuse et prévoyante, un peu mélancolique, Judith mena la bataille et dut souvent avoir les épaules lasses... Ils vécurent. Marius devint un sculpteur de mérite. Judith publia de beaux livres. Esther se maria. J'ai souvent songé à l'énigme de ces existences dans le grand Paris. Il en est beaucoup de semblables. Le hasard a pour elles autant d'importance que pour les biches au fond des bois. Les fauves rôdent autour d'elles... Quand elles arrivent au bout, que leurs cheveux blanchissent, que le trou noir s'ouvre, le sort n'a pas été pire que pour tant d'autres qui marchaient dans la grande allée de la vie sociale, où l'argent remplit son rôle de magicien, de démiurge et de pourrisseur. QUELQUES ÉDITEURS X PLON, OLLENDORFF, FASQUELLE, LAFITTE Pour beaucoup d'écrivains, l'éditeur est la bête des abîmes, la pieuvre aux tentacules homicides. Il convient de ne rien exagérer: l'éditeur ne diffère pas beaucoup des autres animaux qui se servent du langage articulé. Il en est d'abominables, il en est d'indifférents, il en est qui méritent notre amitié ou notre estime. En moyenne, les miens ne furent pas méchants. Le premier, Savine, devenu finalement homme de lettres, fut un ami. Kolb, souriant et inoffensif, passa comme un météore, suivi de Chailley, maigre, renifleur, inquiet, honnête et méticuleux. Vinrent les Plon. Ils vivent dans un grand hôtel des vieux âges et la «firme» même est ancienne. Il y a des traditions. Les Plon servirent longtemps une clientèle pudique et restrictive... Quand j'arrivai là, j'y trouvai le jeune Mainguet, aimable, serviable, condescendant; le jeune Bourdel qui, malgré de petites sautes d'humeur, des réactions militaires, était de bon accueil, courtois et accommodant. Nos relations furent amicales; elles durèrent: nous étions jeunes... et voilà que les fleurs de cimetière poussent à mes tempes. Dans cette maison aux longs corridors, aux retraites mystérieuses, vivait Duivon, secrétaire de la librairie, brumeux, énigmatique, monacal, une voix «étoupée», des gestes falots, homme d'une extrême obligeance, lettré d'ailleurs et qui citait ses classiques. Il connaissait à fond les affaires de la librairie; il soignait merveilleusement le service de presse et en toute circonstance cherchait la conciliation. Dans les dernières années, il eut de torturantes migraines, suivies de petites amnésies: le pauvre homme cherchait ses mots, circulait d'un air effaré, et sa face devenait grise, ses yeux, toute sa personne dégageaient on ne sait quelle atmosphère de renoncement et de sépulcre. Paul Ollendorff avait un sourire hospitalier et ne demandait qu'à plaire, mais il se méfiait de sa tendance naturelle à dire «oui» et savait, sans blesser, ni offenser personne, fuir les promesses formelles. C'est dans sa boutique de la rue Richelieu que j'ai rencontré Georges Ohnet. Ce littérateur de petite taille, et d'ossature contournée, le visage sec et le nez vineux, n'acceptait pas le rude jugement de ses confrères. Le première fois que je le vis, il se plaignit avec atrabile de la frivolité des écrivains; les deux mains levées gémissant et soupirant: --Enfin, quand on a derrière soi une pile de livres haute comme ça... on mérite quelque respect... Je ne lui dis naturellement pas que le nombre de ses livres était une circonstance aggravante... Au fond, si Georges Ohnet n'eut aucun génie, si son talent fut d'une nature, médiocre, son oeuvre n'était pas si méprisable. Il y a dans _Serge Panine_ et dans Le _Maître de Forges_ des qualités de narrateur qui manquent à beaucoup, peut-être à la majorité des hommes de mérite. La fable du Maître de Forges est bien menée. On peut s'intéresser à la lutte de Philippe et de sa jeune femme: j'avoue que j'y pris un certain plaisir. L'oeuvre d'Ohnet est virile; elle porte à l'effort? elle veut que l'énergie soit récompensée et la veulerie punie. Le public auquel elle s'adresse, public à l'etiage du romancier, ne pouvait pas s'intéresser à des oeuvres plus subtiles et mieux écrites. Georges Ohnet vulgarisait du reste, partiellement, les éléments de la littérature réaliste et naturaliste; il imitait Balzac, il imitait même un peu, par intermittences, Gustave Flaubert. La preuve qu'il n'était pas tout à fait sans mérite c'est que, d'abord, plus d'un écrivain artiste l'avait quelque peu confondu avec les triomphateurs de l'époque... La place qu'il occupait, il ne la prenait à aucun homme supérieur: si ce n'avait été lui, c'est un ou plusieurs paroissiens de son envergure qui auraient monopolisé les mêmes lecteurs. J'incline à croire qu'il fut le meilleur de sa sorte, donc plutôt utile que nuisible... Ce n'était pas une raison pour qu'on l'admît dans l'élite, et, hors quelque excès de sévérité, voire de férocité, son exil d'un monde où il avait failli entrer par surprise, est justifié. Je l'ai revu quelquefois. Point bête, il était un peu restreint (comme tant d'artistes authentiques). Nous causions amicalement, j'écoutais ses doléances, qu'il n'exagérait point, et ses idées sur le théâtre. Avec Jules Verne, il prétendait que c'est un devoir _d'intéresser_ les spectateurs et le lecteur. --Je veux bien, me disait-il, que de rares hommes de grand talent s'amusent à faire uniquement du style... Mais lorsque tant de faquins s'y mettent, ça devient une sorte d'acrobatie. Un roman, une pièce de théâtre ne doivent pas usurper, du moins en général, la place des poèmes ou des essais... Actuellement, il y a des légions d'embêteurs: il est naturel que le public s'insurge. Celui qui sait raconter une histoire a plus de mérite que ces jeunes hommes ne l'imaginent. C'est un point sur lequel nous étions d'accord... avec cette différence que j'admettais une plus grande proportion de stylistes et aussi que je préconisais des éléments d'intérêt auxquels il n'entendait goutte. Il ne fut pas heureux. Si la vente de ses livres demeurait assez fructueuse, tout de même, ce n'était plus le grand succès de _Serge Panine_ et du _Maître de Forges_. L'article de Jules Lemaître demeurait dans sa vie comme une condamnation; il souffrait de voir son nom ridiculisé et devenu le symbole du béotisme, du succès injuste et bête... La librairie Ollendorff, après avoir connu la grande vogue, surtout avec Ohnet, tomba dans le marasme. Il fallut de l'argent frais pour lui redonner quelque éclat. Ollendorff demeura provisoirement directeur littéraire puis l'autorité tomba aux mains d'un certain M..., effroyablement distant de toute littérature: petit homme presque rabougri, mais astucieux, ce M... gouvernait la maison comme un marchand de soupe, et n'était d'ailleurs pas méchant. J'eus avec lui des conversations savoureuses, où l'art se mêlait étrangement aux pâtes alimentaires ou aux boutons de culotte... Je ne sais pas quelle marchandise les malins lui eussent fourrée dans les mains, sans la présente de Valdagne. Mais Valdagne, avec une vigilance discrète, empêchait la dégringolade. Mieux encadré, peut-être Valdagne eût rendu à la maison un peu de sa splendeur disparue... On rencontrait Humblot, grosse voix, visage agressif, au fond brave homme, Humblot qui connaissait mieux son affaire que l'autre, mais qui fut longtemps refoulé au second plan. Quand M... disparut, la librairie faisait eau par dix voies. Malgré des subsides abondants, le navire ne se releva point, de surcroît, il y eut la guerre et la maladie de Humblot, maladie noire, aggravée d'une sinistre neurasthénie. Humblot qui se savait atteint aux racines de l'être, montrait une face trouble et mystérieuse; chaque soir il fuyait éperdument vers la campagne avec, je suppose, une, indécise confiance dans l'air pur... L'air pur ne le sauva pas de lui-même: on le trouva pendu dans la cage de son escalier. Eugène Fasquelle, taillé en force, les yeux'bleus et le visage robuste, la parole ensemble brusque et un peu hésitante, est un éditeur amical. Temporisateur, d'une