* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licence.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Rouge et bleu Auteur: Le May, Pamphile (1837-1918) Date de la première publication: 1891 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Québec: C. Darveau, 1891 (première édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 19 juin 2008 Date de la dernière mise à jour: 19 juin 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 132 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque Nous tenons à remercier la Bibliothèque nationale du Québec d'avoir offert en ligne les images de l'édition imprimée sur laquelle nous avons fondé ce livre électronique. Pamphile LeMay ROUGE ET BLEU COMÉDIES QUÉBEC TYPOGRAPHIE DE C. DARVEAU 1891 SOUS LES BOIS EN LIVRÉE ROUGE ET BLEU PERSONNAGES: M. MONTOUR. UN CHASSEUR. MME MONTOUR. MLLE OLIVE MONTOUR. ESTELLE MONTOUR. SOUS LES BOIS COMÉDIE EN UN ACTE. La scène se passe au Petit-Canada, près Saint-Paul, Minnesota. _Bois, mousse, fleurs et eau._ SCÈNE PREMIÈRE. M. MONTOUR, puis Mad. MONTOUR, puis OLIVE et ESTELLE. M. MONTOUR, portant une poêle, des gobelets, un trépied. Ici! ici... L'endroit est charmant, charmant!... De la verdure en bas, de la verdure en haut, de la verdure de tout côté!... Des fleurs sauvages!... Oui, sauvages, puisqu'elles croissent sans culture... comme certaines personnes que je connais.... De l'eau! Voyez-vous? de l'eau là-bas, pure, claire, vive comme l'eau qui coule à Québec!... Et quel bon siége de mousse! c'est mieux qu'un siége au parlement.... Et ça coûte moins cher. _(Il se retourne.)_ Mais je suis seul! Elles ne m'ont pas suivi?... Elles se sont peut-être égarées. Les femmes, ça, peut s'égarer.... _(Il dépose ses ustensiles.)_ Mais ça ne se perd jamais complètement; ça se retrouve toujours un peu. _(Il reprend les gobelets et les suspend aux branches.)_ Il vaut mieux les mettre en vue, pour les guider, elles, et pour retrouver la place, moi, si je m'éloigne trop... Ah! ah! du bruit!... un craquement de branches, des pieds qui trottinent.... Les voilà! les voici!... MAD. MONTOUR, haletante, un panier au bras. Ouf! tu nous mènes un peu vite.... Nous ne sommes pas sur la Grande Allée, à Québec.... Les rameaux nous fouettent la figure et les chicots nous déchirent les pieds.... Je gage que ma bottine est éventrée.. M. MONTOUR. C'est que le cuir n'en vaut rien.... D'où viennent-elles? MAD. MONTOUR. De Saint-Paul. Je les ai achetées en passant, sur la rue.... Un nom étranger, qui ne m'entre pas plus dans la tête que dans le coeur. M. MONTOUR. Alors cela ne m'étonne pas qu'elles baillent au premier ennui.... Tiens! pour trouver chaussure à son pied il faut aller à Québec. _(Olive et Estelle arrivent portant, chacune, un petit panier plein de fruits.)_ ESTELLE. Oh! que c'est joli! OLIVE. Oh! que c'est joli! ESTELLE. Des mousses! OLIVE. Des fougères! ESTELLE. Des fleurs! OLIVE. Des érables.... comme chez nous! ESTELLE, (déposant panier, chapeau, voile.) De l'eau, là-bas! OLIVE, (faisant la même chose.) Que c'est poétique! M. MONTOUR. Et rustique!... C'est moi qui l'ai deviné, cet endroit. MAD. MONTOUR. Il t'attirait, je crois, mon mari, car tu marchais! tu courais! tu volais, quoi! OLIVE. Comme si vous aviez eu des ailes. M. MONTOUR. Si j'avais eu des ailes, hum! _(Il montre la cime des arbres.)_ MAD. MONTOUR, _riant._ Un beau merle! M.. MONTOUR, _(avec un geste indigné.)_ Un merle? ESTELLE, vivement. Un aigle! un aigle! _(M. Montour fait un signe d'assentiment, et se laisse tomber sur la mousse. Mad. Montour s'assied aussi.)_ M. MONTOUR. Qui va faire la cuisine? OLIVE. Il ne faudrait pourtant pas allumer du feu ici. ESTELLE. Non, si nous allions incendier la forêt. M. MONTOUR. Ce n'est pas cela, mais la fumée nous incommoderait. OLIVE. Ne parlons pas de dîner maintenant. Buvons l'air pur, cueillons des fleurs, aspirons l'arôme des pins. ESTELLE. Oui, oui! courons, amusons-nous! MAD. MONTOUR. Soyez prudentes, mes petites filles. M. MONTOUR. Regardez où vous mettez le pied; il se trouve des chicots qui peuvent entamer le meilleur renfort. Ne cueillez pas toutes les fleurs; car il y en a qui ont un parfum nuisible, dangereux même, et ce sont parfois les plus belles.... Je me souviens quand j'étais jeune.... _(Estelle et Olive s'éloignent'pendant cette dernière phrase.)_ SCÈNE II MONSIEUR ET MADAME MONTOUR. M. MONTOUR. Ces chères enfants, comme elles vont s'amuser. MAD. MONTOUR. Tu te souviens, quand tu étais jeune? M. MONTOUR. Regarde les fuir à travers les arbres; on dirait des nymphes.... MAD. MONTOUR. Tu te souviens, quand tu étais jeune?... M. MONTOUR. Oui, oui, je me souviens, sans doute; et toi, ne te souviens-tu pas? MAD. MONTOUR. De quoi? M. MONTOUR. Quand tu étais jeune...c'est vrai qu'il y a longtemps. MAD. MONTOUR, avec malice. Je ne sais pas s'il y a longtemps, mais j'ai trouvé le temps bien long. M. MONTOUR. _(A part.)_ Elle n'aime pas à rester en dettes, ma femme.... C'est une glorieuse exception! _(Haut.)_ Ne nous abandonnons pas à la tristesse, chère amie; courons après la gaieté. La gaieté, ça repose _(Il se lève.)_ Vois donc, là-bas, cette belle nappe d'eau.... nous nous y rendrons, n'est-ce pas! MAD. MONTOUR. J'y vais tout de suite.... Je vais me baigner... et si je ne reviens pas.... M. MONTOUR. Comment, si, tu ne reviens pas?... As-tu quelque noir pressentiment... par un temps si clair? MAD. MONTOUR. Un accident est vite arrivé. M. MONTOUR. C'est vrai, mais c'est à toi d'arriver avant l'accident. MAD. MONTOUR. Pour t'entendre rappeler des souvenirs de jeunesse que tu n'oses.... M. MONTOUR. Que je n'ose? MAD. MONTOUR. Regretter. M. MONTOUR. Le pourrais-je? Ces souvenirs sont pleins de toi? MAD. MONTOUR. Qu'importe? j'y vais, et si je ne reviens pas.... M. MONTOUR. J'irai, ce sera mon tour. MAD. MONTOUR. Pour cela, oui. Et tu reviendras? M. MONTOUR. Je l'espère bien. MAD. MONTOUR Encore railleur? M. MONTOUR. Comme toi, encore sage. MAD. MONTOUR, riant en s'éloignant. Eh bien! tu seras joli à voir. SCÈNE III MONSIEUR MONTOUR. Moi je reste ici. J'ai choisi cette place, j'en partirai le dernier. On n'ouvre pas la main qui tient un sou pour attraper un sou qui roule. _(Il se promène, regarde, admire.)_ J'ai envie de faire des vers... un quatrain... pendant, que je suis seul dans le désert. Je me sens inspiré. Le silence parle à mon âme; la solitude m'enveloppe et le feu sacré m'allume. Un quatrain pour mon idéal. Tout poète doit avoir son idéal. Il pourra servir pour Adèle, ma légitime... qui va se baigner prosaïquement là-bas, à l'heure où je... m'envole. _(Il prend un livre, une feuille de papier, songe un moment, puis s'écrie avec emphase.)_ «Vous tous qui m'écoutez... qui m'écoutez.... Non, pas «Vous tous.» Je suis dans un bois, gardon» la couleur locale. «Bêtes qui m'écoulez... Mais cela pourrait blesser quelqu'un; on y verrait peut-être une allusion... Adressons-nous aux oiseaux. Il y en a partout des oiseaux... surtout des oiseaux de proie. _(Il songe un moment.)_ Bon voilà mon premier. «Chantez ma Caroline, oiseaux à la vive aile! La vive aile, ça tombe bien, ça fait image. Ce vers, il ne pourra pas servir pour Adèle, mais qu'importe?... Mon second, maintenant _(Il se serre le front,)_ Il faut que ça vienne. Une rime masculine.... Bois, fleurs, vents, rameaux, maux. «Redites-lui mes maux.... Non, cela pourrait mal s'interpréter. _(Il marche, s'arrête, regarde au ciel, regarde à terre.)_ Voici! le voici! _(Il écrit vite.)_ «Fleurs, faites un collier pour son cou... son cou... cou.... Fleurs, faites un collier pour son chaste cou.... Il manque une syllabe, la dernière, la rime.... Elle est peut-être rousse, Caroline.... Roux alors... cou roux. "C'est cela; je le ferai rimer avec doux." Fleurs, faites un collier pour son chaste cou roux! Ça va aller. Cherchons une rime riche maintenant pour rimer avec «aile».... Adèle... fidèle.... modèle... hirondelle... haridelle.... Voyons! il faut que ça vienne! _(Il compte sur ses doigts.)_ C'est ça! «Bois, dites des chants beaux, cela la ravive, elle... Ravive, elle!... la vive aile!... Ça, c'est tapé.... Le dernier à cette heure.... avant qu'elle revienne. _(Il regarde du côté de l'eau.)_ Une rime avec «roux»... Une rime avec «roux» ça doit bien-aller.... _(Un moment de silence.)_ Je l'ai! Eureka!... _(Il écrit en murmurant, puis il récite)._ Chantez ma Caroline, oiseaux à la vive aile! Fleurs, faites un collier pour son chaste cou roux! Bois, dites des chants beaux, cela la ravive, elle; Et de son coeur fermé je tire les verrous!... Je sors de l'ordinaire, au moins. Je les écrirai dans les albums. _(Il s'assied et s'éponge le front. Un coup de feu retentit, il se relève vivement.)_ Des sauvages peut-être! des coureurs de bois!... et Adèle qui est allée se baigner. _(Il regarde avec terreur du côté de l'eau et se fait un porte-voix de ses mains.)_ Adèle plonge, pour qu'il ne te voit pas!... Plonge Adèle! SCÈNE IV. M. MONTOUR, UN CHASSEUR, tenant une perdrix. LE CHASSEUR _(A part.)_ Lui!... Mon Dieu, est-ce possible? Pourquoi?... Que signifie cela?... Dissimulons pourtant. _(Haut.)_ Monsieur, je vous prie de me pardonner si je trouble votre solitude... c'est bien involontairement. M. MONTOUR. Vous êtes un chasseur? LE CHASSEUR. Par plaisir, pour me délasser, me distraire. M. MONTOUR. Mais, la chasse, c'est un amusement dangereux. LE CHASSEUR. Pas pour moi. M. MONTOUR. J'en conviens; mais pour les autres. _(Il regarde avec inquiétude du côté de l'eau.)_ LE CHASSEUR. J'en conviens aussi. Que voyez-vous donc de ce côté, vous me paraissez inquiet? M. MONTOUR. Il y a peut-être d'autres chasseurs.... et je n'aimerais pas.... LE CHASSEUR, montrant les voiles, les chapeaux des femmes. Voici un tas de jolies plumes, qui indiquent un gibier que le chasseur n'a pas souvent la bonne fortune de faire lever.... Où faut-il se diriger? M. MONTOUR, regardant vers l'eau, en faisant le signe de plonger. Elles seront ici dans un moment. Attendez, monsieur, attendez.... C'est un petit dîner.... sous les bois. LE CHASSEUR. Vous m'y conviez, n'est-ce pas? Voici mon écot. _(Il donne sa perdrix.)_ Je vais faire une petite course et je reviens aussitôt. M. MONTOUR. Non, non! C'est-à-dire, oui, oui! Je vous y convie. Je vous prie de rester... tout de suite. Nous allons causer en attendant. Asseyez-vous là, sur la mousse, sous les rameaux, c'est moelleux.... et poétique. _(A part, regardant l'eau.)_ Je ne sais pas si.... LE CHASSEUR. Je reviens, vous dis-je. J'ai entendu des cris d'alouette là-bas, c'était gai comme des rires de jeunes filles. C'est ça qui aiguillonne un chasseur. Vous ne tirez donc pas, vous? M. MONTOUR. Moi? Oui, oui. Je tire de l'arc... C'est plus poétique. LE CHASSEUR. Et l'on voit partir le trait. M. MONTOUR. Et ça ne fait pas de bruit, c'est discret. J'ai toujours eu peur du bruit. Grand vent petite pluie. LE CHASSEUR, se dirigeant vers l'eau. Ma tournée ne sera pas longue Nous nous reverrons car votre compagnie me plaît. _(A part.)_ S'il savait!... M. MONTOUR. Pas de ce côté! pas de ce côté! c'est l'eau! le lac!... il n'y a aucun gibier là, rien! Vous ne trouverez rien! LE CHASSEUR. Bah! je ferai la pêche. Je suis un grand pêcheur devant Dieu et devant les hommes. M. MONTOUR, désespéré. _(A part.)_ Plonge, Adèle! J'y vais. _(Au chasseur.)_ Attendez-moi, Monsieur le chasseur, je vais avec vous. Nous allons jeter la ligne ensemble. _(Il laisse tomber son livre, sort en courant et rencontre Olive qui revient seule.)_ A la pêche! je vais à la pêche! SCÈNE V. OLIVE, seule, des fleurs plein, les mains. Quelle fureur! Je ne croyais pas que cela pouvait devenir une passion si terrible, la pêche. Tenir une perche immobile pour prendre un poisson qu'on ne voit pas... Si on pouvait choisir, encore, je comprendrais. _(Elle s'assied)._ J'en ai assez pour l'instant, de ces courses-là. Cette Estelle est infatigable. La voilà qui descend vers l'étang. Elle aime l'eau comme moi le gazon. Et puis, elle cherche des insectes un peu partout. Brrrr! J'ai peur de ces petites bêtes qui trottent effrontées ou curieuses, et de leurs pattes drues et mordantes vous râpent l'épiderme.... Et pourtant j'en fais une collection. Mais j'aime mieux les fleurs. Les fleurs, cela semble sourire toujours; cela vous met des odeurs et de la pourpre aux doigts.... Celle-ci. _(Elle en choisit une dans le bouquet.)_ Une véronique, une véronique officinale, d'après Brunet. Tige couchée, rameuse, radicante à la base.... Feuilles brièvement pétiolées, un peu rugueuses, velues, dentées... Celle-là, une trille dressée: fleur solitaire, penchée... Image de mon âme!... SCÈNE VI. OLIVE, MADAME MONTOUR. MAD. MONTOUR. Ouf! quel bain délicieux! L'eau est tiède, le sable, au fond, est doux au toucher. On croirait rouler sur des perles. Mais qu'est-ce ton père avait-donc à crier: Plonge! plonge!... Est-ce que je?... Mais non pourtant.... Où est-il donc? OLIVE. Il vient de s'élancer à la pêche. MAD. MONTOUR. De s'élancer à la pêche? Il n'a pas coutume de se montrer si âpre au plaisir de la ligne. C'est un plaisir trop calme pour son humeur. Mais sous les bois, dans la solitude, parmi les plantes sauvages et les oiseaux coquets, il me semble qu'il se fait un réveil étrange. Nous nous sentons remués, secoués.... OLIVE. Moi, je dormirais. _(Elle s'étend sur la mousse.)_ Que l'on doit faire de beaux rêves parmi les fleurs et les oiseaux! MAD. MONTOUR. Ce sommeil qui te gagne, Olive, c'est aussi un réveil.... Repose-toi; je vais lire quelques pages au pied de ce grand chêne, en attendant le retour de ton père... avec ses poissons. _(Elle prend le livre laissé par M. Montour.)_ Est-ce amusant, cela? OLIVE. Oui, bien amusant, c'est de la poésie. MAD. MONTOUR. De la poésie?... Lisons de la poésie, alors.... Loin du bruit, sous les bois parfumés, la poésie doit avoir un charme tout particulier _(Elle ouvre le livre.)_ Mais, c'est Canadien!... De la poésie de chez nous!... OLIVE. Oui, mère, et de la belle, encore! MAD. MONTOUR. Il me semble que la poésie étrangère vaut mieux. Plus ça vient de loin, plus ça doit être beau. OLIVE. Triste préjugé, ma mère. MAD. MONTOUR. L'étoffe du pays, par exemple, ne vaut pas... OLIVE, _riant._ La soie de Lyon!... MAD. MONTOUR. De quoi peuvent-ils parler, nos poètes? OLIVE. Des choses qu'ils voient et des lieux qu'ils aiment.... Ce ne sont pas les étrangers qui pourraient chanter notre fleuve incomparable et nos belles Laurentides, nos coutumes naïves et les brillants faits d'armes de nos aïeux. MAD. MONTOUR. Comme tu dis bien ça! Je me laisse convaincre. Il faut être juste, en effet, et ne pas décourager les nôtres.... Que c'est beau les vers! C'est si difficile, à comprendre!... Je vais aller les savourer à l'écart, ne me dérange pas. _(Elle s'éloigne.)_ SCÈNE VII. OLIVE, à demi-couchée, M. MONTOUR. M. MONTOUR, accourant, hors d'haleine. Ta mère, Olive... est-elle revenue?... Se serait-elle?... Je la voyais quand je suis parti d'ici et, rendu là, je ne l'ai plus vue. Je lui disais de plonger, mais.... OLIVE, riant. Pas jusque dans l'éternité. M. MONTOUR Tu ris! Elle est ici?... Le Chasseur! Ah! si j'appelais le chasseur!... Il sait peut-être nager, lui... Mais où est-il? Il part pour la pêche et il s'éloigne de l'eau.... Et puis, il ne serait peut-être pas convenable.... OLIVE, se levant. Calmez-vous! calmez-vous!... Le Chasseur? Est-ce qu'il en vient des chasseurs ici? M. MONTOUR _(A part.)_ Imprudent que je suis! _(Haut.)_ Non, non, il n'en vient pas, ils s'en vont. Mais ta mère? ta pauvre mère!... Pourquoi m'a-t-elle obéi si... profondément? OLIVE. Tranquillisez-vous, papa, maman est ici, tout près. Elle est revenue pendant que vous vous en alliez. M. MONTOUR, avec un soupir de satisfaction. Ah! elle n'a fait qu'un plongeon... ordinaire? SCÈNE VIII. LES MÊMES, MADAME MONTOUR. MAD. MONTOUR, repoussant son mari qui se précipite dans ses bras. Cesse donc cette mise on scène.... tu n'es pas sincère; et si j'étais restée sous les eaux.... _(Elle s'essuie les yeux.)_ M. MONTOUR. Voyons, ma chérie, console-toi; je n'ai pas voulu te causer de la peine. Est-ce parce que je n'ai pas couru assez vite?... Tu sais bien que je t'aime pourtant et que... j'ai peur de l'eau; je ne sais pas nager. Nous serions restés au fond tous deux. Ça aurait été plus héroïque, je l'avoue, mais on n'est pas maître de la peur. Va, viens, allons! nous allons recommencer. MAD. MONTOUR, avec dépit. Oui, nous allons recommencer, moi à me cacher sous le voile des eaux, et toi, à écrire des vers amoureux sous le voile des bois. _(Elle lui jette son quatrain.)_ M. MONTOUR. Moi, des vers amoureux? _(A part.)_ si je pouvais plonger! _(Haut)._ Mais tu n'étais pas en danger du tout, chère Adèle, et si je te criais de.... _(Il fait le signe de plonger.)_ c'était par mesure de prudence: le bois est infesté de chasseurs. OLIVE. Oui, et un coup tiré au hasard.... MAD. MONTOUR. Les chasseurs ont des yeux... puisqu'ils visent. M. MONTOUR. Et c'est précisément pour cela que... _(Il fait le signe de plonger.)_ MAD. MONTOUR. Jaloux, va! gros jaloux! M. MONTOUR. C'est que je t'adore sur la terre et... dans l'eau. MAD. MONTOUR. Et sous la forêt, c'est Caroline que tu adores?... Pour moi tu n'as jamais rimé deux lignes. M. MONTOUR. J'aurais rimé tout un poème si j'avais pu trouver des mots pour l'écrire... Et ces quatre vers que j'ai jetés en me jouant, sur ce papier indis... sur ce papier blanc, c'est à toi qu'ils s'adressent... C'est toi que je voyais on les traçant. Je te voyais à travers les branches. MAD. MONTOUR. Mais il me semble que je ne m'appelle pas Caroline. M. MONTOUR. Caroline est la pour la mesure seulement. Si j'avais écrit Adèle, la mesure aurait été trop courte d'un pied. MAD. MONTOUR, durement. Que me chantes-tu là avec ta mesure trop courte? tous les vers ne sont pas de même longueur, regarde. _(Elle ouvre le livre)._ OLIVE. Et puis, papa, vous auriez pu, sans doute, avec un peu de travail, arranger ce quatrain de manière à y mettre Adèle. M. MONTOUR. Pas facilement... écoute. Chantez mon Adèle... Chantez ma... douce Adèle, oiseaux à la vive aile! MAD. MONTOUR. Eh bien! est-ce que ça ne rime pas, cela? M. MONTOUR. Oui, à l'hémistiche, mais c'est défendu. MAD. MONTOUR. Défendu?... C'est plaisant.... Où est le mal?... M. MONTOUR. Il y a des règles sévères que le poète ne saurait enfreindre impunément. MAD. MONTOUR, avec une moue. Quand on aime sa femme.... M.. MONTOUR. Oui, quand on l'aime prosaïquement.... OLIVE Vous pourriez ce me semble, mon père, vaincre la difficulté. M. MONTOUR. Je vais essayer... Au reste, pour une femme que j'aime, je puis enfreindre toutes les lois.... de la versification. _(Il se retire à l'écart.)_ SCÈNE IX. MADAME MONTOUR, OLIVE MAD. MONTOUR. Il a beau dire et beau faire, ce n'est pas à moi qu'il pensait.... Il m'oublie!... A son âge... et sous les bois! OLIVE. Oh! ne parlez pas ainsi, mère; vous savez bien qu'il est le meilleur des maris et le plus heureux des pères.... Le plus heureux des pères, peut-être que non, à cause d'Hector parti depuis si longtemps.... mort peut-être.... Mais il a toujours aimé la poésie et les poètes sont obligés parfois de paraître ce qu'ils ne sont pas. Ils jouent tous les rôles. S'ils ne nous laissaient pas voir les passions qu'ils peignent, nous dirions qu'ils chantent faux. MAD. MONTOUR. C'est peut-être vrai; on douterait, on ne saurait pas si c'est comme ça... Mais ta soeur? Où est-elle? Comme elle s'attarde! Elle pourrait s'égarer, se perdre.... OLIVE, sentencieusement. Oui, car les chemins mènent partout, qui ne sont pas faits pour mener quelque part. Cherchons-la.... MAD. MONTOUR. Et puis les bois sont si grands.... OLIVE. Et si hauts! _(Elles s'éloignent. Estelle et le chasseur arrivent.)_ SCÈNE X. ESTELLE, LE CHASSEUR. LE CHASSEUR. Envolés! ils se sont tous envolés! ESTELLE. Ils nous cherchent peut-être.... Ils reviendront ici.... LE CHASSEUR. Vous m'avez dit que vous n'habitez le pays que depuis fort peu de temps.... ESTELLE. Nous y sommes encore tout à fait étrangers; nous n'y connaissons personne.... LE CHASSEUR. Je suis heureux d'être le premier chasseur qui s'offre à vos regards. C'est presque un droit à votre souvenir. ESTELLE, d'un ton badin. Je n'aime pas la contrainte. LE CHASSEUR. Il faut toujours un motif déterminant. ESTELLE. Qui vienne du coeur plutôt que de la raison. LE CHASSEUR. Mai» la raison peut réveiller le coeur. ESTELLE. Comme le coeur peut endormir la raison. LE CHASSEUR. Ils ont tort de ne pas toujours s'entendre; ils font de si bonnes et si belles choses quand ils sont d'accord. _(M. Montour arrive, un papier à la main.)_ SCÈNE XI. LES MÊMES, M. MONTOUR, MAD. MONTOUR et, OLIVE en dehors. M. MONTOUR, sans voir Estelle ni le chasseur. Je l'ai! je l'ai! C'était facile. Adèle, Caroline, Marcelinette, je puis les mettre toutes dans un hémistiche... pas ensemble, comme de raison.... Quand le nom est trop court, on lui accole un qualificatif; quand il est trop long.... on en prend un autre. Ecoute, c'est Adeline que j'ai mis. C'est le diminutif d'Adèle. C'est plus doux, plus intime, et de même longueur que Caroline. _(Il s'aperçoit que sa femme n'est plus là)._ Ah! mais... est-ce une métamorphose? Je viens de laisser ici ma femme et Olive et j'y retrouve Estelle et... mon chasseur. ESTELLE. Maman vient de partir et nous venons d'arriver, monsieur et moi. LE CHASSEUR. Nous n'avons pas eu le temps d'essayer ces jolis siéges de mousse. M. MONTOUR. Et la chasse? LE CHASSEUR. Je n'ai pas osé tirer, le bois est rempli de nymphes. M. MONTOUR. Mais on tire dans les arbres, à la cime, dans l'air. LE CHASSEUR. On dirait que, pris de galanterie, les oiseaux sont descendus sous les rameaux. Ils ne chantent plus à la cime, ils gazouillent à l'ombre. OLIVE, dehors. Je vous assure, maman, que c'est un calosome chaud. MAD. MONTOUR, dehors. C'est un calosome froid! _(Elles arrivent)_. SCÈNE XII. LES MÊMES, MADAME MONTOUR, OLIVE. OLIVE, tenant un insecte. C'est un calosome chaud--_Calosoma calidum_; noir. Un peu cuivré sur les élytres. MAD. MONTOUR. Calosome froid! _Calosoma frigidum_: noir uniforme dans toutes ses parties. Elytres moins rabattues. OLIVE. Calosome chaud! Pieds noirs, antennes noires, un peu plus pâles à l'extrémité. MAD. MONTOUR. Calosome froid! Trois rangées de gros points enfoncés et dorés. M. MONTOUR. Voyons, montrez-moi cette petite bête, que je juge, _(un temps.)_ Comment appelez-vous ça? OLIVE. Un calosome chaud. MAD. MONTOUR. Un calosome froid. M. MONTOUR. Calosome chaud; calosome froid... Dites calosome tiède, et embrassez-vous. LE CHASSEUR. _(A part.)_ Je ne m'attendais pas à celle-là. _(Haut.)_ Voulez-vous me permettre d'examiner cet insecte? J'ai étudié l'entomologie autrefois, quand je demeurais à Québec, et je me flatte d'être un peu familier avec nos petites bêtes. _(Il prend l'insecte, l'examine.)_ C'est bien un calosome. Je vous félicite de vos connaissances sur notre faune entomologique, mes dames. M. MONTOUR. Et vous proclamez par là les vôtres meilleures; ça finit toujours ainsi. LE CHASSEUR. Je soutiens, en effet, que c'est le calosome, mais ni le chaud ni le froid... ni même le tiède que vous venez d'inventer cher monsieur. C'est le calosome scrutateur. _Calosoma scrutator._ M. MONTOUR. Comme tous les savants. LE CHASSEUR. C'est un naturaliste canadien qui le dit, et ce naturaliste n'est pas d'humeur à supporter un démenti.... Je le connais!... Prothorax d'un beau violet cuivré, (le calosome, pas le naturaliste.) Mais je ne m'étonne pas, mes dames, que vous ne le reconnaissiez pas bien, ce calosome, il ne se trouve pas dans la Province de Québec. OLIVE ET MAD. MONTOUR. Ah! je savais bien! M. MONTOUR. Dites donc, monsieur le chasseur, vous connaissez Québec? LE CHASSEUR. J'étais jeune homme quand j'en suis parti; tout de même, je ne l'ai pas oublié. Québec ne s'oublie jamais. Et c'est peut-être quand on en est loin qu'on l'aime davantage, c'est comme un bonheur perdu. _(Les femmes s'essuient les yeux.)_ M. MONTOUR. Vous devez y avoir des parents, des amis alors? LE CHASSEUR. Oui, mais mon père et ma mère n'y sont plus.... MAD. MONTOUR. Ils sont ici.... avec vous? LE CHASSEUR, attendri. Ici... avec moi... oui, madame....oui. M. MONTOUR. Cela vous rend l'exil moins amer, sans doute? LE CHASSEUR. Beaucoup, on effet. ESTELLE. Avez-vous des soeurs? LE CHASSEUR. Oui, mais je ne les reconnaîtrais pas. OLIVE. Ne pas reconnaître ses soeurs! LE CHASSEUR. C'est triste, assurément... surtout quand on a lieu de croire qu'elles sont de belles et vertueuses jeunes filles! M. MONTOUR. En êtes-vous parti depuis longtemps, de Québec? LE CHASSEUR. Depuis douze ans.... OLIVE. Depuis douze ans!... C'est comme Hector. ESTELLE. C'est long. Québec a bien changé depuis douze ans. M. MONTOUR. Oui, oui, d'une manière étonnante. LE CHASSEUR. Je suis heureux d'apprendre ces choses; autrefois l'herbe poussait dans les rues. M. MONTOUR Et aujourd'hui les rues poussent dans l'herbe, grâce à l'intelligence et à l'énergie de notre premier magistrat. LE CHASSEUR. Que la reconnaissance de ses concitoyens soit durable comme son oeuvre! ESTELLE, d'un ton enjoué. La reconnaissance n'est pas une fleur vivace Je m'y connais, je suis jardinière. LE CHASSEUR. Et vous n'aimez pus que l'on jette des pierres dans votre jardin. ESTELLE. Aussi, je me garde bien d'attaquer. LE CHASSEUR. En êtes-vous sûre? Vous me semblez joliment provocante M. MONTOUR, à MAD. MONTOUR. Cette jeunesse, comme ça glisse vite dans l'idylle! M. MONTOUR, à MAD. MONTOUR. Elle on remonte vite aussi... hélas! OLIVE. Quoiqu'il en soit, notre ville a fait une véritable toilette de fiancée. LE CHASSEUR. Il n'est pas nécessaire qu'elle se donne bien du mal pour paraître belle, la nature l'a magnifiquement douée. M. MONTOUR, regardant sa femme. Comme certaine femme que je connais. MAD. MONTOUR, un peu méchamment. Caroline, par exemple. M. MONTOUR. Vous n'avez pas vu le palais législatif? le palais de justice? le palais cardinalice? le.... LE CHASSEUR. Tout cela n'était qu'un rêve encore. MAD. MONTOUR, avec hauteur. Le palais cardinalice? M. MONTOUR. C'est-à-dire... c'est le nom qui est nouveau; mais ce qui fait l'importance d'une chose.... ou d'un homme, c'est le nom. ESTELLE. Et vous n'avez pas vu la grande allée, avec sa bordure de maisons superbes? LE CHASSEUR. Non, elle longeait un maigre pâturage brûlé par le soleil, au temps où je courais dans les rues de Québec. OLIVE. Ni la lumière électrique? LE CHASSEUR. Non! c'étaient alors des réverbères qui s'allumaient tard et s'éteignaient tôt. OLIVE. La nuit est claire comme le jour. M. MONTOUR. C'est vrai, mais pour les amoureux il n'y a plus de clair de lune. _(Madame le regarde sévèrement.)