* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licence.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Reflets d'antan Auteur: Le May, Pamphile (1837-1918) Date de la première publication: 1916 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Montréal: Granger Frères, 1916 (première édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 27 mai 2008 Date de la dernière mise à jour: 27 mai 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 123 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque Nous tenons à remercier la Bibliothèque nationale du Québec d'avoir offert en ligne les images de l'édition imprimée sur laquelle nous avons fondé ce livre électronique. REFLETS D'ANTAN ----------------------------------------------------------------------- DU MÊME AUTEUR ÉDITIONS NOUVELLES ET DÉFINITIVES ÊVANGÉLINE, et autres poèmes traduits de Longfellow 1 vol. LES ÉPIS, poésies fugitives et petits poèmes........... 1 vol. Ces éditions se vendent au prix de 75 sous l'exemplaire Doit suivre: TONKOUROU, ou LES VENGEANCES, poème, revu et corrigé, troisième et dernière édition............... 1 vol. ----------------------------------------------------------------------- PAMPHILE LE MAY REFLETS D'ANTAN Poèmes MONTRÉAL GRANGER FRÈRES, LIMITÉE LIBRAIRES-ÉDITEURS 43, NOTRE-DAME OUEST, 43 1916 Droits réserves par l'auteur, Canada, A.D. 1916 _AVANT-PROPOS_ _Peu de nos poètes canadiens nous sont aussi sympathiques que M. Pamphile Le May. Aucun n'a chanté avec plus de chaleur et décrit avec plus de bonheur les scènes familières de la vie canadienne._ _Nous avons pensé faire oeuvre utile et patriotique en réunissant, pour ce volume, huit poèmes où le poète du terroir chante les gloires de sa petite Patrie._ _De ces poèmes les uns sont inédits et portent la marque de la maturité de l'écrivain, les autres déjà publiés ont été revus avec soin et considérablement perfectionnés._ _Qu'il chante la grandiose découverte du Canada par Cartier, l'arrivée de Champlain à Québec, les incursions des Iroquois, les braves de 1760, la vision de Montgomery, les luttes malheureuses de 1887, la paix actuelle ou l'hymne de la patrie, le poète trouve naturellement des accents sincères et qui vont au coeur._ _Puisse ce livre faire mieux aimer une Patrie qui a eu de si grands fondateurs et de si valeureux héros pour la défendre._ _Les éditeurs_ LA DÉCOUVERTE DU CANADA (Poème couronné par l'Université Laval) I L'ANGE DU CANADA Monte, vague d'amour, monte, ardente courrière, De la terre lointaine au séjour de lumière Où règne, glorieux, de toute éternité, Le Créateur du ciel et de l'humanité! Plus joyeux que le chant de l'aube matinale, Un cantique nouveau des harpes d'or s'exhale. Oh! quels besoins d'aimer, toujours inassouvis, Vous enivrent toujours, mondes et deux ravis! Le Dieu que nous chantons, disent les choeurs des anges, De l'aurore au ponant est digne de louanges. Il conseille, il ordonne, et des cieux entr'ouverts, Les flots de son amour pleuvent sur l'univers. Il pardonne au pécheur, donne la paix au juste, Et fait de la vertu le bien le plus auguste. Le vagabond nuage obéit à sa voix; Le tonnerre et le vent reconnaissent ses lois. L'amour et la douceur rayonnent sur sa face, Et devant sa beauté toute beauté s'efface. Que tout genou fléchisse à son nom glorieux! Que la terre le prie, et qu'on le chante aux cieux! Pendant que les échos des célestes Portiques Redisent des élus les sublimes cantiques, Comme l'écho sylvestre, à l'approche du jour, Répète des oiseaux les cantates d'amour, Vers le Père éternel dont toute vie émane, Un ange vient. Il pleure, et sa beauté se fane. Son pied glisse, léger, sur les brillants rubis Qui parsèment au ciel les merveilleux tapis. Il replie, en marchant, ses ailes fatiguées. De ses longs cheveux d'or les boucles prodiguées, Dégageant un parfum qui vient l'on ne sait d'où, Retombent mollement et flottent sur son cou. Il garde, jeune et triste, un aspect vénérable, Et son front noble est ceint d'un vert rameau d'érable. Alors sont suspendus les chants mélodieux; Les luths divins, alors, restent silencieux. Un aimable sourire accueille, à son passage, Cet ange voyageur dont l'auguste visage, A travers les rayons de l'immortalité, Laisse voir les soucis dont il est agité. Or, quittant aussitôt la droite de son Père, Vers l'Esprit éploré qui monte de la terre, Se hâte de venir le Fils du Tout-Puissant. Il aime notre monde arrosé de son sang, C'est lui qui vint briser ses entraves funèbres, Et porter la lumière à travers ses ténèbres. Mais le père du mal, la haine dans le coeur, S'est levé de nouveau contre le Christ vainqueur, Et ses ministres vont, joyeux, par tous les mondes, Semer les noirs conseils, les appétits immondes. Pour garder ses élus contre les ennemis Que l'enfer, irrité, sur la terre a vomis; Pour montrer le poison dont les coupes sont pleines, Et les mortelles fleurs qui parfument les plaines, Le Seigneur a choisi, dans ses divines cours, Des Esprits combatifs qui veilleront toujours. C'est un de ces Esprits, dont le saint ministère Est de conduire au bien les hommes de la terre, Qui vient d'entrer aux cieux. Quelle est sa mission? Pourquoi sur son front pur se peint l'affliction? Pourquoi son oeil limpide est-il devenu terne? Devant le Tout-Puissant trois fois il se prosterne, Et le ciel avec lui trois fois tombe à genoux. --«Dieu tout-puissant, dit-il, Dieu dont le nom si doux Devrait, pour tout mortel, être un objet d'hommage, Je n'ai pas encor vu, sur la lointaine plage Où j'erre solitaire, hélas! depuis longtemps, Les coeurs monter vers vous purs, honnêtes, contents! L'immense Canada, sur ses féconds rivages, Ne voit se promener que d'ignares sauvages, Malheureuses tribus que le roi des enfers Se vante de tenir, à jamais, dans ses fers. «Naguère cependant, un des fils de la France, L'humble et pieux Cartier, apporta l'espérance A mon coeur abattu par les chagrins amers. Sur de frêles vaisseaux il traversa les mers. Il vint, bravant la mort, sans orgueil et sans crainte,; Aux confins du pays arborer la croix sainte. Alors un vieux guerrier, inquiet et songeur, Accoste, l'arc en main, l'illustre voyageur: --«Tu veux nos bois, dit-il, notre antique héritage?... On pourrait perdre tout, jamais on ne partage. Si tu me fais du mal, toujours je me souviens... Va donc, Visage-Pâle, au pays d'où tu viens.» «Vous savez, ô Seigneur! l'excès de ma souffrance.. Du retour de Cartier je n'ai nulle assurance, Et le suave espoir qu'on m'avait apporté, Comme une ombre qu'efface une vive clarté, S'est hélas! tout à coup envolé de mon âme. Ne laissez pas, Dieu bon, triompher cette trame. Que les anges maudits, de votre nom jaloux, Au fond de leur abîme ourdirent contre vous. «Du flambeau de la foi, sur ces rives si belles, Éclaire, ô Jéhova! les pauvres infidèles... «Je volerai moi-même au pays de Cartier. J'éveillerai la foi de ce roi-chevalier Qui gouverne aujourd'hui la France catholique. Il saura se tailler sa part de l'Amérique; Et vous serez béni sous ces immenses bois Qui, pour vous célébrer, n'ont pas encor de voix.» Ainsi parle, à genoux aux pieds de Dieu le Père, L'Ange du Canada. Sa voix douce qu'altère Un mélange d'amour et de timidité, A le plaintif accent du filet argenté Qui cherche son chemin dans les rides des pierres. Comme des diamants, sous ses blondes paupières, On voit luire des pleurs qu'il essuie en secret. Redouterait-il donc d'un Dieu bon le décret? Le silence est profond sous les célestes dômes. En effluve enivrant se mêlent les arômes. Et tout le ciel attend avec anxiété Que le Dieu, trois fois saint, dicte sa volonté A l'ange protecteur d'une terre nouvelle. Les accords ravissants de la harpe éternelle Et les alléluias des esprits glorieux Ne font pas tressaillir les profondeurs des cieux, Comme le fait toujours la parole du Père. «Ministre bien-aimé, dit le Très-Haut, espère: Ton zèle infatigable a su toucher mon coeur. Je changerai bientôt tes peines en bonheur. Tu n'auras pas en vain travaillé pour ma gloire, Et Lucifer sur nous n'aura pas la victoire. Cette rive sauvage où tu t'es exilé, Ce pays inconnu, de barbares peuplé, Que l'orgueilleux Satan tient dans son esclavage, Échangera son joug contre un divin servage. Et c'est de ce pays, aujourd'hui tant obscur, Qu'un jour je recevrai l'hommage le plus pur. «Va, messager fidèle, au royaume de France, Va déjouer l'enfer. Fais briller l'espérance D'une éclatante gloire et d'un bienfait divin, Aux yeux du grand monarque et du pieux marin.» Et, cessant de parler, le Dieu de la sagesse Mit sur le front de l'ange un baiser de tendresse. Alors la douce lyre et le clairon d'airain, Et la harpe et le luth résonnèrent soudain. «De l'aurore au couchant, disaient les chants des anges, Le saint nom du Seigneur est digne de louanges! Dieu parle, et l'univers sur son axe brûlant Frémit d'un saint transport et l'adore en tremblant. Lui seul est éternel. Son bras soutient la terre. Il pourrait la briser comme un jouet de verre. Le vagabond nuage obéit à sa voix; Le tonnerre et le vent reconnaissent ses lois. L'amour et la douceur rayonnent sur sa face, Et devant sa beauté toute beauté s'efface. Que tout genou fléchisse à son nom glorieux! Que la terre le prie, et qu'on le chante aux deux!» II LE VIEUX CHEF INDIEN C'était l'heure où partout s'éveillent des murmures: Dans l'onde et dans les airs, dans l'herbe et les ramures; Alors que du soleil le matinal reflet Donne au nuage sombre un radieux ourlet; Que le pétrel hardi jusqu'au ciel bleu s'élance, Où sur les flots berceurs fièrement se balance. Sur les bords inconnus où le vaillant Cartier, A Dieu comme à son roi se vouant tout entier, Était venu naguère élever la croix sainte, Un étrange vieillard jetait au vent sa plainte. La tristesse ridait son visage cuivré; Comme un arbre fleuri, comme un tapis ouvré, Son corps fauve était peint de figures bizarres; Et, nouant ses cheveux, les plumes les plus rares, S'élevaient sur sa tête en panache éclatant. Sur les vagues d'azur son oeil allait flottant Comme le frêle jonc, comme l'algue légère, Et paraissait chercher une rive étrangère. Et quand il était las de regarder les flots, Las aussi d'exhaler ses lugubres sanglots, D'une tremblante main bandant son arc de frêne, Vers une croix debout dans cette immense arène, Il lançait, furieux, un trait empoisonné. De son audace alors il semblait étonné. Il voyait aussitôt les nids joyeux se taire, Et reprenait, pensif, sa marche solitaire. Et c'était, ce vieillard, le guerrier dont la voix, Pour repousser Cartier et renverser la croix, Naguère avait voulu, sur ces mêmes rivages, Éveiller les soupçons des peuplades sauvages. Mais vaine fut sa ruse. Et sa sombre fureur Dans l'âme du marin ne mit point la terreur. Cartier, en s'éloignant de la cruelle plage Emmenait du vieux chef les deux fils en otage. Le père infortuné suivit longtemps des yeux Le vaisseau qui portait, hélas! sous d'autres cieux, Ses deux fils. Il revient, au lever de l'aurore, Promener ses chagrins sur la rive sonore. La haine et la douleur se peignent sur ses traits; Pour lui la solitude a seule des attraits. Il demande ses fils au soleil qui se lève, Il les demande aux flots qui roulent vers la grève, Il ne voit pas s'ouvrir, comme une aile d'oiseau, Sur les flots infinis, la voile du vaisseau Qui lui ramènera les fils de sa tendresse! «Vaillant Domagaya, dit-il, dans sa détresse, Noble Taiguragny, me serez-vous rendus? Ah! si mon bras, plus fort, vous avait défendus Contre la cruauté de ces Visages-Pâles, Mes chants ne seraient pas que de pénibles râles, Nous aurions hors des bois rejeter l'étranger, Comme le vent balaie un feuillage léger. A ces rochers déserts pendant combien de lunes Raconterai-je encore mes tristes infortunes? Quand viendrez-vous reprendre, ô fils que j'ai perdus! Vos carquois pleins de traits et vos arcs détendus?» Pendant que sur ces bords, où fleurit le dictame, Le vieux chef indien épanche de son âme Une haine inutile et des regrets amers, Un esprit malfaisant, envoyé des enfers, A pris d'un vieux jongleur la hideuse figure, Et la démarche lente et la haute stature. Il s'approche aussitôt du chef de la tribu. Ils sont amis d'enfance; ils ont ensemble bu, Au milieu des forêts, à la même fontaine; Ensemble ils ont fait plus d'une chasse lointaine: «Pourquoi te consumer, dit-il, en vains regrets, Toi, le premier guerrier de nos sombres forêts? Ton corps est décharné comme un arbre qui sèche. Le chevreuil ne craint plus la pointe de ta flèche... Attends-tu que les Blancs te ramènent tes fils? Ou bien regrettes-tu d'avoir craint leurs défis? Les feuilles jauniront et tomberont des branches, La neige, bien des fois, tendra ses nattes blanches, Et les petits oiseaux tisseront bien des nids, Avant que tes enfants soient ici réunis. «Te le dirai-je, ô Chef, oui, j'ai vu dans mes rêves, Cette fatale croix s'étendre de nos grèves Jusqu'au fond des forêts, jusqu'au milieu des eaux. Sur ses bras menaçants se perchaient les oiseaux, Et nos traits aiguisés ne pouvaient les atteindre. Et nos fiers ennemis semblaient ne plus nous craindre! «Puis, j'ai vu sur nos bords venir les guerriers blancs... Nous étions devant eux stupéfaits et tremblants. Je t'ai vu, vaillant Chef,--qu'au moins nul ne le sache,-- Fumer le calumet, puis enterrer la hache. Pour détourner les maux qui vont tomber sur nous, Hier, j'ai consulté les puissants Manitous. Il faut bannir la croix de nos forêts antiques, La croix où sont gravés des mots cabalistiques; C'est alors seulement que, sous nos bois épais, Sans craindre d'ennemis nous chasserons en paix.» Ainsi parle au vieux chef le malfaisant génie. Sa voix a du désert la poignante harmonie, Et dans ses fauves yeux luit la duplicité. Il s'éloigne aussitôt avec rapidité. L'Indien le voit fuir au loin, sur le rivage, Et sent se réveiller une haineuse rage. Il jette sur la croix un regard de mépris, Et se laisse tomber sous les bois rabougris. Alors, un noir corbeau, du faîte d'un érable, Fait entendre trois fois un appel lamentable; Et, sur l'oiseau sinistre, aussi prompt que l'éclair, Un épervier cruel fondit du haut de l'air. Le vieillard, plein de trouble entra dans sa cabane. Mais, sur le seuil couvert de feuilles de platane, Cachant dans ses deux mains son front plein de soucis, Il revint. Jusqu'au soir il resta seul, assis. Les ombres commençaient à noyer le feuillage, Il passa comme un spectre à travers le village, Ordonnant aux anciens d'assister au conseil. Il voulait jusqu'au jour les tenir en éveil. Les vieillards, aussitôt, laissent leurs toits d'écorce. Sur les pas de leur chef une invincible force Les pousse tour à tour, pleins de docilité. Leur sagesse, souvent, et leur fidélité Ont gardé la tribu contre un danger probable. Les calumets, remplis d'un tabac délectable, Exhalent la fumée en orbes gracieux, Pendant qu'assis en cercle, émus, silencieux, Ils écoutent le Chef. Or, lui, d'une parole Plus vive qu'au matin le ramier qui s'envole, Il raconte à grands traits son trouble et sa douleur, Et son long entretien avec le vieux jongleur. Après qu'il eut parlé, se voilant le visage, Il poussa trois longs cris, selon l'antique usage. Le plus vieux du conseil prit la parole alors: --«Je ne sais quel génie a jeté sur nos bords Ces hardis guerriers blancs que tu sembles tant craindre. Ils t'ont ravi tes fils: ton grand coeur peut se plaindre. Mais ne seraient-ils pas moins cruels que rusés? Ils n'ont point bu leur sang dans leurs crânes brisés. Ils auraient pu, sans peur, nous déclarer la guerre, Car leurs mains pour tuer s'emparent du tonnerre. Et, s'ils sont les amis des esprits malfaisants, Pourquoi nous ont-ils fait de si riches présents? «Ils veulent à tes fils enseigner leur langage. Et cette croix, ô Chef! est peut-être le gage De leur prochain retour au milieu de nos bois. C'est peut-être leur Dieu: tous vinrent à la fois Se jeter devant elle à genoux sur la terre. Si nous la renversons, redoutons leur colère. «Mais pourquoi le jongleur n'est-il donc pas ici? Lui qui se plaît, ô Chef, à nourrir ton souci, Il n'ose pas venir nous raconter de songe. Craindrait-il d'être enfin convaincu de mensonge? Tapi comme un renard au fond de son terrier, Il ne redoute pas la flèche du guerrier. «Pourquoi les hommes blancs nous tendraient-ils des pièges?... Tu reverras tes fils, avant que plusieurs neiges Aient au bois suspendu leurs éclatants flocons, Car le grand Manitou sait consoler les bons. J'ai dit.» Et le vieillard vint s'asseoir en silence.. Il était le plus sage; et sa mâle éloquence Savait faire toujours prévaloir un conseil. Quand il eut pris sa place, un murmure pareil Au grondement lointain d'une haute cascade, Fit trembler l'humble toit du chef de la bourgade, Tous ne se rendaient pas à ses sages avis. La charité divine était une inconnue. Un guerrier dit: «Un jour une barque est venue, Mais pour troubler, hélas! la paix de nos vieux jours... Le grand Chef pleure encor sur ses fils, ses amours.» La cabane s'ouvrit. Haletante, effarée, Comme le cerf atteint d'une flèche acérée, Une jeune Indienne entra soudainement. Son oeil étincelait comme le diamant; Son corps svelte, élancé, pliait comme le frêne. Sur l'épaule et le bras ses longs cheveux d'ébène Étendaient mollement un voile de pudeur. De l'arc ses noirs sourcils égalaient la rondeur. Du feuillage d'hiver son front mélancolique Avait, en ce moment, la teinte métallique. Cette femme, c'était la douce Naïa, Naïa, fiancée au fier Domagaya. Elle vient vers le Chef. --«Je ne sais pas, dit-elle, Si tu daigneras croire à ce récit fidèle Que va faire à la hâte une naïve enfant. N'attaque pas la croix, un Esprit la défend. J'ai vu, tout près, assise, une femme plus blanche Que l'écume des flots où la lune se penche, Plus belle que la fleur éclose le matin. Son langage, plus doux qu'un chant d'oiseau lointain, Faisait, aux alentours, palpiter le feuillage. Ses vêtements de neige, et son noble visage, Brillaient comme un foyer dans les soirs de grands froids. Ses bras avec amour enveloppaient la croix. «Écoute, me dit-elle, ô ma pauvre Indienne, Écoute les conseils de la Vierge chrétienne. J'ai porté dans mon sein le Fils du Grand-Esprit. Le Grand-Esprit peut tout. Heureux ceux qu'il chérit, Car il ne permet pas que le mal leur arrive. Il aime les tribus qui peuplent cette rive, Et c'est pour leur apprendre à saintement prier Que vers elles, un jour, vint un pieux guerrier. «Les Blancs sont ses amis. Ils sont cléments et braves; Ils n'apporteront pas de cruelles entraves Au poignet vigoureux de l'homme des forêts, Mais d'un bonheur plus grand lui diront les secrets. S'il osait cependant renverser la croix sainte, Le Grand-Esprit du ciel écouterait la plainte Des guerriers d'Orient qui vont bientôt venir, Et le ferait alors cruellement punir. «Ainsi parla la Vierge. Au charme de sa bouche Serait devenu doux plus d'un guerrier farouche. Mais elle disparut dans les ombres du soir. Je la cherchai partout et ne pus la revoir.» La voix de Naïa, son accent de franchise, Son visage imprégné d'une extrême surprise, L'amour pour la vertu qu'on lui connut toujours, Tout fait croire aux vieillards ses étranges discours. Et le Chef, consolé, se berçant d'espérances, Dit aux vieux de son peuple: «Oublions nos vengeances, Puisque les guerriers blancs n'outragent pas nos droits; Laissons dormir la hache et respectons la croix!» III JACQUES CARTIER Pendant que, dans les cieux, les justes et les anges Du Seigneur trois fois saint redisent les louanges; Pendant que, sur la terre, un esprit infernal S'efforce d'assurer le triomphe du mal, L'Ange du Canada, qu'un zèle immense embrase, Traverse l'empyrée. Ardent, rapide, il rase Mille astres lumineux dans l'espace semés, Comme, le long des eaux, les phares allumés, Afin que sur l'écueil nul navire ne sombre. Et bien loin, au milieu de ces mondes sans nombre Qui sont comme des fleurs aux champs de l'infini, Son regard inquiet voit le monde béni Où le Fils du Très-Haut vint habiter lui-même, Et son coeur se remplit d'une ivresse suprême. La moitié de la terre est dans l'obscurité, Mais il a le flambeau dont la douce clarté Doit luire pour tout peuple assis dans les ténèbres. Il découvre à la fois les lieux les plus célèbres. C'est toi qu'il voit d'abord, illustre Bethléem. Déicide cité, sombre Jérusalem, Il te regarde aussi, mais ses yeux ont des larmes. Ô fille de Judas, qu'as-tu fait de tes charmes? Et couronnant tes monts, sur un glorieux sol, Il voit tes dômes fiers monter comme en un vol, Rome, illustre cité, trône et tombeau de Pierre... Foyer où luit toujours la divine lumière, Toujours il reconnaît ta force et ta beauté, Mais ce n'est pas vers toi qu'il va, sainte cité. Quels lieux cherche-t-il donc, ce courrier intrépide?... Il est un havre sûr où la vague limpide Sous le souffle des vents n'a jamais de sanglots, Mais tressaille à la voix des vaillants matelots Qui chantent leurs espoirs en des stances ardentes. Cent navires, tenus par des ancres mordantes, Comme de fiers coursiers qu'une puissante main Arrête tout à coup sur le bord du chemin, Attendent le départ ou fêtent l'arrivée. C'est ton port, Saint-Malo, c'est la gloire rêvée. Et c'est là que descend le divin voyageur. L'occident resplendit d'une vive rougeur. Le long des bords riants glisse l'humble gondole. Le soleil semble orner d'une immense auréole Le front pur de la mer qu'il dore en se couchant. L'Angélus du soir sonne. Ô spectacle touchant! Les pieux matelots chantent l'Ange et Marie... Mais quel est donc, là-bas, ce marinier qui prie? Il est agenouillé sur le pont du vaisseau, Quand les autres, déjà, reprennent de nouveau Le chant qui chaque soir succède à la prière. Son regard est rempli de la vive lumière Que jette par torrents l'occident enflammé; Dans une sainte extase il paraît abîmé. Balançant dans les airs son aile diaphane, Au-dessus de son front, un moment, l'ange plane, Puis il vient près de lui se jeter à genoux. Il lui parle tout bas un langage bien doux, Car le dévot marin, pendant une heure entière, N'entendit ni chanter la jeune batelière, Dont le fragile esquif se berçait tout auprès, Ni murmurer la brise à travers les agrès, Ni gazouiller l'oiseau