vigilance intermittente, il oublie parfois de faire réimprimer les romans en temps utile, mais il est serviable, il publie généreusement des hommes de mérite, souvent des débutants, dont il ne peut espérer aucun profit. La librairie tire encore ses meilleures ressources de la bande naturaliste, en comptant Flaubert et les Goncourt. Flaubert, si négligé durant sa vie est devenu une jolie ferme en Beauce depuis sa mort. L'oeuvre de Zola continué de se vendre puissamment. Mais le plus grand succès de la librairie Fasquelle est dû à un homme de théâtre et qui plus est, à un poète; _Cyrano de Bergerac_ a longtemps battu tous: les records de la vente: son tirage dépasse actuellement cinq cent mille. La plus scintillante, la plus piaffante des maisons d'édition, fut la maison Pierre Lafitte. Elle s'étalait dans un hôtel des Champs-Elysée et s'accroissait d'un théâtre, le théâtre Femina. En haut, _Je Sais Tout, Fanina, La Vie au Grand Air_ et la librairie occupaient des étendues spacieuses. On y voyait soubresauter de petites femmes frisselantes. L'Heureux, blafard et lent, recevait avec une politesse nonchalante, Barbusse, cordial, nerveux, grand jeune homme au visage maigre, était plein de déférence et de justice pour les hommes de talent; Paul Calvin menait diligemment la librairie, et il y avait toute espèce de coins et de recoins où le Tout-Paris des lettres et des théâtres jouait à cache-cache. Les publications froufroutantes, abondamment illustrées, étaient frivoles dans le sens charmant du mot Pierre Lafitte avait le sens agile de l'actualité, de la publicité, du luxe: il fut le César du «papier couché». On rencontrait Maurice Leblanc promu au succès foudroyant, par la grâce d'Arsène Lupin--succès imprévisible car Maurice Leblanc cultivait primitivement une littérature sans analogie avec celle de Lupin (à part quelques fantaisies). Je n'ose dire qu'Arsène le révéla à lui-même et aux autres. Je crains plutôt que ce gentleman cambrioleur n'ait un peu bazardé la carrière de Leblanc... _Arsène Lupin_, hardi, presque héroïque, condimenté de verve et parfois d'esprit, s'adapte au tempérament scalde et français de l'auteur, en qui persiste la nostalgie des aventures... Je ne sais si Leblanc est ravi de son succès... J'ai toujours pensé qu'il se proposait de continuer l'_autre carrière_, mais Lupin le tire par les pieds. Duvernois, jeune alors, avec un visage malicieux, des yeux subtils et gentils, un léger empâtement des paupières, accomplissait là je ne sais quelle tâche. Il ne conduit pas sa vie; les circonstances le mènent, parce qu'il dédaigne, je crois, les lignes de conduite rigides; personne n'a un sens plus fin des marionnettes que sont les hommes policés. Il dépeint d'étourdissante manière des événements et des hommes. Nous sommes pareils aux molécules des cinétistes qui se heurtent en tous sens et parcourent d'éternels zigzags... L'esprit de Duvernois s'adapte aux cabrioles du destin; il surgit brusquement, capricieux et preste; à peine paru, il file ailleurs. Dans l'ironie de Duvernois, il n'y a pas de méchanceté, et dans son attitude devant les triomphateurs, aucune trace d'envie. Il sait que tout passe, lasse et casse, que le vainqueur d'aujourd'hui est le vaincu de demain, que le riche est bien près d'être pauvre et que tel, qui montre une face brillante de santé, sera porté demain au cimetière. Parfois, Lafitte donnait des dîners somptueux. Alors, le spectateur pouvait voir à la même table Mme Marcelle Tinayre, la comtesse de Noailles, Mme Lucie Delarue-Mardrus, la vicomtesse de Tredern, Mme du Gast, Mme Lesueur, et la plupart des gas reluisants de la littérature. On y trouvait aussi ce monde bizarre qui jaillit des pénombres et grignote la société, hommes d'argent, hommes de publicité, ferments obscurs, laissés pour compte de tous les arts, frétillants rastas qu'aucune réunion parisienne n'évite, pauvres ratés qu'attirent les phares... Au fond, ces grands dîners portaient à la misanthropie, tandis que le déjeuner du Carlton, le déjeuner des _Fines Gueules_, avait l'attrait d'un rajeunissement. Pour huit francs par tête, le Carlton nous servait des plats exquis et plantureux, un joli vin, le café avec les liqueurs. Il devait inscrire quelques centaines de francs à l'article «pertes» lors de nos réunions. On trouvait là tout le monde, depuis le toupet blanc et la moustache cirage de Maizeroy jusqu'aux yeux noirs et au visage brun de Gaston de Caillavet, depuis Flers jusqu'à Hugues Le Roux, depuis Duvernois jusqu'à Fursy, depuis les administrateurs de la firme Lafitte jusqu'au prince cuisinier Montagne... Ce dernier formulait les menus qui, presque toujours, comportaient une surprise, un plat peu connu ou archaïque, savoureux. Le milieu était gai, presque jeune, échauffé par l'excellence de la cuisine et la liberté des propos... Au dessert l'usage voulait que l'on félicitât Montagné et qu'on lui décernât un ban. Montagné ayant encaissé ban et louanges déclarait n'être qu'un humble suggestionneur. Le vrai roi de la fête devait être le chef du Carlton; des voix clamantes réclamaient la venue de ce chef, qui ne tardait pas à paraître dans un complet bien coupé, et que l'assemblée saluait d'une hurlée suivie d'un triple ban... Parfois, toute l'Assemblée faisait visite aux cuisines et leurs annexes, lieux des carnages pleins de cadavres, où éclatait la froide malfaisance de l'homme, lieu cossu par l'éclat des métaux, les foyers géants, une merveilleuse artillerie de plats, de grils, de marmites, de casseroles. Chaque déjeuner comportait un président de séance lequel devait confectionner des vers culinaires pour le menu, rédigé en vieux français et illustré à la mode d'antan. Où ont passé ces poésies légères? Hélas! où sont allés la plupart des convives. XI EDOUARD GUILLAUME J'ai pourtant fréquenté intimement un de mes éditeurs. Il parut dans le monde des livres comme un météore, aux lueurs violentes mais éphémères. On l'avait connu graveur sur bois. Cette profession n'était qu'un pis aller, car Guillaume avait d'abord, fait passionnément de la peinture, puis de l'illustration. Cerveau aventureux, prompt à l'enthousiasme autant que fidèle à ses souvenirs, l'envie le prit de créer des éditions artistiques... Je possède un exemplaire de ses premiers essais: cela se nomme Le _Pasteur de Carpes_. La conception du livre est délicate; les illustrations en couleur sont jetées dans lès marges ou au sein du texte, capricieusement, sans symétrie... Pendant quelque temps le Jeune graveur tâtonna. Le nerf de la guerre lui manquait... Il fallait un coup de foudre, quelque chose qui surprît et enchantât le public en même temps que les artistes... Pour cela, deux éléments indispensables: la grosse somme, un écrivain célèbre... La grosse somme fut donnée par un fabricant d'encres, qui, on ne sait pourquoi, eut confiance dans les idées de Guillaume. L'écrivain fut Alphonse Daudet, qui consentit à tenter l'aventure avec le _Tartarin sur les Alpes_. Pour la publicité, on prit le _Figaro_ qui, en un sens, s'associa à cette première affaire... Le livre ravit le public. Il avait un grand charme; l'illustration était libre, allègre, imprévue, intimement mêlée au texte, qui souvent l'encadrait, et cela coûtait exactement trois francs cinquante comme le plus banal des in-18 Jésus. Guillaume crut tenir la fortune. N'avait-il pas fait réussir une forme inédite du livre, enrichi «l'édition» d'un produit imprévu... Avec de la vigilance, de l'ordre, quelque sagesse, le nouveau venu pouvait fonder une grande maison, rivale des Charpentier, des Marpon-Flammarion, des Ollendorff, voire des Calmann ou des Hachette. Je rencontrai Guillaume, un soir, chez Daudet, alors que la nouvelle collection était en pleine gloire. Homme aux jambes courtes, et au buste spacieux, un long visage rosâtre marqué de la petite vérole (un fromage