_ Et vous n'avez pas vu le nouvel aqueduc? MAD. MONTOUR, vivement. De l'eau jour et nuit maintenant! à se noyer! LE CHASSEUR. On ne boit plus autre chose, alors? M. MONTOUR. La pression de l'eau est si forte que les tuyaux crèvent.... comme des consciences sous la pression de l'or.... en temps d'élection. ESTELLE. Et vous n'avez pas vu le bassin Louise? LE CHASSEUR. Pas davantage. Un bassin royal, sans doute? M. MONTOUR. Comme bien des choses royales, ça coûte cher et ça sert peu. C'est grand, beau, riche, mais grevé le diable! OLIVE. Le manège n'était pas construit, non plus, lorsque vous êtes parti? LE CHASSEUR. Le manège n'existait pas. M. MONTOUR. Le manége où les défenseurs de notre religion, de notre langue et de nos lois fourbissent leurs armes... LE CHASSEUR. Pour les remettre au fourreau sur un signe du maître? MAD. MONTOUR. Et si vous aviez vu Saint Sauveur depuis le feu!... depuis l'annexion!... LE CHASSEUR. Il y a douze ans que je suis parti. M. MONTOUR. Vous savez qu'il nous appartient, Saint Sauveur? LE CHASSEUR. Eh bien! tant mieux.... pour lui. ESTELLE. Et ce n'est pas tout. La terrace Frontenac-Dufferin, où l'on se promené aux accords de la musique, jusque sous les canons de la citadelle... M. MONTOUR. Et le grand hôtel, et le pont! LE CHASSEUR. Ce ne sera point un pont aux ânes, celui-là, il est assez difficile à résoudre. OLIVE. Et puis l'élargissement de la rue Saint Jean. LE CHASSEUR, surpris. La rue Saint Jean? M. MONTOUR. La rue Saint Jean, tout un côté à terre. MAD. MONTOUR. Pour le relever, le rebâtir.... ESTELLE. Et voilà pourquoi nous sommes ici. LE CHASSEUR. Voilà pourquoi vous êtes ici? M. MONTOUR. Oui, monsieur, oui. J'étais là, sur le côté démoli. J'ai vendu comme les autres. Il le fallait bien. Devant l'intérêt public, l'intérêt privé s'efface. Mais j'ai senti un déchirement là. _(Il met la main sur son coeur)_. Et puis, je ne voulais pas rebâtir. A mon âge on s'amuse à regarder faire ceux qui ont des espérances et qui pensent que la vie est longue. MAD. MONTOUR. Une fois ma chère vieille maison disparue, j'aimais mieux disparaître aussi. Pauvre maison où mes aïeux sont morts, où mes enfants sont nés! où je voulais mourir aussi!... M. MONTOUR, au chasseur qui verse des larmes. Vous vous attendrissez, monsieur; vous comprenez nos regrets. LE CHASSEUR. Oui, monsieur, je comprends que l'argent qui paie une chose ne peut payer un attachement; il éteint une dette mais non pas une affection. _(Un temps.)_ Et vous comptez vivre ici désormais? MAD. MONTOUR. Nous ne sommes pas fixés définitivement encore. ESTELLE. Nous cherchons. LE CHASSEUR. Et si vous trouvez? ESTELLE. Nous fuirons peut être encore.... Il me semble que l'ennui va nous faire trouver toute chose insupportable.... LE CHASSEUR. C'est vrai, l'ennui.... Oh! je l'ai connu, l'ennui!... J'ai pleuré bien des fois au souvenir des miens.... mais dans mon orgueil, je me suis tu.... car j'avais franchi le seuil de la maison contre la volonté de mon père... je voulais ma liberté!... Pauvre liberté, tu ne vaux pas les chaînes du foyer: la bénédiction d'un père, les bras d'une mère, les baisers d'une soeur. _(Les jeunes filles et Madame Montour s'attendrissent.)_ Vous pleurez à votre tour.... Merci. _(Il se penche vers Estelle et lui donne un baiser.)_ J'essuie cette larme. ESTELLE, vivement. Oh! MAD. MONTOUR. Un baiser à ma fille! sous mes yeux! LE CHASSEUR. Sous vos yeux, sans doute, jamais en secret, c'est loyal n'est-ce pas? M. MONTOUR. _(A part)_. C'est peut-être plus loyal en effet, mais c'est moins.... LE CHASSEUR, à Olive qu'il essaie d'embrasser. Et vous, avez-vous aussi des larmes à faire essuyer? OLIVE, se sauvant en riant; C'est un calosome chaud, je le disais bien. LE CHASSEUR, donnant un baiser à Mad. Montour. Il y si longtemps que je n'ai embrassé une si bonne mère. MAD. MONTOUR. Monsieur! Monsieur!... _(A part)._ Plus chaud que je ne pensais, le calosome. M. MONTOUR, se levant vivement. _(A part.)_ J'avais bien raison de crier à ma femme de plonger. _(Haut, au chasseur qui s'essuie les yeux)._ Elle vous rappelle votre mère peut-être? LE CHASSEUR. Et moi, est-ce que je ne vous rappelle personne?... Regardes-moi donc bien. M. MONTOUR, après un moment. Hector! Oui, c'est Hector!... Mon fils!... Ah!... _(Tous entourent le chasseur.)_ MAD. MONTOUR. Mon Dieu! serait-ce lui? ESTELLE ET OLIVE. Hector?... C'est Hector?... LE CHASSEUR. Quand j'ai mis le pied sur le seuil de notre vieille maison pour la dernière fois, j'ai dit avec une légèreté cruelle: Si vous voulez me voir, vous viendrez aux Etats-Unis? Vous êtes venus, Dieu m'a pardonné.... M. MONTOUR, ouvrant ses bras au chasseur. Je m'en souviens!... Je m'en souviens!... Digne fils de ton.... _(Tous se le disputent.)_ MAD MONTOUR. Hector! Mon Hector!... Que Dieu est bon!... OLIVE ET ESTELLE. Notre frère!... c'est notre frère!... _(Elles se penchent sur l'épaule du chasseur.)_ TOUS ENSEMBLE. Quel bonheur! Quel bonheur!... LE CHASSEUR admirant Estelle et Olive. Adorables petites soeurs, je ne vous reconnais plus, mais je ne vous en aime pas moins. Vous avez grandi, depuis douze ans, et vous avez diablement bien fait. Vous vous souvenez? nous nous sommes fait photographier avant mon départ. Un groupe sous les bois, avec une batterie de cuisine, comme maintenant.... Une idée de Vallée, notre bon voisin.... Je garde cela bien encadré, dans mon petit salon.... M. MONTOUR. Comment, tu as un salon? MAD. MONTOUR. Un salon, à toi? _(Estelle et Olive font des gestes de plaisir et de surprise.)_ LE CHASSEUR. Bien à moi... je n'ai pas gaspillé mon temps... ni mon coeur; vous verrez. M, MONTOUR. Que nous avons bien fait d'être venus ici! LE CHASSEUR. Seulement, jusqu'à présent, c'est le coeur plutôt que l'estomac qui s'est nourri.... A la cuisine, maintenant! Je me charge d'attiser le feu et de tourner l'omelette. MAD. MONTOUR. Tu vas demeurer avec nous Hector? LE CHASSEUR. C'est vous qui allez demeurer avec moi. ESTELLE, prenant le bras d'Hector. Je n'ose presque pas vous appeler mon frère!... et je rêvais déjà de t'appeler d'un nom plus... doux. OLIVE. Plus doux! déjà... sans savoir, ni connaître?... LE CHASSEUR. C'était la voix du sang, l'appel des coeurs unis par le ciel. MAD. MONTOUR. Allons dîner sur le bord du lac, l'endroit est charmant comme ici, et nous pourrons y allumer du feu sans danger, l'eau est si près.... _(Ils s'éloignent avec paniers, etc.)_ M. MONTOUR. Oui, oui, le remède à côté du mal. _(A part.)_ Elle a oublié mon quatrain. _(Il fait le signe de plonger et disparaît.)_ EN LIVRÉE PERSONNAGES: DUCAP.--soixante ans. JEAN.--garçon de ferme. PAUL.--carrossier. MADAME DUCAP.--jeune femme. CERISETTE.--servante. EN LIVRÉE COMÉDIE EN DEUX ACTES. La scène représente une salle meublée sans luxe. SCÈNE PREMIÈRE. DUCAP, tenant une livrée qu'il examine. Il ne voudra peut-être pas s'en revêtir... surtout si elle ne lui va point. Il est devenu si fier, si capricieux, ce Jean.... parce qu'un jour ses parents ont vécu dans l'aisance, et qu'il a usé sa première culotte sur les bancs du collége.... Je lui ferai croire que les boutons sont d'or.... Porter de l'or sur la queue de son habit quand presque personne n'en peut porter dans son gousset, ce doit être plaisant pour soi-même, et agaçant pour les autres. L'argument est fort; il devra céder.... Une livrée!... Ma livrée!... J'étais loin de la voir passer dans mes rêves, il y a vingt ans. J'étais pauvre alors et j'avais à peine de quoi me payer une blouse de futaine.... On portait l'étoffe du pays.... J'entends encore le bruit du métier, et je vois la navette glisser entre les brins qui se croisent. Aujourd'hui, ma condition est changée, et ma tenue aussi. Je suis riche et l'on m'appelle «Monsieur»; si j'étais pauvre on m'appellerait: «le bonhomme» C'est drôle; ça m'amuse. C'est moins amusant et moins drôle de fermer l'aile après avoir volé haut, de battre le pavé après avoir roulé carrosse. Tout de même, cette livrée, c'est pour plaire à ma jeune femme. Elle la veut, je la donne. Chaque état, m'assure-t-elle, a ses exigences et ses i-dé-a-li-tés. Idéalité, c'est un mot que le maître d'école décoche souvent. Je ne sais pas trop ce que cela veut dire, mais il doit y avoir quelqu'idée là-dedans.... SCÈNE II. DUCAP, JEAN. JEAN. Oui, monsieur Ducap, il y a une idée là-dedans mais il n'est pas sûr qu'elle soit bien saine. DUCAP. Pas saine? et pourquoi? JEAN. Dame! si c'est une idée alitée, elle doit être un peu malade. DUCAP. Triple ignorant, si tu connaissais l'orthographe, ta ne dirais pas une pareille sottise. De quoi te sert d'avoir été aux écoles? Si j'avais feuilleté la moitié des livres que tu as lus, j'en saurais plus long que toi. Le gouvernement vient d'établir des écoles du soir, tu ferais bien de profiter de l'avantage qu'il t'offre, et dérouiller un peu ta mémoire. JEAN. J'ai trouvé cela dans un dictionnaire; ça n'a pas été mis là pour rien, je suppose. DUCAP. Oh! quand il faut emprunter son esprit.... JEAN. J'avoue qu'il est mieux de le prêter... mais ça ne paie point, personne ne le rend. DUCAP Tiens! mon garçon, un conseil: Fouille donc la terre plutôt que les livres. Tu n'es pas de force à les comprendre. JEAN. Le beau mérite d'écrire des choses que tout le monde comprend! Mais je vous demande pardon, M. Ducap, j'ai voulu badiner; je n'y tiens pas du tout à mon _idée alitée_. DUCAP. Tu n'y tiens que trop; je vois cela à ton air. JEAN. Regardez-moi bien. Est-ce que je n'ai pas l'air soumis, respectueux, convaincu, maintenant? DUCAP. Ton air le dément. JEAN, feignant de s'emporter. Il n'oserait pas: je ne souffre pas un démenti. DUCAP. Ne t'emporte point, mon garçon, c'est ton bien que je veux. JEAN. Je ne m'emporte pas... mieux. DUCAP. Il est bon de connaître la valeur des mots, et la signification des choses. _(Il montre la livrée.)_ JEAN. Les mots sont comme la plupart des hommes, ils n'ont que la valeur qu'on leur prête, et les choses.... DUCAP. Les choses? JEAN. Changeons de propos, s'il vous plaît. Je viens vous parler d'une affaire. DUCAP. Tu voudrais bien me donner le change, mais le père Ducap n'est pas facile à rouler.... Tu me connais? JEAN. Je ne m'en flatte pas: je croyais vous connaître, mais chaque jour vous vous montrez sous un nouveau... jour. DUCAP. Tien?, en voilà une finesse.... Puisque le jour change. JEAN. Et nous changeons avec lui, je le sais, hélas! DUCAP. Au reste, il me plaît de changer.... JEAN. On n'y perd pas toujours. DUCAP. A mesure que ma fortune s'arrondit. JEAN. Et que vos femmes rajeunissent. DUCAP Je n'en ai qu'une; l'expression est mal choisie. JEAN L'expression peut-être mal choisie, mais la femme ne l'est pas. DUCAP, adouci. On s'y connaît en femmes, mon garçon, et si tu as besoin de mes conseils. JEAN. Et vous portez votre bonheur si honnêtement: pas de vanité, pas d'ostentation, pas de.... DUCAP Non, non, mais le sentiment des convenances. Et c'est pour cela que.... JEAN Que vous n'imiterez pas la sottise de Monsieur Chose, le prêteur sur gages, et de Monsieur Machine le banqueroutier banal, qui ont mis des chiffres snr leurs voitures et des habits fantasques sur le dos de leurs serviteurs. DUCAP. Je crois qu'en effet tes boutons n'en sont point d'or. Et quand même ils seraient d'or, cela n'empêcherait pas ceux qui les portent de paraître ridicules. DUCAP. Il n'y a pas de costumes ridicules, et la mode les justifie tous. JEAN. La mode se moque de nous et nous traite en esclaves. DUCAP. C'est nous qui la faisons, et elle se plie à nos fantaisies. Mais voici ma femme qui se dirige ici avec Cerisette, évacuons la place. Viens ici, j'ai à te parler encore un peu. JEAN Et moi de même, je suis venu vous trouver exprès. Je crains beaucoup que nous ne nous entendions pas. _(Ils sortent par un côté, Mad. Ducap et Cerisette entrent par l'autre.)_ SCÈNE III. MADAME DUCAP, CERISETTE. MAD. DUCAP. Je vous l'ai répété cent fois, Cerisette, ce n'est pas bien cela. Il ne faut pas en aimer deux en même temps. Vous n'avez pas deux coeurs, voyons? CERISETTE, riant. Je ne sais pas trop. Si je n'en ai qu'un, il est gros, et je vous jure que deux amour y sont à l'aise. MAD. DUCAP. Folle, vous vous ménagez des chagrins. CERISETTE. Des chagrins? Bah! je les étourdirai avec mes éclats de rire. MAD. DUCAP. Si vous n'en éprouvez pas, tant pis, car vous en ferez éprouver davantage aux autres. CERISETTE. Je ne voudrais pourtant pas faire de malheureux. MAD. DUCAP. Vous vous faites aimer de l'un et de l'autre; cependant vous ne serez toujours qu'à l'un des deux. CERISETTE. Oui, et je ne sais pas auquel. Ils ont tous deux beaucoup d'esprit et peu d'argent. MAD. DUCAP. Dans le ménage, Cerisette, je crois que l'argent est plus utile que l'esprit. CERISETTE L'un et l'autre sont utiles, mais à la condition qu'on les dépense. MAD. DUCAP. Je suis étonnée de les voir vous aimer tant et rester si unis. CERISETTE. Je ne voudrais pas les désunir. Je préfère qu'ils m'aiment moins et s'estiment davantage. MAD. DUCAP. Ils possèdent tous deux un caractère également noble... pour des roturiers. CERISETTE. Nous sommes tous de la même condition ici, tous des enfants du peuple; seulement il y en a qui s'enrichissent et d'autres qui tombent dans l'indigence; il y en a qui se font servir, et d'autres qui se résignent à servir. MAD. DUCAP. Si vous montriez plus d'indifférence cela éveillerait peut-être leur jalousie. CERISETTE. Je ne suis pas capable de feindre, et puis, je vous le dis, je ne veux pas les brouiller. Au reste, Paul ne m'aime pas exclusivement. Je sais qu'il ne dédaigne point Juliette, la soeur de Jean. MAD. DUCAP. Juliette? une jolie fille. Et vous n'êtes pas jalouse? CERISETTE. Mon Dieu! Madame, elle a comme moi le droit d'être aimée, et elle a du bonheur à l'être sans doute. Je ne veux pas détruire la félicité des autres. MAD. DUCAP. Vous êtes une originale. _(Elles se lèvent pour sortir; Madame Ducap revient avec son mari qui entre.)_ SCÈNE IV. MADAME DUCAP, DUCAP, sa livrée à la main. DUCAP, mécontent. Ça gagne sa vie à la journée, et ça se fait prier pour mettre un habit galonné... sur les coutures, et avec des boutons... presque d'or... parce que ça sait lire les gazettes et que ça possède une terre en bois debout. MAD. DUCAP. Il ne veut pas? Il refuse? DUCAP. Il ne veut pas, non! il refuse, oui! le sot, l'imbécile! Il quittera le service. J'ai fait faire une livrée... à ta demande, c'est pour la mettre sur le doa de quelqu'un je suppose... pas sur le mien! MAD. DUCAP. Ces serviteurs, ils sont d'une arrogance maintenant, d'une fatuité! Ils ignorent les échelons de l'échelle sociale. DUCAP Ils voudraient tous être perchés sur le plus haut. MAD DUCAP. Puisque l'échelle sociale existe, il faut qu'il y ait des individus tout le long, en haut, en bas et au milieu. DUCAP Oui, oui, selon la fortune; c'est l'argent qui règle tout. MAD. DUCAP L'argent et la femme. La femme est toute puissante dans la société. DUCAP, raillant. Oui, mais il lui faut de l'or... et une livrée. MAD. DUCAP Est-ce un reproche? Vous devez être heureux que la vôtre ne demande pas autre chose... et ne fasse pas comme... _(Elle, le menace du doigt.)_ DUCAP, étonné. Comment? est-ce qu'il y en a qui?... MAD. DUCAP, riant. Eh! oui! il y en a qui...? DUCAP Mais elles n'ont pas de livrées, ces femmes.... MAD. DUCAP, riant toujours. Non, c'est leurs maris qui on ont. DUCAP. Ils vont peut-être trop souvent au club, à l'hôtel, ces infortunés maris; leurs femmes s'ennuient, et une femme qui s'ennuie.... T'ennuies-tu, toi, ma chère?... MAD. DUCAP. Vous m'aimez trop pour que j'aie ce malheur.... Voyons, mettez vos lèvres sur mon front, et... montrez-moi cet uniforme. DUCAP, donnant un baiser. Que ta volonté soit faite. Plus on est vieux plus on aime la jeunesse; c'est la loi des contrastes. Et puis, j'ai bien assez souffert à l'âge où l'on attend toutes les jouissances, où l'on nourrit tous les espoirs, pour mériter quelques consolations maintenant que je suis sur mon déclin. MAD. DUCAP. Ne vous calomniez pas, mon cher mari, vous êtes encore d'une verdeur qui m'épouvanterait, si je pouvais être jalouse. DUCAP Ah! j'ai trop de bonheur à la maison pour songer à sortir. MAD. DUCAP. Vous êtes charmant, mais les gens qui ne nous connaissent pas, s'imaginent que vous me protégez plus que vous ne m'aimez. DUCAP. Ils ne nous connaissent pas, en effet. Les instants que je passe loin de toi sont perdus, et, à mon âge, on en a guère à perdre. MAD. DUCAP, examinant la livrée. Jolie, élégante, brillante.... Personne n'en a de plus belle... Et ces boutons jaunes se détachent.... DUCAP. Quoi! déjà? ils se détachent?... Un habit tout neuf! Le fil est si mauvais aujourd'hui... et les couturières.... MAD. DUCAP, riant. Pardon, cher vieux, j'ai voulu dire qu'ils ressortent bien. DUCAP. Ils ressortent? Oh! oui, ils ressortent... très bien, très bien.... Où s'assiéra-t-il? sur le siége de derrière ou le siège de devant? MAD. DUCAP. Qui? l'habit? DUCAP. Oui, avec celui qui le portera. MAD. DUCAP. Sur le petit siège de derrière. DUCAP. Mais nous aurons l'air de le mener, et d'être les cochers. MAD. DUCAP. C'est la coutume, il faut bien s'y soumettre. DUCAP. Mais si nous la changions, la coutume? si nous faisions autrement que les autres, les autres feraient peut-être comme nous. MAD. DUCAP. Voici le carrossier, voulez-vous que je vous laisse avec lui? DUCAP. Non, reste, reçois-le. S'il demande de l'argent tu diras que je suis sorti, si c'est pour autre chose, tu m'appelleras. _(Il sort.)_ SCÈNE V. MADAME DUCAP, puis PAUL. MAD. DUCAP. Je l'estime bien mon vieux mari; je donne un peu de lumière et de chaleur à son soleil couchant; je lui fais entendre les chants du matin pour tromper la nuit qui s'avance. Mais il faut qu'il observe les conditions que je lui ai faites: Qu'il ne me parle pas de ses deux premières; qu'il regrette moins la petite fille qu'un accident lui a ravie; qu'il ne me contrarie jamais. Je n'aime pas à m'entendre dire que j'arrive bonne troisième. Deux femmes avant moi!... Cette petite qui lui revient toujours à la mémoire. Et il se la représente sans doute plus belle et plus gentille qu'elle n'était. Les morts et les absents emportent avec eux toutes les vertus, toutes les perfections.... Quatre ans, brune, gaie, vive, déjà des bouffées d'esprit... C'est lui qui le dit.--Elle était du second lit. Tous morts ceux du premier. Quant au dernier... j'aime mieux le chant des oiseaux que le cri des marmots. Et puis, c'est si bon de s'étendre sur le duvet longuement, mollement, chaudement, sans crainte d'être éveillée par.... _(Paul entre.)_ PAUL, saluant. Madame Ducap, vous vous souvenez de ce secret que.... MAD. DUCAP. Ce secret?... Assoyez-vous donc, monsieur.... Ce secret.... PAUL. Ce secret que connaît une femme de Lorette, mon village natal, au sujet d'une petite fille; secret auquel j'ai fait allusion devant vous, l'autre jour, mais que je ne connais pas encore cependant. MAD. DUCAP. Oui, oui, je me rappelle, maintenant. Eh bien! vous ne le connaissez pas?... Tous prenez plaisir à m'en parler et vous piquez ma curiosité... _(riant)._ Si je ne vou» savais amoureux de Cerisette, je croirais que vous cherchez un prétexte pour me voir. PAUL. Je n'oserais point, madame, car vous avez sans doute été guidée par l'amour dans votre choix, et les femmes qui aiment ne sont point volages. MAD. DUCAP. Vous avez des femmes une idée très juste. Cependant une femme peut bien ne pas aimer son mari et demeurer sage. PAUL. Si elle n'aime personne. Il y a des femmes qui n'aiment personne...? MAD. DUCAP. C'est possible; mais elles ont aimé ou elles aimeront. Le verbe aimer a toujours un temps dans la vie d'une femme. PAUL Ce n'est pas un temps perdu. MAD. DUCAP. Et ce secret? PAUL. La personne qui le garde est sur le point de mourir, et veut le livrer. MAD. DUCAP. Où est-elle?... Ah! à Lorette, vous venez de le dire. Qui est-elle? Que fait-elle? PAUL. Je la connais assez peu. Elle a un passé joliment accidenté, dit-on; beaucoup d'ombres et peu de lumière dans son ciel, de la poussière et de la boue dans son chemin. MAD. DUCAP. Et qu'ai-je à voir là-dedans, moi? PAUL. Dans les ombres? dans la boue?... MAD. DUCAP. Dans les secrets de cette femme.... PAUL. Je l'ignore; elle vous le dira. Elle veut vous voir, et je suis chargé de vous en prévenir. MAD. DUCAP. J'aime autant ne rien connaître de ces choses. J'ai assez de mes affaires. Si cette femme a besoin d'une âme où s'épancher, qu'elle aille au prêtre. PAUL. Et c'est le prêtre, en effet, qui l'a conseillée de vous voir. MAD. DUCAP. Comment savez-vous cela? PAUL. Ce prêtre est mon cousin. Il sait que je vous connais bien et que je pourrais lui éviter un voyage. MAD. DUCAP. Il n'aime pas à se déranger?... Moi non plus. _(Elle sort)._ SCÈNE VI. PAUL. Elle est un peu agacée. Soupçonnerait-elle ce que je soupçonne moi-même? Ce serait drôle. Je comprends son peu d'empressement à connaître ce secret.... Elle a fait un mariage d'intérêt. Une femme jeune et belle ne saurait se pâmer d'amour pour un vieillard. Il faut que les baisers aient le retentissement des pièces d'or. La vanité remplace, la tendresse et le boudoir a plus d'attraits que la chambre nuptiale. Je n'aime pas, moi, ces unions égoïstes et malsaines. Le printemps et l'automne ne se confondent pas, et les fleurs ne s'ouvrent, plus sur les rameaux sans sève.... Enfin, puisqu'elle m'a planté là, je n'ai plus qu'à me retirer. C'est dommage que Cerisette ne Me vienne pas consoler un peu de ma déconfiture.... Mais c'est son pas que j'entends.... Oui, la voici. _(Cerisette entre tenant une époussette.)_ SCÈNE VII. PAUL, CERISETTE. PAUL. Oh! comme vous venez à propos! j'allais sortir sans vous voir. CERISETTE. On arrive toujours à propos quand on a un bon motif pour arriver. Madame Ducap vous prie de lui pardonner sa sortie un peu brusque.... Elle s'est sentie prise d'un étouffement subit. Quelque chose qui Lui montait du coeur à la gorge. PAUL. _(A part.)_ Oui, oui, le secret _(Haut.)_ c'est bien, dites-lui que je lui pardonne, mais ne le lui dites pas maintenant. Restez avec moi. Je lui pardonne de grand coeur et comment ne le ferais-je point, puisque c'est vous qui venez quand elle s'en va? CERISETTE. Tout de même je ne m'attarderai pas trop; elle trouverait que ce n'est guère convenable. PAUL. Mais si cela nous convient à nous. CERISETTE. Pour qu'une chose soit bien, il paraît qu'elle doit être à la convenance des autres.... Est-ce qu'il y a longtemps que vous avez vu Juliette? PAUL. Juliette? pourquoi cette question? quand je suis avec vous je l'oublie. CERISETTE. Et quand vous êtes avec elle, c'est moi que vous oubliez. PAUL. Je ne dis pas cela. CERISETTE. Mais vous le faites. PAUL. Je sais que vous aimez Jean, et cela me rend triste, car il est mon ami, et je voudrais le voir heureux. Mais je n'ai pas le courage de renoncer à l'espoir de vous posséder pour vous jeter dans ses bras. CERISETTE. Rien ne presse, nous sommes pauvres tous.... trois. PAUL. Si j'avais l'aisance, m'épouseriez-vous? dites. CERISETTE, riant. Excepté si j'épousais Jean. PAUL. Cruelle, pourquoi me faire ainsi souffrir? CERISETTE. Sur un ton badin. Je souffre peut-être plus que vous, plus que lui.... Vous avez tant de qualités tous deux, que je ne choisirai pas. PAUL. Vous ne prendrez ni l'un ni l'autre? CERISETTE. Je prendrai... les yeux fermés. PAUL, avec force. Si ce n'était pas Jean, comme je serais jaloux!? CERISETTE, gaiement. Si ce n'était pas Juliette, comme je serais jalouse! comme je l'égratignerais!... car les femmes égratignent. PAUL. Pas un garçon ne me résisterait. Je sens que l'amour décuple ma force. CERISETTE. Vrai, vous êtes comme cela? PAUL, avec enthousiasme. Je vais acquérir l'aisance, une douce aisance. Je vais travailler jour et nuit, s'il le faut, oui, jour et nuit! Que l'ouvrage arrive! mon courage est grand et mes bras sont forts... Notre foyer sera paisible et joyeux.... Les soucis ne viendront point assombrir votre front riant, ma Cerisette. CERISETTE. Il me dit la même chose, lui... PAUL. Qui, lui? Jean? CERISETTE. Oui, Jean. PAUL. Malheur! ne pas le haïr!... et l'aimer toujours. J'en deviendrai fou.... Cerisette, aimez-le comme un frère, lui. CERISETTE. C'est ce qu'il me demande en parlant de vous.... C'est peut-être comme cela que je vous aime l'un et l'autre.... PAUL. Eh bien! je l'aimerais mieux.... Non, pas cela! Aimez-nous autrement. L'amitié d'une soeur, c'est doux, c'est suave, mais ça ne rassasie point.... CERISETTE. Et vous voulez être rassasié? PAUL. Non, ce n'est point cela; je veux boire toujours et toujours être altéré.... CERISETTE Vous me faites peur avec votre soif inextinguible. Sortons maintenant. Venez de ce côté. Ici toutes les portes nous mettent dehors. PAUL. Mais c'est une porte pour entrer que je cherche. _(Ils sortent.)