perché dans les cordages, Ni rire, ni héler les joyeux équipages. Et, pendant qu'il était à genoux sur le pont, Une auréole d'or enveloppait son front. Mais nul sur le vaisseau ne vit l'ange descendre; Et pendant qu'il parlait aucun ne put l'entendre. Quand le marin sortit de son recueillement, Les ténèbres du soir montaient au firmament, Et, sur les flots obscurs, les carènes coquettes A peine dessinaient leurs sombres silhouettes. Sur quelques bâtiments tout semblait en repos; Sur d'autres s'éveillaient les caustiques propos, Ou les accents plaintifs de l'humble cornemuse, Ou les chansons d'amour, qu'une naïve muse Dictait au jeune mousse assis sur le gaillard. Deux hommes cependant, sombres comme un brouillard, Étaient assis ensemble, appuyés au vaigrage, Et parlaient à voix basse un étrange langage, Sur l'élégant navire où l'Envoyé divin Était venu prier, à côté du marin: C'étaient Taiguragny, le chasseur intrépide, Domagaya, son frère, au pied leste et rapide. Si le jour eut encore illuminé les cieux On aurait vu des pleurs s'échapper de leurs yeux; On aurait vu souvent leur visage de cuivre Se tourner vers la mer, comme pour y poursuivre Un fantôme chéri qui s'éloignait toujours. L'un regrettait son arc et l'autre, ses amours. Cartier, car c'était lui qu'avait visité l'ange, Éprouvait dans son coeur quelque chose d'étrange. Éclairé par la foi, par l'espoir soutenu, Il se sentait alors poussé vers l'inconnu. Invisible à ses yeux, l'ange avait à son âme Fait entendre longtemps sa parole de flamme. Un trouble inexprimable agitait ses esprits. Il voyait s'élever devant ses yeux surpris, Comme au milieu des mers un magique mirage, Les bords voluptueux d'un monde encor sauvage. Dans ce monde nouveau, bien des peuples obscurs Venaient, devant la croix, honnir leurs dieux impurs, Et dire au Tout-Puissant une ardente prière. Le sommeil bienfaisant fuyait de sa paupière. Il marchait à grands pas. Sur le pont du bateau Son pied retentissait comme un coup de marteau. Il était obsédé par son rêve sublime, Et sentait que le ciel, dans un langage intime, Le pressait de chercher ces rivages nouveaux Qu'il avait entrevus à l'occident des eaux. Et, pendant qu'il marchait comme un homme en délire, Une longue nacelle aborda le navire. Deux marins la guidaient sur les flots ténébreux: Jalobert, LeBreton, deux amis généreux Dont les jolis vaisseaux étaient mouillés en rade. Ils venaient saluer leur noble camarade. Cartier, loin de se plaire à cacher son tourment, Les accueillit tous deux avec empressement. Il leur dit les secrets de son âme expansive. Son accent convaincu, sa voix persuasive, En les intéressant surent les émouvoir, Et faire, dans leur coeur, entrer son doux espoir. IV FRANÇOIS 1er Dans un rêve, François, le roi chevaleresque, En ces jours caressait un dessein gigantesque... Après avoir vogué pendant plusieurs longs mois, Bravé mille périls et la mort mille fois, Colomb avait trouvé ces régions lointaines Où les rois se taillaient de superbes domaines. Or, justement jaloux de voir les autres rois Se hâter de ranger ces pays sous leurs lois, François dit en son coeur: «Quoi! je verrai des Princes Entre eux se partager empires et provinces, Sans s'occuper de moi, sans me garder ma part? Pensent-ils que, craintif, je me tiens à l'écart? Mon drapeau flottera sur de lointaines ondes Et la foi par mes soins éclairera les mondes.» Un jour qu'il était seul au fond de son palais, Loin du bruit de la rue et de l'oeil des valets, Il tomba tout à coup dans un sommeil étrange. Il eut alors un songe. Il vit venir un ange. Comme un globe de feu qui glisse dans les airs, Cet ange voyageur rayonnait sur les mers, Et les ondes sous lui courbaient leur cime fière. Il restait sur ses pas un sillon de lumière, Comme un lien de paix, un symbole d'amour Qui devaient à la France attacher, de ce jour, Ces peuples que servait un messager céleste. L'Ange approchait rapide, et, d'un sublime geste, Montrait au fond des mers un rivage lointain. --«Vois-tu, s'écriait-il, ô vaillant souverain! Vois-tu cet autre monde enseveli dans l'ombre? Quand l'Europe à son tour, comme un vaisseau qui sombre, Aura vu s'entr'ouvrir, dans la suite des temps, Le gouffre de l'oubli sous ses pas hésitants, Ce monde, jeune encor, plein de sève et de vie, Verra toute la terre à ses lois asservie. Alors il fleurira comme les rejetons Dont les tendres rameaux se couvrent de boutons, Pendant que tout près d'eux un vieil arbre se fane. Jusqu'ici cependant c'est dans un but profane Que les grands de l'Europe ont envahi ces bords. Leur immense avarice a cherché des trésors. Mais toi, va du Seigneur publier la clémence; Va porter en ces lieux la, divine semence.» Ainsi parlait cet ange, et le son de sa voix Vibrait comme le cor qui sonne sous les bois. Il s'approcha du prince, et sa lèvre vermeille Lui murmura tout bas d'autres mots à l'oreille. François, de son sommeil aussitôt s'éveillant, Vit se fondre dans l'air un fantôme brillant. Le soleil n'avait pas, de ses rayons d'opale, Éclairé bien souvent la grande capitale, Lorsque, devant le trône, un illustre marin Vint tenir ce langage au jeune souverain: --«De ses feux bienfaisants l'astre du jour inonde, Sans jamais se lasser, tous les peuples du monde; Il pare l'orient des plus vives couleurs, L'occident se réchauffe à ses douces ardeurs. Ainsi de notre foi la céleste lumière Devrait illuminer la terre tout entière. Et j'ose croire, ô roi! que le désir de Dieu Est qu'elle soit bientôt répandue en tout lieu. «Elle est, comme le jour, de l'orient sortie; Sa course à l'occident ne s'est pas ralentie. Mais cependant il est, au-delà de ces mers, Des peuples que Satan tient encor dans ses fers, Des lieux que l'ignorance étreint dans ses ténèbres, Comme au milieu des nuits, dans ses serres funèbres, Le hibou taciturne étreint un jeune oiseau. Prince, ne faut-il pas qu'enfin de son flambeau La foi daigne éclairer ces malheureux rivages? Dieu ne refuse pas aux nations sauvages Qui vivent, comme l'ours, au milieu de leurs bois, Le rayon du soleil qui brille sur nos toits. Ne veut-il pas aussi, ce Dieu, dans sa clémence, Que la lumière arrive à leur intelligence, Et que leur coeur, rempli de respect et d'amour, Sache adorer enfin et prier, chaque jour? «Sous l'étoile du ciel, et sans motif cupide J'ai sillonné déjà, sur ma barque rapide, Jusques à l'occident, l'océan étonné. Ce voyage hardi, vous l'aviez ordonné. Le succès fut heureux, mais la gloire incomplète, Car nulle terre alors ne fut notre conquête, Et la France à ces lieux, vous le savez, ô roi! N'a pu donner encor ni son nom, ni sa foi. Mais daignez à mes soins confier un navire, J'irai, s'il plaît à Dieu, fonder un vaste empire Où le nom de la France et le nom du Seigneur Seront ensemble unis au fond de chaque coeur.» Quel était ce marin dont la voix inspirée Retentissait ainsi sous la voûte dorée De l'antique château des souverains français? ô Cartier, c'était toi! Fier d'un premier succès, Tu te laissais bercer de la douce espérance D'être agréable au ciel comme utile à la France. Le roi surpris, ému, t'embrassa tendrement, Et d'accomplir tes voeux fit alors le serment. V LE DÉPART L'alouette souvent, pour saluer l'aurore, A redit sa chanson sur la rive sonore, Et le soleil du soir sur la mer et le pré, A souvent fait descendre un long sillon pourpré. La port de Saint-Malo luit comme une topaze; Le rapide alcyon d'une aile agile rase La surface immobile et brillante des flots. Des bâtiments divers les joyeux matelots Échangent des saluts que les échos répètent. Les vaisseaux aux flancs noirs dans les eaux se reflètent, Comme les noirs enfants du rivage africain, Dans leurs flots rafraîchis par le vent du matin. Sur les mâts élancés le pavillon retombe Comme un pli de linceul sur les bords d'une tombe. Le vent ne souffle pas. L'eau dort sur le galet. Mais le soleil levant, comme un rouge boulet, Vient de monter soudain à l'horizon sans brume; Et le vieux matelot que le repos consume A senti dans son coeur se ranimer l'espoir: Je voguerai, dit-il, avec le vent du soir. Mais où vont ces vaisseaux avec leur vaillant monde? Cent barques autour d'eux glissent, volent sur l'onde, Comme autour d'une ruche un intrépide essaim. Un profond grondement s'élève de leur sein. Ils sont trois. Le premier sur les vagues d'opale, Impatient, s'agite ainsi qu'une cavale. Et c'est _la Grande Hermine..._ un nom fier et nouveau. A la cime du mât flotte le blanc drapeau. Le valeureux Cartier commande ce navire. Le second, qui, plus loin, lève son ancre et vire, C'est _la Petite Hermine_. Auprès, l'_Émerillon_ Se drape avec orgueil dans son grand pavillon. LeBreton, Jalobert, en sont les capitaines. Ils escortent Cartier jusqu'aux plages lointaines. Cependant un doux son fait résonner les airs, Et va, dans le lointain expirer sur les mers; C'est de l'airain sacré l'humble voix qui s'empresse D'appeler, pour l'adieu, les marins à la messe. Des vaisseaux pavoises commandants, matelots, Descendent tour à tour dans les nombreux canots. Cartier vient le premier. Le bonheur l'illumine. Sur son front élevé l'audace se dessine. Sa joue est cave. Il prie; et rien en lui n'est vain. Dans son regard profond luit un rayon divin. Vers l'église qui s'ouvre, à pas lents il s'avance, Et tous les matelots le suivent en silence. Le temple s'est paré de riches ornements, Le prêtre porte alors ses plus beaux vêtements. Un chant plus solennel monte du sanctuaire. L'encens est plus suave, et la foi, plus sincère. Aux colonnes du choeur flottent de grands drapeaux; Et sur l'autel doré scintillent les flambeaux. Pendant que le Pasteur offre le sacrifice, Les marins à genoux, pour se rendre propice Le Dieu dont l'univers aime et bénit la loi, Ne cessent de prier avec ardeur et foi. Et leurs fronts humblement s'inclinent jusqu'à terre, Au moment solennel où le divin mystère S'accomplit, à la voix du ministre de Dieu. Un silence profond règne alors au saint lieu. Le prêtre se recueille, et, dans sa foi sublime, Élève vers le ciel la céleste Victime. Adorez, ô marins, adorez à genoux, Le Sauveur bien aimé qui descend parmi vous! Il est de tout bienfait l'inépuisable source. Les anges vous suivront dans votre longue course. Habiles, vigoureux, sans craindre les dangers, Allez, pieux marins, vers des bords étrangers! La messe sainte est dite. Une foule environne Les nombreux matelots, dont la face rayonne Comme l'arbre argenté par le givre d'hiver. Elle couvre bientôt la rive de la mer. Pendant que les héros montent sur leurs navires, On voit luire des pleurs à travers les sourires. Cependant le vent souffle et soulève les flots, Sur les trois bâtiments on voit les matelots Lever l'ancre en chantant, puis, dérouler les voiles. Comme dans l'or des cieux vogueraient trois étoiles, Les orgueilleux vaisseaux se bercent un moment Et tracent dans la mer un sillon écumant. Voguez, braves marins, vers un lointain rivage! Le monde redira votre étonnant courage, Il bénira votre oeuvre. Et toi, noble Cartier, Tu révèles ton nom à l'univers entier. Voguez, braves marins! Que le ciel vous conduise! A vos yeux inquiets que son étoile luise, Pour éclairer les eaux et signaler l'écueil! Et que l'onde pour vous ne soit pas un cercueil! VI L'ANGE DÉCHU Écumantes, tantôt, de toute part les vagues Semblent jusques au ciel porter leurs plaintes vagues; Elles semblent, tantôt, roulant vers le couchant, Des troupeaux effrayés qui bondissent au champ. Tel qu'au-dessus des mers, ouvrant leurs blanches ailes, On voit se balancer, camarades fidèles, Trois cygnes gracieux; ainsi les trois vaisseaux, Déjà bien loin du port, se bercent sur les eaux. L'onde amère à leur proue étincelle et bouillonne, Comme au mors d'un coursier que le fouet aiguillonne, Brille un flocon d'écume. Attentifs et muets, Le coeur livré peut-être à de tardifs regrets, Les matelots, debout, sont tournés vers la grève Qui s'efface, là-bas, comme s'efface un rêve. Les coteaux à leurs yeux abaissent leurs sommets, Les élégants clochers éteignent leurs reflets, Et les prés verdissants, leur charmante nuance. Déjà, dans le lointain sombre toute la France. Elle n'est plus hélas! qu'un flexible cordon, Qui ceinture des flots perdus à l'horizon. Ainsi nous voyons fuir, avec trop de vitesse, Les rivages en fleurs de l'heureuse jeunesse. Nous voguons, nous aussi, vers des bords inconnus. Heureux ceux que l'espoir a toujours soutenus! Nos regards sont tournés vers cet âge tranquille, Où nos légères nefs trouvaient un sûr asile Contre le souffle amer d'un monde mensonger. Mais un voile de brume, un nuage léger, Enveloppent déjà, de leurs replis de soie, Cet âge d'innocence et d'amour et de joie. Il disparaît bien vite. Et nos regards en pleurs S'épuisent à chercher ses suaves couleurs. Lui-même aussi n'est plus qu'une ligne étrécie Qui brille à l'horizon de notre pauvre vie! Cependant, fendant l'air d'un vol sinistre et prompt, Un archange déchu, qui portait sur son front Le stigmate honteux qu'y mit le premier crime, Se hâtait d'arriver à l'éternel abîme. Loin des mondes brillants pour lesquels le jour luit, Dépouillé de tout charme, et perdu dans la nuit, Se trouve un vaste lieu dont l'aspect épouvante Et que ne décrirait nulle langue vivante; C'est là que le Seigneur exile, pour jamais L'ange altier qui du ciel osa troubler la paix. Avec lui sont tombés ces Esprits pleins d'audace Qui, dans leur fol orgueil, n'ont point demandé grâce Au Maître tout-puissant qu'ils avaient offensé. Ils maudissent enfin leur projet insensé; Mais leur regret est faux et leur souffrance est vaine, Car leurs coeurs à jamais se nourrissent de haine. Les images du ciel les suivent en tout lieu, En tout lieu les atteint la justice de Dieu. Aux enfers arrivé, l'ange maudit s'arrête. Avec un rire amer il relève la tête, Et jette aux cieux lointains un blasphème impuissant. Alors la porte s'ouvre. Il entre en frémissant. Et la géhenne rit. Sous la voûte enfumée Se calme tout à coup la plainte accoutumée. Il s'approche du trône où s'assied Lucifer: --«Noble rival du Dieu qui creusa cet enfer, Satan, je viens, dit-il, de parcourir le monde. Ah! le Maître du ciel de ses bienfaits l'inonde, Comme pour se moquer de nos tristes malheurs, Et nous faire sentir de nouvelles douleurs! Bien des hommes de foi prônent encor la gloire De ce maître orgueilleux qui gagna la victoire, Mais la plupart, Satan, l'outragent avec nous, Et devant lui jamais ne tombent à genoux. Espérons-le, bientôt leur noire ingratitude Éteindra son amour, puis sa sollicitude, Et ces êtres nouveaux au bonheur destinés Seront, dans notre enfer, avec nous confinés. «Ô la lutte superbe! ô la belle vengeance! Qu'il sache, l'Ennemi, quelle est notre puissance! Nous sommes rois chez nous comme lui dans son ciel. La terre près du sien élève notre autel. «Combattons cependant. Ne cessons pas la guerre. Les amis de son nom ne se reposent guère. Voici qu'ils vont déjà, pareils à des géants, Sur de hardis vaisseaux franchir les océans, Pour annoncer sa gloire aux peuplades sauvages, Qui nous rendent encor des fidèles hommages. «N'ai-je pas vu moi-même, ô puissant Lucifer! Trois navires voguer au milieu de la mer? Ils vont au Canada renverser notre culte, Et faire à ta puissance une sanglante insulte. Peut-être portent-ils des prêtres du vrai Dieu... Ces hommes dévoués nous troublent en tout lieu; En ruse ton esprit sera toujours fertile, Et nous rendrons bientôt leur projet inutile. C'est à toi d'ordonner, c'est à nous d'obéir, Et Dieu saura combien nous voulons le haïr!» Après ces derniers mots, le fidèle ministre Leva sur Lucifer un oeil fier, mais sinistre. Lucifer un instant semble se recueillir. Dès qu'il parle on peut voir tout l'enfer tressaillir: --«Je blasphème, dit-il, et ma bouche est maudite. Mais, c'est en vain toujours, que Dieu, là-haut, médite D'enchaîner mon pouvoir. Je veux sortir d'ici. Comme lui je suis roi: j'ai mes sujets aussi. Mon joug semble léger, mes promesses sont belles. Je puis rendre à ses lois tous les peuples rebelles, Si vous me secondez de vos nobles efforts, Les faibles d'aujourd'hui demain seront les forts. «Oui, s'il nous a vaincus, il faut qu'il s'en repente. Son ciel est escarpé; mais une douce pente Vers mon sombre royaume entraîne les mortels., Ranimons le combat; renversons les autels! Que les bons serviteurs que son amour protège Trouvent, sur leur chemin, à chaque pas un piège! Ah! ne laissons jamais le flambeau de la foi S'allumer dans les lieux qui vivent sous ma loi! Et frappons sans merci les hommes téméraires Qui veulent éclairer nos ténébreuses terres! «Ministre diligent, tu dis que sur les eaux, Cherchant le Canada, trois rapides vaisseaux S'avancent secondés par un vent favorable? Je saurai prévenir ce complot formidable. Au fond de l'océan, dans son lit de limon, Repose, tu le sais, un habile démon: C'est l'Esprit de la mer. Il règne sur les ondes. Un souffle les apaise ou les rend furibondes. Va, dis-lui, sans retard, qu'il déchaîne le vent, Et que nul matelot ne revienne vivant.» Ainsi Satan parla. Son ministre docile, Aussi pervers que lui sans être moins habile, Tout brûlant du désir de propager le mal, Se hâta de quitter le séjour infernal. Comme un trait enflammé dans une nuit obscure, Il traversa les champs vides, froids, sans murmure, Qui s'étendent autour des gouffres éternels. Il entendit de loin les hymnes solennels Que la terre chantait à son céleste Maître. Peut-être un noir courroux, un souvenir, peut-être, Fit monter une larme en l'éclat de ses yeux, Comme monte un nuage en l'azur de nos cieux. Il avait retrouvé son audace première, Alors qu'il aperçut dans un flot de lumière, La terre qu'il cherchait, et que le Créateur Se plût à décorer avec grâce et splendeur, Comme le front serein de l'épouse nouvelle. Tel un sinistre oiseau se berce sur son aile, Il se berça longtemps sur les vagues des airs. Il vit les trois vaisseaux qui sillonnaient les mers. Alors il s'élança vers les grottes profondes Que l'Esprit redoutable habite sous les ondes. Dans le flanc limoneux d'un verdâtre rocher, Où le reptile impur se plaît à se cacher, Le perfide démon a choisi sa demeure. C'est là que, soucieux, il se trouve à toute heure, Tramant contre le ciel, pour tromper son ennui, Des projets que souvent Dieu tourne contre lui. Le paresseux polype et l'impure limace Agitent à ses pieds leur glutineuse masse. Il tient, au lieu de sceptre, un roseau dans sa main. Sa barbe, touffe glauque, est flottante à son sein. Et sur son cou nerveux sa longue chevelure Semble d'un tronc vieilli la mousseuse ramure. Quand il voit arriver l'envoyé des enfers, Il sourit en secret d'un sourire pervers: --«Que demande, dit-il, à ma faible puissance, Le glorieux Esprit dont la seule présence Faisait trembler, jadis, l'orgueilleux Roi du ciel? Que demande, dis-moi, notre Prince immortel?» --Ton secours, roi des mers, dans une grande lutte... «Aux menaces des cieux il est toujours en butte. Voilà que maintenant un lâche adorateur De ce tyran jaloux, de ce persécuteur Qui nous précipita pour un prétendu crime, Dépouillés de tout bien, dans l'éternel abîme, Impunément conduit sur tes dormantes eaux, Vers les bords canadiens trois orgueilleux vaisseaux. «Il va proclamer Dieu sur ces terres barbares, Et porter la lumière aux peuplades ignares. Laisse souffler les vents et soulève les flots. Qu'il périsse, le traître, avec ses matelots! Et que le Dieu qu'il sert, s'il s'en pense capable, Vienne alors l'arracher à ta haine implacable!» Il dit, et, sans retard, remontant sur la mer, Il vole en souriant aux portes de l'enfer. VII LA TEMPÊTE Une brise légère enfle à peine les voiles. Des nuages d'argent, comme de blanches toiles, Pendent à l'horizon dans la pourpre des cieux; Le baiser matinal du soleil radieux Donne des rayons d'or aux vagues balancées De même, le front pur des jeunes fiancées, Sous le premier baiser de l'amoureux époux, S'illumine soudain du reflet le plus doux. Des oiseaux fatigués de leurs courses lointaines, Viennent se reposer dans les hautes antennes, Pendant que les dauphins, hardis ou familiers, En rangs harmonieux escortent les voiliers, Et font luire au soleil, sur les ondes limpides, Les écailles d'argent de leurs robes humides. Quelques-uns des marins se livrent au repos. D'autres se sont groupés, et par de gais propos S'efforcent d'éloigner l'ennui qui les obsède. Mais tous ils savent bien qu'une mère intercède A chaque instant, pour eux, auprès du Paradis. Et soudain prend son vol un refrain du pays. Puis, en esprit, d'avance, ils s'efforcent de peindre Les rivages nouveaux qu'ils espèrent atteindre. L'intrépide Cartier, debout sur le gaillard, Fixe sur l'occident son anxieux regard, Appelant l'heure heureuse où la terre promise Tout à coup surgira dans l'immensité grise. La brise cependant ne ride plus les mers; La flottille s'arrête au sein des flots amers. Comme un feuillage lourd sur un tronc qui se penche, Le long de chaque mât tombe la voile blanche. Et ce calme imprévu, des matelots surpris, Agite tout à coup les tranquilles esprits. Un silence effrayant règne dans l'atmosphère. Une flamme subtile, ondoyante, légère, Court le long du cordage, et, dans son vif essor, Le couvre tout entier de ses aigrettes d'or. Sur le flanc du vaisseau reste un sillon d'écume. On voit à l'horizon un long rideau de brume Où, cachant à demi son orbe étincelant, Le soleil radieux luit comme un oeil sanglant. Mais au couchant bientôt un nuage se forme. Il paraît s'avancer comme un géant énorme, Dont les larges talons glissent sur le flot clair, Et le front arrogant va se perdre dans l'air. A l'aspect imprévu du sinistre présage, Les prudents matelots vont, d'un calme visage, Aux vergues attacher les voiles avec soin. Un bruit lugubre et sourd se fait entendre au loin. L'oiseau des ouragans sur les ondes folâtre. Le vent siffle soudain. Sur l'océan verdâtre Il passe, dirait-on, un frisson de fureur. Le soleil s'est caché; la nuit, pleine d'horreur, Dans les replis des flots bercent de lourdes ombres. Debout au pied des mâts, les marins, tristes, sombres, Sentent un vague effroi s'emparer de leur coeur, Et demandent au ciel d'éloigner le malheur. Cartier s'approche