de Gruyère, disait Daudet) la bouche lippue, une longue barbe blonde, peu fournie et fourchue, les yeux entre-clos par des paupières intumescentes, un gros nez sensuel; il se vêtait communément d'une jaquette noire, d'un haut-de-forme gris, et de pardessus clairs. Au sortir de chez Daudet, nous fûmes vider une canette aux _Deux Magots_, devant Saint-Germain-des-Prés, et Guillaume raconta des histoires de sa vingtième année, lorsqu'il séjournait au Tessin. On concevait vite que cet homme aimait la vie et adorait les souvenirs de sa jeunesse. D'une voix lente et claire, avec des intermèdes de rires, il développait ses idées ou ses anecdotes, et à travers cette expansion, il avait je ne sais quoi d'un conspirateur, si bien que Daudet me dit un jour: --Il y a des secrets dans la vie de cet homme!... Il a certainement été mêlé à des complots révolutionnaires... Il m'amusa et je ne lui déplus point. Nous nous retrouvâmes et, petit à petit, je devins un familier de sa maison. Elle était attrayante, pleine de bibelots, de tableaux, d'illustrations... Dans une serre d'eau merveilleuse, on cultivait d'éblouissants nélumbos et d'autres fleurs aquatiques. Le milieu avait du charme, un charme presque bohème et tout à fait artistique. Edouard Guillaume gardait une étonnante puissance d'illusion; il s'emballait, faisait des projet» énormes, rêvait de prodigieuses richesses et gardait intacte la religion de l'art. Rue de Coulmiers, on mangeait savoureusement, on buvait sec et ferme (le docteur Santos et moi exceptés). Les fidèles de la maison étaient l'illustrateur Gambard, le médecin havanais Santos, le graveur Florian, et bientôt moi-même. Gambard surprenait par l'amalgame de l'intelligence, de l'esprit, de la cocasserie; de la pénétration. Gros, gras, mou, taillé en barrique, un masque de clown, chauve jusqu'aux oreilles, une petite touffe de poils, dans la nuque, vêtu comme un rapin très pauvre, il parlait inlassablement, dune voix menue niais clairette. Tous les souvenirs de coureur des Bois, de Tartarin, remontaient en tumulte; il évoquait d'une manière délicieuse, avec de l'ironie enthousiaste et de la blague attendrie, les Robinson, les Bas de Cuir, les Atala, les Paul et Virginie, tout ce qui a féeriquement ramené les vieux civilisés vers les enivrements de la vie primitive. Qu'il battît la controverse, égrenât l'anecdote, pratiquât l'ironie, l'humour, le coq à l'âne, la bouffonnerie, presque toujours il intéressait... On hésite à dire que c'était une grande cervelle, tellement il était raté, tellement aussi son physique était flasque et misérable. Mais je pense que peu de cerveaux, dans les lettres, les arts et les sciences, eurent une telle richesse élémentaire et une telle étendue. Il n'inspirait guère de sympathie; tout son être exsudait un égoïsme froid et sec. Le Dr Santos, basané comme un Maure, avait un long crâne négroïde, des yeux pareils aux élytres des hannetons, un visage mobile et l'air affreusement fatigué. Mince comme un bambou, paresseux comme un crocodile, il fumait pendant le repas... Après le café, installé au piano, il entreprenait de jeter diverses havanaises, mais il n'en menait aucune à sa fin. Alors, il s'arrêtait, tapait, retapait, levait la main en l'air en clappant des lèvres, d'un air contrarié, cependant que Guillaume, _déjà_ ravi, vantait les entraînantes danses des pays cubains. Parfois, Guillaume lui-même chantait quelque air d'antan mais c'est surtout le jeune Dito, un enfant de douze ans, extraordinairement intelligent et artiste, qui jouait, à volonté, tout ce qu'on lui demandait. Dans la fumée suffocante des cigarettes, nous causions éperdument, tantôt enchaînés à la voix fluette de Gambard, tantôt entraînés par les harangues exaltées de Guillaume, tantôt attentifs aux bredouillements de Santos, qui gardait un agréable accent cubain et n'était pas maître de ses mots... Gambard avait plus d'esprit, mais Guillaume était coloré, savoureux, suggestif, encore qu'il s'exprimât sans élégance. Parfois, nous n'étions que trois, Guillaume, Gambard et moi. Alors, le plus souvent, vers dix heures, Guillaume manifestait le désir de prendre un «libre air». Cela consistait essentiellement à nous fourrer tous trois dans un fiacre et à visiter des lieux pittoresques: un music-hall, un cabaret artistique et surtout le cabaret-bar d'un nommé Achille, qui venait du Tessin. Dans la premières partie de l'établissement, hautes chaises britanniques; au fond tables et chaises à la française. Comme public, des lads, des jockeys, de bas acteurs, des chanteurs, des chanteuses, plutôt ambulants: un mélange d'Anglais, d'Italiens et de vagues gypsies. Beaucoup de musique. Achille, face mafflue, gros yeux bleus, tenait des propos dans ce genre: --Alors, vous retournez dans vos faubourgs excentriques et pulvérisateurs?... Je veux une politique qui concentre les expansions littéraires et fraternelles. Commerçant avisé, il écoulait avec astuce ses whiskies, ses gins, ses portos blancs et noirs, ses sherrys, ses mélanges britanniques et yankees, ses harengs, ses sardines, ses pickles, son chester, et son incomparable jambon d'York... Il n'en est pas de meilleur. Achille, le tenait directement du lieu d'origine. Ce jambon, finement rosé, avait un goût extraordinairement délicat. Chez Achille, Guillaume est «confortable». Il écoute l'homme ou la femme qui chante des airs presque toujours italiens ou espagnols, les castagnettes, les guitares, les violons, les flûtes, les accordéons. On discerne des hommes de Syracuse ou de Séville, des nègres, des Hongrois, des danseuses arabes... C'était strident, crapuleux, exalté, équivoque. Les jockeys et les lads rasés buvaient imperturbablement devant le bar. Un peuple hétérogène se pressait autour des tables de l'arrière-cabaret. Il en venait de toutes latitudes: des estancias argentines, des caféiéries brésiliennes, de Santa-Cruz, du Texas, de l'Èstrémadure, de la Néerlande, de la Suède et des Îles Canaries. On voyait parfois la stature naine et le visage enfumé de Toulouse Lautrec. Ou bien Thadée Natanson avec son euphonique compagne, ou le fantastique commissaire de V..., qui commandait l'air du roi d'Angleterre et, glorieusement ivre, chantait: M.... pour le roi d'Angleterre Qui nous a déclaré la guerre! Tels soirs, on monte au _Mirliton_, chez Bruant. Les volets, sont clos. Un homme arrête les arrivants: --Les bocks sont à vingt et un sous. Tout le monde n'entre pas! Il frappe. On ouvre. Bruant n'est pas encore là. Un homme camus, à lunettes, figure crapuleuse, pâle, et à travers cela, un vague air de maître d'école, chante en prenant les attitudes du patron, son intonation cabote et brutale. Après la chanson, une quête, avec une boîte de fer blanc, quête qui se renouvellera toute la soirée, dix, quinze, cinquante fois. Un petit personnage, silhouette de vagabond chétif, aux yeux malades, chante à son tour, très pauvrement. Les assistants s'embêtent; ils attendent le dab qui, seul, les intéresse. Il fait effroyablement chaud, une étuve enfumée. De temps en temps: toc! toc! tap! tap! Ce sont des nouveaux dont la venue est saluée par la scie: Oh! là là, c'te gueule, c'tte binette! Oh! là, là, c'te gueule que vlà! Des interpellations: --Regarde-moi ce blair-là... qué couche!... Qué faussé couche!... Eh! l'andouille, eh! fumier... Au départ, le choeur gueule: --Les clients sont des cochons! Et le chant crapule reprend, avec cette marche d'ours en cage qu'a illustrée le patron. En même temps qu'on fait la quête, on crie le journal de la caverne: --Le _Mirliton..._ qui n'a pas le mirliton:... Toi, l'enflé? Aboule!... Dans la cheminée, assez spacieuse, on voit des pots, des plats de cuivre, une crémaillère, un petit chaudron. Une bondieuserie par dessus; aux murs, des têtes; et le grand Mirliton se balance au centre de la salle, un mirliton d'une demi-toise, calibré en proportion... On s'embête, on s'enfume, on bâille... Enfin, un grand coup. C'est Lui. Il entre, comme un dompteur de baraque, par la petite porte. Il a le costume de velours ou de panne (je n'ai pas tâté); au gilet d'énormes boutons de métal; l'écharpe rouge: l'affiche de Toulouse Lautrec. Le faciès blême et luisant sue de l'huile. L'oeil dort sous de pesantes paupières. L'aspect est cabot mais point déplaisant, la physionomie pas bête et en somme caractéristique. Tout de suite, après une poignée de mains ou quelque injure: --Allez la ritournelle d'_A Montmertre!