_ SCÈNE VIII. DUCAP, très agité: Comment! ils ne sont pas ici? Que signifie cette éclipse de ma femme avec Paul, le carrossier? Est-ce que?... mais non; je suis fou!... Oui, mais je suis... vieux. _(Il va se regarder dans la glace)._ Il me semble que je vieillis tous les jours.... Ce n'était donc pas pour de l'argent qu'il venait... J'aurais aimé mieux que c'eût été pour de l'argent. Et ma livrée?... Ah! la voici!... Moi, une livrée!... C'est pour lui plaire. J'ai été trop faible, je crois.... Elle va me rendre ridicule avec ce costume étoilé de boutons jaunes.... Pourvu qu'elle ne s'avise pas de me le faire porter, _(Jean entre précipitamment)._ SCÈNE IX. DUCAP, JEAN. DUCAP. Viens-tu si vite me dire que tu consens? Je te pardonnerais encore. Une si belle livrée... et qui t'irait à merveille. JEAN. J'accourais annoncer une bonne nouvelle à mon ami Paul. Il était ici il y a un instant. Il y est venu pour une affaire assez grave. DUCAP. Une affaire assez grave?... Avec ma femme? JEAN. Avec votre femme et avec vous aussi. DUCAP. Tout ce qui regarde ma femme me regarde. JEAN. Et vice versa, c'est la loi; vous l'avez voulu. DUCAP. Et je ne dis pas que je le regrette. Mais quelle est cette affaire, le sais-tu, toi? JEAN. C'est quelque chose qui va vous causer une grande surprise. Mais il n'y faut pas trop compter. Les on-dit sont faciles à faire et les événements, difficiles à dire parfois. Ainsi, moi, est-ce que je m'attendais à.... DUCAP, vivement. A te vêtir d'une riche livrée? JEAN. Non, pas cela... moins que jamais j'y songe... et plus que jamais je refuse.... DUCAP. Pour faire plaisir à ma femme, mon cher Jean. JEAN. Et si j'allais lui faire trop plaisir? DUCAP. Ne crains rien, si tes prétentions s'élevaient jusqu'à elle, son attention ne s'abaisserait pas jusqu'à toi. JEAN. J'admire votre confiance et je la crois bien placée; mais n'insistez pas pour m'affubler d'un harnais que je ne puis voir sur le dos des autres sans rire. DUCAP. Eh bien! tu laisseras mon service. Je ne puis garder un serviteur insoumis. JEAN J'allais vous proposer la chose. DUCAP. Me proposer quoi? de laisser le service? Toi, tu oserais me quitter ainsi de plein gré? JEAN. Et vous osez bien me congédier, vous. DUCAP. Moi, c'est différent, je t'ai pris je te rends. JEAN. Tous m'avez pris parce que j'ai bien voulu venir, je m'en vais parce que vous voulez que je parte; nous sommes d'accord. DUCAP. Nous ne sommes pas d'accord puisque tu ne pars point de ton gré. JEAN. Je suis heureux de partir, vous dis-je... et je venais prendre congé de vous. DUCAP. Tu n'agiras pas ainsi, ou je te retiendrai un mois de salaire.... JEAN. C'est vous qui le premier avez manqué au contrat. DUCAP. Moi? pas du tout. J'ai dit: Tu laisseras le service, c'est vrai; mais cela ne signifie pas que tu doive partir avant que ton engagement soit terminé.... Retourne à l'ouvrage. Restons-en là pour aujourd'hui. Je vais voir où est ma femme; c'est elle surtout qui tient à la livrée. _(Il sort.)_ SCÈNE X. JEAN. Je m'en doutais bien que c'était une fantaisie de la jeune épousée, la troisième. Après tout, s'il faut cela pour aimer. Il faut que la vieillesse soit dorée sur tranche, si elle veut luire autant que la jeunesse, même sans dorure. Mais songeons bien à ce que nous allons faire. Allons-nous rester en service jusqu'à l'expiration du terme? Allons-nous déclarer à Monsieur notre maître que nous venons de nous réveiller maître à notre tour?... Allons-nous éblouir Cerisette et lui improviser un domestique en livrée? Allons-nous étouffer les tendres sentiments, et renoncer au bonheur en faveur de notre rival? Je voudrais être heureux, mais je crains que mon bonheur ne détruise le sien. Paul, ô mon ami des premiers jours, comprends-tu ma pensée? En vérité, j'ai envie de me sacrifier. Ce doit être un âpre plaisir que le plaisir de l'immolation. Pouvoir se dire à chaque instant: Cette félicité que je vois fleurir, grandir, s'épanouir dans le coeur d'un autre, c'est moi qui l'ai faite: je l'ai semée dans les pleurs!... Les égoïstes riront de moi. Ils se moquent de ceux qui songent aux autres et qui les aiment. Ils ne comprennent que les dévouements à prix fixe. Pauvres gens! _(Paul entre.)_ SCÈNE XI. JEAN, PAUL. JEAN, allant vers Paul. J'ai couru chez toi: une bonne nouvelle à t'apprendre! et je ne t'y ai pas trouvé, puisque tu étais ici. J'arrive ici et je tombe dans les pattes de mon vieux maître qui veut me faire porter sa livrée, au lieu de tomber dans tes bras. PAUL. Sa livrée?... pour aller avec son carrosse? JEAN. Un caprice de sa troisième. PAUL. Quand à celui-ci il est assez inoffensif... mais il devient contagieux: tout le monde se le paie, le monde qui roule gros... Si j'étais riche.... JEAN. Si tu étais riche? PAUL. Je me vengerais d'avoir été pauvre. JEAN. Ce serait une pauvre vengeance. Je croyais que tu allais me dire autre chose. PAUL. Asseyons-nous, je vais, ou, plutôt, nous allons parler d'elle, si tu veux. JEAN. Oui, d'elle. Tu viens de la quitter, n'est-ce pas? et le père Ducap se trompe quand il pense que tu es en tête-à-tête avec sa femme. PAUL Il ne se trompe pas sur la chose, mais il se trompe sur le motif. Je te conterai cela bientôt; pour l'instant parlons de Cerisette. JEAN. Parlons de Cerisette. PAUL. Je viens, en effets de la quitter.... Elle voulait me faire sortir par le jardin. Un prétexte pour cueillir une fleur, pour effeuiller une marguerite. Mais madame y était rendue déjà, et, ses belles dents blanches déchiraient le velours des cerises avec un dépit mal dissimulé. Nous avons eu peur: j'ai fait volte-face. JEAN C'était prudent, il ne faut jamais surprendre une femme qui croque des cerises. PAUL. Je ne désespérerais point si je possédais un peu plus de biens. Suis-je assez naïf de te faire cet aveu?... Enfin nous nous connaissons.... Peut-être s'amuse-t-elle un peu à nos dépens.... JEAN. Si ce n'est que cela ton bonheur n'est peut-être pas éloigné. PAUL. Nous ne pouvons pas l'épouser, tous deux cependant. JEAN. Alors, mon bon Paul, épouse-la.... je m'efface.... PAUL. Vrai, tu te résignerais à la perdre.... pour que je la trouve? JEAN. Ne suis-je pas ton ami, ton frère, je pourrais dire? PAUL. Oui, nous sommes plus que des amis, nous sommes des frères. Ton père m'a recueilli; moi orphelin, et il est devenu mon père.... Ta mère nous a bercés ensemble sur ses genoux. Elle avait pour nous deux, l'enfant de son amour et l'enfant du hasard, les mêmes sourires et les mêmes baisers.... Oh! jamais je ne paierai assez cher ses ineffables caresses! jamais assez sa sollicitude et ses soins! Et si tu me demandes de renoncer à lu main de Cerisette, si tu m'enjoins de ne lui laisser plus jamais comprendre que je l'adore, je te le promets, j'obéirai. Et puis, mon cher Jean, te l'avouerai-je? Souvent le souvenir de Juliette ta soeur, revient à ma pensée, et quelque chose me dit soudain que nous pouvons être heureux l'un et l'autre. JEAN, ouvrant ses bras à Pau! O mon ami, mon frère, combien tu es digne de mon affection! Ce n'est point pour revendiquer un droit, ou te faire souvenir d'une obligation que je t'ai appelé mon frère! Je ne veux pas te demander le prix des joies du foyer... Je suis, comme toi, capable d'accomplir un sacrifice, et mon bonheur est de te savoir heureux. Si tu ne peux en aimer d'autre que Cerisette, je ne te demande pas d'étouffer ton sentiment. Si elle te choisit, je respecterai son choix et ta félicité. PAUL. Ton dévoûment ne m'étonne pas, mais il me remplit d'admiration. SCÈNE XII. LES MÊMES, DUCAP. DUCAP, grondeur. Ton dévouaient ne m'étonne pas, mais il me remplit d'admiration.... C'est dommage qu'il n'en ait pas un peu plus pour ses maîtres, du dévoûment; oui, c'est bien dommage; cela me remplirait d'admiration aussi. On vous connaît, jeunes godeluraux, votre dévoûment consiste à vous pâmer devant les femmes. JEAN. C'est l'apanage du jeune âge. DUCAP. J'ai été jeune aussi, mais j'étais plus sérieux que cela. PAUL. Il y en a qui le gardent longtemps leur sérieux, mais personne ne le garde toujours. JEAN. Il vient toujours un moment de folie. PAUL. Quelquefois deux.... DUCAP. Dites donc: trois. Je vous comprends bien; mais vos petites malices n'ont pas les dents longues. Vous n'aurez pas occasion d'en faite beaucoup de folies; saisissez la première. PAUL. Vous nous jugez mal, monsieur Ducap. Dans tous les cas nos intentions sont meilleures que nos paroles, et nous aurions tort de prétendre que vous avez fait une folie. JEAN. Ou deux. DUCAP, à Jean. J'en ai fait une quand je t'ai pris à mon service, toi, fainéant, qui passes ton temps à critiquer les gens et à fouiller les dictionnaires. JEAN. J'ai donné le bois et l'eau, comme de coutume; comme de coutume j'ai mené les bêtes à cornes au pacage, j'ai étrillé les chevaux, astiqué les harnais.... DUCAP. Oui! oui!, comme de coutume tu as tout fait.... avec la langue. Mais il te reste une chose à faire, et tant que tu ne l'auras pas faite, le reste comptera pour rien. _(Il montre la livrée qui est sur la table.)_ JEAN, avec emphase. De cela délivrez-moi, Seigneur! _(à Paul),_ il faut que je te revoie, Paul, j'ai une chose importante à te confier, je te l'ai dit. _(Il sort.)_ SCÈNE XIII. DUCAP, PAUL. DUCAP. Et ma femme, où est-elle? PAUL. Votre femme? elle est descendue au jardin. DUCAP. Vous deviez m'attendre ici, ce me semble. PAUL. Elle a préféré vous, attendre là. DUCAP. Et que fait-elle au jardin? PAUL. Je ne sais trop... je suppose qu'elle regarde fleurir les arbres et qu'elle emmagasine les parfums. DUCAP. Et vous? PAUL. Moi? DUCAP. Oui, vous. PAUL. Je suis ici. DUCAP. Je le vois bien. PAUL. Alors? DUCAP. Alors, pourquoi êtes-vous ici? PAUL. Je viens vous demander quel chiffre vous mettez sur votre carrosse. DUCAP. Quel chiffre? PAUL. Oui, quel chiffre. DUCAP. Quel chiffre? quel chiffre?... le plus bas possible. PAUL. Il ne s'agit pas du prix; vous vous méprenez, il s'agit du chiffre que je vais peindre sur le derrière. DUCAP. Oui, oui, oui, je comprends, je comprends.... mon chiffre! _(après un temps de réflexion.)_ le chiffre de ma fortune, je suppose.... Jonas l'épicier, a-t-il plus que cela sur le sien? PAUL. Je veux dire, un écusson, des armes.... DUCAP. Des armes? JE n'en ai point. Je suis un homme pacifique, et j'aime mieux m'excuser que me battre. PAUL. Vous avez raison; s'excuser est le fait d'un homme poli, se battre est un métier de bretteur. Mais n'y a-t-il pas un motto, une devise, quelque chose enfin de particulier que vous aimeriez à voir luire sur le fond de votre voiture? Vous savez, quand on «déclare fortune» on prend généralement une livrée pour le laquais et une image pour la voiture.... DUCAP. Ah! parfait, parfait! je vois ce que c'est, maintenant.... la livrée, la voici _(il court la prendre et la montre avec orgueil.)...._ l'image sur la voiture, ah! oui.... qu'est-ce que je mettrais bien?... PAUL. Quoique chose qui rappelle votre condition. DUCAP. C'est que je ne veux pas la rappeler ma condition.... PAUL. Votre condition présente.... votre condition nouvelle.... DUCAP. A la bonne heure! PAUL. Vous étiez dans la gêne et vous êtes dans l'abondance. DUCAP. C'est vrai.... c'est vrai! _(Un silence.)_ Ah! je l'ai.... une corne d'abondance alors! PAUL. C'est cela, une corne d'abondance. DUCAP. Faites-la bien visible. PAUL. Oui, oui, pour être vue de côté et de front. DUCAP. Et quand pourrai-je l'étrenne? PAUL. La corne? DUCAP. La voiture, la voiture! PAUL. C'est aujourd'hui mardi.... dimanche, s'il fait beau. Je cours à ma boutique.... DUCAP. Je sors avec vous; je vais aller vous voir peindre, si cela ne vous gêne pas. PAUL. Cela me gêne nullement, monsieur. _(Ils sortent)._ SCÈNE XIV. MADAME DUCAP. C'est un calice qu'on me présente, je le sens. Ah! si je pouvais le repousser! refuser de le boire!... Mais comment le pourrai-je!... Si je possédais seule le secret, il ne serait pas malaisé de le taire; il mourrait avec moi.... Si je ne vais point à Lorette, cette femme le confiera à d'autre.... c'est peut-être fait déjà.... Oui, puisque le curé l'a conseillée de me voir, puisqu'il me mande.... Il l'a peut-être dit à Paul son cousin. Tout le monde va le savoir avant moi.... Je m'effraie de rien peut-être. Et s'il s'agit d'enfants, il y a des enfants qui se ressemblent et des accidents qui se répètent.... _(Un temps)_ Je verrais la moitié de ma fortune m'échapper.... et mon autorité affaiblie!... Ah! mon vieux, si tu me faisais une pareille injustice!... Comment prévenir le coup, et comment le supporter? Mais que dira le monde si... _(Un temps.)_ Bah! chassons ces pensées noires, appelons Cerisette, elle est gaie, elle va me distraire. _(Elle sonne.)_ SCÈNE XV. MADAME DUCAP, CERISETTE. CERISETTE. Vous avez sonné, madame? MAD. DUCAP. Oui, Cerisette, je m'ennuie et je voudrais causer un peu. Prenez un siège. CERISETTE. Je le veux bien: madame me fait beaucoup d'honneur. _(Elle s'assied.)_ MAD. DUCAP. Vous pouvez coudre ou tricoter, tout en causant, ces ouvrages-là n'empêchent pas la langue de marcher. CERISETTE, se levant pour prendre son tricot. On dirait, au contraire, que le babil anime l'aiguille. Mon tricot est là qui m'attend. Je vais me hâter de finir les bas de monsieur. La laine est fine, douce. Avez-vous tricoté déjà? MAD. DUCAP. Oh! oui: tricoté, cousu, filé: j'ai fait un peu de tout. Il le fallait bien; je n'ai pas toujours été riche et grosse dame. CERISETTE. Après le travail le repos est plus doux, après la gêne ou doit jouir beaucoup mieux de la richesse. MAD. DUCAP. Cependant il y a partout des sacrifices à faire.... Je suis riche, mais... il est vieux. CERISETTE. Et vous êtes si jeune encore. MAD. DUCAP. Je ne savais pas trop ce que je faisais; j'ai été poussée par ma mère. CERISETTE. Je comprends que vous n'avez pas fait un mariage d'amour. _(Un temps.)_ Mais il est bon, il est complaisant. Vous n'avez pas de peine avec lui. Quel âge a-t-il? MAD. DUCAP Soixante. CERISETTE. Il peut durer longtemps encore. MAD. DUCAP. Dans quinze ans j'en aurai quarante.... quarante! hélas! une vieille femme!... Et puis, s'il vivait vingt ans encore?... Vingt cinq? Ça se voit des vieillards de quatre-vingts passés.... CERISETTE. Il n'avait pas d'enfants? MAD. DUCAP. Ah! s'il en avait eu!... CERISETTE. Je veux dire qu'il n'en avait pas de vivant, car il en a eu, Madame... Une petite fille qui s'est noyée. MAD. DUCAP Vraiment?... Oui, oui, sans doute; je le sais, je l'ai su.... Il m'en parle souvent.... Pauvre petite!... Mais qui vous a dit cela, Cerisette? CERISETTE Ce n'est pas cela qu'on m'a dit, madame, on m'a dit qu'elle ne s'était pas noyée.... MAD. DUCAP, avec étonnement. Qu'elle ne s'était pas noyée?... CERISETTE. C'est à Lorette où j'ai demeuré avant de venir ici, que l'histoire se racontait. MAD. DUCAP L'histoire de l'enfant? CERISETTE Oui, madame. MAD. DUCAP. Avez-vous demeuré longtemps à Lorette? CERISETTE. Six mois chez le curé et trois mois chez un monsieur Trudelle. MAD. DUCAP. Avez-vous connu une femme du nom de.... Arrêtez-donc... Toupin... Arpin.... Ça rime avec pin, toujours. CERISETTE. J'ai connu la veuve Toupin. Elle se disait veuve, mais personne ne lui a jamais vu de mari. MAD. DUCAP. Elle l'était d'autant plus alors. CERISETTE. Elle est malade, elle va mourir. MAD. DUCAP. Il faut finir par là. CERISETTE. Il paraît que l'histoire vient d'elle. Si elle n'est pas vraie je suppose qu'elle le dira avant de partir. MAD. DUCAP. Du chantage!... La misérable!... J'ai entendu parler de cela. CERISETTE. Oui, ça vous regarde joliment aussi. MAD. DUCAP. Mais personne n'en croit rien. CERISETTE. Elle se vantait de pouvoir dire où est la petite fille de M. Ducap, votre mari.... MAD. DUCAP. Qui s'est noyée... la chose est sûre. CERISETTE. Elle ne se serait pas noyée alors. MAD. DUCAP. Je connais cela. C'est une gueuse que cette prétendue veuve.... Ma famille l'a comblée de bienfaits, et au lieu de m'en garder de la reconnaissance, elle cherche à me nuire. Je vais tout vous dire; je la sais l'histoire.... Elle connaît une jeune fille, la sienne probablement, et elle veut la faire passer pour l'enfant perdue, l'enfant de mon mari, si je n'achète pas son silence. Elle pense m'effrayer. Si jamais cette fausse héritière, cette fille empruntée entrait ici, elle trouverait la vie dure, je le promets.... CERISETTE. Il faut être bien méchant pour inventer de pareilles histoires. MAD. DUCAP. La jeune fille qui se prêterait à cette supercherie, mériterait d'être jetée dans la chute Montmorency. CERISETTE, rêveuse. La chute, oh! qu'elle est haute! MAD. DUCAP. L'avez-vous vue? _(On entend une voix dans l'entrée, qui dit:)_ Personne ici?... CERISETTE, se levant vivement. Quelqu'un qui entre. Je ne connais pas cette voix. _(Elle sort.)_ SCÈNE XVI. MADAME DUCAP, VOIX EN DEHORS. MAD. DUCAP. _(Elle demeure quelques instant accoudée sur la table le front dans sa main, muette.)_.... Si elle pouvait mourir sans rien révéler, cette femme!... Je veux être seule ici.... J'ai le droit d'être seule. Je me suis donnée à lui, mais il a promis de me donner tout... tout! l'argent prêté et les biens-fonds.... Je serais volée s'il y avait partage.... Ma jeunesse vaut bien sa fortune.... _(On entend le dialogue entre l'étranger et Cerisette. Madame Ducap écoute avec attention.)_ VOIX DE L'ÉTRANGER. Ah! il n'est pas à la maison?... CERISETTE. Sorti pour un moment. Il doit être dans le voisinage. VOIX DE L'ÉTRANGER. C'est un de mes vieux amis, voyez-vous, un ami d'enfance, et je voulais savoir, en passant, s'il est vrai qu'il a retrouvé sa petite fille.... CERISETTE. Il ne l'a pas retrouvée encore... et je ne crois pas qu'il la retrouve.... C'est une histoire en l'air.... Madame sait d'où ça vient.... VOIX DE L'ÉTRANGER. C'est que, ça ne ferait pas son affaire... à la jeune femme.... Mais lui, mon vieux Ducap, il serait si content.... Eh bien! je vais continuer ma route, bon soir, mademoiselle, mes compliments à Ducap.... _(Cerisette revient.)_ CERISETTE. C'est un habitant du Saut, un ami de M. Ducap qui venait.... MAD. DUCAP. Je sais, je sais! J'ai tout entendu.... Il ferait mieux de se mêler de ses affaires. Que l'enfant revienne ou reste au fond de la chute, que je sois contente ou fâchée, cela ne le regarde pas. CERISETTE. Vous parlez de la chute, je l'ai vue souvent, mais je ne m'en souviens guère.... Quand je la regardais d'en bas, je croyais que l'eau tombait des nuages.... MAD. DUCAP. Vous étiez jeune? CERISETTE. Toute petite: trois ou quatre ans; Mais il me semble que je vois encore l'eau descendre en tourbillons comme une épaisse fumée blanche; il me semble que j'en entends encore le bruit formidable et que je vois se croiser, dans le grand bassin, au pied, des cercles de toutes couleurs. MAD. DUCAP. Vos parents demeuraient là... sur les hauteurs? CERISETTE. Oui, madame. Mes petites compagnes et moi nous avions bien du plaisir à descendre l'immense côte de verdure dont le pied se baigne dans le fleuve, et bien de la fatigue à la remonter. N'importe, nous recommencions toujours.... C'est comme ça pour les plaisirs de la vie, nous les payons cher et nous les redemandons sans cesse. MAD. DUCAP. Vos parents, que faisaient-ils? Cultivaient-ils la terre? CERISETTE. Vraiment, je ne le sais plus... je ne l'ai jamais su; c'est si loin, si loin! Souvent quand j'allais jouer sur la grève, je voyais une femme venir à moi. Elle me donnait des baisers et des bonbons. Je l'aimais bien. Un jour elle me fit boire une liqueur délicieuse, et je m'endormis sur l'herbe en riant, la figure au soleil. Quand je m'éveillai il n'y avait ni rivière, ni chute, ni côte.... rien! Je croyais faire un rêve; hélas! le rêve pénible dure, encore! _(elle essuie une larme...)_ MAD. DUCAP, se levant stupéfaite Pauvre enfant!... Vous avez du souffrir.... souffrir beaucoup. CERISETTE. J'ai bien pleuré d'abord, oui, j'ai bien pleuré.... Mais ici, sur la terre, les douleurs comme les joies ne sont pas de longue durée. MAD. DUCAP. Vous souvenez-vous du nom... de vos parents. CERISETTE. On m'a toujours dit que je n'en avais pas, de parents. Mais moi, je me souviens bien d'un homme que j'appelais papa, et d'une femme que j'appelais maman, en enchaînant leur cou de mes petits bras; et je me souviens bien des baisers qui pleuvaient sur mon front. MAD. DUCAP. Où avez-vous été élevée? Vous avez reçu de l'instruction... votre langage n'est pas celui d'une servante. CERISETTE. Ceux qui m'ont élevée m'ont comblée de soins. Ils n'avaient pas d'enfants, et tout leur amour était pour moi. Pensionnaire pendant plusieurs années dans un couvent, j'ai beaucoup étudié. Mais j'étais jeune encore. J'ai lu depuis... La lecture, c'est ma passion. Hélas! Mes parents adoptifs sont morts à quelques mois d'intervalle! Un de leurs cousins a recueilli l'héritage, mais il ne m'a pas recueillie, moi.... Je garde leur nom, c'est tout. Il m'a fallu servir. MAD. DUCAP. Vous devriez aller aux Etats-Unis, où il y a tant à gagner; ne restez pas plus longtemps ici à travailler dur pour quelques piastres par mois. CERISETTE. Mais comment y aller? je n'ai pas d'argent. MAD. DUCAP. Je pourrais peut-être vous acheter votre billet de passage. CERISETTE. Hélas! m'en aller seule en pays étranger? MAD. DUCAP. Mais vous trouverez des centaines.... des milliers de vos compatriotes, là-bas. CERISETTE. Ceux que l'on cherche ne valent pas toujours ceux que l'on quitte. MAD. DUCAP. C'est un conseil que je vous donne; songez-y. Si vous vous décidez à partir, je vous aiderai. CERISETTE. Est-ce que vous ne vous trouvez pas bien de moi? MAD. DUCAP. Oui, je me trouve bien de vous; mais il y a ceci qu'il faut vous dire. Jean, le domestique, vous fait la cour, et cela ne convient pas. Il y a danger à demeurer ensemble sous le même toit. CERISETTE. Tout à l'heure, ce me semble, vous m'encouragiez à aimer. MAD. DUCAP. A n'aimer qu'un seul, celui qui ne reste pas ici. CERISETTE. Je ne me rappelle pas de la distinction. MAD. DUCAP. Alors vous aimez mieux Jean? CERISETTE. Je pense que... oui MAD. DUCAP, se levant. J'ai donc raison de vous éloigner. Au reste, M. Ducap ne veut pas se séparer de son domestique. Il ne veut pas entendre parler de cela, mais pas du tout.... Voici M. Ducap, sortez, Cerisette, nous reparlerons de cela. _(Ducap entre.)_? SCÈNE XVII. MADAME DUCAP, DUCAP. MAD. DUCAP. Eh bien! est-il décidé à la mettre? DUCAP. Oui, oui, sur le derrière, et sur.... MAD. DUCAP. Comment, sur le derrière? Mais c'est une impertinence cela.... Et vous ne l'avez pas mis à la porte. DUCAP. Une impertinence? Je ne vois pas. A la porte?... à la porte?... Il n'est pas assez sec. MAD. DUCAP. Et vous voulez qu'il sèche à votre service? DUCAP Avant de m'en servir, ma chère, autrement ce serait à recommencer.... Ce Paul est un habile garçon; il sait donner du vernis, il sait jouer du pinceau, comme on dit. Je me suis bien amusé à le voir s'exercer la main. MAD. DUCAP. Comment! il l'a brossé? DUCAP. Brossé d'une façon superbe, devant moi.... MAD. DUCAP. Deux si bons amis!... Est-ce à propos de Cerisette? DUCAP. Que me chantes-tu là?... A propos de Cerisette? MAD. DUCAP. Oui, ils l'aiment tous les deux. DUCAP. Qui, tous les deux? MAD. DUCAP. Paul et Jean. DUCAP. Paul et Jean? Mais quel rapport y a-t-il entre Paul, Jean, Cerisette et mon carrosse? MAD. DUCAP. Votre carrosse? DUCAP. Oui, mon carrosse, ma voiture de gala, avec mon chiffre, mon écusson sur le derrière et les côtés.... MAD. DUCAP, éclatant de rire. Ah! ah! ah! ah! Je parlais de livrée; moi, et je vous demandais si Jean était décidé de la porter. DUCAP, riant à son tour. Il faudra bien qu'il la porte sur son dos de serviteur, sur son... dos.... de... serviteur. MAD. DUCAP. C'est cela, mon ami, vous avez raison. Tenez ferme et souvenez-vous que vous appartenez à la classe dirigeante. _(Un temps.)_ N'oubliez pas, non plus ce que vous m'avez promis, vous savez?... Voyons, faut-il vous embrasser encore pour vous en faire souvenir? _ (Elle lui donne un baiser.)_ DUCAP. Ah! oui! oui!... Tout, tout!... Sournoise, tu as peur que je détale sans bien te payer de toutes tes petites cajoleries.... Ne crains pas. Je sais bien que je mourrai avant toi. C'est dans l'ordre; je suis vieux, tu es jeune. Tu riras du bonhomme, dans les bras d'une jeunesse, après avoir fait semblant de le pleurer. Je sais tout cela, et je l'ai voulu. MAD. DUCAP. Vous êtes cruel, envers vous même et cruel envers moi. Je vous pardonne, cependant... mais.... _(elle s'éloigne en le menaçant du doigt.)_ SCÈNE XVIII. DUCAP. Je l'ai voulu... je l'ai voulu.... Et, ma foi! si c'était à refaire, je le voudrais encore. Je suis seul au monde. Point d'enfants. Cette pauvre petite que j'ai perdue.... Ah! si je l'avais eue pour ensoleiller ma maison!... Quel âge aurait-elle maintenant? Une vingtaine d'année.... Elle serait grande, et jolie, et fine!... Elle promettait tout cela... Enfin, c'est arrivé comme le bon Dieu l'a voulu. J'ai beaucoup pleuré, mais je n'ai pas murmuré; j'ai souffert, mais je me suis soumis. La fortune m'est venue; c'est quelque chose, mais j'aurais aimé mieux rester pauvre et garder mon enfant... et voir moins de tombeaux franchir le seuil de ma porte.... _(Cerisette entre tenant une lettre.)_ SCÈNE XIX. DUCAP, CERISETTE. CERISETTE, présentant la lettre Pour vous, monsieur Ducap. DUCAP. D'où cela vient-il? Pourvu que ce ne soit pas un compte à payer.... Tu as les yeux rouges, Cerisette, as-tu pleuré? Voyons, tu penches la tête comme une coupable. C'est un crime, aussi, de pleurer à ton âge. CERISETTE. C'est qu'il m'en coûte de partir, de vous laisser.... DUCAP. Comment! partir, me laisser?... Est-ce que je t'envoie. CERISETTE. Madame m'a dit que je ne pouvais demeurer plus longtemps ici, avec Jean, parce que nous nous aimons. DUCAP. Ta, ta, ta, raison de plus pour y demeurer. CERISETTE. Mais ce n'est pas ce que pense madame, et j'avais compris que vous étiez de son avis. DUCAP. De son avis? Elle ne m'a jamais parlé de ces cinq sous-là. C'est du nouveau. Et si elle m'en parle.... CERISETTE. C'est singulier! _(A part.)_ Pourquoi ce mensonge? DUCAP, ouvrant la lettre. Un compte!... le compte de la livrée.... On est bien pressé par là. Est-ce qu'on a peur de perdre? _(Il murmure.)_ Drap bleu....toile, fil etc... dix huit piastres cinquante. C'est assez cher, les cinquante sont de trop. Dix huit tout rond Et ce gueux de Jean ne veut pas la porter.... Une livrée qui coûte si cher.... Ah! une idée!... Cerisette, Jean t'aime beaucoup? CERISETTE. Dame, c'est peut-être bien pour m'en faire accroire. DUCAP. Oh! non; je sais qu'il t'aime, et cela ne m'empêchera pas de vous garder l'un et l'autre à mon service,... seulement je vais poser une condition. CERISETTE. J'espère qu'elle sera acceptable? DUCAP. Des plus simples; un rien. CERISETTE. Posez votre condition. DUCAP. Décide-le à porter ma livrée qui coûte dix-huit piastres, cinquante... et qui en vaut vingt cinq peut-être.... CERISETTE. Vous y tenez donc bien à ce costume bizarre? DUCAP. Ce n'est pas moi qui y tient, c'est ma femme. Un caprice: mais enfin il est mieux d'en passer par là puisque ça nous assure la paix.... CERISETTE. Il est fier, Jean, un peu entêté aussi, et quand il a dit non, c'est non. DUCAP. Fais-lui dire: oui. Après tout il n'est qu'un pauvre domestique.... C'est mal de faire le vaniteux comme ça, et de refuser de s'habiller par orgueil. Si tu réussis je.... CERISETTE. Vous?... DUCAP. Je vous marie. CERISETTE. Je vais essayer... mais il faudra augmenter nos gages.... DUCAP. Vous économiserez davantage... vous pourrez économiser... es premiers temps, du moins: vous ne serez que deux... Je te laisse réfléchir. _(Il sort.)