d'eux. Son regard est tranquille. Il ne s'agite point d'une crainte inutile. Son esprit reste calme en face du danger; Le Seigneur, qu'il bénit, saura le protéger. Il parle aux matelots, et sa voix les engage A demander à Dieu la force et le courage. Sa parole à leur coeur rend la sérénité, Et chacun prend son poste avec tranquillité. Et voilà qu'un éclair a déchiré la nue, Et de tous les agrès monte une plainte aiguë. Par un vent furieux les navires fouettés, Inclinent leurs fiance noirs sur les flots irrités. La mer comme un volcan semble lancer des flammes; Les bateaux sont portés à la cime des lames, Pour retomber encor dans le gouffre béant. On dirait que tout sombre et s'abîme au néant. De plus en plus aux cieux les ombres s'épaississent, Sous les efforts du vent les mâts craquent, gémissent; Les ponts sont balayés par des flots écumants. Et le tonnerre unit ses longs mugissements Aux sanglots de la bise, aux grondements des vagues; Et les éclairs blafards jettent des lueurs vagues Dans le chaos des cieux et des mers confondus. Et les vaillants bateaux, dans les ombres perdus, Voguent séparément au gré de la tempête. Devant l'arrêt du ciel Cartier courbe la tête. Il espère toujours. Et chrétien et marin, Au milieu de l'orage il demeure serein. La nuit qui sur la mer vient d'étendre son aile, A cet affreux tableau donne une horreur nouvelle. Le pilote, au hasard, guide son bâtiment Que paraît engloutir le terrible élément. Il ne saurait rien voir qu'aux éclats de la foudre. Tout va, lui semble-t-il, être réduit en poudre... Mais le vaisseau revient sur le flot agité, Comme un noble escadron qui, cent fois culbuté, Se relève aussi fort, et remonte sans cesse A l'assaut périlleux de quelque forteresse. Pendant toute une nuit, et pendant tout un jour, Nul astre du beau temps n'annonce le retour. La mort plane partout. Dans leurs hideuses franges Les flots semblent rouler, avec des bruits étranges, Tantôt un cri moqueur, tantôt un rire amer... C'est le ricanement du démon de la mer. VIII TERRE Salut, brillant soleil! Salut, douce lumière! Tu viens chasser la nuit de ma triste paupière, Au ciel rendre l'azur et la sérénité, Au perfide océan, la sauvage beauté. Devant toi l'aquilon a vu tomber sa rage; Devant toi s'est enfui le vagabond nuage. Tu traces sur la mer de lumineux sillons. L'oiseau sèche son aile à tes brûlants rayons. Salut, astre béni! Mais où sont les carènes Que le vent emporta loin des plages sereines, Pendant que dépouillé de ton éclat si doux, Tu te cachais d'effroi loin du ciel en courroux? Comme un oiseau blessé par la flèche stridente S'efforce de s'enfuir, et, d'une aile pendante, Rase les prés en fleur et les champs de gazon, Un navire dérive au bord de l'horizon. Des cordages rompus, des voiles déchirées Voltigent au-dessus des vagues azurées, Comme les blancs flocons que les jeunes agneaux Accrochent, en passant, aux noeuds des arbrisseaux. Cependant les marins pleins d'un nouveau courage, Réparent le désordre apporté par l'orage, Et la gaîté renaît. Le vaisseau diligent, S'ouvre un large sillon sur la vague d'argent. Le ciel veille sur toi. Vogue, joli navire; Vainement la géhenne a rallumé son ire. Le démon de la mer, honteux et confondu, Dans son antre de boue est déjà descendu. Le Seigneur a parlé. Dans les gouffres funèbres Se sont précipités les esprits des ténèbres. Et Satan sur son front garde un nouveau soufflet. Dieu marque ton chemin d'un merveilleux reflet.' Vogue, ô vaillant navire, avec ta noble troupe! Un pilote divin s'est assis à ta poupe. Pour veiller sur ton sort l'Ange du Canada, Dans l'orage et la nuit bien souvent te guida! Et pendant de longs jours vogue _la Grande Hermine_. On sillonne, tantôt, une mer qu'illumine Le reflet chatoyant d'un paisible matin, Que tantôt assombrit dans un morne lointain, Le roulement des flots vers la plage inconnue. A genoux sur le pont, les marins, tête nue, Viennent avec respect prier matin et soir, Et demander à Dieu le courage et l'espoir. Deux vaisseaux, ô douleur! sont perdus sur les ondes. Sont-ils ensevelis dans les vagues profondes? Ou sans voiles, sans mâts, sous un ciel inconnu, Est-ce en vain que pour eux le calme est revenu? L'Ange du Canada, comme un débile athlète, S'est-il donc contenté d'une gloire incomplète? Au démon de la mer, alors victorieux, A-t-il abandonné ce butin précieux? Et souvent maintenant, au pied du mât de hune, Cartier pleure en secret sur l'amère infortune De bien des compagnons de ses nobles travaux. Ils devaient avec lui fouler ces bords nouveaux Que le ciel étonné promit à son audace. Vainement de la mer parcourant la surface, Son humide regard cherche quelque point noir Qui pourrait un instant tromper son désespoir; La mer de toute part est limpide et déserte. Au-dessus de ses flots nulle aile n'est ouverte. Les matelots aussi, devant ce grand malheur, Se sentent tour à tour vaincus par la douleur. Leurs propos sont émus et leurs chansons dolentes, Dans l'air calme du soir ouvrent des ailes lentes. Comme un front de vieillard sous le poids lourd des ans, Le flot se ride et tremble à l'haleine des vents, Le soleil est entré dans sa couche pudique. De nouveau, sur la mer, la nuit mélancolique Avec son noir manteau se promène sans bruit, Et sur son front d'ébène une étoile d'or luit. Et le navire vogue. Et sa pesante voile Au bercement des flots tremble comme l'étoile. Endormis sur le pont, jeunes et vieux marins Ont enfin tour à tour oublié leurs chagrins. Mais Cartier veille. Il prie. Une douce espérance Ranime son courage et calme sa souffrance. Il lui semble que l'onde, en ses replis profonds, Berce de verts rameaux et de flexibles joncs; Et qu'il flotte dans l'air un arôme sauvage, Comme celui qu'exhale un jeune et chaud feuillage; Et, sur l'aile des nuits, son coeur reconnaissant S'élève avec amour vers le Dieu tout-puissant. La nuit s'est envolée et le vent souffle encore. Au fond de l'Orient la matineuse aurore Lève son front orné d'un éclat chaste et doux. Le soleil qui la suit comme un fidèle époux, D'une poussière d'or, de mille traits de flamme Émaille et fait briller la vagabonde lame. Poussant d'étranges cris, de sauvages oiseaux Rasent, dans le lointain, la surface des eaux, Ou planent dans les airs, au-dessus du navire. L'espoir grandit encore; et l'on entend le rire Des marins réunis sur le gaillard d'avant. Le mousse, dans le mât remonte plus souvent, Espérant chaque fois que de l'onde azurée Son oeil verrait surgir la terre désirée. Le vent fraîchit toujours, et le fier bâtiment Vers le monde nouveau s'en va rapidement. Et Cartier, tout ému, l'oeil rempli de lumière, Regarde l'eau qui vole ainsi qu'une poussière. Il aime son vaisseau comme un vieil écuyer Aime, quand il hennit, son vigoureux coursier. Quel est ce long coteau qui s'élève des vagues? Il est vêtu d'azur et ses formes sont vagues Comme un rêve d'amour dans un coeur innocent. Il s'avance! Il s'avance! Il va s'élargissant. Est-ce un monde réel? N'est-ce pas un mirage Qui brille comme un songe aux yeux de l'équipage? Soudain une clameur s'élève jusqu'aux deux: «Terre! Terre!» ont crié les matelots joyeux! Et le vaste océan a redit: Terre! Terre! Et, Cartier tout en pleurs, courbant son front austère, Adore dans l'amour le Dieu de sainteté Qui pour lui fait si haut éclater sa bonté. Et les vaillants marins, transportés d'allégresse, Ne se souviennent plus des longs jours de tristesse. Il monte de partout des chants et des clameurs, Les flots ne bercent plus que de sourdes rumeurs. IX UNE ÎLE Athlète valeureux qui remporte la palme, Le navire s'arrête au fond d'une anse calme, Que le rivage ceint, comme un bras arrondi Ceint l'urne de cristal. Du chêne reverdi Se reflète dans l'ombre une tremblante image. Mille petits oiseaux, au chatoyant plumage, Ornent comme des fleurs les feuillages touffus. Et, du fond des forêts, cris, chants et bruits confus S'élèvent, tout à coup, pour saluer les hôtes Que le ciel a conduits sur ces lointaines côtes. Les marins, agités d'indicibles transports, Descendent cependant sur ces sauvages bords. Tourmentés par la crainte et par l'inquiétude, Leur coeur s'ouvre à la joie, en cette solitude Où l'orgueilleuse mer humblement vient mourir. Sur l'herbe et la feuillée ils aiment à courir. Ils donnent à l'abri des arbres séculaires. Pour réveiller l'écho de ces lieux solitaires, Ils ouvrent, en chantant, des sentiers épineux. Ils demandent leur baume aux arbres résineux; Escaladent les rocs; montent dans les feuillages, Comme ils montent, sur l'eau, dans les tremblants cordages. Ainsi jusques au soir, d'un pied sûr et léger, Ils parcourent gaîment le rivage étranger; Mais quand l'oiseau des nuits s'enfuit de sa cellule, Quand aux cimes des pins tremble le crépuscule, A la voix de Cartier, sur le pont du vaisseau, Avec empressement ils montent de nouveau; Puis ensemble à genoux, ils élèvent leur âme Vers Celui qu'en tout lieu la nature proclame. Et cette mer tranquille, et ces immenses bois, Entendent louer Dieu pour la première fois. Pour leurs frères aimés que les vents dispersèrent, Avec ferveur et foi les matelots prièrent. Deux hommes, par leur geste, et sur leurs fronts cuivrés, Laissent voir le bonheur dont ils sont enivrés. A l'aspect imprévu de la rive déserte, Leur âme, endolorie et devenue inerte, A retrouvé l'espoir et repris sa gaîté. A leurs esprits ardents sourit la liberté. Ils semblent des oiseaux dont la prison s'entr'ouvre... Ils prendront leur essor vers le bois qui recouvre Les os de leurs aïeux, depuis les premiers jours, Vers le wigwam d'écorce et leurs tendres amours. Le lendemain matin, au lever de l'aurore, Quand la grive chanta sa cantate sonore, Quand la fleur entr'ouvrit son calice odorant, Et que l'onde effleura le sable en murmurant, Amenant avec eux les deux captifs sauvages, Cartier et ses marins revinrent aux rivages. Ils marchèrent longtemps, tantôt au bord des eaux, Tantôt sur les rocs nus ou sur les verts coteaux, Cherchant où s'étendait cette terre fertile. Ils purent voir enfin qu'elle n'était qu'une île Que la mer étreignait dans ses bras palpitants, Une île au sol fécond, pourtant sans habitants. Mais au nord, au midi, au sein des mers sereines, Ils virent s'élever d'autres terres lointaines. Et pendant qu'ils marchaient dans les épais taillis, Les oiseaux effrayés s'élançant de leurs nids, Faisaient vibrer les bois de leurs notes stridentes. Et les deux Indiens, dans leurs âmes ardentes, Éprouvaient le besoin de s'envoler comme eux. Domagaya pourtant, sous les grands bois ombreux, Poursuit, armé d'un arc qu'il fit d'un jeune frêne, Un oiseau gigantesque au plumage d'ébène. Il est bien loin déjà. Ses compagnons, surpris, Jettent pour l'appeler, tour à tour de vains cris. Il court comme un chevreuil sur le tapis de mousse. La liberté jamais ne lui parut si douce. Au sommet élevé d'un odorant sapin, Fatigué d'un long vol, l'oiseau s'arrête enfin, Croyant avoir vaincu le chasseur insensible. Domagaya, joyeux, bande son arc flexible Et s'apprête à percer l'oiseau peu vigilant, Mais il a tardé trop. Une flèche, en sifflant, De l'arbre balsamique atteint la haute cime, Et d'un autre chasseur l'oiseau tombe victime. Étonné, l'Indien ne sait plus que penser. La surprise ou la peur l'empêchent d'avancer. Est-ce un enfant des bois qui vient à sa rencontre? Est-ce un bon Manitou qui devant lui se montre Pour le sauver enfin des entraves des Blancs? Des pas froissent le sol sous les rameaux tremblants; Un feuillage s'écarte, une branche est levée, Et soudain apparaît une forme rêvée. Un doute amer alors retient Domagaya. C'est bien, lui semble-t-il, la jeune Naïa... Pendant que de stupeur il reste sans parole, Jusqu'au pied du sapin la chasseresse vole, Et ramasse l'oiseau que sa flèche a percé. Elle aperçoit alors, contre un arbre adossé, L'homme que pour époux a choisi sa tendresse: Elle lui tend les bras, jette un cri, puis s'affaisse. Domagaya près d'elle à genoux s'est jeté. Il soulève son front avec anxiété, Met un baiser ardent sur sa main refroidie, Lui parle. Chaque mot est une mélodie. Et bientôt, à la voix du fidèle chasseur, Elle ouvre ses beaux yeux tout remplis de douceur. --«Ô toi qui m'apparais sous cet ombreux feuillage, Es-tu Domagaya, l'ami de mon jeune âge, Dit-elle, en essuyant des pleurs délicieux? Ou bien es-tu, dis-moi, son esprit soucieux Qui vient du champ des morts soutenir mon courage? Les Blancs t'ont-ils chez eux fait subir quelqu'outrage? Et les vieillards sensés n'ont-ils donc pas eu tort De me dire traîtresse et d'exiger ma mort?» --Naïa, que dis-tu? Que dis-tu, mon amie?... Je suis Domagaya, plein d'amour, plein de vie. Les guerriers de l'aurore ont un coeur généreux. A travers le grand lac je reviens avec eux. Le vent nous a jetés l'autre jour, sur cette île: Ce n'est pas un malheur, elle est grande et fertile. Mais toi, dis-moi comment tu te trouves ici, Comment tu fus traîtresse, et condamnée aussi? --«Non, non, ta Naïa ne fut point insensée. Son crime n'existait qu'au fond de la pensée De ces vieillards pervers qui désiraient du sang, Mais allons nous asseoir sur le bord de l'étang. Et je vais si tu veux te dire mes misères.» Tous deux s'étant assis sur les molles fougères,. Tout près des eaux, au pied d'un érable élevé,. Elle fit ce récit à l'ami retrouvé: --«Quand des Blancs le navire eut laissé notre plage, Un sombre désespoir, une bouillante rage Entrèrent dans le coeur de ton père attristé. Longtemps il accusa les Blancs de cruauté, Et demanda ses fils ravis à sa tendresse. Un perfide jongleur, plein de haine et d'adresse, Lui dit de se venger en renversant la croix. Le conseil des vieillards l'aurait voulu, je crois, Mais j'arrive soudain pendant qu'on délibère... J'avais du Dieu des Blancs vu l'adorable Mère; Au pied de la croix même elle m'avait parlé. Je redis son discours au grand chef désolé; Il sentit se calmer son courroux et ses peines. La croix resta debout au milieu de nos plaines. Mais en vain notre chef dans les pleurs nuit et jour, De ses fils bien-aimés attendit le retour. «Le jongleur, nourrissant une haine farouche, Se plut à me souiller du venin de sa bouche. Il me traqua partout, jusqu'au fond des forêts; Pour me perdre il forma mille infâmes projets. Il m'accusa d'avoir, par des bruits ridicules, Surpris la bonne foi des vieillards trop crédules. Les vieillards, convaincus de ma témérité, Fâchés d'avoir aussi manqué de fermeté, Crurent laver leur honte et servir la justice, En me faisant du feu subir l'affreux supplice. «J'étais là, dépouillée et liée au poteau, A l'heure où le soleil derrière le coteau, Semble se reposer dans un lit de feuillage. Autour de moi pleuraient les femmes du village. Le jongleur était doux; son sourire moqueur, Comme un trait acéré me déchirait le coeur. Pour narguer mes bourreaux, à cette heure terrible, Je n'aurais pas chanté d'un ton ferme et paisible, Mais j'étais innocente et je mourais sans peur. Un instant s'éloigna le barbare jongleur. Il revint brandissant une torche enflammée. Il me sourit encore. Aussitôt la fumée Fit monter jusqu'au ciel ses épais tourbillons, Et du feu je sentis les cuisants aiguillons. «Mais que vois-je soudain au milieu de la flamme? Un esprit inconnu, sous l'aspect d'une femme!... La même que je vis un jour devant la croix! Elle défait mes noeuds de ses flexibles doigts, Baise mon pâle front, et me dit à l'oreille: «Naïa, sauve-toi, va! sur tes jours je veille.» Et je ne sais comment, malgré les javelots, Je franchis le village et courus près des flots. Mais j'éprouvais alors une étonnante force; Avec une pagaie et mon canot d'écorce, Je bravai hardiment un destin hasardeux. J'allais à ta rencontre... Et nous voici tous deux.» Ainsi longtemps parla la jeune fugitive. Prêtant à son récit une oreille attentive, Domagaya, muet, la regardait toujours. «Ô Naïa! dit-il, Naïa, mes amours, Retournons maintenant au pays de nos pères. Je les écraserai ces langues de vipères Qui sur toi n'ont pas craint d'appeler tant de maux! Le jongleur maudira ses desseins infernaux. Comme l'iniquité la justice a son heure. Mon père, en revoyant les deux enfants qu'il pleure, Saura qu'à des méchants il a donné sa foi. Il se repentira d'avoir douté de toi. Voguons dans ton canot. Voguons, ô mon amie! Mon frère nous suivra sur la mer endormie.» X LE SIGNAL La nuit ouvrait son aile à l'orient vermeil; Au fond de l'occident s'éteignait le soleil. Ainsi lorsqu'en nos coeurs s'éveille la souffrance, On voit souvent hélas! s'éteindre l'espérance. Après avoir marché dans l'île tout le jour, Sur le bord de la mer les marins, de retour, Entassaient des rameaux pour les livrer aux flammes. Quand la nuit flotterait dans le sillon des lames, Ils feraient, aux vaisseaux peut-être errants encore, Un signal qui pourrait diriger leur essor Vers la tranquille baie, où la bonté divine Avait, malgré l'enfer, guidé _la Grande Hermine_. Sur le sable où le flot venait avec lenteur, Cartier se promenait, méditant dans son coeur Les desseins du Très-Haut et sa magnificence. Et, débordant d'amour et de reconnaissance, Son esprit droit et pur montait vers le Seigneur, Comme vers le soleil une blanche vapeur. Cependant ses regards, avec inquiétude, Interrogeaient souvent la vaste solitude. Le chasseur indien n'était pas revenu. S'était-il égaré dans le bois inconnu? Ou sentant tout à coup ses fiers instincts renaître, S'était-il échappé pour ne plus reparaître? Pendant que ces pensées occupaient ses esprits, Sur un rocher couvert de sapins rabougris, Cartier vit s'élancer deux rapides fantômes. Comme un mulot rusé se cache dans les chaumes, Il les vit se cacher au plus épais des bois, Et, là, les entendit contrefaire trois fois, Toujours en élevant leur voix imitative, Du lugubre hibou la voix morne et plaintive. Surpris, vers les marins il accourt promptement. Il les trouve, eux aussi, remplis d'étonnement. Quand les étranges voix, s'élevant des ténèbres, Avaient fait trembler l'air de leurs trois cris funèbres, Taiguragny, pensif, avait bondi soudain, Et s'était vers les bois élancé comme un daim. Mais ses pieds n'avaient plus leur souplesse première. Un marin le saisit avant que la bruyère Lui donna, dans son ombre, un asile certain. Et tenant son front pâle appuyé sur sa main Il était maintenant assis au pied d'un arbre, Immobile et muet comme un buste de marbre. --«Ces endroits, dit Cartier, ne sont donc pas déserts; Nous les explorerons en mille sens divers, Sitôt qu'à l'horizon l'on verra l'aube poindre. Domagaya nous fuit, il faudra le rejoindre. Mais brûlons ces rameaux que l'on vient d'entasser; Dans le sommeil ensuite allons nous délasser.» Alors un des marins en frappant une pierre, Fit jaillir avec bruit un rayon de lumière. L'étincelle mordit les feuilles des rameaux. La fumée enchaînant ses étouffants anneaux, Les envoya se perdre au fond d'un ciel limpide. Un gai pétillement, un craquement rapide, Se mêlèrent alors aux cris des matelots, A leurs éclats de rire, à leurs joyeux propos. La lueur grandissait. De ses flèches aiguës La flamme en bourdonnant semblait percer les nues; Un rideau ténébreux dérobait les forêts; Et du vaste brasier les ondoyants reflets Luisaient d'un vif éclat, au loin sur l'onde amère, Comme le souvenir d'une joie éphémère Vient luire quelquefois sur notre pauvre coeur, Recouvert à demi d'un voile de douleur. La flamme cependant s'était bien vite éteinte, Et la mer n'avait plus sa lumineuse teinte. Monté sur son vaisseau, l'aventureux marin Reposait ses esprits dans un sommeil serein. Aussitôt que l'aurore au monde vint sourire, Il monta radieux, sur le pont du navire, Et longtemps sur la mer promena son regard. Alors les matelots, honteux d'être en retard, Laissèrent volontiers leurs hamacs et leurs rêves. Le vent soufflait du large et l'onde sur les grèves Jetait sa blanche écume avec d'étranges bruits, Pendant qu'au ciel montaient les frais brouillards des nuits. Tout à coup, rasant l'île, une frêle pirogue Sur les flots écumeux se précipite et vogue. Elle laisse la rive et vient vers le vaisseau: Chaque coup d'aviron la fait bondir sur l'eau. Cartier a reconnu l'Indien qui la guide. C'est bien Domagaya dont la ruse perfide Faillit avoir, la veille, un étrange succès. Il rame avec vigueur; il est déjà tout près. Taiguragny, surpris, ne sait par quel mystère Dans un canot d'écorce il voit voguer son frère. Le fugitif arrive, amarre son canot, Et sur le bâtiment il paraît aussitôt. Il jette sur son frère un regard de reproche, Et vers le commandant humblement il s'approche: --«Noble seigneur, dit-il, tu vois que l'Indien Ne devient pas ingrat quand on lui fait du bien. J'aurais pu me cacher en de secrets repaires, Et voler, cette nuit, au pays de mes pères; Mais je sais tout le soin que ton coeur m'a donné, Et je vais, pour cela, jusqu'à Stadaconé, A travers les écueils diriger ton navire. Or, il est dans cette île, enfin je dois le dire, Une femme que j'aime et qu'il faut emmener. Des méchants à la mort ont pu la condamner, Mais l'amour de la croix fut son unique crime, Des ennemis des Blancs elle fut la victime. Un Esprit de ton ciel l'a ravie au bûcher, Et dans ces bois déserts elle vient se cacher. Si nous la délaissions en ce lieu solitaire, Elle mourrait bientôt de peine et de misère. Au ciel du Canada qu'elle vienne avec nous, Et que ta charité lui fasse un sort plus doux.» Cartier tout étonné de ce noble langage, Presse contre son coeur la main du bon sauvage. Il sait que l'Indien avec habilité, Peut donner au mensonge un air de vérité, lit que d'autres motifs, en empêchant sa fuite, Ont pu déterminer cette noble conduite. Cependant il se plaît à croire à ses discours, Et veut que sans retard l'on prête du secours A cette enfant des bois que poursuit l'injustice. Par son ordre, aussitôt, une chaloupe glisse Vers la rive déserte où l'humble fille attend: Domagaya, ravi, la conduit en chantant. Qu'il est plaisant et frais le souffle de la brise! Sur les récifs lointains comme la vague brise! Qu'ils sont gais dans leur vol, les oiseaux de la mer! Qu'elle est forte la voix de l'océan amer! Est-ce un cygne géant que le flot gris balance? Une voile qui s'ouvre et devant nous s'élance? Ô