_ Il marche, avec un balancement de ressort sur jarrets, il entre-ferme les yeux, ne regarde personne, parfois clôt entièrement les lourdes paupières. Musique rudimentaire, coup de gueule intermittent et monotone, que l'artiste sait donner avec un minimum d'effort. Cela fait un effet gâté par la légende; on sent un jeu sans fraîcheur, qui moisit... Bruant va, va, ours et voyou. Et quand il s'arrête, c'est la quête éternelle, assommante, dégoûtante... Plus insolent encore, que ses comparses: --Non, mais regardez-moi c'te gueule... un veau... un porc... quelle andouille t'a modelé ça! A ceux qui partent. --F.... moi la paix, hein, tas de muffles... eh! salauds, eh! pantes!... Tout cela, dans la buée, dans là chaleur infecte, est au fond d'une incommensurable tristesse. Tel soir, on va faire une petite visite à Salis. Voici Allais, vague et figé, qui me tend une dextre amicale et qui aime à me répéter: --Nos deux arts ne sont pas aussi loin l'un de l'autre que vous vous l'imaginez... Nous sommes frères... Et si je n'insiste pas, c'est que je suis du Calvados! Arrive Salis, roux et amical. Il m'accueille avec une faveur évidente, et chaque fois, il vante, en termes qui ne varient guère, le _Bilatéral_. Puis, il nous invite à une table, à l'écart: --Pourquoi toujours boire? murmure-t-il... N'est-il plus permis de causer? Il cause, vague, l'esprit perdu par l'alcool et une vie de saltimbanque, le visage ravagé par la buverie, la fumée et tant de souffles respirés chaque soir... De ci de là, il interpelle quelque client, en sa manière grandiloque et paradante... Si jamais il eut une âme intime, cette âme est évaporée ou plutôt diluée dans la foule. Je l'écoute avec compassion: je perçois un pauvre diable atteint dans ses oeuvres vives et qui mourra de bonne heure. Tournées intermittentes au Casino de Paris. C'est l'époque de Bouton d'Or, de la Goulue, Grille d'Egout... Bouton d'Or est remarquable par une énorme chevelure rutilante, les autres paraissent peu significatives. Leur danse, selon les heures, peut être excitante. Elles montrent un fouillis neigeux de beaux dessous qui paraissent, disparaissent, reparaissent, au milieu des jetés battus, et qui semblent toujours promettre l'apparition de la fleur centrale... Les blasés ne regardent même plus, ou regardent d'un oeil somnolent. Mais les autres s'aguichent, l'oeil magnétisé par ces dessous où ils espèrent toujours voir enfin la terre promise... Ce que je trouve pénible, et plutôt de nature à jeter du froid, c'est la chute brutale, les deux jambes violemment écartées, à angle droit avec le buste... Ce mouvement clownesque fait toujours craindre une rupture de muscles... Des musiques stridentes, dont une nous plaît et que nous avons nommée la chanson violette. Des acrobates, des prestidigitateurs, l'éternel tireur qui a l'air de casser des assiettes en tirant entre ses jambes mais qui serait incapable d'atteindre une soupière à dix pas; les équilibristes; les ballets de petites femmes; la femme hercule, etc., etc: De ci de là quelque scène brutale: ainsi, un soldat de la légion étrangère gifle une femme qui l'a frôlé en dansant. La femme et ses compagnes hurlent comme des louves. La giflée clame: --Nous avons payé nos places pour entrer... Et v'là ce malotru qui gifle... La légion étrangère, on sait ce que c'est: des voleurs, des bandits, des ped...! Certains soirs, un ennui immense semble planer sur tout le monde. On dirait alors que cette foule a le sens de la vacuité des choses, de la misère de vivre et de l'horreur de mourir. Le succès avait exalté Guillaume. Il prétendit se libérer de la servitude de l'imprimerie, et, ayant acheté un terrain, boulevard Brune, il y fit bâtir un grand atelier... Plein d'enthousiasme, il annonçait l'ère des millions! Les projets dansaient la sarabande dans sa cervelle; il annonçait l'éclosion de dix collections nouvelles: la petite collection Guillaume, le Bambou, le Chardon Bleu, le Lotus alba, le Nelumbo, le Scarabée d'Or, etc., etc. Ensuite, l'outillage l'échauffa. Il vitupérait les machines rotatives: si bien construites qu'elles soient, elles abîment les caractères, leur ôtent la netteté et l'élégance. Il clamait: --Seule l'imprimerie plane permet le grand art typographique. Avec elle seulement on peut «mateher» les maîtres imprimeurs du passé... Les petites presses plates que j'ai fait venir sont des bijoux. Nous allons lutter avec les Plantin et les Elzévir!... Il faut remonter le courant, sinon les beaux livres périront! Il fit venir une série de petites machines qui s'ouvraient et se fermaient comme des papillons noirs. Elles étaient desservies par des jeunes filles et des jeunes femmes vêtues d'un coquet uniforme que leur payait Guillaume... Celui-ci me donna un rôle dans ce renouveau. Je devais me mettre à la recherche de contes hindous, japonais, chinois, malais, italiens, espagnols, égyptiens... Il comptait aussi me demander des récits préhistoriques... Outre les in-18, on vit éclore la gracieuse petite collection Guillaume pour laquelle j'adaptai le _Porteur de Sachet, Tabubu, Juliette et Roméo_ de _Da Porto, Ivan Iliitch, la Gitanilla_ et aux autres, tantôt avec mon frère et tantôt seul. Durant cette période d'enthousiasme, Guillaume errait dans la littérature universelle comme dans une sylve et les jolis petits volumes satinés se vendaient triomphalement. L'atelier amusait, tout clair, avec ses femmes élégamment vêtues, ses grandes vitres, ses armoiries, un grand scarabée vert, qu'on retrouvait partout... Lorsqu'il y avait «presse» hommes et femmes travaillaient la nuit. Alors, Guillaume, ayant commandé des provisions savoureuses, présidait à leur distribution, vers minuit. Ces médianoches avaient de la couleur et de l'attrait: --Au fond, disait Gambard, c'est toujours sa jeunesse qu'il cherche... cette jeunesse vagabonde dont il garde un souvenir magnifique, naïf et illusoire. Cet homme-là, c'est un tissu de fables... Il retisse sans cesse son passé... il l'a tellement transformé que, s'il se retrouvait à vingt ans, pas un de ses souvenirs sur cent ne coïnciderait avec la réalité!... Une petite mélancolie embrumait les bizarres yeux bleus du sceptique: --Le gaillard a été fait pour le bonheur... C'est pas comme nous... Il le disait à Guillaume même et parfois concluait: --Faut pas naître enfant naturel!... Un soir, il ajouta: --C'est moi l'enfant naturel... car vous autres, vous êtes surnaturels... Vous ne savez pas ce que c'est... Mon rossard de père et même, hélas! ma sainte mère (ici un sourire infiniment sarcastique) se sont défilés dès le jour de ma naissance... On m'avait fourré en Normandie, chez de braves paysans: inutile de dire que les braves paysans sont bons, par destination, dès que leur intérêt l'exige, ou seulement le demande, ou seulement le chuchote. Au fond, d'épouvantables fripouilles!... Ces braves gens donc recevaient, je crois, vingt francs par mois pour me tenir... Ça ne vous paraît rien du tout... mais c'était le prix et même bien payé, car dans ce patelin, les culs terreux marchaient pour quinze balles... Enfin! ces braves salauds m'élevaient... A peu près comme les gorets, mais avec moins d'égards. Du petit lait, des panades faites de croûtes moisies, de la patate écrasée... Je ne «profitais» guère, pareil aux petits veaux avantagés d'énergiques diarrhées. On me fichait n'importe où; j'ai séjourné des jours entiers dans les produits de mes digestions et de mes indigestions... Quand les braves gens sortaient, ils me fourraient dans un petit sac--vrai sac à viande!