_? SCÈNE XX. CERISETTE allant prendre la livrée laissée sur la table. Et moi qui l'ai prié de ne point s'affubler de cette peau là... Il va croire que je me moque de lui, que je veux le rendre ridicule. Il va peut-être penser que j'aime mieux Paul, maintenant, et que c'est à cause de cela que j'agis ainsi.... Après tout, une livrée, cela ne déshonore point. Le drap en est beau, les boutons.... non. Ils ne sont pas d'or; il y en a trop. Mais ils reluisent tout comme. S'il la revêtait, cette livrée, je pourrais mieux juger de l'effet. Il paraîtrait peut-être bien. La taille serrée, la poitrine décorée par ces larges parements de couleur, il ferait peut-être des jaloux. Ça ressemble un peu à un habit d'officier.... Voilà mon Jean qui part en guerre, pris soudain d'une ardeur belliqueuse. _(Elle éclate de rire.)_ SCÈNE XXI. CERISETTE, JEAN. JEAN. Quel éclat de rire! Tu es bien joyeuse.... CERISETTE. C'est si bon le rire... et pourtant je ne suis pas gaie en ce moment. Cet éclat de rire, c'est un oubli. JEAN. Tu veux me voir, Cerisette? tu as quelque chose à me dire? C'est M. Ducap qui me l'affirme. CERISETTE. Non, non!... C'est-à-dire oui, oui!... Je veux toujours te voir.... J'ai toujours quelque chose à te dire. JEAN. Ah! mais le père Ducap n'a pas coutume de me jeter ainsi dans tes bras.... Il se trame quelque chose. CERISETTE C'est vrai, il se trame quelque chose. JEAN. Eh bien! qu'est-ce donc? parle vite. CERISETTE. Je vais m'en aller. JEAN. T'en aller, toi? CERISETTE. Oui, madame veut que je me rende aux Etats-Unis. JEAN. Madame veut!... aux Etats-Unis?... CERISETTE. Oui, pour travailler dans les manufactures. JEAN. Dans les manufactures? CERISETTE. Elle prétend que je gagnerai beaucoup plus qu'ici. JEAN. Mais tu perdras ta santé; tu mourras d'ennui. CERISETTE. Je le sais bien. JEAN Alors tu ne partiras pas. CERISETTE.. Et si madame me renvoie? JEAN. Pout-quoi t'enverrait-elle, toi si bonne, si travaillante, si propre.... CERISETTE, riant. Si amoureuse!... hélas! JEAN. Hein?... à cause que tu serais amoureuse?... Allons donc! il y a moins de mal pour toi de l'être trop que pour elle de ne l'être pas assez. Elle est bonne celle-là... Et elle te l'a dit? CERISETTE. Elle m'a fait comprendre que nous ne devions pas demeurer ensemble ici.... Sa conscience, sa responsabilité.... JEAN Sa jalousie! CERISETTE Oh! non, pas cela. JEAN. Je partirai alors. Moi je puis revenir.... et souvent. CERISETTE. Mais elle dit que monsieur ne veut pas se séparer de toi. JEAN Monsieur? Il vient de me signifier mon congé. CERISETTE. Mon Dieu! madame Ducap me trompe donc!... Tu vas partir, Jean? JEAN. Bientôt, probablement. Il veut m'imposer sa ridicule livrée, et moi, tu sais, je ne chante pas sur ce ton-là. CERISETTE. Pourquoi a-t-il cette malencontreuse fantaisie? JEAN Il accuse sa femme; mais je crois qu'il n'est pas fâché de lui payer ce caprice. Sa vanité de parvenu y trouve un peu son compte. CERISETTE. Comme nous parlons bien de nos maîtres. JEAN. Ils ne nous traitent guère mieux, va.... tu voulais me dire que tu pars? Non, Cerisette, tu ne partiras pas. CERISETTE. Et si je ne te vois plus? JEAN. Tu verras Paul.... Vous vous aimez bien et vous serez heureux. CERISETTE. Comme tu te consoles vite! JEAN. Je passe mon temps à me consoler.... Nous ne pouvons pas être heureux tous deux, lui et moi. Il vaut mieux que moi, peut-être, et t'aime autant.... pas plus, par exemple! Oh! pour cela!... Le plus généreux doit se sacrifier... Si tu aimais l'un plus que l'autre, alors, ce serait différent. CERISETTE. J'aime davantage celui qui sait mieux se sacrifier. JEAN, lui pressant les mains. Je suis le préféré alors! CERISETTE. Consentirais-tu à porter cette livrée? JEAN. Afin de rester près de toi? CERISETTE. Et de m'épouser? JEAN. Oui! oh! oui! donne que je la revête. CERISETTE. Et si j'allais ne pas te trouver beau? JEAN. Je m'y attends un peu. CERISETTE. Tu veux donc que je t'aime moins? JEAN. Je veux t'aimer plus. CERISETTE. Je ne comprends pas bien.... ça s'embrouille, là, dans ma tête. JEAN Qu'importe, si ton coeur peut se débrouiller?... _(Il prend la livrée. Cerisette le regarde inquiète, soucieuse.)_ Monsieur Ducap, vous allez me voir selon vos désirs. Madame, en fouettant le cheval vous pourriez du bout de la mèche effleurer mes galons.... Attention!... Mais ça me va.... Je suis fait pour cela... L'enseigne de la servitude!... Une femme que l'on aimé est toute puissante; une femme qui nous aime est.... comment dire cela?.. bien exigeante! Voyons! Cerisette, comment me trouves-tu? Dis. J'aimerais mieux des épaulettes d'officier, mais tu ne voudrais pas de moi, alors. Tu me trouverais trop grand, et tu aurais raison; l'alliance des grands avec les petits n'est pas naturelle.... Eh bien! parle-moi donc! Te ne dis plus rien, m'a chère.... Ne me serais-je pas trompé?... Aurais-je tué ton amour au lieu de le ranimer?... _(Cerisette pousse un sanglot et sort en pleurant.)_ Evidemment, elle ne m'aime guère dans ce costume. Elle va peut-être me préférer Paul, maintenant.... J'ai bien le moyen de parer le coup qui me menace, mais je n'en ferai rien. Cet habit, je puis le déchirer en lambeaux, cette femme, je puis l'acheter si elle s'en va!... Mais si Paul peut être heureux par mon sacrifice, je me tairai.... Je sais aimer, mais je sais souffrir. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. DUCAP. JEAN, en livrée. DUCAP, familièrement, la main sur l'épaule de Jean. C'est qu'elle te va bien, cette livrée.... Tourne-toi donc.... Coulé! Moulé!... pas un pli! C'est comme l'écorce autour de l'arbre. Vous êtes faits l'un pour l'autre. Tu vois que la réflexion est bonne. Il faut toujours se défier du premier mouvement; il est généralement mauvais. JEAN. Ce n'est pas comme pour la pensée alors, car la première est toujours la bonne. DUCAP Et puis, mon garçon, quand on est au service de quelqu'un, il faut se soumettre en tout, ou.... JEAN. Ou se démettre. DUCAP. Précisément. C'est-à-dire que le bon et fidèle serviteur doit voir par les yeux, entendre par les oreilles, parler par la bouche.... JEAN. Tiens! mais ce n'est pas du nouveau, cela; fut-il mauvais serviteur qu'il ne pourrait faire autrement. DUCAP. Tu m'as interrompu, tu ne m'as pas donné le temps de finir. Est-ce que je ne sais pas comme toi qu'il faut des oreilles pour entendre et une bouche pour parler? Ce que tu ne sais pas comme moi, c'est le moment et la manière de s'en servir. Je disais donc: par les yeux, par les oreilles, par la bouche du maître. Entends-tu? Comprends-tu? Du maître!... Ainsi à l'avenir, fais attention. Et s'il me plaisait de t'ôter cette livrée, qui te sied si bien.... JEAN. J'en serais délivré? DUCAP. Sur le champ. JEAN. Vous plaisantez. DUCAP. Je ne plaisante jamais. JEAN. Je me suis fais prier pour la prendre, je me ferais prier davantage pour la laisser: Je suis ainsi fait. DUCAP. Et moi qui t'ai supplié de la prendre, je t'ordonnerai de la laisser.... quand il me plaira; je suis fait ainsi. Mais il ne s'agit pas de cela. Est-ce vrai ce bruit qui court depuis une heure qu'un domestique des plus nécessiteux vient d'hériter d'une fortune? En sais tu quelque chose? JEAN. Le miracle se raconte. DUCAP. Ce n'est toujours pas toi. JEAN. Et pourquoi non? DUCAP. Parce que, fier comme tu l'es, tu aurais déjà jeté ma livrée au diable. JEAN. Vous voulez dire que je vous l'aurais remise?... Mais s'il me plaît de la garder? DUCAP. Cela ne te plaît point. JEAN. Je viens de vous dire que j'ai des idées à moi. DUCAP. Des idées, ce n'est pas cela qui enrichit. On crève de faim avec des idées. JEAN. Vous ne deviez pas manquer de faire fortune. DUCAP. Je n'en avais qu'une, mais elle était fixe. Une idée fixe, c'est une grande force; c'est la goutte d'eau qui perce la pierre!... Ainsi, tu ne sais pas quel est cet heureux garçon qui n'a qu'à ouvrir les mains pour que le ciel les lui remplissent d'or? JEAN. C'était pour vous parler de cet heureux mortel que je suis entré ici ce matin.... Vous ne m'en m'avez pas donné le temps... vous m'avez entraîné ailleurs. Maintenant excusez-moi, il faut que je voie Paul. Ensuite je vous répondrai. DUCAP. Il n'est pas nécessaire que tu sortes, il va venir dans un instant; il vient souvent, rapport à la voiture. Tu ferais mieux de reprendre l'ouvrage. Ta journée n'est pas finie.... _(Mad Ducap entre.)_ SCÈNE II. LES MÊMES, MADAME DUCAP. MAD. DUCAP. Jean, laissez-nous un instant, s'il vous plaît.... Mais elle vous sied à merveille cette livrée... à merveille! Comme un étui!... Tournez-vous donc! Ça ira bien avec le carrosse... Même couleur, même piqûre jaune, même... _(à Jean qui tourne toujours.)_ Vous pouvez cesser de tourner je vous ai vu de tous les côtés. DUCAP. Et elle, n'a pas trouvé le bon. JEAN. Elle n'a guère besoin d le trouver. Ordinairement on croit que les gens n'ont que les qualités ou les défauts qu'on leur prête. MAD. DUCAP. Il ne sera pas nécessaire de le porter toujours cet habit? JEAN. Non? DUCAP. Les dimanches, les jours de fête d'obligation, etc... MAD. DUCAP. Quand je l'ordonnerai. Maintenant.... _ (Elle fait signe à Jean de se retirer.)_ SCÈNE III. DUCAP, MADAME DUCAP. MAD. DUCAP. Il faut qu'elle parte, cette fille. DUCAP. Si vite que cela? Son temps n'est pas fini. MAD. DUCAP. Je vais la dédommager, elle n'aura rien à dire. DUCAP. La dédommager? la payer pour un temps qu'elle n'aura pas fait? pour des services qu'elle n'aura pas rendus? ce n'est point une spéculation heureuse; on ne s'enrichit point de cette façon. Temps fait temps payé, c'est la stricte justice. MAD. DUCAP. Il vaut mieux perdre quelques piastres que l'exposer à perdre son âme. DUCAP. Mais, chère femme, elle sera plus exposée à perdre son âme aux Etats-Unis, seule avec sa jeunesse et son inexpérience au milieu des séductions de toutes sortes.... MAD. DUCAP. Nous n'en serons nullement responsables. Ici elle est sous notre surveillance. DUCAP. Eh bien! surveille-la et moi j'aurai l'oeil sur Jean... MAD. DUCAP. Je ne saurais m'astreindre à ce rôle ridicule; si vous voulez faire le métier d'espion, à votre aise.... DUCAP. Ce n'est pas un métier, c'est un devoir. MAD. DUCAP. Si elle reste, nos obligations redoublent; si elle s'en va, nous la dédommagerons un peu, voilà.... De deux maux il faut choisir le moindre. DUCAP. Oui, celui qui coûte le moins cher. Changement de propos, sais-tu quel est ce domestique qui s'est couché gueux hier et s'est éveillé riche aujourd'hui? MAD. DUCAP. Un domestique, pauvre hier, riche aujourd'hui? Je n'en sais rien. Je croyais que vous alliez me parler de.... DUCAP. De? MAD. DUCAP. De rien: j'avais une distraction. DUCAP. Vas-tu te rendre à Lorette? MAD. DUCAP. A Lorette? Pourquoi? je n'y ai pas d'affaires. DUCAP. J'ai su qu'une femme malade voulait te voir. MAD. DUCAP. Une femme malade?... me voir? moi? Qui vous a dit cela? DUCAP. Ma foi! je ne sais pas trop; il me semble que c'est Paul. MAD. DUCAP. Si cette femme a besoin de quelques secours, je veux bien y aller. Il faut pratiquer la charité. DUCAP. Oui, oui, mais à bon escient. MAD. DUCAP. On doit visiter les malades.... DUCAP. Quand la maladie n'est pas contagieuse.... MAD. DUCAP. Si j'y vais, je tâcherai de trouver une fille pour remplacer Cerisette. DUCAP. Sapristi! Cerisette.... Cerisette.... si je remplaçais Jean plutôt? MAD. DUCAP. Vous n'y pensez pas, le renvoyer maintenant qu'il a consenti à porter votre livrée. En trouverez-vous un autre?... Et, si vous en trouvez un, l'habit lui fera-il? DUCAP. C'est vrai. Et je ne suis pas pour entretenir les tailleurs à coudre des livrées. Il faut que la première s'use avant que la seconde se découpe, et elle s'usera sur le dos de Jean. Ils sont créés l'un pour l'autre. MAD. DUCAP, l'air câlin. Si nous allions dans mon petit boudoir achever cet entretien? DUCAP. Je te suivrais au bout du monde... et je voudrais ne jamais achever l'entretien. MAD. DUCAP, gaiement. Toujours jeune mon vieux!... _(Ils sortent.)_ SCÈNE IV. CERISETTE, triste, un balai à la main. Partir!... partir!... Aller sous un ciel inconnu, loin des champs où j'ai coupé tant de fois, d'une faucille alerte, l'avoine et le blé! loin des jardins où tant de fois j'ai semé les légumes et les fleurs! loin des pacages riants où j'aimais à traire mes génisses aux grands yeux doux. Partir!... partir!... Ne plus chanter avec le rouet en filant la laine de nos agneaux!... Ne plus aller à la brairie battre le lin, sous les grand» arbres, aux beaux jours de l'automne. Ne plus danser autour de la grosse gerbe, sur le chaume doré!... Ne plus courir, l'hiver, aux épluchettes de blé-d'inde avec les amis en gaieté!... Partir! partir! Et pourquoi me chasse-t-on d'ici? Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Hier encore madame me traitait comme une amie. Elle me parlait de cet amour dont je n'ai pu me défendre, et ne paraissait pas s'en effrayer. Est-ce que je ne suis pas demeurée sage? Elle veut que je fasse un choix entre Paul et Jean.... Je le fais.... Puis, ce n'est plus cela, elle choisit ensuite pour moi. Elle m'assigne Paul, quand j'incline vers Jean.... Qu'elle me garde à son service, je serai prudente, je serai, réservée... je.... Mais non! elle ne voudra rien entendre!... Je ne suis toujours pas obligée de l'écouter, de suivre ses conseils, de m'en aller aux Etats-Unis. Puisqu'elle m'envoie, je partirai, mais je n'irai pas loin... Non, non, non! Je n'irai pas loin! Je trouverai bien une place dans la paroisse, chez les habitants. J'aime mieux gagner moins d'argent et avoir plus de bonheur. _(Paul entre.)_ SCÈNE V. CERISETTE, PAUL. PAUL. Vous me voyez assez souvent aujourd'hui, Cerisette; pour moi, je ne vous vois jamais assez. Mais vous avez l'air triste. Un petit chagrin? une petite contrariété? _(Il va pour lui mettre la main sur l'épaule, elle se retire.)_ Comme te voilà sauvage! CERISETTE, souriant avec tristesse. J'ai vieilli depuis une heure. PAUL. Et moi, j'ai rajeuni. Votre pensée, votre souvenir, nos espérances.... CERISETTE. Peut-être, en effet, que je ne serai bientôt qu'un souvenir pour vous. PAUL. Comment, bientôt? Ne craignez rien, je ne rêve qu'aux moyens de ne vous quitter jamais. CERISETTE. Et moi... je pars! PAUL. Vous partez? Vous vous en allez? Où? Pourquoi? CERISETTE. Je ne sais pas! PAUL. Vous plaisantez;... n'est-ce pas que vous plaisantez?... CERISETTE. Demain je ne serai plus dans cette maison. PAUL. Voilà quelque chose d'étonnant. Vous sembliez vous plaire ici, cependant, et madame Ducap paraissait vous estimer beaucoup. Tout le monde vous aime, tout le monde. CERISETTE. J'en doute.... PAUL. Est-ce le père Ducap qui n'est pas satisfait de votre dévoûment. CERISETTE. Il ne m'en a rien dit. PAUL. Ce n'est toujours pas sa femme? CERISETTE. Elle me porte, dit-elle, un intérêt profond. PAUL. Voulez-vous donc vous éloigner de nous? Etes-vous fatiguée de nos attentions? CERISETTE. Je me sentais bien heureuse de votre amitié. PAUL. Dites de notre amour. CERISETTE. J'ai fait un peu l'étourdie; je n'aurais pas dû.... PAUL. Bah! ne regrettez rien puisque nous ne vous reprochons rien. N'essayez pas de fuir, notre amour a des ailes.... CERISETTE. Votre amour a des ailes? PAUL. Oui; nous sommes deux à vous aimer puisque vous en aimez deux. CERISETTE, pensive. J'en aime deux.... PAUL. C'est trop d'un, n'est-ce pas? CERISETTE. C'est trop d'un.... PAUL. Je le vois, je le sens, le coeur ne parle plus seul; la raison veut dire son mot. J'ai peur de la raison. _(Jean entre.)_ SCÈNE VI. LES MÊMES, JEAN. JEAN. Que j'arrive mal à propos! troubler un si joli tête-à-tête!... Je me retire, le troisième gâte tout. CERISETTE. Reste, Jean, il paraît que vous ne faites qu'un tous deux. PAUL. Il me paraît, à moi, Cerisette, que vous êtes à la veille de faire deux de cet un-là. JEAN. Parlez-vous on parabole? Songez qu'un pauvre laquais comme moi, n'a pas l'esprit très subtil, ni la langue très aiguisée. CERISETTE. Il a le coeur bon, c'est assez. PAUL, à part. Je suis battu... le vent tourne... Je perds la partie _(Haut)_. Tu sais que Cerisette s'en va, Jean...? JEAN. Cerisette? elle ne s'en ira pas. CERISETTE. C'est bion décidé, demain matin. JEAN. Loin? CERISETTE. A la grâce de Dieu. JEAN. La grâce de Dieu, elle est avec nous, les bons et fidèles serviteurs. CERISETTE. Madame Ducap me donne mon congé. PAUL. Il y a, par bonheur, d'autres maisons. JEAN. Il y a d'autres maisons, sans doute, où vous serez aussi bien, Cerisette. PAUL. Mais elle ne sera plus auprès de toi.... JEAN. C'est moi qui serai loin d'elle. _(Ducap entre précipitamment.)_ SCÈNE. VII. LES MÊMES, DUCAP. DUCAP. Vite! vite! Cerisette, ma femme, ma pauvre femme vient de s'évanouir. CERISETTE, JEAN, PAUL; ensemble. S'évanouir! DUCAP. Oui, vite!... Après la lecture d'une lettre.... PAUL. Après la lecture d'une lettre?... JEAN. Il y a des lettres qui portent des coups mortels. DUCAP, sortant. J'espère bien que.... CERISETTE, à Paul et à Jean. Ça ne sera rien.... Je connais un peu... les femmes. _(Elle sort.)_ SCÈNE VIII. PAUL, JEAN. JEAN. Que peut donc lui dire cette lettre? C'est étrange. La surprise ou la douleur est bien grande, qui foudroie ainsi. PAUL. C'est étrange, en effet. Je soupçonne quelque chose.... JEAN. Oui? tu soupçonnes quelque chose? quoi donc? Trop de légèreté? Elle se serait compromise? PAUL. Non pas; rien de tel. Son petit coeur est ouvert à l'or plutôt qu'à l'amour, dit-on. Ça se voit cela; rarement, par bonheur pour nous; mais trop souvent encore. Voici ce qu'on affirme. Une femme se meurt, à Lorette.--Elle est peut-être morte à l'heure ou je te parle.--Cette femme désire voir madame Ducap, pour lui révéler son secret Le secret d'une femme qui meurt, c'est toujours important. Moi, je tiens la chose de mon cousin le curé. Il m'a même chargé de prévenir madame Ducap.... JEAN. Ah! ah! Cette femme est peut-être morte, en effet, et cette lettre aurait reçu son secret pour le transmettre à madame Ducap. Une lettre, ça parle comme la bouche. PAUL. Et puis ça parle bas et ça arriva discrètement. JEAN. Mais changeons de propos. Cette pauvre Cerisette s'en va, c'est bien vrai? PAUL. Elle nous l'a dit elle-même, il n'y a plus à douter. JEAN. Et tu ne peux la retenir? PAUL. Je sens depuis une heure que ce n'est plus moi qui la retiendrai. JEAN. Vraiment? mais ne t'aime-t-elle pas toujours? PAUL. Elle m'aime moins, peut-être parce que je l'aime plus. JEAN. Elle ne te l'a pas dit? PAUL Les femmes disent ce qu'elles veulent sans parler. JEAN. Et souvent nous parlons beaucoup pour dire ce que nous voudrions taire... Paul, veux-tu l'épouser? PAUL. Je n'ai pas une assez grande aisance à lui offrir. JEAN. Si je te la procurais cette aisance? PAUL. Toi?... toi?... Comment?... tu es plus pauvre que moi. Et puis, si Dieu te la donnait, cette aisance, laisserais-tu échapper le bonheur? JEAN. Oui, pourvu que tu puisses le saisir.. PAUL, se jetant dans les bras de Jean. O mon frère, que tu es bon! Mais pourquoi me parler ainsi? Je souffre assez. JEAN. Depuis le matin je veux te dire mon secret, et toujours quelque chose est survenu qui m'en a empêché. PAUL. Ton secret? Toi aussi tu as un secret? JEAN. Je viens te l'apprendre. J'ai tardé un peu, car je ne voulais pas mordre sans être sûr de la qualité de l'appât.... Je ne voulais point tomber dans le panneau. Il n'y avait point de panneau, ce n'était pas un leurre. PAUL. Continue; vite, j'ai la fièvre. JEAN. Je suis riche. PAUL. Hein? tu es riche? JEAN. Je suis riche, tu es riche, nous sommes riches. PAUL. Tu es riche, peut-être, mais à coup sûr je ne le suis pas. Je brûle, explique-moi ce miracle. JEAN. Un miracle ne s'explique pas. Mais il n'y a pas miracle ici; la chose arrive tout naturellement. PAUL. Tout naturellement? Je ne divine point, et cela me parait fort extraordinaire.... presque surnaturel. D'où tombe cette fortune? Du ciel? JEAN. Du ciel peut-être.... par les mains de mon père. PAUL. De ton père?... N'est-il pas mort? JEAN. Il est mort depuis plusieurs années, en effet, en Californie, dans les mines d'or, comme tu le sais. Pauvre père! c'était pour nous rendre la vie plus douce qu'il avait entrepris ce pénible et lointain voyage. Il voulait réparer les pertes subie, reconquérir l'aisance perdue. Il voulait de l'or pour sa femme bien aimée, de l'or pour ses enfants chéris. Hélas! que n'est-il resté avec nous. L'or peut-il racheter la perte des tendresses du foyer? l'or peut-il faire oublier les douleurs de l'exil?... Mais un autre jour je te raconterai les travaux, les souffrances et la mort de cet homme de bien, et comment a été retrouvé l'héritage qu'il nous avait formé par tant de sacrifices. Partout il se trouve des méchants, partout aussi des justes. Le bon grain et l'ivraie sont mêlés dans le champ du monde. Après plusieurs années, un ami fidèle et dévoué put enfin découvrir la tombe de mon père et connaît le lieu où vivait sa famille. Il était confident et dépositaire. Lui seul et Dieu connaissaient la fortune amassée par l'infatigable mineur. J'ai reçu le dépôt sacré... et je veux t'en faire une part. PAUL, se penchant en pleurant sur l'épaule de Jean. O mon ami, mon frère!... JEAN. Garde le secret du bien que je te fais, c'est entre Dieu et nous. PAUL. Il n'est pas juste que je détourne de son cours naturel la source bénie. Ce n'était pas pour moi que ton père amassait cet or. JEAN. Mon père, si généreux et si bon, ne peut que sourire à mes desseins. PAUL. Je le sens, il te sourit, il te bénit!... Je deviens ton frère; il m'accepte pour son fils. Jean, il est une femme bonne et belle comme Cerisette.... Oh! que j'étais aveugle! Je te disputais ton bonheur, lâche, égoïste que j'étais. Mais j'ouvre les yeux à la raison et mon coeur sent grandir soudain un amour trop méconnu.... Jean, je ne veux rien accepter de toi que pour l'offrir à Juliette, ta soeur, mon amie d'enfance. JEAN. Paul, songes-y bien. PAUL. Jean, le veux-tu? JEAN. Si elle le veut. PAUL. Je serai le meilleur des frères et le plus dévoué des maris. JEAN. Dieu soit loué! viens. _(Ils sortent, Ducap entre.)_ SCÈNE IX. M. DUCAP. Cette lettre.... Ces reproches... ces menaces.... Qu'est-ce que cela signifie? Quel est ce mystère? Que m'a-t-elle donc caché, cette femme?... Aurait-elle oublié tout ce que j'ai fait pour elle? tout ce que je lui ai donné? tout ce que je lui ai promis?... Elle s'est affaissée comme une personne coupable.... Je saurai tout bientôt, puisque le Curé de Lorette vient lui-même me raconter la chose. J'ai peur... j'aimerais mieux ne rien savoir. C'est une affaire sérieuse puisque c'est une mourante qui la révèle avant de paraître devant Dieu. Elle a voulu voir ma femme et ma femme n'a pas voulu se rendre auprès d'elle. Etait-ce la honte? Etait-ce l'espoir que tout s'ensevelirait avec la morte? Malheur à elle si.... Elle à voulu de l'argent et je n'ai point compté avec elle.... A défaut d'amour elle me devait de la reconnaissance. Il faut respecter la vieillesse et les cheveux blancs. L'outrage fait au mari retombe sur la femme comme une goutte de plomb fondu, et la blessure est éternelle. L'homme souffre, mais la femme est déshonorée... _(Un temps.)_ Quoi! déjà le Curé! Oui, c'est bien lui! j'ai peur!... j'ai peur! _(Il sort, Paul entre.)_ SCÈNE X PAUL. Je la verrai tout à l'heure Juliette. Mon cousin le curé arrive. Il vient pour cette affaire... que personne ne connaît. Quand je dis: personne.... Il veut que je l'attende un instant, mon cousin le curé, c'est bien je l'attends. Mon Dieu! comme vont les choses! Jean devenu riche! Moi devenu amoureux de Juliette! Plus amoureux, je devrais dire, car il faut avouer qu'elle tenait une grande place dans mon coeur. Plus d'obstacle au bonheur de Jean, plus d'obstacle à mon bonheur. C'est un rêve, je crois; je ne suis pas bien éveillé. Beau rêve, qui va durer toujours!... Et que va dire Cerisette? Pauvre Cerisette, elle va rire, je le jure. Elle n'aura pas la peine de choisir, c'est le ciel qui s'en charge pour elle.... Choisir! c'était peut-être fait déjà. J'ai cru m'apercevoir, il y a un instant, que je pesais moins que Jean dans la balance où elle nous tient depuis si longtemps. Eh bien! tant mieux! _(Cerisette entre.)_ SCÈNE XI PAUL, CERISETTE. CERISETTE. Pauvre madame Ducap, comme elle a été surprise! Elle ne s'attendait sûrement pas à ce qu'elle vient d'apprendre. On ramasse ses forces quand on est menacé. PAUL. Elle s'attendait à quelque chose cependant. CERISETTE. Monsieur paraît bien inquiet. PAUL. C'est assez naturel d'être inquiet en pareille circonstance.... A-t-elle repris ses sens? CERISETTE. Elle est bien mieux, mais elle semble vexée. Elle veut demeurer seule. Cependant il faut bien que je veille un peu.... PAUL. La chose est facile.... Je ne sais si quelque malheur menace cette maison, mais le bonheur me menace, moi. CERISETTE. Vous? le bonheur? Comment cela? PAUL. Vous savez ce que nous disions tantôt, parlant d'amour et d'avenir? CERISETTE. Je ne sais pas trop si je me souviens. Je suis un peu bouleversée. PAUL. Bouleversée? moi aussi. CERISETTE. Est-ce à cause de la fortune qui ne vient pas? PAUL. La fortune? elle est venue. CERISETTE. Venue? Elle est venue?... Tombée du ciel comme une ondée? PAUL. Tombée du ciel... par la grâce d'un ami. CERISETTE Je ne comprends pan. PAUL. Par la grâce d'un ami, qui me fait une petite part de son bien pour me permettre d'épouser une femme que j'aime. CERISETTE. O l'ami complaisant et généreux!... Il est heureux pour vous qu'il ne se soit pas avisé de l'aimer, celle que vous aimez. PAUL. Vous croyez? CERISETTE. Vous seriez resté pauvre et célibataire. PAUL. Il y a des générosités, comme il y a des égoïsmes, qui dépassent le rêve et atteignent l'étrange. CERISETTE. Je voudrais en voir.... Et, vrai, vous songez à vous marier? PAUL. Mais, vous même, n'y songiez-vous pas ce matin? CERISETTE. Le» jours sont longs. PAUL. Et du matin au soir on peut naître et mourir. CERISETTE, souriant avec tristesse. On peut même changer d'idée.... PAUL. Cela ne m'a pris qu'une seconde. CERISETTE Hein? PAUL. Une seconde. CERISETTE. Pour? PAUL Pour changer d'idée. CERISETTE. Mais vous u'avez pas changé puisque.... PAUL. Si, si. CERISETTE. Vous ne vous mariez pas? PAUL. Pardon, je me marie.... pas avec vous. CERISETTE. Pas avec moi?... Je le sais bien. PAUL. Je vous laisse à un homme qui vaut mieux que moi, et qui vous aime autant que vous l'aimez. CERISETTE. Paul, comme vous avez l'air mystérieux! PAUL. Cerisette, nous serons frère et soeur. CERISETTE. C'est Juliette que vous aimez! PAUL. C'est Juliette! CERISETTE. Jour de surprises! Qu'allons nous donc voir encore? qu'allons nous encore apprendre?... Je jette un coup d'oeil à madame Ducap. _(Elle sort.)