Cartier, quel éclair s'échappe de tes yeux! Quel doux étonnement, quel espoir radieux, Font tressaillir ton coeur comme un bronze qu'on frappe! Que porte donc la mer sur sa mouvante nappe? Ce n'est point un oiseau qui vient en s'ébattant, Ce n'est point un brouillard qui s'élève éclatant. Une voile, Dieu bon! Dieu bon, c'est une voile!... Puis, une autre la suit, comme au ciel une étoile Suit de près, dans l'azur, l'astre aux rayons sereins. Elle approche, elle approche! Et déjà les marins Du rivage, de l'île, au loin, l'ont aperçue. Leur immense clameur monte jusqu'à la nue, Et du rocher sonore éveille les échos. Et sur le bâtiment les autres matelots Répondent à leurs cris par de longs cris de joie. A la cime des mâts le pavillon ondoie. Ô la divine fête! ô les coquets vaisseaux! Qui semblent de plaisir se bercer sur les eaux! Les voilà! les voilà, ces navires rapides, Avec leurs ponts couverts de marins intrépides,? Leurs flancs tout écumeux, leurs agrès mutilés! Sous quels cieux, sur quels flots étaient-ils donc allés? Quel astre les conduit vers cet heureux rivage? Quel pouvoir les sauva des fureurs de l'orage? L'ancre tombe, des pleurs coulent de tous les yeux, Des pleurs de joie. Un chant s'élève vers les cieux. Marins, ouvrez vos coeurs à la réjouissance. Chantez l'hymne sacré de la reconnaissance. Au Dieu qui vous guida sur les gouffres amers, Et vous fit déjouer les pièges des enfers, Chantez un chant d'amour, un refrain d'allégresse! En vain l'ange maudit à vous nuire s'empresse, Pour vous le ciel combat; la victoire est à vous. Après tant de labeurs le repos sera doux. Enivrés des parfums de ce sauvage asile, Vous reprendrez la mer. Vous laisserez cette île Où vous ont attendu de vaillants compagnons. Ensemble vous verrez des rivages sans noms, Que le monde d'hier appelait un problème. Et vous verrez finir cette lutte suprême Où vous n'avez pas craint, courageux matelots, De suivre votre chef, le premier des héros. XI LE CAP PERCÉ La rose livre au vent de suaves arômes; La fontaine roucoule, et les bois, sous leurs dômes, Entendent gazouiller les nids harmonieux. Tout est joie et bonheur, au monde et dans les cieux. Laissez, ô matelots! laissez les frais ombrages. Voguez, voguez encor vers de plus beaux rivages. Voguez sur les flots bleus. Vos navires légers Semblent impatients de braver les dangers. Veulent-ils suivre encore une route nouvelle? Allez, allez, marins, la brise vous appelle. Laissez le vert gazon, l'ombre où vous sommeillez. Levez l'ancre mordante. Il vente; appareillez. Comme des arcs tendus les voiles s'arrondissent. Sur les flots agités les navires bondissent, Et laissent derrière eux l'île aux bords verdoyants. Comme des moissonneurs, dans les prés ondoyants, Ouvrent un long sillon avec l'humble faucille, Ainsi, dans l'océan, la vaillante flottille Trace vers l'inconnu son magique sentier. Et la course est rapide. Et, sur le pont, Cartier, Entouré de marins, son fidèle équipage, Regarde à l'horizon s'élever le rivage. Il tressaille en pensant que ce pays si beau De la France sera le plus riche joyau. Dans le ciel cependant roulent de noirs nuages, Et sur la mer encor s'abattent des orages. Le golfe dans ses flots cacha plus d'un écueil. Et Satan n'a perdu ni l'espoir, ni l'orgueil. Il ose croire encor qu'un terrible naufrage De l'ange du Seigneur peut détruire l'ouvrage. Mais les vaisseaux prudents virent bientôt de bord, Et trouvent à la côte un sûr et large port. Quand le vent du matin s'éleva favorable, Que le flot azuré vint effleurer le sable, Chantant, on leva l'ancre, et les trois bâtiments Coururent de nouveau sur les flots écumants. Domagaya, son frère, et la jeune Indienne, Ensemble assis tous trois près de la grande antenne, Échangeaient à l'écart leurs étranges discours. Leur présence à Cartier était d'un grand secours. Ils connaissaient le golfe et ses îles ombreuses. Ils lui parlaient du fleuve, où des tribus nombreuses Venaient planter de loin, leur tentes chaque jour. Et les deux Indiens, se levant tour à tour, Pour indiquer la route et pour la rendre heureuse, Montraient recueil à fuir, la côte plantureuse Vers laquelle on pouvait sans nul risque cingler, Et le cap où les flots allaient battre et meugler. Les vaisseaux fendent l'onde avec de sourds murmures, Et leurs agrès mouvants ressemblent aux ramures. Taiguragny se lève et marche vers Cartier: --«Vois-tu là-bas, dit-il, comme un portique altier, Ce rocher solitaire où le corbeau se sauve? Bien au-dessus des eaux il dresse son front chauve. Par la béante porte, entre ces hauts piliers, Passeraient aisément tes superbes voiliers. De l'Esprit des combats c'était l'asile étrange, Disent les vieux Sachems. Alors, comme une frange, Des lierres, des lichens s'attachaient à ses flancs. Sombre, il semblait monter jusqu'aux nuages blancs. Morose et sacrilège, aujourd'hui la ruine Habite seule, hélas! la demeure divine. «Comment ce vaste asile a-t-il été détruit? Je ne bandais pas l'arc que j'en étais instruit. Et je vais, si tu veux, te conter cette histoire Que nul guerrier chez nous, ne refuse de croire. Autant de lunes d'or ont monté dans les airs, Autant de bleus glaïeuls, au bord des ruisseaux clairs, Se sont épanouis sous une tiède haleine, Autant de blancs frimas ont argenté la plaine, Depuis que s'est passé le grand événement Dont je te fais, Cartier, l'histoire en ce moment, Qu'il passe sur nos mers, l'automne, de bruines, Que le chêne a de noeuds et le houx vert, d'épines.» --«Nous entrons dans la Baie... Inclinons à tribord, Dit Cartier, et cherchons un fleuve plus au nord.» Et tout en écoutant la légende encor neuve, Ils brassent la voilure et rêvent d'un grand fleuve. --«Nina, dit l'Indien, était donc, autrefois La plus belle des fleurs écloses sous nos bois: Ses yeux étaient plus noirs qu'une nuit sans l'étoile, Et ses cheveux épais dépliaient un long voile Sur son corps gracieux comme le jeune ormeau. Son chant était suave autant qu'un chant d'oiseau. «Elle était jeune encore, et comptait moins de neiges Qu'un maladroit chasseur, à la fois, dans ses pièges Ne prendrait de castors. Elle venait souvent, Dans le calme de l'ombre et le sommeil du vent, Se bercer comme un cygne au ruisseau qui murmure. La vague lui faisait une étrange parure, Toute de diamants qui luisaient au soleil, Et ruisselaient au long de son galbe vermeil. «Areskouï, l'esprit qui nous souffle la guerre, Que les deuils et les pleurs, hélas! ne touchent guère; Areskouï, le dieu dont l'asile sacré Était ce roc, pareil au grand navire ancré; Areskouï brûlait, pour la rieuse vierge, D'une invincible ardeur. Et, lorsque de la berge Il la voyait descendre, et s'approcher des flots, Il volait au-devant, murmurant de doux mots. Que l'indiscrète brise allait ailleurs redire. Seule elle pouvait voir le dieu cruel sourire. «Et, pour saisir son bras, dans son amour jaloux, Souvent il s'avançait avec un rire doux; Mais la fille des bois nageait vers le rivage, Et cherchait un abri sous le manteau sauvage Des séculaires pins, gardiens de sa beauté. Alors Areskouï s'enfuyait, irrité. Dans sa retraite sombre, alors, comme un tonnerre On entendait l'écho de sa sourde colère. «Quand le jour, cependant, inondait les forêts De discrètes lueurs et de tièdes reflets, Un bienfaisant génie, au front jeune et superbe, Sous les traits d'un chasseur sortait des touffes d'herbe. Respectueux et doux, il s'en allait alors, Nageant avec souplesse, en gracieux essors, Vers la naïve enfant. Elle semblait l'attendre. Sans honte, avec pudeur, son regard franc et tendre Se levait confiant sur le beau compagnon. Parfois elle fuyait, et, de son pied mignon, Elle fouettait la mer qui volait en rosée; Ou, la gorge sur l'onde, et la tête posée Sur les gerbes de jonc que le flot apportait, Elle semblait dormir. Innocente, elle était Belle comme l'amour à notre premier rêve, Et les oiseaux chantaient tout le long de la grève. Peut-être allumait-elle un feu subtil et doux; Et sans aimer, peut-être, on devenait jaloux. «L'oeil errant sur les eaux, du haut de sa demeure, Le sombre Areskouï l'aperçut. C'était l'heure Où le taillis n'a plus que de faibles échos, Où la grive et la fleur aspirent au repos. La mer, teinte de rose, au loin dormait. Les nues Qui déployaient au ciel des formes ingénues Semblaient flotter au fond de l'immense miroir. Le souffle harmonieux qui s'élève, le soir, Faisait de temps en temps, avec un doux murmure, Frissonner ça et là l'onde dormante et pure. Et l'aile de l'oiseau striait ce champ uni. La vierge, en souriant, d'un bras souple et bruni, Repoussait le flot bleu qui noyait son épaule; Elle allait, se berçant comme un rameau de saule Au souffle du zéphir; et ses épais cheveux Déroulaient leurs anneaux sur son cou gracieux. «Nina sortit des eaux. Partout se glissait l'ombre, Et chaque rameau vert semblait un voile sombre. Avant qu'elle eut atteint d'un pied pourtant léger, Le vieux wigwam qui seul pouvait la protéger, La douce enfant sentit, pareils à des tenailles, Les doigts durs et crispés de l'Esprit des batailles, Mordre sa brune épaule. Elle entendit sa voix Dont les cruels accents faisaient trembler les bois. «Moi, je suis, disait-il, l'Esprit de la Vengeance. J'ignore la pitié, j'abhorre la clémence. A moi Nina!... Viens donc!... La belle vierge, à moi!... Mon antre étouffera sous sa large paroi, Les cris du désespoir! A moi les chastes charmes! A d'autres maintenant la souffrance et les larmes... Nina criait en vain: --«Jamais tu ne m'auras.» Areskouï la prend dans ses robustes bras, Et s'envole, semblable au hibou des ténèbres, Avec sa douce proie, en ses antres funèbres. «Or, l'Esprit de la Baie,--en effet, c'était lui Qui jouait sur les eaux quand le jour avait lui, Ou que le soir brillait au rayon de la lune,-- Or, l'Esprit de la Baie, inquiet, à la brune, Chaque soir revenait en d'anxieux transports, Jouer avec la vague ou rêver sur les bords. Mais chaque soir, hélas! son attente était vaine. Elle ne venait plus. D'une âme trop sereine Oubliait-elle donc un innocent plaisir? Ne savait-elle plus l'ardeur de son désir? «Il aimait sa douleur et ne pouvait la taire. Souvent il s'approchait de l'antre solitaire. Il entendit, un jour, la plainte de l'enfant. Il entendit aussi le rire triomphant Du génie infernal qui la tenait captive. Il pousse une clameur qu'au loin l'onde et la rive Répètent bien longtemps. Tous les Esprits des eaux S'élancent à la fois des joncs et des roseaux. La base du rocher est bien vite sapée. Et, du dieu des combats la force alors trompée Devient vaine. Le roc s'ébranle et disparaît. Seul, le gîte où vainqueur, le dieu se retirait, Restait encor debout, bien au-dessus de l'onde. Mais un instant s'écoule, une porte profonde, La même que tu vois, s'ouvre dans le rocher, Et le jour et la mer vont tout à coup lécher, De leurs reflets joyeux, le fond de la tanière Où gémissait toujours la belle prisonnière. Areskouï, pour fuir, prit l'aile d'un corbeau. Sous les traits redoutés de ce lugubre oiseau, Bien souvent il revient sur ses débris célèbres, Croasser, vers la nuit, des menaces funèbres. Souvent avec Nina, dans les plis des flots d'or, L'Esprit du fleuve, aimé, vient se jouer encor.» XII LA PREMIÈRE MESSE Le jour naît et s'enfuit, et toujours les navires Ouvrent, sur les flots bleus, leurs voiles aux zéphires. Après avoir laissé des rivages divers, Ils longent dans leur course une île aux bords déserts, Un immense rocher qui dresse sur les ondes Son dos âpre et sinistre, où des oiseaux immondes Viennent seuls, le printemps, jetant de tristes cris, Bâtir leurs nids obscurs sous des bois rabougris. Pendant deux jours entiers ils suivent ces rivages Où l'onde et les oiseaux mêlent leurs chants sauvages. Chaque aurore nouvelle, ou chaque nouveau soir, Dans le coeur de Cartier vient ranimer l'espoir. Ce n'est plus l'océan que les bateaux franchissent; La terre n'est pas loin et les ondes blanchissent. Des rivages en fleurs, qui vont se rapprochant, Resserrent les flots clairs, et semblent, au couchant, Élever sur leur route une immense barrière. Le soleil plus hâtif achève sa carrière. Il argente le ciel de ses rayons blafards, Comme les cheveux blancs, la tête des vieillards. La flotte, ô Saguenay! rase ton embouchure. Rivière au noir courant, quelle sonde mesure De ton lit merveilleux toute la profondeur? L'oeil est pris de vertige, en voyant la hauteur De ta paroi de roc partout infranchissable. Fleuve sans grève, gouffre où pas un grain de sable Ne recevrait le pied du marin naufragé, Quel arbre t'a jamais dignement ombragé? Dans tes profondes eaux vainement l'ancre tombe. Le chaos t'a choisi pour sa plus noire tombe, Et tes échos moqueurs, quand passent les marins, Se redisent entre eux leurs plaintes, leurs refrains. Cependant le vent souffle, et les vagues d'écume Vont caresser des bords que la forêt parfume. C'est une île riante où le coudre fleurit, Où sur les arbres verts, maint fruit nouveau mûrit. Près de ces bords charmants s'arrêtent les navires, Et le chant des marins alterne avec les rires. Et septembre est venu. Bientôt des souffles froids, S'élevant vers le soir, effeuilleront les bois. Mais l'on entend encor murmurer les fontaines. Les heures de la nuit sonnent lentes, sereines. Les arbres sont drapés dans leurs épais manteaux, Et partout des fruits mûrs couronnent les coteaux. La nuit qui s'approchait de cette île isolée Déroula lentement son écharpe étoilée, Et tout s'enveloppa d'un calme solennel. Mais, au réveil du jour, pour louer l'Éternel, Radieux, les oiseaux volant de cime en cime, Remplirent la forêt d'une oraison sublime, Et le soleil, sortant de son lit empourpré, D'un éclat inouï fit resplendir le pré. Ô le beau jour de fête et de réjouissance! L'Église, ce jour-là, célébrait ta naissance, Vierge sainte, qui fus la mère de ton Dieu... Cartier ne voulut pas s'éloigner de ce lieu Sans te rendre, ô Marie! un éclatant hommage. On élève un autel. La croix et ton image Se mirent dans le fleuve aux lisières des bois, Et Dieu descendit là pour la première fois. Pendant que le saint prêtre, à l'ombre d'un érable, Élevait, en priant, la Victime adorable, Les oiseaux voltigeaient de rameaux en rameaux, Modulant, semblait-il, des cantiques nouveaux. Le soleil émaillait de lueurs chatoyantes La mousse des vieux troncs, les feuilles ondoyantes. Sur le sable doré les vagues murmuraient; Dans leur joie, à genoux, les matelots pleuraient. Leurs coeurs montaient à Dieu, remplis de gratitude. Mille voix s'élevaient de cette solitude, Et, volant dans les airs, les anges radieux Unissaient à ces chants leurs chants mélodieux. Et quand ce fut la fin du divin sacrifice, Que sur l'autel champêtre il remit le calice, Son front s'illumina d'un éclat merveilleux. Un rayon fulminant s'échappa de ses yeux. On eut dit qu'un nuage environna sa tête, Un nuage de pourpre où couvait la tempête. Il leva vers le ciel ses deux bras frémissants; Sa bouche s'entr'ouvrit, et d'étranges accents, Des mots entrecoupés tombèrent de ses lèvres, Obscurs comme les mots que de brûlantes fièvres Font parler au malade. --Assez de sang! Assez!... Jetez donc le linceul sur ces morts entassés!... A ces héros chrétiens donnez la sépulture! Jetez aux noirs corbeaux, jetez donc en pâture Cette horde traîtresse!... Écoutez! les forêts Aux héros de la Foi découvrent leurs secrets!... J'entends le bruit du fer et les coups de la hache... Le vainqueur s'agenouille et le vaincu se cache. Les oiseaux ont appris de plus douces chansons... Et des sillons fumants se couvrent de moissons!... Pareille au nid de l'aigle, au-dessus d'une grève, Sur un cap de granit, quelle ville s'élève!... Une croix la domine et monte vers les deux. Et ses deux bras tendus couvrent d'immenses lieux. De formidables murs l'entourent, la défendent. Dans son port merveilleux mille vaisseaux se rendent. Et que vois-je plus loin sortir du fond de l'eau? Quelle cité rivale élève un front si beau! Son regard étincelle. Il captive ou foudroie. Que son ciel est brillant! Ah! comme elle déploie, Pour éblouir le monde, un courage étonnant! Les peuples, accourus de tout le continent, L'appelleront, un jour, la cité souveraine... Sois la Ville Marie, et tu deviendras reine! Salut, noble Prélat! Fort de la Vérité, Tu déchires la nue et verses la clarté... Salut, prêtres pieux, salut! Béni soit votre ouvrage! Grande est votre douceur, et grand votre courage. Sous vos soins paternels, ô pasteurs vénérés! Les agneaux confiants ne sont point égarés. Quel est ce bruit lointain? C'est le canon qui tonne... C'est la terre qui tremble, et le ciel qui s'étonne!... Je vois des escadrons, dans un terrible choc, Rouler sur la poussière, à la cime d'un roc!... Le soleil fait briller l'acier des baïonnettes. Le fracas des obus, les éclats des trompettes Se mêlent aux clameurs des mourants, des blessés. Et vainqueurs et vaincus se succèdent, pressés Comme les flots hurlants que poussent sur la dune Les orages d'automne. Ô cruelle fortune! Que vois-je? Nos drapeaux, les lis, nos blanches fleurs, Sont tombés sous les pieds des orgueilleux vainqueurs! L'étendard rouge flotte, aile des mauvais anges, Sur les murs où tantôt triomphaient nos phalanges!... L'air plaintif, abattu, des larmes dans les yeux, Le prêtre, en ce moment, reste silencieux, Mais il reprend bientôt, d'une voix plus contrainte: --Du sein de cette terre il s'élève une plainte. Au droit ancien, hélas! succède un droit nouveau. Le faible est opprimé, le fort devient bourreau. Et, près du saint autel, un autel sans mystère Offre au ciel indigné son encens téméraire. Et la plainte grandit, et le joug est plus lourd. Un malaise ineffable, un mugissement sourd, Annoncent la tempête et des jours de détresse. Il faut une victime, et l'échafaud se dresse... Dans le sang du martyr, ô prodige inouï, La liberté renaît... Tout s'est évanoui... Sur le peuple loyal, sur la sanglante rive Il descend du ciel calme une clarté plus vive. L'homme de Dieu se tut. Son oeil humide et doux Lentement retomba sur la foule à genoux. XIII STADACONÉ Cependant, sur les bords, la chaloupe amarrée Se cabrait au retour de la haute marée. La brise fraîchissait. Le grand fleuve, gonflé, Se berçant comme au vent se berce un champ de blé, Paraissait de nouveau remonter vers sa source. Il fallut s'embarquer. Les vaisseaux, dans leur course, Rasèrent bien longtemps, avec rapidité, Un rivage dont rien n'égalait la beauté. Les sauvages debout sur le pont du navire, Jetaient sur cette terre un regard en délire. Que de pensers touchants leur rappelaient ces bois! Ils avaient libres, gais, passé là maintes fois, Poursuivant l'orignal sur les profondes neiges, Ou forçant l'ours grognard à tomber dans leurs pièges. Et Cartier, l'oeil fixé sur l'horizon lointain, Espérait, tout ému, voir paraître soudain, Comme un géant tombé sur les flots diaphanes, Cet énorme rocher recouvert de cabanes Dont les deux Indiens lui parlèrent souvent. Des matelots chantaient, réunis à l'avant. Les marins, vers le soir, longent encore une île, Une île riante, une île plus fertile Que celles qui d'abord enchantèrent leurs yeux. C'est un brillant joyau que le fleuve orgueilleux Sertit avec amour dans son onde sereine; C'est le plus bel anneau de cette longue chaîne Que forment sur le fleuve, et jusque dans les mers, Cent îles au front ceint d'épais feuillages verts. De ses sauvages fleurs un doux parfum s'échappe; La vigne la couronne, et sa brillante grappe Semble rire au soleil à travers les rameaux. Un grand cri tout à coup s'élève des vaisseaux, Monte jusques au ciel, et fait trembler les ondes. Cent clameurs aussitôt, formidables, profondes, Du milieu des forêts répondent à ce cri. Devant les bâtiments, formant un vaste abri, S'avançait dans le fleuve un rocher âpre et sombre: Son flanc se hérissait de cabanes sans nombre; Son sommet couronné d'arbres majestueux, Semblait, dans son orgueil, aux vents impétueux Jeter un fier défi. Cet étonnant village Sur les cimes perché comme un aigle sauvage, Ce roc où dès longtemps la haine avait trôné, C'était le grand hameau; c'était Stadaconé. A l'abri des antans, à l'abri des orages, Reposez-vous ici, près de ces fiers rivages, Ici reposez-vous, ô glorieux vaisseaux! Dans les airs parfumés déroulez vos drapeaux! N'êtes-vous donc point las de vos étranges courses? En vain vous tenteriez de voguer jusqu'aux sources De ce fleuve profond, dont le merveilleux cours, Comme un autre océan, se déroule toujours! XIV LE CALUMET DE PAIX A l'aspect imprévu des vaisseaux dans la rade, Un étrange tumulte agite la bourgade. Les guerriers indiens, effrayés et surpris, Font trembler le rocher de leurs féroces cris. Plus sombres, plus bruyants que le bois qui les cache, Armés du tomahack, de l'arc et de la hache, Ils courent vers le chef, le fier Donnacona: --«Un Esprit, disent-ils, ô noble Agouhanna, Un Esprit a guidé vers notre rive altière Trois canots aussi grands que la bourgade entière. Ils portent des guerriers!... Des guerriers plus nombreux Qu'au printemps les bourgeons sur un tronc vigoureux. Mais ils cachent leurs arcs. Leurs visages sont pâles; Leurs rires et leurs chants ressemblent à des râles. Devons-nous les chasser comme des ennemis, Ou devant eux paraître et craintifs et soumis? --«Si ces hommes nouveaux viennent sur notre terre, Sans être provoqués, nous déclarer la guerre, Il nous faut les combattre, ô guerriers, je le veux Et suspendre, vainqueurs, à nos reins leurs cheveux. Mais, s'ils viennent vers nous remplis de confiance, Montrons-nous généreux et faisons alliance.» Le grand Chef indien, après ces quelques mots, Suivi de ses guerriers, descendit près des flots. Cependant les marins, dans leur vive allégresse, Ne cessent d'admirer la rive enchanteresse. Ne se doutent-ils point que ce pays si beau Va, pour plusieurs, hélas! devenir un tombeau? Avec quel doux plaisir leur regard se repose Sur ces sauvages bords, dont l'aspect grandiose Surpasse étrangement ce qu'ils avaient rêvé! Mais, oubliant le monde, un coeur s'est élevé, Comme le pur encens d'une fleur printanière, Vers ce beau ciel nouveau d'où pleuvait la lumière... Tu sais bien, ô Cartier! que c'est le doigt de Dieu Qui, malgré les périls, t'a