--et me pendaient à un gros clou, dans le mitan de la muraille. Là, j'avais la liberté de hurler, de faire mes besoins et de vomir à mon aise... J'étais seul pendant des six et sept heures... je ne dérangeais donc personne... une situation de tout repos! Je ne sais pas qui payait, ma fripouille de paternel ou ma sainte femme de mère (ici, de nouveau, le sourire infiniment sarcastique), mais on payait. Seulement, il ne fallait pas exiger de médicaments vu que l'argent arrivait par un intermédiaire discret et complètement bouché aux réclamations... Ce qui fait qu'à cinq ans, je gardais les oies, à sept les moutons, et les vaches un peu plus tard. Les braves gens ne me pendaient plus au mur, ils me livraient aux bêtes. De ci de là, le chef de la famille--je le revois, une tête comme un gros oignon avec une gousse qui formait le nez--m'administrait quelques coups de pied apéritifs ou quelques gifles digestives. Sa bonne compagne plaçait de temps en temps quelques grosses claques à intérêts composés, sur les parties tendres de mon identité... «Il y avait même une aïeule qui daignait quelquefois sortir d'un état comateux pour m'agonir d'épithètes empruntées aux faunes, et aux flores, voire pour me coller un «pain» au passage. Bref, j'étais bien soigné, j'apprenais à lutter pour la vie!» Quelque chose de hagard passait sur les yeux bleus et le visage étrangement rose: «On m'a f...tu à la primaire ou j'ai vaguement appris des choses confidentielles sur Clovis, Charlemagne, Saint-Louis, Louis XIV et Poléon... ainsi que le secret caché dans les chiffres, avec le moyen de les faire entrer les uns dans les autres... J'ai su aussi que la Seine passait par Paris, que Marseille était un port de mer et que les Bretons bouffaient du sarrasin... La petite pension arrivait toujours, mais la tête d'oignon avec la gousse d'ail vociférait de plus en plus fort qu'il se ruinait à m'empiffrer de pain bis, de patates et de couennes de lard... Ce qui ne l'empêcha pas de gémir terriblement le jour où un personnage obèse et immodérément strabique vint me reprendre. Cet individu me fourra pendant trois ans dans un lycée où je vécus sous les espèces d'un interne. Après mon séjour dans la caverne du cul terreux, les haricots, les ratatouilles, le pain blanchâtre, l'«abondance» de la table lycéenne me parurent d'ineffables douceurs. Même la discipline était douce et les pions furent plutôt mes amis... D'ailleurs, je devins célèbre, et célèbre comme je ne le serai jamais plus. Je m'épris de l'art du dessin et j'eus de la patte: c'est la patte qui m'a perdu! Les camarades, le pion; les professeurs mêmes s'arrachaient mes dessins...Le bruit; dut en parvenir jusqu'au froid inconnu qui surveillait ma destinée, au fond de l'étendue... Je me trouvai finalement rapin parmi les rapins... et enfin lâché dans la vie... mis en demeure de la _gagner_. L'inconnu s'était évaporé. Il y a des chances pour que ce soit dans les profondeurs souterraines... Et depuis, je subsiste... --C'est mélancolique! murmurai-je. --Non! c'est plutôt rigolo... Tout est rigolo, riposta Gambard. Peut-être bien que la farce est souvent sinistre, mais le petit intervalle pendant lequel nous paraissons sur la terre est avant tout comique... --C'est honteux! criait Santos... S'il y en a Un, quel salaud! --Quelle fripouille! enchérissait Guillaume. --Quel pitre! rectifiait Gambard. Parfois arrivait Pierre Schuler, auteur d'un livre sur le _Siège de Paris_, homme intelligent, osseux, le crâne en corvette, le geste emphatique. Il avait de l'humour et savait se moquer de lui-même. Schuler, licencié ès lettres, avait passé par des avatars funambulesques. Soucieux d'une vie active, il fit la nique au professorat et s'en fut aux Halles négocier des beurres, des oeufs et des fromages... De cette époque date sa grande invention: la Pierre à lécher. --La Pierre à lécher, racontait-il, a failli être pour le sieur Schuler, la pierre qu'on s'attache au cou avant de s'immerger dans la rivière... Elle partait d'une idée juste qu'en ce temps je considérais comme éblouissante. J'avais remarqué, dans les pâturages de montagnes, en Franche-Comté, en Auvergne, en Suisse, que le sel, sournoisement, avec des airs candides, est tout de même une dépense notable pour les gens qui possèdent un gros troupeau... Les valets, le gaspillent... Un matin je méditais sur cette forte question, en contemplant un troupeau de boeufs flanqué d'un troupeau de moutons: --Combien de sel consommez-vous? disais-je mentalement à ces bêtes flegmatiques. Combien s'en perd-il chaque année?... Je me souvenais des doléances du fermier; ma tête s'échauffait; j'étais comme Kepler ou Newton en proie au satan de la découverte. --N'y aurait-il pas un moyen sûr, pratique et élégant de fixer automatiquement la dépense! L'idée passait en tourbillon, sans que je réussisse à l'attraper. Mais l'appel du génie est irrésistible... J'eus ma pomme: une bonne pierre plate, de sept ou huit kilogrammes environ, qui gisait tranquillement sur l'herbe rase... Même, elle devait se reposer depuis longtemps car un joli lichen argenté l'ornait de toutes parts... et la dévorait hypocritement... Cette pierre, dis-je, fut ma pomme..., l'inspiratrice de sa soeur artificielle, la pierre à lécher!... Je vois que la curiosité distend vos mâchoires... Et je ne veux plus vous faire attendre. La pierre à lécher devait être faite de sel et d'une substance neutre, dissoluble dans l'eau et par suite dans la salive. Cette fois vous avez deviné. On la suspendait cette pierre, à une corde au milieu du pâturage; les bons boeufs, les braves vaches et les nobles taureaux viendraient la lécher, selon leurs besoins. Si le troupeau était nombreux, il y aurait naturellement plusieurs pierres... Ainsi fut résolu, génialement, le problème du sel. Il ne restait plus qu'à passer à la pratique, à la méprisable pratique. Je consacrai mes économies--combien modestes!--à la fabrication d'un certain nombre de pierres à lécher, des petites, pour servir d'échantillon, des grandes, pour faire face aux premières commandes--deux ou trois cents environ. En outre de beaux prospectus où on lisait des choses de ce calibre: «Le monde a attendu six mille ans avant de voir résolu le grand problème du sel dans les pâturages... Il n'aura rien perdu pour attendre. La Pierre à lécher est inventée. Grâce à elle, les éleveurs verront cesser un abus qui, déjà, scandalisait les patriarches!... Suivait une vignette représentant des génisses, des boeufs et des taureaux saisis d'admiration à la vue de la pierre suspendue à une sorte de potence... Les langues gourmandes sortaient des mufles, longues d'une toise. Une notice claire et substantielle complétait le prospectus. J'en expédiai environ six mille exemplaires dans toutes les régions, surtout montagneuses. Après quoi, je me reposai, assuré du résultat. Les commandes allaient affluer. Le seul point noir est que je n'y suffirais point. Comment faire fabriquer assez rapidement toutes les pierres à lécher nécessaires à la France, à l'Europe, à la Planète! Je n'en dormais plus... Mais l'honnête Providence tint à m'épargner ce souci... Il ne vint aucune commande, aucune! On ne me réclama pas même d'échantillon... Saisi de stupeur, j'attribuai d'abord ce prodigieux silence aux retards de la poste... Mais au bout d'une quinzaine, une conviction nouvelle se fit jour: «la routine, la sainte routine une fois de plus triomphe de ce pauvre drille de progrès...» --Par Dieu! m'écriai-je, puisque les montagnes ne veulent pas venir à moi, je vais aller vers les montagnes... Et on verra! On verra! L'obstination