_ PAUL. _(A part.)_ Je vais attendre mon cousin, le curé. J'ai besoin d'air; je vais l'attendre à la porte! _(Il sort.)_ SCÈNE XII. DUCAP, très excité. Elle! Elle! Mais non, ce n'est pas possible. Ils se moquent de moi, ces gens-là. Oh! que j'ai eu peur! _(Il éclate de rire.)_ Oh! que j'ai eu peur! Et pour rien... Mais pourquoi donc s'est-elle évanouie, ma femme? La surprise, elle aussi, la surprise.... Une femme, ça s'évanouit... pas un homme. Où est-elle, la chère petite?... Comment vais-je lui dire cela? Vais-je d'abord l'embrasser, l'étreindre sur mon coeur?... Oui, cela va la surprendre. Elle va se défendre; elle va crier, se fâcher.... ah! ah! ah! ah! _(Il appelle.)_ Cerisette! Cerisette!... que Dieu est bon!... et que les femmes.... _(Cerisette accourt.)_ SCÈNE XIII. DUCAP, CERISETTE. DUCAP, embrassant Cerisette. Cerisette! ô ma petite Cerisette! CERISETTE, se défendant. Monsieur!... Monsieur Ducap!... Je vais appeler madame. DUCAP, la couvrant de baisers. Appelle.... Oui, appelle.... Mais appelle donc, cher ange, ma toute belle, ma bien-aimée....! CERISETTE. Monsieur, c'est infâme ce que vous fuites là. Laissez-moi. Mais laissez-moi donc!... Ah! si Jean était ici! DUCAP. Te laisser? jamais!... Jamais, entends-tu? Qu'il vienne donc Jean! qu'il vienne donc Paul!... Sais-tu que je t'aime, que je t'adore? CERISETTE. C'est de la folie, Monsieur Ducap, c'est de la folie.... DUCAP. Oui, c'est la folie de l'amour paternel.... Cerisette, je suis ton père. CERISETTE. Mon père? Vous mon père? DUCAP. Je suis ton père... tu es mon enfant! Ta es ma petite Yvonne que je croyais au fond du gouffre de Montmorency, et qu'une femme jalouse m'avait volée. CERISETTE. Montmorency! La chute! la grande côte!... oh! je me souviens! Une femme en effet, m'avait amenée dans un canot... et je ne me souviens plus de rien. _(Elle entoure de ses bras le cou de son père.)_ O mon père! mon père! mon père! _(Paul entre.)_ SCÈNE XIV. LES MÊMES, PAUL. Cerisette appuyée sur l'épaule de son père. PAUL. Je suis de trop, sans doute. Je suis de trop. DUCAP. Non, non, venez. C'est ma fille! mon enfant! mon Yvonne que je croyais perdue! que je croyais morte! C'était là le grand secret. PAUL. Mon cousin le curé m'a tout dit. Quelle chose extraordinaire, merveilleuse! DUCAP Cette femme jalouse que je n'avais pas voulu épouser s'était vengée en m'enlevant mon entant. PAUL. C'est-à-dire qu'elle l'avait fait enlever par son amie, la malheureuse qui vient de mourir à Lorette. Par bonheur que la peur de l'enfer lui a délié la langue, à celle-ci. DUCAP. Oui, elle à tout déclaré avant de mourir. PAUL. Elle a mandé madame Ducap afin de lui révéler tout. Madame à tardé un peu et la mort n'attend pas. DUCAP. Ah! elle voulait voir ma femme!... Oui, oui. Ça se comprend bien.... Et elle a écrit. PAUL. C'est mon cousin le curé qui a écrit, quand il a vu que la pauvre moribonde battait de l'aile, et il a suivi sa lettre de près, comme vous savez. DUCAP. Je comprends maintenant l'étonnement et la douleur de ma pauvre femme. PAUL. Eh oui!... c'était sa mère. DUCAP. C'était sa mère qui avait voulu se venger, parce que je lui en avais préféré une autre. PAUL. Elle s'est deux fois vengée, puisqu'elle vous a fait épouser sa fille.... en troisième noce, mais qu'importe? DUCAP. Cette dernière vengeance, Paul, je la lui pardonne. CERISETTE. Oh! la fille s'efforcera sans doute de faire oublier la faute de la mère.... Et puis je serai là. Je le protégerai bien, moi, ce père que j'ai connu trop tard, et que je ne veux pas perdre de longtemps encore. _(Ducap donne un baiser à sa fille.)_ DUCAP. Mon Dieu! qui m'aurait dit qu'un pareil bonheur m'attendait. Retrouver mon enfant!!! Sa pauvre mère qui est morte de chagrin!... Mon Dieu! mon Dieu! CERISETTE, pleurant. Oh! oui, comme elle a dû souffrir, ma mère.... Il faudra que je meure pour la voir.... La retrouver elle aussi c'eut été trop de bonheur à la fois... Ici-bas toute coupe de félicité doit avoir une goutte d'amertume. DUCAP. Nous allons étrenner, pour Cerisette, la voiture de gala et la livrée. CERISETTE. Non, pas pour moi, cher papa. DUCAP. Oui, oui, je le veux.... Ecoute ton père, petite. Tu sais, il faut écouter son vieux père «Père et Mère tu honoreras afin de vivre longuement».... Paul, allez dire à Jean qu'il prépare tout. Qu'il attelle les chevaux sur le carrosse neuf, à mon chiffre; qu'il revête sa livrée.... C'est fête aujourd'hui; c'est grande fête!... Ma fille était perdue, je l'ai retrouvée!... Nous allons promener notre bonheur dans le village étonné.... PAUL. La peinture du carrosse n'est pas sèche encore.... DUCAP Ça ne fait rien, vous recommencerez. PAUL. C'est bien, je cours chercher Jean. _(Il sort par une porte Jean entre par une autre.)_ SCÈNE XV. DUCAP, CERISETTE, JEAN DUCAP. Tiens! te voici. J'envoie Paul te chercher.... Evidemment il ne te trouvera pa«. JEAN. Nous jouons à cache-cache, je crois. Nous nous quittons nous nous cherchons, nous nous trouvons, pour nous quitter encore, nous chercher encore et nous trouver encore. CERISETTE. Si tu savais quel bonheur, Jean! JEAN. Quel bonheur? Et pour qui? _(A part.)_ J'ai peur que Paul ne soit revenu sur sa décision, et que mon argent n'ait eu trop d'éloquence. CERISETTE. Devine! Non, on devine pas.... Tu n'es pas capable de deviner!... Que je suis heureuse! JEAN. Que tu es heureuse?... _(A part.)_ Décidément, c'est cela, je la perds.... Paul l'épouse. _(Haut.)_ Je n'ose pas chercher et j'ai peur d'apprendre. DUCAP. Un vrai miracle, Jean, un vrai miracle! JEAN. Un miracle? _(A part.)_ J'y suis pour quelque chose dans ce miracle. Enfin, je l'ai voulu, supportons le coup noblement. _(Haut.)_ Croyez que je suis tout à fait sensible à ce bonheur qui vous arrive. Nul plus que moi ne désirait vous voir heureux. DUCAP. Et tout le monde sera dans l'étonnement. CERISETTE. Et dans l'admiration. JEAN. Il faut toujours se réjouir de la félicité des autres. DUCAP. Tu vas atteler les chevaux.... Nous allons étrenner le carrosse à mes armes, et ta livrée... Il n'est pas sec, mais ça ne l'empêchera pas de rouler. JEAN, avec amertume. Et ma livrée?... C'est vrai, j'ai une livrée.... _(A part.)_ Il faut plus de force pour accepter le sacrifice qui nous est imposé que pour accomplir un sacrifice volontaire. CERISETTE. Si nous ne sortions pas aujourd'hui?... Je suis un peu fatiguée par les émotions.... DUCAP. Cela va te remettre: le soleil.... l'air pur.... les regards curieux des gens. JEAN Tu sors aussi, Cerisette? DUCAP. Si elle sort? Mais c'est pour elle, c'est cause d'elle, les chevaux, la voiture, la livrée... JEAN. La livrée? à cause de toi, Cerisette? CERISETTE Non, Jean, non. DUCAP. Ne l'appelle plus Cerisette, c'est Yvonne qu'il faut dire, mon garçon.... Mademoiselle Yvonne! Et avec respect. JEAN, tout interloqué. Yvonne? Yvonne?... Cerisette, Yvonne? DUCAP. Je t'embrouille, hein, mon garçon? JEAN. Je l'avoue. DUCAP. Et du respect, te dis-je. Plus de «tu» ni de «toi», du «vous» seulement. CERISETTE. OH! non, non, je suis toujours Cerisette. JEAN. Expliquez-moi, de grâce! ce que signifie cette comédie où je ne joue pas le plus beau rôle à ce qu'il paraît. DUCAP. Cerisette n'est plus ma servante. JEAN. Elle devait partir, je le sais. CERISETTE. Oui, c'est vrai.... DUCAP. Et elle ne part pas du tout. CERISETTE. Non, c'est vrai. JEAN. Eh bien! tant mieux. DUCAP. Mais ce n'est pas pour toi qu'elle reste. JEAN. Eh, bien! tant pis! _(A part.)_ Enfin, c'est dit.... Paul l'épouse.... CERISETTE, joignant les mains. Ne parlons pas de cela maintenant, on peut changer de condition sans changer de coeur. JEAN. O Cerisette, veux-tu donc m'empêcher de désespérer? DUCAP. Je t'ai dit, Jean, de l'appeler mademoiselle Yvonne... Faut t'expliquer ça enfin.... JEAN. S'il vous plaît, oui; j'en serais aise. DUCAP, donnant un baiser à sa fille qui l'enveloppe de ses bras. Comprends-tu?... JEAN. Pas encore.... Recommencez. DUCAP. Mon Yvonne! C'est mon Yvonne! ma petite fille... Mon enfant. JEAN, stupéfait Elle?... Cerisette?... Votre.... DUCAP. Ma fille qui fut volée, toute petite, par une femme que j'avais refusé d'épouser... la mère, hélas! de ma femme d'aujourd'hui! JEAN. Cerisette est votre fille!... Cerisette!... Ah! je remercie le ciel de la félicité dont il vous comble! Cerisette, pardon! Mademoiselle Yvonne, Dieu vous rend une place dont vous êtes bien digne... Je serai toujours, mademoiselle, votre serviteur dévoué. CERISETTE. Appelez-moi Cerisette. DUCAP. Voyons, voyons! ma petite Yvonne, il faut tenir son rang... c'est mieux; on se fait respecter davantage... Va mettre les chevaux à la voiture, Jean, et ta livrée sur ton dos... JEAN. Si mademoiselle l'ordonne.... je me mettrai en livrée. CERISETTE. Je ne sais pas commander, moi! JEAN. Si vous le demandez alors. CERISETTE. Je ne demande rien. DUCAP Cerisette.... Yvonne! Yvonne! je veux dire--il faut oublier cette intimité qui existe entre vous. Tu comprends mon enfant... _(A part)_ sors mon garçon; va vite si tu veux rester à mon service _(A part.)_ Mais c'est que tu n'y resteras point. JEAN, à part. Mais c'est que je n'y resterai point! _(Il sort. Ducap et Cerisette passent dans une autre pièce)._ SCÈNE XVI. MADAME DUCAP. Fatalité! fatalité!... J'avais le pressentiment de ce malheur.... Oh! si j'avais pu l'éloigner, elle, auparavant!... Si j'avais connu plus tôt ce secret extraordinaire!... Il faudra partager le pouvoir avec elle maintenant.... le pouvoir et la fortune! Pourquoi l'ai-je prise pour confidente? Elle était ma servante, je ne devais pas la traiter en égale. Pourquoi dire des choses qui doivent rester inconnues? Pourquoi avouer, sans nécessité, les passions mauvaises du coeur? Si au moins elle ne savait pas que je me suis réjouie de sa petite.... Si elle ne savait pas que j'ai épousé son père par intérêt, pour avoir de l'argent!... Après tout, elle doit bien comprendre qu'une jeune fille n'épouse pas un vieillard par amour. Et puis, elle ne peut toujours pas me chasser d'ici. Je suis chez moi. J'ai respecté son père; je l'ai entouré de soins; j'ai fait mon devoir. Maintenant, si elle veut devenir mon amie, je lui tendrai la main. Je veux bien lui laisser sa part d'héritage. Cela vaut mieux; oui, cela vaut mieux. Il le faut du reste. Je ne veux pas la guerre, je veux la paix. Ma mère m'a légué quelque chose de sa malice, je le sens, mais il n'est pas de mon intérêt, de m'en servir... Ma position reste belle et digue d'envie quand même.... Ma mère est assez vengée du dédain de son amoureux.... qu'elle repose en paix dans sa tombe, et que je repose en paix dans ma maison! _(Paul entre.)_ SCÈNE XVII. MADAME DUCAP, PAUL. PAUL. Monsieur est sorti? MAD. DUCAP. Je n'eu sais rien. PAUL. Il m'avait prié d'aller quérir Jean, et, ma foi! j'ai cherché pour rien. MAD. DUCAP. Vous ne l'avez pas trouvé? PAUL. J'ignore où il se cache. MAD. DUCAP. Pourquoi Jean? PAUL. Pour mettre les chevaux à la voiture. MAD. DUCAP. Ah! Monsieur Ducap sort en voiture? PAUL. Oui, avec Mademoiselle Yvonne. MAD. DUCAP, avec amertume. Avec mademoiselle Yvonne. PAUL, vivement. Cerisette!... Pour nous, ce sera toujours Cerisette. MAD. DUCAP. Et vous croyez qu'elle se laissera faire? PAUL. Bah! on ne se défait pas, comme cela, d'une longue habitude, ni d'une forte amitié. MAD. DUCAP. Vous ne pouvez toujours plus la traiter en camarade comme par le passé, ce serait inconvenant. PAUL Devant le monde on s'observera, mais dans l'intimité on se souviendra. MAD. DUCAP. Vous ne la verrez pas souvent; vous ne devrez pas chercher à la voir. PAUL. C'est souvent quand on ne cherche pas qu'on se rencontre. MAD. DUCAP. Paul, voulez-vous ne rien dire de ce que vous connaissez à mon sujet? PAUL. Ne rien dire? Mais, madame, je ne connais rien de mal à votre sujet.... Ce que je puis dire de vous ne peut que vous flatter. MAD. DUCAP. Êtes-vous bien sincère? PAUL. Je ne me suis jamais connu autrement. MAD. DUCAP. Mais au sujet de ma mère, vous savez quelque chose? PAUL. La faute de votre mère ne saurait vous atteindre. Au reste, maintenant que l'enfant est trouvée, le pardon sera complet. MAD. DUCAP. Le monde est si méchant! PAUL. Le monde qui souffre, peut-être, pas le monde qui jouit.... Mais pardonnez-moi, madame, puisque Jean n'est pas revenu je continue à le chercher. MAD. DUCAP. Au revoir, Paul, _(à part.)_ Je rentre dans ma chambre. Hélas! Je redoute la première entrevue! _(Elle sort d'un côté, Jean et Cerisette entrent.)_ SCÈNE XVIII. JEAN, CERISETTE. JEAN. Il sera difficile de lui faire entendre raison. Il voudra te donner un mari de son choix, quelqu'un qui n'aura jamais porté la livrée de domestique. CERISETTE. J'aimerais mieux demeurer servante avec toi que devenir grande dame pour un autre. JEAN. O Cerisette! comme ton amour est pur, et comme ton dévoûment est grand! Mais comme j'appréhende aussi un cruel refus de la part de ton père!... CERISETTE. J'espère qu'il se laissera toucher. S'il ne comprend pas mes paroles, il comprendra mes larmes. JEAN. O noble coeur! O ma seule espérance! je te savais bonne, aimante autant que belle, mais ta constance n'avait pas été éprouvée, ta vertu n'avait pas été tentée, ton amour n'avait pas été mis au creuset de l'épreuve.... Maintenant, tu grandis merveilleusement dans ma pensée et je suis fier de toi. CERISETTE. Je ne fais rien que mettre d'accord mon coeur et ma raison. JEAN. Combien font taire leur coeur pour suivre la froide raison! et pourtant le coeur est bien le plus sûr des conseillera. CERISETTE. Il est le plus généreux, du moins, et s'il se trompe on lui pardonne. JEAN. Malgré l'amour extrême que j'éprouve pour toi, je me serais sacrifié, si tu l'avais voulu, et jamais un reproche ne serait tombé de mes lèvres.... Si tu m'avais préféré Paul, Paul mon ami, mon frère, j'aurais pleuré en secret, mais devant toi, devant lui, j'aurais semblé content. CERISETTE. JE ne comprends plus que je l'aie aimé.... presque autant que toi. JEAN Mais il me vaut bien. CERISETTE. Est-ce qu'on peut aimer étalement tous les hommes de bien?... On les admire, on les estime.... JEAN. Je vais, hélas! l'attirer des reproches de la part de ton père, en demeurant ici avec toi. CERISETTE. Mais, puisque tu laisse le service.... JEAN. C'est vrai, et il faut que je l'en prévienne. Au reste je réserve un argument sans réplique. CERISETTE. Notre amour déjà vieux? JEAN. Ça, c'est l'argument qui vaut le mieux à nos yeux, ce n'est pas le meilleur aux siens. CERISETTE. Que réserves-tu donc? JEAN. Tu le sauras bientôt.... et j'espère que tu ne me garderas pas rancune? CERISETTE. N'effarouche pas, au moins, ma piété filiale; ne fait pas de peine à mon père.... Il faut que je lui sois bien dévouée, il a été si longtemps abandonné et privé des caresses de son enfant. JEAN. Ne crains riens, ma Cerisette, je vais trouver le chemin de son coeur.... ou de sa raison. Tiens! je l'entends, le voici. Soyons fermes. _(Ducap entre.)_ SCÈNE XIX. LES MÊMES, DUCAP DUCAP. Comment! comment! toi ici, Jean?... Et je viens de t'ordonner de mettre les chevaux au carosse!... Et ta livrée? Où est-elle, ta livrée?... Crois-tu que tu fais là une chose convenable?... N'oublie pas que tu es domestique et que Cerisette n'est plus servante. Elle est devenue demoiselle et toi, tu es resté manant. Plus de rapports entre vous, que ceux de maîtresse à valet.... Par exemple!... Et toi, Cerisette.... Yvonne! Yvonne!... toi mon enfant, respecte ta nouvelle position sociale.... Le ciel ta rendu ton rang, sois digne d'y rester. CERISETTE. Cher papa, l'or peut bien me faire changer de robe, mais pas de coeur. Vous savez bien que nous nous aimons, Jean et moi, depuis longtemps déjà. Nous avons toujours été de bons serviteurs, nous serons de bons enfants.... Vous verrez. DUCAP. Une mésalliance. JEAN. Mais une alliance qui nous apporterait le bonheur à tous. DUCAP Pas à moi, pas à moi! CERISETTE. Oh! ne faites rien qui pourrait amoindrir le bonheur que je ressens d'avoir retrouvé mon père!... On ne peut donc avoir jamais deux félicités à la fois!... Mon Dieu! Mon Dieu! DUCAP. Et puis, s'il devient ton mari, il ne pourra plus porter ma livrée... Elle lui va si bien! Trouverai-je quelqu'un d'aussi bien fait pour elle?... Vrai, je n'y puis consentir. JEAN. Vous n'êtes pas sérieux, monsieur Ducap, et vous aimez trop votre enfant pour ne pas lui faire le sacrifice d'une fantaisie. CERISETTE. Oh! vous m'aimez bien, n'est-ce pas, mon père?... Mon père!... Comme j'ai du plaisir à dire ce nom béni!... Mon père, à mon!... Mon père! DUCAP embrassant Cerisette. Ah! tiens! Tais-toi, tu vois bien que tu vas me faire pleurer.... Je suis lâche... oui, je suis lâche!... CERISETTE. Vous êtes bon, et vous voudriez paraître insensible. Pourquoi? JEAN. Avez-vous peur qu'on vous aime trop? CERISETTE, lui donnant un baiser Qu'on vous donne trop de baisers? JEAN. Qu'on vous entoure de trop de soins? CERISETTE. Qu'on vous fasse trop de caresses? DUCAP, ému. Voyons, voyons, voyons!... vous me faites perdre la tête.... JEAN. Et retrouver le coeur.... DUCAP, réfléchissant. Et re-trou-ver le coeur.... retrouver le coeur.... Après tout, c'est peut-être vrai.... C'est donc en trouvant des enfants qu'on trouve du coeur.... Oui, je le sens, l'isolement et l'ennui, m'avaient desséché. J'étais aride comme un sable. O mon enfant, ma Cerisette! tu es la source bénie qui arrose et rafraîchit mon âme! Mes sentiments s'éveillent plus doux et plus chrétiens à ta voix.... En t'entendant m'appeler père, moi qui avais oublié ce nom divin, je me sens attendrir, je me trouve meilleur, je pleure... oui, je pleure.... et.... je vous bénis. _(Il étend ta mains sur leurs têtes, Jean et Cerisette tombent dans ses bras l'un de l'autre.) Mad. Ducap entre._ SCÈNE XX. LES MÊMES, MADAME DUCAP. DUCAP, à sa femme qui hésite à entrer. Entrez, entrez, madame!... Entre, ma femme, entre, tu n'es pas de trop. Viens voir comme les enfants savent attendrir les vieux garçons.... On n'y tient pas. Je ne voulais rien entendre, d'abord, et j'ai tout entendu, je ne voulais rien comprendre, et j'ai tout compris. Mon enfant a parlé, vois-tu, mon enfant... Ah! le coeur d'un père peut sommeiller, il ne meurt jamais. Il est une voix qui le réveille toujours. MAD. DUCAP. Je serais jalouse de la place que prend Cerisette dans votre pensée, si je ne la savais si bonne et si digne. CERISETTE. Merci, madame... j'espère que votre amitié sera loyale, et que toutes deux nous ferons assaut de zèle pour embellir les dernières années du vieillard que nous aimons. MAD. DUCAP. Croyez à ma sincérité. Le ciel est pour vous, et je sais qu'il me briserait si je résistais à ses volontés. L'avenir me rendra témoignage. Attendez... pardonnez... oubliez. CERISETTE, donnant un baiser à Mad. Ducap. Heureux ceux qui imposent silence à leurs pensions! MAD DUCAP, à son mari. Nous serons deux pour vous chérir. JEAN Trois! Nous serons trois! DUCAP. Oui, oui, lui aussi.... Et moi je serai seul contre trois... que ferai-je? CERISETTE. --Vous vivrez! SCÈNE XXI. LES MÊMES, PAUL. PAUL, apercevant Jean. Ah! enfin, le voici! DUCAP. Il ne manquait plus que vous, Paul. Approchez, approchez. PAUL. Il parait que je manque toujours.... j'arrive trop tôt où trop tard; je vise trop bas ou trop haut.... DUCAP. Eh bien! vous ne manquerez pas la jolie scène qui se passe ici en ce moment. PAUL. Je veux bien en être le témoin, si, en effet, elle est jolie; et elle l'est, sans doute, car toutes les figures sont réjouies. Oh! je divine.... Jean vous a fait part de sa chance, de sa bonne fortune.... CERISETTE. Et je la partage tout entière, elle devient la mienne. DUCAP. Il fallait bien consentir à cette union puisqu'elle le désirait, elle, ma petite Yvonne. Quand on est vieux on ne résiste guère, on cède vite. MAD. DUCAP. C'est un devoir de céder quand la justice et le droit sont contre nous. JEAN. Il y a du plaisir à le faire quand c'est l'amour filial qui le demande. PAUL. Et puis, non seulement les qualités de l'esprit et du coeur se rencontrent dans cette union, mais la richesse aussi, ce qui ne gâte rien. CERISETTE. Oh! je suis habituée à vivre de peu et j'aime la simplicité; je ne demanderai rien à mon père. DUCAP. Tu sais bien, coquine, que je n'attendrai pas cela pour te donner. MAD. DUCAP. Nous ferons deux parts égales _(à part.)_ Il le faut bien! PAUL. Mais son mari est assez riche pour se passer de vos faveurs. Pardon de ma franchise. DUCAP. Riche d'espérances, je le comprends... Quand on épouse une si jolie fille. CERISETTE. Riche de qualités PAUL. Riche... riche comme vous tous, d'espérances, de qualités et d'argent. DUCAP, ahuri. D'argent?... Vous dites: d'argent?... PAUL. D'argent!... Est-ce qu'il ne vous l'a pas déclaré. DUCAP. Vous plaisantez; allons! PAUL. Je ne plaisante pas. La preuve c'est qu'il m'a fait une part généreuse afin de me permettre d'épouser Cerisette, si Cerisette m'avait aimé... comme elle l'aime. _(Surprise de tous; on entoure Jean.)_ CERISETTE. Lui! n'est lui cet ami? _(à Jean.)_ Toi, tu as fait cela?... C'est beau, mais c'est mal.... si lu m'avais perdue? JEAN. C'est que tu n'aurais pas été tout à fait à moi.... Tu u'aurais pas été à moi comme je l'aurais voulu. DUCAP. Voyons! c'est du badinage cela? Parle franc, Jean, tu n'as pas tant d'argent qu'il le dit, lui, Paul? D'où te viendrait cette fortune? L'argent, ça n'est pas si facile à ramasser... j'en connais quelque chose. JEAN. Eh bien! oui, monsieur Ducap, je suis riche.... mais depuis quelques jours seulement. Une grosse somme amassée par mon pauvre père en Californie; et fidèlement gardée par un honnête confident, vient de m'être envoyée. Je n'ai pas voulu le dire afin de ne point tenter les coeurs... Je vous sais infiniment gré de ce que vous m'avez accordé la main de votre fille, alors que vous me pensiez pauvre et sans autre ressource que mon travail. Cela vous honore et me touche. DUCAP. Eh bien! si tu es riche, mon garçon, tu pourras, aussi toi, avoir ta livrée et tes armes. JEAN. Ma livrée, c'est la blouse de l'ouvrier, mes armes, ce sont les outils du travailleur. PAUL. Bien dit, Jean! MAD. DUCAP, à Jean. Vous méritez le bonheur qui vous est donné. CERISETTE. Paul, vous n'êtes pas fâché de la préférence que je donne à votre ami? PAUL. Comme vous, Cerisette, j'ai flotté dans l'indécision, j'ai balancé entre deux amours également pures et douces... et, comme vous aussi, si vous ne m'aviez prévenu, j'aurais dit: Vous n'êtes pas fâchée, Cerisette, de la préférence que je donne à votre amie? CERISETTE. Vraiment? PAUL. Il n'y a que Juliette qui vous vaille. CERISETTE. Que je suis contente de voir tout le monde heureux! DUCAP. Oui, oui, tout le monde.... et ton père. ROUGE ET BLEU PERSONNAGES: M. FLAMEL, notaire. M. RENÉ MURAL, avocat. H. RENÉ MURAL, agent. MADAME MURAL, veuve. MLLE EVA FLAMEL, fille du notaire. EVA FLAMEL, nièce du notaire. JEANNETTE, soubrette. ROUGE ET BLEU COMÉDIE EN TROIS ACTES. La scène se passe à Québec. Une grande salle. Table, chaises, canapé. Des pots de fleurs sur une fenêtre. Une porte ouvre sur le salon, une autre sur l'étude. La porte de sortie donne aussi sur la serre et le jardin. ACTE PREMIER SCÈNE PREMIÈRE. JEANNETTE, Mme MURAL. JEANNETTE, ouvrant une porte et faisant passer Mme Mural. Passez, madame, _(Elle lui présente un siége)_ assoyez-vous. Monsieur le notaire ne tardera pas à rentrer. MAD. MURAL. Merci, ma bonne enfant, merci. Mais ne vous dérangez pas pour moi; faites votre besogne. _(Elle s'assied.)_ JEANNETTE. S'il vous plaît de m'excuser, en effet, car M. Flamel n'a pas encore pris son café, et je ne voudrais pas le faire attendre plus que de raison. Il est si bon!... MAD, MURAL, plaisantant Le café? JEANNETTE. Le notaire!.... Le café aussi. MAD. MURAL, riant. S'ils sont si bons l'un et l'autre, soignez-les bien toujours. _(Jeannette sort, Mme Mural s'approche de la table, s'appuie sur sa main, et demeure quelques moments pensive.)_ SCÈNE II MADAME MURAL. Je vais lire, en attendant le retour de M. Flamel, cette singulière déclaration, cet aveu pénible d'un mourant. «Je n'ai pas tout dit, et je désire ne rien cacher. Que la honte qui retombera sur mon nom soit une éternelle expiation de ma faute! «Les titres de cette propriété dont j'ai parlé ailleurs, m'avaient été donnés sur mes instances, par un de mes amis, député au Parlement. Il ne pouvait les garder et conserver, en même temps, son mandat, parce qu'il recevait au sujet de cette propriété, une subvention du gouvernement. «Je savais que ce n'était qu'un prêt déguisé. Je me suis rendu coupable d'abus de confiance, de vol... «J'ai vendu ce bien qui m'était confié temporairement, et j'ai perdu, dans les spéculations et le jeu, la fortune mal acquise. «Que Dieu me pardonne, au moins, si les hommes ne veulent me pardonner!... Je me repens de ma faute! _(Elle se lève.)_ C'est affreux!... Et, c'est cette propriété que je possède!... Ah! cela me portera malheur!... Je veux la rendre à ses maîtres.... Pourtant, suis-je obligée de le faire?... Et où les trouverai-je?... Mon père l'a achetée de bonne foi.... Il l'a toujours possédée de bonne foi.... Et mon fils, mon René, comment supportera-t-il une pareille épreuve.... Briser son avenir, faire écrouler ses espérances, détruire son bonheur, et peut-être pour jamais!... Oh! je n'aurai pas le courage de faire cela. Le Ciel ne demande pas autant.... Non, il ne demande pas autant. SCÈNE III. MADAME MURAL, M. FLAMEL, une lettre à la main. M. FLAMEL (en dehors.) Il faut aimer son parti pour lui donner tant de travail et de moments! Oui, il faut l'aimer!... _(ll entre chapeau sur ta tête, canne sous le bras, et ne voit pas Mme. Mural.)_ Aussi quel vieux et saint parti!... Puisse-t-il vivre éternellement!... Ah! cette lettre que le facteur vient de me remettre!... _(Il lit la suscription.)_ Mademoiselle Eva Flamel!... Hum! ce n'est pas une écriture de femme cela... Les femmes ont la main plus jolie.... pas une écriture de notaire, non plus, les notaires ont la main plus sûre... ça peut dépendre de la conscience... _(Il aperçoit Mme Mural)_ Oh! pardonnez-moi, madame, je n'avais pas remarqué votre présence... Je suis inexcusable, tout à fait inexcusable! MAD. MURAL. _(A part.)