conduit vers ce lieu! Auprès du commandant, réunis sur la poupe, Les trois enfants des bois forment un joyeux groupe. Leur exil est fini. Bientôt, sous les forêts, Ils vont aller ensemble oublier leurs regrets. Ils entendent des voix qui montent de la rive... Voix qui charmaient jadis leur oreille attentive, Vous portez dans leur âme un plaisir inconnu. Non, ce n'est plus des Blancs le parler froid et nu, C'est le style imagé, c'est le naïf langage Qu'ils ont de leurs parents appris dès le jeune âge. Jamais ils n'ont trouvé tant de charmes aux bois; Jamais tant de bonheur ne leur vint à la fois. Des guerriers, tout à coup, on voit la sombre foule Descendre sur les bords. C'est comme un flot qui roule, Comme un vent qui gémit dans la cime des pins. De diverses couleurs les visages sont peints. Les membres sont couverts d'étranges tatouages, Et les fronts, surmontés de plumes, de feuillages. Le chef est à leur tête. Ils portent cent canots, Qu'ils viennent tour à tour déposer sur les flots. En effleurant la vague, alors, chaque nacelle Fait jaillir une écume où le ciel étincelle. Sortant de leurs wigwams, les femmes, les enfants, Pour les pâles guerriers apportent des présents. Les regards sont moins durs, les paroles, plus gaies, Et la flotte s'éloigne au rythme des pagaies. Le rapide canot qui porte le grand chef Laisse derrière lui, tour à tour, chaque nef, Et se rend le premier près de _la Grande Hermine_. Cartier vient au-devant de ce chef qui domine, Comme un fier potentat, un bourg qui semble heureux. Il reçoit, tout ému, ses présents généreux, Et lui donne en retour maintes choses de France. Alors le vaillant chef, d'un ton plein d'assurance, Lui parle longuement, dans un pompeux discours, De sa grande bourgade et de ses alentours. Il l'invite à chasser au giboyeux rivage; A bâtir un wigwam, comme le fier sauvage, Dont nul joug odieux ne fait courber le front. Or, pendant qu'il parlait, un silence profond Comme le calme plat qui précède l'orage, Régnait sur le navire, et jusque sur la plage. Mais quand Donnacona descendit du vaisseau, Quand les canots légers s'élancèrent sur l'eau, Une immense clameur, que rien n'aurait fait taire, Fit retentir longtemps la forêt solitaire. Pour la première fois Cartier foule ces bords Où d'antiques forêts déroulent leurs décors: Mais il vient en apôtre. Aux portes du village, Le Chef le fait asseoir sur un banc de feuillage, Et lui présente, ému, le calumet de paix: --«Que l'amitié, dit-il, enchaîne pour jamais L'homme libre des bois et le Visage-Pâle.» Cartier lui tend alors une main amicale: --«Grand Chef, je vais, dit-il, élever sous les bois, En signe d'alliance, une divine croix.» Donnacona joyeux, voulut aider, lui-même, A dresser sur le roc le glorieux emblème. De ce monde rempli de désolation, Le Fils de l'Éternel prenait possession. Le signe du salut brillait sur ce rivage, La charité brisait les fers de l'esclavage. Cartier n'est point, hélas! délivré de tout soin. Au bord du même fleuve il s'élève, plus loin, Un autre grand hameau qu'il désire connaître. Ce hameau, l'Indien lui dit qu'il l'a vu naître. Il est dans un pays aussi beau que fécond, Sur la rive d'une île, au pied d'un joli mont. De ce bourg populeux le grand fleuve n'approche Qu'en jetant son écume aux barrières de roche. Cartier aurait voulu, qu'en ce pays nouveau, L'un de ces Indiens eut conduit son vaisseau. Mais brûlant de fouler d'un pied libre la terre, Suivis de Naïa, dans une nef légère, Vers leur hameau lointain, leur hameau tant aimé, Ils s'en allaient tous deux sur le fleuve calmé. Donnacona songeait. Or, il venait d'apprendre Que vers Hochelaga Cartier voulait se rendre. Il était attristé; ce dessein le troublait. Jaloux de sa puissance, alors il lui semblait Voir l'étranger s'unir à des tribus rivales. Ces ententes, peut-être, un jour seraient fatales Aux guerriers réunis près de Stadaconé. Il se dirigea donc, par ces soins dominé, A l'heure où l'oiseau dort la tête sous son aile, Et semblant déborder d'amitié fraternelle, Vers Cartier qu'entouraient ses vaillants matelots. Il lui baisa les bras, puis prononça ces mots: --«Tu veux, ô vaillant Chef des pays de l'aurore, Laisser notre bourgade et remonter encore Le fleuve impétueux qui baigne nos forêts. Ce fleuve est traversé par des écueils secrets, Où tes bateaux pesants se briseront sans doute. L'Indien ne pourrait en indiquer la route. La bourgade où tu vas est loin, bien loin d'ici, Le guerrier qui l'habite est traître, et fourbe aussi. «Abandonne, grand Chef, ce dessein condamnable. Si ce puissant motif te trouve inébranlable, Le Manitou m'a dit,--je ne te le tairai pas-- Que tu devais trouver un horrible trépas, Parmi les flots de neige et les monceaux de glace, Qu'en ces endroits lointains un noir Esprit entasse, Afin d'ensevelir l'intrépide guerrier. J'ai dit. Du Manitou respecte le courrier.» Le grand Chef, satisfait, descendit du navire. Cartier l'accompagna. Son geste et son sourire Semblaient le remercier de son prudent conseil. Mais, le matin suivant, au lever du soleil, Deux vaisseaux s'avançaient dans la belle rivière Qui serpentait au nord de la bourgade altière, Un autre remontait, sous ses blancs pavillons, Le fleuve où le soleil baignait ses chauds rayons. XV HOCHELAGA Quel rire entendons-nous au fond du noir abîme? Satan aurait-il donc inventé quelque crime? Un juste est-il tombé? L'impitoyable mort A-t-elle d'un pécheur fixé le triste sort?... Sur un trône élevé qu'entourent ses ministres, Démons aux yeux de flamme, aux sourires sinistres, Lucifer tient conseil. Contre le roi du ciel Il décoche, jaloux, des traits remplis de fiel. Son esprit infernal ne reste pas inerte: Il a l'espoir encor de consommer ta perte, Hardi navigateur qu'au lointain Canada, Malgré mille dangers, l'Ange de Dieu guida. --«Nobles amis, dit-il, n'êtes-vous plus les mêmes? Que le ciel et la terre entendent vos blasphèmes! Êtes-vous sans courage en face des revers? Avez-vous peur de Dieu? N'êtes-vous plus pervers? Le protégé du ciel a traversé les ondes. Il veut changer nos bois en des plaines fécondes. Satisfait, l'Ennemi festoie au fond des cieux, Et ses adulateurs l'appellent glorieux. «Mais tout n'est pas fini. Courage, amis, courage! Cartier a malgré nous abordé cette plage, Qu'ils y restent toujours, lui, ses marins aussi! Qu'elle soit leur sépulcre! Et nous verrons ainsi Où seront les plus forts et qui se fera gloire D'avoir su remporter la dernière victoire? «Voici qu'approche enfin la saison des frimas. L'hiver, si rigoureux dans nos lointains climats, Va, pendant bien longtemps, sous la neige entassée, Ensevelir le fleuve et la terre glacée; Les serviteurs de Dieu voudront partir en vain; Ils ne retrouveront, pour s'enfuir, nul chemin. Leurs barques, sans agrès, resteront sur la grève. Alors, ô mes amis, point de paix! point de trêve! Soyons actifs, rusés; soyons audacieux. Glorifions l'enfer! Humilions les cieux! «Éveillons du sauvage et la haine et l'envie. Craignant d'être captif sur sa terre asservie, Qu'il attache au bûcher les pieux matelots, Ou leur perce le coeur de ses longs javelots! Qu'avec les froids hivers d'étranges maladies Achèvent d'épuiser leurs âmes engourdies, Et qu'ils succombent tous au fond des vastes bois, Regrettant leur pays, maudissant leurs exploits.» Ainsi parla Satan. Les démons applaudirent. Or, parmi les damnés, plusieurs les entendirent, Ces insolents discours de leur orgueilleux roi. Ils n'applaudirent pas, mais frémirent d'effroi. Un vent s'est élevé qui souffle de l'aurore. Aux rayons du couchant un nuage se dore. Comme un flocon de laine il roule mollement, Et sème de lambeaux l'azur du firmament. L'oiseau, las des clartés, s'envole à son nid sombre, Et sur le fleuve clair flottent des taches d'ombre. On voit venir, là-bas, un élégant bateau Qui rase, en se berçant, le pied d'un vert coteau. Pour le conduire brille une étoile bénie. Sa course sur les mers sera bientôt finie. Les arbres, balancés comme par un doux vent, Ont incliné vers lui leur feuillage mouvant. Mille petits oiseaux à l'éclatant plumage, Ont, pour le saluer repris leur gai ramage. Émus, les Indiens, dans leurs frêles canots, Pour le voir de plus près ont défié les flots. Vogue, bateau sacré!... Tour à tour il approche D'un large banc de sable et d'un écueil de roche, Où les flots vont se tordre et rejaillir poudreux. Il entend les échos des rivages ombreux, Où chaque vert rameau se courbe ou se déploie, Comme un bras arrondi qu'enveloppe la soie, Ou comme les grains d'or d'un collier égrené, Sur un tertre qu'au loin l'érable a couronné. A la cime d'un cap, à l'ombre des platanes, Il voit des Indiens les nombreuses cabanes. Ce vaisseau qui voguait sur le fleuve surpris, Effleurant tour à tour deux rivages fleuris, C'était l' _Émerillon_. Des chants, mélancoliques Comme le bruit du soir dans les forêts antiques, Du pont couvert de monde au ciel d'azur montaient. C'étaient les matelots qui, chaque jour, chantaient Leurs pénibles ennuis et leurs amours fidèles. Quand le vent s'apaisait, repliant ses deux ailes, Comme un énorme oiseau fatigué de voler, Le bateau s'arrêtait. Et, pour le voir aller, Quand le vent peu à peu gonflait les voiles blanches, Les guerriers accouraient de leurs tentes de branches. Cependant tout à coup le fleuve s'élargit... Oh! le lac ravissant!... Quand la bise mugit, Qu'elle met en lambeaux son grand voile de brume, On peut le voir brandir ses panaches d'écume; Si la brise s'endort, et si le ciel est pur, C'est un miroir d'argent encadré dans l'azur. Des îles au front vert du sein des ondes naissent, Et leurs bords, tour à tour, lentement apparaissent. De vastes bancs de sable, en dangereux réseaux, Serpentent quelquefois sous le voile des eaux. C'est là, sur ce beau lac où tout le ciel se mire, Que les voiles au vent, s'avance le navire. Cartier se réjouit du merveilleux succès Qui va, grâce au Seigneur, couronner ses projets. Jamais, sous le soleil, si brillante contrée A ses regards surpris ne s'est encor montrée. --Mais la barque, soudain, vogue plus lentement. Les voiles et les mâts s'inclinent lourdement; Dans le léger sillon qu'avec peine elle trace, Le sable, soulevé, remonte à la surface. Elle touchait. Bientôt, aux ordres superflus Elle resterait sourde et n'avancerait plus. L'ancre tombe aussitôt afin que davantage Sur le banc dangereux le vaisseau ne s'engage. On allège l'avant. On ferle en même temps Les voiles qu'enfle encor le souffle des autans. Sur le fleuve inconnu cependant, dès l'aurore, Les courageux marins s'avancèrent encore. Ils longèrent souvent de verdoyants îlots, Dont les pins orgueilleux et les riants bouleaux Sur l'onde se penchaient. Et, sous le ciel sauvage, Ils virent poindre enfin ce superbe rivage Où se trouvait assis le bourg d'Hochelaga. Et rapide et léger, le navire vogua. A l'aspect imprévu du bateau qui s'avance En déployant sa voile ainsi qu'une aile immense, Les Indiens en foule accourent sur les bords, Et laissent tous ensemble éclater leurs transports. Jamais telle clameur ne fit trembler la rive. Jamais ces coeurs naïfs d'une joie aussi vive, Avant ce jour heureux, n'avaient été remplis. Les oracles sacrés allaient être accomplis. Un vieux jongleur avait, dans un étrange rêve, Prédit que de la terre où le soleil se lève, De blancs guerriers viendraient, avant de longs hivers, Vaincre de la tribu les ennemis pervers. Et c'étaient ces guerriers qu'on voyait apparaître! Leurs fronts larges et blancs les faisaient reconnaître. Mais le jour disparaît. Au fond du firmament Les étoiles de feu scintillent doucement, Comme les cierges saints que le lévite allume, Sur la plage de sable on voit au loin l'écume Semer de blancs flocons. Les sauvages, joyeux, En chantant la victoire allument de grands feux. Aux valeureux guerriers qu'un Esprit leur envoie, Ils désirent par là manifester leur joie. Aussitôt qu'apparaît l'aube du lendemain, Ils les conduisent tous, par un large chemin, Au milieu de la plaine où la vaste bourgade S'élève, toute fière, avec sa palissade. Et Cartier est ravi de la beauté des lieux Qui surgissent soudain, comme en rêve, à ses yeux. Ici, le maïs d'or aux aigrettes de soie, Sous le souffle du vent légèrement ondoie; Là, le chêne orgueilleux, sous le poids de ses glands, Courbe vers le gazon ses longs rameaux tremblants, Et les nids réveillés unissent leur ramage. Le rayon qui descend argente leur plumage, Et partout les échos redisent des chansons, Et des roses partout étoilent les buissons. Du village, soudain, s'ouvre l'unique porte. Les femmes, les enfants que le plaisir transporte, S'avancent pêle-mêle au-devant des héros, Ils tendent sous leurs pas les plus soyeuses peaux. Ils chantent tous ensemble, un joyeux chant de chasse, En allant les conduire au milieu de la place, Où le chef, que déjà l'âge a fait impotent, Entouré de guerriers, tout ému, les attend. Le sol est recouvert d'une nouvelle natte, Et pendant qu'on redit une agreste sonate, Vient s'asseoir, radieux, le chef des guerriers blancs. On immole un chevreuil, et ses membres sanglants Rôtissent avec bruit sur le feu qui les dore; Et les fils du couchant et les fils de l'aurore, Qu'unit avec mystère un décret du destin, Partagent sous les bois un fraternel festin. Cependant le vieux Chef, au milieu de la fête, Prend le riche bandeau qui couronne sa tête, Et le met, tout ému, sur le front de Cartier. --Voici, dit-il, le Chef du pays tout entier. Touché de l'action de ce noble sauvage, Cartier lève vers Dieu son radieux visage: --«Maître du ciel, dit-il, non, non, ce n'est pas moi Qui dois assujettir ces tribus à ma loi; C'est à vous de régner sur des rives si belles, Et de sauver, Dieu bon, ces peuples infidèles.» Et, pour que le Seigneur bénisse son dessein, Il prend le crucifix qu'il portait sur son sein, Et le suspend au cou du vieillard qu'il embrassé: --«C'est lui qui doit, dit-il, dominer sur ta race.» Et le Chef indien, lier de cette faveur, Presse, respectueux, la croix contre son coeur. Près du bourg, cependant, dominant la campagne, Petite, aux gais contours, s'élève une montagne, Dont un bois odorant couronne le sommet. Le gazon des sentiers est doux comme un duvet Et les oiseaux ont là des demeures tranquilles. Désignés par le Chef, quelques guerriers agiles Y conduisent Cartier et ses nobles marins. Là, du haut de ce mont, un pays sans confins Aux regards du héros tout à coup se déroule, Et parmi les forêts toujours le fleuve coule. Il coule et parfois chante en berçant des flots bleus; Et parfois il s'irrite; et plus impétueux, Il heurte, en écumant, un rocher qui ruisselle, Puis, jette vers les cieux une plainte nouvelle. Partout des bois épais, partout un sol fécond, Qui reposent encor dans un calme profond. A l'aspect enchanteur de ces lieux qu'il domine Cartier se sent rempli d'une ivresse divine: «Ô ma France, dit-il, ces pays sont à toi!... Fais-y bénir le ciel et respecter ta loi!» XVI L'HIVER Emportés par le vent, de grands nuages sombres Sur la cime des bois traînent sans bruit leurs ombres. Le ciel est dépouillé de sa robe d'azur. Le fleuve, en gémissant, roule un flot plus obscur. C'est novembre qui vient. Une blanche gelée Sous ses baisers de glace a flétri la vallée, Et, d'un ruban d'argent étoile de cristaux, Elle a partout orné la rive des ruisseaux. Les bois ne sont plus verts, mais ils charment encore Par le feuillage sec, léger, multicolore, Qui couvre leurs rameaux d'un voile diapré. Près du sombre sapin, c'est l'érable pourpré; Près du hêtre safran, c'est le tilleul verdâtre, Près du bouleau neigeux, l'orme gris qu'attend l'âtre. Les brises au hasard confondent ces couleurs, Et le soleil y joint de subtiles lueurs. La forêt n'entend plus d'amoureux babillages, Et les petits oiseaux, vers de plus doux rivages Sont allés du printemps attendre le retour. Bien hâtive est la nuit, et bien tardif, le jour. C'est la saison des vents, l'époque des tempêtes; Le fleuve agite au loin ses écumeuses crêtes; Les brouillards sont épais sur les bords de la mer,. Et dans nos coeurs revient le souvenir amer. Cartier pleure à l'aspect de l'hiver qui s'avance. Il voit s'évanouir une douce espérance, L'espérance d'aller maintenant vers son roi, Pour dire ses succès, pour jurer sur sa foi Qu'il donnait à la France, avec bonheur et gloire, Par delà l'océan, un vaste territoire. Il n'ose point voguer sur ces flots orageux Que soulèvent toujours des vents impétueux; Il craint pour ses vaisseaux un terrible naufrage. Aux rigueurs de l'hiver qui règne en cette plage Ne sont pas endurcis ses braves matelots. Déjà les Indiens n'osent, dans leurs canots, Mépriser les dangers des ondes en furie. Dans cette angoisse amère il s'agenouille et prie. Près de Stadacona, dans un vallon charmant, Une rivière au fleuve unit son flot dormant. Au bateau fatigué sa profonde embouchure Offre, contre l'orage, une retraite sûre. Là déjà sont entrés les deux plus grands vaisseaux. Bientôt l'_Émerillon_ vient sur les mêmes eaux, Pour attendre, captif, la saison printanière. Devant lui, sur le fleuve, une étrange barrière S'est élevée un jour; mais à Stadacona Une brise fidèle enfin le ramena. Le héros cependant n'est pas sans quelque crainte. Les sauvages parfois agissent avec feinte, Et n'offrent de leur coeur alors que la moitié; Ils vendent chèrement leur changeante amitié. Pour se mettre à l'abri de leur perfide atteinte, Cartier fait aussitôt élever une enceinte. Du haut de leur rocher, les sauvages, surpris, Considèrent d'abord d'un oeil plein de mépris Ces menaçants travaux que les Pâles-Visages, Sans leur consentement, élèvent sur leurs plages. Mais à Donnacona vient un vieillard rusé: --«Agouhanna, dit-il, les Blancs ont abusé De ta bonté trop grande et de ta complaisance. Nous les avons ici reçus sans défiance, Croyant que vers nous tous ils venaient en amis. Ne les redoutant pas, nous leur avons promis D'être pour eux, toujours, des alliés fidèles. Aujourd'hui les vois-tu, par des ruses nouvelles, Devant nos propres yeux, et sans aucuns motifs, Ardemment travailler à nous faire captifs, Nous, les libres enfants de cette libre terre? Maintenant leurs projets ne sont plus un mystère... Mais d'ici ces guerriers ne peuvent plus partir. C'est à nous, vaillant chef, de les anéantir. --«Je crois, répond le chef d'une voix indignée, Que de ces hommes fiers ma race est dédaignée; Et nous nous vengerons... Dissimulons pourtant. Laissons leur voir encore un visage content. Lorsque l'hiver, partout, amoncelle ses neiges, Nous pouvons aisément les prendre dans leurs pièges, Ils n'en sortiront plus,. Et, pour mieux les tenir, Tous les guerriers voisins devront à nous s'unir.» Le ciel est nébuleux; déjà l'hiver arrive. Les arbres, dépouillés de leur parure vive, Agitent dans les airs des rameaux longs et nus. Sur les ailes du vent des brouillards sont venus; Et le gazon flétri, les feuilles desséchées Que des pâles forêts la bise a détachées, Sous un voile d'argent se sont ensevelis. Les nuages obscurs roulent de noirs replis. Le rivage est bordé d'un long ruban de glace. Nul imprudent oiseau ne vole dans l'espace. Le tonnerre endormi ne se réveille plus, Mais des bruits longs et sourds, des sifflements aigus Dans l'air, dans les forêts se font alors entendre, Et sur des bords déserts les flots viennent s'étendre. Les grands arbres, tordus, craquent lugubrement. Sur ces antiques bois passent en ce moment Les tourbillons épais d'une neige mouvante. Et tout ce qui respire est saisi d'épouvante, Car l'oeil ne perce plus ce voile froid, blafard, Dont les replis épais tombent de toute part. Jusques aux lendemains la neige s'amoncelle. Et quand, après des jours le soleil étincelle, Une couche éclatante a recouvert le sol, Un nuage vermeil dans le ciel prend son vol, Les sapins sont courbés sous les guirlandes blanches, Quelques oiseaux vaillants gazouillent sur les branches, Et l'agile Indien dans la forêt poursuit Le renard affamé qui laisse son réduit. XVII UN FLÉAU Enfermés dans leur fort qu'ils ne quittent plus guère, Exposés aux rigueurs de ce climat sévère, Contre lequel, hélas! ils ne sont pas armés, Les marins dans l'ennui paraissent abîmés. Le jour leur parait long, le froid, insupportable. Il leur semble parfois que l'hiver implacable Dans une mer de glace enchaîne leurs vaisseaux. Ils regrettent le temps où perdus sur les eaux, Vaillamment ils bravaient et le calme et l'orage, Et déjouaient la mort à force de courage. A regret maintenant ils demeurent oisifs. L'hiver les trouble plus que l'aspect des récifs. Ils appellent l'époque où les vents, les étoiles, Jusques aux ports français pourraient guider leurs voiles; L'époque où, revenus de ces lointains pays, A la France ils feront de merveilleux récits. Au pénible chagrin qui déjà les abreuve, Vient se joindre pourtant une terrible épreuve. Comme, du haut des airs, on voit un sombre oiseau S'élancer tout à coup au milieu d'un troupeau, Et broyer à plaisir, dans sa griffe sanglante, La timide brebis dont la fuite est trop lente, Ainsi sur les marins un grand fléau s'abat, Et contre eux, semble-t-il, le ciel même combat. Déjà des matelots vers leur fiévreuse couche, Sentent venir la mort. Et c'est la mort farouche Dont rien ne peut, hélas! adoucir la rigueur! De ces hommes, tantôt si brillants de vigueur, Qui donc pourrait redire et les maux et les plaintes! Ô mort, dénoue enfin tes ignobles étreintes! France, combien d'entre eux te seront-ils rendus? Les fruits de leurs labeurs seront-ils perdus? France qu'ils aiment tant, ils meurent pour ta gloire. Ah! conserve à jamais, et bénis leur mémoire! Gloire, aux nouveaux martyrs! La neige est leur tombeau... Cartier, pour mettre fin au terrible fléau, Implore le secours de la Vierge Marie. Pieusement il prend son image chérie Et la suspend au tronc d'un pin toujours ombreux. Les marins, pleins de foi, s'en viennent deux à deux, Sur la neige et la glace, en chantant un cantique, S'agenouiller devant la céleste relique. Le ciel dut tressaillir au son des humbles voix Qui l'imploraient ainsi du fond de ces grands bois. Alors aussi l'enfer eut une heure de joie, Et des Esprits maudits, par une sombre voie Sortirent tout joyeux. Ils planèrent