ne m'a jamais manqué. Je suis de ces hommes qui vont jusqu'au bout de leurs bonnes idées et de leurs gaffes... Je m'armai d'une espèce de giberne, où j'entassai les échantillons de la pierre à lécher, et une locomotive du P. L. M. ne tarda pas à me traîner vers nos belles montagnes orientales... Et là? Là, j'appris mon métier d'alpiniste. En ai-je grimpé des routes, des sentiers, des vires... En ai-je vu des boeufs, des vaches, des chevaux et des moutons paissant ridiculement les pacages plus verts qu'émeraude! En ai-je franchi des seuils rustiques! On m'écoutait: j'ai reçu du ciel la faconde ailée des commis-voyageurs. J'expliquais doctement, non sans éloquence, les féeriques avantages de ma pierre à lécher. Je la léchais, je la donnais à lécher aux hommes, aux femmes et, bien entendu, au bétail... Ah! on ne s'embêtait pas. Les hommes riaient, les femmes riaient les enfants riaient; j'ai même vu rire des vaches... On m'offrait du vin, du café, du marc, de la bière, selon les patelins... Mais de commandes pas l'ombre! Si pourtant. Un laboureur de Saint-Jean les Cornes, qui n'avait qu'une bique et deux vaches maigres, consentit à me demander une pierre, une seule... Et un fermier de la Sarrelles poussa la témérité jusqu'à commander trois pierres. Puis, le vide, le néant... On à beau être opiniâtre; après avoir visité plus de trois cents fermes ou métairies, je conclus que l'univers n'était pas mûr pour la Pierre à lécher. Quelque éhonté bougre des temps à venir ferait avec mon invention la fortune que me refusait l'aveuglement des hommes. Et je me retirai dans mon wigwam avec des pleurs et des grincements de dents, sans un patard dans ma baguenaude où naguère ronflaient quelques jolis billets de mille. Ainsi va la fortune. Je rentrai dans les rangs, c'est-à-dire dans les oeufs, les fromages et les beurres, avec une âme plus désenchantée que celle de Christophe, quand il reconnut que la découverte d'un monde vous mène tout droit en prison!... Ayant ainsi conclu, le bon Schuler riait d'un rire sec, un rire de bois de chauffage... Il était richement pourvu d'anecdotes, dont certaines savoureuses. Je voudrais me souvenir de ses menues aventures avec un professeur d'espagnol, du temps où Schuler pensait partir pour des llanos sud-américains. L'Espagnol avait une quinzaine d'élèves... Mais dès l'abord, Schuler montra des aptitudes inouïes. Le professeur le regardait avec des yeux tout ronds d'enthousiasme et bramait: --El gigante! C'est le géant! A l'époque où je le connus, Schuler venait de faire une nouvelle invention: il avait perfectionné le Roquefort. Son fromage, le Sarrasin, utilisait des microbes que le Roquefort n'utilisait point. Et Schuler criait: --Le sarrasin est au Roquefort ce qu'est Montmartre à la Butte aux Cailles. C'est le surhomme des fromages... Naturellement, il avait installé une cave-fabrique de Sarrasin. Ses amis en achetaient, mais sans plaisir, aucun, en somme, ne raffolant du Roquefort. Chez Guillaume, un énorme sarrasin se couvrait de végétations abyssales... De vrai, ce fromage valait à peu près le Roquefort, mais il ne put jamais entamer la réputation de son rival antique. S'il existe encore, ce doit être dans des endroits perdus, où il ne fait pas la fortune de son créateur. Ce pittoresque Schuler était un fanatique de l'éducation et de la discipline. Ses enfants furent élevés militairement. A heures fixes, le père les condamnait à la gymnastique. Un horaire inflexible déterminait au reste toutes les évolutions du ménage. Il y avait des fêtes solennelles, avec distribution de palmarès. Tel des enfants avait le prix de la «Suédoise»; tel le prix du tir à l'arc; tel celui des barres, du rec, du lancement du disque, de la course, du saut, du jet des javelots, de la culbute, etc. La cérémonie était rituelle. Elle avait lieu au printemps et à l'automne. Schuler faisait un discours macaronique, où le grave alternait avec le burlesque, car il rangeait le rire innocent parmi les éléments d'une éducation parfaite. XII LA LIBRAIRIE QUANTIN MALHERBE, VILLIERS DE L'ISLE-ADAM, LÉON BLOY C'est dans le bureau de Malherbe que je rencontrai d'abord Villiers de l'Isle-Adam... Malherbe, homme assez fortement charpenté, avec un crâne spacieux et un visage amusant par une expression à la fois railleuse et accueillante, que je n'ai rencontrée que chez lui, aimait la littérature et fréquentait volontiers les littérateurs: je le trouvai charmant de courtoisie et très serviable. Il luttait contre l'esprit bourdonnant de T..., directeur de la maison. --Ce n'est pas un cerveau, disait Malherbe, c'est un tambour. Les idées ricochent sur la peau d'âne, sans que lui-même ni autrui puissent en repêcher aucune... Villiers arrivait en fantôme et allait faire des visites nécessaires à T..., visites qui, selon Malherbe étaient prodigieuses. T..., faisait la leçon à Villiers et lui apprenait comment il fallait écrire pour allécher le public. Il déversait des moqueries, auxquelles Villiers répondait par des ironies à sa manière, voilées, sentencieuses, ambiguës. --La lutte de Tribulat Bonhomet et du Rossignol, disait Malherbe. Les traits de Villiers rebondissent sûr une peau de rhinocéros: après mille ans de réflexion, T..., n'aurait pu en comprendre un seul. Aussi remporte-t-il d'incontestables victoires, accablant Villiers de sarcasmes et riant comme un Nyam-Nyam, avec la certitude que l'autre, au fond, n'est qu'un sot et un fou... Villiers, petit homme au crâne peu spacieux mais au vaste front, avait des yeux bleu pâle, épuisés, qui laissaient souvent jaillir un peu d'eau. Il parlait vivement, avec des basses soudaines, des ironies qui s'exerçaient à vide, parce qu'elles étaient devenues un tic, avec du mystère, du dédain et de l'orgueil. C'était encore le causeur de race, le pur sang nerveux mais qui piaffait tristement. J'en crois ceux qui disent qu'il fallait l'avoir connu dans le feu de sa jeunesse; je ne l'ai connu que fatigué, affreusement vieilli par les privations et une hygiène mal conduite. Huysmans disait: «A cinquante ans, c'est un macrobite. La misère en a fait une savate éculée!... S'il meurt, ce sera littéralement de vieillesse!» La conversation décelait une absence de sens commun presque complète. Il vivait dans les nues; il semblait n'avoir guère touché au réel... à ce réel qui lui fut si terrible. Cependant, il avait le sens et l'horreur de la misère subie, d'autant plus que toute sa nature inclinait à la pompe et au faste. Inutile de dire que son imagination était riche et son esprit bien affilé. Malheureusement, cet homme de génie ne savait pas discerner les caractéristiques du prochain, lorsque celui-ci n'abondait pas dans son sens. De là, des erreurs perpétuelles sur la qualité des êtres et des ironies évaporées dans le vide. Je me souviens d'un joli soir d'été que nous passâmes, Villiers, Huysmans, Guiches, chez Malherbe: Malherbe nous donna une des plus merveilleuses poules au riz que j'ai goûtées dans mon existence. Tout le dîner fut délicieux, arrosé de vins simples et bien choisis. Nous causâmes surabondamment. Une bonne chaleur coulait dans les veines taries de Villiers, réveillé par les vins et la poule. Il eut une heure de piaffe où il lança quelques traits «provisoires» et «approximatifs» de Tribulat Bonhomet, fila l'anecdote avec alacrité et déversa son ironie sur la société contemporaine, avec une finesse à laquelle il ne manquait que de comprendre ce qu'elle raillait. Comme les vieillards d'Homère, comme l'immense majorité des poètes de tous les temps, il croyait à la supériorité du passé sur le présent. J'essayai de lui persuader que nous ne connaissions guère le passé et si peu le présent, et que la vie d'un serf au moyen âge ou d'un esclave dans l'antiquité ne devait pas constituer un idéal très enviable. Sur quoi, il me jugea un admirateur aveugle du Présent et me servit