_ Le courage me manque maintenant.... M. FLAMEL. Eu quoi puis-je vous être agréable, madame je suis tout à vous, tout à vous.... MAD. MURAL. Si cependant il vous convenait mieux de me recevoir dans un autre moment, M. Flamel, je pourrai revenir. La chose ne presse guère, après tout. Je passais et je suis entrée pour savoir si vous aviez examiné les papiers que j'ai laissés ici l'autre jour, et pour vous.... M. FLAMEL. Des papiers?... je ne me rappelle pas.... MAD. MURAL. La servante ne vous les a peut-être point remis. Vous étiez sorti, et c'est à elle que je les ai donnés. M. FLAMEL. En effet, elle ne me les a pas remis.... Comment cela se fait-il?... Mais c'est un oubli impardonnable. _(Il dépose sur la table sa canne, son chapeau et la lettre)_ MAD. MURAL. Je reviendrai, monsieur le notaire. M. FLAMEL. Je l'aimerais mieux, si cela vous est facile.... De ce temps-ci, voyez-vous, je suis tout à la politique. On veut que je me présente dans le comté de Lévis... un comté qui coûte cher! On me fait violence. Que voulez-vous un citoyen se doit à son pays. La chose publique d'abord; la patrie avant la famille. MAD. MURAL. Je ne puis que vous féliciter d'être si bien apprécié de vos concitoyens, car le mérite n'est pas toujours reconnu. M. FLAMEL. C'est vrai, madame, c'est vrai! Toutefois, je n'oublie pas, non plus, les devoirs que m'impose ma profession, et dès que vous l'exigerez, je vous écouterai, je prendrai connaissance de votre affaire. MAD. MURAL. Je vous sais gré de votre zèle. _(Elle se lève.) (Jeannette entre.)_ SCÈNE IV. LES MÊMES, JEANNETTE. JEANNETTE, (tenant des papiers enveloppés.) M. le notaire, je me suis aperçu, en époussetant les meubles, sauf le respect que je vous dois, que j'ai oublié de vous remettre ces papiers. Je les avais déposés dans votre chambre, dans le... le chose-là.... M. FLAMEL. Allons, Jeannette, achève! Tu sais bien qu'il n'est pas nécessaire.... JEANNETTE, vivement. Juste! dans votre nécessaire. MAD. MURAL, riant. Ah! ah! ah! ah! le joli quiproquo! JEANNETTE. Je ne sais pas, moi, les noms de toutes les choses, mais j'ai coutume de me souvenir du nécessaire. Monsieur le notaire peut la dire. Et si Jérôme était ici.... M. FLAMEL Oui, oui, Jeannette, mais la mémoire manque parfois. JEANNETTE. Oh! ça.... parce que je n'y pense pas. M. FLAMEL. Et ces papiers? JEANNETTE. Les voici, monsieur. M. FLAMEL, (à Mme Mural.) Assoyez-vous donc un instant, madame. JEANNETTE. Je les ai enveloppés dans une gazette. M. FLAMEL. «La Vérité! La Vérité!» enveloppés dans «La Vérité!...» C'est une profanation!... un!... Moi qui garde ce journal avec tant de soin! JEANNETTE. Pour moi toutes les gazettes sont des vérités... un peu profanées. Et Jérôme qui.... M. FLAMEL. Jeannette, ménage un peu ta voix. JEANNETTE. Ah! Monsieur, je puis parler à la journée, cela ne me fatigue pas du tout. M. FLAMEL, sévèrement. Jeannette! _(Jeannette s'éloigne et s'occupe à ranger certains objets)_ Eh bien! madame, puisque je les ai entre les mains ces papiers, je vais les examiner... si personne ne me dérange. Vous passerez au jardin pour vous distraire. MAD. MURAL, se levant. Je dois voir M. le curé dans quelques instants, si vous me le permettez, je reviendrai tantôt. Je regrette vraiment de vous détourner de vos affaires politiques. La crise que nous traversons.... M. FLAMEL. Le pays a besoin de tous nos instants, c'est vrai. Il faut écraser l'hydre! l'empêcher de renaître, l'hydre!... JEANNETTE. C'est comme M. René Mural disait: Il faut se dépêcher de l'être, libres! MAD. MURAL. Mon fils? M. FLAMEL. Comment, M. René Mural est votre fils? J'en suis enchanté madame, j'ignorais encore votre nom, si je devinais vos qualités. MAD. MURAL. Vous êtes trop flatteur, M. Flamel. M. FLAMEL. Nous sommes des amis, des champions de la grande cause, M. Mural et moi. Les hommes les plus importants de Lévis l'ont chargé de m'offrir le mandat de ce beau comté. Il m'a parlé avec tant d'éloquence qu'il m'a convaincu, et il travaille avec tant de zèle que je suis sûr de la victoire.... s'il y a lutte. MAD MURAL. Le comté de Lévis? mais il me semble qu'il ne le connaît guère et n'en est guère connu. M. FLAMEL. Les vrais hommes politiques doivent être discrets. La discrétion est leur force. MAD. MURAL. En vérité, vous le connaissez mieux que je ne le connais moi-même; et j'ignorais tout à fait cette intimité entre vous, qui me fait beaucoup d'honneur. M. FLAMEL. Les hommes de sa trempe marchent vite et sont vite appréciés.... Jeannette, reconduis madame. MAD. MURAL, donnant le papier qu'elle a lu. Mettez donc cet écrit avec les autres, M. Flamel, il vous servira peut être. _Elle sort avec Jeannette._ SCÈNE V. M. FLAMEL, puis, LES DEUX EVA. M. FLAMEL. Ces papiers, Jeannette a eu tort de les retrouver aujourd'hui, et moi j'ai eu tort aussi de dire à Madame Mural que j'allais les examiner immédiatement. J'ai des lettres importantes à écrire; il faut que je retouche mon programme; mes discours ne sont encore qu'ébauchés; je n'ai encore aucun scandale à stigmatiser; je ne connais guère les grandes oeuvres à signaler.... Je les verrai plus tard, ces papiers, plus tard. Une seule chose à la fois: Qui vont tout dire, bredouille, Qui veut tout faire, s'embrouille... Cette madame Mural me semble très distinguée.... C'est une belle femme.... une belle femme! Et si.... Allons! allons! Le coeur d'un notaire Doit savoir se taire. Mais ce billet que l'on vient de me remettre pour ma fille!... Je l'oubliais!... C'est sans doute un billet doux, un billet _promissoire_ d'amoureux.... Y aurait-il un gendre à l'horizon?... S'il pouvait être selon mon coeur, bleu foncé!! _(Il appelle)_ Eva! Eva!.... _(Deux voix répondent, en dehors:)_ Laquelle?... _(Il reprend ahuri.)_ Laquelle?... En effet il y en a deux. Ma fille et ma nièce. Le père a fait oublier l'oncle. _(Il crie:)_ L'une ou l'autre! non, l'une et l'autre! (On entend rire.) LES DEUX EVA, arrivant ensemble. Nous voici! nous voici! EVA, fille du notaire. A vos ordres, petit père. EVA, nièce du notaire. Toujours à votre disposition, cher oncle. M. FLAMEL. Laquelle de vous deux entretient une correspondance amoureuse.... EVA, fille. Une correspondance? EVA, nièce. Amoureuse? LES DEUX EVA. Avec qui? _(L'une à l'autre)._ Comprends-tu? M. FLAMEL. Amoureuse, je n'en suis pas sûr.... Laquelle de vous réclame ce petit carré de papier? EVA, fille. Je ne comprends pas. EVA, nièce. Moi non plus. M. FLAMEL. Lisez. LES DEUX EVA, lisant la suscription. Mademoiselle Eva Flamel. M. FLAMEL. Comprenez-vous? devinez-vous? EVA, nièce. Je comprends que c'est notre nom. EVA, fille. Mais je ne devine pas à laquelle de nous cela s'adresse. M. FLAMEL. C'est donc la première fois.... le premier pas.... la déclaration. EVA, nièce. C'est tout à fait nouveau, cher oncle. EVA, fille. Tout à fait inédit. M. FLAMEL. Alors, dévoilons le mystère. Si vous me le permettez je vais procéder à l'opération. EVA, fille. Vous en avez le droit. EVA, nièce. Il me tarde de voir cela. M. FLAMEL, ouvrant la lettre et regardant. Bah! lui?... Ah! ah! ah! ah!... Voyons ce qu'il dit.. _(Il lit)_ «Mademoiselle, je vous ai vue et je ne puis vous oublier.» il a de la mémoire, je le sais.... «Quelque chose me dit que vous aurez sur ma vie une influence souveraine. Vous m'avez paru si jolie, si bonne, si pieuse, l'autre jour, aux genoux de la vierge, que je me suis pris à vous aimer de toute mon âme....» Le brave garçon!, «je n'oserais vous confier mon secret, s'il n'était celui d'un honnête homme qui ne veut pas troubler inutilement la paix de votre coeur.» _RENÉ MURAL._ Pas plus avancé qu'auparavant. Mais je le connais, moi, ce René Mural! ah! ah! ah! ah!... _Les deux Eva prennent la lettre et la lisent des yeux._ EVA, fille. C'est bien toi qu'il a vue. EVA, nièce. C'est à toi plutôt qu'il s'adresse. M. FLAMEL. Ne vous obstinez pas trop; ne vous le renvoyez pas comme on fait d'une balle. C'est un bon parti, un lutteur, un bleu, un dévot! Vous voyez, il vous suit à l'église.... Ah! je le connais.... Il va venir bientôt. Je l'attends. Il nous dira, lui, laquelle il poursuit de.... sa charité. LES DEUX EVA. Sa charité!! FLAMEL. Oui, oui! charité... amour pur!... Ainsi l'une de vous deux est aimée, et l'autre.... EVA, fille. Et l'autre le sera! _(M. Flamel sort en riant)._ SCÈNE VI. LES DEUX EVA. EVA, nièce. Mon oncle dit qu'il le connaît bien, ce M. Mural, que c'est un bon parti, un bleu, un tout ce qu'on voudra, mais comment se fait-il qu'il n'ait jamais prononcé son nom devant nous? EVA, fille. Il voit tant de gens depuis qu'il s'occupe de politique!... Ce serait drôle si nous allions être choisies, puis élues pour la Chambre.... EVA, nièce, riant. La chambre nuptiale! EVA, fille. Nous le connaissons, nous aussi, M. Mural, nous l'avons rencontré en soirée, et nous le voyons souvent, à l'heure de la promenade, sur la terrace Frontenac. EVA, nièce. Quand il nous rencontre, c'est toi qu'il regarde; il ne me voit point, moi. EVA, fille. Il me semble que je l'aimerais bien.... Je voudrais aimer quelqu'un. C'est si bon d'aimer! EVA, nièce. Et d'être aimé! EVA, fille. Je crois qu'il vaut mieux aimer qu'être aimé. Il y a plus de délices, plus d'ivresse. EVA, nièce. Oui, mais aussi plus de larmes, plus d'amertumes, si nul amour ne répond au nôtre. EVA, fille. C'est vrai, mais j'aime mieux souffrir que ne rien éprouver.... J'ai horreur de l'insensibilité. SCÈNE VII. LES MÊMES, JEANNETTE. JEANNETTE. C'est l'heure de votre leçon de piano, sauf le respect que je vous dois, mesdemoiselles. Vous m'avez dit de vous le dire, je vous le dis. EVA, fille. Bien, Jeannette, tu auras l'oeil à la maison. JEANNETTE. J'aurai tout à la maison, sauf le respect que je vous dois, mademoiselle; car, vous le comprenez bien, je ne saurais avoir l'oeil ici et le reste ailleurs. EVA, nièce. Comme tu as de l'esprit aujourd'hui, Jeannette! JEANNETTE. Chez nous, mademoiselle, je ne passais pas pour la plus sotte. EVA, fille. Et vous étiez plusieurs enfants? JEANNETTE. Je suis une fille unique, mademoiselle, sauf le.... EVA, nièce. Je le crois bien. _(Les deux Eva sortent.)_ SCÈNE VIII. JEANNETTE. Deux bonnes petites demoiselles! ça ne ferait pas de mal à un mouche.... à un moucheron!... c'est timide! candide! limpide! ça joue du piano! _(Elle imite le mouvement des doigts sur le clavier.)_ ça chante! _(Elle chante.)_ Tra, la, la, la, la, la, etc. _(air connu)...._ L'homme qui les aura.... non! les hommes qui l'auront... non! non! pas ça encore!... n'importe!... Je m'en vais. J'ai promis d'avoir l'oeil partout. _(Elle sort.)_ SCÈNE IX. M. FLAMEL, RENÉ MURAL, agent. M. FLAMEL. Entrez, mon ami, entrez. Ah! coquin, c'est vous qui écrivez des déclarations brûlantes à ma fille.... ou à ma nièce? RENÉ MURAL, agent. _(A part.)_ Moi? des déclarations brûlantes?... c'est donc en rêvant. Je suis peut-être somnambule. _(Haut.)_ Dame! la jeunesse, vous savez.... Et puis, elle est jolie votre fille.... _(à part)_ ou votre nièce. M. FLAMEL. Vous allez donc faire un bout de prière à l'église, dans l'après-midi, avec les pieuses pensionnaires?... c'est très bien!... Sauvons les principes. RENÉ MURAL, agent. _(A part.)_ Ma prière?... à l'église?... avec les pensionnaires?... embrouillé!... _(Haut)_ Mon Dieu, cher M. Flamel, le principe, c'est tout.... Et puis l'exemple... ah! l'exemple! M. FLAMEL. Le principe et l'exemple, quel thème superbe! RENÉ MURAL, agent. Le commencement et la fin.... M. FLAMEL. Mais, monsieur le don Juan, j'aurai mon «oui» ou mon «non» à dire. RENÉ MURAL, agent. _(A fart.)_ Don Juan?... Il va me donner l'envie de l'être. _(Haut.)_ votre «oui» ou votre «non»? Dites: oui. Votre «nom» vous n'avez que faire de le dire, il est célèbre déjà; tout le monde le connaît. M. FLAMEL, riant Ah! ah! ah! ah! mon nom! mon nom!... ce n'est pas de celui-ci que je parle.... RENÉ MURAL, agent. Vous en avez plusieurs, M. Flamel, je le sais... et tous des noms propres. _(A part.)_ Le vent nous pousse, ouvrons la voile, et voguons vers la fille.... ou la nièce. _(Haut.)_ Je suis ravi, enthousiasmé du bonheur qui m'arrive, et l'avenir m'ouvre des portes de rose.... _(à part.)_ Je ne sais plus ce que je dis.... M. FLAMEL. Il n'est pas encore complet votre bonheur, car il vous faut l'assentiment de l'autre partie intéressée. RENÉ MURAL, agent. C'est vrai, mais j'espère que vous me prêterez votre puissant concours. Vous lui ferez comprendre comme je vous suis dévoué, comme il vous serait avantageux de m'attacher à vous par des liens étroits.... sacrés.... _(à part.)_ Je m'aventure un peu loin.... audaces for.... M. FLAMEL. Mais vous ne m'avez pas dit laquelle, de ma fille ou de ma nièce, vous recherchez. Elles portent toutes deux le même nom, et votre lettre ne distingue pas. RENÉ MURAL, agent. _(A part.)_ Ma lettre!... encore!... diable de quiproquo! c'est quelque tour que l'on m'a fait... N'importe, jouons serré. _(Haut.)_ Toutes deux sont fort gentilles et riches de vertus; si je ne pouvais devenir votre gendre, je voudrais être votre neveu. _(Les deux Eva entrent)._ SCÈNE X. LES MÊMES, LES DEUX EVA. EVA, fille, vivement, en entrant. Pas de leçon de musique aujourd'hui.... EVA, nièce. C'est fâcheux. EVA, fille. Le professeur va jouer dans l'île.... _(Elle aperçoit René et le salue; sa cousine de même.)_ M. FLAMEL. _(A René.)_ Soyez ferme; elle sait tout... RENÉ MURAL, agent (au notaire.) Qui? la fille ou la nièce? M. FLAMEL. N'importe laquelle.... _(Aux deux Eva.)_ Mes enfants, je vous présente M. René Mural, un gaillard, je vous le jure, amoureux et bleu! je vous le jure davantage. RENÉ MURAL, agent. _(A part.)_ Quelle comédie me fait-on jouer? _(Haut.)_ Mesdemoiselles... _(il salue)_ gaillard, un peu.... amoureux, beaucoup.... bleu.... je pourrais bien l'être, cela dépendra de vous. LES DEUX EVA. De nous? RENÉ MURAL, agent. Mais l'une pourrait réparer le mal que me ferait l'autre. EVA, nièce. _(A part.)_ Il parle autrement que son billet.... ces hommes! EVA, fille. _(A part.)_ Ce n'est pas lui que je rêvais!... _(A René)_ Vous êtes le bienvenu ici, monsieur, ne serait-ce qu'à cause de celui qui vous y amène. RENÉ MURAL, agent. _(A part.)_ Le vent souffle froid de ce côté.... si ce pouvait être la nièce!... _(Haut.)_ Mademoiselle, je vous suis fort reconnaissant. EVA, nièce. _(A part.)_ Il n'est pas mal, après tout... mais est-ce moi qu'il aime?... M. FLAMEL. Je vous quite un moment, M. Mural. Vous le permettez?... Les affaires, vous savez? les affaires.... A tout à l'heure. Ne vous oubliez pas trop longtemps auprès de ces demoiselles, car nous avons des choses importantes à traiter ensemble. _(Il sort.)_ SCÈNE XI. LES DEUX EVA, RENÉ MURAL, agent. RENÉ MURAL, agent. Nous nous occupons beaucoup de politique, M.. Flamel et moi.... Mais cela ne vous intéresse guère, la politique.... Les femmes ne comprennent point cet... art. EVA, fille. Cet artifice plutôt. EVA, nièce. Nous gâterions tout? RENÉ MURAL, agent. Artifice n'est peut-être pas mal trouvé... mais je ne veux pas dire que vous gâteriez tout. EVA, nièce. On fait toujours un peu mal ce que l'on ne sait pas bien. RENÉ MURAL, agent. Dans l'arène politique, comme ailleurs, il faut être bien armé pour bien combattre.... EVA, fille. Ce n'est pas une arène, c'est un guet-apens. RENÉ MURAL, agent. Comment cela? EVA, fille. On y étrangle les meilleures réputations. EVA, nièce. On y assassine les gloires les glus pures. RENÉ MURAL, agent, riant. Détournons nos regards de ce spectacle, alors; ne sortons pas d'ici où la vertu nous protège. EVA, nièce M. Mural, vous n'êtes pas un de ces assassins des gloires et des réputations? RENÉ MURAL, agent. Des coeurs seulement, des coeurs! EVA, fille. _(A part.)_ Un peu prétentieux!... RENÉ MURAL, agent. Je disais que nous travaillons ensemble, M. Flamel et moi: De la politique.... de la diplomatie.... Echange de bons procédés. Je lui donne un mandat et il me donne.... LES DEUX EVA. Il vous donne? RENÉ MURAL, agent. Je n'ose le dire; il ne me donne peut-être qu'une vaine espérance. EVA, fille. Il tient toujours parole. RENÉ MURAL, agent. C'est un cas exceptionnel que le mien, et il faudrait que mademoiselle sa fille l'aidât à donner. _(A part.)_ Elle va parler, je vais la connaître. EVA, nièce. Sa fille? EVA, fille. A donner quoi? RENÉ MURAL, agent. Vous ne devinez pas?... c'est... elle-même. LES DEUX EVA, riant. Elle-même? Ah! ah! ah! ah!... Sérieusement? EVA, fille. Et savez-vous laquelle de nous deux est sa fille? EVA, nièce. Et laquelle est sa nièce? RENÉ MURAL, agent. _(A part)_. Sapristi! me voilà pincé!... _(Haut)._ Toutes deux vous mériteriez de l'être.... Mais comme il faut se contenter d'épouser.... une seule vertu, à la fois.... LES DEUX EVA. Une vertu? RENÉ MURAL, agent. Oui, oui, je dis bien: une vertu... je ne puis demander la fille et la nièce en même temps. EVA, nièce. Alors, c'est l'une ou l'autre? RENÉ MURAL, agent. Je ne me flatte pas de pouvoir choisir, et si je le devais, je serais fort embarrassé. EVA, fille, se levant. M. Mural, nous savons qu'on vous attend de l'autre côté... nous serions désolées de voler une minute de plus de ce temps si précieux que vous devez à la politique.... EVA, nièce se levant. Oh! la politique!... _(Plus bas.)_ cela gâte bien des choses.... _(Elles sortent.)_ SCÈNE XII. RENÉ MURAL, agent, arpentant la chambre. Je les ai effrayées.... Bah! c'est comme à la pêche le poisson. On parle et il se sauve; on reparle et il revient. Elles reviendront. Tout de même, je joue un singulier rôle. Et si j'allais être le poisson, moi?... Si j'allais mordre à l'appât et rester pris?... Après tout, il est agréable, l'appât, et le poisson serait peut-être plus chanceux que lea pêcheur.... Allons au bout. J'ai pour moi le père, ou l'oncle, car les deux ne font qu'un seul et même notaire.... Et puis, il y en a une qui.... Son dernier mot est éloquent. Et son oeil mutin me regarde encore... au fond de l'âme.... Le hasard aidant, cette aventure si bien commencée devra se terminer heureusement. _(Il aperçoit par la fenêtre quelqu'un qui arrive.)_ Oh! oh! un quidam que je connais pas; un rival peut-être.... Je lui cède la place et je vais faire de la politique avec notre beau-père. Rien comme un beau-père pour.... _(Il sort)._ SCÈNE XIII. RENÉ MURAL, avocat. Personne!... L'on m'a dit cependant que je le trouverais ici! Enfin, attendons. J'ai brûlé mes vaisseaux, je ne puis reculer maintenant.... Serai-je vaincu? M'aimera-t-elle?... Me pardonnera-t-il lui, ma couleur politique?... Il est honnête, mais impitoyable.... Elle lui sera soumise sans doute... que je serais heureux de l'avoir pour femme!... Mon foyer serait calme et joyeux, sous l'égide de cet ange.... Si elle m'aime nous serons forts contre les obstacles; nous souffrirons peut-être, mais nous triompherons.... _(Jeannette entre.)_ SCÈNE XIV RENÉ MURAL, avocat, JEANNETTE. JEANNETTE. Il me semblait que j'entendais du bruit, sauf le respect que je vous dois. Je vais dire aux demoiselles qu'il y a un monsieur qui désire les voir. RENÉ MURAL, avocat. Et c'est peut-être monsieur Flamel que je désire voir. JEANNETTE. Alors, je vais avertir monsieur. RENÉ MURAL, avocat. Attendez, je ne sais pas au juste ce que je dois faire. JEANNETTE. Monsieur ou les demoiselles, c'est la même chose pour moi: je suis à vos ordres. Demandez et... l'on vous recevra. Seulement, je crois que monsieur le notaire est sorti. RENÉ MURAL, avocat. Alors, je suis tout décidé. Donnez ma carte à Mademoiselle Eva. JEANNETTE. Laquelle des demoiselles Eva? sauf le res.... RENÉ MURAL, avocat. Est-ce qu'il y en a plusieurs? JEANNETTE. Il y eu a deux, sauf le respect que je vous dois. RENÉ MURAL, avocat. A Mademoiselle Eva Flamel. JEANNETTE. Pas plus avancé!... Ce sont deux Eva Flamel, la fille et la nièce de M. le notaire. RENÉ MURAL, avocat. Deux Eva Flamel!... Deux! Voilà qui est drôle!... Je tombe bien. Est-ce la fille que j'aime? Est-ce la nièce?... Je veux les voir l'une et l'autre. JEANNETTE. C'est cela, vous choisirez. _(Elle sort.)_ SCÈNE XV. RENÉ MURAL, avocat. Me voilà dans une singulière position!... Est-ce celle que j'aime qui a reçu ma lettre?... C'est peut-être l'autre. Et si elle allait m'aimer, cette autre-là?... Si elle allait m'avouer qu'elle est sensible à l'amour que j'ai pour... sa cousine!... qu'elle m'avait remarqué pendant que je remarquais l'autre!... qu'elle ne sera jamais à d'autre qu'à moi... qui suis tout à une autre!... Vrai, j'exagère, mais tout de même, il me passe un frisson. L'on a toujours tort de ne pas bien connaître ce que l'on aime, de ne pas bien savoir ce que l'on fait. _(Les deux Eva entrent.)_ SCÈNE XVI. LE MÊME, LES DEUX EVA. RENÉ MURAL, avocat. Mesdemoiselles, vous me voyez tout confus. Je désirais voir M. Flamel, et la servante m'a dit qu'il était sorti. Je n'ai pu résister au plaisir de vous présenter mes hommages, puisque je suis chez vous. Me pardonnerez-vous mon sans gêne, la liberté grande que je prends? EVA, fille. M. Mural, vous n'êtes pas tout à fait un étranger pour nous; nous nous sommes vus déjà. EVA, nièce». Dans une charmante soirée: on y jouait la comédie.... MÊMES, MURAL, avocat Oui, oui! je me souviens.... je me souviens!... Une soirée fort agréable.... une amusante comédie... et qui finissait bien, puisqu'elle finissait par un mariage. J'arrivais à Québec alors, et je n'y connaissais que peu de gens. J'ai vu passer devant mes yeux un tourbillon de jeunes filles gracieuses, où vous étiez perdues sans doute.... _(A Eva, fille du notaire.)_ Mais je vous ai vue ailleurs, et c'est là surtout que j'ai appris à vous estimer. EVA, fille. Vraiment? Où cela? Je ne me rappelle point. RENÉ MURAL, avocat. Vous étiez si recueillie, si.... EVA, fille. Oh!... RENÉ MURAL, avocat. Si humblement agenouillée devant l'autel de Marie!... EVA, fille. _(A part.)_ Lui aussi! EVA, nièce. _(A part.)_ Ils nous ont donc suivies tous deux?... EVA, fille. M. Mural, beaucoup de jeunes filles vont prier chaque jour à l'autel de Marie. RENÉ MURAL, avocat. Et pendant ce temps-là, nous les hommes, nous les forts, nous oublions Dieu pour ne songer qu'aux affaires. EVA, fille. Il est souvent difficile de faire oublier aux hommes les choses sérieuses qu'ils ont à exécuter dans ce monde, et c'est fort naturel. Pourvu qu'ils ne perdent pas Dieu de vue tout à fait, je les excuse. RENÉ MURAL, avocat. Si les anges de la terre nous absolvent, ceux de là-haut nous tendront la main. EVA, nièce. Qu'avez-vous besoin de tant d'aide, vous êtes le sexe fort? RENÉ MURAL, avocat. Oui, avec de grandes faiblesses, comme vous êtes le sexe faible avec de grandes forces. EVA, fille. Aimez-vous toujours Québec, M. Mural? RENÉ MURAL, avocat. Beaucoup. Son site est si pittoresque, sa gloire est si pure! ses femmes sont si belles!... C'est un nid d'aigle peuplé de colombes. EVA, nièce. Avis aux chasseurs.... RENÉ MURAL, avocat. Je suis bien maladroit. EVA, fille. Vous ne faites que.... blesser? RENÉ MURAL, avocat. La colombe semble me fuir à tire-d'aile. EVA, fille. Elle est d'une nature si timide. RENÉ MURAL, avocat. Elle cherche un refuge, souvent, sous les toits... sacrés. EVA, fille. N'est-ce pas ce que fait le chasseur parfois? RENÉ MURAL, avocat. Parfois, je l'avoue. EVA, fille. Sous ces toits tous les bruits se taisent. RENÉ MURAL, avocat. Par les bruits qui montent du coeur. EVA, nièce. Vous autres, messieurs, vous avez des coeurs qui sont un peu tapageurs. RENÉ MURAL, avocat. Et les vôtres, mesdemoiselles, ils demeurent trop calmes peut-être. _(On entend parler en dehors.)_ EVA, fille. Voici mon père, mais il n'est pas seul; voulez-vous passer dans la serre en attendant qu'il soit libre? RENÉ MURAL, avocat. Je vous suis avec bonheur. _(A part.)_ C'est donc elle qui est la fille du notaire? c'est elle que j'aime!... _(Ils sortent.)_ SCÈNE XVII. M. FLAMEL, RENÉ MURAL, agent. M. FLAMEL. Bah! cela va s'arranger. Un petit moment d'humeur. Vous savez, les jeunes filles, c'est délicat.... Vous serez aimé, adoré... si je suis élu. Mais parlons un peu politique... il ne faut pas négliger les affaires du pays. RENÉ MURAL, agent. C'est juste, c'est juste.... Comme je suis heureux d'être à votre école!... de suivre la route que vous nous tracez!... Je sens que je deviendrai quelque chose, en m'attachant à votre fortune. L'histoire de notre grand parti a des pages admirables; nous y en ajouterons une, et ce ne sera pas la moindre.... Restons fermes. Pas d'alliage, mais l'or pur!... Pas d'alliance compromettante!... Ah! si je pouvais mériter l'affection de votre fille!.. _(A part.)_ ou de votre nièce!... Mais ce qui m'épouvante, c'est qu'un rouge.... M. FLAMEL. Un rouge?... Jamais!! Ni ma fille, ni ma nièce!... RENÉ MURAL, agent. Ce serait un crime de lèse-politique.... M. FLAMEL. Ce serait de la trahison. RENÉ MURAL, agent. Vous me jetez dans le délire.... Devenir votre gendre.... ou votre neveu! M. FLAMEL. Vous dites: Mon gendre ou mon neveu? RENÉ MURAL, agent. Oui, votre fille ou votre nièce. M. FLAMEL. Vous les aimez donc l'une et l'autre? RENÉ MURAL, agent. Je n'en aime qu'une cependant, votre fille.... M, FLAMEL. Mais il me paraît que vous êtes également épris de ma nièce. RENÉ MURAL, «gent. Il ne faut jamais juger d'après les apparences. En amour, c'est comme en politique, l'on dit et l'on fait souvent le contraire de ce que l'on pense. M. FLAMEL. Habile garçon! vous l'aurez ma fille.... et si vous ne l'avez pas, vous prendrez ma nièce. Comme en politique toujours, on demande ce qu'on veut, on prend ce qu'on peut. ACTE DEUXIÈME. SCÈNE PREMIÈRE. EVA FLAMEL, nièce, arrosant des fleurs. Elle est fort chanceuse ma cousine. Elle le trouve comme elle le rêvait.... Il est là sur son chemin qui l'attend. Et comme ils se sont compris!... Au reste, je comprendrais bien de même, moi, dans l'occasion. Mais l'oncle pourrait bien ne pas comprendre, lui.... Il ne transige pas avec ses convictions, l'oncle. Il est fier de sa fermeté et il se vante d'être invariable comme un adverbe. Il n'y a pour lui qu'une couleur vraie: la sienne. Unir cette couleur sacrée à une autre couleur, ce serait à ses yeux une mésalliance.... une impiété peut-être.... La seule chance pour l'amoureux, c'est de s'envelopper d'un nuage bleu. Il faudra lui conseiller ce vêtement politique. SCÈNE II. EVA, nièce, MAD. MURAL. MAD. MURAL. Monsieur Flamel n'est pas entré encore, mademoiselle? EVA, nièce. Il est entré, puis sorti de nouveau, madame.... Voulez-vous l'attendre? veuillez donc vous asseoir.... Il est sorti avec son agent d'élection, M. René Mural. MME MURAL. Ah! Mon fila est ici? EVA, nièce. Ce monsieur qui accompagne mon oncle est votre fils? MME MURAL. Oui, mademoiselle. Et monsieur Flamel est votre oncle? EVA, nièce. Oui, madame. MAD. MURAL. Votre oncle possède une charmante nièce. EVA, nièce. Une fille plus charmante encore... et surtout plus heureuse. MAD. MURAL. Si je n'avais peur d'être indiscrète je vous demanderais de quoi vous vous plaignez. EVA, nièce. Quelle jeune fille n'a pas ses secrets... peu importants pour le reste du monde, mais pour elle d'un grand prix? MAD. MURAL. Oh! je vous devine!... Je suis femme, et j'ai passé par la jeunesse.... Mademoiselle votre cousine est aimée. EVA, nièce. Je viens de la laisser d'ans la serre.... Elle est bien à sa place parmi les fleurs.... Pour elle les fleurs s'épanouissent. MAD. MURAL. Et pour vous elles sont encore en boutons? Vous êtes généreuse, mademoiselle, et bien humble.... Mais enfin l'espérance vous reste. Pour moi, hélas! les fleurs sont à jamais fanées! EVA, nièce. Peu importe, madame, que les fleurs se fanent, si elles ont pu exhaler tout leur parfum!... J'entends marcher. Je crois que mon oncle vient d'entrer.... Je vais lui dire que vous êtes ici. _(Elle sort.)_ SCÈNE III. MADAME MURAL. Il me tarde d'en finir. Cela me fatigue, cela m'écrase comme un cauchemar. Et pourtant, je n'ai rien à me reprocher, je n'ai rien à craindre. Je me fais un fantôme de rien, sans doute.... J'écoute trop, peut-être, des scrupules exagérés. Je voudrais demeurer en paix et toujours revient une pensée inquiétante. Je me défie de moi-même. M. Flamel est un homme de bons conseils, m'a-t-on dit, je vais le consulter. Il est un peu entier dans ses idées, mais c'est mieux que de se mettre à la remorque des autres, et de se laisser ballotter à tous les vents. Je ferai ce qu'il me conseillera de faire. _(Le notaire entre)._ SCÈNE IV. MAD. MURAL, M. FLAMEL. M. FLAMEL. Je vous demande pardon, madame, de vous avoir si longtemps fait attendre. La politique ne connaît guère la galanterie, guère la politesse, même, hélas! MAD. MURAL. Je ne suis de retour que depuis quelques minutes: l'attente n'a pas été longue. M. FLAMEL. J'ai jeté un coup d'oeil sur vos papiers.... un coup d'oeil m'a suffi. Vous pouvez demeurer tranquille. D'abord, la prescription couvre tout de son égide. Nul ne peut vous troubler dans la possession de vos biens. Il est inutile de chercher davantage, la prescription est là pour le défendre. MAD. MURAL. Mais celui qui a vendu la propriété à mon père n'était pas possesseur de bonne foi. M, FLAMEL. Tant pis pour lui; il portera toute la faute. MAD. MURAL. La charité ne nous oblige-telle pas.... M. FLAMEL. A nous dépouiller au profit des autres? M. MURAL. A rendre leurs biens à ceux qui les ont perdus par la malhonnêteté des autres? M. FLAMEL. Jamais, Madame; c'est un accident dont vous n'êtes pas responsable. MAD. MURAL. Cependant, si j'étais à la place de ceux qui ont perdu ces biens, je serais heureuse qu'on me les rendit. M. FLAMEL. Je le crois; mais ceux qui posséderaient vos biens de bonne foi, depuis trente ans, ne seraient pas tenus de vous les rendre, et ils ne vous les rendraient point. Ils ne seraient pas tenus légalement. Les biens mal acquis pèsent toujours sur la conscience des héritiers. La prescription ne change pas la nature du vol. MAD. MURAL. Alors je puis chasser comme importuns, ces doutes, ces tourments qui surgissent souvent? M. FLAMEL. Vous le devez même... si votre père a acquis de bonne foi.... Ce dont je suis sûr, madame.... Cependant je n'ai jeté qu'un coup de d'oeil sur ces papiers, comme je viens de vous le dire. Il vaut peut-être mieux que je les examine avec soin.... Vous pouvez me les laisser encore n'est-ce pas? MAD. MURAL, se levant. Aussi longtemps qu'ils vous seront nécessaires. _(Elle sort.)_ SCÈNE V. M. FLAMEL, puis JEANNETTE, tenant un bouquet. M. FLAMEL. En voilà des scrupules mal placées! Ces pauvres femmes, ça n'entend rien aux affaires.... Et dire qu'en certain pays elles laissent leur cuisine où elles brassaient un excellent pot au feu, qui vous réconfortait, pour entrer dans la pharmacie où elles brassent des ingrédients qui nous tuent!... Dire qu'elles se mettent à pérorer gravement dans la tribune, au lieu de causer gentiment au coin du feu!... Dire qu'elles veulent assainir les municipalités au lieu d'aérer leur maison!... tripoter les affaires, de leurs mains blanches faites pour caresser... s'aventurer dans les buissons épineux de la politique quand des sentiers fleuris, pleins de vols de papillons devraient les retenir!... O femmes, quelle méprise est la vôtre!... Vous allez perdre le monde encore une fois en touchant à l'arbre de la science.... Tout de même, elle est très digne celle-ci. Elle doit avoir un coeur d'or.... Aussi, elle possède un garçon intelligent, actif, intrigant.... Il faut que je lui parle de cela, à René. J'ai voulu lui en souffler un mot déjà, et il a semblé ne pas me comprendre. Délicatesse, je suppose. Et puis, il ne manque pas de préoccupations aujourd'hui. Il est tout à moi, tout à mon élection.... Ne serait-ce qu'à cause de lui, il faut qu'elle garde son bien. Sans compter que c'est une bonne oeuvre, cela, débarrasser une âme de ses tourments.... Allons travailler un peu.... La politique, ça déroute. _(Il va pour sortir et rencontre Jeannette dans la porte)._ A qui destines-tu ce joli bouquet? à ton Jérôme? JEANNETTE. Non, M. le notaire, pas au mien.... Nous autres les enfants de la campagne, nous allons chercher les fleurs, ce ne sont pas les fleurs qui viennent à nous.... M. FLAMEL. C'est joliment vrai ce que tu dis là. JEANNETTE. Je ne mens jamais. _(Le notaire sort.)_ SCÈNE VI. JEANNETTE, puis EVA, fille, et RENÉ, avocat. JEANNETTE, arrangeant le bouquet. Je vais le faire aussi beau que possible.... comme si c'était pour Jérôme.... Les blanches avec les roses... les jaunes et les brunes ensemble.... les rouges et les bleues côte à côte.... ça jure un peu par exemple!... qu'est-ce que je pourrais bien mettre pour les séparer? Un bouton d'or?... non! une belle-de-nuit!... Pourtant.... _(à Eva qui entre avec René.)_ Est-il bien comme cela, mademoiselle. EVA, fille. Fort joli. J'en détache cette pensée.... Va le déposer dans un vase, au salon. _(Jeannette sort.)_ RENÉ, avocat, à EVA. Oui, c'est vrai, vous êtes la première femme qui ait fait battre mon coeur, et vous serez la dernière, car vous serez la seule. Une Providence bénie vous a mise sur mon passage, et je vous ai remarquée entre toutes. Je ne savais pas si vous m'aimeriez; je l'espérais cependant. Aujourd'hui, je le sais. Le réveil me donne ce que m'avait promis le rêve. EVA, fille, faisant signe de s'asseoir. Je ne sais pourquoi, mais dans mes songes de jeune fille, l'ange qui me protégeait prenait toujours votre aspect...! Et je ne vous connaissais point; je vous devinais donc. RENÉ avocat. Que j'ai eu raison d'aller prier dans votre vieille et glorieuse basilique! EVA, fille. C'est toujours une excellente chose que la prière à l'église.... Bien des hommes ne semblent pas s'en douter. RENÉ, avocat. Il vaut mieux que l'amour se réveille là que dans l'éblouissement des fêtes mondaines. _(Il se lève.)_ Si doux que soient les instants que je passe avec vous, mademoiselle, il faut pourtant que je vous quitte. Je n'ose voir M. votre père en ce moment. Vous le préviendrez d'abord, cela vaudra mieux. La crainte de vous chagriner lui conseillera peut-être une bonté qu'il n'aurait pas pour moi sans cela. EVA, fille. Si je pouvais lui dire que vous partagez ses opinions politiques. RENÉ, avocat. Il est conservateur, n'est-ce pas? EVA, riant. Jusqu'à la mort! RENÉ, avocat Alors, ne touchez pas cette corde, elle sonnerait mal. EVA, fille. Vous êtes libéral? RENÉ, avocat. Jusqu'à la mort! EVA, fille. C'est malheureux!... RENÉ, avocat. Pourquoi.... Vous mêlez-vous de cette jolie chose-là, la politique? EVA, fille. Oh! non; mais il serait plus facile d'écarter les obstacles, si vous marchiez sous le même drapeau. RENÉ, avocat. Est-il implacable, monsieur votre père? EVA, fille. C'est le mot: implacable! RENÉ, avocat. Armons-nous de courage, alors, et préparons-nous aux épreuves. EVA, (entendant marcher.) Le voici!... Au revoir!... prenez cette pensée. _(Il sort.)_ SCÈNE VII. EVA fille, M. FLAMEL. EVA. Eh bien! cher papa, la politique se porte à merveille? Tu es choisi? tu vas être élu? M. FLAMEL Choisi je suis, élu je serai!... Je dois beaucoup à ce brave garçon, à ce jeune ami intelligent et dévoué qui s'est mis tout entier à mon service. EVA, ingénument. Qui donc, ce bon ami? M. FLAMEL. René Mural! René Mural!... Tu n'as vu il y a un moment.... Tout le monde le connaît.... Les adversaires voudraient bien l'avoir. EVA. _(A part.)_ Je le leur quitterais bien aux adversaires, moi. _(Haut.)_ Il vient en effet, de sortir d'ici, M. René Mural.... Quelle noblesse! Quelle dignité!... M. FLAMEL. Ah! il sort d'ici?... Il est revenu?... Il mène les deux choses de pair, la politique et la galanterie. Il est fort, très fort! EVA, fille. _(A part.)_ Ils sont deux pour mener ces deux choses, chacun la sienne. _(Haut.)_ Il est irrésistible celui qui vient de me laisser, et je vous le déclare, mon père, je l'aime! M. FLAMEL, sarcastique. Déjà?... Quel conquérant et quelle conquête!! Et sait-il que tu es ma fille?... Ne te prend-il pas pour ta cousine. Il me semble que.... Mais c'est un roué... EVA, fille. Il le sait, et voilà surtout pourquoi il m'aime. M. FLAMEL. Ah! c'est pour moi qu'il t'aime?... le rusé!... Eh bien! moi, c'est à cause de toi que je me laisse attendrir. EVA, fille. Vous le voulez donc, je pourrai l'aimer... tout haut? M. FLAMEL. Tout haut, tout bas, comme tu voudras. EVA, fille. Oh! que je suis heureuse! et comme je vous aime! M. FLAMEL. Que tu l'aimes! tu veux dire; _lapsus linguae._ SCÈNE VIII. LES MÊMES, EVA, nièce. EVA, nièce, se précipitant dans la salle. J'ai tout entendu!... tout! tout.... Ah! que ma cousine est heureuse!... Elle aime et elle est aimée. Vous la poussez vite, vite, dans le sein du bonheur.... Moi... _(Elle fait la chagrine.)_ M. FLAMEL. Toi? EVA, nièce. Moi... j'aime aussi. M. FLAMEL. Un homme politique? EVA, nièce. Un homme.... tout comme les autres. M. FLAMEL. Que tu es enfant!... Et celui que tn aimes?... EVA, nièce. Je n'ose rien dire encore, je ne sais pas si je suis aimée. M, FLAMEL. C'est un avocat sans cause, peut-être, un batteur de pavé, un libéral?... EVA, nièce. Pas une de ces qualités, mon oncle. EVA, fille. Si elle l'aime, mon père, ce doit être un gentilhomme. EVA, nièce embrassant sa cousine. Merci, cousine. M. FLAMEL Si c'était un René Mural encore.... EVA, fille. Vous nous en donneriez à chacune un? M. FLAMEL. Pour ça, oui, je le jure. EVA, nièce. Vous avez juré, nous nous en souviendrons. M. FLAMEL, à Eva nièce. Et je ne me dédis pas. Mais a-t-il du flair, du talent, de la détermination, ce désiré de ton âme? EVA, nièce. Tout, excepté de la détermination.... Il ne m'a pas encore fait de déclaration. M. FLAMEL. Et que veux-tu que je fasse alors? Je ne puis toujours point te jeter dans ses bras sans crier gare. Nous le connaîtrons, ce mortel timide. Nous lui dirons que nous avons une nièce charmante qui l'attend, le coeur admirablement meublé, et la tête chargée de fleurs d'oranger. EVA, nièce. Riez si vous le voulez; mais vous verrez qu'une jeune fille qui veut se faire aimer, sait bien le moyen d'y arriver. M. FLAMEL. Je m'incline devant tant de puissance. Arriver au pays de l'amour n'est pas chose difficile; ce qui l'est d'avantage, c'est d'y bien planter sa tente.... A tout à l'heure, mes charmeuses.... _(Il se retourne en saluant.)_ Si je suis élu comptez sur moi. EVA, fille. C'est le terme consacré. SCÈNE IX. LES DEUX EVA. EVA, fille. Hélas! il ne sait pas que le René Mural que j'aime n'est pas celui qu'il veut me donner! Sa surprise sera cruelle. EVA, nièce. Il veut te donner celui que j'appelle de tous mes voeux. Mais nous serons deux contre lui. EVA, fille. Nous le vaincrons à force de caresses. EVA, nièce. Et de baisers. EVA, fille. Je vais écrire au mien, pour le faire revenir. Il vaut mieux que le dénouement ne se fasse pas attendre. Si la politique prenait une mauvaise tournure c'en serait fait de nos beaux rêves.... EVA, nièce. Mais s'il est élu, triomphe sur toute la ligne! Je vais attendre que le mien m'écrive.... le mien!... N'importe, il faudra bien qu'il m'aime puisque tu ne l'aimes pas. EVA, fille. Tu vas le voir accourir mon René. Quand le bonheur nous convie nous sommes prompts à obéir. EVA, nièce. Il est difficile à atteindre, le bonheur, il est placé bien haut. EVA, fille. A la hauteur de la vertu. _(On entend le notaire qui dit:_ Entrez, entrez! Elle vous attend.... je vous rejoins dans un moment.) _René, agent, entre._ SCÈNE X LES DEUX EVA, RENÉ, agent. EVA, nièce. _(A part.)_ C'est lui! EVA, fille. _(A part.)_ Ce n'est pas lui! RENÉ, agent. Je suis ému, joyeux, confus.... En politique, en amour, tout me réussit, tout! tout!... je suis né coiffé. EVA, fille. _(A part)_ D'un bonnet de nuit. EVA, nièce, le faisant asseoir. Une fée a sans doute été votre marraine. RENÉ, agent, gaiement. Oui, ma reine, oui ma.... reine!... Vous comprenez? EVA, nièce. Je n'ose comprendre; je crains.... RENÉ Que craignez-vous donc! Je ne dis toujours que ce que je pense. EVA, fille. _(A part.)_ Il ne pense jamais ce qu'il dit. EVA, nièce. Tout ce que vous pensez? RENÉ, agent. En politique, non: il faut être retors en politique. En amour, oui: il faut être franc en amour. J'ai comme cela des axiomes tout.... EVA, fille. _(A part)_ Tout empaillés!... RENÉ, agent. Tout prêts.... inattaquables! Cela donne du poids à la dissertation. EVA, nièce. Et grâce, à vous, M. Mural, mon oncle va gagner son élection? RENÉ, agent. Votre oncle?... oui, oui, grâce à moi, grâce à moi. _(A part.)_ La voilà donc la nièce? Elle me revient tout à fait. _(Haut.)_ Vous êtes la nièce de M. Flamel? EVA, nièce. Cela vous est-il agréable? RENÉ Je vous en fais mon compliment.... Et si vous étiez sa fille.... EVA, nièce. Eh bien? RENÉ. Eh bien! je serais fort dans l'embarras. EVA, nièce. Je comprends, M. Mural, merci. EVA, fille. M. Mural fait de la politique.... Il ne t'a pas regardée comme il faut, c'est sûr. RENÉ Oh! assez pour la trouver adorable. Entre vous et elle mon coeur balancerait sans doute; mais M. Flamel me pousse.... _(M. Flamel entre.)_ SCÈNE XI. LES MÊMES, M. FLAMEL. M. FLAMEL. Vous pousse au bonheur, comme vous me poussez à la gloire!... Des adhésions nouvelles à chaque instant!... Ça sera un écrasement.... Je ne me croyais pas si populaire.... tant estimé! EVA, fille. Vous l'êtes de nous surtout. M. FLAMEL. Oui, oui, quand on vous donne la félicité à plein coeur, qu'on se soumet humblement à vos petites exigences, qu'on fait votre sainte volonté, adorable tigresses.... EVA, nièce. Vous nous traitez comme vous traite» vos électeurs, avec des promesses. RENÉ, agent. Promettre, promettre encore, promettre toujours, s'est le propre d'un candidat habile. M. FLAMEL. C'est vrai, monsieur le politiqueur, monsieur le papillon. RENÉ. Papillon? M. FLAMEL. Eh oui! vous butinez dans le jardin de l'amour comme un poète, tout en traçant des plans de campagne comme un général.... en politique. RENÉ, agent. C'est la sélection pendant l'élection. Je suis darwiniste. EVA, fille. _(A part)_ Encore un qui veut descendre du singe! M. FLAMEL, à sa fille. En ma présence, ma fille, tu peux sourire à ton futur. Tu peux laisser parler tes yeux, si ta bouche n'ose le faire.... Tu peux aimer tout haut, tout bas, comme tu le voulais.... Il t'aime, il me l'a dit; tu l'aimes, tu me l'as dit aussi. EVA, fille. Mon père! EVA, nièce. _(A part)._ Il l'aime! RENÉ, agent. Comment, mademoiselle, j'ai le bonheur de.... EVA, fille. De pouvoir m'oublier! RENÉ, agent. Mais, comment l'oserais-je? comment le pourrais-je maintenant que vous avez daigné jeter les yeux sur moi.... que vous avez bien voulu me choisir entre tous.... EVA, fille. Il y a méprise, monsieur; ce n'est pas moi qui vous ai choisi, c'est mon père. Il y a méprise, vous dis-je... Il s'agit de ma cousine que vous trouvez adorable et qui l'est en effet... et qui saura vous aimer.... EVA, nièce. Eva, que fais-tu?... RENÉ, à Eva, nièce. Vous, mademoiselle, vous me trouvez quelques qualités? Vous ne me jugez pas indigne de votre amitié? Vous consentiriez à m'aimer... un peu?... Fantaisie du hasard! c'est mademoiselle votre cousine que je cherche, et c'est vous que je trouve.... Je ne m'en désole pas, soyez sûre.... Je n'aurais pas du laisser à la politique le soin de guider mon amour. L'amour est aveugle, mais il suit son chemin; la politique voit trop de choses, cela l'aveugle. EVA, nièce avec humeur. Ah! bien oui, maintenant.... M. FLAMEL. Que signifie cela? quel est ce jeu que l'on joue ici? quelle est cette mauvaise plaisanterie? _(A sa fille.)_ Explique-moi ça, ma fille. Oserais-tu le repousser, maintenant que tu l'as appelé? Me ferais-tu l'affront de refuser mon meilleur ami? Ne sais-tu pas que c'est un orateur, un organisateur, un lutteur incomparable, quoi?... C'est une plaisanterie, n'est-ce pas?... Tu es un peu rouée... rien de surprenant à cela.... Tu veux t'amuser... ça n'est pas tout à fait convenable. Mais c'est fini.... Il y a assez longtemps que ça dure.... Mets ta main dans la main de ce loyal garçon.... Je disais: Si je suis élu; mais c'était dur, égoïste. Tout de suite, sans condition! EVA, fille. Mon père, je vous chéris, je vous respecte, mais je ne puis vous obéir.... Celui que j'aime, c'est un autre René Mural. M. FLAMEL, ébahi. Hein?... un autre René Mural?... Deux René Mural? RENÉ, agent, regardant le notaire. Deux René Mural?... EVA, nièce, regardant René. Oui, deux.... heureusement!... M. FLAMEL. Il ne peut pas y en avoir deux, comme il n'y a pas deux.... Chapleau!... EVA, fille. Non, il n'y en a qu'un seul, sans doute, comme il n'y a qu'un Mercier! M. FLAMEL. Ma fille, du respect pour les opinions de ton père!... EVA, fille. Mon père, de la pitié pour les sentiments de votre fille!... _(Jeannette entre)._ SCÈNE XII. LES MEMES, JEANNETTE. JEANNETTE. Excusez-moi.... Un monsieur, le même qui est venu il n'y a pas longtemps, présente... présente... quoi donc?... Ah! je l'ai!... présente ses salutations empressées à mademoiselle Eva _(Elle montre la fille du notaire.)_ Vous... et demande la permission de.... M. FLAMEL. Achève! achève! JEANNETTE. Vous me coupez la parole, sauf le respect que je vous dois. EVA, fille. C'est moi qu'il désire voir? JEANNETTE. Vous même, en propre personne. M. FLAMEL. Si c'est l'autre.... JEANNETTE, vivement. Non, monsieur, ce n'est pas l'autre, c'est lui-même, personnellement... Est-ce que je vais le faire entrer? EVA, fille. Sans doute, Jeannette. M. FLAMEL. Fais-le entrer, je le ferai sortir, moi. _(Jeannette sort.)_ EVA, fille. Mon père! EVA, nièce. Mon oncle! _(René, avocat, entre.)_ SCÈNE XIII. M. FLAMEL, les deux EVA, les deux RENÉ. EVA, fille, à M. Flamel. Mon père, c'est lui que j'aime! ne le chassez pas! _(Elle va au devant de René.)_ RENÉ, avocat. O mademoiselle Eva, c'est donc vrai, notre bonheur est assuré... Votre père.... M. FLAMEL. C'est moi qui suis son père, monsieur, et je vous dis que votre bonheur n'est pas assuré du tout. J'ai été trompé, indignement trompé! EVA, fille. O cher papa, je ne vous ai jamais parlé d'un autre René Mural.... C'est lui que je connais.... que je voyais quelquefois.... que j'aimais en secret... C'est lui qui m'a écrit....c'est lui que vous m'avez permis d'aimer. M. FLAMEL. Comment, puisque je ne le connaissais pas? EVA, fille. Et puisque je ne connaissais pas l'autre, moi? M. FLAMEL. Mais je te l'ai présenté ici même, il me semble. EVA, fille. Aujourd'hui seulement, et à cause de la lettre de celui-ci. Ce n'est pas M. René Mural votre agent qui m'aime; ce n'est pas lui qui recherche ma main, pourquoi me forcer à lui offrir mon coeur? M. FLAMEL, à René, agent. Ce n'est pas vous qui avez écrit ce joli billet que.... RENÉ, agent. J'ai pris la plume pour en écrire un pareil, puis je me suis dit: Gagnons nos épaulettes? Après l'élection, après la victoire, nous demanderons le prix de nos labeurs. Et je me serais cru bien payé si votre aimable... nièce. M. FLAMEL. Disons qu'il n'y a rien de fait. J'annule tout. Chacun à sa place... plus d'amour! EVA, nièce. Vous êtes deux fois cruel, mon oncle. EVA, fille. Ma cousine pourrait être heureuse aussi. EVA, nièce. Moi?... oh! je ne suis pas aimée!... RENÉ, agent. Je connais quelqu'un qui vous aime, mademoiselle. FLAMEL. Dans quel guêpier m'a-t-on fourré? RENÉ, agent. _(A part)_ Tournons la voile, courons Une bordée du côté de la nièce. RENÉ, avocat. M. Flamel, puisque vous ne me connaissez pas, j'ai l'honneur de vous dire que je m'appelle René Mural, que je suis avocat, assez bien de fortune, et honnête homme; que j'aime mademoiselle votre fille et désire l'épouser. M. FLAMEL. _(A part.)_ Bon! bon! J'y suis!... _(à René, avocat.)_ Votre mère est veuve? RENÉ, avocat. Oui, monsieur. M. FLAMEL. Votre fortune est-elle bien fondée? RENÉ, avocat. Je viens de vous dire que je suis honnête homme. M. FLAMEL. Je n'en doute pas. Je voulais parler de l'origine de cette fortune. RENÉ, avocat. Vous me blessez davantage. M. FLAMEL. Je m'exprime mal peut-être, et je le regrette.... Madame votre mère pourra, si elle le juge à propos, vous renseigner sur.... la solidité de votre fortune. RENÉ MURAL, avocat. Est-ce une menace, M. Flamel? M. FLAMEL Rien qui touche à votre honneur, M. Mural, soyez tranquille sous ce rapport.... Et pour l'instant mettons cette affaire de côté... Mais vous êtes rouge en politique, M. Mural? RENÉ MURAL, avocat. Et qui vous l'a dit, M. Flamel? M. FLAMEL. Je vous le demande. RENÉ MURAL, avocat. Vous êtes bleu, M. Flamel, et je ne songe pas à vous en faire un reproche. Dans les deux partis il y a dés gens utiles, honnêtes et brillants. M. FLAMEL. Vous êtes rouge, M. Mural? RENÉ, avocat. Oui, monsieur, et je m'en glorifie. M. FLAMEL. Monsieur René Mural, avocat, assez bien de fortune, honnête homme sans doute, et brillant, peut-être, je vous déclare que ma fille n'épousera jamais un _rouge_! ACTE TROISIÈME. SCÈNE PREMIÈRE. M. FLAMEL, marchant, EVA, fille, assise. M. FLAMEL. Ce qui est dit est dit, ce qui est écrit est écrit, ce qui est fait est fait. Un homme ne se laisse pas attendrir par des larmes, surtout un homme politique. Il doit demeurer ferme. Les assauts qu'il a à soutenir sont nombreux. Le pays a les yeux ouverts sur lui, et il doit avoir les yeux ouverts sur son pays. EVA, fille. Mais en quoi le bonheur de votre fille peut-il nuire au bonheur de votre pays? M. FLAMEL. Si l'on apprenait qu'un libéral fréquente ma maison, qu'il a jeté les yeux sur ma fille... que j'encourage ses espérances, on penserait que je faiblis... que je transige... que je trahis!... oui, que je trahis!... Entends-tu? EVA, fille. J'entends bien, mais ne comprends pas. Le monde n'est pas si injuste que cela, ni si sot... même le monde politique. Et puis, il pourrait tout aussi bien dire que c'est le libéral qui faiblit... ce serait plus naturel et moins surprenant... puisqu'il m'aime... toute bleue que je suis. M. FLAMEL. C'est une anomalie. EVA, fille. Je ne vois pas. M. FLAMEL. Parce que tu ne sais pas le premier mot de la politique. EVA, fille. Je saurais vous aimer tous deux, sans remarquer que vous marchez sous des drapeaux différents. M. FLAMEL. Inutile, mon enfant.... Au reste, il y a une autre raison. EVA, fille. Une autre raison? M. FLAMEL, près de la fenêtre. Oui, que je vais faire connaître, à Madame Mural, d'abord. La voici justement qui arrive, cette dame. Laisse-moi, mon enfant. _(Eva sort, Mme Mural entre)._ SCÈNE II M. FLAMEL, MAD. MURAL, puis JEANNETTE. MAD. MURAL. Je suis importune, sans doute, M. Flamel; je ne devais pas revenir sitôt, mais.... M. FLAMEL. Nullement, madame. Prenez donc ce siège. MAD. MURAL. J'ai songé de nouveau à ce que vous m'avez dit, et je comprends que j'ai trop obéi à un sentiment de folle inquiétude. Mes scrupules étaient mal fondés.... Ne vous occupez plus de cette affaire.... M. FLAMEL. J'ai réfléchi de mon côté, comme cela convient à un homme de ma profession; car la profession de notaire est un vrai sacerdoce. Le notaire doit réfléchir beaucoup et parler peu, s'il veut bien conseiller.... Le grand principe de charité que vous avez invoqué est le seul peut-être qu'on ne doit jamais perdre de vue.... En le suivant l'on marche sûrement dans la voie droite. Faites, madame, par charité, cette restitution que vous n'êtes pas tenue de faire en justice. MAD. MURAL. Mais est-ce qu'il m'est permis de jeter mon fils sur le pavé?... Vous lui avez laissé deviner quelque chose, et il est dans un trouble profond. M FLAMEL. Considération temporelle.... Il se relèvera bien.... Il est jeune, actif, laborieux?... MAD. MURAL. Mais quels motifs ont pu, en si peu de temps modifier ainsi vos opinions? M. FLAMEL. Je pourrais vous faire la même question, madame. MAD. MURAL. Ne m'avez-vous pas affirmé que je pouvais demeurer en paix?... La charité est une grande vertu; mais le proverbe dit que charité bien ordonnée commence par soi-même. M. FLAMEL. Et la meilleure manière de la pratiquer envers soi-même, la charité, c'est peut-être de faire de grands sacrifices pour les autres. MAD. MURAL. Nous nous devons d'abord à nos enfants. M. FLAMEL. C'est à cause de cela, peut-être, que vous me voyez insister de cette façon. MAD. MURAL. Je ne vous comprends pas bien. M. FLAMEL. Savez-vous à qui appartenait cette propriété que vous possédez aujourd'hui. MAD. MURAL. Je sais le nom de celui qui l'a vendue à mon père. M. FLAMEL. Et celui-là l'avait volée.... c'est-à-dire qu'il l'avait retenue injustement. MAD. MURAL. J'ai vu cela dans le dernier papier que je vous ai donné. M. FLAMEL. J'ai connu l'infortuné qui fut ainsi dépouillé de son bien. Il est mort dans l'indigence, à l'étranger. MAD. MURAL. A-t-il laissé dés héritiers? M. FLAMEL. Plusieurs, mais un seul survit. MAD. MURAL. Et où est-il?... que fait-il, cet héritier? M. FLAMEL. Vous le saurez bientôt, madame,... s'il m'est permis de vous le faire connaître.... Et je n'en vois pas la nécessité, aussi longtemps que vous persisterez dans votre nouvelle résolution. MAD. MURAL. Il est bien fâcheux que mon père ait acheté ce domaine. S'il eut su que le vendeur n'était qu'un fripon, certes! il se serait bien donné garde de conclure le marché.... Enfin, ce n'est ni sa faute, ni la mienne.... Me rendez vous mes papiers, M. Flamel. JEANNETTE, entrant, une époussette à la main. Ah! excusez-moi!... _(Elle va pour sortir.)_ M. FLAMEL. Fais ta besogne, Jeannette; nous sortons. _ (A Mad. Mural.)_ S'il vous plaît de passer dans mon étude, madame, je vais vous remettre vos papiers. SCÈNE III. JEANNETTE, époussetant. Enfin, je vais pouvoir épousseter.... Je ne sais pas pourquoi, mais tout le monde est triste dans la maison, aujourd'hui.... Des visages de carême! sauf le respect que je leur dois.... des carêmes d'autrefois!... Le piano est endormi... pas de chansons, pas de ricanements. Et puis, il y a une des demoiselles qui a les yeux rouges comme si elle avait pleuré.... Personne n'a d'appétit. On dirait que je ne sais plus faire la soupe. C'est dommage, car j'ai le coeur à rire, moi. Jérôme m'a écrit... j'ai la lettre ici... pas loin du coeur.... Ah! si je savais lire!... J'ai été jusqu'aux lettres fines, mais j'en suis revenue tout de suite.... Je sais lire les prières de la messe; mais les lettres de Jérôme, ce n'est pas écrit comme les prières dans les livres.... Tout de même ça parle bien, ça touche. C'est mademoiselle Eva, la fille du notaire, qui va me la lire, cette fois. L'autre Eva rit trop; je crois qu'elle se moque de Jérôme, et je n'aime pas ça.... Mais, Seigneur! dépêchons-nous, pendant qu'il n'y a personne. _(Elle époussette en fredonnant; C'est la belle Françoise, etc.) (Eva, fille entre.)_ SCÈNE IV. JEANNETTE, EVA, fille. EVA. Le facteur est-il venu, Jeannette? JEANNETTE. Oui, mademoiselle, oui. EVA, fille. Et rien pour moi? JEANNETTE. Rien pour vous, mais quelque chose pour moi, _(Elle tapote sur sa Lettre.)_ EVA. Oui? une lettre? JEANNETTE. De Jérôme, mademoiselle, sauf le respect que je vous dois. EVA, fille. Et comment le sais-tu? L'as-tu fait lire? JEANNETTE. Par le papier, mademoiselle Eva, toujours du beau papier à dentelle.... Voulez-vous me la lire?... Mais vous ne rirez pas? EVA, fille. Donne ma bonne Jeannette, je vais garder le plus grand sérieux. _(Elle éclate de rire.)_ JEANNETTE. Je pense bien que l'orthographe n'y est pas toute mais il n'est pas un curé, lui, pour mettre les accords partout. EVA, fille, riant. Ça c'est vrai... Ecoute bien. _(Elle lit.)_ «Ma chère Jeannette. Je mets la main à la plume pour te dire que je t'aime superlativement.... _(Rire.)_ JEANNETTE. Est-ce beaucoup cela? EVA, fille. C'est... plus que plus!... comme tu vois, ce n'est pas aimer simplement. JEANNETTE. Simplement!... je crois bien qu'il n'aime pas simplement, Jérôme!... EVA, fille. Non, il t'aime avec esprit. JEANNETTE. Pour ça, oui! EVA, continuant à lire. Attention! «L'autre jour, tu m'as regardé un peu froidement, et j'ai eu peur d'avoir perdu ton attache.... JEANNETTE. Mon attache?... EVA, fille. Ment. Attachement. JEANNETTE. Ah! EVA, fille. Mais, un peu plus tard, la confiance m'est revenue, quand j'ai vu des....des souris passer sur tes.... JEANNETTE, vivement. JEANNETTE Des souris? Il a vu des souris? sur mes... sur quoi?... EVA, fille, riant. Que tu es folle, ma Jeannette!... Des souris, c'est la même chose que des sourires... des sourires.... JEANNETTE. Est-ce que je savais, moi?... Mais voici M. le notaire, nous continuerons tantôt. _(Elles sortent.)_ SCÈNE V. M. FLAMEL. Elle refuse absolument... c'est peut-être parce que j'ai refusé son fils. Elle a le droit de garder son bien, comme j'ai le droit de garder ma fille; c'est clair. Tout de même, j'aurais été heureux de son sacrifice. Perdre une fortune, c'est dur; mais donner sa fille à un rouge, s'exposer à avoir des petits fils rouges, c'est dur aussi!... S'il voulait venir à moi, faire un peu plus que la moitié du chemin... les trois quarts du chemin... tout le chemin! je ne serais pas intraitable.... Ma nièce est adroite; elle trouvera peut-être un moyen de le vaincre. Il faut qu'elle m'aide à... triompher. _(Il se dirige vers la porte du salon. Eva nièce entre.)_ SCÈNE VI. M. FLAMEL, EVA, nièce. M. FLAMEL. Ah! voilà qui s'appelle s'offrir à propos. EVA. J'en suis heureuse, cher oncle. Que voulez-vous de moi? Il me tarde de vous obéir. M. FLAMEL. Toujours charmante! je songeais à toutes ces petites choses sentimentales qui vous causent tant de soucis.... et me font perdre mon temps, et je me demandais s'il n'y aurait pas moyen de... de.... EVA, nièce. De sauver la situation? M. FLAMEL. Sans perdre les petites imprudentes qui l'ont amenée. EVA. Oh! la chose est facile, mon oncle. M. FLAMEL. Ça dépend. EVA. De vous, mon oncle!... Nous sommes décidées, ma cousine et moi, à ne pas vivre dans l'endurcissement... du coeur. M. FLAMEL. Si c'était de l'héroïsme cela, toutes les jeune filles seraient des héroïnes. EVA. Elles sont mieux que cela, elles sont tout simplement des femmes. M. FLAMEL. Eh! ma coquine, tu as donc remarqué M. Mural, mon agent? EVA, nièce; Je ne l'ai guère dit, tout de même. M. FLAMEL. Et tu l'aimerais? EVA. Comme cela, à brûle-pourpoint? M. FLAMEL. Comme on aime toujours à ton âge. EVA. Il ne me déplaît pas, mon oncle. M. FLAMEL. Et ta cousine aime l'autre? EVA. Oui, mon oncle, celui que vous n'aimez pas. M. FLAMEL. S'il voulait devenir un peu moins rouge... un peu bleu.... Je mettrait de l'eau dans mon vin. EVA. Et ma cousine le boirait.... Tenez! cher oncle, le voici, faites-lui vos propositions. M. FLAMEL. Non, non, reste! c'est justement ce que je voulais. Les femmes sont plus diplomates que nous. Elles brusquent moins les choses....C'est leur coeur qui parle et il n'y a rien comme l'éloquence du coeur.... Fais-lui comprendre que le bonheur serait la récompense de son abnégation. EVA. Mon oncle! mon oncle! quelle tâche vous m'imposez!... Il faut que j'aime bien ma cousine pour accepter ce rôle!... SCÈNE VII. EVA, nièce, RENÉ, avocat. EVA. Je suis aise de vous voir, M. Mural. RENÉ. Et moi, je suis heureux de cet accueil, mademoiselle. Il me semble qu'il me dit d'espérer à nouveau. EVA. N'y comptez pas trop cependant.... Mais prenez un siège. RENÉ. Ne pas espérer? EVA. Ne pas désespérer non plus. RENÉ. Un peu de miel sur le bord du calice. EVA. Il ne tient qu'à vous que la coupe en soit remplie. RENÉ Vraiment? Parlez donc; j'écoute... et je tremble. EVA. Ne tremblez pas, mais écoutez.... Mon Dieu! comment vais-je vous dire cela?... Tenez-vous beaucoup à vos couleurs politiques? RENÉ. Enormément! EVA. Quel grand mot!... c'est fâcheux... RENÉ. Fâcheux? pourquoi? EVA. Vous ne devinez point? Mon oncle est un peu entêté.... Il aime sa fille.... Il vous estime aussi.... Mais il ne fera pas la moitié du chemin de.... la.... conciliation. Si vous alliez à lui? RENÉ. Pour arriver à mademoiselle Eva?... Ce serait arriver à la terre promise en traversant le désert aride. EVA. Qu'importe un chemin difficile, s'il conduit en lieu sûr? Et puis, la félicité est mieux appréciée quand elle a coûté cher. RENÉ. C'est vrai, mais l'homme a des devoirs sociaux, des devoirs politiques aussi parfois, qu'il ne saurait sacrifier sans se déshonorer à ses propres yeux et aux yeux de son pays. EVA. Qu'est-ce donc qu'un attachement politique, si vous le comparez à l'amour d'une femme? RENÉ. La politique honnête sauve les pays. EVA. La femme honnête sauve la politique.... en sauvant la famille.... Mais je sens que je ne gagnerai pas.... votre cause. J'appelle ma cousine; elle sera plus éloquente que moi. _(Elle se lève.)_ Pardonnez-moi; je lui dis que vous l'attendez. SCÈNE VIII. RENÉ MURAL, avocat. Voilà une rude épreuve pour mon amour et pour mes convictions politiques. Il n'est pas possible que je cesse d'aimer, mais il n'est possible, non plus, que j'abandonne mon parti, que je crois le meilleur, pour en servir un autre qui n'a point mon estime. Pourquoi cet homme met-il une pareille condition au bonheur de sa fille?... Il ne songe donc pas que l'humiliation pèsera sur elle comme sur moi!... Pourtant, suis-je aussi convaincu que je le dis?... Les autres le sont-ils?... N'y mettons-nous pas tous un peu d'amour propre?... N'obéissons-nous pas un peu à la consigne quand nous croyons céder à la conviction?... Il y a des hommes loyaux dans les deux camps, et les uns et les autres ont opéré de grandes choses.... SCÈNE IX. RENÉ, avocat, EVA, fille. RENÉ. O mademoiselle, est-ce une conspiration?... est-ce un piège que l'on tend à mon amour et à ma franchise?... Parlez?... Savez-vous ce que l'on me propose? EVA. Mon père m'a laissa deviner son intention. RENÉ. Et?... EVA. Et je vous crois un homme loyal, digne de ceux qui vous aiment. RENÉ. Si vous saviez, Eva, à quel supplice on me condamne en mettant sous mes yeux un pareil prix pour un pareil sacrifice!... EVA. Je vous suis toute dévouée, et je saurai souffrir comme vous.... plus que vous peut-être. RENÉ. Vous êtes généreuse, et vous me faites mieux comprendre ce que je perdrais en vous perdant. EVA. D'où vient donc cette erreur que rouges et bleus, vous soyez ennemis, tout en restant honnêtes citoyens et enfants dévoués à la Patrie? RENÉ. Cela vient peut-être de ce que nous ne nous connaissons pas assez.... Nous jugeons de tous par quelques uns.... Et puis, les ambitions, les intérêts, les passions.... Je le regrette!... Il viendra un jour où cette division stupide s'effacera, où les hommes sincères des deux partis s'uniront pour le bien de tous. Ce sera peut-être hélas! à la suite de quelque catastrophe. C'est par de rudes secousses que Dieu réveille les peuples. EVA. En attendant nous nous sacrifions. RENÉ. Je vais tenter un suprême effort auprès de votre père. Il vous aime, il finira par se laisser toucher. _(Il sort par l'étude.)_ SCÈNE X. EVA, fille. Non, il ne réussira pas.... O misérable politique des pères qui sacrifient leurs enfants!... Avant de travailler au bonheur de ses concitoyens, qui le paient d'ingratitude, il me semble qu'un père, doit chercher le bonheur de sa famille.... Quand les familles sont heureuses la patrie n'est pas loin de l'être aussi.... Nous ne demandons qu'un peu de joie au foyer et nous en promettons beaucoup, nous pauvres femmes... _(Elle se jette en pleurant, sur un siège, et elle sort quand sa cousine et René entrent.)_ SCÈNE XI. EVA, nièce. RENÉ, agent RENÉ. Est-ce bien vrai ce que vous dites?... Il consentirait?... EVA. Oui, oui!... S'il veut devenir un peu couleur... de ciel. RENÉ. Il tient trop à sa couleur. EVA. Il est aussi entêté que mon oncle. RENÉ. Bêtise!... Je passerais par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, si mon intérêt le voulait. EVA. Si je vous disais: Soyez rouge! RENÉ. Je rougirais. EVA. Vous m'aimez donc un peu? RENÉ. Et je n'en rougis pas. EVA. Mais vous deviez rechercher ma cousine, cela paraissait convenu entre mon oncle et vous. RENÉ. Il le voulait et je me laissais faire.... De la diplomatie, rien de moins. Je prévoyais le dénouement. Je savais bien que l'autre filerait une _opposition afin de conserver,_ comme disent ces messieurs du barreau. SCÈNE XII. LES MÊMES, M. FLAMEL, RENÉ, avocat. M. FLAMEL, à René, avocat, en entrant. Eh bien! oui, monsieur, je vous le répète, il ne saurait en être autrement. Je suis d'une mollesse.... _(A Reni, agent, qv'il aperçoit.)_ Ah! mon cher agent, comment ça va-t-il depuis tantôt?... Rien de neuf?... l'adversaire est-il éclos enfin?... RENÉ, agent. L'adversaire?... encore dans l'oeuf... et l'oeuf.... Vous allez être élu par acclamation. M. FLAMEL. Je le voudrais bien; c'est une grande économie de temps et d'argent... _(A René, avocat.)_ Je vous le répète, je suis d'une mollesse, qui m'épouvante. Je consens à tout si vous passez dans notre camp... le camp d'Israël!... le camp des élus de Jéhova?... RENÉ, avocat M. Flamel, si j'agissais ainsi vous ne pourriez m'estimer. M. FLAMEL. _(A part)_ Après tout, c'est un peu vrai, _(Haut.)_ Je voudrais pourtant vous être agréable et.... EVA, nièce, (d'un ton badin.) Et faire plaisir à tout le monde. _(A René, agent.)_ Venez, M. Mural; laissons mon oncle, aux prises avec ses bous sentiments... et souhaitons-lui d'être vaincu... _(A M. Flamel)_ Mon oncle, souvenez-vous que la pitié est le commencement de la charité... _(Elle se dirige vers la porte avec René, puis revient seule sur ses pas)_ et que vous nous ayez promis à chacune un René Mural, s'il y en avait deux. _ (Elle sort.)_ SCÈNE XIII. M. FLAMEL, RENÉ, avocat. M. FLAMEL. Je ne suis pas fâché d'être seul avec vous encore un instant. Madame Mural vous a-t-elle dit pourquoi elle avait eu recours à mon ministère? RENÉ. Non, monsieur. Qu'est-ce donc? Déjà vous avez fait des allusions qui m'ont surpris et chagriné. FLAMEL. Encore une fois, nul soupçon ne plane sur votre famille. Cependant vous possédez des biens qui ont été volés, il faut le dire. RENÉ. Volés!... Comment? Expliquez-vous. M. FLAMEL. Volés par celui qui les a vendus à votre aïeul. Un député, de l'Assemblée législative les avait mis pour des raisons politiques, au nom de ce misérable qui a jugé bon de les garder. RENÉ. Et mon aïeul le savait-il?... L'accusez-vous? M. FLAMEL. Je ne l'accuse pas. RENÉ. Mais est-il soupçonne accusé par quelqu'un?... Ah! vous me mettez à la torture! M. FLAMEL. Le plus, grand respect entoure sa mémoire. RENÉ. Alors? M. FLAMEL. Alors vous pouvez demeurer en paix. Mais une famille souffre, un homme est mort dans les chagrins et là pauvreté, à cause de cette vente faite par un coquin à un honnête homme. RENÉ. Mais la vente n'a pas aggravé la position du député trop confiant. M. FLAMEL. Oui, car la restitution est devenue à peu près impossible. RENÉ. Et cette famille volée, déshéritée, où est-elle? M. FLAMEL. Dans cette ville même. RENÉ Vous la connaissez? M. FLAMEL. Parfaitement. RENÉ. Et vous avez les papiers qui peuvent jeter de la lumière sur ces choses? M. FLAMEL. Je viens de les rendre à votre mère. RENÉ. Je veux voir cela, et je désire avoir avec vous une nouvelle entrevue à laquelle ma mère assistera. _(Il sort.)_ SCÈNE XIV. M. FLAMEL. Que vont-ils faire? Ai-je bien le droit de les conseiller comme je le fais? Le droit, oui; de même qu'ils peuvent agir à leur gré. Il ne faudrait cependant pas faire porter aux innocents la peine due aux coupables. Cette transaction malhonnête: d'une part, c'est un accident, un malheur; et tout le monde est exposé aux malheurs.... J'aime autant que les choses demeurent comme elles sont aujourd'hui... que madame Mural garde tout.... _(Il va pour sortir et rencontre sa fille.)_ SCÈNE XV M. FLAMEL, EVA, fille. Ah! mon père, que lui avez-vous donc dit? que lui avez-vous donc fait? comme il est troublé! comme il est désespéré! Quels sont ces secrets qui le jettent ainsi dans la consternation! Vous nous brisez tous! M. FLAMEL. Du calme, mon enfant, du calme!... Tout n'est pas fini.... tout n'est pas perdu.... pour tout le monde.... EVA. Oh! vous me faites du bien!... Ne m'enlevez plus cette lueur d'espérance qui me ranime.... M. FLAMEL. La sollicitude paternelle a des mystères et fait des miracles. EVA. La piété filiale aussi! M. FLAMEL. Ceux qui n'ont pas d'enfants nous accusent de faiblesse.... Mais, tiens! J'ai besoin de me recueillir un moment. _(Il sort.)_ SCÈNE XVI. EVA, fille, puis JEANNETTE. EVA. Comment demeurer calme, quand il est si troublé, Lui?... Comment sourire à l'espérance quand le malheur me menace?... Mais aussi comment, désespérer devant un père qui ne peut s'empêcher de laisser voir la bonté de son âme?... devant l'amour d'un homme loyal et fier? _(Jeannette entre.)_ JEANNETTE. Mademoiselle Eva, vous avez commencé à me lire une lettre de Jérôme, mon cavalier, voulez-vous continuer?... Mais ne riez pas trop, je crois que vous vous moquez.... EVA. Donne, je vais continuer. Je ne ris jamais des Jérômes, tu le sais bien. JEANNETTE. Nous étions rendus aux souris.... regardez, vous allez les trouver. EVA. Sur ta bouche? JEANNETTE, d'un ton plaisant. La vôtre leur ferait un meilleur nid, sauf le respect que je vous dois. EVA. Bravo, Jeannette!... Merci!... Tiens! écoute, m'y voilà; je lis. «Mon bonheur ne finira qu'avec ma vie ou la tienne.... JEANNETTE. Qu'il parle bien! EVA Comme un poète. JEANNETTE. Est-ce un homme ça, un poète? EVA Un homme qui se croit surnaturel parce qu'il n'est pas toujours naturel... un ouvrier qui fourre des chevilles et des rimes partout. JEANNETTE. Des rimes? qu'est-ce que cela? EVA. Des rimes? attends un peu, je vais t'en faire. _(Elle songe quelques moments)._ Tiens! en voici quatre. Dans une maisonnette Jérôme avec Jeannette Feront rimer, un jour, Bonheur avec amour. JEANNETTE. Oh! comme c'est drôle! je pense que Jérôme est poète, sauf le respect que je vous dois. EVA Cela se pourrait bien, il est si amoureux. JEANNETTE. Si ça dépend de l'amour, vous allez voir. L'autre soir il m'a dit: «Jeannette, je te donne un baiser.» EVA. Et puis? JEANNETTE. Et puis, il me l'a donné. EVA Mais la rime?... JEANNETTE. La rime? Je lui en, ai donné un à mon tour. EVA. Je comprends. Vous êtes poètes tous deux. JEANNETTE. Et nous ne nous en doutions pas!... Mais ne le dites pas à M. Flamel, il pourrait croire que le besoin de rimer me fait faire des folies.... EVA Ne crains rien, Jeannette. Ecoute encore; j'achève: «Si la récolte est bonne, nous pourrons nous marier aux premières neiges. JEANNETTE. Vrai! il dit ça?... c'est écrit? EVA. C'est écrit! «Ma maison sera chaude comme un nid. JEANNETTE. Est-il fin, un peu! EVA. «Je t'embrace»... Embrasse avec un c. JEANNETTE. Avec quoi? EVA. Avec un C, au lieu de deux S. JEANNETTE. C'est toujours mieux que rien. EVA, continuant à lire «Ton ami _fidelle...._ Fidèle, avec deux L. Il a bien du mérite à ne pas s'envoler. _(Jérôme Larose.)_ JEANNETTE. Merci, Mademoiselle Eva. Si vous saviez comme cela fait du bien!... EVA, (entendant Mme. Mural en dehors, qui dit: Si j'avais, prévu cela, mon fils, non!...) Oh! Madame Mural est là aussi!... Viens Jeannette. _(A part.)_ Mon Dieu! je sens que c'est le moment suprême; notre sort va se décider!... SCÈNE XVII. M. FLAMEL, MAD. MURAL, RENÉ, avocat. RENÉ, avocat. Non, ma mère, non, ce n'est pas fierté, c'est justice, ou, du moins, c'est charité. Si mon père vivait, et s'il venait à connaître le crime de cet homme qui a vendu à votre père, comme sien, un bien volé, il se dépouillerait immédiatement pour réparer la faute du misérable; il accepterait volontiers pour lui-même, la ruine qui pèse injustement sur un autre. MAD. MURAL. Vous voyez sa résolution, M. Flamel; je le connais, il sera inébranlable.... Voilà pourquoi je me hâtais d'en finir avant qu'il fut mis au courant de ces choses.... Et c'est votre indiscrétion!... Vous n'aviez peut-être pas le droit de lui parler comme vous l'avez fait.... Je lui aurais gardé intact un héritage qu'il eut possédé sans trouble.... J'ai agi sottement aussi.... O René, mon fils, songe bien à ce que tu vas faire.... Il ne faut pas qu'un moment de générosité t'expose à de longs jours de regret. Je renonce à tout, sauf à l'honneur.... Les Mural sont rouges, mais honnêtes. M. FLAMEL. C'est comme les Flamel!... Seulement que c'est tout le contraire.... quant à la couleur. MAD. MURAL. N'est-ce pas, M. le notaire, que nous pouvons garder ces biens en toute sûreté de conscience? M. FLAMEL. Vous le pouvez, madame. RENÉ. Eh bien! je ne le veux pas. M. FLAMEL. Songez-y bien. RENÉ, avocat. Préparez l'acte de désistement. M. FLAMEL. C'est bien; je prends votre parole; nous ferons l'acte plus tard. RENÉ Pourquoi pas maintenant? M. FLAMEL. Parce que j'ai confiance en vous. RENÉ Mais la famille qui souffre de la privation de ses biens?... M. FLAMEL. Elle peut attendre encore. RENÉ Vous n'avez pas le droit de.... M. FLAMEL. Pardon, M. Mural. RENÉ. Expliquez-vous. M. FLAMEL. Cette famille.... C'est la mienne!... l'héritier... c'est moi! RENÉ. Vous? MAD. MURAL. Lui!! M. FLAMEL. Monsieur Mural, j'accepte votre bien... ce bien dont mon père a été injustement dépouillé.... Mais votre générosité me touche, et je vous prie d'accepter la main de ma fille... RENÉ, avec tristesse. Non, M. Flamel, non! M. FLAMEL. Vous refusez?... pourquoi donc? RENÉ. Parce que je suis pauvre maintenant. M. FLAMEL. _(A part.)_ Noble garçon!... C'est dommage qu'il ne soit pas bleu! _(Haut.)_ Ah! j'ai une idée!... une idée superbe!... _(Il appelle sa fille.)_ Eva!... ma fille! _(Eva, fille, entre.)_ SCÈNE XVIII. LES MÊMES, EVA, fille. M. FLAMEL. Eva, tu veux bien, n'est-ce pas? tenir compagnie à M. Mural, pendant quelques instants?... Il faut en finir. M. Mural à besoin d'un bon conseil, et d'un coeur capable de répondre au sien.... Je veux vous marier ensemble et il ne le veut plus. Il te dira pourquoi... _(A Mad. Mural)_ Madame, faites-moi l'honneur de me suivre en mon étude, nous allons causer un peu de nos enfants... et de nous mêmes. _(M. Flamel et Mad. Mural sortent.)_ SCÈNE XIX. EVA, fille, RENÉ, avocat. EVA. Qu'ai-je entendu, M. René?... Quel est ce mystère?... Mais pourquoi cette tristesse?... Vous ne répondez pas?... Mon père consent à notre union, et vous refusez maintenant?... Que vous ai-je donc fait?... Vous ne m'aimez plus?... RENÉ. Eva, je pouvais, il y a un instant, vous épouser... je ne le peux plus.... J'étais riche, je suis pauvre! Je vous aime toujours. EVA. Et que me fait l'argent? que m'importe la fortune? c'est vous j'aime!... Me croyez-vous incapable d'un sentiment généreux? RENÉ Je vous sais la plus généreuse des femmes, mais je ne puis accepter votre sacrifice. EVA. Ce n'est pas un sacrifice que d'unir ma destinée à la vôtre, c'est ma gloire, mon bonheur! RENÉ Eva, je ne vous dis pas adieu pour toujours; je ne renonce pas à l'espérance de vous associer un jour à ma destinée.... Je vais travailler. Je me sens assez de courage et de coeur pour reconquérir au moins une douce aisance. EVA. Je veux vous aider; je veux être avec vous dans les mauvais jours, afin d'être plus digne d'y demeurer dans les jours heureux. RENÉ. O ma bonne amie, ne me tentez pas!... Si vous m'aimez, attendez et priez. _(Jeannette entre.)_ SCÈNE XX. LES MÊMES, JEANNETTE, puis EVA, nièce, et RENÉ MURAL, agent. JEANNETTE. Monsieur René Mural, l'autre, et l'autre mademoiselle Eva demandent la permission d'entrer... Ils viennent du jardin, et ils sont tout en fleurs. EVA, fille. Mais certainement, qu'ils entrent.... RENÉ. Et qu'ils apportent le jardin. JEANNETTE, dans la porto. Oui, monsieur, oui, mademoiselle, vous pouvez entrer. RENÉ, agent, suivant RENÉ, avocat. Nous étions surpris, M. Flamel et moi, d'apprendre qu'il y avait deux René Mural.... Il eut été fâcheux qu'il n'y en eut qu'un.... celui que je porte en moi. RENÉ, avocat. M. Mural, cette bienveillante parole serait sans doute plus vraie dans ma bouche... quoiqu'il en soit, je vois avec plaisir qu'il y a ici place pour l'un et l'autre. RENÉ, agent. Est-ce bien vrai, mesdemoiselles? EVA, fille. L'esprit et le coeur sont d'accord. EVA, nièce. Pour une fois! SCÈNE XXI. LES MÊMES, MAD. MURAL, M. FLAMEL. M. FLAMEL, entrant avec Mad. Mural. Vous allez faire un grand sacrifice, madame, mais aussi, vous allez faire des heureux... Voyez! les voilà tous ici, tous!... jusqu'à Jeannette.... Ils sont dans l'attente d'une bonne nouvelle... ajoutons-y la plus adorable des surprises.... Vous ne dites rien? MAD. MURAL. Le coeur d'une femme ne parle jamais plus haut que lorsque sa bouche, se tait. M. FLAMEL. Soyez bénie pour cette aimable parole.... La bouche a bien son éloquence aussi, je vois. _(A René, agent)._ Mon cher agent, la politique se complique... agréablement. RENÉ, agent. Ma foi! j'allais le dire.... Je subis une étrange et douce influence, et je commence à croire que la politique n'est peut-être pas, après tout, la seule chose nécessaire. M. FLAMEL. C'est absolument ce que je pense.... Et avant d'être choisi pour député, je voudrais être choisi pour.... RENÉ agent. Pour? M. FLAMEL. Pour mari. LES DEUX EVA. Ah!!! RENÉ avocat. _(A part.)_ L'ingénieux et doux moyen de faire justice! EVA, nièce, riant. A votre âge, mon oncle, on aime encore? M. FLAMEL On aime davantage, parce que l'on aime mieux.... Et puis, c'est la vertu que j'épouse. RENÉ, agent, badinant. Mariage mal assorti.... EVA, fille. Monsieur Mural! RENÉ, agent. C'est le contraire qu'il faut dire, mademoiselle.... Vous savez? l'homme politique.... M. FLAMEL. Et, si j'ai ce bonheur, je veux que tout le monde se marie. JEANNETTE. Moi aussi?... Oh! que Jérôme va rire! RENÉ, agent. Un malheur ne va pas sans l'autre. EVA, nièce. C'est bon! Je me souviendrai de cela, M. Mural... RENÉ, agent. C'est un bonheur que j'ai voulu dire.... Vous voyez bien que tout est mêlé. M. FLAMEL, à Mme Mural, qui cause avec son fils. Croyez-le, madame, c'est un moyen charmant de tout arranger, de tout concilier, de rendre tout le monde heureux.... MAD. MURAL. Mon fils décidera.... Je vous l'ai dit, je n'ose plus consulter mon coeur. M. FLAMEL. Mais ne le faites pas taire, au moins.... Si le coeur parle vite quand on est jeune, il parle sagement quand on a vieilli.... un peu. RENÉ, agent. A vingt ans on se marie par amour. EVA, fille. Oui.... quand on se marie. RENÉ, avocat. A trente ans aussi, à quarante, à tout âge, quand on rencontre des femmes adorables, comme vous.... EVA, fille. Mais la fierté fait quelquefois taire l'amour. M. FLAMEL. _(A part.)_ Il a du caractère.... c'est dommage qu'il ne soit pas bleu! _(Haut.)_ J'ai trouvé, n'est-ce pas, un moyen ingénieux de tout arranger?... C'est un éclair de génie parti du coeur.... Et puis à mon âge, il faut aller vite en besogne.... _(à René avocat)_ Madame votre mère vous a dit sans doute, que je dépose tout à ses pieds?... Qu'elle garde le bien qui vient de ma famille, et qu'elle _(s'inclinant devant madame Mural,)_ me prenne par-dessus le marché.... Voyons! est-ce assez, généreux!... Par exemple, je garde ma couleur politique.... Ah cela!.... RENÉ, avocat, tendant la main à M. Flamel. Et pourrai-je garder la mienne en devenant votre gendre? M. FLAMEL. Restons ce que nous sommes, Tous deux honnêtes hommes.... RENÉ, avocat, à Eva, fille. Le baiser des fiançailles. EVA, fille. C'est le sceau de la félicité. M. FLAMEL, désignant de la main René. Rouge _(Se désignant.)_ et bleu! MAD. MURAL, tendant la main à M. Flamel. Nous formerons, nous les femmes, les nuances qui vous uniront insensiblement. RENÉ, agent. Et ce sera comme en politique, la fusion des partis. [Fin de _Rouge et bleu_ par Pamphile Le May]