longtemps, Troublant les airs émus de leurs rires stridents. Ainsi vont les corbeaux, au-dessus des rivages, Où des fléaux impurs promènent leurs ravages. «Les voilà, disaient-ils, en les montrant du doigt, Les voilà ces héros, ces hommes au coeur droit, Qui se vantaient, hier, de nous ravir ce monde, Et de couvrir nos fronts d'une honte profonde! Où donc est aujourd'hui le Dieu qui les défend? Honte au ciel! gloire à nous! L'enfer est triomphant!» Ils croyaient du Seigneur détruire ici l'empire, Et l'air retentissait de leurs éclats de rire. Et, pendant qu'ils riaient, dans le ciel profané, Sur la cime du Cap, un ange, prosterné, Versait des pleurs amers, en voilant de son aile Les célestes reflets de sa face immortelle. L'hiver s'adoucissait. La neige moins souvent Tourbillonnait dans l'air aux caprices du vent; Un givre plus léger scintillait sur les branches. S'il venait à pleuvoir, les gouttelettes blanches Se changeaient, sur les bois, en un cristal vermeil, Que faisaient resplendir les rayons du soleil. Le grand Chef, animé de sentiments hostiles, Avait, depuis longtemps, vers des tribus dociles Dépêché des guerriers. --«Allez, avait-il dit, Pendant que sur nos bords l'âpre hiver engourdit, Comme des ours frileux, tous les Pâles-Visages. Allez donner l'éveil aux nations sauvages. Qu'elles viennent à nous avec flèche et carquois, Nous prendrons l'étranger qui veut prendre nos bois.» Et munis de leurs arcs, montés sur leurs raquettes, Les traîtres envoyés aux tribus inquiètes Allèrent annoncer, dans les cantons voisins Du fier Donnacona les perfides desseins. Cartier près de l'enceinte à pas lents se promène. Il craint que le guerrier n'arrive et le surprenne. Il a vu près de lui plusieurs des siens mourir, Et lui-même, bientôt peut-être, il va périr, Car le ciel, qu'il invoque avec persévérance, Semble voir ses malheurs d'un oeil d'indifférence. Pendant qu'il est en proie à la crainte, à l'ennui, Un vieux chasseur sauvage arrive près de lui: --«Grand Chef des Blancs, dit-il, non, tu n'es pas un traître; En ce moment heureux je dois le reconnaître, Tu m'avais pris mes fils; je les croyais perdus; Mais en noble guerrier tu me les as rendus. J'ai marché bien longtemps pour te dire ma joie, Car je ne vais pas vite, et sous les ans je ploie... Mais ton visage est triste, et tu parais souffrir... Je sais quel mal vous tue, et je puis le guérir. Vois-tu cet arbre vert? Va promptement. Recueille, Et fais bouillir ensemble et l'écorce et la feuille, Cela va te donner un breuvage enchanté, Qui vous rendra bientôt la force et la santé. Tu vois que l'Indien, détestant la vengeance, N'a gardé dans son coeur que la reconnaissance.» Cartier, tout stupéfait, reconnaît Tohrina, Le père des captifs qu'en France il emmena. Il le traite d'abord comme un noble convive, Et chargé de présents le renvoie à sa rive. «Gloire à Dieu! Gloire à Dieu! je le crie à genoux. Oh! qui dira jamais ce qu'il a fait pour nous! Nous étions expirants sur la plage étrangère, Et nul ne secourait notre longue misère! Nos ennemis passaient et riaient de nos maux. Ils tressaillaient de joie en voyant nos tombeaux. Et la mort nous semblait une faveur suprême. Mais Dieu vient au secours du serviteur qui l'aime, Et son ange attentif l'accompagne en tout lieu. Dieu nous a secourus. Gloire à Dieu! Gloire à Dieu!» Ainsi les matelots unissant leurs voix graves, Comme des prisonniers qui brisent leurs entraves, Au Dieu qui du fléau les avait délivrés, Chantaient avec amour ces cantiques sacrés. XVIII CONSPIRATION L'hiver disparaissait. La neige était fondue, Et la saison des fleurs, si longtemps attendue, Par d'agrestes concerts annonçait son retour. Les oiseaux revenaient gazouiller leur amour Sur les buissons discrets qui les avaient vus naître. Un admirable instinct leur faisait reconnaître Le léger nid de foin qui les avait bercés. Les nuages fuyaient, par le vent dispersés; Le sable en rayon d'or scintillait sur la grève; Les rameaux fleurissaient ranimés par la sève. Deux vaisseaux de la France au large sont ancrés. De leurs sonores ponts montent des chants sacrés. Comme le bâtiment blessé par le naufrage, Un troisième, ô douleur! reste sur le rivage! Nul matelot ne vient. Tout est silence à bord. Trop nombreux sont ceux-là qui dorment dans la mort. Ils sont tombés, un jour, comme l'herbe flétrie, Et ne reverront plus le ciel de la patrie. Sur cette plage étrange, au murmure des flots, Dormez, dormez en paix, glorieux matelots! Vous étiez à la fin de vos labeurs sublimes; D'un noble dévouement vous êtes les victimes. Dormez, dormez en paix dans votre saint repos! Dans l'immortalité, dormez jeunes héros! Mille canots d'écorce ont sillonné la rade, Et des guerriers nouveaux parcourent la bourgade. Ils se sont tatoués de diverses couleurs. L'audace est sur leurs fronts, la haine dans leurs coeurs. Ils viennent tous, au nom des tribus éloignées, Lever sur l'homme blanc leurs armes indignées. Ils marchent en chantant de féroces couplets, Que scandent dans leurs yeux d'étincelants reflets. Cartier voit tout à coup cette foule guerrière Se lever, se mouvoir comme un flot de poussière. Il comprend qu'on ourdit de funestes complots, Pour le perdre lui-même et tous ses matelots. Un frisson de terreur s'empare de son âme. Ciel! comment échapper à cette ligue infâme! Les guerriers sont nombreux comme, dès le printemps, Sur les étangs des bois les feuillages flottants. Et, tenter de s'enfuir serait bien téméraire, La marée est montante, et le vent est contraire. Dans ce moment critique, il mande Jalobert. Son coeur à cet ami s'est bien souvent ouvert, Et l'ami n'a jamais, dans sa grande prudence, Laissé flotter au vent l'intime confidence. --«Guerriers de la tribu, voici venir le soir. La nuit sera discrète et le ciel sera noir. Que vos arcs soient tendus et vos haches tranchantes! Les esprits des aïeux, de leurs plaintes touchantes Ont-ils fait palpiter vos coeurs fiers et jaloux? Savez-vous la vengeance? Ô guerriers, savez-vous Dans un crâne entr'ouvert boire un sang encor tiède? Et savez-vous scalper un ennemi qui cède? Guerriers de la tribu, voici venir le soir... La nuit sera discrète et le ciel sera noir.» C'était le chant cruel que le guerrier sauvage, A l'approche du soir, hurlait dans le village. Tout à coup d'un navire il s'élève des cris, Et les guerriers des bois regardent tout surpris. Un marin, brandissant une arme formidable, Est monté sur le pont. Dans sa rage implacable Contre le commandant il s'est précipité. Cartier, surpris d'abord, recule épouvanté. Le matelot toujours le presse et le menace; Le héros cependant retrouve son audace, Et s'élance d'un bond sur le traître agresseur. Mais un cri retentit, et soudain, ô douleur! Cartier s'est affaissé sur le pont du navire. Alors tous les marins, comme dans le délire, Parcourent en tous sens le pont du bâtiment. Le meurtrier sur eux s'avance hardiment. Ils veulent le saisir, sa défense est terrible; Aux coups dont on l'accable il paraît insensible. Mais enfin il faiblit. On le serre de près; On lui dit de se rendre; et lui:--Jamais! jamais! Puis, d'un bond furieux écartant tout le monde, Du haut du bâtiment il s'enfonce dans l'onde... Bientôt il reparaît, nageant avec effort, Pour s'éloigner des siens, puis atteindre le bord. Sur les bois éloignés l'astre du jour se penche, Et l'oiseau, pour dormir, se perche sur la branche. Les guerriers indiens, au coucher du soleil, Doivent se rendre en foule à l'appel du Conseil... Tout à coup la forêt semble flotter dans l'ombre: On ne voit que guerriers. Leur chef est grand et sombre. Hardiment il s'avance, et vocifère ainsi: --«Oui, le temps est venu de chasser loin d'ici Ces hommes orgueilleux qui se pensent nos maîtres! Ils feignent l'amitié, mais je sais qu'ils sont traîtres, Car moi, Taiguragny, j'ai vécu sous leurs lois. Ils m'ont de leur dédain accablé mille fois, Mais plus qu'eux aujourd'hui je suis puissant et libre. La haine dans mon coeur fait vibrer chaque fibre. Domagaya sait bien qu'ils sont impérieux; Qu'ils veulent s'emparer du sol de nos aïeux, Et nous faire captifs ici, sur notre rive. Mais, avec des guerriers, pour combattre j'arrive. J'ai soif de la vengeance. Il faut du sang... du sang! Voici le trait, Cartier, qui nivelle le rang. Tu mourras comme nous.» Il brandissait des flèches, Et ses talons durcis broyaient les branches sèches. --«Tu parles sagement, reprit Donnacona, Areskouï vers moi, sans doute, t'amena. Mes guerriers sont tous prêts, et l'heure est favorable. J'ai vu, sur un navire, une lutte effroyable. Les matelots entre eux paraissaient divisés. Plusieurs d'un long combat sont peut-être épuisés. Ils ne se doutent point de nos trames subtiles; Ils dorment confiants. Mais nos canots agiles, Pleins de braves guerriers, dans l'ombre de la nuit, A leurs pesants bateaux aborderont sans bruit.» Puis, il parlait encor, quand soudain, vers la foule Qui s'agite et frémit comme au vent d'est la houle, S'avance un guerrier blanc. Ses vêtements mouillés, D'un sang qui coule encor sont hélas! tout souillés. Son front est sillonné par une cicatrice, Son regard, humble et doux, paraît sans artifice. Il parle avec lenteur: --«Grand Chef, écoute-moi. Tu sembles étonné de me voir devant toi; Tu le seras bien plus, si je te dis, sans feinte, Pourquoi je viens ici te troubler de ma plainte. Je ne dois plus revoir mon pays bien-aimé. Hélas! oui, mon pays m'est à jamais fermé! La mort m'attend chez nous, la mort dans les supplices. Ah! la terre pour moi n'aura plus de délices! A cet arbre, toi-même, attache-moi sans peur, Et qu'un trait acéré me perce enfin le coeur! Ou bien, si tu voulais avant que je périsse, M'aider à la vengeance!... Ah! le doux sacrifice Que celui de mes jours après m'être vengé!» Ici, sa molle voix avait soudain changé, Et son oeil animé semblait rongé par l'ire. --«J'ai vu, répond le Chef, j'ai vu sur un navire, Un étrange combat s'élever vers le soir, Dis-moi ce que c'était.» --«Oui, vous avez pu voir Reprit le matelot d'une voix radoucie, Que l'un des combattants s'est affaissé sans vie. Cet homme, c'est Cartier. Nous détestions sa loi, Celui qui l'a frappé, je m'en vante, c'est moi. Et je n'ai point par là commis une injustice. Le coeur de ce marin était plein d'avarice. Malgré nous vers la France il voulait ramener Un vaisseau qu'en partant nous devions vous donner, Comment en guider trois vers nos lointains rivages, A peine nous formons, hélas! deux équipages? «Un terrible fléau s'est abattu sur nous, Et les plus vigoureux sont tombés sous ses coups. Quand nous étions, grand Chef, nombreux, pleins de courage. Nous n'avons qu'avec peine évité le naufrage, Comment donc maintenant pourrions-nous l'éviter? Et Cartier me choisit, riant, sans hésiter, Pour conduire un vaisseau sans marins. C'est ma perte. J'exprimai mon refus. Ma résistance ouverte Fut de tous mes amis approuvée un moment. Mais j'étais menacé du dernier châtiment, Et je savais la mort qui m'était réservée, Si je ne fuyais pas avant notre arrivée.: «Alors, sur les conseils de mes traîtres amis, Vous savez le forfait que tantôt j'ai commis. Je suis entre vos mains; je suis votre victime, Faites-moi donc périr si j'ai commis un crime. Mais si devant vous tous je parais innocent, Vengez-moi, car contre eux, moi, je suis impuissant. Demain, pour s'échapper, ils déploieront les voiles. Ô guerriers, suivez-moi! La nuit n'a pas d'étoiles,... Prenez vos tomahawks, prenez vos javelots; Frappez-les sans merci, ces cruels matelots! Qu'ils meurent avec moi sur cette même rive, Puisqu'ils ne veulent pas qu'avec eux moi je vive!» Le fugitif, alors, reste silencieux. Tous les guerriers sur lui veulent fixer leurs yeux: Ils ont peur, semble-t-il, de se laisser surprendre, Mais lui, ferme et serein, feint de ne pas comprendre Ce noir pressentiment qui trouble leurs esprits. Quelques-uns toutefois font entendre des cris: Ils veulent qu'aussitôt on descende au rivage; D'autres ne veulent pas que la lutte s'engage Avant que du matin s'élèvent les brouillards. Ils craignent quelque piège. Enfin, plusieurs vieillards Demandent que d'abord le premier coup de hache Soit pour ce guerrier blanc qui peut-être leur cache Qu'il est venu tromper les naïfs Indiens, Pour les enchaîner mieux de ses traîtres liens. Alors de tous côtés des clameurs retentissent. Dans les carquois de peau les javelots frémissent. Le généreux marin se croit enfin perdu, Mais il ne mourra pas sans s'être défendu. Il est bien mieux armé que cette race impie, Et veut lui vendre cher sa glorieuse vie. Une voix cependant domine les clameurs, C'est la voix du grand Chef: --«Guerriers aux nobles coeurs, Je ne crois pas, dit-il, que ce Blanc soit un traître: Nous l'avons vu lutter contre son cruel maître; Et nous l'avons aussi vu nager vers le bord, Pour fuir, comme il l'a dit, une sanglante mort. Mais il n'est pas besoin, ô guerriers, ce me semble, Que sur ces bâtiments nous montions tous ensemble. Le bruit que nous ferions pourrait donner l'éveil. Il vaut mieux les surprendre au milieu du sommeil. Qu'avec lui seulement s'avancent quelques braves; Si, retenus captifs, on les charge d'entraves; Si nous sommes trahis par l'infâme étranger, Ô guerriers, soyons prêts, demain, à nous venger!» Il dit, et les guerriers, sortant de leur silence, Approuvent son discours par un murmure immense. Cependant un grand calme entoure les vaisseaux. La nuit est noire. Au loin, de nocturnes oiseaux Font retentir les bois de leurs plaintes funèbres. Un rapide canot glisse dans les ténèbres. Les avirons légers dans l'eau plongent sans bruit. Un chef des Indiens vaillamment le conduit. En silence, bientôt, il accoste un navire. Cinq sauvages guerriers dont le coeur ne respire Que le meurtre secret, le carnage, le sang, Montent sur le vaisseau, précédés par un Blanc. --«Ici, dit ce dernier. Ils dorment dans leur cache.» Et, tenant à la main la meurtrière hache, Les cinq guerriers, muets, avancent, un par un. Du clapotis des eaux le murmure importun Fait passer par moment un frisson dans leur âme. Sur le pont tout se tait. Leur regard plein de flamme Cherche en l'obscurité les marins endormis. --«Ici, reprend le guide, ici, guerriers amis.» Puis, ouvrant une porte au fond de la cabine Qu'une clarté douteuse, en tremblant, illumine, Avec précaution il les fait avancer. Les Indiens, alors, se prennent à penser Qu'ils ont tardé déjà de consommer leurs crimes. Ils demandent, grinçant, où dorment les victimes. --«Les voici, dit sans peur le guide, à basse voix.» Cinq tomahawks sur lui se lèvent à la fois: --«Prends garde!... Serais-tu le plus fourbe des guides?» Mais voilà que s'élance un groupe d'intrépides. Cartier vient le premier. Le sauvage indompté N'invoquera jamais des vainqueurs la bonté. Ils n'osent se défendre. Alors on les enchaîne, Puis, au fond du navire, en silence, on les traîne. Cartier contre son coeur tient l'ami Jalobert. --«Tu nous sauves, dit-il, tu nous mets à couvert De la méchanceté de ces guerriers sauvages. Puissent-ils donc comprendre, en voyant nos rivages, Comme l'homme grandit en s'approchant de Dieu! Qu'ils reviennent meilleurs, c'est mon sincère voeu. Ils étaient tous, hélas! de notre sang avides. En les traitant ainsi serions-nous donc perfides?... Préparons les agrès; hissons les pavillons. Aussitôt que du jour les matineux rayons Descendront sur les flots que la brise balance, Nous voguerons enfin vers notre belle France.» XIX LE RETOUR Pendant toute la nuit les guerriers, inquiets, Auprès de leurs grands feux, sous les sombres forêts, Déplorèrent des chefs l'absence prolongée. Leur âme dans l'angoisse était encor plongée Quand le soleil monta radieux au levant, Et que d'étranges bruits passèrent dans le vent. Ils courent au rivage en hurlant de colère. Deux navires berçaient leur mâture légère Sous le fouet de la brise, au long roulis des flots. Aux agrès s'empressaient de nombreux matelots. D'autres chantaient ensemble en roulant les amarres. Une morne stupeur s'empare des barbares. Ils demeurent muets. Mais, après un moment, Mille horribles clameurs montent au firmament. La brise est favorable. Il n'est plus rien à craindre. Les javelots aigus ne sauraient vous atteindre, Partez, ô découvreurs, rois nouveaux de ces bords! De chaque bâtiment s'élèvent des accords Qui montent vers le ciel avec les doux arômes Que les bois verdissants exhalent de leurs dômes. La brise est favorable. Allez, vaisseaux bénis! Du funèbre océan que les flots soient unis! Ne craignez plus l'orage: Ouvrez vos blanches voiles. Un soleil éclatant, de brillantes étoiles, Pour vous rayonneront sur la vague des mers. Allez! Ne craignez plus la rage des enfers: Leur triomphe est fini, leur puissance, enchaînée. Déroulez vos drapeaux, la lutte est terminée. Qu'un vent doux et constant vous reconduise au port! La France est dans l'émoi. Ses fils, dans leur transport, Descendant sur la rive où la vague se brise, Vous demandent au ciel, à la mer, à la brise. La France vous attend. Navires, dites-lui Qu'à ses lois tout un monde est soumis aujourd'hui. Et les deux bâtiments partent avec vitesse. Il s'élève des ponts un long cri d'allégresse. Mais les cinq prisonniers, des larmes dans les yeux, Jettent à leurs forêts de douloureux adieux. Les guerriers, de leurs bois troués de larges brèches, Lancent vers les vaisseaux des clameurs et des flèches, Puis l'on entend alors s'éveiller, peu à peu, Des voix qui descendaient, semblait-il, du ciel bleu. «De l'aurore au couchant, disaient les chants des anges, Le saint nom du Seigneur est digne de louanges. Dieu parle et l'univers, sur son arc brûlant, Frémit d'un saint transport, et l'adore en tremblant. Lui seul est éternel, Son bras soutient la terre. Il pourrait la briser comme un jouet de verre. Le vagabond nuage obéit à sa voix; Le tonnerre et le vent reconnaissent ses lois. Il paraît, et l'éclat de son auguste face Fait pâlir les soleils qui roulent dans l'espace. Que tout genou fléchisse à son nom glorieux! Que la terre le prie et qu'on le chante aux cieux!» CHAMPLAIN[1] [Note 1: Ecrit à l'occasion des fêtes du tricentenaire de la fondation de Québec, 1608-1908.] LE CHANT DES MARINS Où courez-vous?... Le vent s'élève et le flot roule. Le départ sonne-t-il? Vive Dieu! Quelle foule! La grève a des sanglots, mais les cieux sont sereins. Vogue, barque!... Écoutez la chanson des marins. «Au levant qui se rose ont pâli les étoiles; La brise matinale agite au loin les eaux. Alerte, les gabiers! Hissez toutes les voiles, La corvette fuira comme les grands oiseaux. Sans peur mettons le cap vers un lointain rivage. Adieu, France la grande! Adieu, terre des preux! Ton nom fera tomber les fers de l'esclavage, Et passer des éclairs sous les bois ténébreux. «Tu berças, vaste mer, notre enfance hardie. Tes chants nous seront doux sur les bords étrangers. Notre âme de marin ne s'est pas engourdie, Et Dieu qui le sait bien la garde des dangers. Que notre barque, ô mer! comme un champ te laboure! Ne ressembles-tu pas au sol rude et fécond? N'as-tu pas dans ton sein des fruits que l'on savoure? Et n'es-tu pas souvent notre tombeau profond? «Maître, mousse, ou gabier, que chacun soit au poste. Le devoir et l'audace achètent le succès. Par delà l'océan, va, beau navire. Accoste La terre où germeront, demain, des coeurs français. Ne gémis pas sur nous, vieille France chrétienne, Si d'une allègre voix nous te disons adieu. Nous voulons te grandir. Allons, quoiqu'il advienne!... Mais qu'avons-nous à craindre avec le _Don de Dieu_. LA TRAVERSÉE Vogue, joli vaisseau! Que le flot sombre écume, Que le rocher battu sonne comme une enclume, Vogue! Le ciel sourit à ton noble dessein. Toutes voiles dehors, vogue avec ton essaim De paisibles semeurs et de marins agiles, Vers les caps dénudés et les vertes presqu'îles, Qui dentellent la mer sous le ciel du couchant! Ô le murmure doux! ô le soupir touchant! Qui s'attardent là-haut, parmi tes longs cordages! C'est l'adieu de la France, à l'heure où ses rivages Sombrent là-bas; à l'heure où ton blanc pavillon N'est plus qu'un lis d'écume aux crêtes du sillon. Et toujours, et bien loin, sous la constante brise, Le vaisseau fuit. Rapide, il fuit sur la mer grise, Ruisselant de soleil ou mouillé de brouillards. Les voyageurs gaîment montent sur les gaillards. Doucement s'endormit le bercement des ondes. La brume noya tout. Un soir, des lueurs blondes Rayonnent tout; à coup dans son grand voile blanc. Le vent fraîchit. Penchant, tout gracieux, son flanc Au souffle inespéré qui gonfle la voilure, Le navire a repris une vaillante allure. Il entre dans le fleuve. Il sillonne des flots D'où l'on voit émerger îles, rochers, îlots; Les uns, sombres remparts, et les autres, corbeilles De verdure et de fleurs. Bourdonnantes abeilles, Qui butinent les clos de neigeux sarrasins, Des brises, en passant sur les coteaux voisins, Butinaient des parfums qu'elles portaient au large. Et la barque roulait sous sa mouvante charge. LA CHANSON DES COLONS Comme un rideau se lève au théâtre enfiévré, S'est levé le jour. Haut, et puissamment ouvré, Ouvré par Dieu lui-même, un cap, sortant des ombres, Paraît fermer les eaux. Le fleuve, en stances sombres, Exhale au pied du roc, impassible témoin, Son éternel regret de n'aller pas plus loin. Alors le ciel entend une clameur de joie. La corvette frémit; et la flamme de soie Frissonne allègrement au faîte du grand mât. On évoque la France; on pleure; le coeur bat; La voix des matelots s'adoucit et caresse; Aux baisers du soleil l'onde s'endort d'ivresse, Et les oiseaux, ravis, planent au firmament. Bientôt un chant naïf monte du bâtiment Et, tour à tour, les fronts rembrunis par le hâle, Vers le ciel où s'en va le couplet simple et mâle, Se dressent radieux. En disant sa chanson, Le colon voit mûrir la future moisson. «Passe comme un coursier sur le flot qui te berce, Fier vaisseau! Vents, soufflez! La terre où nous allons Est vierge. Mais, demain, la charrue et la herse Feront germer nos blés dans ses riches vallons. Pour tromper l'ennui, la souffrance, Tout gaîment alors nous dirons: --C'est encor du pain de la France Qu'à l'automne nous mangerons.» J'entends le cri des bois où l'Indien se cache, Le sifflement des arcs, la plainte du désert. Nous allons au travail. Il faut que notre hache Ajoute une voix sainte au profane concert. Et comme cela nous soulage Et nous fait aimer nos travaux, De penser à ceux du village Qui ne bûchent que des fagots! De nos calmes labeurs que l'Indien se moque, S'il l'ose!... Dès demain nous serons des guerriers. Tes colons n'aiment pas, France, qu'on les provoque, Et leur calleuse main sait cueillir des lauriers. Prendre le fusil, la faucille, Triste couplet et gai refrain; Mais qu'on laboure ou qu'on fusille, Il faut y mettre de l'entrain. Nous sommes des semeurs... à d'autres la javelle! Nous bâtissons des nids que l'amour peuplera. Nos descendants auront une France nouvelle, Quand le lis de chez nous, hélas! s'effeuillera! Si jamais un décret suprême, France, nous séparait de toi, Crois-le, nous garderions quand même Ton parler doux, ta vive foi! QUÉBEC Le chant était fini. La mer cessa de bruire; Et Champlain doucement souriait. On vit luire, Pendant qu'il contemplait les bords majestueux, On vit luire pourtant une larme en ses yeux. Dans l'avenir obscur, Champlain, ton regard plonge, Vois-tu naître et grandir, en un merveilleux songe Un peuple qui saura, dans ces climats lointains, Se forger à son tour de glorieux destins? Mais quel que soit ton rêve, ô puissante âme humame! Tu sembles commander, et c'est Dieu qui te mène! Regardez, voyageurs, les bords se rapprocher. Comme un noeud qui les lie, un énorme rocher Les domine, superbe. Il semble une muraille. Mais, dans l'épais granit, le beau fleuve se taille, Lui, sorti déjà grand des hauts plateaux déserts, Un lit vaste et profond comme le lit des mers. Québec! Québec! Du pont de la fière carène L'ancre tombe, Ô le gai grincement de la chaîne!... Québec, les bois t'offraient leur baume profané, Et des siècles de nuits dans ton ciel ont plané, Mais le soleil se lève et l'ombre s'évapore. Voici des temps nouveaux qui commencent. Adore! C'est le réveil. Tout va chanter autour de toi. Dépouille le mensonge, et, sur ton front la foi Versera les parfums de sa coupe divine. Québec, sur ton sommet que le ciel illumine, Au vent qui n'a bercé que des bois assouplis, L'étendard de nos rois va dérouler ses plis. Un héros te l'apporte. Il approche, il arrive. Son pied foule déjà ta solitaire rive, Ta rive où les vieux pins et les épais fourrés Devront tomber bientôt, car aux champs labourés Il faudra l'orge blonde et les fenaisons vertes. Et des colons nombreux, armés de faux alertes, Avec lui sont venus. Dieu l'a guidé. Tout plein D'espérance et de foi, le voici! C'est Champlain! Fidèle au divin Maître, ouvrier de sa gloire, Sur le front orgueilleux de ton beau promontoire Il burine son nom. Et, moment solennel, Il fait de ton rocher un temple à l'Éternel. Mais quel bruit! Le sol tremble. Ô l'infernal vacarme! Cris de rage et de haine! inexprimable alarme! Orgie ou chants de mort des guerriers sous les bois! Funèbres hurlements de la meute aux abois; Et râle plein d'horreur du tigre qu'on égorge!... Un vent de feu rugit, tel un soufflet de forge. Lourd et noir, un nuage apporté par ce vent, S'étend dans les hauteurs comme un linceul mouvant, Et la voix d'un démon crie à Dieu ce blasphème: --«Maudit soit l'étranger! et maudit le ciel même!» Et l'enfer applaudit. Partout c'est la stupeur. L'homme tombe à genoux, le fauve est pris de peur. Mais voici qu'un éclair a dissipé les nues. D'un gazon plantureux et de fleurs inconnues, La forêt fait jaillir d'enivrantes odeurs. Comme pour adorer en de saintes ardeurs, Sous un souffle puissant les grands arbres se penchent; En des rythmes plus doux les nids joyeux s'épanchent; L'onde dit un cantique aux bancs de sable d'or; Les coeurs s'en vont au Christ dans un brûlant essor, Et l'on entend chanter partout, comme en un rêve: «Béni soit le rivage où l'humble croix s'élève! Béni soit l'océan! Béni soit le ciel bleu! Et béni soit celui qui vient au nom de Dieu!» LA DESCENTE DES IROQUOIS DANS L'ILE D'ORLEANS (20 mai 1656) I LE CHANT DU DÉPART Dansons, chantons, guerriers, nous aurons la victoire!... Le Huron ne sait plus que prier à genoux. Allons boire son sang. Dans son crâne allons boire!... Le Manitou nous aime, il veillera sur nous. Au fond de sa cabane, un jongleur solitaire, Dans l'ombre de la nuit, a consulté les vieux. Son oreille attentive, attachée à la terre, A senti tressaillir les os de nos aïeux. Femmes, à votre épaule attachez la nagane, Dès que se glisseront les rayons matiniers. Que le vieillard sans force, assis dans la cabane, Invente des tourments pour tous nos prisonniers. Du sang des ennemis notre lèvre est avide. Nos pieds sont plus légers que les pieds du chamois; Sous leurs toits glissons-nous. La vengeance nous guide. La vengeance, guerriers, c'est le plus cher des droits. Nos forêts ont toujours, sous leurs immenses dômes, Des silences de mort, des ténèbres de nuit. Glissons sous les rameaux comme de noirs fantômes; Tels des serpents rusés, glissons, glissons sans bruit. Guerre et mort aux amis de ces pâles visages Que l'Esprit du Grand Lac a poussés sur nos bords! Ils n'auront plus jamais de nos vastes rivages Que le sable qu'il faut pour enterrer leurs corps! «Guerriers, vos tomahawks! Jusques à la rivière Emportez les canots sur votre bras nerveux. Honneur à l'Iroquois dont la main meurtrière Du crâne des vaincus arrache les cheveux!» II Ainsi, le front orné d'un panache de plume, A la brune, chantait un vieux chef iroquois. Il dansait en chantant. Comme un fer sur l'enclume, Sur son dos large et nu bondissait un carquois. Alors se fit entendre une voix infernale, Puis un rire éclata venant l'on ne sait d'où... La forêt se tordit comme sous la rafale, Et l'on vit s'envoler le nocturne hibou. Et la troupe sauvage, enflammée, écumante, La haine dans le coeur, s'éloigne des cantons. Chaque jeune guerrier promet à son amante De tailler au scalpel de glorieux festons. III SUR LE FLEUVE Nage, nage, guerrier! De tes sueurs prodigue, Fais gémir l'aviron. Nage, nage, guerrier! Le prix de ta fatigue, C'est le sang du Huron. Sois-nous propice, Esprit du fleuve; Guide sûrement nos canots. Que d'en haut nul rayon ne pleuve Pour éclairer les sombres flots. Nage, nage, guerrier! De tes sueurs prodigue, Fais gémir l'aviron, Nage, nage, guerrier! Le prix de ta fatigue, C'est le sang du Huron. Pour nous l'ombre de la nuit plane Pareille à l'aile d'un corbeau. On n'entend que l'oiseau qui glane Quelques poissons dormant sur l'eau. Nage, nage, guerrier! De tes sueurs prodigue, Fais gémir l'aviron, Nage, nage, guerrier! Le prix de ta fatigue, C'est le sang du Huron. Nos canots volent sur la lame Comme les chevreaux dans les bois; Ils sont légers comme une flamme Et les flots dansent sous leurs poids. Nage, nage, guerrier! De tes sueurs prodigue, Fais gémir l'aviron. Nage, nage, guerrier. Le prix de ta fatigue, C'est le sang du Huron. Passons, car nul feu ne rayonne Dans la ville où dorment les Blancs. Du haut rocher qu'elle couronne, La nuit a ceinturé les flancs. Nage, nage, guerrier! De tes sueurs prodigue, Fais gémir l'aviron. Nage, nage, guerrier! Le prix de ta fatigue, C'est le sang du Huron. Passons avant que l'aube vive N'éveille les flots endormis. Passons! Abordons à la rive Où sont cachés nos ennemis. Nage, nage, guerrier! De tes sueurs prodigue, Fais gémir l'aviron. Nage, nage, guerrier! Le prix de ta fatigue, C'est le sang du Huron. IV Une troisième nuit roulait des voix funèbres. Donnant à leurs canots de vigoureux élans, Enfin, les Iroquois, au milieu des ténèbres, Touchaient silencieux, la rive d'Orléans. Le Huron, retiré sous sa tente d'écorce Rêvait, dans son sommeil, chasse, amour et bonheur. En perdant, par degrés, sa grandeur et sa force, Il avait oublié la vengeance et la peur. L'orient resplendit d'une aurore nouvelle; L'alouette chanta le réveil du matin. Pour entendre la messe, alors, de la chapelle Les sauvages pieux prirent tous le chemin. V LA PRIÈRE DES HURONS Grand Esprit dont la parole Fait rouler cet univers, Comme une feuille qui vole Sous le souffle des hivers, Ta puissance est admirable, Nous t'adorons à genoux. Prends pitié, Dieu secourable, Prends pitié de nous! Nos pères, dans l'ignorance, Ne connurent point ta loi; Ils n'ont pas eu l'espérance, La charité, ni la foi. Nous, plus heureux que nos pères, Nous t'adorons à genoux. Prends pitié de nos misères, Prends pitié de nous! Ta lumière nous éclaire Comme le soleil levant. Ta parole sait nous plaire Comme les soupirs du vent. Nous tremblons en ta présence, Nous t'adorons à genoux. Prends pitié, Dieu de clémence, Prends pitié de nous! VI LA DERNIÈRE HEURE Mille insectes vêtus de transparents corsages, Luisent comme des fleurs sur le sillon fumant, Traînent à leurs greniers quelques graines sauvages, S'abreuvent de rosée ou gazouillent gaîment. Les rameaux de la vigne, où circule la sève, Versent l'ombre autour d'eux, sur le champ diapré, Et le trèfle odorant avec grâce relève, Au milieu du gazon, son beau front empourpré. Le bouvreuil, en sifflant une cantate douce, Vole de cime en cime, au bord de la forêt; Ou, pour tisser son nid, cueille des brins de mousse Emportés par le vent sur le tiède guéret. Les Hurons matineux, que la sueur inonde, Ensemencent leurs champs, sans autre anxiété Que celle de savoir si la glèbe féconde Sera jaune d'épis au soleil de l'été. De leur retraite, alors, les Iroquois farouches S'élancent en poussant d'épouvantables cris. La flamme est dans leurs yeux, l'outrage, dans leurs bouches. Ils cernent les Hurons désarmés et surpris. Dans cet affreux combat, c'est l'autour qui se noie Dans le sang généreux des timides agneaux. C'est le tigre altéré qui déchire et qui broie Les cerfs inoffensifs qui boivent aux ruisseaux. Le Huron, expirant, de son sang tiède arrose Le grain qu'il a jeté dans le nouveau sillon; Et le cruel vainqueur avec orgueil repose, Sur son pâle cadavre, un regard de démon. Les cris et les sanglots de ce peuple qui meure, Retentissent au loin, sur l'onde et dans les bois. Les mères sur leur sein pressent l'enfant qui pleure, Et vers le champ de mort s'élancent à la fois. La hache au dur tranchant, et la flèche sifflante, Frappent sans les troubler ces chrétiens aux coeurs forts. Et la bande iroquoise, un moment chancelante, Recule de terreur, mais double ses efforts. En vain, peuple martyr, ton courage s'embrase, L'ennemi t'emprisonne en un cercle fatal. Tel un cruel boa dans ses orbes écrase Le taureau mugissant qui broute au fond du val. Le vieux chef, malgré tous, se précipite et tombe... La mort bientôt fera son lugubre monceau... Deux frères ont hélas! trouvé la même tombe, Comme ils n'eurent tous deux que le même berceau. Là, des femmes du bourg, Ondina, la plus belle, Ondina dont l'oeil noir semblait toujours rêver, Le sein percé deux fois d'une flèche mortelle, Meurt auprès de l'époux qu'elle a voulu sauver. Ainsi l'on voit tomber quand le rameau se casse, Les doux fruits que l'été commençait à mûrir; Ainsi, près des ruisseaux, sous l'orage qui passe, Deux superbes iris se penchent pour mourir. Cependant les Hurons de toute part succombent. Ceux qu'épargne la hache, hélas! sont enchaînés. Sous le tranchant scalpel les chevelures tombent... Et les crânes scalpés sous les pieds sont traînés. .................................................. .................................................. Joyeux, ivres de sang, les Iroquois partirent, Cachant leurs prisonniers au fond de leurs canots. Des hauteurs de Québec les Blancs les entendirent... Ils chantaient, en ramant, leurs exploits infernaux. LES BRAVES DE 1760 Ô vous qui sous vos pieds foulez une poussière Teinte du noble sang des preux, Reportez, un moment, vos regards en arrière; Songez à ces temps moins heureux Où la guerre troublait nos paisibles campagnes; Où nos mères pleuraient leur sort; Où, des rives du fleuve au pied de nos montagnes, Retentissait un cri de mort! Alors, grâces au ciel, mille héros surgirent Pour sauver nos biens et nos droits. Le combat fut pour eux une fête. Ils vainquirent, Mais ce fut la dernière fois. Sanglant, humilié, le drapeau de la France Dût repasser les vastes mers. Le Canadien pleura sa dernière espérance, Et ses regrets furent amers. Mais il ne faiblit pas dans sa longue infortune; Devant son maître il reste grand; C'était l'arbuste fier que l'orage importune, Et qui se courbe en murmurant. Ah! souvent il a vu, dans un radieux rêve Qui ranimait son coeur brisé, S'avancer, tout semblable au soleil qui se lève, Le drapeau blanc fleurdelisé! Or, voici que le vent du midi, sur son aile, Nous apporte d'étranges sons: D'un triomphe sacré c'est la voix solennelle, Après la clameur des canons. Et des bruits merveilleux de combats, de conquête, Font tressaillir, dans leur cercueil, Les mânes des guerriers qu'un brillant jour de fête[2] Rappelle au monde avec orgueil. [Note 2: La bénédiction du monument des braves, près de Québec.] Ô France, après longtemps, sous le ciel d'Amérique On revoit tes fiers étendards! Devant tes escadrons, du'superbe Mexique Croulent soudain les hauts remparts! Ton glaive étincelant fait trembler sur son trône Le monarque injuste ou pervers. Tu redonnes la paix,--c'est la divine aumône,-- Au peuple qui gît dans les fers. Dans leur tombe d'un siècle entendez-vous encore Frémir les cendres des héros? C'est pour vous saluer, blonds enfants de l'aurore, Qu'ils ont secoué le repos. C'est pour vous saluer, vous dont le nom s'envole D'astres en astres jusqu'au ciel! Vous qui, le front orné d'une même auréole, Expirez sur le même autel! Levez-vous! Levez-vous, immortelles phalanges Qu'un jour de gloire a vu tomber! Après cent ans de deuil, à vos funèbres langes Le monde peut vous dérober. Levez-vous et voyez! Nos forêts et nos terres Ne nourrissent plus d'ennemis. Ceux que vous combattiez sont devenus nos frères: La même loi nous a soumis. Et qui donc oserait nous ravir l'héritage Qu'un jour vous nous avez cédé? Qui pourrait nous chasser du glorieux rivage Que votre sang a fécondé? Il verrait, celui-là, qu'un peuple qu'on opprime Se réveille toujours puissant. Et, poursuivi sans trêve, il laverait son crime Dans ses larmes ou dans son sang! Des soldats valeureux qui jadis le vengèrent Notre peuple s'est souvenu. A leurs petits enfants les vieillards racontèrent Quel labeur ils ont soutenu. Et la reconnaissance, au champ de la victoire, Pour les siècles de l'avenir, Sur un bronze orgueilleux qui redira leur gloire, A buriné leur souvenir. LA VISION DE MONTGOMERY A son roi comme à Dieu notre peuple est fidèle, Et la grande Albion n'eut jamais auprès d'elle Un défenseur plus noble, un plus vaillant support. Il fut dans tous les temps, loyal jusqu'à la mort. Et pourtant, on le sait, ce peuple doux et brave Fut traité bien des fois comme un indigne esclave. Les échos attristés de nos vieilles forêts Redirent de nos chefs les odieux arrêts. Mais le bruit de ces fers qu'avait forgés le Maître Fit surgir des héros, au lieu de faire naître D'implacables vengeurs. N'allez pas, toutefois, Ô vous qui m'écoutez! croire que l'humble voix Du faible qu'on opprime est toujours entendue. Ô peuple canadien, ta plainte s'est perdue Souventefois, hélas! avant d'atteindre aux cieux! Ne croyez pas, non plus, que, fort peu soucieux De son nom, de sa gloire, aux jours sombres d'orage, Le peuple ait mieux aimé, sans force et sans courage, Marcher, le cou plié sous un joug odieux, Que tomber au combat sur le sol des aïeux. Si le peuple a souffert sans craindre, ou sans maudire Ses nombreux oppresseurs, c'est, il faut bien le dire, Qu'il sentait dans son âme une force, une foi Que ne pouvait briser la plus inique loi; C'est qu'il avait en Dieu placé son espérance! Albion, tu le sais, adoucis sa souffrance, Ou le poursuis encor comme on traque un troupeau, Albion, il est là pour sauver ton drapeau! Aux jours de _trente-sept_, quand, sous la tyrannie, Gémissait de nouveau notre terre bénie; Que Papineau semblait sonner enfin tes glas, Ô puissante Albion! quelques héros, hélas! Osèrent seuls, pourtant, dans leur ardeur suprême, Fouler aux pieds tes lois et te dire anathème! Le peuple protesta devant tout l'univers. Son amour de la paix laissa tinter les fers. Plus loin, dans le passe, faut-il prendre les armes, Nous quittons nos foyers, pleins d'amours et de larmes. Chateauguay, c'est le but, c'est la gloire et l'orgueil! Chateauguay n'est-il pas comme un voile de deuil Dont nous avons couvert la grande république? Dites, ne fut-il pas la meilleure réplique A ceux qui méprisaient notre antique valeur? Plus loin, dans l'autre siècle, en ces temps de douleur Où ceux-là qui vivaient avaient tous souvenance D'avoir vu, sur nos murs, le drapeau de la France S'incliner tristement devant le Léopard, Nous les fils des vieux Francs, dans ce même rempart Qui couronne le front de notre illustre ville Comme un bandeau royal; nous qu'une haine vile Avait calomniés et voués au mépris, Nous nous fîmes soldats. Et le maître, surpris, Nous dut, vous le savez, une insigne victoire. Nous versions notre sang, il recueillait la gloire. Qu'importe? On nous disait: C'est le devoir, allez! Et nous allions au feu, certains d'être criblés Par les balles de plomb et l'ardente mitraille. Il a peut-être droit, celui-là qui nous raille De notre dévouement parfois si mal payé. Nous, Canadiens-français, nous avons étayé Sur notre sol fidèle, ô superbe Angleterre! Ta gloire chancelante et ton pouvoir austère, Quand, après cent combats, le peuple américain Te chassa de ses bords et nous tendit la main. Et quand Montgomery vint dans nos froides plaines, C'est toi qu'il poursuivait... Et ses mains étaient pleines, Pour nous, tu le sais bien, d'entraînantes faveurs. Ses soldats courageux étaient-ils des sauveurs, Ou de traîtres amis qu'on fit bien de combattre? Dieu nous protégea-t-il quand ils vinrent s'abattre, Sur notre sol aimé, comme un troupeau de loups? Dieu nous protégea-t-il, ou fût-il contre nous?... Or voici ce qu'un jour redira la légende: C'était l'hiver. Le givre attachait sa guirlande, Étrange fleur de lis, aux sapins toujours verts. La nuit ouvrait son aile; sous des cieux divers, De grands nuages gris promenaient les tempêtes, On vit tourbillonner la neige sur nos têtes. Québec ne dormait pas sur son vaste rocher. On voyait, dans la nuit, lentement s'approcher, Comme un serpent qui rampe autour d'un nid, sur l'herbe, La troupe américaine. Empressée et superbe, Elle avait tout conquis sur son passage heureux. Montgomery guidait les guerriers valeureux. Toujours sur le sommet de l'âpre citadelle L'étendard d'Albion flottait. La sentinelle, Fouillant l'obscurité de ses perçants regards Passait silencieuse au milieu des brouillards. Le peuple s'agitait dans les étroites rues, Comme on voit quelquefois, au fond des herbes drues, S'agiter les fourmis. Et toujours il neigeait. Et, le front dans sa main, Montgomery songeait: Il songeait au moyen de surprendre la ville. Tout à coup, dans les airs, une clameur fébrile Se fait entendre. Il croit que cet étrange cri Est un signal de mort, et qu'un feu bien nourri Va pleuvoir aussitôt sur sa troupe surprise. Il lève ses regards vers la muraille grise, Au sommet du rocher. Soudain deux traits de feu Éclairent le brouillard comme un regard de Dieu. Il voit deux glaives d'or, il voit deux lames nues Qui se croisent, là-haut, dans l'épaisseur des nues... Et voilà que soudain se dessinent, brillants, Les traits mystérieux de deux guerriers vaillants. Et près d'eux est assise une femme voilée. L'étendard d'Albion, la bannière étoilée Déroulent leurs replis sur le front des lutteurs. Et toujours le vent souffle. Et puis, sur les hauteurs, Dans les créneaux étroits et dans nos tours célèbres, Il semble qu'on entend des murmures funèbres. Montgomery, troublé, s'adresse à ses soldats: --«Voyez donc, leur dit-il,--il montrait de son bras,-- «Voyez donc dans les airs ces choses tout étranges!... «Voyez ces étendards!... ces glaives et ces anges!... «Ah! c'est notre drapeau!... C'est l'étendard anglais!... «Quel combat merveilleux!.... Quels guerriers!.... Voyez-les!... «Et cette femme en deuil!... Le vainqueur la possède!... «Ah! notre pavillon!... Il se replie!... Il cède!... Personne ne voyait l'étrange vision. --«Nous n'apercevons rien: c'est une illusion, Ô vaillant général! dirent, d'une voix grave, Les soldats stupéfaits.» Immobile et muet, suivait toujours, des yeux, Le spectacle étonnant qui se passait aux cieux. Mais les glaives, bientôt, n'eurent plus d'étincelles, Et l'ardeur s'éteignit dans les fauves prunelles Des soldats éthérés. La femme, peu à peu, Se fondit dans la nuit comme la cire au feu. Et les deux étendards, changés en noirs nuages, Lançaient de leurs replis le vent et les orages. Montgomery baissa son front ruisselant d'eau: Il tira lentement le sabre du fourreau. Un éclair s'échappa de la pointe aiguisée. --«Ô mon pays», dit-il... Et sa voix épuisée Se perdit dans l'orage... Ô mon pays aimé, Suis-je l'ange vaincu qu'un prodige innommé Vient de me faire voir? Ô ma noble bannière, Nous tomberons tous deux dans la même poussière!... Plongeant, au même instant, dans la nuit son regard, Il voit l'Esprit vainqueur debout sur le rempart. La femme, à ses genoux comme une esclave, rampe. Et l'Esprit tient serré la glorieuse hampe De l'étendard anglais. La femme a rejeté Le voile de vapeur qui cachait sa beauté, Et, d'un oeil triste et morne, elle cherche la trace Du bel ange vaincu disparu dans l'espace. Alors le général eut un sourire amer. Son coeur fut tout à coup troublé comme la mer Quand souffle, vers la nuit, les vents froids de l'automne. On l'entendit crier, comme le ciel qui tonne: --«Je te ferai mentir, ô présage odieux!» Et, dans son désespoir, il parut radieux. Il courut en avant de sa troupe vaillante. Le vent soufflait toujours, et la neige mouvante Toujours tourbillonnait comme les noirs pensers Dans un cerveau malade. Au pied des hauts rochers Où Québec dort assis dans sa parure neuve, Serpente un noir sentier. Au midi le grand fleuve Ferme, de ses flots verts, le chemin tortueux. C'est par là que s'envient le chef impétueux. L'audacieux, il croit escalader l'enceinte, Pendant que vers le nord, sur une attaque feinte, Accourt la garnison. Il s'avance sans bruit. Déjà le dernier poste apparaît dans la nuit, Et le succès enfin, couronne son audace. Soudain l'ange vainqueur, comme un éclair qui passe, Descend du haut des airs... Est-ce l'ange de Dieu? Il touche les canons de son glaive de feu. Un choc épouvantable ébranle la montagne. On entend les échos gémir dans la campagne. Un cri monte dans l'air, un cri long, douloureux... La mitraille a fauché le guerrier valeureux! Le vent souffle toujours, et la neige éclatante Prête au mort son linceul. D'une main palpitante L'Esprit vainqueur reprend le drapeau d'Albion. La femme rêve encore... Et c'est la nation. LA MORT DE CHÉNIER I Plus haut que nos sanglots montaient leurs chants de fête... Las de souffrir, le peuple enfin leva la tête; Il regarda le ciel dans un suprême espoir, Et jaloux de son droit, dans la peur de déchoir, Il tira du fourreau les éclairs de son glaive. Le peuple le plus doux se réveille, et se lève Comme un vent de tempête, après qu'il a souffert. Il se reprend alors, lui qui s'était offert. Il marche vaillamment, sans souci des entraves. Les lâches sous le nombre écrasent-ils les braves? Quelquefois. Il le sait; mais il va sans regret, Car l'oeil de Dieu verra l'holocauste secret. On entendit soudain le rire de nos maîtres... La cause la plus sainte avait aussi ses traîtres: Des peureux, des vendus qui désertaient leur rang, Croyant payer trop cher d'une goutte de sang Un droit sacré. Qu'ils soient flétris! Et qu'on ne cesse, De dire à nos enfants leur coupable bassesse! II C'était l'écrasement... Saint-Charle et Saint-Denis, Penchés sur des tombeaux, pleuraient leurs morts bénis. La force triomphait. Là-bas, sous le ciel morne, Étendards déployés, venait le vieux Colborne. Des paysans repus, arrachés aux labours, Couraient grossir sa troupe à l'appel des tambours, Et, par les champs déserts, comme une sombre tache, Le bataillon maudit entrait dans Saint-Eustache. Chénier veillait. Et, sur l'église et le couvent, Le drapeau tricolore ouvrait ses plis au vent, Comme un livre mystique ouvre ses pages saintes. Les femmes qui priaient dans ces calmes enceintes, Au premier cri de guerre en pleurant avaient fui. Chénier était entré. Pressés autour de lui, De vaillants laboureurs, l'orgueil de notre histoire, Attendaient, souriants, la mort ou la victoire. Comme un serpent s'enroule autour d'un vert rameau, Le bataillon anglais étreignit le hameau. Sur les chemins durcis la foule accoutumée Bientôt ne passa plus. Nulle blanche fumée, Au caprice du vent, ne faisait vers les cieux, Monter des âtres nus ses orbes gracieux. Quelque chose ébranla la terre tout entière. Dans le bourg tout gémit, excepté l'âme altière Des héros qui luttaient pour notre liberté. Le prêtre s'éloigna; l'autel fut déserté... III Sans cesse on entendait l'ardente sonnerie, Et les crépitements de la mousqueterie; Sans cesse l'on voyait de sinistres éclairs Empourprer les champs nus ou le brouillard des airs. L'église dressait là son épaisse muraille Et paraissait un fort. Sans repos la mitraille Pleuvait de tous côtés par les châssis béants... C'était un beau combat, un combat de géants! Parmi les assiégés plusieurs n'avaient pas d'armes. Ils s'en plaignaient. Chénier leur dit avec des larmes: --Attendez, mes amis!... Ni plaintes, ni remords... Vous prendrez dans l'instant les armes de nos morts! Tu n'étais pas, Chénier, de ces citoyens lâches Qui n'osent accomplir les périlleuses tâches, Et cachent leur terreur sous le prétexte vain Qu'il faut dans tout pouvoir admettre un droit divin; Qu'il faut s'agenouiller et souffrir en silence, Quand le droit profané se change en violence! Ô peuple, si tu fais de tes droits l'abandon; Si tu réponds toujours par un lâche pardon Aux outrages nouveaux des éternelles haines, Tu perds le sens du droit, tu te forges des chaînes! On n'a point de respect pour ton sceptre avili; Tu descends promptement au gouffre de l'oubli; De tes soldats tombés nul ne garde mémoire, Et ton drapeau muet ne chante aucune gloire! IV Poussés par l'égoïsme ou l'espoir du succès, De vieux enfants du sol, des Canadiens-français, Restaient au premier rang de l'armée ennemie, Quand devant eux, là-bas, la mitraille vomie Par les mortiers anglais sur le temple sacré, Broyait le mur bénit ou le frère exécré! Les nôtres ripostaient hardiment. Leur défense Était aux yeux des grands une damnable offense; Et l'anathème osait les buriner au front... Les vieux troupiers rageaient. Ils pressentaient l'affront D'un vain engagement, d'un échec ridicule. Et voilà qu'en effet leur bataillon recule... Coursiers, drapeau, canons, soldats, tout est chaos, Tout fuit devant le feu de nos jeunes héros!... Quel espoir dans ton coeur, quel espoir et quel doute, Ô Chénier! à l'aspect de l'étrange déroute! A ton cri de triomphe, à ton joyeux transport, Tes compagnons tombés sourirent dans la mort, Un rayon de soleil, comme un glaive dans l'ombre, De l'aurore au couchant traversa le ciel sombre, Et tu crus, un moment, que le droit l'emportait! Mais Colborne étonné, rappelait, exhortait, En brandissant le fer et l'outrage à la bouche, Ses grenadiers en fuite. Et bientôt, plus farouche Qu'un troupeau de bisons traqués par des chasseurs, Le bataillon rompu des cruels agresseurs S'arrête, se reforme. Il a fait volte-face. L'élan est formidable. Il veut punir l'audace De tous ces jeunes preux là-bas agenouillés Qui pressent sur leurs coeurs leurs vieux mousquets rouillés! Avec un bruit de grêle, un éclat de cymbales, Les fenêtres alors s'émiettent sous les balles. Et, sous la voûte, il court, du portique à l'autel, Un souffle rude, un souffle ardent, un souffle tel Que l'on dirait le vol des démons et des anges. Et de profonds soupirs et des sanglots étranges Des tombeaux enfouis sous les dalles de bois Semblent monter. Ce sont alors, toutes ces voix, Avec l'airain qui pleure en traversant l'espace, Comme l'appel des nids quand l'aigle cruel passe. Et l'aigle, il était là! Non, c'était le vautour Qui venait d'arrêter son vol sur l'humble tour. Et le temple, ce nid du bon Dieu sur la terre, Allait être meurtri sans pitié dans sa serre! C'était là ta revanche, ô vieil orgueil saxon! Et le frisson de joie après l'âpre frisson. Et tes enfants tombaient, ô ma pauvre patrie! Ils tombaient, tes enfants, comme l'herbe flétrie Sous l'acier du faucheur, aux jours embrasés d'août. Ils n'étaient pas vaincus, ils mourraient, c'était tout. Saura-t-elle jamais, cette docile horde, La horde des peureux qui vantent la concorde Et pensent que, pour voir la vertu s'affermir, Il faut briser le glaive ou le laisser dormir? Saura-t-elle jamais que sa grandeur future, Est l'oeuvre bien souvent de ces preux d'aventure?... V Au bruit de la mitraille, aux clameurs des boulets S'ajoutent tout à coup de sinistres reflets. C'est l'incendie. Horrible et douloureux spectacle, La voûte où court le feu, sur le saint tabernacle Et sur les défenseurs de nos champs opprimés Laisse tomber déjà cent tisons enflammés. Mais rien ne ralentit, pourtant, l'ardeur des nôtres. Chénier voit le danger. Il va des uns aux autres, Brave jusqu'à la fin, grand même sans espoir, Pour les encourager à faire leur devoir Jusqu'à la mort. Malgré le fer qui les refoule, Il leur faut s'échapper du temple qui s'écroule, Mettre l'épée au poing, et comme un tourbillon, Se frayer une route au coeur du bataillon. --Suivez-moi, mes amis, clama le patriote. Il s'élance déjà... Mais un Iscariote, Un de ces êtres vils que l'or trouve soumis, Se tenait au milieu des soldats ennemis, Guettant d'un oeil cruel sa glorieuse proie. Il voit Chénier qui sort, court, attaque, foudroie Tout ce qui lui résiste et tout ce qui s'enfuit... Il épaule son arme; une étincelle luit; Et le héros s'affaisse avec ce cri suprême: --Vive la patrie! Or, luttant toujours quand même, Il se dresse aussitôt sur le sol qu'il rougit; Et s'apprête à tirer. Alors l'autre rugit, Bondit à ses côtés, le renverse, l'assomme. Et ce n'est pas assez! Dans sa rage, cet homme Lui fouille la poitrine, en arrache le coeur, Et le montre sanglant au bataillon vainqueur. On entendit dans l'air une plainte étouffée. Quelques gouttes de sang tombèrent du trophée, Comme des pleurs de feu, sur le sol dur et froid. Et l'on dit qu'aussitôt, en ce sinistre endroit, On vit naître une fleur aux ardentes corolles... Ô vous qui m'entendez, retenez mes paroles, Cette fleur qui surgit alors avec fierté, C'est la fleur des martyrs, la sainte liberté! IN CONCORDIA SALUS[3] [Note 3: Composé à l'occasion du 250e anniversaire de l'arrivée de Mgr de Laval, à Québec.] Hier, Québec priait. Monte, prière sainte, L'onde chante, le cor sonne, la cloche tinte, Le rameau se balance ainsi qu'un encensoir. Prière, monte encor comme un parfum du soir. Fais descendre la paix sur la terre qui prie, Et reviens en rosée à la terre flétrie. Québec se souvenait. «Apôtre sans rival, Clamait-il, tout heureux, béni sois-tu, Laval! Tu fus chrétien sans peur, ton oeuvre est un prodige. Au-dessus de nos murs ton nom sacré voltige, Infatigable appel, signe de ralliement; Et la jeunesse accourt, ardente, librement, Pour entendre ta voix aux heures inquiètes, Car tes lèvres, Laval, ne sont jamais muettes, S'il faut dire où passer lorsque viendra demain; Car ton doigt montre encor, Laval, le droit chemin.» Québec chante aujourd'hui. Les haines sont éteintes, Et l'hymne du pardon succède aux longues plaintes. Nos sillons blonds d'épis, et nos taillis épais, Se bercent doucement au souffle de la paix. L'étendard d'Albion flotte sur notre ville... Qui peut nous accuser d'être un peuple servile? Pour notre liberté, pour le drapeau français, Bien des nôtres sont morts. Peuple, veille. Tu sais Que de tes droits sacrés on t'a donné la garde... Du haut de son rocher Champlain, ému, regarde Comment s'est accompli son rêve audacieux. En son bronze superbe il s'étonne. Les cieux Qu'il invoquait jadis, sur le cap solitaire, Lui révèlent pourquoi Dieu souvent doit se taire, Pourquoi souvent aussi, sans rien nous signaler, Malgré nous. Il nous mène où nous devons aller. La foule est remuée, ainsi qu'au vent d'automne La vague, la moisson, les bois. Le canon tonne. Écoutez retentir les appels du clocher... Quels navires géants voyons-nous s'approcher! Les gloires d'autrefois ne sont plus disparues. Des chevaliers brillants chevauchent dans nos rues. Et voici que s'avance un envoyé du roi! Qu'il vienne confiant, qu'il vienne sans effroi; Ce n'est pas sur nos bords que l'âme se déguise, Que la haine mûrit, que le poignard s'aiguise; Et Québec, il le sait, est un royal séjour. Béni le souverain qui règne par l'amour. La justice est sa loi; sa force est la clémence. La liberté qu'ailleurs on rêve dans les fers, Sur son empire heureux étend ses rameaux verts. Tout est éblouissant sous notre ciel austère. Québec, nimbé de flamme, est un nouveau cratère; Le fleuve roule au loin des vagues d'or fondu; La nuit a des soleils; et, le sang répandu Sur le chauve sommet, et plus loin dans les plaines, Aux jours des grands combats et des amères haines, Semble avoir à jamais empourpré le gazon. Réveillant tout à coup l'écho de l'horizon, Des cuivres radiants monte la chanson fière. Maint escadron surgit. C'est une armée entière. Et, sous le rythme dur des sonores sabots, Les guerriers endormis sentent frémir leurs os. Dans la rade profonde, au pied de nos falaises, Les navires nombreux, pareils à des fournaises, Avec leurs tours de fer où grondent les canons, Les navires puissants qui proclament les noms, Les deux noms immortels d'Angleterre et de France, Mêlent leurs grandes voix à cette exhubérance D'ivresse inattendue et de bruyants transports. Le ciel à ces plaisirs semble s'unir alors. Il allume dans l'air une clarté qui grise. La matière s'éteint et tout s'idéalise. Tout revêt, il nous semble, un éclat virginal. La terre nous échappe, et, d'un vol triomphal Vers des mondes nouveaux s'élance la pensée... Cela pouvait-il être une ivresse insensée? Nous avons sans regret accordé le pardon. Il nous faut oublier la haine et l'abandon: L'abandon de la France et la haine saxonne, Si l'heure de la paix est bien l'heure qui sonne. Meurs, ferment de discorde. Espoir, reprends ton vol. Peuple né de la France, aime et garde le sol Qu'à tes aïeux vaillants, Champlain, nouveau Moïse, Au temps jadis donna. C'est la terre promise. Québec, sur ton rocher longtemps le voyageur Viendra dresser sa tente. Il viendra tout songeur, Pour entendre sonner le clairon des batailles; Pour saluer aussi les antiques murailles, Les bronzes glorieux élevés, à la fois, Aux héros de l'épée, aux héros de la croix! Pour voir Montmorency, dont le torrent s'écroule Avec des hurlements que l'éternité roule! Et nos caps sourcilleux, fiers débris du chaos! Et l'île de Bacchus qui sort ivre des flots! Et pour voir s'entasser en de géantes rides, Vagues de bleus saphirs, nos belles Laurentides! Et pour voir la Saint-Charle à son tour accourir, Et lasse, au pied du roc, soupirer et mourir! Et le fleuve bercer, riant ou taciturne, Dans l'ombre ou le soleil, les eaux de sa grande urne! Et les champs dérouler leur merveilleux tapis De pâturages verts et de jaunes épis!... Et devant ce décor que nul ne saurait peindre, Dans un ravissement qu'aucun ne pourrait feindre, Le voyageur louera l'Ouvrier souverain Qui fit de notre terre un merveilleux écrin. Et regardant germer sa semence immortelle, Québec clamera haut: «La France expire-t-elle?» Vous qui fûtes, un jour, des nôtres ici-bas, Qui défendiez nos droits contre les attentats, Et réchauffiez notre âme au feu de la parole; Vous dont les noms aimés portent une auréole; Vous dont l'âme loyale avait tant de grandeur, Venez donc, vous aussi. Venez voir la splendeur Dont rayonne le front de nos vieux murs paisibles! Venez, vêtus de gloire, ou venez invisibles, Vous mêler un instant aux citoyens joyeux, Vous griser à leur coupe et chanter avec eux! Quel silence soudain! Comme le ciel flamboie! Sur ces bords escarpés où la gloire festoie, Où deux peuples rivaux se fondent en un seul, Je vois se déchirer un immense linceul, Et nos morts généreux, longue et blanche volée, Sortent du roc tremblant, comme d'un mausolée: Prêtres, marins, colons, politiques, soldats, De jadis et d'hier, et de tous les combats! Ils ne se comptent point!... Hôtes que l'on convie, Ils viennent un instant contempler notre vie. Vont-ils la trouver belle? Et nos joyeux échos Auront-ils eu raison de troubler leur repos? Qu'ils viennent voir quand même, élus de l'autre monde,. Si notre rêve est doux, si la paix est profonde, Si la justice règne avec la liberté, Et si le droit de tous est de tous respecté. Et la plaine frissonne, ainsi que les avoines Quand passe un souffle ardent. Et tel un chant de moines Qui roulerait, pieux, sous les arceaux, la nuit, Des entrailles du roc monte un étrange bruit. Cela semble d'abord le réveil des nichées, Le gai crépitement des nouvelles jonchées; Puis, on dirait un vent qui fouette des rameaux Un orchestre divin, des cantates sans mots... C'est Québec qui tressaille. Un hosanna sublime Est venu secouer sa glorieuse cime. Au souvenir touchant des trois siècles vécus. ............................................... Il n'est plus de vainqueurs, il n'est plus de vaincus. HYMNE NATIONAL Cieux, déroulez sur notre tête Vos voiles de pourpre et d'azur. Montez, arômes du foin mûr. Que la terre, en ce jour, revête Et sa richesse et sa beauté! Qu'en murmurant la source coule Dans l'herbe du pré velouté! Que l'oiseau voltige et roucoule! Que tout s'unisse à ces concerts D'un peuple qui demande place Parmi les grands peuples qu'embrasse L'orbe éclatant de l'univers! Ah! prête-moi ta douceur infinie, Voix de l'espoir que j'entends en tout lieu! Ah! prête-moi ta divine harmonie, Voix de l'amour qui chantes devant Dieu! Ouvrez, ouvrez votre aile diaphane, Anges gardiens de mon jeune pays! Écoutez-moi; mon chant n'est point profane; Portez à Dieu les hymnes que je dis. Vole moins lente, Ô belle nuit! Vole moins lente. Mon âme ardente Aime le bruit, La voix dolente Du temps qui fuit. Que l'aube éveille Les gais échos, La fleur vermeille, Le chant des flots! Lève ton voile, Ô nuit d'amour! Lève ton voile, Voici le jour. Éteins l'étoile Qui luit encor Aux voûtes sombres. Dans ton essor Chasse les ombres. De tes doux feux, Aurore blonde, Éclaire, inonde Les champs des cieux. Parais lumière, Ô jour, parais! Que la chaumière, Que le palais, Que la rivière, La cime altière De nos forêts, Et la poussière De nos guérets Bondissent de joie! Que le papillon, Dans un chaud rayon, Plein d'amour déploie Son aile de soie, Se berce et tournoie Comme une fleur au vent! Qu'une chanson plus douce Monte du nid de mousse Sur le rameau mouvant! C'est jour d'ivresse; Que la tristesse Sèche ses pleurs! C'est jour de fête, Que chaque tête Porte des fleurs! L'aurore s'est levée et l'ombre s'est enfuie. Sur l'humide forêt que le vent chaud essuie, Ô soleil! tes rayons tombent comme une pluie. Enfants du Canada, laissez le fier taureau Bondir, libre du joug, sur l'herbage nouveau; Laissez dans le sillon le soc et le hoyau. C'est la fête immortelle Et sans cesse nouvelle Où l'amour se révèle, L'amour du sol natal, Où l'espoir se ranime A ton aspect sublime, Drapeau national! Ô bardes, accordez les violons rustiques! Que vos refrains joyeux et vos pieux cantiques Montent comme un parfum jusqu'aux divins Portiques! Mêlez vos nobles voix aux bruits troublants des eaux Aux murmures du vent qui berce les roseaux, Aux accords printaniers des sauvages oiseaux. Car c'est l'heure où tu jures Le pardon des injures, L'éternelle union; L'heure où ta foi s'affirme, Où le Seigneur confirme Tes droits, ô nation! Brunes filles des champs, dansez sur la prairie. Vierges, cueillez des fleurs, la pelouse est fleurie; Cueillez des fleurs, ô vous, les fleurs de la patrie! Que les blés aux grains d'or dans le sillon fertile, Que l'océan d'azur où l'étoile scintille, Et la voile de lin sur la nef qui vacille; Que l'arbre couronné d'un feuillage odorant, Le brouillard qui revêt un manteau transparent, La mauve qui se baigne et se berce au courant; Ah! que tout ce qui brille: Étoiles, fleurs ou flammes, Que tout ce qui soupire: Oiseaux, brises, ou lames, Et que tout ce qui prie: Enfants, hommes et femmes, Entonne, en ce beau jour, un hymne solennel Comme l'hymne divin de l'Archange Michel, Quand l'enfer se ferma sur les damnés du ciel! Car c'est l'heure où tu jures Le pardon des injures, L'éternelle union; L'heure où ta foi s'affirme, Où le Seigneur confirme Tes droits, ô Nation! Ah! prête-moi ta douceur infinie, Voix de l'espoir que j'entends en tout lieu!... Ah! prête-moi ta divine harmonie, Voix de l'amour qui chantes devant Dieu! Peuple, ouvre ton âme à la joie; Défends ta foi, ta liberté. Peuple, bénis la main qui broie Les fers de la captivité. Honni soit à jamais le traître Pour qui le peuple est un troupeau! Honni soit le sceptre du maître, S'il devient le fouet du bourreau! Garde le sol que ton pied foule, Peuple semeur, il est à toi. Garde, chrétien, le sol où coule Le sang des héros de la foi! Peuple, tu te souviens encore Des grandes leçons des aïeux; Tu te souviens que ton aurore. D'un vif éclat remplit les cieux; Qu'au bruit d'une salve guerrière, Le feu brillait dans ta paupière, Et les élans brisaient ton coeur; Qu'aux jours de joie ou de souffrance, Bien haut le drapeau de la France Se déployait au champ d'honneur! Tu te souviens du promontoire Où Lévis, longtemps attendu, De la France, par la victoire Sut racheter l'honneur perdu. Et n'est-il plus dans ta mémoire Celui qui promena ta gloire Du pôle nord jusqu'au midi? Qui semble commander à l'onde, Et qui vit tout le Nouveau Monde De ses nobles faits étourdi? Ton coeur s'enflamme, et tu tressailles Au fier souvenir des batailles De Chateauguay, de Carillon... De Verchère où notre héroïne, Debout sur son fort en ruine, Lançait la foudre en tourbillon!... Et tu serais un peuple lâche? Et tu serais déjà lassé? Et tu refuserais la tâche Que t'impose un brillant passé?... Qui donc ainsi te calomnie, Canadien, race bénie Qui connut un jour le malheur? Ton nom n'a-t-il plus de prestige? Et sorti d'une forte tige, N'es-tu qu'une débile fleur? Je t'aime, ô sol natal! je t'aime et te révère. Que Dieu verse sur toi ses bienfaits les plus doux! Jusqu'au jour où le ciel deviendra notre terre, La terre où nous vivons doit être un ciel pour nous. Je vous aime, rivages, Ciel de feu, blancs nuages, Fleuves majestueux, Bois remplis de mystères, Montagnes solitaires, Torrents impétueux, Hiver, vents et tempêtes, Printemps d'amour qui jettes Mille arômes nouveaux, Été d'azur, automne Que la moisson couronne, Brillants choeurs des oiseaux!... Je t'aime, ô sol natal! je t'aime et te révère! Que Dieu verse sur toi ses bienfaits lés plus doux! Jusqu'au jour où le ciel deviendra notre terre, La terre où nous vivons doit être un ciel pour nous. Ô Patrie adorée, Est-il une contrée Aussi belle que toi? Aux jours sombres d'orage, Tu puises le courage Dans l'amour et la foi. Tu n'es pas affaiblie Par un lâche repos; Ô terre des héros, Tu n'es pas avilie! Non! j'en appelle à vous, Antiques sanctuaires Où l'on prie à genoux! Non! j'en appelle à vous, Ô cendres de nos pères! Sortez de votre tombe, ô mânes des aïeux! Un peuple entier est dans l'attente. Mânes, pour le juger paraissez en ces lieux. Dites si d'une âme contente Il ne s'élance pas au milieu du danger, Si son front porte quelque honte, S'il s'est laissé flétrir par un maître étranger. Connaît-il un bras qui le dompte, Ce peuple de héros que vous avez formé? Sa foi s'est-elle donc éteinte? Le temple qu'il vénère est-il jamais fermé? Et quand s'est-il courbé par crainte Devant l'iniquité qui violait ses droits? A-t-il l'air d'un peuple qui tombe? Pour le dire aux pervers qui méprisent ses lois, Mânes, sortez de votre tombe! TABLE DES MATIÈRES La découverte du Canada. Champlain. La descente des Iroquois dans l'Ile d'Orléans. Les braves de 1760. La vision de Montgomery. La mort de Chénier. In Concordia Salus. Hymne National. [Fin de _Reflets d'antan_ par Pamphile Le May]