les arguments les plus rares du répertoire, heureusement épicés par sa flamboyante imagination et son persiflage. J'eus beau acquiescer à ses attaques contre les hideurs ambiantes, à condition d'y pouvoir joindre des critiques sur les hideurs ancestrales, il ne condescendit,» à aucun élargissement du thème. Ce fut pis encore lorsque nous nous trouvâmes engagés dans l'Au-Delà. Villiers ne s'aperçut pas un moment que j'étais un mystique déçu, que j'avais horreur d'un destin où vivre n'aboutissait qu'à mourir, que j'abominais le désordre du monde. Il ne vit que railleries laïques dans mes arguments pleins d'amertume et mes négations baignées de mélancolie. Il criait: --Comment, un vibrion perdu dans une goutte d'eau, nierait Dieu! A quoi il était trop facile de répondre: --Comment, un vibrion perdu dans une goutte d'eau, affirmerait Dieu! Il n'entendait pas cette réponse. Obstiné dans l'argumentation unilatérale d'un Bournisien supérieur, il prétendait m'attribuer les croyances d'un Homais-Tribulat. Il fallut renoncer à lui faire admettre que j'étais une pauvre créature désolée, incapable de comprendre que Dieu eût résolu de sauver les hommes en s'incarnant dans les flancs d'une vierge, en mourant sur une croix, et qu'il n'eût pas même réussi cette abasourdissante entreprise, puisque les hommes n'étaient pas sauvés du tout, puisque dix-huit siècles après l'opération, le plus grand nombre d'entre eux ignorait encore l'aventure de Notre-Seigneur Jésus-Christ... La discussion se termina par une causerie sur la boxe. Villiers et moi-même exécutâmes quelques passes de savate dans le vide. Depuis, j'ai rencontré cinq ou six fois Villiers, qui me traitait avec une méfiance courtoise. Il me rappelait extraordinairement, par les traits et les gestes, mon oncle Pépin, ce qui amenait sur ma lèvre un sourire amical, auquel Villiers ne pouvait évidemment rien comprendre. Encore que je lui eusse exprimé mon admiration, il était clair qu'il y voyait plutôt une politesse que l'expression d'un sentiment authentique. Il m'avait «classé» et n'en voulait pas avoir le démenti. J'aime l'imagination de Villiers et la farine spéciale de son ironie. Celle-ci est unique et toutefois bien française, avec des tours imprévus, une manière d'humour indéfinissable, peut-être armoricain. Le mysticisme de Villiers m'indiffère; il est trop facile; il s'appuie sur du mystère de troisième classe et sur un sentimentalisme péremptoire. Sa conception de l'Au-Delà est chétive, puérile et agaçante; d'ailleurs, tout ce groupe méprisant ou vitupérateur, selon l'occurrence, admirable par le talent--Barbey, Veuillot, Villiers, Bloy--est à vous dégoûter du mysticisme. Le savoureux Barbey ne vaut pas mieux à cet égard que l'hyperbolique Bloy; le fin et subtil Villiers attriste autant que Veuillot l'assommeur. Que l'athée agisse de cette manière, c'est naturel, il ne prétend rien atteindre au-dessus de l'homme, il ne nous propose pas la beauté éternelle, mais qu'un chrétien emploie d'autres armes que la persuasion et la charité, j'y vois une concession au plus brutal matérialisme. Avec Bloy, la fréquentation comportait le cabaret. C'est au cabaret qu'il me tint ses propos les plus cabalistiques et que je l'entendis verser des tombereaux d'anathèmes, de vitupérations et de propos scatologiques. De taille moyenne, de la moyenne supérieure, les épaules assez larges, il avait un air de vigueur qui ne correspondait pas à la réalité. La face lunaire, les yeux bien ouverts et pleins de flamme, un air vaguement martial qui, combiné avec les joues spacieuses, lui donnait cet air de gendarme noté par plusieurs contemporains, la voix grave et raclante, des tonalités profondes et un accent hyperbolique qui, je crois bien, venait de Barbey (lequel, prétend-on, l'emprunta à Frederick Lemaître) Bloy n'était pas un compagnon désagréable, jusqu'au jour, presque fatal, où il vous prenait en grippe et vous dédiait une part de ses malédictions. Si l'on se place au point de vue strictement intellectuel, ses propos étaient stupides: pas un atome de logique ni de bon sens. Rarement (du moins avec moi) s'occupait-il d'autre chose que de dénigrer, de dénoncer ou de menacer des êtres ou des choses. Il aimait à dire: --Quand je me promène sur les boulevards, j'ai soif de tuer! Il racontait des anecdotes fabuleuses sur Bourget pour qui il semble avoir eu «une prédilection de haine» ainsi que pour Mendès. On sait que ses ouvrages sont fréquemment des chapelets d'insultes. Il venait de publier son _Entrepreneur de démolitions_: nombre de gentlemen incriminés avaient tenté de l'induire en duel. Il se refusait à cet exercice au nom des Ecritures et recevait les témoins avec plus ou moins de politesse, mais en les priant de ne jamais revenir, car, grognait-il d'une voix trémolante: «J'ai un escalier pour témoins!» Et il faisait le geste de basculer des créatures dans le vide. On rapporte que Mendès fut parmi ceux qui le provoquèrent. Bloy reçut les délégués du poète avec politesse et déclara: --Mes convictions religieuses m'interdisent de me servir du glaive... Si monsieur Mendès a des reproches à me faire, qu'il vienne lui-même. Et dites-lui de ne rien craindre... _Je ne tue pas, j'estropie!_ Il se vantait d'exploits terrifiants, dont quelques-uns sont rapportés dans _Le Désespéré_, où un nommé Marchenoir incarne Bloy lui-même. Je ne sache pas qu'il ait jamais battu personne, et je crois qu'il aurait été facile de vaincre ce pauvre homme aux muscles débiles et pas du tout entraîné aux sports[22]. Il me disait un jour d'une voix lente: --Ma supériorité consiste dans la soudaineté de l'attaque. Mon adversaire est surpris et foudroyé... [Note 22: Sa réputation d'hercule serait, rapporte-t-on, due à une blague de Barbey. Un jour, quelqu'un parlant devant celui-ci d'une correction qu'il se proposait d'infliger à Bloy, Barbey demanda gravement: --Combien serez-vous? Si vous êtes moins de six, je ne vous conseille pas de vous y frotter.] A la troisième absinthe, Bloy croyait lui-même à ses fables. Pour peu intellectuelle qu'elle, fût, sa conversation avait du charme par la virulence, par certaines anecdotes effroyablement hyperboliques, par quelque cri soudain de nature. Il y avait en lui un fond fraternel. Quand il possédait de l'argent, il pratiquait la bienfaisance, toujours prêt à partager ses humbles ressources avec un camarade dans le besoin. Nous avons parfois pérambulé ensemble dans les faubourgs. Il en connaissait la poésie; il parlait avec un sens délicat de la pauvreté dont il avait subi les atteintes cinglantes mais à qui, par ailleurs, il devait des moments exquis, infiniment riches de rêves. Catholique ardent, il ne montrait aucune indulgence pour ses coreligionnaires, dont il stigmatisait sans relâche le pharisaïsme, l'esprit de lucre, l'hypocrisie, la luxure. Il éjaculait normalement des phrases de cette sorte (au fond sans méchanceté): --Notre Saint père le pape est la dernière des crapules! Ou bien: --Il n'y a plus un prêtre sur cent qui ne mérite d'avoir les testicules rôtis à petit feu... Ou encore: --L'infamie des évêques ne pourrait pas être noyée dans une mer d'étrons! Il avait sur l'argent des vues sommaires et candides: comme les pauvres gens, il y voyait une création spontanée, mais qu'il jugeait hideuse et il y appliquait ses plus étonnants blasphèmes. De bonne heure, il avait résolu l'art de vivre par la mendicité, qu'il proclamait sainte, et absolument légitime, de même que la pauvreté lui apparaissait la somme de toutes les vertus. C'était un tapeur merveilleux et qui trouvait cent moyens de s'introduire auprès des riches... Par la suite, il injuriait ceux qui, l'ayant obligé, ne persévéraient pas... Vallette expliquait que cette humeur était due à l'excès de sa naïveté et à son «pouvoir grossissant». Il ne fallait rien lui promettre, ni même faire aucune allusion qui pût ressembler à une promesse. A cet égard, l'anecdote de Léon Deschamps, directeur de l'ancienne _Plume_, est caractéristique (C'est Vallette qui la conte.) Un jour, ayant besoin de pécunes, Bloy se présente à Léon Deschamps et lui dit de sa voix la plus caverneuse et la plus péremptoire: --J'ai besoin de cent francs! --Moi aussi, riposte Deschamps. --Ah! fait Bloy, en roulant des yeux étincelants et déçus... Alors... --Ecoutez, fit Léon Deschamps, il y a peut-être moyen de s'entendre. Je vais vous _faire_ cent francs... --Vous êtes donc un faux monnayeur? demanda Bloy. --Non... il suffit d'un papier timbré... Tenez... ceci. Léon Deschamps atteignit un papier long, où l'on apercevait un timbre pâle, et fit un effet de cent francs. --Voilà, dit-il... Avec çà, vous irez chez M..., et il vous l'escomptera. Bloy, qui avait contemplé l'opération avec émerveillement, garnit sa mémoire des paroles ultimes du directeur de la _Plume_: --S'il vous arrivait d'être gêné... il y aurait _parfois_ moyen de faire comme aujourd'hui. Ces paroles s'épanouirent dans un tympan hyperbolique, et pullulèrent prodigieusement quand Bloy eut escompté le billet. Aussi, six ou sept semaines plus tard, reparut-il chez Léon Deschamps, avec une assurance ingénue: --J'ai besoin de dix mille francs! proféra-t-il. --Et que voulez-vous que j'y fasse! répliqua Léon Deschamps. Bloy l'enveloppe d'un regard indigné. --Comment! Puisque vous pouvez _faire_ de l'argent avec du papier. --Eh! objecta Deschamps, je peux faire à la rigueur cent francs... à l'extrême rigueur deux cents... Mon crédit ne va pas plus loin... L'indignation de Bloy se transmua en fureur; il hurla: --Vous êtes un imposteur... une fripouille excrémentielle... un putois immonde... et je vous maudis! Il ne voulut jamais admettre que Léon Deschamps, _ayant promis_, pouvait refuser la «fabrication» des dix mille francs... Une autre anecdote met en lumière cet état d'esprit. Il arrivait parfois à Bloy de dire, mystérieux et furibond: --Figurez-vous que cette canaille de Rothschild a trouvé moyen de me voler dix-huit cents francs! Chose qui ne manquait jamais d'étonner l'auditeur naïf. Ceux qui avaient l'expérience de Bloy devinaient une transposition saugrenue. Au vrai voici comment un familier conte l'affaire: Bloy avait, par des voies à lui connues, réussi à s'introduire chez Alphonse de Rothschild. Il exposa à cet homme chétif un des énormes projets qui fermentaient inlassablement dans sa tête, par exemple Un projet de _Salut par les Juifs_. Alphonse de Rothschild, ahuri, peut-être intimidé par les allures de l'écrivain, jugea bon de s'en débarrasser par une brumeuse promesse: --Revenez demain... il y aura une réponse. --J'y compte! fit sa voix de citerne. Le lendemain Bloy ne put pénétrer jusqu'à Rothschild: le labyrinthe était gardé. Un vaste serviteur en livrée remit une enveloppe au solliciteur qui repartit, avec la certitude qu'il était exaucé. Dans la rue, Bloy décacheta l'enveloppe, où il trouva deux cents francs et il mugit: --Cette crapule m'a volé dix-huit cents francs! Bloy, dans la certitude qu'il avait du génie, professait que la société lui devait une vie abondante et luxueuse. Il lui arrivait de me dire: --Dans un monde constitué selon les commandements de Celui qui planta l'Héden pour ce salaud d'Adam et cette salope d'Eve, je serais un Prince Cardinal, un Roi Prophète... et j'aurais des tonnes d'or à distribuer aux pauvres... Vous aussi, mon ami, vous auriez un Palais sur une colline sacrée... Il se mettait à rire, avec une lueur étrange au fond des prunelles, ajoutant parfois: --Ne serais-je pas un plus digne pape que cette pourriture qui fait du trône de Pierre une chaise percée? Je ne pensais pas néanmoins qu'il songeât réellement à la possibilité d'être pape. Mais selon Vallette, il y songeait réellement; il aimait à dire: --Dieu souffle directement aux cardinaux le nom des papes... Si Dieu le veut, n'importe qui peut être pape. --Léon Bloy par exemple? Il cillait; son attitude exprimait une mystérieuse attente... Bloy vécut selon ses principes, c'est-à-dire qu'il vécut en frère mendiant, au nom de son génie et du caractère auguste de la mendicité. J'ai dit qu'il donnait volontiers, mais il ne payait que contraint et forcé. Les factures l'indignaient, on sait qu'il a écrit: «L'action de verser un argent qui serait nécessaire aux miens, dans la main d'une concierge, est au-dessus de mes forces...» «Visite d'un salaud porteur de contraintes, m'apportant un commandement qui n'est ni de Dieu ni de l'Eglise, 1 fr. 60 pour le torche-cul.» Un soir que nous passions devant une épicerie, Bloy étendit la main et, d'une voix solennelle: --Que cette crapule soit abandonnée aux vautours, que sa charogne pourrisse dans l'égout collecteur! Et il ajouta: --Il m'a refusé du crédit!... L'oeuvre de Bloy est fastueuse en même temps que stercoraire; aucun homme n'a mieux aggloméré les paroles bibliques avec les épithètes viscérales et obscènes. Il était brouillé avec tout le monde, et ceux qui se crurent ses amis--fors un petit nombre--finirent par connaître les fracas de son excommunication. J'ai pour ma part cessé de le voir, après la publication du _Termite_, où Bloy fait une courte apparition sous le nom de Ramoyre. Il n'y avait rien, dans la peinture de ce Ramoyre, qui pût blesser le pamphlétaire. Et des années coulèrent, sans que Bloy eût l'air de m'en vouloir Ce fut une rencontre en omnibus qui le détermina à me dédier un dixième de page, assez insignifiant et médiocrement injurieux. Sur l'impériale de cet omnibus, ce fut plus grave. Nous échangeâmes des propos dénués de politesse, et je crois bien que mon vocabulaire égala, ce jour, le vocabulaire de Bloy; je dois dire que je n'y mettais aucune colère; je prétendais seulement rendre dix sous pour cinquante centimes... Bloy fut un dés hommes qui me fit le plut réfléchir au problème de la foi. Il est difficile d'imaginer qu'il ne croyait point, il est plus difficile encore de déterminer sa croyance. Il se voulait catholique et sa conduite fut un démenti permanent à cette volonté; sa conduite est le plus étrange salmigondis d'actes manifestement contraires à la catholicité. Il se confessait, il communiait constamment, sans pratiquer ni le pardon des injures ni la douceur évangélique, et presque aucun précepte fondamental. Il ne s'inclinait pas du tout devant les décisions de l'Eglise; il considérait tout le clergé, y compris le pape, comme un assemblage de fripouilles faites de fange, de m... et de crachats. Il s'était créé une croyance toute personnelle qu'il retouchait selon les sautes de son humeur et de son imagination. Avec son caractère, il devait être sûr d'aller au Ciel, et toutefois i! n'aimait aucunement de mourir: lors de sa dernière crise, il espérait encore vivement, dit-on, de persévérer dans la dégoûtante vie planétaire. FIN TABLE L'ACADÉMIE GONCOURT Pages. I.--La Genèse.............................. 1 II.--Les élections......................... 51 III.--Le prix Goncourt..................... 77 Le Journal des Goncourt.................... 85 LES SALONS IV.--Dans le salon de Mme de Caillavet: Anatole France, Barrès, Poincaré et quelques autres......... 89 V. --Chez la comtesse Diane................. 111 VI. --Chez M. et Mme Delzant................ 125 VII. --Chez M. et Mme Bory d'Arnex.......... 143 VIII. --Chez M. et Mme Ménard-Dorian........ 157 IX. --Chez Léon Cladel...................... 177 QUELQUES ÉDITEURS X. --Plon, Ollendorff, Fasquelle, Lafitte... 191 XI.--Edouard Guillaume...................... 201 XII. --La librairie Quantin: Malherbe, Villiers de l'Isle-Adam, Léon Bloy................. 225 ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 8 AVRIL 1927 MIL NEUF CENT VINGT-SEPT, PAR L'IMPRIMERIE FLOCH A MAYENNE, POUR LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie.