* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. Dans le cas où le livre est couvert par le droit d'auteur dans votre pays, ne le téléchargez pas et ne redistribuez pas ce fichier. Titre: Nikanor Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1887 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1887 (première édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 13 septembre 2008 Date de la dernière mise à jour: 12 octobre 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 171 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) HENRY GRÉVILLE -------------- NIKANOR [Illustration: blason] PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 --- Tous droits réservés L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en juillet 1887. __________________________________________________________________ PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. NIKANOR I Vers le soir, la neige tombée tout le jour en gros flocons paresseux se transforma en petites paillettes brillantes comme du mica. On les voyait scintiller en poudre chatoyante sur le bord des fenêtres, dans l'entre-bâillement des portes, partout où elles pouvaient se glisser. Elles miroitaient comme de très-petits diamants autour des lanternes d'un grand _vozok_ emporté par quatre chevaux rapides sur un chemin à peine visible, au travers des champs nivelés sous l'impassible blancheur glacée; la neige s'entassait sur les harnais et sur les vêtements du vieux cocher en petites plaques fines comme des lamelles de verre. L'équipage silencieux volait sur la route muette; pas de sonnettes à l'attelage, mais deux lanternes brillantes. Le comte Batounine s'inquiétait peu d'être vu... Et, grand Dieu! qui donc eût-il rencontré par cette nuit? Mais il ne se souciait point d'être entendu. Une troisième lanterne éclairait l'intérieur du vozok: Batounine détestait l'obscurité en voiture, et, de plus, le vozok est un véhicule essentiellement mélancolique. Qu'on se figure une grande berline posée, au lieu de roues, sur d'énormes patins; la lourde machine est basse, car elle est souvent en danger de verser. Si riche qu'en soit le capitonnage, elle offre toujours l'apparence d'abandon des appartements bien meublés que personne n'habite, car le vozok, indispensable dans toute famille aisée de province, ne sert pas dix fois par an; la jeunesse lui préfère les courses en traîneau découvert, dans l'air vivifiant et glacé; mais tout être malade ou simplement délicat doit s'y enfermer lorsqu'il entreprend un voyage un peu long, pendant les rigueurs de l'hiver russe. D'ordinaire, Batounine allait en traîneau, les mains dans les poches de sa pelisse fourrée, content d'entendre grésiller sur son bonnet d'astrakan la neige croquante qui poudrait ses favoris soyeux; aussi le cocher avait-il été bien surpris en recevant l'ordre d'atteler la vieille voiture et d'y faire mettre deux bouillottes bien chaudes; mais il avait obéi en silence, se demandant seulement si son maître s'était aperçu des fils d'argent depuis peu apparus sur ses tempes,--et si, par hasard, le beau Batounine commençait à se sentir vieux. Vieux? Non, en vérité! Le comte pouvait avoir trente-huit ans; c'est l'âge où un diplomate se sent réellement en possession de sa jeunesse, et si ses cheveux avaient légèrement grisonné, à la bonne place, celle qui encadre si élégamment des yeux brillants et un front sans rides, c'est qu'un souci était entré dans sa vie; mais ce souci venait de subir une première transformation, et suivant toute probabilité l'avenir serait favorable... Pourtant, il était inquiet. Était-ce le sentiment d'une responsabilité personnelle qui lui causait ce trouble, en entrant pour la première fois dans sa vie d'homme heureux, suffisamment viveur pour être très à la mode, et aussi correct que pouvait le souhaiter la plus rigoureuse étiquette? Le vozok le cahotait sur ses ressorts trop doux, avec un roulis qui rappelait le mal de mer... Il baissa une glace. --Approchons-nous? demanda-t-il au cocher. --On voit les lumières, répondit le vieux serviteur. Batounine aspira l'air glacé avec une insatiable volupté, puis remonta la glace et s'assura soigneusement qu'elle était fermée. --Peuh! qu'il fait chaud! et ça sent le moisi dit-il avec une expression d'indicible ennui. Enfin! un mauvais moment est bientôt passé! Les chevaux s'enlevèrent au galop sous une porte bien connue et s'arrêtèrent court devant un perron de pierre. Le comte descendit de voiture et monta deux marches. Le cocher, rassemblant les rênes, se disposait à gagner les communs... --Attends, dit Batounine, nous repartons à l'instant. Il entra dans le vestibule de la vaste demeure, parcimonieusement éclairée; pas de domestiques sur les bancs comme on en voyait d'ordinaire; ils soupaient dans les communs, à cette heure de solitude. Il fit quelques pas et frappa sur un timbre. Une femme de quarante-cinq ans environ parut dans l'embrasure d'une porte. --C'est vous, monsieur le comte? dit-elle à voix basse. Nous sommes prêts. --Comment va-t-elle? demanda-t-il plus bas_ encore, avec embarras, comme s'il ne savait quels mots employer. --Elle va bien, grâce à Dieu!... Elle a pleuré tout à l'heure, mais à présent elle est tranquille. Les traits du comte se détendirent. --C'est bien, dit-il. Et... je ne puis pas la voir? La femme de chambre secoua la tête par deux ou trois fois avec tristesse. --Cela lui vaudrait mieux que tout,--mais c'est impossible... Pensez donc... tant de monde dans cette maison!... Personne ne se doute de rien.... --C'est bon! c'est bon! fit-il avec impatience. Puis il ajouta à baute voix: --Vous direz à madame que je suis venu prendre de ses nouvelles... --Oui, monsieur le comte, répondit la femme de chambre sur le même ton. Une figure de valet endormi s'était montrée sur le seuil d'une autre porte. --Je vais chercher un paquet de livres que madame a ordonné de mettre dans la voiture de monsieur le comte lorsqu'il viendrait, dit la femme de chambre en disparaissant. Une minute s'écoula, un siècle de soixante secondes, une éternité de soixante siècles. Le valet à moitié endormi, peut-être un peu gris, faisait des efforts inouïs pour paraître éveillé. Une voix l'appela dans l'office. --Eh! Ivan, voici une de tes lampes qui s'éteint!... Le domestique murmura quelques paroles inintelligibles et sortit; au même instant, la femme de chambre reparut, portant un volumineux paquet. --Voici, dit-elle d'une voix étranglée; c'est dans une corbeille, et il y a un châle dessus, de peur de la neige... Elle avait dépassé le comte et se trouvait déjà dehors, près du vozok. --Ouvrez-moi la portière, dit-elle, je ne peux pas... excuses-moi, mais je tremble... Il tremblait aussi et se fit mal à la main en tournant la poignée récalcitrante. La corbeille fut déposée sur les coussins, et il s'assit auprès. --Bon voyage, monsieur le comte, fit la femme de chambre en fermant la portière. Va chez le père Fadeï, dit-elle au vieux cocher. Le vozok se mit en branle, et Batounine se prit la tête dans les deux mains. Ce qui venait de se passer, tout simple en apparence, lui donnait l'étrange sensation d'un affreux péril couru et presque conjuré... Il était chez lui, dans sa voiture, avec l'objet qu'on venait de lui remettre; cette pensée lui donna une grande sécurité. Il rouvrit ses yeux fermés. La chaleur des bouillottes lui devenait insupportable; il fit un mouvement pour baisser une glace, mais se retint, et baissa au contraire les deux stores de soie bleue. La lanterne intérieure répandait une clarté brillante, et tout à coup le vozok parut plus intime et plus doux, presque plus riant. La route était unie, les chevaux semblaient avoir des ailes... Batounine se pencha sur la corbeille avec une sorte de crainte, puis lentement, très-lentement, souleva le châle... Sous le châle, il y avait des couvertures soigneusement bordées, et tout au fond, sur un oreiller blanc, il y avait une petite figure toute rouge, profondément calme; le petit corps qui appartenait à cette figure respirait largement et sans bruit... --C'est cela mon fils? dit Batounine. C'est curieux! Une émotion singulière le prit à la gorge, mais il se roidit. On n'a pas vécu vingt ans dans les cours de l'Europe pour s'attendrir ridiculement, comme dans un roman de femme. --Il est bien sage, ce petit, pensa le diplomate en prenant un air dégagé. On dirait qu'il savait qu'il devait se taire. S'il avait crié tout à l'heure... Un frisson lui passa sur le corps. Il y a dans la vie des situations bien désagréables, et l'on ne saurait trop se féliciter d'en être sorti. Sa gorge était toujours serrée. --C'est de la reconnaissance, se dit-il, de la reconnaissance pour la sagesse de ce moutard. La petite figure du moutard se plissa d'une façon si comique que Batounine éclata de rire: rire singulièrement nerveux, car avant qu'il eût fini il dut essuyer ses yeux à deux ou trois reprises du bout de son gant. Quand il eut repris son calme, il recouvrit la corbeille; mais alors un étrange sentiment d'ennui s'empara de lui; il se sentait seul et triste. Ecartant le voile de laine, il se laissa aller au plaisir qu'il qualifiait intérieurement de «tout bête», de regarder cet être né de lui, auquel il allait tracer irrévocablement son chemin dans la vie. Le vozok roulait à droite et à gauche sur ses ressorts comme un grand berceau bien suspendu, et l'enfant dormait du profond sommeil des nouveau-nés qui, à peine venus au jour, semblent vouloir retourner à l'inconscience de l'avant-naître. Batounine repassa dans son esprit ses projets pour son fils et les trouva excellents. Le petit serait beau,--il l'était déjà,--intelligent; élevé chez le père Fadeï, il entrerait de bonne heure au séminaire, et y ferait de brillantes études; il pourrait alors choisir suivant son ambition entre le clergé blanc et le clergé noir, entre la prêtrise ou la vie monacale: archiprêtre ou archevêque, car Batounine était sûr de lui frayer tous les chemins. --Moine? pourquoi? Un sourire sceptique se dessina sur les lèvres fines du diplomate. Il sera prêtre! Il aura une jolie femme et beaucoup d'enfants. L'heureux garçon! Il ne connaîtra pas les soucis où vous entraînent les aventures! Sa vie sera grave et douce; il sera à l'abri des passions... Non! pas de toutes, car il sera ambitieux... je l'espère bien! Et, qui sait? peut-être un jour il deviendra quelque chose d'extraordinaire... Par exemple... le confesseur du Tsar! Un homme de notre monde, à qui l'on pourra parler de tout; instruit, bien élevé; et s'il plaît à Dieu, éloquent... Confesseur du Tsar! Batounine éclata d'un rire nerveux, mouillé, qu'il attribua à la chaleur du vozok. Le véhicule passa sur un pont de madriers retentissant. --Comment! déjà arrivés? fit le comte en écartant le coin du store. Une lumière brillait sur une façade toute noire à peu de distance. Batounine se redressa et prit le coin du châle pour recouvrir le petit dormeur; mais il hésita, et soudain, furtivement, comme s'il en avait honte, il baisa la petite joue tiède et satinée avant de la cacher. Le vozok s'arrêta; le comte en descendit, son fardeau dans les bras, et pénétra dans la maison dont la porte venait de s'ouvrir. Le prêtre, maître du logis, apparut, une bougie à la main. --Nous voici, père Fadeï, dit Batounine en déposant la corbeille sur la table. Votre femme va bien? --Très-bien, Votre Altesse, je vous remercie. Elle m'a donné hier soir un beau garçon, comme j'ai eu l'honneur de l'envoyer dire chez vous. --Elle a du lait? fit Batounine d'un air grave. --Certainement, Votre Altesse. --Voici le fils de mon ami, dit-il. Votre femme l'élèvera avec le sien. --Il sera considéré comme un de mes enfants, répondit le prêtre. Quel nom lui donnerons-nous? --Celui que vous voudrez. --Celui du saint de ce jour, peut-être, selon l'usage? --Quel nom est-ce? --Nikanor. --Nikanor, soit. --Et le nom de famille, pour l'inscrire sur le registre? Batounine fronça le sourcil et dit brièvement: --Popof. --C'est mon nom! fit le prêtre un peu étonné. --C'est le nom de bien d'autres aussi, mon révérend! répliqua Batounine. Puisque c'est le vôtre, pourquoi ne serait-ce pas le sien? Le prêtre s'inclina sans répondre. --Faut-il le baptiser? dit-il ensuite. J'ai fait baptiser le mien tantôt. --Tout de suite. Je suis le parrain. Une grande cuve pleine d'eau tiède fut apportée; le prêtre y plongea l'enfant débarrassé de ses langes, et comme il criait, fort mécontent de cette immersion subite, la servante l'emporta dans la pièce voisine, où il se calma bientôt sur le sein gonflé de lait de la jeune femme du prêtre. --Eh bien, mon révérend, voilà qui est fait; je vous remercie, dit Batounine. Dès que votre femme sera remise, vous partirez pour la nouvelle cure que je vous ai préparée. La maison est belle et spacieuse... --Et nous serons tout près de Votre Altesse, répondit le prêtre en s'inclinant. Je vous remercie grandement, monsieur le comte. Batounine remonta dans le vozok, baissa les glaces et alluma un cigare. Une heure après, il était chez lui; mais, quoi qu'il fit, il ne put être gai cette nuit-là. II La propriété du comte Batounine était une des plus vastes et des mieux aménagées du gouvernement de Samara. Située sur la rive gauche du Volga, à peu de distance de cette ville, coquettement perchée sur un coteau rapide qui dégringolait de terrasses en terrasses jusqu'au fleuve, rétréci en cet endroit par les hautes falaises de l'autre rive, elle avait en été une certaine ressemblance avec les villas italiennes et méritait bien son nom, _Slava_, qui veut dire: gloire. La maison blanche se voyait de loin, et les _bourlaki_, en conduisant au fil de l'eau leurs immenses radeaux de bois flotté, la prenaient pour _amer_ dans les passes dangereuses du fleuve sablonneux. L'église élevait derrière, un peu plus haut, presque sur la crête du coteau, un clocher octogonal, pointu, terminé par une croix énorme, constellée d'ornements et de chaînettes, qui brillait sur le fond de sombre verdure comme une pièce de feu d'artifice. Tout à côté, la maison du prêtre, peinte en brun rouge, étalait une façade à la fois modeste et solide. Cette demeure paraissait, dés l'abord, plus riche et plus européenne que ce n'est l'usage; le jardin qui l'accompagnait, bien entretenu, clos de palissades, rempli d'arbres fruitiers, présentait aussi une avenue de lilas et quelques plates-bandes de fleurs. Deux grands buissons de roses l'embaumaient de juin en août. Batounine avait toujours aimé les roses. A quelques centaines de mètres à peine on voyait une autre maison seigneuriale, moins imposante que celle du diplomate, mais plus élégante et d'une forme plus capricieuse. Cette demeure appartenait à la soeur du comte, madame Véra Kédrof. Une nombreuse nichée d'enfants lui donnait autant de gaieté que la maison d'en face était solennelle et silencieuse, en dehors des jours de réception. Madame Kédrof avait été très-belle et l'était encore; mais sa beauté ne lui importait plus depuis qu'elle avait perdu son mari. Une petite fille de trois ans, née peu après la mort du père, était son enfant favorite. Elle ne s'en cachait pas; n'était-il point naturel que celle-ci fût la préférée, puisqu'elle n'avait jamais connu la tendresse paternelle? Les trois autres enfants, dont deux garçons, ne s'en montraient point jaloux, et vivaient dans la meilleure intelligence avec leur petite soeur Lydia. Les fils du prêtre faisaient aussi partie de la bande, contrairement à la tradition hiérarchique, qui veut que le prêtre soit d'une classe inférieure et ne se mêle à la vie des nobles que lorsqu'il y est appelé par son ministère. C'était le comte qui avait institué cela. Prêchant tout à coup des doctrines égalitaires que sa soeur ne lui avait point connues, il avait toujours invité les enfants de la cure, lorsqu'il donnait à goûter à ses neveux et nièces. Les petits _popovtzy_, comme on les appelait familièrement, y avaient beaucoup gagné en bonnes manières, quoique deux d'entre eux fussent restés un peu lourds, un peu gauches et point remarquablement intelligents. Mais le troisième, celui qu'on appelait le jumeau cadet, Nikanor, enfin, se montrait aussi brillant d'esprit, aussi correct dans sa tenue, aussi prompt à saisir toutes les nuances, qu'on eût pu le souhaiter des garçons Kédrof, un peu trop imbus de leur supériorité sociale pour se soucier du perfectionnement. Près de douze ans s'étaient écoulés depuis le jour où Batounine avait voyagé la nuit, dans la neige, avec un enfant au fond d'une corbeille, et il n'aimait pas à en évoquer la mémoire. La maison où il était allé chercher ce colis insolite était close par la mort et, faut-il le dire? aussi par l'oubli. Bien des choses avaient passé devant les yeux et devant le coeur de Batounine depuis ce temps, sans jamais entrer dans un sanctuaire qui s'était ouvert un jour par hasard et qui depuis était resté fermé. Avait-il vraiment aimé? Il se le demandait parfois, tant le souvenir de cette époque était entouré d'ombres confuses, parfois pénibles. Dans tous les cas, s'il avait aimé jadis, son âme était changée; les douze années qui avaient fait de Nikanor un beau grand garçon bien découplé, aux yeux bruns profonds et fiers, des yeux de velours avec une pointe de diamant, ces années avaient un peu desséché le coeur du père. Vers la cinquantaine, le scepticisme diplomatique aidant, le beau Batounine, toujours beau, d'ailleurs, s'était mis à aimer le plaisir. Il se montrait cependant fort bon pour Nikanor; le garçonnet ressemblait prodigieusement à une petite miniature que le comte gardait au chevet de son lit, à Saint-Pétersbourg, et à l'étranger, quand il était en mission. Cette miniature était un portrait de Batounine, à l'âge de treize ans, en costume de page de la cour, habit militaire rouge, galonné d'or, et culotte de peau blanche. Depuis que Nikanor grandissait, le comte n'apportait plus sa miniature à la campagne, de peur des commentaires de ses neveux, très-fureteurs et passablement bavards; mais il regardait courir au soleil, avec un certain orgueil, le beau garçon qui était la miniature incarnée, sauf le costume. Des bontés extérieures, un peu de vanité d'homme beau, qui se revoit en une autre forme, et le sentiment d'un devoir à remplir, voilà à peu près tout ce que Batounine pour le moment accordait à son fils. Quand le plaisir et l'ambition deviennent la principale affaire de la vie d'un homme, les autres éléments s'effacent, car ces deux-là résument l'égoïsme de la façon la plus complète. Batounine avait une âme généreuse; mais à cette époque de sa vie, grisé par tout ce qui peut tourner la têts d'un homme, il se montra très-personnel. Sous le chaud soleil de juillet, le père Fadeï traversa le jardin et descendit vers le château; il était nu-tête et ne s'en apercevait pas. Ses grands cheveux grisonnants flottaient en désordre sur sa robe de laine fripée, dont sa main mal assurée reboutonnait au hasard les boutons défaits. Il pénétra dans le vestibule, où un valet de pied en culotte courte attendait toujours les ordres du maître. --Il faut que je voie Son Altesse, dit-il d'une voix étranglée. Le valet l'examina; c'était un citadin, et même un cosmopolite, habitué aux banquettes des antichambres d'ambassades; il avait vu bien des solliciteurs, mais pas un qui eût l'air aussi désespéré. --On ne peut voir Son Altesse, dit-il poliment, le comte travaille. --Il faut pourtant que je le voie! répliqua le prêtre d'un ton navré. Ses yeux rencontrèrent ceux du domestique, qui eut pitié. Il ouvrit la porte du cabinet de travail, et dans la vaste pièce fraîche, dont les persiennes étaient closes, sauf du côté du nord, le prêtre vit son protecteur; couché sur une chaise longue, un cigare à la main, il parcourait la Revue des Deux Mondes. --C'est vous, père Fadeï? dit-il, en fronçant légèrement le sourcil. Quel bon vent vous amène? Les paroles étaient aimables, mais le son de la voix était bref. Pourtant, le prêtre s'était montré incroyablement sage et discret, depuis le jour où sa famille s'était inopinément accrue de celui qu'on appelait le jumeau cadet; pas une seule fois il n'avait rappelé le service rendu; jamais il ne s'était senti fort d'un secret plus qu'à moitié pénétré, pour obtenir une faveur ou un présent; dans la belle maison brun rouge, il était resté le même humble desservant, à l'âme loyale et pieuse, qui avait baptisé l'enfant tombé du ciel. --C'est un vent de malheur, monseigneur, dit-il de sa voix étouffée; pardonnez-moi de vous déranger, mais j'ai du chagrin. Mon fils est mort. --Lequel? demanda brusquement Batounine en se soulevant un peu. Une sorte de frayeur venait de traverser tout son être. Était-ce Nikanor que cet homme avait appelé son fils? --Mon fils Paul, répondit le pauvre homme qui fondit en pleurs. Le comte reprit son sang-froid. Il s'en voulait presque d'avoir été si violemment secoué; ce n'était pas digne d'un homme tel que lui. --Jumeau aîné? dit-il avec intention. Le père Fadeï le regarda sans comprendre et répéta: --Mon fils Paul. --De quoi est-il mort? demanda Batounine. --D'une fièvre dans la tête; il avait eu chaud, je crois; il a crié toute la nuit, et ce matin il s'est endormi, et puis tout à l'heure il est mort. --Quand était-il tombé malade? --Hier soir, en rentrant des champs... --Et Nikanor? fit tout à coup Batounine, presque malgré lui. --Il va bien; il court dans votre jardin avec vos neveux. Ah! monseigneur, je n'avais pas encore perdu d'enfant! Dieu m'éprouve... il me l'avait donné... il me l'a... que son saint nom... Le pauvre homme ne put achever les paroles de résignation chrétienne que son devoir était de prononcer. Ensevelissant sa tête dans ses mains, il pleura à chaudes larmes, comme pleurait sa femme au même moment. Batounine fut touché de cette douleur naïve. --J'en suis fâché pour vous, mon ami, dit-il avec beaucoup de douceur; votre chagrin est grand, j'y prends part, croyez-le... Il s'arrêta. Non, il n'y prenait point part le moins du monde; il était incapable de comprendre ce chagrin paternel. Un garçon n'était-il pas pareil à un autre garçon! Et Fadeï en avait encore un, sans compter Nikanor... Sans compter Nikanor! Et si c'avait été Nikanor, l'enfant frappé d'insolation et fauché par la méningite? Batounine descendit au fond de lui-même et s'avoua que, si c'avait été Nikanor, il aurait considéré l'accident comme très-fâcheux, mais enfin... aurait-il pleuré comme ce bonhomme-là, qui oubliait le reste du monde dans ses sanglots, le visage détourné, appuyé sur sa manche?... Il convint qu'il n'eût point ressenti d'affliction comparable à celle-là, et s'en trouva moitié content, moitié fâché. --Père Fadeï, dit-il en posant sa belle main fine sur l'épaule du prêtre, c'est un grand malheur, et vous me faites beaucoup de peine... je vous assure... --Mon beau garçon, si intelligent, si bon, si sage! Batounine eut la vision du pauvre Paul, qui n'était ni beau, ni très-intelligent, mais vraiment sage et bon. --Comme les pères se font des illusions! se dit-il. Mais cet homme est pourtant à plaindre! Il ne savait que faire pour calmer la douleur du malheureux prêtre. Une idée lui vint. --Je vais avec vous dit-il. Allons le voir. --Oh! monseigneur! murmura Fadeï en se levant. Sa figure, tuméfiée par les larmes, était méconnaissable; Batounine le regarda avec une curiosité inquiète, se demandant encore si vraiment, à sa place... Plus tard, beaucoup plus tard, il se rappela comment il avait examiné le prêtre, et quel regard de douceur angélique, noyé dans des larmes irrépressibles, avait répondu à son oeil scrutateur. Ils sortirent, et le comte s'aperçut que son hôte était accouru nu-tête. Sur un signe de lui, le valet présenta un grand chapeau de jardin que Batounine mit lui-même sur la tête du pauvre homme. Comme ils traversaient le parc, les deux neveux de Batounine apparurent avec Nikanor. Malgré l'infériorité de sa situation sociale, celui-ci dominait, grâce à sa beauté, sa force et son intelligence natives; il les conduisait en poste, attelés de courroies à grelots, et faisait claquer son fouet. --Nikanor, dit le prêtre en élevant la voix, quitte le jeu; il faut rentrer; ton frère ne souffre plus... Nikanor s'approcha et leva sa belle tête blonde vers celui qu'il appelait son père. --Il va mieux? dit-il d'un ton de doute. --Il est au ciel! répondit le prêtre en se détournant. Le jeune garçon saisit la main du bonhomme et y attacha ses lèvres avec un élan de tendresse passionnée; c'était la caresse habituelle, la seule que permit la dignité à la fois paternelle et sacerdotale: le comte se sentit froissé. --Après tout, se dit-il, cet enfant ne connaît rien. Il a raison... Ils marchaient tous les trois de front, Nikanor n'avait pas quitté la main du prêtre, que de temps en temps il baisait respectueusement: il ne pleurait pas, mais il se faisait visiblement violence, et Batounine ne pouvait s'empêcher d'admirer son empire sur lui-même. Quand ils furent auprès du petit cadavre, Nikanor perdit son calme et se précipita sur son frère, qu'il couvrit de baisers et de larmes. Le jardinier entra presque aussitôt, portant une brassée de fleurs et de feuillages qu'il jeta au pied du lit. Pendant qu'on arrangeait la chambre, Batounine prit à part le prêtre, qui, devant la douleur des autres, avait reconquis un peu de sang-froid. --Vous avez perdu un fils, mon révérend, lui dit-il, mais il vous en reste deux autres... --Un seul, fit le prêtre, en regardant le comte d'un air navré. --Non, deux. Comprenez-moi. Vous vous êtes trompé en inscrivant les noms des enfants sur votre registre, à l'heure de leur naissance. C'est Paul qui était mon protégé; Nikanor est votre fils. Cette erreur peut se réparer; un simple grattage... Personne n'en saura rien, cela ne fait de mal à personne; vous ne pouvez pas me refuser cela d'ailleurs... et cela vous rend un fils à la place de celui que vous avez perdu. Je me charge d'élever les deux enfants qui vous restent. C'est entendu?' Le prêtre baissa la tête,--et à partir de ce moment, Nikanor se trouva être le fils légitime du père Fadeï. III Batounine n'avait pas prémédité ce troc d'état civil, sans importance d'ailleurs dans un pays où l'état civil existe si peu. Nikanor eût pu rester toute sa vie le fils d'un Popof inconnu, sans la fin prématurée de son frère de lait; mais le comte était trop avisé pour ne point profiter d'un incident qui ouvrait toutes grandes devant son fils les portes du séminaire. Le service du Seigneur n'admet ni difformes ni bâtards, dit un aphorisme; il n'est pas malaisé sans doute de présenter comme légitime un postulant qui ne l'est point; en Russie comme partout, il est avec le ciel des accommodements; mais lorsqu'une si bonne occasion se présente de lever toutes les difficultés, on serait un sot de n'en point profiter. La chose avait d'ailleurs si peu d'importance aux yeux du père Fadeï qu'il l'oublia tout à fait; à peine de loin en loin, en touchant son registre, se rappelait il la petite opération qu'il lui avait fait subir, et sa conscience d'honnête homme ne lui fit jamais le moindre reproche. De quelque sang aristocratique que fût sorti celui qu'il déclarait pour son enfant, le prêtre sentait en lui-même qu'il lui avait donné pour père un homme de bien. La mère ne sut rien; elle n'avait pas besoin de savoir. Nikanor était un bel enfant et un bon garçon, juste assez indiscipliné pour ne point paraître lourd ou hypocrite, et beaucoup trop fier pour se faire punir, à moins d'une raison tout à fait extraordinaire. Depuis qu'il avait atteint sa septième année, la main paternelle du bon Fadeï ne l'avait frappé qu'une fois, et la révolte d'orgueil qui avait bouleversé l'âme de Nikanor avait été si forte que jamais plus il ne s'était exposé au retour d'un châtiment de ce genre. Là où le fils aîné du prêtre, âgé de dix-sept ans, recevait encore à l'occasion une correction tirée des Écritures, Nikanor savait s'arranger pour ne rien attraper. Le père Fadeï ne se souciait guère, il faut le dire, de frapper son fils adoptif. Lors du mémorable châtiment, il avait lu dans les yeux sombres du petit garçon, à peine âgé de huit ans à cette époque, une telle expression d'indignation, de fureur contenue, qu'il en avait été effrayé. --C'est un fils de noble, avait-il dit à sa femme; il ne faudrait point l'exciter, car, si les passions mauvaises s'éveillaient en lui, l'ennemi des hommes y trouverait une proie facile. A travers le langage biblique de son mari, la bonne _popodia_ devina que Nikanor avait fait peur au père Fadeï; elle le confirma dans son dire, assurant que le comte Batounine n'aimerait pas certainement à être informé que son protégé recevait le fouet. --Le comte ne le saurait pas, répondit Fadeï; jamais Nikanor ne le lui dirait; mais il est superflu de corriger ainsi un enfant accessible au langage de la sagesse. Qu'il fût dicté par la crainte ou par la modération, ce raisonnement fut la cause du beau développement moral et physique du jeune garçon. Lorsque les autres enfants s'étonnaient à demi-voix de le voir épargné par la main qui leur prodiguait de paternelles bourrades, le bon prêtre disait d'un ton doctoral: --Faites comme lui, et vous serez traités comme lui. Ils eurent beau s'y essayer, ils ne purent jamais «faire comme lui». En toute chose, Nikanor apportait une retenue, une correction de manières qui le mettaient sinon au-dessus, au moins à l'écart des autres. Lorsqu'il entra au séminaire, à l'âge de quatorze ans, cette apparence distinguée le désigna aux moqueries de ses camarades. On l'appela le prince, et l'on feignit de le traiter avec respect. Très-naïf encore, bien qu'il eût beaucoup appris dans la société des jeunes Kédrof, Nikanor trouva d'abord ce respect tout naturel et fort agréable; mais deux journées ne s'étaient pas écoulées qu'il avait compris la raillerie. Une volée de coups de pied et de coups de poing, généreusement distribuée, sans préférence ni parti pris, lui valut l'amitié chaleureuse de la majorité, grâce à laquelle il sut tenir en paix la minorité. Ce n'était point l'instinct diplomatique de son véritable père qui lui avait soufflé ce procédé, naturel à tous les gouvernements, mais bien la résolution inébranlable de ne se laisser ni outrager ni bafouer. Ses directeurs spirituels se donnèrent toute la peine imaginable pour conquérir cet invincible orgueil. C'étaient des hommes intelligents et instruits, car Batounine avait placé les deux jeunes Popof dans un établissement bien au-dessus de celui auquel leur origine campagnarde leur donnait le droit d'être admis; mais ces hommes furent vaincus par l'indomptable fierté de l'enfant. Pour lutter avec l'orgueilleuse simplicité d'un homme qui se sentait supérieur, et qui le prouvait naïvement, il eût fallu l'astucieuse morale des Jésuites. Le clergé orthodoxe n'était pas de force à fausser cette âme; Nikanor resta lui-même à travers toutes les petites épreuves de son éducation. La première année de son séjour au séminaire fut un enchantement. Comme un enfant imbu des contes de fées, conduit pour la première fois à une féerie, ne peut s'imaginer que tant de belles choses qu'il a lues se transforment en réalités, Nikanor, élevé dans les principes de religion et de morale, pouvait à peine en croire ses oreilles quand il entendit les éloquentes leçons de ses professeurs. L'art de la chaire n'existe en Russie qu'à l'état rudimentaire, mais les leçons du séminaire étaient données le plus souvent par des hommes qui parlaient bien. Ils parlaient bien, parce qu'ils sentaient bien; la politique et ses finasseries n'ayant heureusement rien à voir dans les enseignements de ce clergé, c'était la théologie pure et c'était la morale évangélique la plus élevée qui révélaient leur mystère idéal à Nikanor ébloui. Si l'on ajoute à cela les chants d'église, si beaux, si nobles, si indescriptiblement émouvants sous les voûtes sombres, à la lueur jaunâtre des cierges de cire, les longues stations debout, devant le rideau de pourpre qui voile le Saint des saints, on comprendra peut-être l'impression de paradis qui emporta Nikanor vers les plus hautes sphères de la piété. Il connaissait ces choses; il n'avait point de souvenirs plus sacrés que ceux de l'église où il avait fait ses premiers pas et balbutié ses premières paroles, suivant l'usage qui conduit les nouveau-nés au temple et les y ramène à chaque fête ou dimanche; mais les mystères de la foi prenaient une profondeur, une beauté nouvelles dans un décor approprié à leur majesté. Le superbe archiprêtre ruisselant d'étoffes merveilleuses, qui consacrait le pain et le vin derrière la grille dorée, resplendissante de pierreries, était-il d'une autre race que l'humble pope de village, dont la femme que Nikanor appelait sa mère raccommodait les vêtements usés? Ici l'âme tendre et croyante du jeune homme subit une de ces grandes luttes dont la valeur morale d'un individu sort victorieuse ou vaincue pour la vie. Son orgueil instinctif de patricien-né, sa vanité humaine l'entraînaient vers les solennités qui rehaussent la religion d'une pompe si bien faite pour elle; son coeur lui donna une autre leçon. Le Dieu qu'il adorait était le même dans les mains calleuses de Fadeï ou dans celles des dignitaires de l'Église: autrement, le prêtre de village lui eût-il donné de si nobles enseignements? Et Nikanor, par un retour touchant, fut incliné à croire que si Dieu avait une préférence, s'il pouvait parfois se surpasser et devenir meilleur que lui-même, c'était à la prière et sur l'autel de l'humble desservant de campagne. C'est pénétré de ces idées que Nikanor revint à Slava, après trois ans de séminaire. Le comte Batounine, qui avait passé deux années entières à Paris, visitait alors sa propriété, moins pour en admirer la belle tenue que pour y faire une grosse coupe de bois destinée à payer beaucoup de plaisirs passés et quelques-uns en expectative. Il fut médiocrement charmé de son fils lorsqu'il vit se présenter à lui un grand garçon trop grand, trop mince, aux épaules légèrement voûtées par la croissance, à la démarche timide et un peu embarrassée. Mentalement, Batounine compara le Nikanor qu'il avait sous les yeux avec le bel adolescent qu'il avait vu jadis courir dans son parc, et le noble seigneur réprima à grand'peine une grimace de dépit. --Quel séminariste endimanché! se dit-il. Aussi il faut convenir que ces gens-là ont des tailleurs impossibles! Enfin, pour le moment, c'est assez bon... Mais du diable si je reconnais là ma progéniture! L'oeil civilisé de Batounine se reporta sur ses nièces, qui regardaient des gravures dans un coin du salon; certes, l'aînée, Polyxène, avait tout à fait grand air dans la splendeur de ses dix-huit ans; son petit nez se levait dédaigneusement vers l'intrus, avec toute la désinvolture d'un nez de grande dame; Lydia, à peine âgée de huit ans, n'avait point d'airs si mondains; elle regardait Nikanor avec une curiosité bienveillante, comme elle eut fait d'un animal rare et singulier avec lequel elle avait envie de faire connaissance. Batounine éprouva un incompréhensible sentiment d'humeur contre Polyxène et un désir non moins incompréhensible d'être agréable à Lydia. --Connais-tu ce monsieur-là? dit-il à sa petite nièce, qu'il appela du geste. --C'est Nikanor Popof, qui fait ses études pour être prêtre, dit la fillette en s'asseyant sur le genou de son oncle. --À quoi l'as-tu reconnu? demanda Batounine. --Parce qu'il ressemble à mon frère Constantin. On a beau être diplomate, on peut être désarçonné par une petite fille de huit ans. Batounine rougit jusqu'aux oreilles, ce qui ne lui était peut-être pas arrivé deux fois en sa vie; mais cette rougeur n'était pas ennemie d'un certain contentement. --Et ton frère Constantin, à qui ressemble-t-il? demanda le comte d'un ton plaisant. Lydia regardait son oncle avec une vague impression qu'elle trouverait quelque chose sur son visage; mais la ressemblance n'était pas assez marquée pour qu'un enfant de son âge pût la constater; c'était une petite fille très-consciencieuse, qui prenait tout au sérieux; après un instant de méditation, elle répondit avec vivacité: --Mon frère et Nikanor ressemblent tous les deux à saint Georges quand il terrassa le dragon; mais c'est Nikanor qui lui ressemble davantage. Charmé, Batounine embrassa sa nièce, qui retourna à ses gravures. Polyxène avait feint de ne rien entendre; une secrète aversion grandissait en elle contre ce séminariste, qu'on se permettait de comparer à son frère, et sa petite soeur fut mal reçue à ses côtés. Nikanor dîna une fois chez son noble protecteur, qui eut soin de garnir convenablement sa bourse avant de le laisser retourner au séminaire; mais nulle tendresse exagérée n'agita le coeur de l'un ni de l'autre lors de cette rencontre. Le diplomate était un peu vexé de voir ce fils d'aigle avoir l'air d'un oison; quant au jeune homme, il trouva que le comte le persiflait beaucoup, et bien qu'il le respectât trop pour s'en trouver blessé, il en fut assez piqué pour se replier sur lui-même et rester plus silencieux encore que de coutume. Mademoiselle Polyxène était une fine mouche. Élevée à l'institut de Sainte-Catherine, à Pétersbourg, elle en savait très-long sur beaucoup de choses, et l'attitude de son oncle vis-à-vis du jeune homme l'avait fait plus d'une fois méditer. Elle ne communiqua à sa mère aucune de ses réflexions, ayant appris par des expériences réitérées que madame Kédrof n'approuvait pas toujours sa manière de voir et surtout de parler; mais elle se dit que ce serait assez drôle de savoir ce que pense un jeune homme qui se destine à la prêtrise. --À la prochaine occasion, se dit-elle, je le ferai causer. L'occasion se fit attendre, et Polyxène eut bientôt autre chose en tête! Elle était tombée amoureuse. Il y a des gens qui aiment, et il y en a qui tombent amoureux. On pourrait presque dire que les deux choses n'ont aucun rapport. Polyxène tomba amoureuse d'un officier du régiment Préobrajenski. C'était contraire aux principes; quoique ce régiment soit très-brillant et qu'il fasse partie de la garde impériale, c'est un régiment d'infanterie, et chacun sait que la cavalerie seule est à la mode. Être amoureuse ne signifiait pas épouser. Polyxène s'amusa tout un hiver de sa passionnette. D'abord, elle rendit à moitié fou le pauvre garçon qu'elle avait distingué, alors que lui, l'innocent! ne pensait pas à elle. C'était une belle petite âme toute neuve, un peu bébête, fraîche émoulue du corps des pages, avec une bonne place parmi les travailleurs de l'École de guerre; une petite âme dont une jeune demoiselle malicieuse pouvait faire tout ce qu'elle voudrait, comme le fameux carré de papier que les adeptes transforment de dix-sept façons différentes, jusqu'à ce que, plié, chiffonné, usé, il n'ait plus de façon du tout. C'est très-amusant de faire d'un morceau de papier un bateau, une barrette et quinze autres objets inutiles; de plus, cela demande une certaine dextérité, et, pour comble d'agrément, cet exercice d'adresse a toujours des spectateurs; Polyxène se divertit beaucoup cet hiver-là. Le résultat de ces plaisirs innocents fut moins comique: le jeune officier manqua un de ses examens, ce qui causa à sa mère un chagrin dont elle faillit mourir. Rappelé en province pour la soigner, il partit brusquement, et lorsqu'il revint, Polyxène était à Carlsbad avec sa mère, qui souffrait du foie. Quand ils se revirent, mademoiselle Kédrof n'y pensait plus. Pendant ce temps, Lydia apprenait la géographie. IV --Monsieur le comte, dit le père Fadeï, je vous demande pardon d'être venu déranger Votre Altesse, mais la chose est d'urgence. --Parlez, mon révérend, parlez! répondit Batounine en regardant par la fenêtre, d'un air distrait. C'était un paysage de Noël tout blanc de neige; les sapins du parc s'alignaient comme des mages revêtus de robes traînantes, leurs grandes branches étendues sur le sol, avec une majesté vraiment impériale. C'étaient les gardes du tsar Hiver, qui régnait au dehors sans conteste. --Voici, dit le père Fadeï en tirant son mouchoir à carreaux, voici que notre Nikanor va avoir vingt et un ans... Batounine tressaillit et ramena vers le prêtre son regard presque agressif. --Vingt et un ans? Vous en êtes bien sûr? --Que Votre Altesse compte elle-même, dit le vieillard humblement. Le calcul fut vite fait. Oui, en effet, vingt et un ans... Était-ce possible! Ce temps avait paru si court au diplomate! Il se regarda dans la glace. Vingt et un ans! Et tout à coup il vit les rides de son visage: les unes petites, imperceptibles, fines comme des plis dans une soie légère; les autres profondément creusées, comme des ornières dans lesquelles le char de la vie aurait passé et repassé. Il vit ses cheveux, tout à fait blancs, cette fois, sur les tempes, et gris sur le haut de sa tête, où ils croissaient en belles mèches encore souples... Il vit ses yeux bleus, cerclés de bistre, au-dessus des joues amaigries, son sourire devenu sardonique et railleur, maintenant que la finesse de l'homme qui veut plaire n'en atténuait plus l'expression dédaigneuse. Il se vit tel qu'il était aujourd'hui, et par une brusque évocation du passé, il se revit tel qu'il était le jour où dans son vozok il avait emporté son enfant nouveau-né... Qu'y avait-il donc entre ces deux périodes de sa vie, qui lui semblaient tout à l'heure se fondre l'une dans l'autre? Il y avait les vingt et un ans de Nikanor. --C'est parfaitement exact, dit Batounine avec effort, comme s'il revenait de très-loin... De très-loin, en effet, car il revenait de sa jeunesse. Eh bien, Nikanor? --Nikanor termine ses études en juin prochain, Votre Altesse; et puisqu'il doit embrasser l'état sacerdotal, il faudra songer à le marier. Oui, le marier; c'était tout simple. Il fallait le marier pour qu'il pût être prêtre; il ne pouvait pas recevoir les ordres sacrés sans cette autre consécration du mariage. Ainsi l'exige l'Église orthodoxe, qui veut que le prêtre, ayant tout connu, puisse tout comprendre, et qu'il soit père dans le sens le plus large de ce mot. Une révolte d'orgueil éclata dans le coeur de Batounine. Marier son fils? A qui? A une fille de prêtre, selon la coutume inévitable. Quelle fille de prêtre serait assez bonne pour lui? Il était de sang noble, Nikanor, par son père et par sa mère... Il n'allait pas épouser une plébéienne, au moins! Le visage de Batounine exprima quelque chose de sa pensée, car il avait été pris au dépourvu; le vieux prêtre s'en aperçut et ajouta respectueusement: --Nous n'aurions pas osé nous occuper de cela nous-mêmes, puisque monsieur le comte est le parrain et le protecteur de Nikanor... Batounine avait repris son sang-froid. --Pourquoi donc pas, mon révérend? Ce jeune homme est votre fils... Les yeux des deux hommes se rencontrèrent, et c'est le père Fadeï qui baissa les siens. --C'est à vous de lui choisir une épouse digne de lui; mais je comprends que vous ayez songé à me consulter; la chose en vaut la peine. Avez-vous jeté les yeux sur quelqu'un? --Pas encore... nous ne nous serions pas permis... --C'est bien, père Fadeï. Nous avons le temps; je verrai; j'en parlerai à l'archevêque. Il faudra aussi savoir ce que souhaite Nikanor. Votre fils aîné est-il heureux dans son ménage? --Voilà trois ans que mon fils aîné s'est installé dans la paroisse que vous avez bien voulu obtenir pour lui, monsieur le comte... Il est heureux avec sa femme et ses deux enfants... Je regrette qu'il ne soit pas resté ici pour prendre ma place; mais la loi s'y opposant... --La loi est sage, père Fadeï; il ne faut pas que le fils succède à son père dans une paroisse, cela ferait de petites dynasties... Ce serait un péril social... Le vieux prêtre, effaré, n'avait pas l'air de représenter un péril social: très-modeste, presque craintif, doux comme un agneau, simple d'esprit et de coeur, il se faisait tout petit pour ne gêner personne. Batounine avait eu un trait de génie lorsqu'il avait choisi cet homme pour lui donner son fils. Il le comprit et fut touché de cette honnêteté qui n'avait jamais permis au pope de soupçonner qu'avec un peu d'astuce et d'aplomb il eût pu tirer du comte une fortune facile. --Je ne parle pas pour vous, mon père, dit le grand seigneur avec l'affabilité qu'il savait montrer à l'occasion; mais les hommes de bien tels que vous sont rares dans toutes les situations; je suis heureux de vous rendre cette justice. Nous ferons donc pour le mieux. Quand Nikanor doit-il revenir chez vous? --Pas avant le mois de juin, Votre Altesse. Et pourtant... --Quoi donc? --J'aurais aimé que Voire Altesse le vit auparavant... --Qu'y a-t-il? fit le comte en fronçant le sourcil. --Je crois..., je crains qu'il n'ait dans l'esprit quelque chose... qu'il ne veut pas me dire... --Quelque chose de mal? --Oh! non! Que Votre Altesse voie elle-même. --Parlez, père Fadeï,--il faut parler, ordonna Batounine. --Eh bien, je crains qu'il ne veuille entrer dans le clergé noir. --Nikanor? moine! Ah! non! je ne veux pas! Moine! Voilà une idée! Batounine s'était levé et marchait à grands pas Fadeï semblait se recroqueviller sur lui-même, dans la terreur que lui causait cette explosion, qu'il avait pourtant prévue. --D'où cela lui est-il venu, à ce garçon? Ce n'est pas naturel qu'on veuille se faire moine à vingt ans, quand on peut être heureux... Le prêtre ne disait rien et semblait regarder en dedans de lui-même. --Oui, vous me direz: Affaire d'éducation... Mais vous n'êtes pas moine, vous! il a été laissé en pleine lumière, en pleine liberté! On ne l'a pas... Batounine s'arrêta devant le père Fadeï. --Où est-il en ce moment? --Au séminaire, Votre Altesse. --Peut-il venir me voir? --Si Votre Altesse l'exigeait... sans doute... mais... --C'est bon. J'irai. J'irai demain. Moine!... --Et si pourtant c'était sa vocation? dit timidement le vieux pope. --Sa vocation? La vocation d'un homme, père Fadeï, c'est d'être un homme! C'est d'être marié, heureux, d'avoir des enfants, de devenir ensuite quelque chose s'il le peut... C'est entendu, n'en parlons plus. Aviez-vous autre chose à me dire? Fadeï s'en alla humblement et, rentré chez lui, dit à sa femme: --Je n'avais jamais vu le comte en colère, mais quoiqu'il n'ait guère crié, je crois qu'aujourd'hui il a eu le sang joliment retourné! Le lendemain, en effet, Batounine partit pour la ville où se trouvait le séminaire. C'était un long voyage, et le froid étant intense, il eut un instant l'idée de commander le vozok. Le vozok! oui! le vieux vozok, dédaigné sous la remise où il sentait plus que jamais la moisissure et l'oubli. C'en était fait, Batounine était vieux. Les vingt et un ans de son fils lui étaient tombés lourdement sur les épaules, et le vozok qui avait protégé jadis la faiblesse du nouveau-né convenait maintenant au père âgé, mordu parfois d'une attaque de goutte et dont les rhumes prenaient souvent l'importance d'une bronchite. Vieux! Tout l'amour-propre de Batounine se révolta; point de vozok! Le traîneau léger, qui vole sur la neige, enlevé par son attelage de trois chevaux qui semblent ne faire qu'un seul oiseau énorme, ailé, comme Pégase. Mais les cochers firent des remontrances. Par ce froid, la nuit, un voyage de dix-huit heures! Et Batounine se résigna au vozok. Quels souvenirs l'assaillirent durant cette longue course? Il n'en dit jamais rien à personne; mais lorsque, arrivé à K..., il descendit devant l'hôtel, son valet de chambre fit intérieurement la remarque que M. le comte avait l'air bien fatigué. Une heure après, Batounine entra au séminaire. Après un court entretien avec le directeur, il vit entrer un jeune homme élégant et selle, un peu plus grand que lui-même, et dont la barbe naissante floconnait autour d'un visage admirable. Les yeux de velours s'étaient approfondis, et leur regard de bel animal sauvage s'était fondu dans une douceur mélancolique; la bouche sévère, un peu triste, était modelée comme celle d'une statue grecque, et le teint d'ambre donnait une harmonie mystérieuse au brun des cheveux ondés, au pourpre des lèvres exquises. Le coeur de Batounine se gonfla d'orgueil, et pour la première fois il eut envie d'étendre les bras en disant: «Mon fils!» Il pensa aussitôt combien une pareille démonstration serait non-seulement déplacée, mais ridicule, et sut se contenir. --Je suis venu te voir, Nikanor, dit il, parce que le père Fadeï m'a dit que tu avais des idées étranges... Les yeux du jeune homme jetèrent un éclair, mais il baissa les paupières sur-le-champ. --Tu veux être moine? --Si mon père et vous, monsieur le comte, voulez bien y consentir. Batounine ressentit un singulier mouvement dans la région du coeur. Son père! Fadeï, le père de ce beau garçon! Comme si les canes couvaient des aigles! Mais c'était lui qui l'avait voulu. --Précisément, dit-il, nous n'y consentons pas. Nikanor ne fit pas un mouvement. Sous la discipline de l'Église, cette âme passionnée avait déjà appris à se contenir. --Voyons, mon enfant, reprit Batounine en le faisant asseoir près de lui sur le canapé de velours vert, tu n'y as pas songé! Le cloître, mais c'est une fin, ce n'est pas un commencement! Quand on est lassé de la vie, qu'on s'y retire, je comprends cela; quand on n'est bon à rien, qu'on s'y réfugie! Mais toi! Dans ce mot «toi», il y avait tant de choses, que le jeune homme en sentit vaguement la portée; il leva sur son bienfaiteur un regard troublé. --Oui, toi! insista Batounine; un beau garçon intelligent, qui as des amis, un avenir brillant... --Je ne suis pas ambitieux, dit Nikanor avec douceur. --Tu as tort! fit le comte avec un peu d'irritation. Il faut être ambitieux, quand on peut se donner ce luxe-là... --Mon frère est heureux, reprit le jeune homme; il a une petite paroisse qui l'occupe; lui non plus n'est pas ambitieux; notre père ne l'est pas davantage... En est-il moins bon et moins respectable? Le diplomate, qui s'était levé, arpentait le salon à grands pas. --Ton frère, ton père, dit-il entre ses dents, tout cela, c'est très-bien; s'ils n'ont point d'ambition, c'est qu'apparemment la nature ne les a pas faits pour cela. Toi, c'est autre chose. Il s'arrêta devant Nikanor et le regarda en face. Toute sa diplomatie, toute sa prudence et ses précautions allaient-elles se trouver anéanties par la colère que lui causait l'obstination de ce garçon? Après une lutte intérieure d'une extrême violence, il reprit son empire sur lui-même. Non, ce jeune homme indocile ne serait pas le plus fort, cette fois-ci du moins! --Écoute, dit-il d'un ton sec, qui ne souffrait pas de réplique, que ta famille n'ait point de hautes visées pour elle-même, peu m'importe. Qu'elle n'en ait point pour toi, peu m'importe encore. Mais c'est moi qui t'ai élevé, moi, entends-tu? As-tu vu ici beaucoup de fils de prêtres campagnards? Tes camarades ne sont-ils point d'une extraction plus haute que la tienne? Tu n'as jamais songé à cela, parce que tu ne te soucies point des choses de ce monde! Batounine leva les épaules avec un geste plein d'amertume. --Mais moi, reprit-il, moi qui t'ai distingué dès l'enfance, tu me dois bien quelque chose; cette éducation que tu as reçue, c'est moi qui te l'ai donnée. J'ai fondé sur toi de grandes espérances, il faut les satisfaire. Nikanor écoutait les yeux baissés. --Tu m'as compris? ajouta Batounine. --J'ai compris. --Tu m'obéiras? --Je vous obéirai. Le comte n'était satisfait ni du jeune homme ni de lui-même; il sentait que ces paroles, qui lui assuraient la soumission, lui aliénaient le coeur de Nikanor; il se montrait despote là où il eût voulu persuader; mais qu'y pouvait-il? Tout autre langage n'eût été ni prudent, ni compatible avec la situation dans laquelle il s'était placé vis-à-vis de cet enfant indocile. Par un de ces retours familiers aux Slaves, il reprit soudain toute sa souplesse et toute sa grâce. S'asseyant sur le canapé, il attira à lui le récalcitrant. --Voyons, lui dit-il, avec une douceur câline! extrêmement séduisante, te voilà bien malheureux! Au lieu de te laisser prendre une résolution irrévocable dont tu te repentirais trop tard, je te donne toutes les joies de la vie, et tu as l'air de m'en vouloir de ma sagesse? Eh! mais, Nikanor, si plus tard ta vocation est irrésistible, tu pourras t'y livrer! On peut toujours entrer au cloître. --Pas lorsque les liens de la vie vous ont imposé des devoirs, répondit le jeune homme de sa voix grave. Batounine sourit. --Précisément; ce sont ces devoirs qui sont une joie; le mariage et la paternité, mon cher, c'est bien quelque chose. Nikanor leva les yeux sur son bienfaiteur, et Batounine lut dans ce regard honnête une question délicate qui lui causa un peu d'ennui. --Moi, dit-il, répondant à ce qui n'avait pas été dit, je ne me suis pas marié; j'ai peut-être eu tort... Tu ne commettras pas la même faute. Allons, c'est entendu. Je te quitte. En juillet, tu me retrouveras à Slava, et nous préparerons l'avenir. Au revoir, Nikanor. --Au revoir, monsieur le comte, répondit le jeune postulant. Batounine hésita un instant, puis sortit. Nikanor se rendit à la chapelle. V Toute l'ardeur de juillet brûlait les collines. Au flanc des coteaux, la brousse et la bruyère sentaient le miel; parfois, aux premières heures du matin, on y voyait tournoyer de grands vols de cygnes qui venaient cueillir les insectes encore mal réveillés. Le haut Volga, appauvri par la sécheresse, laissait à découvert les grandes plaines de sable de son lit; mais au pied des falaises, l'eau, couleur d'aigue-marine, courait d'une seule coulée, comme un fleuve de cristal fondu. Slava se chauffait et fumait au soleil: des légions d'abeilles bourdonnaient dans le jardin du prêtre, sur les plates-bandes d'oeillets; l'air surchauffé montait en frissonnant au-dessus des toits de planches peintes; partout il y avait une paresse, une langueur heureuses, qui ne se dissipaient qu'aux heures fraîches du soir, lorsque la brise du fleuve balayait l'assoupissement du jour. La grande forêt était fraîche le matin. Tout au haut de la falaise, s'épanchant vers un vallon où roulait un mince filet d'eau, torrent à la fonte des neiges, source l'été, les sapins gigantesques alignaient leurs têtes, semblables aux troupeaux énormes de quelque berger surhumain. Ces arbres, quand ils atteignent une taille démesurée, font songer à des bêtes monstrueuses paissant dans les pâturages du Walhalla. Dans ces bois mystérieux, la rencontre d'un loup ou d'un jeune ours n'est pas chose rare; les fauves n'y sont pas aussi féroces qu'en pays plus civilisé. Le loup, craintif l'été, fuit au fond des repaires inaccessibles; l'ours s'arrête parfois et regarde de loin l'homme, qui n'est pas forcément son ennemi. La grande forêt compte assez d'habitants de petite taille pour que belettes ou putois, le garde-manger du seigneur Michka soit toujours garni, sans qu'il lui soit besoin d'aller au village. A l'abri des longues branches traînantes se creusent des gîtes, protégés par les racines noueuses des sapins. Des sentiers étranges, tracés par les pieds des ours, conduisent à ces retraites, invisibles dans l'entrelacis épais des rameaux; là, sur un matelas d'aiguilles résineuses, sèches et rousses, les oursons se roulent avec des grâces câlines de petits enfants, poussés de ci, de là, par le museau allongé de leur mère, qui semble rire en montrant ses dents blanches. C'est ce spectacle bizarre que contemplait Nikanor, en écartant les pointes des robustes branchages d'un sapin séculaire. Il avait erré au hasard dans la forêt, s'enfonçant toujours davantage au coeur des taillis, vierges de la hache; de temps à autre, il était obligé de renoncer à aller tout droit; un arbre tombé, recouvert par une exubérante végétation de parasites, lui barrait le passage, ou bien c'était un sapin si prodigieusement développé en tous sens qu'il s'enchevêtrait dans les autres, au point de former un mur infranchissable. Par endroits, le sol s'affaissait; la mousse sous les pieds devenait dangereusement élastique; une moiteur aromatique s'élevait des herbes froissées; c'était la tourbière avec sa perpétuelle menace d'enlisement. Nikanor allait au hasard, dans la grande forêt inexplorée, inviolée, faisant lever devant lui par instants l'oiseau bleu dont le plumage semble un éclat de saphir, mais ne troublant point les parades bruyantes du coq de bruyère, dont la vanité insensée lorsqu'il déploie sa beauté devant son troupeau de femelles le rend indifférent, même à l'approche de l'homme. D'ailleurs, elles ne craignaient point la mort, ces bêtes confiantes; le paysan se hasardait si rarement dans ces solitudes! Le pied de Nikanor était probablement le premier qui se fût posé sur ce sol, qui eût courbé les fleurettes de ce gazon. Il allait, tenant son fusil à deux coups comme s'il eût porté un cierge; un instinct profond l'empêchait d'être chasseur, quoiqu'il s'exerçât à la cible afin d'avoir l'oeil exact et la main adroite. Quand il partait pour la forêt, le comte avait exigé qu'il emportât le beau fusil de chasse dont la précision était légendaire. Nikanor obéissait: il obéissait toujours; par esprit de devoir, il visitait avant de partir les canons soigneusement entretenus; au retour, il déchargeait son arme sur quelque objet aussi éloigné que possible, allait voir sa marque, constatait son adresse, et rentrait les mains vides. Le pied en suspens, l'arme appuyée contre lui, le jeune homme plongeait son regard dans l'asile que le hasard lui avait fait découvrir. Un rocher surplombait cette retraite, couronnée d'un arbre énorme; tout autour, d'autres sapins se pressaient; les fauves entraient et sortaient sans doute par le sentier à demi tracé dans l'herbe que Nikanor avait suivi instinctivement, et du rocher, se laissaient glisser dans cette cachette, adroitement aménagée. Le père était absent, la mère jouait avec les petits... Nikanor sentit une émotion étrange gagner peu à peu son âme. Les oursons avaient l'air d'enfants mutins; ils se faisaient réciproquement des niches innocentes; l'ourse les regardait avec une tendresse visible, sans se douter de sa présence. Cette apparition de la famille troublait le postulant. Ces êtres ressemblaient trop à l'homme dans leurs jeux et dans leurs attitudes; étaient-ce des ennemis? Nikanor ne pouvait le croire. Une mélancolie profonde, irrésistible, s'empara de lui pendant qu'il relevait son fusil et, lentement, revenait sur ses pas. Ils étaient heureux, ces fauves; leur férocité n'était, après tout, que l'accomplissement d'une loi de nature, celle de l'appétit; ils s'aimaient entre eux, et leur affection paraissait d'autant plus vénérable qu'ils étaient à eux seuls tout l'univers. Point de camarades, point de société, d'échange de sentiments, de communauté d'instincts avec le monde extérieur; c'était la famille dans sa simplicité grandiose, dans son égoïsme sacré, telle qu'elle'avait dû être chez l'homme aux premiers jours de la terre. Le jeune homme avait laissé la tanière loin derrière lui; il retrouvait le chemin parcouru, par les herbes foulées, qui n'avaient pas encore eu le temps de se redresser tout à fait; il marchait la tête baissée, avec la précaution machinale de ceux qui vivent au milieu des bois, lorsqu'au détour d'un arbre il vit une ombre rousse tout près de lui. Instinctivement, il se rejeta en arrière, mais il avait senti sur son visage l'haleine brûlante de l'ours. Ils restèrent un instant face à face, surpris, s'examinant, contrariés tous deux, pour ainsi dire, de s'être rencontrés. Ils ne se voulaient aucun mal: l'ours, repu, n'avait pas faim de l'homme, et Nikanor, encore plein de sa rêverie, ne voyait en lui qu'un père de famille retournant près des siens. Le passage était étroit; un des deux devait reculer pour faire place à l'autre. Le jeune homme avait saisi son fusil, ce qui était une menace, mais l'ours n'en savait rien; il regardait curieusement l'homme et son arme; peut-être, après tout, n'avait-il jamais vu ni l'un ni l'autre. Nikanor n'avait pas peur de la bête, mais le coeur lui battait: il craignait d'être contraint de faire une chose qui lui répugnait indiciblement, pour laquelle il ressentait une horreur sans nom... Très-lentement, avec une prudence inouïe, il rompit d'une semelle. Il n'avait point d'amour-propre d'homme en face de cette brute; il lui céderait volontiers le passage, si elle voulait continuer son chemin vers sa femelle et ses petits... L'ours se dressa avec un grognement sinistre. --Oh! non! lui dit Nikanor tout bas, avec une expression de prière et de regret, non... va-t'en!... La bête étendit les bras et s'approcha, menaçante... Le jeune homme épaula son arme, le coup partit; et il eut juste le temps de se jeter de côté avant que l'animal s'abattit, la poitrine contre terre, les bras en avant. Nikanor prit la fuite éperdument, pendant que l'écho du coup de feu résonnait dans la forêt sonore; il courut pendant un quart d'heure, comme pour échapper à une obsession terrible. Ce qu'il voyait avec ses yeux intérieurs, ce n'était pas l'animal menaçant; ce qu'il redoutait, ce n'était pas l'ourse furieuse, attirée par le bruit... Il avait peur de la douleur de cette créature auprès du corps de son compagnon,--et il craignait plus que tout, plus que la mort même, l'instinct de la conservation, qui l'eût fait tuer la mère comme il venait de tuer l'époux. Quand il eut atteint une route qui traversait la forêt dans la direction de Slava, Nikanor prit une allure plus tranquille. Des bruits humains se faisaient entendre très-loin: coups de cognée contre les arbres, grincements de chariots sur les pierres, cris d'appel de bûcherons entre eux; tout cela se perdait confusément dans le murmure du vent, mystérieux comme les chants de l'orgue; mais, parfois, une clameur s'élevait au-dessus de la sourde harmonie, parlant de vie sociale et d'activité. La clairière était vaste et haute comme une nef de cathédrale. Les aunes et les hêtres qui la formaient avaient été ébranchés pour laisser repousser un jeune taillis; les grandes ramures formaient des arceaux par où la lumière se glissait tamisée, transfigurée en un jour d'émeraude, féerique et surnaturel. Nikanor jeta son fusil à terre et se laissa tomber sur la mousse. Une émotion douloureuse le serrait à la gorge; il éprouvait une angoisse insurmontable, et la peur d'avoir eu peur le faisait se roidir contre lui-même jusqu'à l'extrême torture, mais il ne savait ce qu'il avait. Un appel d'enfant, modulé comme un chant, retentit au loin et vint mourir avec une douceur extrême sous les arceaux de verdure dorée. L'âme de Nikanor se réveilla soudain; quelque chose lui sembla se briser en lui, comme une corde trop tendue; il regarda ses mains, ses belles mains fines et Manches à peine noircies par son fusil, et avec un sanglot il murmura: --J'ai versé le sang! Dans l'acte qui ôte la vie à un être animé il y a quelque chose de mystérieux et d'effrayant pour celui qui l'accomplit, à moins qu'il ne soit perverti par les habitudes sociales, ou naturellement cruel. Nikanor n'était ni l'un ni l'autre; le sang versé, fût-ce en légitime défense, venait de lui causer une émotion horriblement douloureuse. Il essaya au bout d'un instant d'envisager la chose comme toute simple; il ne put y parvenir. Le spectacle des oursons jouant avec leur mère le poursuivait, quoi qu'il fit, et sa pensée se formula ainsi:--C'est presque un assassinat. Il se releva et prit le chemin de la maison. Il avait fait une longue traite ce jour-là, et le soleil était déjà très-haut lorsqu'il atteignit Slava. Il pressait le pas, sachant que Batounine prisait avant tout l'exactitude. Le déjeuner était annoncé, au moment où la grande pendule de Bréguet sonnait le premier coup de midi. Le comte avait voulu, cette fois, que Nikanor fût son hôte. En le recevant, lors de son retour du séminaire, il lui avait annoncé ses intentions comme une chose élémentaire, et le jeune homme n'avait pas fait d'objection. On lui avait donné un bel appartement bien aménagé, et le valet de chambre du comte avait veillé à ce que le service personnel de cet hôte nouveau fût irréprochablement soigné. Nikanor s'était plié tout à coup, sans le moindre étonnement, à des habitudes de grand seigneur qui lui semblaient toutes naturelles, encore qu'il ne les eût jamais pratiquées. Son linge, plus fin, encadrait bien ses mains délicates, et l'usage d'un parfum fugitif, très-doux, ne lui semblait pas incompatible avec la simplicité un peu austère qu'il s'était imposée jusque-là. Pour chasser l'idée pénible de ce qu'il était tenté d'appeler son meurtre, Nikanor pensait au changement opéré tout à coup dans sa vie, depuis un mois qu'il habitait Slava; de l'humeur mélancolique dont il était, il se reprocha ces concessions mondaines à des convenances nouvelles. Un mouvement d'humilité tout spontané le poussa vers la maison du père Fadeï, malgré l'heure qui le talonnait. Le brave homme, en culotte de serge, en manches de chemise, était fort affairé à son rucher; il marchait, dans le jardin, la tête entourée d'une auréole d'abeilles bourdonnantes. --N'approche pas! cria-t-il du plus loin qu'il vit le jeune homme; elles ne te connaissent pas, tu te ferais piquer. Nikanor rebroussa chemin et se mit à la recherche de la mère. Les bras nus jusqu'au coude, petite, ridée et pourtant grassouillette, la popodia brassait énergiquement les pains azymes pour la messe du lendemain, car c'était un samedi. --Ne me touche pas, dit-elle à Nikanor qui s'approchait pour l'embrasser. Tu sais qu'il ne faut pas déranger la personne qui prépare le pain pour la communion. La cloche de l'église sonna midi. Par bonheur, elle avançait de cinq ou six minutes; Nikanor se mit à courir vers le château. Comme il s'engageait à toutes jambes dans la grande avenue, il vit une apparition qui l'arrêta court. Grande, blanche, avec une légère teinte rosée sur les joues, mince et souple, quoique avec des bras potelés, une jeune fille traversa l'allée, se dirigeant vers la propriété de madame Kédrof. Elle était venue en voisine, car les rubans de son large chapeau de paille suspendus à son bras traînaient à terre; elle portait une robe de jaconas blanc, à toutes petites fleurs roses, simplement faite, mais d'une coupe élégante; elle regarda Nikanor, et il vit deux beaux yeux bleus, très-purs, abrités par de longs cils châtains; deux tresses lourdes et dorées s'enroulaient autour de sa tête. Elle fit un signe de politesse, si léger qu'il pouvait passer inaperçu. Nikanor s'inclina, elle disparut. Aussitôt il reprit sa course, déposa son fusil dans le vestibule, alla se laver les mains et entra dans la salle à manger par une porte au moment où le comte paraissait sur le seuil de l'autre. --Comme le voilà rouget dit-il à Nikanor en dépliant sa serviette. --J'ai couru, répondit celui-ci. --Dans la forêt? --Oui, monsieur le comte. --Tu avais ton fusil? --Oui. --Tu ne t'en es pas servi? Tu ne seras donc jamais un chasseur? Nikanor pâlit et fit un effort. --J'ai tué... dit-il avec contrainte. --Qu'est-ce que tu as tué? --Un ours. Batounine regarda son fils avec étonnement. --Un ours? --Oui. --Tu sais où? Tu le retrouverais? --Non. Évidemment, cet entretien déplaisait à Nikanor. Batounine pensa qu'un ours tué se retrouve presque toujours; et passant à un autre ordre d'idées: --Ma soeur a invité une jeune fille à demeurer quelque temps chez elle. Elle est venue m'emprunter des livres tout à l'heure. Tu as dû la rencontrer? --Je l'ai rencontrée. --Ah! Elle est jolie, n'est-ce pas? --A ce qu'il m'a semblé, elle est jolie, répondit Nikanor avec une singulière contraction au coeur. Batounine le regarda en dessous et cassa le bout de son oeuf à la coque. --Nous verrons bien, se dit-il à lui-même, si tu t'entêtes à devenir moine, beau tueur d'ours! VI Dans la grande baie du salon de sa mère, qui donnait sur l'avenue de Slava, Polyxène Kédrof faisait semblant de travailler à un minuscule ouvrage de dame; ses doigts effilés tournaient et retournaient la soie sur le crochet, mais elle se gardait bien de suivre le dessin commencé. Depuis une demi-heure, sournoisement, elle guettait la jolie fille dont sa mère lui avait subitement imposé la société, pour un temps indéfini. --Demoiselle de compagnie? se disait la jeune mondaine. Non! Trop jolie et pas assez souple dans ses manières. Alors quoi? Comme c'est difficile à deviner! C'est une jeune personne qu'on veut marier dans nos environs. Mais à qui? Se serait-on jamais figuré qu'il y eût chez nous abondance de célibataires au point que l'importation des demoiselles s'imposât comme une nécessité! Je voudrais bien savoir à quelle classe de la société elle peut appartenir. A mes questions, maman a dit: Tu verras toi-même; et je ne vois rien du tout! Elle ne m'aide pas, aussi! Elle ne prononce pas une parole! Agathe, ma chère, venez donc un peu ici; j'ai embrouillé mon dessin; vous qui êtes si adroite... Agathe se leva docilement, prit l'ouvrage des mains de Polyxène et répara les bévues, après quoi, elle le lui rendit sans proférer une parole. --Est-ce que vous auriez été élevée dans un couvent, ma chère, que vous observez si exactement la règle du silence? dit mademoiselle Kédrof en la regardant de côté. Le beau visage placide de la jeune fille se couvrit de rougeur. --Non, dit-elle, mais je n'aime pas à parler. --On parlait pourtant dans votre famille? Agathe sourit, sans que sa rougeur diminuât. --Très-peu. Ma mère est comme moi. Nous nous entendons sans paroles. --Oh! très-bien!--Tu as une mère, ajouta-t-elle in petto, c'est toujours cela de connu!--Et votre père? --Mon père était peu avec nous, excepté aux heures des repas. --Était? pensa Polyxène. Donc il est mort. Tu as une robe rose, donc il y a longtemps que le digne homme a quitté la terre. Où demeurez-vous? reprit-elle tout haut. --A Moscou. Polyxène ne put réprimer un mouvement de surprise: quoi, une Moscovite, cette fille muette? --Allez-vous beaucoup dans le monde? Vous êtes très-jolie, savez-vous? Pourquoi votre mère n'est-elle pas venue ici avec vous? C'est une amie de la mienne? Agathe ne répondit pas. Trois questions et un compliment tout d'un coup, c'était trop pour elle. --Ah! fit Polyxène en regardant l'avenue, voici mon oncle avec son filleul; je parie qu'ils viennent prendre le thé avec nous... Une idée traversa subitement son esprit, et elle arrêta ses yeux malins sur la tranquille Agathe. --Est-ce que votre père n'appartenait pas au clergé? lui dit-elle brusquement. --Oui, répondit la jeune fille en rougissant derechef. --Ah! c'est très-bien! Rien de plus clair, continua-t-elle pour elle seule. C'est une fille de prêtre, un prêtre huppé, ça se voit tout de suite, et on l'a fait venir ici pour la marier à Nikanor! La ma-ri-er à Ni-ka-nor! chanta-t-elle à demi voix au moment où son oncle apparaissait sur le seuil, dans la compagnie du jeune homme. Batounine jeta un regard courroucé sur sa nièce. --Vous avez, Polyxène, des manières trop évaporées, même pour votre âge, dit-il; ce n'est pas votre mère qui vous a appris à recevoir vos aînés en chantant des airs d'opérette... Faites-la prévenir de notre visite, je vous prie. Mais Polyxène n'était point fille à se troubler pour si peu. --Maman vous attend, j'en suis persuadée, dit-elle; mais j'y vais tout de même, puisque vous le désirez. Elle lui fit une profonde révérence et sortit. --Polyxène est mauvaise depuis qu'elle monte en graine, murmura le comte. Mademoiselle Agathe, permettez-moi de vous présenter mon filleul Nikanor, pour qui j'ai une vive affection. Nikanor s'inclina; la jeune fille reçut son salut les yeux baissés, et resta un instant sans lever les paupières. Lorsqu'elle le regarda, elle fut si troublée de ce qu'elle lut sur ce visage qu'elle se hâta de refermer les yeux, comme éblouie. Il était resté en admiration devant elle; si elle avait osé, elle eût fait de même à son égard. Pour la première fois de sa vie, Nikanor regardait une femme; il avait vu les autres, mais aucune ne l'avait assez intéressé pour qu'il l'examinât, comme on examine un objet d'art. L'Écriture avertit l'homme du danger qu'il court près de la femme; elle lui dépeint son éternelle ennemie comme trompeuse et fatale; un peu de cette crainte avait passé dans l'âme du jeune postulant, encore qu'il se fût destiné au mariage; et vraiment ce n'était pas la vue de Polyxène, la seule jeune fille avec laquelle il eût parlé en toute liberté,--ni son esprit moqueur, qui auraient pu l'encourager à sonder le problème redoutable. Celle qu'il avait sous les yeux lui révélait un monde inconnu. Elle était absolument belle; la beauté des lignes s'ajoutait chez elle au charme de la couleur; d'elle émanait un charme profond qui retenait le regard; elle était bonne, c'était écrit dans chaque ligne de son adorable visage et de ses mains élégantes. Mille pensées allaient et venaient dans l'esprit de Nikanor, pendant qu'il regardait cette douce créature; des comparaisons mystiques surgissaient devant sa mémoire, en même temps qu'une splendeur nouvelle illuminait sa vie, comme un flambeau allumé dans le gris du crépuscule. Tout ce qu'il avait lu, tout ce qu'on lui avait dit n'était que fadaises auprès de cette réalité sereine et triomphante qui venait de foudroyer son passé en ouvrant les portes de l'avenir. Il ne douta pas un instant qu'elle lui fût destinée; son âme candide n'avait point encore eu l'occasion de se méfier des pièges de la vie; on l'avait amené là, on protégeait de tous côtés une entrevue qu'il eût été si facile de laisser à la banalité ordinaire: c'était donc qu'on lui voulait aplanir les difficultés d'un premier entretien. Il regarda Batounine, cependant, pour s'enquérir... Batounine souriait avec une extrême discrétion. Devant cette floraison de la jeunesse, préparée par ses soins, il se sentait plus ému qu'un sceptique tel que lui n'eût voulu l'avouer. Alors, c'est à la jeune fille qu'il s'adressa. Celle-ci était femme et par conséquent plus maîtresse d'elle-même. Mais le regard de Nikanor, reçu par elle en plein coeur, l'avait jetée dans un trouble indicible. Une émotion dont elle n'avait jamais eu l'idée l'avait saisie et presque paralysée; elle put à peine répondre quelques mots. --Ma foi, tant pis! pensa Batounine. S'ils tombent dans les bras l'un de l'autre aussitôt que j'aurai francbi le seuil de la porte, ce sera une légère infraction aux convenances, mais nos plans ne feront qu'y gagner. --Que fait donc ma soeur? demanda-t-il tout haut en gagnant la terrasse. Il tira la porte vitrée après lui, et les deux jeunes gens restèrent seuls. La nuit était proche; c'était une de ces soirées de juillet où la terre n'est qu'un grand brasier mourant, où les parfums montent vers le ciel, presque visibles, comme la fumée des encensoirs. Le silence pesait sur le front de Nikanor, comme une main trop lourde, et il ne savait point le rompre. Il fit un violent effort. --Vous resterez longtemps ici? dit-il tout bas. Le son riche et mélodieux de cette voix était aussi troublant que le regard des yeux de velours. --Je ne sais pas... je l'espère, balbutia Agathe. Il garda le silence et baissa les yeux. Maintenant il n'avait plus besoin de la regarder; elle venait de pénétrer dans son être plus profondément que par les yeux, avec le tremblement contenu de sa voix mystérieusement voilée. Ils ne se parlaient pas, et se sachant destinés l'un à l'autre, ils prenaient lentement possession de leur nouvelle richesse avec ce plaisir mêlé de crainte qui accompagne l'exploration d'un pays inconnu. --Et vous? demanda Agathe, vous resterez ici? --Oh! oui! répondit-il avec ferveur. La porte du salon s'ouvrit, et un valet entra, portant deux lampes. Les jeunes gens frissonnèrent, blessés dans tous leurs sens par ce bruit et cette lumière, qui les arrachaient si brusquement à leur enchantement. Lydia suivit, si légère, qu'on n'entendait point son pas; fluette et gracieuse, elle avait l'allure d'un sylphe; ses mains adroites semblaient effleurer les objets au lieu de les prendre, et sa venue était toujours un plaisir pour Nikanor, dont elle satisfaisait les instincts esthétiques. Cette fois il n'y prit point garde; elle s'approcha, lui offrant sa petite main fraîche; il la serra distraitement; la fillette se retira près de la table, sous la lampe, avec un livre. Madame Kédrof entra aussitôt avec son frère et sa fille, et le groupe se forma, pendant que le valet de pied servait le thé. Une heure après, Batounine et Nikanor s'en retournèrent au château, par la grande avenue. Les étoiles scintillaient au-dessus de leurs têtes, à travers les éclaircies des tilleuls; la brise du fleuve froissait doucement les feuilles, qui semblaient se chuchoter des secrets; les deux hommes marchaient silencieusement. --A quoi penses-tu, Nikanor? dit le comte avec douceur, comme s'il craignait de l'éveiller en sursaut. --Je pensais... je pensais à l'ours que j'ai tué ce matin. Cette réponse n'était pas celle qu'attendait Batounine; mais il avait appris à respecter le lien mystérieux qui reliait toujours les unes aux autres les pensées de Nikanor. --Et cette jeune personne que nous venons de voir, as-tu eu le temps de te faire une opinion sur son compte? --Cette jeune fille? Nikanor n'ajouta rien et retomba dans sa méditation. --C'est la fille d'un prêtre fort distingué de Moscou: elle est orpheline, avec une certaine fortune. Sa mère n'est pas très-intelligente ni d'une grande éducation, étant fille de marchands; mais elle,--elle me parait digne d'un trône. Nikanor cheminait, toujours silencieux. --Ce serait dommage, reprit Batounine, qu'elle épousât un imbécile,--quelque propriétaire des environs. --Est-elle venue ici pour se marier? demanda Nikanor en s'arrêtant court. --Oui et non, elle n'est pas encore promise. À la faible lueur des étoiles, Batounine vit que le jeune homme était tout pâle. --A propos, reprit-il négligemment, nous partirons pour l'étranger dès les premiers jours d'août. Il faut que tu perfectionnes ton français et ton allemand, qui sont par trop rudimentaires, et que tu apprennes aussi les façons de ces pays-là. --Nous partirons? fit Nikanor, blessé soudain dans une fibre intime, et si malheureux qu'il se sentait envie de pleurer. --Oui, dans une quinzaine. Tu verras ensuite si tu te décides pour le clergé noir ou le clergé blanc. Tu sais, au fond, je ne veux pas te contraindre; si tu éprouvais pour le cloître une vocation vraiment irrésistible, je me ferais scrupule de te retenir... mais je ne te permettrais d'y entrer qu'après une épreuve de deux ans; ces deux ans, tu les passerais avec moi, à l'étranger; tu me servirais de secrétaire. Nikanor, bouleversé, perdait la tête dans ce dédale de projets qui ne l'intéressaient plus en rien. --Monsieur, dit-il lentement, je vois que vous aviez raison et que je ne suis pas fait pour la vie claustrale. --Tu penses? fit le comte, qui dans l'obscurité se permit de sourire. Alors, tu consens à être prêtre? --J'y consens, répondit Nikanor d'une voix grave, les yeux fixés sur les étoiles, qui tremblotaient dans l'air tiède. --Il nous faudra alors te chercher une femme. La voix du jeune homme s'éleva dans la nuit tranquille. Le vent s'était tu dans les feuilles; seul, le bruit du courant du fleuve arrivait très-faiblement jusqu'à la terrasse. --Monsieur, dit-il, si vous ne vouliez pas me donner pour femme celle que j'ai vue tout à l'heure, il ne fallait pas me la montrer, car mon âme est allée vers elle dès le premier moment. En d'autres temps, Batounine aurait souri du succès de sa diplomatie, tout enfantine qu'elle fût; il se sentit, à son étonnement, singulièrement ému. --Elle te platt à ce point? dit-il. --Si je ne peux l'avoir, je n'en voudrai point d'autre. --Soit, fit Batounine en entrant dans sa maison. Le lendemain, il retourna avec Nikanor chez madame Kédrof, qui en les voyant fit demander Agathe. --Mademoiselle, dit Batounine à la jeune fille, qui se tenait debout, très-pâle et toute droite, ce jeune homme que j'aime sollicite votre main. Votre mère m'avait donné pleins pouvoirs sur vous; je vous le donne et je vous donne à lui. Ils restèrent la tête baissée, sans se regarder. --Et mon père? demanda tout à coup Nikanor, s'apercevant que ceci n'était plus du tout dans les règles. --Il va venir, répondit sèchement Batounine; je l'ai envoyé chercher. Il se tourna vers sa soeur en lui parlant d'autre chose. --Agathe, dit Nikanor, c'est vrai que vous serez ma femme? Je vous ai aimée en vous voyant. Elle le regarda sans lui répondre. Plus heureuse encore que lui, elle l'avait aimé avant de l'avoir vu, d'après ce qu'elle savait de lui. Sans s'en douter, Polyxène avait bien travaillé. VII Batounine fut inflexible; il avait décidé qu'il emmènerait Nikanor à l'étranger, et il l'emmena. C'était, à vrai dire, une mesure très-sage, faite pour aiguiser la passion qui portait les jeunes gens l'un vers l'autre. Son oeil exercé avait jugé la situation au bout de deux ou trois jours. Agathe se donnait corps et âme, tout simplement, comme les fleurs s'ouvrent au soleil: c'était la femme d'un seul amour; elle n'avait rien aimé jusque-là, sauf sa mère et son père, mais ceux-là d'une tendresse si peu expressive et pour ainsi dire si lointaine, que c'était plutôt du respect que de l'affection. L'amour entrait dans sa vie avec la majesté d'un roi; elle s'inclinait devant le maître, heureuse d'être sa servante. Son intelligence était moins complète que son coeur; elle ne cherchait point à analyser, mais elle se prêtait merveilleusement à subir. Nikanor vivait dans une tout, autre sphère. Il n'analysait pourtant pas davantage le sentiment qui l'entraînait vers cette créature douce et belle, qui allait être à lui. Il s'efforçait bien de faire entrer dans son amour la gravité nécessaire à sa situation; sa haute piété ne lui permettait pas de s'abandonner aux délices de l'heure présente, comme l'eût fait un laïque; mais tout en raisonnant, tout en se disant qu'il serait bien heureux, époux chrétien, de fonder une famille sous des auspices aussi favorables, il n'en était pas moins livré à tout l'éblouissement d'une passion où son intelligence et son choix n'avaient eu nulle part. Il aimait Agathe parce qu'il était jeune, parce qu'elle était belle, et que cet amour permis, sanctifié, répondait à toutes les aspirations de sa vingt et unième année, entre une jeunesse studieuse et un avenir empreint de la gravité sacerdotale. Enchanté du succès de ses négociations, le diplomate avait jugé inutile de consulter son pupille pour des arrangements qu'il considérait comme purement matériels, ceux qui avaient rapport à la situation future du jeune homme, lorsque après son mariage il aurait reçu les ordres sacrés. Ayant un jour, en causant avec Nikanor, prononcé le nom d'une des paroisses de Moscou, il fut surpris de rencontrer de la résistance. --Comment, tu ne veux pas de celle-là? Mais, mon cher enfant, c'était celle du père de ta fiancée; elle te revient de droit! Celui qui l'occupe à présent n'en fait que l'intérim. --Je ne veux pas habiter Moscou, dit Nikanor avec son inaltérable douceur. --Pétersbourg alors? tu es bien gourmand! --Ni Moscou ni Pétersbourg, monsieur le comte, ni aucune ville. Je veux être un desservant de campagne, comme mon frère et mon père. Une fois de plus Batounine fut tenté de faire acte L d'autorité et d'affirmer ses droits; c'était d'ailleurs l'inévitable révolte intérieure qui bouillonnait en lui lorsqu'il entendait son fils faire allusion à sa famille nourricière; mais, comme les autres fois, le comte rappela son sang-froid et tint tête à la difficulté. --Tu ne te rends pas compte qu'étant beaucoup plus intelligent, ayant beaucoup mieux profité des occasions de t'instruire, tu es fait pour occuper une situation beaucoup plus élevée! dit-il. --Que le ciel me préserve du péché d'orgueil, répondit Nikanor. --Il n'est point question d'orgueil; tu as reçu de Dieu des dons plus brillants, tu es tenu de les faire fructifier. Il y a une parabole pour cela dans les Évangiles. Le jeune homme était pris; il comprit que sa résolution pouvait n'être pas compatible avec les plans que la famille d'Agathe avait formés pour elle, et il s'en expliqua avec sa franchise ordinaire dès qu'il fut seul avec la jeune fille. --Agathe, lui dit-il, vous êtes d'une famille distinguée, et moi, je ne suis que le fils d'un pauvre desservant de campagne... Elle lui jeta un regard où tout l'orgueil de l'amour avait mis sa lumière. Il continua: --J'ai été si heureux de savoir que vous pouviez être à moi, que je n'ai même pas songé à me demander pourquoi l'on m'avait permis d'aspirer à vous. Était-il besoin de réponse? Est-ce que Nikanor, beau, élégant, instruit, n'était pas digne de toutes les gloires? --Je le sais maintenant, reprit le jeune homme; on m'avait choisi pour succéder à votre père... le comte me favorise vraiment! C'est mon parrain, et il est trop bon pour moi... Mais moi, Agathe, je ne puis accepter des faveurs qui me mettraient si fort au-dessus de ma famille... Vous le comprenez, n'est-ce pas? Il développa des raisons qui étaient, en effet, excellentes. Elles n'eussent rien valu, que la pauvre Agathe ne les en eût pas moins admirées; mais plus Nikanor témoignait de noblesse et de désintéressement, plus le jeune homme grandissait à ses yeux. --Je vous comprends, dit-elle quand il eut terminé, et je vous approuve. --Cela vous est indifférent d'être la femme d'un humble prêtre de village, alors que vous pouviez prétendre à des distinctions et à la société choisie d'une grande ville? Elle posa sur le sien son regard bleu, d'une pureté angélique. --Où tu iras j'irai, dit-elle, citant la Bible. Ton pays sera mon pays, et ton Dieu sera mon Dieu. Fort de cet appui, Nikanor fit part de son inébranlable décision à Batounine, qui n'en fut point content. Le comte s'était attendu à la soumission qu'il avait toujours rencontrée; et tout en se louant de la docilité de Nikanor, peut-être avait-il parfois regretté que le jeune homme ne montrât point un peu plus de caractère. Si telle avait été sa pensée intime, il eut tout le loisir de la regretter, car cette fois le doux Nikanor fut inflexible. C'est pendant les banales péripéties de leur voyage à l'étranger que se livra cette bataille journalière. Batounine était têtu, mais son fils ne l'était pas moins; peut-être l'était-il davantage. Le diplomate croyait trouver une arme bien puissante dans la personne d'Agathe; lorsqu'il apprit qu'Agathe avait passé à l'ennemi, il reconnut la lutte inégale. Sans doute il pouvait maintenant s'opposer à ce mariage, qu'il avait favorisé, mais aurait-il le coeur de désespérer ces deux enfants qui s'aimaient? Cependant on ne renonce pas si facilement à des espérances longuement caressées, et la lutte courtoise, mais passablement âpre, engagée au départ, aurait pu se prolonger après le retour, si Batounine ne s'était pas avisé de la fragilité des résolutions humaines. --Il refuse aujourd'hui, pensa-t-il, parce qu'il est amoureux et que ce serviteur de Dieu ne voit pas plus loin que le bout du nez de Cupidon, Mais lorsqu'il aura trente ans et sa femme aussi, l'ambition finira bien par avoir son jour. Laissons-le faire; je me charge de ne pas le laisser se rouiller dans son trou de campagne. Batounine annonça donc à son filleul qu'il mettait bas les armes. --Seulement, ajouta-t-il, je ne saurais me décider à te voir enterré dans une paroisse peuplée de paysans ignares. Tu resteras à Slava, et le père Fadeï prendra sa retraite. Je sais que c'est contraire aux usages, voire à la loi, mais Slava est une paroisse nouvelle fondée par moi. Fadeï en est le premier titulaire, et je parviendrai bien à arranger cela. Ne réplique pas, ou je me fâche. Rester à Slava! C'était précisément ce qu'aurait demandé Nikanor s'il s'était jamais permis de demander quelque chose. Sa nature bizarre et fière lui permettait de refuser, mais non de souhaiter. Malgré les principes d'ascétisme qu'il s'était posés à lui-même, il n'eut pas le courage de repousser la coupe de miel qui venait s'offrir à ses lèvres. À la fin de janvier, Nikanor épousa son Agathe. Les jeunes époux partirent pour Kief; c'était à la fois un pèlerinage de piété et un voyage de noces, comme le fit observer Polyxène à son oncle, quand il revint à Pétersbourg, après la cérémonie à laquelle il avait voulu assister. --Toi, fit Batounine, si l'on ne te marie pas, tu seras la plus mauvaise langue de Russie avant six mois. --Hé! mon oncle, mariez-moi!... Je ne sais comment cela se fait! il y a cinq ou six ans j'avais des épouseurs au panier; maintenant, on ne voit plus que du fretin. --Hé, ma nièce, c'est une fable de la Fontaine que vous me débitez là! fit le comte. Soit, je vous marierai; mais ne regimbez plus! --Oh! mon oncle! vous avez la main si heureuse! fit hypocritement Polyxène. Il la maria, en effet, à un général d'artillerie, ni trop jeune ni trop vieux, pas trop laid, assez riche; enfin ce qu'on appelle un beau parti. --Ce n'est pas un mari à chérir, dit Polyxène à sa soeur Lydia le matin de son mariage, mais enfin on peut s'en arranger; l'essentiel, c'est qu'il supporte bien les contrariétés. Tiens, sais-tu, fillette? je vais te faire une confidence. Lydia allait mettre ses deux mains sur ses oreilles, sachant par expérience que les confidences de sa soeur étaient ce que sa mère eût le moins aimé lui voir entendre; mais sa grande soeur avait déjà rabattu les mains, qu'elle tenait prisonnières. --Oui, tu l'entendras malgré toi. Je n'ai jamais vu qu'un seul garçon dont j'aurais pu être amoureuse pour tout de bon, c'est-à-dire quelqu'un que j'aurais aimé à tourner et à retourner sur le gril, avec accompagnement de poivre, de sel et de jus de citron; et ce quelqu'un-là, c'est le cousin Nikanor. --Oh! fit la petite, scandalisée. Nikanor qui va être prêtre! Et puis, pourquoi l'appelles-tu cousin? --Nigaude! Et si tu le dis à maman, tu sais, prends garde à toi! C'est sous ces heureux auspices que Polyxène entra, nouvelle épousée, dans la maison de son mari. Pendant ce temps, les charpentiers de Slava avaient fort à faire; au bout du parc, sur la pelouse qui touchait à la route, tout près de l'église, on avait prélevé sur la terre seigneuriale un enclos bien palissadé; quelques grands arbres y donnaient une ombre favorable en été, et le verger du comte, qui se terminait là, s'était vu retrancher quelques perches de son meilleur terrain. Une belle maison y fut construite dès les premiers jours du printemps. Des meubles arrivèrent sur de longues files de chariots, et avec eux un harmonium, chose qu'on n'avait jamais vue dans le pays et dont l'emploi excita bien des commentaires avant que l'intendant de Batounine eût déclaré qu'on s'en servait «pour jouer du piano». Les tapissiers vinrent de Kazan poser les tentures, et le jardinier en chef garnit les fenêtres à l'intérieur de plantes au feuillage persistant. Enfin, un jour de septembre, car tout cela avait été exécuté avec une rapidité prestigieuse, la grande calèche du comte, envoyée à Samara pour l'arrivée du bateau, déposa devant le perron de la maison neuve Agathe et son mari, devenu le père Nikanor. Jeune père, en vérité, dont les cheveux, destinés à ne plus connaître l'affront du fer, commençaient à former autour de son beau visage une auréole de boucles soyeuses, et dont la barbe rebelle frisait comme celle de quelque dieu grec. A partir de ce jour le père Fadeï prit sa retraite, et le père Nikanor fut titulaire de la paroisse de Slava. Ce fut une émotion profonde pour le pauvre desservant le jour où il vit son nourrisson s'avancer tenant le vase sacré dans ses belles mains effilées. Se rappelait-il le petit être affamé auquel il avait administré le baptême avant de le porter sur le sein réconfortant de la bonne _popodia_? Lorsque la voix grave et veloutée de Nikanor prononça les paroles sacramentelles, un frisson courut entre les épaules du bon vieux. --Vois-tu, dit-il à sa femme quand ils se retrouvèrent seuls dans leur vieille maison, si jamais un homme fut fait pour appeler le bon Dieu parmi nous, c'est cet enfant-là. Je crois vraiment que c'était un enfant de miracle! VIII Trois années s'écoulèrent dans une paix parfaite, telle qu'on n'en peut goûter qu'en un lieu éloigné de toute préoccupation mondaine, politique et même artistique. Nikanor vivait au milieu des paysans, remplissant envers eux tous les devoirs de son poste, très-respecté, plutôt qu'aimé, car il avait en lui ce je ne sais quoi qui interdit la familiarité. Il était trop d'une autre race pour devenir populaire; malgré la grande somme de temps, de patience et de dévouement qu'il était toujours prêt à dépenser, les intelligences étroites de ses paroissiens empêchaient leurs coeurs simples d'aller à lui. Il en souffrait. Son rêve d'humilité n'avait pas été un rêve de sacrifice; il eût voulu être aimé, non pour lui-même peut-être, mais pour le bien qu'il souhaitait faire; or, il n'avait ni l'amour, ni même la grande et haute satisfaction du devoir accompli. Pour que cette satisfaction, la plus noble qu'il soit donné à l'homme d'éprouver, puisse rayonner dans une âme, il faut que l'accomplissement du devoir se produise de quelque façon appréciable; or, rien ne révélait jamais à Nikanor qu'il eût payé sa dette à la portion d'humanité qui dépendait de lui. Plus de superstition que de religion véritable, un fatalisme qui remplaçait la résignation, une facilité extrême à s'accommoder avec sa conscience dans la faute, unie à la docilité traditionnelle qui lui amenait un troupeau de paysans prêts à se confesser pour Pâques et également prêts à retourner à leurs péchés le lendemain, ce n'était pas de quoi contenter les aspirations chrétiennes de Nikanor. Il eût voulu moins de demi-perfection chez ses ouailles, quelques révoltes de conscience l'eussent moins alarmé que cette placidité un peu bestiale, cette paix de l'a peu près dans laquelle s'endormait toute sa paroisse, et dans laquelle il n'avait point de plus grande terreur que de s'endormir à la fin lui-même. Agathe aussi semblait avoir subi l'influence somnolente de ce pays tranquille. C'était toujours la même belle créature douce et confiante, remplie d'une adoration respectueuse pour l'époux choisi que le ciel lui avait donné. Elle l'aimait, le coeur plein, reconnaissante à Dieu de ces dons exceptionnels, se sachant heureuse entre toutes; et pourtant une sorte de torpeur l'empêchait d'exprimer sa pensée. Depuis leur mariage, le caractère sacré dont Nikanor avait été revêtu avait mis une barrière à ses épanchements, de même que sa pudeur exquise avait scellé ses lèvres alors qu'elle n'était encore que fiancée. Il y a des natures délicates, mais incomplètes, chez qui les sentiments, même les plus élevés, ne peuvent trouver leur expansion; ce n'est pas la timidité seule qui les contraint au silence, c'est une impossibilité radicale de formuler en un langage quelconque les impressions reçues, qui restent vagues et flottantes, quoique douloureusement intenses, comme parfois dans le rêve. Agathe était une de ces natures, elle n'osait pas; mais eût-elle osé que ses lèvres se fussent trouvées incapables de se mouvoir. Ses yeux seuls parlaient; mais lorsque la souffrance de ne pouvoir s'exprimer devenait trop violente, elle les baissait, désespérée, pour ne pas laisser voir les larmes qui les remplissaient, et son secret n'en demeurait que plus profondément enseveli en elle-même. Ce calme, cette modération dans l'expression des sentiments même les plus permis, ne déplaisaient pas à Nikanor. Il y trouvait une dignité appropriée au caractère auguste dont il était revêtu. Il avait pourtant aimé Agathe avec toute l'ardeur d'une première passion; mais c'était avant d'avoir reçu les ordres sacrés; ainsi le veut l'Église, qui comprend, excuse toutes les fougues de la jeunesse et qui leur laisse le temps de l'apaisement, presque de la satiété, avant de conférer au postulant la dignité qui le place à part dans un monde au-dessus des mortels. Nikanor aimait pourtant bien sa femme! Elle l'adorait si aveuglément, que son coeur généreux l'eût aimée uniquement par reconnaissance. Il lui gardait encore une autre sorte de gratitude, celle de l'homme pour la femme qui lui a révélé l'amour: le souvenir des heures bénies où il l'avait attendue et espérée lui dictait encore des paroles de tendresse dont toute épouse eût été fière. Mais il avait dépassé, pensait-il, les hauteurs de l'amour mortel, et sa pensée de jeune sage s'en allait bien au delà des aspirations terrestres. Parfois, assis devant son harmonium, il s'oubliait dans des chants sacrés où son âme se versait tout entière: les yeux baignés de larmes merveilleuses, il entrevoyait un monde idéal, plus beau, plus grand, plus noble que le monde où il avait voulu vivre. Une regrettait pas le renoncement qu'il avait fait de son ambition; ses désirs allaient bien au delà de ce que la vie pouvait lui donner. Ce qu'il pensait, il ne le dit à personne; une sorte de mélancolie sereine ajoutait encore à la noblesse que la nature lui avait départie, et décourageait les questions. Aux époques voulues, il se mêlait aux prêtres des autres paroisses et se montrait avec eux tel que l'eût pu exiger le maître des cérémonies le plus rigoureux; mais avec aucun il n'eut jamais de ces entretiens confidentiels parfois si essentiels pour détendre une âme. On le jalousait d'ailleurs; les faveurs accumulées sur lui par la fantaisie de Batounine lui avaient fait bien des envieux, même dans un milieu où, généralement, ces mesquines préoccupations n'ont guère d'importance. Pendant ces trois années, Batounine n'était venu qu'une seule fois à Slava, et pour un temps très-court. On eût dit que Nikanor, établi et marié, cessait d'être un sujet d'intérêt pour lui. Sans doute, il attendait le moment prévu où l'ambition se réveillerait chez le jeune prêtre. Une chose contrariait le diplomate: le ménage n'avait point d'enfants. C'était grave, en effet, plus grave que Batounine ne pouvait le concevoir. Les joies de la paternité auraient arraché Nikanor à bien des rêveries solitaires, et Agathe s'en fût sentie plus forte. Rien ne donne de la décision, de la hardiesse, de la sécurité à une femme comme de sentir un enfant dans ses bras. Mais, après tout, il n'y avait pas lieu de désespérer, et beaucoup de jeunes ménages ont attendu plus longtemps leur premier-né. Madame Kédrof avait aussi passé trois ans loin de Slava. Le mariage de Polyxène, en lui enlevant un gros souci, ne lui avait donné que plus de loisir pour s'occuper de ses deux fils. Suivant une tradition trop ancienne pour n'être pas à leurs yeux vénérable, ceux-ci avaient fait des dettes et des bêtises, deux choses qui ne vont guère l'une sans l'autre; et leur mère avait eu fort à faire pour les tirer de peine. Enfin, l'aîné s'était marié; le second semblait vouloir se ranger; la mère de famille put venir à Slava jouir d'un repos bien gagné. Sa fille Lydia l'accompagnait. La fillette gracile était devenue une jeune fille mince et élégante. Sa délicatesse de formes n'avait rien perdu au changement; elle avait même conservé cet air enfantin qui donne tant de charme aux figures de quinze ans. En effet, elle n'avait pas encore atteint sa seizième année, et malgré les confidences de Polyxène elle avait gardé la pureté de coeur d'un petit enfant. Madame Kédrof, un peu curieuse, était allée le plus gracieusement du monde faire une visite à la jeune madame Popof. Ce n'était pas tout à fait conforme aux usages, mais à la campagne on n'y regarde pas de si près. Et puis, elle n'était pas fâchée de voir par ses propres yeux quelle espèce de nid son frère avait construit pour le cher filleul. C'était un nid fort agréable, et la colombe qui l'habitait en était tout à fait digne. Ce fut Agathe qui lui en fit les honneurs, car Nikanor était parti le matin pour un village éloigné où s'était déclarée une épidémie. --Cela ne vous effraye pas de savoir votre mari au milieu de ces miasmes? dit madame Kédrof, soudain prise d'intérêt à la vue de cette aimable jeune femme, si distinguée et si modeste. --A la grâce de Dieu! répondit-elle; mais l'expression effrayée de son visage prouva qu'elle avait bien compris le danger. Le coeur de Lydia sauta dans sa poitrine encore étroite. C'était beau de braver ainsi le péril, pour faire son devoir! Quel héros que cet homme, doux et patient, qui s'en allait porter la parole de Dieu aux mourants! --Venez tous les deux dîner dimanche avec nous, ma chère, dit la bienveillante madame Kédrof en se retirant; cela vous rappellera le bon vieux temps. Au moment d'atteindre la clôture de leur propriété, les deux dames virent sur la route la longue silhouette de Nikanor. Il revenait à l'ardeur du soleil, la tête basse, le dos courbé, comme s'il fléchissait sous le poids d'un immense fardeau; c'était le poids des misères humaines qui s'appesantissait ainsi sur lui. Madame Kédrof entra dans le jardin. --Il est poussiéreux et fatigué, dit-elle à sa fille; il n'aimerait pas être rencontré dans cet attirail. Nikanor passa de l'autre côté de la palissade à grandes enjambées; ses robes ouvertes pour mieux marcher flottaient au vent derrière lui. --Comme il a l'air triste! dit Lydia tout bas. Nikanor s'arrêta, ôta son chapeau et rétablit un peu d'ordre dans sa chevelure éparse; puis il reboutonna de bas en haut sa double robe qui lui tombait jusqu'aux pieds, secoua la poussière qui le couvrait et se remit en marche avec la lenteur qui convient à la démarche sacerdotale. --J'aime assez cela, dit madame Kédrof à sa fille. Il faut être correct. Mais que c'est étrange de voir le petit Nikanor devenu titulaire de notre paroisse! Le dimanche suivant, pendant l'office, Lydia eut plus d'une distraction. Debout près de sa mère, dans le petit recoin formé par la balustrade qui sépare la chapelle proprement dite de l'église elle-même, elle écoulait les psaumes sans y prêter attention. Batounine avait une maîtrise peu considérable, mais très-bien stylée, et les voix des chantres étaient fort bonnes à entendre. Le diacre, beau garçon d'une trentaine d'années, psalmodia l'Épître, puis la porte de gauche s'ouvrit, et Nikanor apparut, portant le livre d'Évangiles, richement relié. Un léger frémissement courut dans le choeur; c'était la première fois que le jeune prêtre officiait devant les «dames». Fadeï en avait le frisson d'angoisse. Nikanor portait sur sa robe de soie d'un pourpre foncé et changeant un vêtement sacerdotal d'une grande richesse; ses cheveux tombaient en anneaux autour de son beau visage, transfiguré par la grandeur de son ministère; sa barbe frisée, rebelle au peigne, ondulait au bas de ses joues. Lorsque du plus grave de sa voix de basse il commença la lecture du texte saint, Lydia frémit de la tête aux pieds. Était-ce dans ses rêves qu'elle avait entendu des paroles de mansuétude et de pardon tomber de lèvres divines où le miel de sagesse avait laissé son parfum idéal? Elle écoutait recueillie l'Évangile entendu cent fois, et qu'il lui semblait n'avoir jamais compris. La voix de Nikanor montait à mesure qu'il avançait dans sa lecture, et l'âme de la jeune fille montait en même temps vers un paradis qui n'était plus inaccessible. Lorsqu'il eut terminé, Lydia retomba sur la terre. Le reste de l'office s'acheva sans ramener les émotions délicieuses qui venaient de lui révéler un monde nouveau; elle était brisée comme après un effort immense, mais son abattement avait en même temps quelque chose de très-consolant. Lorsque, la messe finie, la foule s'écoula au dehors, les deux dames regagnèrent à pied leur demeure si proche. --A quoi penses-tu? demanda madame Kédrof, surprise de voir sa fille si recueillie. Le soleil brillait par intervalles entre des nuages roulés par un vent d'orage; la terre était tour à tour très-sombre et très-éclatante, comme les pensées de Lydia. --Je songeais, dit-elle après un court silence, que c'est une grande honte que d'appartenir à une religion dont on ne connaît pas le premier mot. Madame Kédrof regarda sa fille avec surprise. --Comment, pas le premier mot? Je t'ai appris, toute petite, ce que chacun doit savoir, l'histoire sainte... et tout! --Oui, maman, et je vous en remercie. Mais j'aimerais à connaître l'histoire de notre Église et... bien d'autres choses. Vous savez, maman, que je n'ai pas encore eu mon instruction religieuse. --Je pensais te faire suivre un cours à Pétersbourg l'hiver prochain. --Oh! maman! pourquoi pas cet été? Il me semble que le père Nikanor m'enseignerait cela mieux que personne au monde! --Au fait, c'est vrai! pensa madame Kédrof; et puis, très-homme du monde, Nikanor... Nous verrons, dit-elle à sa fille; nous lui parlerons de cela après le dîner. Et s'il allait ne pas vouloir? Tu sais qu'où ne peut pas l'y forcer? --Cela me ferait beaucoup de peine, dit Lydia lentement, les yeux pleins de larmes, le coeur serré à se briser. IX Nikanor avait consenti. Dans le salon frais, situé au nord où la lumière était si douce, où le regard, errant à travers les hautes portes-fenêtres, se reposait sur les pelouses onduleuses, d'un vert profond, encadrées d'arbustes en fleur, assise en face du père Nikanor, qui parlait lentement, d'une voix riche et moelleuse, Lydia écoutait. Elle avait l'air d'une petite fille; à peine posée sur sa chaise, les mains jointes au bord de la table, elle écoulait comme un élève docile qui se fait attentive pour retenir sa leçon. Quand le jeune prêtre s'arrêtait, Lydia, après un instant de silence, faisait une question de sa voix candide; Nikanor répondait, et le duo alterné de leurs voix assoupissait la bonne madame Kédrof, enfoncée dans son fauteuil, un ouvrage à la main. L'été se passa ainsi, d'une façon délicieuse; les leçons avaient lieu le lundi dans l'après-midi; pendant le reste de la semaine, Lydia mettait ses souvenirs en ordre et préparait un petit résumé qu'elle remettait à Nikanor. Rentré chez lui, il lisait le travail de sa catéchumène, marquant parfois les marges d'une annotation, et l'idée lui vint plus d'une fois qu'après tant d'autres ouvrages, un ouvrage court et clair écrit pour les jeunes intelligences serait une oeuvre utile. --Pourquoi tant d'orgueil? se dit-il ensuite. Ferais-je mieux ce que d'autres ont bien fait? Et il renonça à son vague projet. L'automne s'avançait; madame Kédrof parlait de retourner à Saint-Pétersbourg; ce fut pour lui un véritable souci. Fallait-il renoncer au plaisir d'exprimer dans une belle langue, noble et grave, les leçons qui produisaient tant de fruits? Mais Nikanor n'en était plus à la période où l'on hésite devant les renoncements. Sans qu'il en eût bien nettement conscience, il avait déjà retranché beaucoup de choses de sa vie; celle-là lui paraissant particulièrement douloureuse à sacrifier, il la sacrifia rapidement, sans esprit de retour. --Il faut arrêter ici nos leçons, dit-il un jour à Lydia. Un vent aigre, autour de la maison, roulait un grand torrent de feuilles mortes. L'hiver était proche, avec sa froidure et sa désolation. La jeune fille en sentit dans son âme toutes les glaciales horreurs, et leva sur lui un regard douloureux. --Que ferai-je sans ces leçons? dit-elle tristement. --Si elles ne vous ont pas enseigné la science de vivre en chrétienne, nous avons perdu notre temps tous les deux, répondit-il en regardant par la fenêtre. Lydia eut grande envie de pleurer; pourquoi lui parlait-il si durement? Elle ne l'avait pas mérité, assurément! Elle ne put lui en vouloir, car c'était un saint, et les saints voient les choses de ce monde avec d'autres yeux que nous. Mais pourquoi n'avait-il pas voulu continuer les leçons jusqu'au moment du départ? Elle n'osa le lui demander, et quinze jours après, en prenant congé de lui, elle n'osa point non plus le questionner au sujet de la reprise de leurs conférences, l'année suivante. Depuis qu'il lui avait témoigné cette sorte de sévérité, elle avait une peur extrême de lui déplaire. Lorsque la voiture qui emportait les dames Kédrof eut disparu au tournant de la terrasse, Agathe rentra dans la salle à manger. Quelques gouttes d'eau brillaient sur ses cheveux blonds, un peu emmêlés par la bourrasque qui faisait rage au dehors; son teint était rose, ses yeux brillants... Quel magicien qu'un vent d'équinoxe! --Les voilà parties, dit-elle en s'approchant de Nikanor, rentré avant elle, après avoir dit adieu de la main aux voyageuses. Je n'en suis pas trop fâchée; elles te prenaient beaucoup de ton temps, sais-tu cela, Nikanor? --Je l'avais remarqué, répondit-il d'un ton tranquille. Mais, Agathe, ce n'était pas du temps perdu! --Je le sais... Pourtant, je suis bien aise de nous retrouver tous, les deux, comme autrefois. Elle s'approcha de la chaise de son mari et posa une main blanche et mince sur le dossier. --Je t'aime, Nikanor, je t'aime plus que tout... --Après Dieu, corrigea le prêtre. --Après Dieu, répéta la jeune femme docilement, mais sans conviction; je t'aime tellement que parfois cela me fait mal... Nikanor fronça très-légèrement les sourcils, Agathe se hâta d'ajouter: --Je crois que je suis un peu malade... Mais... oh! mon mari, je t'aime tant! Une pluie de larmes tomba de ses yeux tout à coup, comme une averse de printemps. Lui, étourdi, contrarié, ne savait trop que lui dire; il posa un baiser sur ses cheveux humides; elle lui prit une main qu'elle porta à ses lèvres entr'ouvertes avec une effusion douloureuse, et Nikanor sentit sur sa chair le contact des petites dents blanches de sa femme; il retira sa main un peu trop vite. --Qu'as-tu donc? dit-il. --Je ne sais pas... J'ai de l'angoisse. Il me semble qu'un malheur nous menace... Dis, tu m'aimes pourtant? Nikanor posa son regard de jeune sage sur les yeux inquiets d'Agathe. --Je t'aime, dit-il. Tu m'es chère et sacrée... --Ah! merci, murmura la jeune femme en se laissant glisser à genoux tout contre son mari. Appuyant sa main sur l'épaule de la pauvre créature secouée par les sanglots, il l'attira contre lui; elle posa sa tête sur les genoux de son mari, et, peu à peu, son agitation se calma; sa respiration devint plus régulière, et elle leva vers lui son beau visage encore enflammé. --Tu ne sais pas, dit-elle, quelquefois je me suis figuré que tu ne m'aimais plus, plus comme autrefois... --Autrefois, dit Nikanor en se levant et en relevant sa femme du même geste; autrefois est loin! C'était la folie de la jeunesse. A présent, ma chérie, c'est la vie, c'est la raison. Je t'aime, tu le sais; ne te fais pas de chimères, et quand tu te sentiras troublée, tourne-toi vers la lumière éternelle. Il fit quelques pas dans la pièce tiède et presque luxueuse qui leur servait de salon et de bibliothèque; la tempête rageait au dehors, et la pluie battait les vitres par rafales avec une colère aveugle. --Elles ont bien mauvais temps pour leur voyage! se dit-il en retournant à sa table chargée de volumes. C'étaient les Pères de l'Église, qu'il avait consultés pendant l'été, afin de leur emprunter plus d'autorité pour ses leçons. D'un geste net, sans brusquerie, il recueillit sur un de ses bras tout le bagage théologique, qu'il enferma dans une armoire vitrée; après quoi, hésitant, il fit deux pas dans la direction de son harmonium, puis s'arrêta court. --Pas aujourd'hui, dit-il tout bas. Il se rendit dans l'antichambre, jeta un manteau sur ses épaules et prit son chapeau. --Si on me demande, dit-il à sa femme, je suis à l'église. Et elle le vit passer un instant après sur la place; fouetté en tous sens par l'ouragan qui semblait vouloir l'enlever, il luttait avec une énergie presque joyeuse. Il entra dans l'église, et soudain, aux yeux d'Agathe, appuyée aux vitres, la place parut énorme, la tempête effroyable et le monde désert. L'hiver fut rude et le printemps tardif. Une langueur qui n'était pas sans charme s'était emparée d'Agathe, devenue faible et frêle. Elle se plaisait à cet état de demi-souffrance qui lui valait de la part de Nikanor bien des attentions délicates. Il l'arrangeait commodément sur le canapé, entourait ses pieds d'un châle, lui mettait un oreiller sous la tête et penchait enfin vers elle son beau visage éclairé d'un sourire lumineux. Il était plein de tendresse pour cet être charmant et bon, auquel il eût voulu communiquer la sérénité de son âme; mais, hélas! plus il élargissait les horizons de sa pensée, plus elle le sentait s'envoler loin d'elle. La tendresse qu'il lui témoignait, si douce, si bienfaisante, n'était qu'un reflet lointain de ce qu'elle eût souhaité, pareil à l'image du feu dans un miroir qui brille sans réchauffer. Agathe mourait non de n'être plus aimée, car son mari la chérissait, mais d'avoir été aimée autrement, autrefois, et d'avoir gardé vivant en elle l'amour ardent des premiers jours, alors que Nikanor en avait laissé éteindre la flamme. Le mois de juin ramena enfin ses hôtes à Slava. Batounine y fit une courte apparition, pendant laquelle il put constater qu'Agathe avait beaucoup changé; il ne s'en émut guère, mettant sur le compte d'un discret espoir de maternité la pâleur et la fatigue de la jeune femme, et son séjour ne fut pas assez prolongé pour que son attente pût être détrompée. Il retourna aux eaux d'Allemagne, qui lui réussissaient fort bien, promettant de revenir en automne... peut-être! Madame Kédrof se fit plus longtemps attendre; elle arriva enfin avec Lydia et sa fille aînée Polyxène, qui prétendait avoir besoin de prendre des vacances. --Vous ne pouvez pas vous figurer, maman, disait-elle, comme c'est fatigant de vivre toujours avec la même personne, de voir toujours la même figure aux repas, d'entendre toujours la même voix! Quelquefois j'ai envie de dire à mon mari: Mettez un faux nez, mon cher! Cela vous donnera un regain de nouveauté, et vous y gagnerez! C'est positif! Je finirai par le lui dire! Par exemple, je ne sais pas trop comment il le prendra! il se trouve si bien comme il est! A peine arrivée, Polyxène courut visiter Agathe. Elle ne l'avait pas revue depuis le moment des fiançailles, et dans sa curiosité un peu perverse elle grillait de voir comment pouvait être fait un ménage de prêtre. L'installation ne lui déplut pas, la maîtresse du logis lui sembla intéressante; le maître était absent. --Comment! ma chère, pas encore d'enfants? Des espérances, au moins,--disons des certitudes! Non! Mais à quoi pensez-vous alors? C'est absolument indispensable, cela! On ne conçoit pas un ménage de prêtre sans une demi-douzaine de mioches! Et vous n'en avez jamais eu? Vous, allez être obligée d'avoir des jumeaux pour vous rattraper. Agathe souriait d'un air contraint, tournant son visage pâli du côté du mur. --J'ai peur, dit-elle enfin, que Dieu ne m'ait pas destinée à être mère. Et ses larmes jaillirent avec le secret de sa grande douleur. Oui, c'était là sans doute ce qui avait contristé Nikanor. Mais de cela, elle ne dirait jamais un mot à personne! Elle ne pouvait pas avoir d'enfants! Elle était marquée au front du doigt de Dieu comme une brebis stérile qu'on aurait dû éloigner du troupeau. Certes, ce n'est pas à Polyxène qu'elle eût jamais imaginé de révéler cette misère intime, mais on ne choisit pas toujours ses confidents; il y a des moments où les secrets tombent comme des fruits mûrs, dans la corbeille, ou dans la poussière, au hasard. L'écervelée en fut plus touchée qu'elle ne l'eût cru possible. Elle n'avait pas précisément ce qu'on est convenu d'appeler des entrailles maternelles, mais privée d'enfants elle-même, elle avait parfois pensé que les maisons pleines de petits pas pressés et de menottes tendues sont moins sujettes à la monotonie d'une figure de mari, toujours la même. Avec une bonne grâce et une délicatesse dont personne ne l'eût supposée capable,--elle-même moins que toute autre,--elle trouva des consolations pour la pauvre affligée; consolations mondaines et banales, mais de la part de Polyxène, c'était déjà beaucoup. Agathe, peu gâtée sous le rapport de la conversation, prit au pied de la lettre toutes ces bonnes paroles, et son chagrin en fut un peu allégé. --Où est-il, ce mari? dit Polyxène lorsqu'elle eut essuyé les pleurs de son ancienne rivale. Il rôde, comme le loup de l'Écriture, cherchant quelqu'un à dévorer, autrement dit un patient à qui administrer des vérités théologiques. Savez-vous qu'il s'en est acquitté à merveille avec ma soeur? Ma mère nous en a rebattu les oreilles tout l'hiver. Elle en a parlé à la grande-duchesse Marie, à tel point que j'ai craint un moment que celle-ci ne le fit venir. --Vous plaisantez? fit Agathe, le visage illuminé d'une rougeur de joie. --Pas le moins du monde! Votre époux aurait certainement été appelé pour catéchiser le grand-duc Victor; seulement l'auguste mère du jeune prince s'est aperçue que, âgé seulement de cinq ans et demi, il pouvait attendre encore un peu son initiation complète aux mystères de notre sainte religion. Mais ce qui est différé n'est pas perdu. Vous vivrez dans les grandeurs, ma pauvre Agathe, bon gré, mal gré, et c'est la grande-duchesse qui sera la marraine de votre premier. Je m'inscris pour le second, à moins que votre époux ne me trouve pas assez canonique. Nikanor entra sur ces entrefaites et fut tout surpris de voir sa femme rose et souriante; grâce à cette impression agréable, il se montra plus avenant à l'égard de Polyxène qu'il n'eût jamais pensé le faire. --Écoutez, dit-elle, père... Non! je ne pourrai jamais vous appeler père Nikanor! Je ne peux pourtant pas vous désigner familièrement sous le nom de Nika, ce ne serait pas assez liturgique. Si vous me permettiez de vous appeler mon cousin... pour rire seulement; un petit nom d'amitié, ajouta-t-elle à la hâte. Vous ne voulez pas? Ce serait pourtant bien gentil! Eh bien, père... père Nikanor, je ne sais pas ce que vous avez fait à ma soeur, mais si cela continue, mon oncle n'aura point pour elle le souci que je lui ai donné! Je veux dire celui de lui chercher un mari, car... Les yeux de Nikanor, profonds, très-noirs, presque durs, s'étaient fixés sur ceux de la jeune femme, qui s'arrêta malicieusement. --Car, reprit-elle, Lydia semble actuellement avoir plus de vocation pour le couvent que pour le mariage. Nikanor sourit doucement, et une très-légère rougeur monta à ses joues ambrées. --Les jeunes filles ont parfois de ces idées, mais cela passe avec l'âge, dit-il. Mademoiselle Lydia ne vous a pas accompagnée? --Elle est restée avec ma mère, à déballer; c'est toujours la même chose chez nous: elle travaille, et je ne fais rien,--et pourtant c'est elle qui est la plus heureuse de nous deux. Oui, je sais ce que vous allez dire, aussi je me sauve. Vous venez dîner demain dimanche après la messe? Elle sortit comme un coup de vent. Vers le soir, à l'heure où les objets se confondent, Nikanor entra dans son église; il aimait à y passer un moment, entre les soucis du jour et le repos de la nuit. Comme il s'approchait de l'autel, une odeur fraîche et aromatique le frappa; en regardant de plus près, à la lueur des lampes éternelles, il vit une forme élégante debout près des lampadaires, et reconnut Lydia. Elle disposait des guirlandes d'oeillets au pied des images saintes, parant la chapelle pour le lendemain. --Père Nikanor! dit-elle de sa voix argentine. Il s'approcha, ému de la rencontre, de l'heure, du lieu... Elle vint tout près de lui, le front baissé, la main légèrement creusée, comme pour recevoir la manne céleste, avec le geste consacré qui appelle une bénédiction. Il fit sur elle le signe de la croix, elle s'inclina et baisa le coin de la manche flottante qui avait effleuré son front, puis disparut, légère et invisible comme une ombre. Nikanor, resté seul, se prosterna devant le sanctuaire, entre les guirlandes d'oeillets, dont le parfum doux et violent envahissait la nef obscure. X Madame Kédrof était fort disposée à continuer les leçons de liturgie, mais le prêtre s'y refusa absolument, prétextant avoir négligé sa paroisse l'été précédent, et ne voulant pas retomber dans cette faute. Polyxène s'ingénia à trouver d'excellentes raisons pour attirer Agathe chez elle presque journellement, mais Nikanor ne se laissa pas prendre à ce piège; lorsqu'en rentrant il trouvait sa femme absente, il l'envoyait chercher par une servante; toute la diplomatie imaginable n'arrivait point à amener la présence de Nikanor en dehors du dîner du dimanche, auquel il s'était habitué. Il se laissa cependant séduire par un artifice auquel il ne put résister; Polyxène proposa un jour de faire apporter l'harmonium, afin de l'accompagner au piano; l'attente de ces sonorités nouvelles fut pour Nikanor un appât trop brillant, et il céda. Mais le résultat fut simplement de le priver de musique pendant le reste de la semaine, car s'il doublait sa jouissance artistique le dimanche, il se refusa obstinément à s'y laisser aller tout autre jour. Il connaissait toutes les ressources de son instrument, et il en jouait comme peuvent le faire ceux-là seuls pour qui l'orgue remplace tout le reste. Lorsque madame Kédrof l'entendit pour la première fois, elle resta stupéfaite. Tant de talent et d'expression chez un prêtre de province qui avait à peine eu quelques leçons, qui n'entendait jamais de concerts!... --Laissez donc, maman! C'est qu'il joue avec son âme! Il n'y a point de maîtres capables de lui enseigner cela, dit Polyxène. C'est une boite à surprises que ce père Nikanor. Sans compter qu'un jour ou l'autre nous en ferons un Père de l'Église! Cela flattera ton amour-propre, hé, Lydia? La jeune fille ne pouvait souffrir la moindre allusion au lien spirituel qui s'était établi entre elle et son professeur. Polyxène, qui le savait, ne se donnait que rarement le plaisir de la taquiner sur ce point, mais la tentation était parfois trop forte. Ce jour-là, Lydia se leva tranquillement et quitta le salon. --Tu sais combien elle est sensible, dit madame Kédrof, tu devrais la ménager davantage. --Mais, maman, je ne lui dis rien qui puisse la contrarier! Est-ce ma faute si la gloire future du père Nikanor lui donne sur les nerfs? Agathe semblait avoir repris goût à l'existence, et les ombrages de Slava voyaient souvent errer des robes claires. Lydia témoignait à la jeune femme une sympathie discrète, teintée de quelque mélancolie, ce qui leur seyait bien à toutes les deux: Agathe, plus grave, avec l'autorité que donnent dix années de plus et le mariage; Lydia, un peu sur la défensive, quoique avec un désir réel de montrer son affection déférente. L'été et le commencement de l'automne s'écoulèrent très-rapidement, trop rapidement au gré de tout le monde. Polyxène ne pouvait songer sans bâiller à reprendre ce qu'elle appelait le harnais de la vie conjugale. --Enfin, dit-elle un jour, mon mari est resté trois grands mois,--que dis-je? quatre! sans me voir; ça l'aura peut-être changé! --Prends garde que cela ne le change pour le pire, répondit Lydia. Polyxène la regarda, stupéfaite. --Comment! des réflexions philosophiques sur le mariage? Ce n'est pas toi qui parles, ma soeur? --C'est moi, répliqua la jeune fille tranquillement. --Tu as donc changé d'idée? Tu te permets des appréciations sur la vie conjugale? C'est, alors, qu'un de ces jours nous pouvons espérer te voir endosser à ton tour ce bat orné de fleurs... Tu te marierais, Lydia? Songes-y bien! ce serait renier tes principes! --Je ne renie rien du tout. Je ne me marierai pas... Polyxène arbora le lorgnon qu'elle avait depuis peu ajouté à ses avantages extérieurs, sous prétexte de mauvaise vue, et fixa ses yeux sur sa soeur, qui continua: --Je vois les mariages des autres, et cela m'instruit. --...Par procuration, fit remarquer Polyxène. Cela t'instruit, c'est-à-dire que cela te dégoûte! Lydia réprima un mouvement d'impatience. --Ce qui peut être bon pour les uns peut ne pas être bon pour les autres, dit-elle. --Pour moi, le mariage est-il bon ou mauvais à ton avis? répliqua la jeune femme. --Il a cela de bon, à mon point de vue au moins, ma soeur, qu'il ne m'expose à tes taquineries que pendant trois mois de l'année! répliqua l'ingénue. Madame Kédrof ne put s'empêcher de rire. --Eh bien! Polyxène, tu te l'es enfin fait dire! Il faut la patience de Lydia pour t'avoir supportée si longtemps. Polyxène n'avait point l'âme méchante; elle riait d'aussi bon coeur que sa mère. Lydia, un peu nerveuse, chercha dans sa corbeille à ouvrage un objet en apparence introuvable et sortit pour se le procurer. --Ma fille, dit madame Kédrof quand elles furent seules, je ne voulais pas insister devant ta soeur, mais ne trouves-tu pas que tu la taquines un peu trop? Polyxène médita un instant avant de parler. --Ma mère, dit-elle ensuite, quel âge a votre fille cadette? --Lydia va sur ses dix-huit ans, répondit madame Kédrof. --Seriez-vous charmée si, un de ces jours, elle vous déclarait qu'elle veut entrer au couvent? La mère tressauta violemment. --Au couvent! Tu rêves! --Au couvent, ma mère. Parce que je parle à tort et à travers,--et encore pas aussi souvent qu'on veut bien le prétendre,--vous pensez peut-être que je ne vois rien? Lydia s'en va tout doucettement vers la vie mystique, ma chère maman. Je dois convenir que ce n'est ni votre faute, ni la mienne, ni la sienne, ni peut-être celle de personne... Mais c'est un fait. Madame Kédrof était restée immobile, bouleversée, incrédule. --Oui, maman! insista Polyxène; et si j'ose me permettre de vous donner mon avis... --Eh bien? --Ce serait de ne pas l'effaroucher en la surveillant de trop près, mais de la mener dans le monde un peu plus souvent, de la conduire au théâtre... pas trop de musique, la musique étant un produit de fabrication évidemment céleste... La mère ne pouvait revenir de sa stupéfaction. --Enfin! dit-elle avec un soupir, heureusement la nature y pourvoira, quand elle se mettra à aimer quelqu'un. Polyxène ouvrit et referma deux fois la bouche avant de parler, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. --N'y comptez pas, maman, dit-elle laconiquement. --Pourquoi? tu m'effrayes! --Parce que... parce que le goût de la vie mystique se développe généralement aux dépens de l'autre... Enfin, maman, ce sont des choses plus difficiles à expliquer qu'à sentir, mais je pense que nous ferons bien de ne pas trop abandonner ma soeur à ses rêveries. Les feuilles recommençaient à tourbillonner dans les avenues, poussées par les ouragans. Le jour du départ fut fixé au mardi suivant. Le samedi après midi, Nikanor, avant d'entrer à l'église, s'oublia à faire le tour du parc de Slava. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait foulé ces sentiers de sa jeunesse; depuis les heures impatientes où il était fiancé avec Agathe, le travail et la vie l'avaient garrotté de tant de liens que les promenades ne lui avaient guère été possibles. Il ne sortait plus qu'avec un but, presque toujours un devoir à accomplir. Mais ce jour-là, une sorte de langueur l'avait égaré dans les allées qui serpentaient au flanc du coteau. L'air était tiède, humide et comme trempé de larmes; c'était un de ces jours d'automne qui ont une douceur attendrie, si communicative qu'on se sent envie de pleurer. Ces jours-là, au déclin de l'année, après que les tempêtes ont succédé aux splendeurs de l'été, il semble que la nature repentante de ses fureurs veuille se les faire pardonner. Le souffle passionné des derniers ouragans agite encore par instants les rameaux déjà dénudés, mais les gouttes qu'il secoue sont chaudes comme des pleurs. Le soleil brillait de temps en temps, brûlant comme en août, caché souvent par de grosses nuées floconneuses; le jour alors devenait triste et pénétré d'amertume, mais au premier rayon la gaieté reparaissait jusque dans les gazons émaillés de fleurs tardives d'un lilas humble et doux. Nikanor marchait lentement, songeant à sa vie; au détour des sentiers, il retrouvait des lambeaux de son passé, et c'est avec une sorte de colère qu'il les regardait en face: colère d'avoir été l'homme qu'il était alors et de ne pouvoir en effacer le souvenir. Il s'en voulait d'avoir été jeune, d'avoir été amoureux. Un rosier blanc où il avait cueilli des roses pour Agathe l'avait tout à l'heure accroché au passage, et il s'était dégagé avec une brusquerie qui avait fait un accroc dans l'étoffe de sa large manche. Les doigts agiles d'Agathe répareraient la déchirure, mais le coeur de Nikanor était blessé d'un trait inguérissable. Oui, il avait aimé, à ce lieu, si peu d'années auparavant; il avait été l'homme flottant, ardent, illogique que l'amour crée et qui s'en va souvent quand la passion nous quitte; et Nikanor, arrivé maintenant au seuil de sa vingt-septième année, prenait pitié de lui-même; s'il l'eût osé, il aurait pleuré sur ses erreurs. Ses erreurs! L'amour était parti, et le jeune homme, examinant son âme, s'apercevait que cet amour n'avait pas été celui qui fait les forts. Sentiment? peut-être; sensation, à coup sûr. Ce qu'il éprouvait pour Agathe était à de certains moments voisin de l'indignation, presque de la haine. Quoi! il s'était donné lui-même, il avait apporté sa vie à cette belle et douce créature, et elle n'avait pas su éveiller en lui autre chose qu'une passion fugitive? Plus sage que nombre d'hommes, Nikanor ne se disait point: Un autre amour n'existe pas, puisque je n'ai pu le ressentir. Il se disait: Il y a un autre amour, et je suis un infortuné de n'avoir pas été appelé à le connaître. Un autre amour! Oui! il avait existé, il existait encore sous le ciel des âmes étroitement liées, fondues l'une dans l'autre par le feu impérissable d'une tendresse presque divine; des êtres qui se comprenaient avant de s'être parlé, en qui se résumaient l'un pour l'autre toutes les félicités, qui satisfaisaient réciproquement toutes les aspirations de leur intelligence et de leur coeur... des êtres qui vivaient et mouraient heureux d'être ensemble, sans regarder au dehors. --Oh! Seigneur Dieu! s'écria Nikanor dans un élan d'ardente prière, à ceux-là donnez la paix, gardez le bonheur! qu'ils aient sur la terre toute la joie que je n'ai pas eue... Vous m'avez réservé pour d'autres voies, Seigneur! que votre nom soit béni! Sans doute, je n'étais pas digne... Les gouttes tombèrent pressées sur la robe brune de Nikanor, mais ce n'était pas des rameaux brillants que le vent les avait fait choir, elles avaient jailli des yeux profonds du jeune prêtre. --Qu'ils soient heureux, continua-t-il, les mains étroitement jointes; que leur coupe mortelle déborde de félicités! et plus tard, prenez-les ensemble; ô mon Dieu! ne permettez pas à l'un d'eux d'errer seul sur la terre après que l'autre sera retourné vers vous! Rien n'est plus affreux que la solitude... quand on fut deux... Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et rebroussa chemin. L'avenue qu'il suivait était tortueuse, quoique large; il y avait laissé jadis le souvenir de bien des douces choses, mais maintenant il ne les voyait plus. La prière l'avait emporté vers des régions où les coeurs fatigués s'apaisent. Il avait presque fini de remonter la colline, lorsque, s'arrêtant pour reprendre haleine, il vit la silhouette élégante et fine de Lydia se dessiner sur la terrasse au bout de l'allée. Troublé dans sa méditation, il se demanda s'il ne ferait pas mieux de tourner à droite, pour gagner l'église par une autre porte; puis il rejeta cette pensée et continua d'avancer. Vêtue d'un manteau gris qui l'enserrait étroitement, une ombrelle à la main, Lydia semblait indécise. Elle tourna sa tête un peu de côté et vit sous les arches des tilleuls dépouillés Nikanor qui s'avançait lentement vers elle; elle s'affermit alors sur place, appuyée sur son ombrelle, et attendit qu'il s'approchât. Lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas, il la salua. --Je vous demande pardon, père Nikanor, dit-elle; on m'avait dit que vous étiez à l'église; ne vous y ayant point rencontré, je revenais... Je voulais vous parler. Nikanor inclina gravement la tête. --J'ai depuis longtemps déjà des pensées qui me troublent, continua la jeune fille. Elle était plus pâle que de coutume, et ses yeux bruns semblaient noirs. Je regrette que vous n'ayez pas pu continuer à m'expliquer notre religion; peut-être mon esprit serait-il mieux éclairé aujourd'hui, mais... --Vous pouviez continuer à Pétersbourg, dit Nikanor de sa voix profonde. Il y a quantité de prêtres instruits, éloquents, bien plus capables que moi... --Mais la confiance ne se commande pas! interrompit Lydia en baissant les yeux avec un mélange de grâce et de timidité qui la rendait exquise. Vous m'avez inspiré une confiance sans bornes, père Nikanor! Elle fixa sur lui son regard pur et bon, tellement dégagé de toute préoccupation terrestre que le prêtre ne put s'empêcher de répondre par un demi-sourire. --Mon âme est troublée, reprit-elle sans le moindre embarras; je sens que vous seul pouvez me montrer le vrai chemin... --Je n'ai pas le droit de vous donner des conseils, mademoiselle, répondit Nikanor, redevenu très-sérieux. --De grâce, alors, veuillez m'écouter en confession... C'est au directeur spirituel... Nikanor fit en arrière un imperceptible mouvement. --Je ne puis, dit-il; excusez-moi. Lydia le regarda, pleine d'angoisse. --Vous me refusez? dit-elle. Pourquoi? Vous avez été si bon pour moi... Nikanor passa une main sur son front. --Je suis placé trop près de vous, dit-il d'une voix adoucie; votre famille m'a témoigné trop de bienveillance; votre oncle, mon bienfaiteur, m'a comblé de trop de faveurs pour que je puisse guider une personne de sa famille. Mon jugement ne serait pas assez sûr... Excusez-moi. Il la salua et la quitta du même pas lent et digne. Perplexe, elle resta immobile, faisant des trous dans le sable avec la pointe de son ombrelle, et se demandant en quoi elle avait pu le fâcher, lui d'ordinaire si indulgent. XI Le lendemain, c'était la fête patronale de la paroisse; le clergé des environs se pressait dans l'église pour l'office et devait dîner ensuite chez Nikanor, ainsi que le veut l'usage. Agathe était restée au logis pour surveiller les apprêts du festin. La nef regorgeait de monde, et beaucoup de paysans écoutaient la messe de confiance, sur place, avec la même ferveur que s'ils eussent été à l'intérieur. De temps en temps un mouvement se produisait, qui gagnait de proche en proche. C'était un dévot qui en chargeait un autre de faire passer quelques sous dans l'église pour offrir un cierge à une image préférée. Le pieux message transmis de main en main changeait peut-être bien de destination avant d'arriver à son but; il pouvait se faire que saint Michel eut reçu plus d'une offrande destinée à saint Serge, et réciproquement, mais l'intention y était, ce qui est l'essentiel. Tout ce monde attendait avec une patience incroyable la fin de l'office, particulièrement long ce jour-là, parce qu'après le _Te Deum_ d'action de grâces le père Nikanor devait donner la croix à baiser. A ce moment, les premiers favorisés quitteraient la place, et les autres pourraient entrer pour accomplir cette cérémonie, à laquelle le peuple attache une extrême importance. En de telles occasions, le prêtre présente la croix au baiser des fidèles, qui appuient ensuite leurs lèvres sur la main droite de l'officiant. Les personnages d'importance se contentent de baiser la manche du prêtre vers l'épaule. C'est ce qu'avaient fait madame Kédrof et Polyxène; Nikanor, très-fatigué par la longueur de l'office, offrit la croix à Lydia, qui les suivait; et aussitôt sur sa main qu'il n'avait point songé à retirer il sentit les lèvres fraîches de la jeune fille. Son sang se glaça dans ses veines; cela lui déplaisait, il eût voulu pouvoir essuyer sa main; il se sentait préoccupé de cette pensée au point de ne plus songer à ce qu'il accomplissait; le défilé fut très-long, et la contraction des traits du jeune prêtre fut mise sur le compte de la lassitude. A peine le dernier paysan avait-il quitté l'autel, que Nikanor dépouilla ses vêtements sacerdotaux et rentra chez lui, où l'attendait une longue table garnie d'hôtes joyeux. Le lendemain, il se rendit chez madame Kédrof pour lui faire ses souhaits de bon voyage. Il la trouva au milieu des paquets; ses deux filles entraient et sortaient continuellement avec des objets ou des messages. Profitant d'un moment de solitude, il s'assit près de madame Kédrof. --Ma femme n'a pu venir, lui dit-il, parce que la journée d'hier a épuisé ses forces; elle vous envoie ses meilleurs souhaits et vous prie de l'excuser. Pour moi-même, j'ai aussi des excuses à vous faire. --Et pourquoi donc? commençait madame Kédrof. Il l'interrompit d'un geste, en tenant ses yeux fixés sur la porte. --Avant-hier, mademoiselle Lydia, que j'ai rencontrée sur la terrasse, m'a fait une demande singulière. Elle voulait se confesser à moi pour éclairer des doutes qui la tourmentent, dit-elle. Je ne crois pas trahir un secret en vous faisant part de son désir... Madame Kédrof ouvrit de grands yeux. --J'ai refusé, continua le père Nikanor. L'amitié que vous me témoignez, celle du comte Batounine feraient de moi un conseiller trop partial. Mais j'ai pensé que vous deviez savoir cela!... Il se leva pour prendre congé. Madame Kédrof le retint. --Je regrette, dit-elle que vous ayez refusé; nul plus que vous n'aurait su la prendre; vous avez sur elle une influence extraordinaire. --C'est précisément cette confiance de votre fille qui m'impose le devoir de me récuser, repartit Nikanor avec un faible sourire. --Je ne comprends pas trop bien, dit la mère, anxieuse. Ce conseil qu'elle vous demande, savez-vous à quel sujet? --Je l'ignore. --Polyxène m'a avertie... Elle pense que Lydia se sentirait du goût pour le cloître. Le cloître! Nikanor n'avait pas songé à cela. La vision de ses anciens souhaits apparut à ses yeux avec une intensité surprenante. Il se revit à vingt ans, attiré vers la vie monastique... Que n'avait-il cédé à cet appel, au lieu de se soumettre à son protecteur? Que de peines lui eussent été épargnées! Mais Lydia, était-ce la même chose? --Elle est trop jeune pour se retirer au couvent, dit le jeune prêtre en hésitant. --Ah! père Nikanor, ce serait ma mort! Pensez donc! Je n'ai pas eu beaucoup de satisfaction avec ma fille aînée, comme vous le voyez vous-même; mes fils ne m'en donnent pour ainsi dire aucune... Je n'ai que Lydia pour m'apporter un peu de joie! --Si pourtant elle devait être plus heureuse..., fit Nikanor d'un ton de doute. --Ah! vous, vous parlez comme un homme d'église... mais moi, je suis sa mère! Ce cri alla au coeur du prêtre. Sans chercher à sonder quelle force mystérieuse lui avait dicté ses paroles l'instant d'auparavant, il comprit que le cloître n'est point fait pour celles qui sont aimées. --Vous avez raison, dit-il. Ne lui permettez pas un coup de tête dont elle pourrait se repentir plus tard. --Alors, vous ne voulez pas la conseiller? --Je vous en prie, ne me le demandez pas. Je suis si peu capable de me guider moi-même! Comment pourrais-je conseiller les autres? Il se leva pour partir. Polyxène et Lydia rentraient au même instant; elles lui tendirent la main l'une après l'autre, en échangeant avec lui quelques paroles affectueuses, et ils se séparèrent. En rentrant, Nikanor trouva sa femme d'une faiblesse extrême. L'effort qu'elle avait dû faire la veille avait été au-dessus de ses forces. A la vue de son mari, elle se souleva sur l'oreiller de sa chaise longue, et l'appela de la main. --J'ai cru que tu ne reviendrais pas, dit-elle. Que le temps m'a semblé long sans toi! Je ne vis plus quand tu n'es pas là! Je suis bien ennuyeuse, n'est-ce pas? Il appuya sur son coeur sa tête brûlante avec une tendresse profonde et douloureuse. --Pauvre Agathe, dit-il, chère femme! si je pouvais te prendre ton mal... Et dans son esprit passa comme un dard de feu: Le cloître n'est pas fait pour celles qui sont aimées! L'hiver vint sans apporter de changements; la neige couvrit un jour la falaise et la forêt d'un manteau épais; les habitants de Slava, calfeutrés dans leurs maisons, se livrèrent à l'espèce de somnolence qui accompagne les réclusions prolongées. Seul, Nikanor travaillait. Il écrivit, pendant ces quelques mois, des volumes de notes sur les ouvrages qu'il lisait. Un goût très-vif pour la science l'avait pris depuis quelque temps, et il ne négligeait aucune occasion de s'instruire. Batounine, qui s'en était informé, lui faisait envoyer plusieurs revues étrangères, afin d'entretenir chez le jeune homme l'habitude des langues européennes. De tout l'hiver, Nikanor n'eut pas un moment d'ennui. Agathe, assise auprès de lui, le regardait lire et travailler d'un air heureux et lassé. Elle s'affaiblissait toujours, mais très-lentement. --Quand le printemps viendra, disait-elle, j'irai mieux! La neige devint enfin plus friable, puis plus mince; tous les jours, pendant la chaleur du soleil déjà sensible, les ruisselets de glace fondue couraient sur les pentes, en cascatelles joyeuses. Par les routes, aussi mauvaises que possible, les voyages étaient une véritable corvée. C'est pourtant cette époque que Batounine choisit pour annoncer sa venue, et quelques jours plus tard, il arriva en effet--dans le vozok--qui avait été le prendre à Samara. A peine entré chez lui, il envoya chercher Nikanor. --Te voilà bien surpris, lui dit-il, et je ne le suis pas moins. Ajoute à cela qu'un voyage pareil, en cette saison, est un vrai supplice, et tu comprendras qu'il a fallu un motif grave pour m'amener ici. Les yeux de Nikanor interrogeaient; mais il attendit avec une patience tout orientale. Le comte le regarda, pris d'un intérêt nouveau. --Je te trouve superbe! dit-il avec un orgueil non dissimulé. Tu as l'air d'un patriarche,--un jeune patriarche, bien entendu!--Toujours satisfait de ton obscurité? Moi pas! J'ai des visées, tu sais! Mais nous en reparlerons; ne prends point tes airs d'église; je ne suis point de ta paroisse, moi! Il riait d'un rire nerveux. La vue de Nikanor, dans la plénitude de sa jeunesse et de son intelligence, lui inspirait des sentiments bizarres et complexes qu'il était ennuyé de devoir dissimuler. --Mais ce n'est pas pour toi que je suis venu, reprit-il en s'enfonçant dans son fauteuil avec un certain malaise, c'est pour ma nièce Lydia. Il parait qu'elle t'avait entretenu de ses velléités de retraite? --Non, fit Nikanor très-calme, je n'avais pas consenti à l'en entendre parler. --Mais enfin, tu es au courant? Alors je continue. Cet hiver, on l'a conduite dans le monde; elle y a eu un succès fou. Avec son petit air nonchalant, elle a tourné toutes les têtes. Il y a entre autres un brave garçon qui en est devenu tout à fait imbécile. Il déclare que si elle le refuse, il se brûlera la cervelle. Sans le croire à la lettre, nous voyons tous qu'il aime beaucoup Lydia. Ce serait un excellent mariage; naissance, fortune, condition, tout y est; seulement, elle ne veut pas, et elle annonce qu'elle désire entrer au couvent. Nikanor fit un petit signe de tête pour indiquer qu'il suivait le récit. --Eh bien, cela ne te fait pas bondir? dit Batounine. --Cela ne me surprend pas. --Et tu trouves cela naturel? --Non, fit Nikanor, d'un ton grave. --Mais ce n'est pas tout, attends, voici le plus beau! Lydia est très-délicate, elle l'est devenue davantage cet hiver; nous avons vu un médecin, dix médecins; enfin, le docteur de l'Impératrice, professeur à l'École de médecine, avec toutes les herbes de la Saint-Jean, l'a vue il y a huit jours, et il nous a déclaré que, sans avoir de maladie... bah! on peut bien te dire cela, à toi, un confesseur! sans avoir de maladie, elle était sûre de mourir, à moins qu'un grand changement ne se fit dans son existence... Bref, il a dit qu'il fallait la marier. Tu vois cela; il faut la marier, et elle ne veut pas entendre parler de mariage. Nikanor resta silencieux. D'un geste machinal et familier ses doigts avaient pris la large croix d'or qu'il portait suspendue à son cou, par-dessus sa robe. --La laisser aller au couvent, ce serait rapprocher la fatale échéance, reprit Batounine; nous sommes très-perplexes, très-malheureux. --Le médecin peut se tromper, dit lentement Nikanor. --Sans doute, mais, vois-tu, s'il se trompe et qu'elle se marie, cela ne peut lui faire aucun mal! --Alors, reprit Nikanor, pourquoi êtes-vous venu ici? --C'est Polyxène qui a eu cette idée-là. Elle prétend que tu as sur sa soeur une influence sans bornes, et que si tu lui ordonnais de se marier, elle t'obéirait. --Madame la générale Kédrof vous a dit cela aussi? --Non-seulement elle le dit, mais, après avoir tenu consultation ensemble, le docteur, ma soeur et moi, nous avons résolu de te demander d'agir, puisque c'est la dernière chance qui nous reste. --Elle est donc très-malade? fit Nikanor en serrant toujours sa croix. --Très-malade, oui. Elle n'en a pas trop l'air, mais sa mère dit qu'elle ne dort presque plus: elle passe toute la nuit les yeux ouverts, comme en extase. Batounine se leva et fit quelques pas dans son cabinet. Sa prestance toujours belle avait pourtant subi l'atteinte des ans. --C'est curieux, dit-il; je ne me suis pas marié,--par égoïsme, je puis bien le dire,--et voilà que les soucis des autres sont entrés dans ma vie... --Avec l'affection, dit Nikanor doucement. --Avec l'affection! tu as raison! Batounine regarda son fils avec tendresse; le désir de s'en faire connaître le poussait en ce moment plus que jamais; cette fois, ce fut la honte qui le retint. Comment avouer à cet enfant, devenu un homme, et un homme remarquable, ce qu'il lui avait cache jusque-là! --Elle est charmante, cette Lydia, reprit-il pour distraire sa pensée. Si tu la voyais! elle est idéalement jolie, jolie à vous faire pleurer! Ce n'est presque pas un corps, c'est une âme qui veut bien prendre la peine de s'asseoir parmi nous. Il n'y a pas moyen de la laisser mourir! Tu as compris, n'est-ce pas? --Que voulez-vous de moi? demanda Nikanor. --Que tu lui parles, que tu lui dises la vérité: c'est-à-dire que la vocation d'une femme, c'est d'être heureuse, de se marier, d'avoir des enfants, de tenir son rang dans la société, d'être utile, en un mot; qu'on a la vie pour cela, et qu'ensuite l'éternité... ma foi, l'éternité, c'est l'affaire du bon Dieu! Est-ce que tu ne peux pas lui dire cela? --Il faut que j'y pense, dit Nikanor. La chose est grave. --Oui, je sais bien que vous autres, du clergé, vous êtes tenus de voir le ciel avant tout. C'est très-bien... très-bien, enfin; mais penses-y, nous aurons le ciel après, et, en attendant, cette jolie fille qui s'en va mourir, cela me fait beaucoup... oui, beaucoup de peine. Batounine se détourna. Jamais son fils ne lui avait connu cette sensibilité; c'était peut-être que l'aimable viveur avait été de ceux qui rougiraient de laisser croire à la bonté de leur âme. Peut-être aussi son âme s'était-elle épanouie depuis peu, comme ces fleurs qui s'ouvrent tard, lorsque le soleil est déjà sur son déclin. --Permettez-moi de réfléchir, répéta le jeune prêtre, la chose est très-sérieuse. --Réfléchis, mais ne me fais pas attendre! reprit Batounine un peu sèchement. Nikanor s'en alla vers l'église. C'est là qu'il trouvait la réponse à toutes ses questions, la paix pour toutes ses angoisses. Vers le soir, il revint au château. Que la grande maison était triste et déserte, avec ses volets ouverts, dans ce paysage glacé! --Eh bien! dit Batounine en le voyant entrer. --Je ferai ce que vous voudrez, répondit simplement Nikanor. --Tu viendras avec moi? J'ai obtenu pour toi l'autorisation de te déplacer. --Où cela? --A Pétersbourg! Il faut la voir, et elle ne peut pas voyager en cette saison! Le jeune prêtre hésita. --Soit, dit-il enfin, je partirai quand vous voudrez. Batounine le regarda un instant, puis brusquement l'attira dans ses bras et lui donna l'accolade. XII Lydia entra dans le grand salon, où le père Nikanor l'attendait. C'était une vaste pièce, haute de plafond, tendue de damas bouton d'or, ornée d'un mobilier massif au milieu duquel erraient quelques-uns de ces meubles gracieux et fragiles qu'approuve le goût actuel. Cet appartement, situé dans la partie la plus élégante de Saint-Pétersbourg, avait le grand air particulier aux demeures d'une ancienne opulence maintenue de père en fils, avec les rares changements imposés par la mode; rien n'y sentait le bric-à-brac. La jeune fille faisait un contraste singulier, mais heureux, avec cet entourage un peu lourd. Depuis que Nikanor ne l'avait vue, sa sveltesse avait encore augmenté; elle avait grandi aussi, et l'ovale de son visage s'était allongé. Les cheveux châtains, soigneusement aplatis en bandeaux à la Vierge, se rebellaient et formaient une mousse frisée autour de son front pur et de ses grands yeux bruns. Batounine l'avait bien dit: elle était jolie à vous faire pleurer. --Cher père Nikanor, dit-elle en venant à lui, la main tendue, quelle heureuse surprise de vous voir ici! Mon oncle m'a dit qu'il vous avait amené dans l'espoir de vous voir rester à Saint-Pétersbourg... C'est cela qui nous ferait plaisir! Ma mère et ma soeur sont sorties, c'est dommage, mais vous reviendrez, n'est-ce pas? Et aujourd'hui je vous aurai à moi toute seule! Nikanor s'inclina silencieusement et s'assit dans le fauteuil qu'elle lui offrait. Elle se posa sur un grand canapé, avec la légèreté d'une feuille qui tombe. Les grands plis de sa robe de cachemire blanc, très-simple, presque pareille à un vêtement de novice, s'arrangèrent autour d'elle dans des formes classiques. --Je suis aise de vous voir, reprit-elle avec une expansion de joie profonde qui donnait à ses paroles une expression touchante. Vous m'avez beaucoup manqué cet hiver... oh! tant manqué! Comment va Agathe? --Assez bien, merci. Lydia se rejeta un peu en arrière avec un sourire charmé; Nikanor put alors remarquer la diaphanéité de son teint et la fragilité évidente de tout cet être délicieux. Son coeur se serra douloureusement. On ne l'avait pas trompé: elle était bien malade. Pendant qu'il la regardait, une teinte rosée monta aux joues de la jeune fille. --Vous me trouvez amaigrie, n'est-ce pas? dit-elle. Est-ce vrai que j'ai si mauvaise mine? --Pas en ce moment, répondit Nikanor. Elle médita un instant, la tête baissée, comme si elle cherchait au fond d'elle-même les paroles qu'elle allait prononcer; puis elle leva les yeux et posa sur le prêtre son regard candide où se lisait pourtant la trace de longues souffrances. --Vous souvenez-vous, père Nikanor, dit-elle, de ce que je vous avais demandé avant notre départ de Slava? Un mouvement de tête lui répondit: --Eh bien, reprit-elle, sans doute ce n'est pas à moi de vous juger; vous savez ce que vous faites, père Nikanor, beaucoup mieux que nous autres, assurément; mais pour moi votre refus a eu des suites bien fâcheuses. Il l'interrogea du regard; sans qu'il s'en rendit compte, toute parole lui eût infiniment coûté en ce moment. --C'est véritablement providentiel que vous soyez venu, reprit Lydia avec la même expression de joie intime et contenue; sans ce voyage j'aurais dû garder mes pensées pour moi seule encore plusieurs mois, jusqu'au retour à Slava, et maintenant je vais pouvoir m'alléger... Vous n'allez pas refuser de m'entendre, dites, puisque ce n'est point en confession? Son regard ingénu descendit jusqu'au fond de l'âme de Nikanor, Il ne pouvait, en effet, refuser de l'entendre; d'ailleurs, il n'avait plus la moindre envie de se dérober. Non-seulement il était protégé par sa résolution, mais il souhaitait maintenant de savoir ce qu'elle avait à lui confier. --Je vous écoute, dit-il, comme ami,--comme un très-ancien ami. Elle le remercia d'un sourire, un sourire tendre, confiant, discret, un de ces sourires qui sont le gage assuré d'une affection sans bornes. --Comme ami, répéta Lydia, et quelque chose de plus, comme mon maître, celui qui a ouvert mon âme à tout ce qu'il y a de beau et de bon en ce monde, qui m'a montré le chemin de la vérité,--et celui du ciel! La rougeur avait disparu de ses joues, et à mesure qu'elle livrait sa pensée, son teint devenait plus pâle et plus nacré. Nikanor eut tout à coup une vision terrible: en lui parlant de ces choses qui la touchaient si profondément, n'allait-elle pas mourir, ravie en une extase vers ce ciel qu'il lui avait fait connaître? --Parlez-moi de vous, lui dit-il avec un geste d'admonition qu'elle ne parut pas comprendre, car elle continua: --C'est vous, père Nikanor, qui m'avez donné la vie spirituelle; avant vous, je vivais d'une existence obscure, je n'aimais pas grand'chose, excepté les miens, qui sont si bons! Je ne m'intéressais à rien, et voici que vous avez conduit mon âme vers la grande lumière! Tout s'est illuminé, je vois, je vis! --Il est bon de voir, fit doucement le prêtre, mais une trop grande clarté peut aveugler. Vous aviez des doutes, m'avez-vous dit? --Je n'en ai plus! Je me demandais alors si je ne ferais pas bien de consacrer à la prière une vie qui compte si peu... Maintenant, j'en suis sûre! Mais mon chagrin est grand, car je crains que ma mère et mon oncle n'y consentent pas. --Vous voulez entrer en religion? demanda Nikanor. --Oui. Qu'y a-t-il de plus beau? On se retire à quelques-uns pour se donner à tous! Dans les longues prières, dans les méditations tranquilles, il s'établit une communication délicieuse entre Dieu et sa créature; on lui parle alors de ceux qu'on aime, on est avec eux... J'ai bien prié pour vous, père Nikanor, et ces prières arrivaient jusqu'au Seigneur, car il n'en est pas qui m'aient donné autant de paix et de joie. Nikanor avait posé ses doigts sur la croix qu'il portait au col. --A votre âge, dit-il, on se trompe aisément. Ce que vous décrivez là n'est pas l'état d'une âme vraiment religieuse... C'est la ferveur d'un esprit généreux et tendre, mais je n'y saurais voir une véritable vocation. Pour arriver à Dieu il faut avoir passé par des épreuves pénibles, il faut avoir subi des luttes... Vous vous êtes méprise à vos sentiments; la joie très-naturelle d'avoir appris à connaître, à aimer Celui à qui vous devez tout, a déçu votre imagination; vous vous êtes crue appelée à la vie contemplative, parce que vous trouviez du plaisir à vos rêveries... bien d'autres que vous s'y sont crus appelés, et à l'expérience ils se sont rebutés... Ce serait trop facile, en vérité... Il s'arrêta; un peu d'amertume montait à ses lèvres, et il n'en voulait rien laisser paraître. Lydia l'écoutait, immobile, consternée. --Ce n'est pas, reprit-il, lorsque aucune préparation n'a assoupli votre âme à la discipline, lorsqu'on ne sait encore rien de la vie, qu'on peut renoncer à tant de choses. Il continua pendant longtemps, parlant avec une élévation, une modération vraiment rares, raisonnant avec la jeune rebelle comme il eût fait avec un disciple, s'efforçant de faire pénétrer sa conviction dans cet esprit ordinairement si ouvert, aujourd'hui obstinément fermé. Quand il eut épuisé le flot de sa sagesse, il se tut. --C'est bien, j'attendrai, dit Lydia d'une voix faible comme un souffle. --Vous attendrez quoi? --Que l'âge et l'expérience m'aient donné le droit de réclamer le repos, puisqu'on ne peut l'obtenir qu'après l'avoir mérité. Nikanor réprima un frémissement. Était-ce colère d'avoir si mal réussi ou impatience de ne pouvoir se faire comprendre? --Vos aspirations, dit-il, sont un effet de l'orgueil, vos rêveries sont un piège de Satan. Vous appartenez au monde, vous devez lui rester. Celles-là seules peuvent se consacrer au Seigneur qui ne laissent pas de regrets derrière elles... Voyez quel égoïsme est le vôtre. Pour vous contenter, vous voulez briser le coeur de votre mère! Le visage de Lydia se contracta: elle s'inclina sur les coussins du canapé, penchée vers Nikanor, et cacha sur ses deux mains ses yeux ruisselants de larmes. --Votre mère, continua-t-il, dont vous êtes la seule compagne, je puis dire la seule consolation! Croyez-vous que Dieu se réjouisse de vous voir abandonner votre mère? Elle pleurait sans répondre. Il voyait ses cheveux, séparés en deux tresses, s'enrouler autour du cou et des mains délicates, mais il ne pouvait voir les traits. --Vous êtes appelée à d'autres destinées, reprit Nikanor, votre mère souhaite de vous voir mariée... --Ah! cela, jamais! s'écria Lydia en relevant son visage enflammé. Jamais! On peut me défendre d'être heureuse suivant mon désir, mais on ne peut pas m'ordonner cela! --Le mariage est l'état naturel de l'homme et de la femme... Je n'ai pas à vous répéter des arguments que vous connaissez; mais vous devez vous dire qu'une femme remplit son devoir sur la terre à condition seulement d'être épouse et mère si Dieu le permet. --Non! répéta la jeune fille. Vivre dans le monde, c'est déjà assez cruel; mais me marier, ce serait un supplice, ce serait une profanation. Une rougeur brûlante envahit son visage et son cou jusque sous ses cheveux, mais elle ne détourna point son regard. --Toujours l'orgueil, fit Nikanor avec calme. Elle baissa la tête. --Vous vous croyez trop bonne pour vous soumettre aux devoirs qu'acceptent les autres? --Non, non! murmura la pauvre enfant; mais j'ai placé mon rêve si haut, je ne puis le voir descendre... --Il le faut pourtant. Vous devez vous marier, Lydia, et bientôt. Il faut vous résigner à subir la loi commune; il faut, il faut, entendez-vous? chasser les folles imaginations qui vous ont occupée jusqu'ici et rentrer dans la vie, une vie de devoirs, où vous trouverez des joies sûres et durables... Elle tendit vers lui ses mains suppliantes. --O mon maître, dit-elle en buvant ses pleurs, ne m'ordonnez pas cela! Ne me condamnez pas à chasser de mon âme tout ce que j'ai cru si bon et si beau... Il fit un geste de commandement. --Je n'irai pas au couvent, puisque vous ne le voulez pas! Mais ne me contraignez pas! Je ne puis pas vous désobéir, vous le savez bien; ne me rendez pas si malheureuse! Il se leva. Elle restait devant lui, anéantie, secouée par les sanglots. --Ai-je jamais voulu autre chose que votre bien? dit-il d'une voix ferme. --Non, jamais! fit-elle en le regardant avec une extrême douceur. --Avez-vous en moi une véritable confiance? --J'ai confiance en vous comme en Dieu même, qui vous a envoyé sur la terre... Elle s'arrêta, étouffée par ses larmes. --Alors, écoutez-moi: je vous ordonne de renoncer au cloître, de vous marier et d'apporter dans le mariage l'amour et la soumission que Dieu commande aux épouses. Si vous refusez d'obéir, vous n'êtes pas chrétienne! Lydia laissa tomber ses deux mains sur ses genoux; ses pleurs s'arrêtèrent, et un sombre désespoir passa dans ses yeux. --Mon malheur, pour mon salut! dit-elle. --Votre bonheur, pour la gloire de Dieu! répondit-il. --Mais, reprit-elle avec vivacité, m'aiderez-vous, au moins? Serez-vous à mes côtés pour me protéger, m'éclairer, me défendre contre moi-même? Il respira profondément et la regarda avec une pitié profonde. --Non, dit-il; je ne serai point à vos côtés. De tels combats, mon enfant, ne doivent avoir ni témoins ni juges, excepté Celui qui voit tout. Vous lutterez seule... --Je ne puis pas! dit-elle avec une sombre résolution. Il se pencha légèrement vers elle, et lui dit: --Je le veux. Elle le regarda et baissa la tête, subjuguée. --Vous prierez pour moi, au moins? fit-elle. --Je prierai pour vous, répondit-il. --Tous les jours? Vous m'aiderez de loin, je sentirai votre sympathie à travers la distance? Elle l'implorait avec une insistance désespérée. --Non. Beaucoup de malheureux réclament mes soins, je ne puis les négliger pour vous, qui n'êtes pas malheureuse... Il lut dans ses yeux un reproche si touchant qu'il ajouta: --Qui ne l'êtes, veux-je dire, que dans votre imagination. Je prierai pour vous en même temps que pour tous ceux qui souffrent. Elle restait abattue, soumise, pas résignée. --Vous êtes dur, dit-elle. Autrefois vous sembliez plein de mansuétude... --Ne jugez pas! fit-il enlevant la main droite; ne jugez pas, pour n'être point jugée... --Oh! pardon! s'écria Lydia en se précipitant vers lui; il avait reculé, elle tomba à genoux. Je suis une enfant égoïste et méchante... Je suis injuste; pardonnez-moi, je vous en supplie! --Je vous ai pardonné, dit Nikanor en la relevant. Elle resta tout près de lui, chancelante. --Puisque je ferai ce que vous voulez, vous ne serez pas fâché, dites? Vous aurez de l'amitié pour moi? Vous savez ce que cela me coûte... Oh! non, vous ne pouvez pas le savoir... Nikanor attacha sur elle son regard plein de pensées tristes. --Je le sais, dit-il. --Vous savez alors que j'y ai quelque mérite... que j'obéis par affection, par respect pour vous, pour votre volonté... que je ne crois pas du tout que vous ayez raison, mais que je ne puis ni vous désobéir ni vous déplaire... --Ne parlez pas ainsi, fit Nikanor, tout blême; je ne dois pas l'entendre, et vous ne devez point le dire. Elle se tut et joignit les mains avec la résignation du désespoir. --Comme il vous plaira! Pas la moindre consolation, alors? Il lui montra du doigt la croix qui était sur sa poitrine; elle y attacha son regard morne, où soudain montèrent de nouveaux pleurs. --Bénissez-moi, dit-elle. Il traça le signe sacré au-dessus de sa tête inclinée, et soudain elle posa ses lèvres sur la croix qu'il portait si près de son coeur. A travers la triple robe qui l'enveloppait, il sentit la chaleur de ce visage désolé. Sans ajouter une parole il sortit lentement, la laissant debout à l'endroit où il venait de la bénir. Dans la voiture qui l'avait amené et qui l'attendait il trouva Batounine. --Eh bien? demanda celui-ci quand les chevaux eurent prit le trot. --Elle fera tout ce que vous voudrez, répondit le jeune prêtre. --Tu as eu de la peine à la décider? --Je vous en prie, ne m'en parlez pas, ni maintenant ni plus tard, répliqua Nikanor, en fixant ses yeux devant lui. Batounine le regarda avec stupéfaction, puis serra la main du jeune homme et respecta son silence. XIII Bien qu'il eût prié Batounine de ne point lui reparler de l'entretien qu'il avait eu avec Lydia, Nikanor aborda ce sujet lui-même dès le lendemain. --Vous avez dû trouver étrange, dit-il, la façon dont je vous ai répondu à propos de la mission dont vous m'aviez chargé, mais dans le moment je n'étais pas capable de vous donner les détails qui pouvaient vous intéresser. J'étais véritablement très-fatigué... --Tu l'es encore! fit le comte en regardant avec compassion les traits altérés du jeune prêtre. --Je l'avoue. Vous m'aviez annoncé une résistance très-vive, mais cela a été une véritable lutte... --Je l'avais bien pensé, interrompit Batounine. --Et j'en suis sorti brisé. --Mais vainqueur! Elle a dit elle-même à sa mère qu'elle avait renoncé au projet de la vie monastique par lequel elle avait été un instant séduite; elle a même ajouté que c'était à toi seul qu'était due cette soumission à nos désirs. Nikanor fit un mouvement involontaire. --Il n'y a rien là que de très-flatteur pour toi, ajouta le comte. --Ne me dites pas cela, monsieur, si vous ne voulez pas me jeter dans de bien douloureuses perplexités; il me serait infiniment pénible de croire que c'est une influence humaine et non la voix de la vérité qui a convaincu cette jeune fille. --Fort bien, dit Batounine, n'en parlons plus; c'est d'ailleurs tout indiqué. Dans quelques jours le comte Praxénief se déclarera; et comme il n'a jamais déplu à ma nièce, tout fait supposer que le mariage pourra avoir lieu avant l'été. --Puisque vous n'avez plus besoin de moi ici, reprit le jeune homme, vous me permettrez de partir demain? --Partir? Mais j'espérais que tu allais profiter de ton congé pour nouer ici des relations... Je n'ai pas renoncé à l'espoir de le voir un jour tenir un grand rôle... Nikanor secoua gravement la tête. --Ne l'espérez pas, dit-il, plus que jamais je suis porté vers l'isolement et l'obscurité... Batounine n'insista pas; il sentait que le prêtre disait vrai et que le repos lui était nécessaire. --Alors, fit-il avec regret, va... Tu m'as peut-être trouvé très-autoritaire... Je t'ai arraché à tes occupations, à ta femme... Mais c'était indispensable, tu l'as bien vu toi-même. Nous te devons beaucoup, mon cher Nikanor... --Et moi, je vous dois tout, interrompit le jeune prêtre. Je voudrais qu'il me fût donné quelque jour de vous en témoigner autrement ma reconnaissance. Nikanor refit seul le voyage long et difficile de Pétersbourg à Samara. En ces temps déjà lointains, les lignes ferrées se bornant à de grands parcours sans embranchements, à partir de Nijni-Novgorod il fallut aller tantôt en traîneau, tantôt en télègue, suivant les moyens que l'état des routes permettait à la poste de fournir. Le corps du jeune homme en souffrit, mais il endura stoïquement ces fatigues. Un mécontentement dont il ne pouvait approfondir la cause réelle empoisonnait toutes ses méditations; la douleur physique lui paraissait un bien, en l'arrachant à la préoccupation incessante de son âme. N'avait-il point outre-passé les droits de son ministère en usant d'autorité pour pousser Lydia vers le mariage? C'était un doute cruel; il se promit d'en parler à son supérieur hiérarchique, et pour cela s'arrêta en route. La réponse qu'il reçut était faite pour calmer ses appréhensions. L'archevêque, prévenu par Batounine, fit le meilleur accueil au prêtre de Slava, rassura sa conscience timorée et le renvoya avec sa bénédiction. Nikanor n'avait pas franchi cent mètres sur la route qu'il éprouvait la même angoisse et le même malaise moral. A Slava, il retrouva la paix. Lorsqu'il se vit devant les rayons de sa bibliothèque, en face de la table où il aimait à écrire; lorsque le doux visage d'Agathe apparut dix fois par jour dans l'entre-bâillement de la porte, avec un sourire communicatif, Nikanor eut enfin l'impression que tout le passé était un rêve, que le devoir était bien plus facile à remplir qu'on ne se l'imagine, et que pour écarter les mauvais esprits, il suffit d'avoir la foi dans une âme droite, incapable de subterfuge. L'été vint, et même très-vite; Batounine le passa tout entier à Slava. Madame Kédrof et ses filles voyageaient à l'étranger; Lydia avait obtenu que son mariage eût lieu à Pétersbourg, en septembre seulement, et le comte se sentait absolument libre de ses mouvements. A deux reprises il proposa à son filleul de l'accompagner dans quelque excursion; pour le tenter, il lui proposa même d'aller jusqu'à Jérusalem! Nikanor fut inébranlable. --Mais, enfin, Fadeï te remplacerait bien, et même indéfiniment! Pourquoi tant de stoïcisme? s'écria un jour Batounine, presque humilié de se trouver impuissant à vaincre cette obstination. --Il faut savoir se contenter de ce qu'on possède, répondit simplement Nikanor. J'ai l'esprit aventureux; si je prenais le goût d'une vie errante, j'en serais ensuite bien puni. --Tu ne feras jamais que ce qui te plaira! faillit s'écrier le comte; mais cette exclamation eût ouvert la porte à un aveu qu'il était encore honteux de faire, et il se tut. En revanche, il rechercha la compagnie constante du jeune prêtre, et tous deux s'en trouvèrent à merveille. Dans cet esprit libéral, Batounine découvrait des trésors d'élévation dont il était sans cesse surpris. De son côté, Nikanor pénétrait dans l'âme de celui qu'il appelait son bienfaiteur. Il s'étonnait, sous un voile léger de scepticisme élégant, d'égoïsme de convention, d'y voir une chaleur de sentiment, une sincérité d'impressions dont il n'avait eu qu'une idée très-lointaine jusqu'alors. Ces deux sages, quoique la sagesse de l'un fût toute mondaine, et celle de l'autre tout évangélique, se trouvaient le plus souvent d'accord, et là où ce n'était pas le cas, leur désaccord était fécond en entretiens pleins d'intérêt. --Je ne pourrai plus me passer de toi! fit Batounine en soupirant, lorsqu'il lui fallut retourner à Pétersbourg pour la date alors rapprochée du mariage de Lydia. Tu vas laisser un trou dans nia vie! --Venez vivre ici, répondit Nikanor en souriant. Ses rares sourires éclairaient sa belle figure d'une lumière imprévue et charmante. Le souvenir d'un visage disparu, de deux yeux clos par l'oubli avant de l'être par la mort, surgit soudain dans la mémoire du vieux diplomate. Il ressemblait à sa mère, cet enfant de miracle, comme disait Fadeï... --Je t'aime, Nikanor, dit Batounine en lui prenant les deux mains. La seule chose qui me chagrine, c'est que tu n'aies pas d'enfant; enfin, sois heureux comme il le plaît de l'être; tu ne veux pas me contenter; sans reproche, tu es un peu égoïste! Moi, je ne le suis pas; je reviendrai te voir quand je m'ennuierai trop de ton absence. C'est toi qui es jeune, et c'est moi qui voyage. Enfin, à la grâce de Dieu! L'hiver s'écoula comme d'habitude. Agathe allait beaucoup mieux; une seconde floraison de la vie semblait venue pour elle: peut-être,--on n'en savait rien, cette silencieuse n'ayant plus parlé depuis sa bizarre confidence à Polyxène,--peut-être s'était-elle résignée à s'accommoder du bonheur qui était son partage; peut-être en l'absence de Nikanor avait-elle compris combien l'affection sérieuse et patiente de son mari était un trésor réel; peut-être lui-même était-il plus tendre avec elle, depuis qu'il avait deviné une souffrance morale chez cet être en apparence calme et un peu apathique... Elle était plus rose et paraissait heureuse; la maison du prêtre en prit une apparence moins austère, et le printemps y fit éclore autant de sourires que de fleurs sur les treillis. Madame Kédrof arriva, puis Polyxène, puis le comte, et enfin, seule avec une femme de chambre, une après-midi d'août, Lydia, que personne n'attendait. --Toi! s'écria Batounine en la voyant traverser l'espace vide entre l'avenue et la maison. Il s'était levé et avait ouvert la porte-fenêtre de sa bibliothèque. --Toi, Lydia, à pied! seule! Grand Dieu! que s'est-il donc passé? La jeune femme, du geste, envoya sa suivante vers les communs, et regardant son oncle bien en face: --Seule, à pied; j'ai quitté le bateau à la petite station, au bas de la falaise. --Mais pourquoi, au nom du ciel? --Je suis venue chez vous, mon oncle, continua Lydia sans répondre, parce que je voulais épargner à ma mère le choc d'une surprise pénible... --Pourquoi n'as-tu pas écrit?... Parle, tu me fais mourir d'inquiétude! Il l'entraîna dans la bibliothèque; elle lui indiqua la porte-fenêtre, qu'il referma, et se tint debout, au milieu de la vaste pièce, dans sa robe de voyage serrée autour d'elle, un petit sac à la main, très-calme en apparence, mais le coin de ses lèvres tiré par un sourire amer. Batounine se laissa tomber dans un fauteuil. --Je n'ai pas écrit, dit-elle, parce que ma lettre serait arrivée après moi; je n'ai pas télégraphié, parce que je voulais éviter des inquiétudes inutiles. J'ai quitté mon mari, parce qu'il me trompait. --Lui? Praxénief? Cela ne se peut pas! il était fou de toi! --Oui, fou de moi. A présent, il est fou d'une autre; seulement, celle-là ne me vaut pas! Elle s'assit et croisa les mains sur ses genoux, sans quitter son petit sac. Elle avait l'air aussi tranquille qu'une heure auparavant, sur le bateau. --Lydia! en es-tu bien sûre? murmura Batounine. Hélas! il n'en était que trop sûr, lui, à la voir si résolue. --J'en suis sûre. Il vous faut des preuves? Tenez, il y en a là dedans, dit-elle en lui donnant son sac. Il y a deux lettres qu'il n'a pas eu seulement le soin de cacher. Il les a laissées tout ouvertes sur la cheminée de ma chambre,--oui, de ma chambre. Il n'est pas méchant, mon mari, mais très-étourdi. Mauvaise tête et bon coeur; je le savais déjà. J'ai pensé que si je restais, il me demanderait pardon, avec un chagrin, oh! un vrai chagrin! je connais cela. --Mais, Lydia, des lettres même, cela ne prouve rien! --Vous croyez? Il faut vous dire tout, alors? Eh bien, ce n'était pas la première fois. --Après onze mois de mariage? --Après six mois de mariage. Il n'est pas méchant, vous dis-je! Seulement, j'en ai assez; je ne pardonnerai plus, c'est humiliant. --Lydia, mon enfant... balbutia Batounine en couvrant ses yeux de sa main, je suis au désespoir! --Mon oncle, je vous en supplie, ne parlez pas ainsi! s'écria la jeune femme en courant à lui; je sais ce que vous allez me dire. Eh bien, non! ce n'est pas votre faute, ce n'est la faute de personne C'est ma destinée, voilà tout. Je ne suis pas très à plaindre... --Ma pauvre chérie! dit le vieux diplomate, ému jusqu'aux larmes. --Je vous assure, je ne suis pas à plaindre... j'ai été humiliée, outrée, mais je ne l'aimais pas... --Triste consolation! Elle poussa un grand soupir de soulagement. --Triste? je n'en sais rien, mais consolation, assurément! Si je l'avais aimé, je serais restée, j'aurais encore pardonné, et c'est alors que j'aurais été malheureuse. Elle demeura pensive; le comte, étonné de cette profondeur de philosophie chez une femme qui n'avait pas vingt ans, se demandait à quelle école elle avait appris tout cela. --C'est ma mère qu'il faudrait prévenir, reprit-elle. Voulez-vous vous en charger, mon cher oncle? --Certainement, tout de suite... viens-tu? --Non; je préfère attendre ici, vous m'enverrez chercher. Surtout, dites-lui que je suis au fond très-contente... Batounine avait déjà la main sur le bouton de la porte; elle le rappela. --Et surtout, mon oncle, n'allez pas commettre l'imprudence de lui laisser entrevoir la possibilité d'une réconciliation. Cela jamais, jamais, jamais! Elle le congédia d'un signe de tête, et il s'en alla abasourdi. Était-ce bien la même Lydia qu'il avait connue pendant toute sa vie de jeune fille, soumise, tendre et déférente? A présent, elle était froide, résolue, presque hautaine; par une certaine sécheresse! apparente elle lui avait rappelé Polyxène. Jouait-elle un rôle, ou bien était-elle à ce point métamorphosée? En ce cas, il fallait qu'elle eût cruellement souffert! Pendant qu'il s'acquittait de sa pénible tâche, Nikanor vint pour lui rendre visite, comme il le faisait chaque jour. Sans frapper, il ouvrit la porte-fenêtre et se trouva au milieu de la bibliothèque: alors seulement il aperçut la jeune femme. Elle l'avait vu approcher. --Vous! madame! dit-il d'une voix tremblante. Ils restèrent debout face à face un moment, troublés par cette rencontre inopinée. --Je suis revenue, dit-elle, pour ne plus m'en aller. --Votre mari? --Je n'ai plus de mari; elle sembla écarter du geste une image importune. Le cloître ne m'eût pas donné de chagrins! ajouta-t-elle. --Ce n'est pas sûr! répondit lentement le prêtre. Et puis, toujours Dieu reste! Elle s'approcha avec un geste de prière soumise. --Vous ne m'abandonnerez plus? dit-elle avec douceur. Je vous ai obéi, j'ai accepté mes devoirs, je les ai remplis, ce n'est pas moi qui ai tenté de m'y soustraire... Vous n'allez pas exiger que je retourne à l'horreur de cette vie, que je m'avilisse, que peut-être je devienne semblable à tant d'autres... Elle frissonna et reprit après un silence: --Vous n'exigerez pas cela? --Votre conscience est un guide sûr. Faites ce qu'elle vous dira, répondit Nikanor. Elle fit un joli geste de femme lassée et s'assit dans un grand fauteuil. --Alors, dit-elle, je reste ici pour toujours; entre ma mère et vous j'y serai parfaitement heureuse. Une demi-heure après, madame Kédrof, accourant pour embrasser sa fille, les trouva causant comme de vieux amis qu'ils étaient. XIV Quatre jours s'étaient écoulés depuis la venue inopinée de Lydia, et la petite colonie de Slava commençait à peine à se remettre de son émoi lorsqu'un nouvel événement,--prévu d'ailleurs,--vint la troubler profondément. Pendant que madame Kédrof achevait de déjeuner avec ses deux filles chez Batounine, les sonnettes d'un attelage retentirent sur la grande route; une voiture de poste entra dans la cour, et l'instant d'après un valet de pied apporta la carte du comte Ivan Praxénief. Sans mot dire, le diplomate fit passer le carré de bristol sous les yeux de sa soeur et de ses nièces. Une expression de frayeur se peignit sur le visage de la mère, mais Lydia resta parfaitement calme, Polyxène mit son lorgnon et regarda son oncle. --Je vais le recevoir, dit Batounine en jetant sa serviette. Tu es bien résolue, Lydia? Celle-ci fit un signe affirmatif d'une telle énergie qu'aucune hésitation n'était possible. Le comte se dirigea sans se presser vers la bibliothèque, où il avait donné l'ordre d'introduire le mari de sa nièce. Praxénief arpentait la vaste pièce avec tous les signes d'une agitation nerveuse très-prononcée. C'était un joli garçon d'une trentaine d'années, à l'apparence élégante et fine; mais dans l'instabilité du regard de ses beaux yeux bleus, dans l'éclat à la fois trop brillant et pour ainsi dire fané de son teint, un moraliste aurait pu lire la preuve d'une vie de plaisirs ou, pour mieux parler, de débauches. Ces caractères n'étaient pas très-visibles; on comprenait que, sous l'empire d'une vive passion, Ivan Praxénief se fût momentanément transfiguré; mais revenu à son état normal, il se montrait ce qu'il était en réalité: un charmant jeune homme, perverti de bonne heure, juste assez pour ne pouvoir jamais se relever; assez peu pour souhaiter d'être autre chose, et surtout pour désirer violemment qu'on le crût autre chose. Les deux hommes se saluèrent froidement sans se tendre la main. --A ce qu'on m'a dit, comte, fit Praxénief, ma femme est chez vous! --Ma nièce habite chez sa mère, ma soeur et voisine, rectifia Batounine. --Je souhaiterais d'avoir un entretien avec elle, reprit le jeune homme. --Je ne pense pas qu'elle y consente, répliqua le diplomate, mais elle m'a donné pleins pouvoirs pour vous écouter et pour vous répondre au besoin. Praxénief mordit sa moustache avec humeur. --Vous rendez la situation embarrassante, monsieur, dit-il; jusqu'ici elle n'était que ridicule. Batounine ne répondit rien. --Vous comprenez bien, mon cher oncle, reprit Praxénief en s'asseyant, que je ne puis pas verser dans vos respectables oreilles tout ce que j'aurais chuchoté à celles de ma femme... Ces querelles-là s'arrangent à deux, que diable! l'intervention d'un tiers y est plus qu'inutile... A mon avis, elle y est déplacée. Batounine ne sourcilla pas. Praxénief fut obligé de continuer: --Je ne sais pas pourquoi Lydia s'est imaginé de partir ainsi à l'improviste! Je vous avoue que dans le premier moment j'ai eu véritablement peur. --De quoi? --Que... Qu'elle fût partie... Il s'arrêta court, sentant qu'il ne pouvait aller plus loin. --Qu'elle ne fût point partie seule? acheva pour lui Batounine. Ceci met fin à notre entretien, monsieur, j'en suis fâché pour vous. --Permettez! s'écria Praxénief, on n'étrangle point les gens avec le bout de lacet qu'ils ont dans leur poche! Vous n'admettez pas que le départ subit, inexpliqué, de ma femme, m'ait jeté dans d'étranges perplexités? --Ce que je n'admets pas, ce sont les suppositions. --Perplexités, suppositions, ne nous querellons pas pour des mots... Voyons, mon oncle, soyons sérieux! --Je ne l'ai jamais été davantage! répondit froidement Batounine. --Lydia s'en est allée de chez moi d'une façon inexcusable, sans me dire un mot, sans me laisser une ligne d'écrit... Je rentre, elle n'y est plus. Je l'attends, elle ne rentre pas. J'interroge les domestiques... --C'est toujours une faute! interrompit le comte sans s'émouvoir. --Mettez-vous à ma place! Non? Vous ne voulez pas? Vous avez, parbleu! raison, car c'était la place d'un homme fort sot de sa personne! Donc, j'interroge, on ne sait rien! Elle avait emmené sa femme de chambre. Bref, je me creuse la cervelle à inventer des causes à cette équipée,--le tout pour rien. Je finis par savoir qu'elle a pris le chemin de fer pour Moscou. C'était un trait de lumière. Elle ne pouvait être venue qu'ici. Alors, je me lance sur ses traces; j'arrive, et vous me déclarez que je ne puis la voir. Que faire alors? M'en retourner et attendre que, sa fantaisie ayant passé, elle veuille bien revenir au logis conjugal? Vous avouerez, comte, que c'est trop fort, et qu'un mari ne peut s'accommoder de pareilles lubies! Batounine l'avait laissé dire. Quand Praxénief s'arrêta, hors d'haleine, il prit la parole sans se départir de son sang-froid. --Vous ne savez pas, dites-vous, pourquoi votre femme vous a quitté? --Du diable si je... Le comte l'arrêta du geste. --Vous ne lui avez donné aucun motif de mécontentement? --Moi? --Oui, vous! Praxénief se troubla légèrement, mais son aplomb n'en était point à sa première épreuve. --En quoi aurais-je pu la mécontenter? Je suis toujours prêt à faire tout ce qui lui plaît! Il n'y a pas de mari plus complaisant, plus dévoué, et vraiment j'y ai quelque mérite, car elle ne me rend pas toujours la pareille! --Alors, répéta Batounine, vous ne voyez rien dans votre conduite qui ait pu détacher votre femme de vous et la décider à rentrer dans sa famille pour le présent et pour l'avenir? --Mais non! fit Praxénief avec une candeur qui n'était qu'à moitié feinte. --C'est la meilleure preuve que vous êtes incapable de comprendre le caractère de ma nièce, et, par conséquent, c'est une raison de plus pour qu'elle s'en tienne à sa résolution, que sa mère et moi nous approuvons. --Comment! s'écria le jeune homme, vous approuvez qu'une femme abandonne son mari après moins d'un an de mariage? --Cela dépend des cas. Ici, je l'approuve. --Mais pourquoi? Au nom du ciel, que lui ai-je fait? Batounine retira de son bureau les deux lettres si étourdiment oubliées par le délinquant à l'endroit où il eût le moins dû les laisser traîner, et les lui présenta tout ouvertes. Praxénief les prit et les parcourut du regard; une vive rougeur était montée à ses joues, mais c'est avec une sincérité presque parfaite qu'il dit au comte: --Quoi! c'est pour cela? --Et pourquoi donc voudriez-vous que ce fût? Le jeune mari resta un instant l'oreille basse; puis reprenant son assurance: --Eh bien, si c'est pour cela, je comprends encore moins. Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat! Tout le monde a de petites aventures, et personne n'est traité comme un forban pour avoir rencontré une jolie femme... qui n'était pas la sienne! Où en serions-nous, mon Dieu! si nos femmes se retiraient dans leurs familles pour si peu de chose! --Cela dépend des femmes, fit observer Batounine. --Mais, mon oncle, c'est ridicule! Vous en conviendrez tout le premier! Qu'est-ce que cela peut lui faire? puisque je lui reviens, aussi aimable, aussi empressé... et pour ce qu'elle est gracieuse! ajouta-t-il, comme à part lui. J'ai eu beau faire, reprit-il en s'adressant à Batounine, je n'ai jamais pu m'en faire aimer; ce n'est pas ma faute. Vous savez quelle adoration j'avais pour elle! --Cela n'a pas duré très-longtemps, fit le comte avec un sourire. --Que voulez-vous? on fait ce qu'on peut! Je l'aime pourtant, je l'aime infiniment, et je suis un mari modèle! Nous faisions si bon ménage! --Vous en êtes tellement sûr, dit Batounine, qu'on perdrait sa peine à vouloir vous prouver le contraire, malgré les petits documents que vous tenez encore à la main. Praxénief jeta avec humeur les lettres sur le bureau. --Admettons que vous soyez le mari que vous dites, malgré vos petites escapades en dehors du lien conjugal; il n'en reste pas moins établi que votre genre de perfection n'est pas celui que ma nièce pourrait apprécier; donc, le mieux est de la laisser où elle est et de retourner à votre vie de garçon, qui vous offrira, j'en suis persuadé, nombre de charmantes compensations. --Vous vous moquez de moi! fit le jeune homme mortifié. Vous ne pouvez pourtant pas me renvoyer sans que j'aie vu ma femme. --Dans son intérêt et dans le vôtre, mieux vaudrait vous abstenir de cet entretien. --J'insisterai pourtant, car c'est mon droit; et d'ailleurs un refus de votre part ne serait pas courtois, comte: or, vous êtes l'essence même de la courtoisie, fit Praxénief en s'inclinant. Batounine sortit sans répondre, et l'instant d'après revint avec sa nièce. Un regard du jeune mari supplia le comte de s'éloigner, et un signe de Lydia l'ayant autorisé à le faire, l'oncle se retira dans la pièce voisine. --Voyons, Lydia, dit le coupable en prenant la main de sa femme, m'as-tu fait assez de peur et de chagrin! Tu vas venir avec moi, n'est-ce pas? Nous passerons l'hiver en Italie, veux-tu? Et nous serons parfaitement heureux! La jeune femme dégagea sa main fermement, mais sans secousse. --Ivan, dit-elle, je le regrette, mais c'est impossible, il n'y faut plus penser. --Tu ne vas pas rester fâchée toute ta vie? --Je ne suis pas fâchée, je ne vous en veux même pas; seulement j'ai pris la résolution de ne plus m'exposer à de semblables humiliations, et je m'y tiendrai. --Lydia, c'est absurde! s'écria Praxénief tout rouge de colère. Que veut dire cette façon de monter sur tes grands chevaux? Tu m'avais pardonné l'autre fois. Elle le regarda bien en face et répondit: --C'est parce que j'avais pardonné l'autre fois que je ne pardonnerai pas celle-ci. Ou plutôt ne donnez pas à mes paroles un sens qui n'est pas dans mon esprit: je vous pardonne, mais je ne veux plus vivre avec vous. Elle fut inflexible. Il eut beau la supplier, se moquer d'elle, la menacer, tout fut inutile. --Abrégez cette scène pénible, dit-elle, quand il en vint aux menaces; au fond, vous ne m'aimez plus; ce qui tous ennuie, c'est de penser qu'on va tous faire des questions sur mon absence et que tous serez embarrassé d'y répondre. Eh bien, dites que ma santé exige un climat plus chaud que celui de Pétersbourg. Qu'importe que je sois ici ou à l'étranger? Qui le saura? Et plus tard on sera accoutumé à ne plus nous voir ensemble... Et puis, reprit-elle avec une vivacité qui n'était guère dans ses habitudes, même si vous avez à en souffrir, où serait le mal? Croyez-vous que je sois heureuse, moi? --Ah! tu m'aimes pourtant! s'écria Praxénief en voulant l'entourer dans ses bras. --Non, je ne tous aime pas! dit-elle en le regardant avec un indicible dédain. Et tous eussé-je aimé, que votre conduite actuelle me détacherait de vous à tout jamais. Depuis que vous êtes là, vous ne m'avez pas dit un mot sorti de votre coeur, pas une parole qui témoignât un regret de m'avoir offensée... Si je tous aimais, je serais bien à plaindre. Dieu merci, cette douleur m'a été épargnée. --Pourquoi m'avez-vous épousé, alors? riposta le mari, furieux. L'indignation de Lydia tomba tout à coup, et son visage n'exprima plus qu'une profonde mélancolie. --Pourquoi? dit-elle. Vous ne comprendriez pas. Pourquoi c'est vous que j'ai accepté? Parce que vous disiez m'aimer, et que, n'ayant pas de préférence, je croyais vous rendre heureux. --Comme une aumône? fit-il en ricanant. --Vous l'avez dit, répliqua-t-elle sans le regarder. Il prit son chapeau. --En ce cas, adieu, madame. Je regrette d'avoir reçu vos bienfaits, puisqu'il est hors de mon pouvoir de vous les rendre; mais je vous engage à n'en point être prodigue avec d'autres... car ce que vous pourriez dissiper ainsi, ce serait mon bien, ne l'oubliez pas! --Ivan! s'écria Lydia, frappée au coeur. Il s'arrêta, attendant le reste: --Je ne vous en veux pas, dit-elle en faisant effort sur elle-même. Vous souffrez, cela vous rend méchant... Je n'ai pas entendu ce que vous avez dit. --Il ne faudrait pourtant pas l'oublier! fit-il méchamment. --Je m'en souviendrai, soyez-en sûr! Mais je vous le pardonne de grand coeur. --Comme le reste! répliqua Praxénief avec amertume. Merci. Adieu, madame, soyez heureuse. Il sortit, et elle resta immobile. Sa mère, entrant presque aussitôt, la trouva debout au milieu de la bibliothèque, plongée dans une sorte de torpeur. --Mon enfant chérie! lui dit-elle en l'attirant dans ses bras. --Mère! oh! qu'on est cruel, quand on s'est mis dans son tort! --Cela, c'est une loi de nature, fit Batounine, qui rentrait avec Polyxène. La secousse avait été très-forte, et la jeune femme en demeura ébranlée pendant plusieurs jours. Enfin, une quinzaine environ après ce pénible incident, elle reçut un court billet de son mari, ainsi conçu: «Ma chère Lydia, j'ai été injuste et, je le crains, peu poli en vous quittant. Veuillez excuser un homme pris dans une bien désagréable situation, auquel vous n'avez pas voulu tendre le moindre brin de paille pour le sauver. Je veux vous dire simplement que, tout en regrettant votre décision, je rends justice à vos mérites, et vous prie de croire à mon grand et sincère dévouement. «Yvan Praxénief.» --Mauvaise tête et bon coeur, soupira Lydia, en repliant la lettre. --Mais trop inflammable! ajouta Polyxène, et de peu d'usage, comme disent les marchands. XV Les jours devenaient de plus en plus courts, mais les soirées ne semblaient pas longues aux hôtes de Slava. Batounine était parti, rappelé par une mission à l'étranger, emmenant à Pétersbourg Polyxène, que son mari attendait. Madame Kédrof et Lydia avaient décidé de ne quitter la campagne que beaucoup plus tard, lorsque l'hiver aurait rendu faciles les communications par terre, en aplanissant les routes par une couche uniforme de neige. En attendant, les pluies d'automne tombaient comme si le déluge voulait revenir. --Nous construirons une arche! disait gaiement Lydia. Nikanor pensait que ce serait grand dommage d'en laisser sortir la colombe du Seigneur. La jeune femme était devenue fort différente de la jeune fille. Ses aspirations maladives vers un idéal inaccessible avaient disparu de son esprit. Son court passage dans le mariage lui avait donné l'assurance et l'équilibre social qui lui manquaient autrefois. Elle ne paraissait plus se souvenir de tout ce qui l'avait jadis troublée. Une gaieté douce et tranquille, parfois animée d'une pointe d'innocente malice, semblait former désormais le fond de son caractère, et tout le monde s'en réjouissait autour d'elle. Tantôt chez Agathe, tantôt chez madame Kédrof, on se réunissait pour causer ou pour faire une lecture. Lydia avait contraint le père Nikanor à lui faire à haute voix la lecture en français des Girondins, à condition de le reprendre lorsque la prononciation serait défectueuse. L'élève s'appliquait fort, car en peu de jours il devint très-habile, et le professeur n'eut jamais besoin de lui faire deux fois une observation relative au même mot. La belle prose de Lamartine valait de la musique à leur gré, car il n'était plus question de duos, et l'harmonium négligé était revenu chez Nikanor, qui ne s'en servait guère. Lydia ne faisait jamais la moindre allusion ni à son mari ni au temps qu'elle avait passé près de lui. Si les domestiques se fussent abstenus de l'appeler comtesse, on eût pu croire qu'elle n'avait pas été mariée. Sa vieille bonne n'avait jamais cessé de la désigner sous le nom de «mademoiselle», et c'est ainsi que Polyxène l'avait souvent dénommée, durant son séjour. Elle laissait dire sans paraître s'en apercevoir; au fond, elle en était contente. Nikanor passait au dehors presque toutes ses journées; cette époque pluvieuse de l'année est aussi la plus malsaine, et nombre de ses paroissiens étaient malades. Il en mourut quelques-uns, et pendant une semaine entière les cloches de l'église sonnèrent le glas tous les jours. --Cela ne vous attriste pas d'officier ainsi pour des enterrements? dit un soir Lydia; il rentrait mouillé, lassé, avec la perspective de recommencer le lendemain. Un joie austère illumina le visage du prêtre. --Un enterrement n'est pas triste pour nous autres, dit-il. Pour vous, mondains, c'est la fin d'une vie; pour nous, c'est l'aube du ciel. Lydia resta pensive. Depuis quelque temps elle sentait quelque insistance de la part de Nikanor à séparer nettement sa condition de celle des dames de Slava; il ne laissait jamais passer l'occasion de marquer les différences de leurs vies et aussi de leurs manières de voir. Plus elle s'appliquait à lui témoigner la même amitié familière qu'on témoigne à un homme du monde, respectable par sa situation, plus il mettait de fermeté à ne pas franchir la limite qui doit séparer un membre du clergé de ses amis séculiers. --Alors vous n'éprouvez aucune émotion quand vous prononcez les paroles de l'office des morts? reprit-elle. --Je ne suis jamais plus profondément touché que lorsque j'ouvre à une âme chrétienne les portes de sa prison, répondit Nikanor, devenu très-grave. Fadeï les écoutait, les mains posées sur ses genoux. --Tu parles bien, mon fils, dit-il au jeune prêtre; j'ai pensé toute ma vie à des choses comme ce que tu viens de dire, mais je n'aurais point su les exprimer. Quand est-ce que tu prêcheras? --Dimanche prochain, mon cher père; notre archevêque nous a communiqué l'ordre du Saint-Synode de faire de courts sermons... --On n'en faisait point de mon temps, murmura Fadeï, et la religion ne s'en portait pas plus mal. Lydia posa une main légère et caressante sur la manche du vieillard; elle était pour lui pleine de douces attentions filiales et ne négligeait guère une occasion de lui faire plaisir. --Vous donniez de si bons exemples, père Fadeï, dit-elle, qu'on devenait bon rien qu'à les suivre; mais il est venu des idées nouvelles, en ces temps nouveaux, et c'est pour éclairer les cervelles un peu obscures de nos paysans qu'il a été jugé utile de leur donner quelques explications... Est-ce bien cela, père Nikanor? --C'est cela même, répondit-il avec un léger sourire. --Elle est étonnante, notre demoiselle, dit étourdiment le vieux prêtre; elle parle comme un Père de l'Église! Lydia rougit violemment et, pour cacher son trouble, s'approcha d'Agathe, qui écoutait, paresseusement allongée, un air de béatitude sur son visage. --Et que leur diras-tu? demanda la jeune femme à son mari. --Je n'en sais rien... des choses simples, répliqua Nikanor avec un peu de précipitation. Le dimanche suivant, après la célébration de l'office, Nikanor, au lieu de rester à l'intérieur du sanctuaire jusqu'à ce que la foule fût écoulée, apparut, revêtu des ornements sacerdotaux et coiffé du haut bonnet de velours noir qui rappelle certains bas-reliefs assyriens. Son beau visage était un peu pâle, mais son regard calme annonçait une parfaite possession de lui-même. Madame Kédrof et Agathe s'étaient assises sur des chaises apportées tout exprès, car l'usage, dans les églises russes, est de se tenir debout pendant toute la durée des offices, et il n'y est fait de dérogation que pour les personnes âgées ou malades. Lydia avait refusé de s'asseoir; adossée légèrement à la balustrade en bois qui sépare le choeur du reste de l'église, elle avait incliné la tête pour mieux entendre. Son coeur battait très-fort, à tel point qu'elle crut en entendre les battements au dehors d'elle-même; en écoutant mieux, elle s'aperçut que ce qui palpitait ainsi était le coeur d'Agathe, dont l'épaule gauche touchait son bras. Elle jeta un regard de sympathie compatissante sur la jeune femme et se replia sur elle-même, tout attentive. Nikanor avait écrit son sermon sur deux petites feuilles de papier pour le lire. Il en lut, en effet, quelques lignes; puis, ayant porté les yeux sur son auditoire, il vit aux figures recueillies, mais inintelligentes, que rien n'avait été compris de sa lecture. Il s'arrêta pendant l'espace d'un millième de seconde, plein d'une véritable angoisse. S'il n'avait pas su leur préparer le pain de vie, à quoi bon tant de travaux? pourquoi la science? Un éclair de découragement sans bornes passa sur son noble visage, pendant qu'il fermait les yeux pour lire au plus profond de lui-même. Mais il fallait sortir de là; Nikanor regarda l'assemblée, et soudain lut dans l'expression de la figure de Lydia un tel encouragement qu'il s'en sentit renouvelé. _Sursum corda_, disait le regard de la jeune femme, en même temps qu'il y voyait une confiance complète, aveugle. --Mes enfants, reprit le prêtre, quand on parle aux gens des villes, qui savent lire et écrire, qui ont des livres et des Universités, on leur parle comme je viens de le faire à présent. Mais avec des créatures de Dieu, bonnes et simples comme vous, les livres n'ont rien à voir. Il n'y a au fond qu'un livre, mes enfants, c'est l'Évangile. Dans celui-là vous trouverez tout ce qu'il vous faut savoir; vous le connaissez; on vous le lit ici tous les dimanches, vous l'écoutez avec respect; mais êtes-vous bien sûrs de le comprendre? Je ne crois pas que vous ayez jamais pensé combien Jésus, votre maître et votre sauveur, s'était fait un homme semblable à vous. Oui, mes enfants, tout pareil à vous. Vous voyez son image, resplendissante de gloire, sur les portes dorées de l'iconostase, derrière moi; mais quand il était sur la terre, c'était un pauvre paysan qui marchait pieds nus comme vous, qui souffrait de la soif et de la faim, comme vous, à tel point qu'il dut égrener un jour des épis dans sa main, pour ne point succomber à la faiblesse. Les visages s'étaient tournés vers le prêtre avec une expression d'avidité touchante. Ils comprenaient; les yeux de leur âme voyaient le pécheur d'hommes marcher avec les pêcheurs de poisson le long de la mer de Galilée, et les leçons de morale évangélique entraient bien mieux dans leurs esprits encore enfantins, exprimées en un langage aussi simple que celui qu'ils employaient entre eux. La tournure biblique de la langue russe se prêtait admirablement à cet enseignement religieusement familier; ils buvaient les paroles du jeune prêtre, qui promenait sur eux son regard de berger comptant le troupeau. Quand il eut fini par une exhortation à s'aimer les uns les autres, en mémoire de Celui qui avait tant aimé les humbles, il rentra dans le sanctuaire et y resta longtemps agenouillé, sentant pénétrer dans son âme à lui toute la lumière, toute la paix qu'il venait de répandre sur les autres. --Comme il a bien parlé! disait naïvement Agathe. Lydia ne répondant pas, elle la poussa légèrement du coude. La jeune femme murmurant un «Oui» indistinct, Agathe, surprise, la regarda en face et vit la trace mal essuyée des larmes sur le joli visage de la patricienne. --Ah! que je vous remercie! dit-elle en lui serrant les mains. Nikanor prêcha encore deux fois devant madame Kédrof et sa fille; le traînage tardait à s'établir, et le mauvais état des chemins menaçait de les retenir encore quelque temps. Enfin, un beau matin de dimanche, le soleil, se levant dans un ciel sans nuages, éclaira la plus belle tombée de neige qui se pût souhaiter. --Vous allez vous en aller? dit Agathe avec regret, lorsque Lydia et sa mère vinrent la voir après l'office, auquel elle n'avait pu assister ce jour-là. Cela me fait beaucoup de peine. Vous allez bien me manquer! Mais puisque vous partez, il faut que je vous dise un secret, un grand secret... J'aurai quelqu'un pour me tenir compagnie tout cet hiver, et quand--vous reviendrez, vous trouverez un hôte nouveau à Slava. --Comment! fit madame Kédrof, ce n'est pas possible! Vous dites vrai, Agathe? --Oui! répondit l'heureuse femme, avec une joie charmante qui faisait son visage tout rose, oui! Dieu m'a bénie, à la fin, et j'espère que j'aurai un fils. Très-lentement Lydia s'inclina vers la chaise longue et posa sa joue contre la joue de la jeune mère. On eût dit que par ce contact prolongé elle voulait faire passer dans cette créature trop frêle son énergie, sa volonté, sa force de résistance, qu'elle lui eût si volontiers sacrifiées! Qu'avait-elle besoin de santé, de courage, elle, être inutile, condamnée à ne jamais connaître la maternité! Ah! comme elle se fût offerte en holocauste pour obtenir la vie de cet enfant, sacré avant sa naissance, comme il le serait après! --Je suis bien contente, bien contente en vérité! dit madame Kédrof en pressant affectueusement les mains d'Agathe. Il s'agit à présent de vous soigner; pas d'imprudence? Le regard rayonnant de la jeune femme lui répondit. Nikanor entra un instant après; on parlait déjà d'autre chose. En le quittant, madame Kédrof le prit à part et lui fit quelques recommandations d'hygiène au sujet d'Agathe, mais Lydia ne quitta celle-ci qu'au dernier moment. Cette joie lui semblait trop sacrée pour en parler même avec celui qui devait en être le plus heureux. --Cette neige était une fausse neige! dit Lydia au père Nikanor, en le rencontrant deux jours après au milieu de la place. Ils pataugeaient en venant au-devant l'un de l'autre, dans le dégel le plus complet et le plus mouillé qui pût se voir; car le dégel a des degrés, et un dégel de neige molle, nouvellement tombée, est incomparablement plus mouillé que le résultat de n'importe quelle pluie. --C'était une fausse neige! répliqua Nikanor en riant. Ils étaient véritablement comiques tous les deux, retroussés jusqu'au-dessus de la cheville, pour éviter d'être trempés, et tenant de leur main libre chacun un parapluie ruisselant. --C'était aussi une fausse joie, continua-t-il. --Une fausse joie? Non pas; je n'ai nulle envie de m'en aller. Où retrouverais-je la paix dont nous jouissons ici? --Mais... le monde? fit Nikanor en secouant son parapluie. --Le monde? Ne vous souvient-il plus que vous m'y avez fait entrer un peu comme on fait entrer les bouchons dans les bouteilles, à coups de maillet? Oh! je ne vous en veux plus, père Nikanor,--je ne vous en ai presque pas voulu, excepté... Bah! n'en parlons plus! --Excepté...? répéta le prêtre. --Excepté quand le comte Praxénief... Mais je ne vous en ai plus voulu du tout à partir du jour où je l'ai quitté. Ainsi, vous pouvez dormir en paix. --Vous m'avez blâmé? fit Nikanor en attachant sur elle un regard profond plein d'une affectueuse pitié. --Blâmé n'est pas le mot. Je vous ai trouvé tellement supérieur, tellement supérieur que... faut-il le dire? que votre supériorité n'avait guère de pitié pour nos infirmités humaines. Et puis, cela vous était bien facile de me condamner au mariage, me disais-je; ce n'est pas lui... Mais quel drôle d'endroit pour causer! et de ces choses-là encore! Elle riait, elle était gaie et semblait toute jeune; le vent agitait son parapluie en tous sens; Nikanor sourit. --Allons! vous ne prenez plus la vie au tragique, j'en suis heureux. --Oh! je suis parfaitement satisfaite! répondit-elle. Ils se séparèrent, et Lydia rentra chez elle, chantonnant de vieux airs de sa nourrice. Sa mère l'attendait, un télégramme ouvert à la main. --Ma fille, lui dit-elle, il est arrivé un malheur... --Ma soeur? mon oncle? s'écria Lydia effrayée. --Non... ton mari. La jeune femme prit le papier et lut: «Praxénief en danger pressant, veut vous voir, venez.» Elle rendit le papier à sa mère en disant: --Avez-vous fait atteler? --J'ai donné des ordres; mais regarde la date, ce télégramme est d'hier... --Raison de plus! partons, répondit la jeune femme. Les préparatifs de départ nécessitaient quelques heures; avant qu'ils fussent terminés, un autre télégramme arriva: «Praxénief est mort ce matin.» XVI Le père Nikanor, revêtu d'une chape de velours noir bordée d'argent, ornée dans le dos d'une croix d'argent entourée de rayons, offrait l'encens à petits coups d'encensoir, en tournant autour d'une table drapée de noir, sur laquelle, devant la grille du sanctuaire, était posé un grand plat rond plein de riz cuit à l'eau, piqué de raisins secs bouillis qui formaient des taches noires. Ce riz et ces raisins représentaient le corps du défunt sous une forme réduite; l'office des morts déroulait sa psalmodie plaintive, pendant que le prêtre offrait ses prières et que la fumée de l'encens montait en spirales bleues vers la voûte de l'église toute constellée d'étoiles d'or. Lydia, couverte d'un grand voile de crêpe tombant jusqu'aux genoux, écoutait les prières et pensait. La veille, en apprenant la mort subite, brutale, de l'homme dont elle portait le nom, qui l'avait aimée, qu'elle avait jadis fait serment d'aimer jusqu'à la mort,--sous le coup de cette violence du destin, elle avait prié sincèrement, ardemment. Maintenant, elle pensait et se souvenait. Une poitrine se resserre, et le souffle de la vie s'y arrête; deux yeux restent à demi clos... C'est la mort. Cependant, il était tout à l'heure, il n'est plus. Au dehors, la vie poursuit son cours; la voiture qui passait sous la fenêtre, dans la rue, tourne déjà le coin; ceux qui montaient l'escalier ont à peine franchi la marche sur laquelle ils posaient le pied; dans la pièce à côté, une phrase commencée à l'oreille d'un parent s'achève... Et celui qui a aimé, souffert, fait souffrir les autres, n'aimera plus, ne souffrira plus, ne causera plus de larmes. Il est mort pendant que les autres vivent, et ce qui est un changement du tout au tout pour lui n'est rien pour le plus grand nombre,--à peine un trouble dans la vie de quelques-uns, peut-être un allégement dans l'existence d'un seul. Lydia interrogeait son âme avec un grand calme mélancolique: à la même question, posée cent fois, la même réponse revenait toujours. La mort de Praxénief n'était pas un allégement dans sa vie, pas plus qu'une douleur; elle avait cette consolation vraiment grande et forte de se dire qu'elle ne l'avait jamais souhaitée; elle sentait qu'elle ne pourrait jamais la pleurer. La veille de son mariage, elle accordait à cet homme de la sympathie, et même une sorte d'amitié facile, de bonne camaraderie; le lendemain, elle n'avait plus pour lui qu'une sorte de pitié, unie au sentiment d'une responsabilité, d'un devoir nouveau. Il l'aimait follement; ce n'est pas ainsi qu'elle eût souhaité d'être aimée, même si elle avait pu souhaiter d'être aimée; un amour plus profond, plus digne d'elle, eût peut-être fini par la gagner; à coup sûr, elle l'eût eu en estime; ici, elle n'avait rien à penser ni à ressentir. Celle qu'aimait Praxénief n'était pas Lydia, mais seulement sa forme passagère et mortelle. Aussi, qu'il l'avait vite désaimée! Comme il s'était lassé de son hochet! Comme il avait oublié son grand amour, cet immense feu de paille, dont la flamme avait un instant embrasé tout son horizon! Tant mieux! Lydia était libre de n'avoir point de regrets: dans la pureté de sa conscience, elle s'enorgueillissait de n'avoir point de remords. Il l'avait offensée, elle lui avait pardonné. Qu'il vécût ou mourût, peu importait. Pourtant, s'il avait vécu, elle aurait été moins triste. Elle n'avait point de chagrin, mais elle avait de la tristesse. Quand un être disparaît parmi ceux qui nous entourent, sa disparition engendre presque inévitablement un peu de mélancolie, tout au moins. L'idée du «ne plus être» est douloureuse en soi. Et puis, elle se demandait à quoi bon? À quoi bon avoir été la femme de cet homme, pour n'être plus aimée, pour ne l'aimer jamais, pour avoir considéré comme une délivrance la faute qui lui rendait la libre disposition de sa vie? N'eût-il pas mieux valu rester Lydia Kédrof, que d'être pour un peu plus d'une année la comtesse Praxénief et rester veuve tout le reste de sa vie? Oui, mais une exaltation secrète faisait monter un peu de rose aux joues de la jeune femme sous son voile: elle était veuve et resterait veuve; Lydia Kédrof eût dû subir la pression de sa famille pour un mariage quelconque à défaut de celui-là. Maintenant, elle était bien tranquille, on la laisserait en repos. Nikanor continuait les prières. Sa voix grave et musicale endormait pour ainsi dire la mélancolie de Lydia. Tout à coup elle s'avisa que ce n'était pas lui qui eût dû officier en cette circonstance. Son intervention dans ce mariage malencontreux devait lui mettre une épine, sinon au coeur, au moins dans l'esprit; pourquoi le père Fadeï ne disait-il pas l'office des morts à la place de son fils? Mais il était trop tard; d'ailleurs, c'était fini. Les dames s'inclinèrent sous la bénédiction du prêtre et sortirent. Une heure après elles partirent pour Saint-Pétersbourg sans avoir échangé avec Nikanor et sa femme autre chose que des paroles banales. Lorsque Lydia arriva à Saint-Pétersbourg. Praxénief était enterré; elle lui fit chanter des offices magnifiques, auxquels elle assista avec la patience la plus correcte. Sa situation de fortune n'était changée en rien; elle retourna chez sa mère et reprit sa chambre de jeune fille avec un soupir d'aise semblable au battement d'aile d'un oiseau. --Eh bien, lui dit Polyxène, lorsque les quarante jours furent écoulés et que le deuil eut pris son cours régulier, te voilà bien avancée! --Plus que tu ne penses, répondit sa soeur. On ne peut plus me forcer à me marier. --As-tu été vraiment contrainte, Lydia? Je n'y ai jamais beaucoup cru, moi, à cette coercition... Je dis: coercition; il faut un grand mot pour une si énorme chose! La jeune veuve jeta un regard profond à sa soeur aînée et ne répondit pas. --Je te croyais plus de caractère, reprit celle-ci. Je t'assure bien que si j'avais mis dans ma tête de ne pas me marier, je ne me serais pas mariée! Malheureusement, moi, c'était tout le contraire! Enfin, je n'ai pas à me plaindre. Le général est de l'espèce des bons crus: il s'améliore en vieillissant, je t'assure! Lydia avait gardé le silence; après un moment de réflexion, elle dit lentement: --Ce qui est, est bien. Cette manière mystérieuse d'apprécier sa vie nouvelle ne se démentit plus durant tout l'hiver; n'ayant jamais aimé le monde, elle s'accommodait à merveille d'une vie tranquille, et sa santé paraissait meilleure qu'elle n'avait jamais été, sous ses crêpes noirs. Le rose de ses joues prenait un éclat tentant, on l'admira beaucoup,--et personne n'osa seulement le lui faire entendre. Un soir, vers le commencement de mai, en se promenant aux Îles en calèche avec madame Kédrof, elle lui posa tout à coup une question fort surprenante: --Maman, dit-elle, est-ce que je suis très-riche? --Tu ne le sais donc pas répondit la bonne dame. --Je n'ai jamais eu la curiosité de m'en informer; vous ne m'avez laissé manquer de rien; et du temps de mon mariage le comte avait une grande fortune... --Tu es riche, certainement, fit madame Kédrof avec complaisance; pas à ne savoir quoi faire de ton argent, comme certains... mais enfin tu possèdes beaucoup plus qu'une honnête aisance. --A moi? pour en faire ce que je veux? --Avec l'avis de ton oncle et le mien, car enfin, ma chérie, tu es très-jeune, et s'il te prenait fantaisie de faire des folies, nous serions bien obligés de nous y opposer! Le rire argentin de Lydia tinta sous les feuilles encore jeunettes des arbres au milieu desquels passait la calèche. --Vous pouvez dormir tranquilles! dit-elle. Je veux seulement faire construire une école à Slava, une véritable école pour les garçons et les filles. Notre paroisse est une paroisse de luxe, vous le savez, maman; les enfants vont à l'école sur la commune voisine, cela ne peut pas durer! Le père Nikanor s'épuise à tenir son école du dimanche, et Agathe n'a pas pu s'en occuper de tout l'hiver. Avec son bébé, elle en sera tout aussi empêchée; il nous faut une école, une belle. Tous ne me ferez pas interdire pour avoir voulu construire une école, dites, maman? Sa voix sonnait comme une clochette de cristal, sous le coup d'une gaieté innocente et jeune. La calèche s'arrêta à la pointe de Yélaguine, au lieu traditionnel où les gens à la mode viennent voir coucher le soleil par les claires soirées de l'été. Nombre de chapeaux s'élevèrent à l'arrivée de la jeune veuve; elle reçut les saluts avec une bonne grâce charmante. --Comme ça lui va, le veuvage! dit un officier de la garde. --Mieux que le mariage, répondit un autre. --Ma foi! cela se comprend! fit un troisième. Pour l'agrément qu'elle a eu avec ce pauvre Praxénief... --Comment donc! Un beau cavalier, riche, aimable... --Et coureur!... --Allons donc! --Tu ne sais donc pas comment il est mort? dit un quatrième bien informé. Lorsque quatre jeunes gens causent ensemble, il y en a inévitablement un, mieux informé, qui raconte toutes les histoires. Cette fois, le narrateur, par extraordinaire, ne narra que la vérité. Praxénief était mort d'une méchante aventure, duel ou guet-apens, on n'avait pas trop bien su. --S'il était resté chez lui ce jour-là, conclut le moraliste, sa femme ne serait pas veuve... --Ce qui serait grand dommage! interrompit un écervelé de vingt ans, car on va pouvoir l'épouser... --Essayez, dit la voix moqueuse de Batounine, pendant qu'il posait amicalement la main sur l'épaule du jeune cornette. Il traversa le groupe et s'approcha de la calèche de sa soeur, où les plus empressés lui firent place. --Je suis bien aise de vous trouver ici, dit-il, j'allais passer chez vous, mais il est déjà tard. Je pars demain pour Slava. --Comme cela, sans préparation? fit madame Kédrof. --Tu sais bien que j'ai toujours eu l'intention d'y aller pour la fin du mois; mais j'ai reçu une lettre de Nikanor... --Agathe n'est pas malade? fit Lydia avec sollicitude. --Pas précisément, mais enfin je serai bien aise d'être là. Ce pauvre Nikanor, tout seul là-bas... --Avec son père et sa mère... fit remarquer madame Kédrof, non sans un peu de malice. Batounine laissa tomber cette phrase sans paraître l'avoir entendue. --Le médecin de Samara n'est pas bien fameux, dit-il, mais au besoin il vaudrait toujours mieux que quelque femme ignare... Enfin, j'avance un peu ma villégiature. Espérons que le beau temps m'en récompensera. --Les cabines des bateaux du Volga vont être encore bien froides, continua madame Kédrof d'un ton à demi railleur, mais ton zèle les réchauffera. Allons, bon voyage, mon frère! --Bon voyage, mon cher oncle, dit Lydia avec une inflexion de voix caressante. Dites mille choses à Agathe pour moi. Et dites au père Nikanor que nous allons faire une belle école... Je vous expliquerai cela. Vous me donnerez bien le bois pour la bâtir?... Moi, je fournirai l'instituteur! Dans un mois nous serons là-bas, et nous commencerons. --Je le donnerai tout ce que tu voudras! fit Batounine en souriant. Il aimait tendrement sa nièce, beaucoup plus tendrement encore depuis que le mariage arrangé par ses soins avait si mal réussi. --Pourquoi taquinez-vous mon oncle? demanda Lydia lorsque les chevaux les emportèrent vers Pétersbourg. --Parce qu'il aime tant son Nikanor!... Il le couve, positivement! Et c'est si drôle! On dirait que ce beau garçon n'est pas en état de se tirer d'affaire tout seul! Lydia demeura très-grave. Elle avait remarqué cette affection que madame Kédrof trouvait comique, mais elle n'y voyait rien que de très-noble et de très-touchant. Jamais rien n'avait pu lui donner l'éveil au sujet de la parenté présumée du comte avec le jeune prêtre, et sa soeur, aussi bien que sa mère, avaient évité de lui en parler, en raison de sa susceptibilité nerveuse des anciens temps. --Vous trouvez cela drôle, maman? dit-elle enfin. --C'est... c'est un peu ridicule... Mais enfin cela ne fait de mal à personne... pour le moment. --Pour le moment? --Nécessairement. Si ton oncle s'avisait de donner sa fortune à Nikanor, cela vous ferait du tort, à vous, mes enfants. --Qu'est-ce que ça fait? Le père Nikanor emploierait si noblement une fortune! s'écria Lydia. Ce serait à souhaiter, vraiment. Madame Kédrof n'était point tout à fait assez désintéressée pour se joindre aux sentiments de sa fille, et l'entretien s'arrêta là. Pendant plusieurs jours, le comte Batounine descendit le Volga entre des rives couvertes d'une jeune verdure, délicieuse et rafraîchissante pour les yeux lassés par les veilles d'un hiver prolongé; mais le spectacle des prairies, des îles sablonneuses, des villages pittoresques et des jolis monastères nouvellement blanchis à la chaux ne put le distraire. A Nijni-Novgorod, il avait trouvé un télégramme de Nikanor, qui lui disait: «Agathe ne va pas bien; je suis très-inquiet.» Sur le bateau se trouvait un pope d'une quarantaine d'années avec lequel Batounine eut quelques entretiens; il se rendait à un couvent célèbre par ses miracles. --Pour y faire un pèlerinage? demanda le diplomate. --Non, pour y vivre. Je viens de perdre ma femme; je ne puis plus être titulaire de paroisse. Que voulez-vous que je fasse dans la vie? Au couvent, je m'ennuierai moins. Un frisson passa sur les épaules de Batounine pendant qu'il évoquait l'image d'Agathe, en péril peut-être. XVII La nuit descendait sur le Volga, nuit du Nord en été, presque claire, où l'ombre des bois obscurcissait le fleuve plus que l'ombre du ciel. Pourtant le mystère tombait avec la rosée sur les gazons décolorés; un frisson courait de temps en temps sous les feuilles, au passage d'un animal effaré, chassé par la crainte ou par un ennemi réel. Dans le silence de la forêt, le moindre bruit semblait l'écho d'une manifestation surhumaine; on eût dit que les anciens dieux de l'Olympe slave, refoulés par la croix, s'étaient réfugiés dans ces retraites inaccessibles, et qu'ils y préparaient dans l'ombre de minuit quelque revanche surnaturelle. La grande forêt avait quelque chose d'âpre et d'inclément, par cette nuit étrange; dans le ciel, d'un bleu d'aigue-marine, un maigre croissant de lune se dessinait, étroit comme un fil d'argent; deux planètes brillantes l'accompagnaient comme deux gardes du corps, et, au-dessous, les sapins énormes étaient noirs comme de l'encre. Leur armée se dressait d'un air menaçant des deux côtés de la route; aux détours, ils semblaient barrer le passage au voyageur solitaire. L'air était froid; dans leur ombre grandiose une humidité perfide s'exhalait des clairières tourbeuses. La forêt était hostile, et l'homme s'y sentait tout petit. Les sonnailles de l'attelage détonnaient dans ce calme, effrayant comme le silence d'un juge; ce bruit humain, vulgaire, était presque une offense à la majesté de ce lieu, pareil à un sanctuaire. Batounine sentit quelque chose d'approchant, car, agacé, nerveux, impatient d'arriver, il ordonna pourtant à son postillon de s'arrêter pour détacher les grelots. L'homme, sans comprendre, obéit; il faut toujours contenter les caprices des grands, même quand ils sont inintelligibles. Privée de ses clochettes, la calèche roula presque sans bruit sur la route gazonnée, peu parcourue, semblable à du velours, et Batounine put prêter l'oreille aux murmures de la forêt. Ce n'était rien, ou presque rien: au loin, un cri diminué par la distance, cri de bête ou d'oiseau, cri de victime égorgée sans doute; un vol lourd de chat-huant en chasse qui frôlait l'air avec un sifflement assourdi; une branche morte qui se détachait du tronc avec un bruit de bois cassé et qui réveillait en tombant un peuple d'oisillons peureux; tout cela atténué, estompé, jusqu'à n'être plus qu'un souffle indistinct, effrayant précisément parce qu'il était indistinct. Et quand rien ne se faisait entendre, le silence était plus formidable encore. Batounine avait le frisson par instants. C'est la fraîcheur, pensait-il, et il s'étonnait que la forêt fût encore si peu réchauffée; mais c'était la terreur et non le froid de la nuit qui secouait ses épaules. La forêt semblait le repousser. --Que viens-tu faire ici? lui demandaient les ombres, les bruits, l'haleine glacée des clairières. Ici n'est point la place de l'homme: à la lumière du soleil, il est le maître, parce qu'il est armé; dans notre domaine de terreurs, la nuit, c'est un profane... c'est un sacrilège. La calèche roulait toujours. Batounine voulait songer à autre chose; un son discordant, sauvage, traversa l'air et vint mourir autour de lui... il se rappela l'ours tué par Nikanor; l'ours est le roi de ces forêts inexplorées; un instant il eut la folle pensée que l'ours allait se dresser devant lui. --Remets les sonnailles, dit-il au postillon. L'homme obéit encore, toujours sans comprendre et sans demander pourquoi, et le vieux diplomate se sentit rassuré lorsque les grelots accompagnèrent le trot des chevaux. Il s'en voulut d'avoir eu peur,--oui, peur, de la nuit, de la forêt, d'on ne sait quelles choses innomées, jamais vues, qui flottent dans l'espace et s'accrochent aux cerveaux humains, les affolant de terreurs inexplicables. Mais à quoi bon lutter avec l'insaisissable? D'ailleurs, le village était maintenant tout proche. Au milieu des maisons noires, endormies, celle du prêtre dressait sa façade tout éclairée. Ces fenêtres ouvertes sur l'obscurité comme des yeux étincelants faisaient plus peur que tous les mystères de la forêt ensemble. Le danger qui veillait là, ce n'était plus l'inconnu vague, c'était la mort sans doute, au chevet d'Agathe; les nouveau-nés endormis dans leurs berceaux ne réclament près d'eux que la lumière adoucie de la veilleuse: c'est dans l'ombre des rideaux que la mère regarde pour la première fois l'enfant qui vient de respirer l'air des mortels. Le tintement des sonnettes avait attiré l'attention des domestiques; la porte était ouverte lorsque la calèche s'arrêta. Batounine descendit, d'un pas alourdi plus par l'angoisse que par l'âge. --Eh bien? fut tout ce qu'il put dire. --Bien, Votre Altesse! répondit la fille de service qui l'attendait, les yeux rouges de fatigue et de larmes. Le vieux diplomate réprima un mouvement d'impatience; à quoi bon interroger ces gens-là? --Où est votre maître? dit-il. --Là-haut, avec sa femme... Ah! la pauvre! comme Dieu l'éprouve!... Batounine retrouva des jambes pour monter l'escalier. Toute la maison était éclairée jusqu'en ses moindres recoins; on sentait que depuis des heures, des jours peut-être, la routine de l'existence était bouleversée, et que la nécessité de la minute présente était la seule loi. Une des nécessités était d'y voir partout aussi clair qu'en plein jour, afin d'agir avec promptitude et sûreté. Parmi trois ou quatre portes également ouvertes sur le palier, Batounine entra d'instinct dans la chambre d'Agathe; il n'avait jamais pénétré dans ce sanctuaire de la vie intime des jeunes époux, et c'est avec une sorte de gêne qu'il en franchit le seuil. Le cierge de mariage brûlait devant les images saintes, ce cierge qu'on allume seulement lorsque la vie est en péril. Couchée au bord de son lit de bois sombre, au milieu des oreillers blancs, Agathe respirait péniblement, les yeux ouverts, sous la lumière crue de deux lampes placées haut sur un meuble. Le médecin la regardait d'un air presque furieux, comme s'il lui en voulait de résister à sa science et à sa bonne volonté; deux femmes, les bras ballants, le visage navré, la contemplaient de même; sur tous les visages se lisait une seule expression: la consternation douloureuse de l'impuissance. Moins au bruit étouffé des pas qu'au je ne sais quoi de mystérieux qui annonce la présence d'un étranger, Nikanor détacha son regard fixé sur le visage émacié de sa femme. --Vous? dit-il en s'élançant vers Batounine, qui lui serra les deux mains à les broyer. Vous êtes bon! --Mais elle? fit le comte à demi-voix. Nikanor fit un geste triste dans lequel on sentait plus de désespoir que de résignation. --Tout n'est pourtant pas perdu! insista le vieillard. --Tout! répondit Nikanor avec un grand geste de la main, qui, ayant indiqué machinalement le ciel d'abord, retomba vers la terre, comme la pierre d'un sépulcre. --L'enfant? --Perdu avec elle... Le grand silence s'enfonça dans le coeur de Batounine, comme s'il y creusait un trou dans de la terre molle. Il fit un mouvement pour se défendre, pour s'avancer, pour lutter contre quelque chose... --On ne peut donc rien? dit-il au médecin. --Rien. Les forces sont usées, la nature ne veut pas nous aider, la science est sans ressource; il n'y a plus de vie, répondit le brave homme, tout d'une haleine. Batounine se retourna: il avait besoin de s'agiter. --Ces lampes lui font mal aux yeux, dit-il, avec un geste pour les enlever. --Elle n'y voit plus, et nous la voyons... fit Nikanor avec douceur. Quoi! ces beaux yeux profonds, jadis bleus comme des pervenches, aujourd'hui noirs comme la mer la nuit, ces yeux charmants, grands ouverts, ne voyaient plus? Ils étaient déjà morts, avant que le coeur eût cessé de battre? --Mais elle entend? insista Batounine. Le médecin secoua la tête. Nikanor se pencha sur Agathe pour essuyer avec son mouchoir la sueur mortelle qui perlait sur ce front poli. --Elle sent peut-être encore sa main, dit le docteur en étudiant le visage si douloureusement ravagé par les tortures, mais encore si beau et toujours si doux. Nikanor appuya ses lèvres sur la joue décolorée. Un faible indice de vie anima passagèrement les traits, qui retombèrent dans leur placidité mortelle. --Rien? rien? murmura Batounine; ni les larmes, ni les prières, ni une vie sans reproche, ni la douleur d'un saint... Dieu est inflexible... Nikanor n'entendait pas. Les yeux fixés sur sa femme, dont il tenait une main, il pensait à de telles hauteurs, que sa pensée était une prière. --Va, pauvre âme délivrée, disait-il, tu as déjà franchi le seuil de la vie, tu montes vers le ciel, vers la gloire finale des humbles... Tu as souffert, tu as peut-être douté de moi. Mais, maintenant que tu sais tout, que tu vois tout, tu sais que je t'ai aimée autant qu'il était en moi! Tout ce que mon coeur pouvait donner à la terre, je te l'ai donné. O ma femme, tu t'en vas avec mon enfant, avec le foyer, avec toutes les joies terrestres; et cependant pour ce que tu m'as donné, pour ce que tu m'as aimé, sois bénie, ma femme! Et si je t'ai fait pleurer, pardonne-le-moi, car plus que toi je n'ai aimé que Dieu! Une contraction resserra la main de la mourante sur les doigts de Nikanor; ce fut comme une réponse à sa pensée, et cette dernière étreinte lui laissa l'illusion d'une caresse. Bientôt détendue, la main devint plus lourde et plus froide. --Que Dieu te reçoive, dit tout haut Nikanor; servante de Dieu, retourne à ton créateur! Les femmes inclinèrent la tête, le docteur s'avança... Batounine ne pouvait détacher ses regards du jeune prêtre, dont le visage portait une expression auguste. --Toi et l'enfant jamais né, pensait Nikanor en regardant la respiration d'Agathe se ralentir, toi et celui que j'avais espéré comme une récompense méritée, allez tous deux au pays céleste, où la douleur est inconnue, où l'espoir n'est jamais déçu... Allez tous deux, emportant toutes mes faiblesses, toutes mes attaches mortelles, tous les souvenirs d'une vie où je fus autre chose qu'un serviteur de Dieu... Vous enlevez avec vous, sur vos ailes d'âmes, tout ce qui m'a jamais lié à la terre... O Dieu! es-tu satisfait? Tu as voulu que je fusse à toi tout entier... tu m'as tout ôté... suis-je assez pauvre, assez châtié, assez nu devant toi? Et maintenant vas-tu me prendre en pitié? Les paupières d'Agathe battirent, et elle soupira faiblement pour la dernière fois. --Viens! dit Batounine, en prenant Nikanor par la main. Il se dégagea doucement, ferma les yeux convulsés et posa sa main sur le front glacé. --Paix à toi, paix à tous, dit-il de sa voix profonde. Et il se laissa emmener. Le jour naissait; déjà le ciel n'avait plus d'étoiles, la lueur grise qui précède l'aube prenait à peine un ton jaunâtre encore triste et froid. Batounine conduisit le jeune prêtre dans le salon, où la chaise longue d'Agathe gardait sur ses coussins affaissés l'empreinte du corps à présent roidi, et le fit asseoir devant son bureau, où les papiers épars, couverts de notes, témoignaient du travail interrompu. --Nikanor, mon enfant, dit Batounine en pressant affectueusement son épaule, ton malheur est grand, mais aie du courage! --Du courage? j'en ai! et de la patience! Il m'en a fallu pour la voir souffrir. O Dieu! puisque vous êtes notre père, pourquoi avez-vous fait la souffrance sans résultat, la gestation stérile, l'enfant qui ne verra jamais le jour? Mais ce sont là de vos mystères! Et je blasphème! Il s'inclina plein de repentir. Batounine appuya sa main plus fort sur l'épaule accablée. --Mon enfant, reprit-il avec une expression de tendresse que Nikanor ne lui avait jamais connue, tu as perdu beaucoup, mais il te reste beaucoup... --Je sais, répondit le jeune veuf d'un air morne. J'ai mon père et ma mère; mais ils sont vieux, et je les perdrai bientôt. D'ailleurs, peu importe. En me prenant tout, Dieu m'a montré ma voie. --Tu n'as pas tout perdu, dit Batounine; il y a pour toi en réserve des joies que tu ne soupçonnes pas, et qui te seront des consolations... --Des consolations! fit le prêtre avec une ironie mélancolique. Ah! monsieur le comte, vous pouvez en parler à votre aise. Vous ne savez pas ce que c'est d'avoir espéré d'être père, d'avoir attendu son fils... Il faut avoir senti cela pour le comprendre... --Nikanor! fit Batounine avec autorité. Le jeune homme se leva, subjugué par cette voix de commandement, et regarda le comte dans les yeux. Ce qu'il vit là lui sembla d'abord incompréhensible, puis un éclair de vérité passa sur son visage; mais il n'osait y croire, et restait hésitant, presque effrayé. --Oui, dit Batounine d'une voix creuse. Oui, je t'ai renié; aujourd'hui, j'en suis puni. Oui, c'est moi. Est-ce qu'un autre que ton père serait venu à tes côtés pour cette nuit d'épreuve? Fadeï n'y était pas! Tu n'es pas seul au monde, mon fils! --O mon père! s'écria Nikanor en tombant dans les bras que lui tendait Batounine, pendant qu'une pluie de larmes bienfaisantes inondait ses paupières brûlées par les veilles et le désespoir. XVIII Agathe dormait sous les fleurs; la semaine s'était écoulée dans l'affreux trouble qui fait les heures à la fois si lentes et si rapides tant que la mort est dans la maison. Une sorte de paix régnait dans la demeure de Nikanor, où il restait enfermé jusqu'au quarantième jour. Batounine ne le quittait que pour dormir, tard dans la nuit, et revenait auprès de lui dès l'aube. Peu lui importait désormais ce que l'on pouvait penser et dire d'un attachement si évident pour le jeune prêtre; la vie tout entière de Nikanor se trouvait bouleversée par le malheur qui venait de le frapper; dans ce grand désastre ni l'un ni l'autre ne se préoccupaient des choses extérieures. Fadeï vaquait aux soins de la paroisse; il avait repris ses anciennes fonctions, qu'il devait garder maintenant aussi longtemps que l'âge le lui permettrait. Par le fait même de son veuvage, Nikanor, âgé de trente ans à peine, ne pouvait plus exercer les fonctions sacerdotales dans une paroisse; s'il voulait conserver le caractère sacré dont il était revêtu, il devait entrer dans un couvent pour y terminer sa vie. Cette idée faisait horreur à Batounine. Après dix ans, il retrouvait en face de lui le même danger avec lequel il avait combattu jadis; mais combien plus redoutable, à présent que son coeur s'était si complètement attaché à Nikanor! C'était en apprenant le péril d'Agathe que le comte avait compris la force de son affection pour son fils. Jusque-là son ambition paternelle, déçue par l'humilité de Nikanor, lui avait laissé un peu de la froideur qui suit les désappointements. A la pensée que le jeune prêtre pouvait non-seulement perdre sa femme, mais avec elle toute espérance de vie de famille et d'avenir heureux, Batounine avait eu vraiment peur. L'ambition lui restait assurément; s'il entrait au couvent, Nikanor serait archevêque dans un temps relativement court,--mais c'était si loin du rêve qu'avait fait pour lui son père, rêve où les jouissances artistiques, intellectuelles et jusqu'à un certain point mondaines, devaient concourir à développer son âme, son éloquence et son pouvoir! Le vieux diplomate redoutait l'entretien inévitable où Nikanor lui parlerait de ses projets, et pourtant il le souhaitait, car pour les esprits actifs l'incertitude est peut-être le plus grand des maux. Un matin, en l'abordant, Nikanor le regarda d'un air qui indiquait l'intention de parler en toute liberté; Batounine s'assit auprès de lui de façon à l'encourager dans ses confidences. --Mon père! dit Nikanor... Batounine, ému, lui tendit les mains. C'était la première fois que cette appellation franchissait les lèvres du jeune homme, qui jusque-là s'était uniquement servi du nom patronymique, si commode pour établir une intimité pleine de déférence en écartant les titres et les politesses encombrantes. --Mon père, reprit Nikanor, vous m'avez apporté la seule joie qui fût encore possible pour moi. L'aviez-vous réservée pour le besoin d'une grande consolation? S'il en est ainsi, vous avez été sage, et je vous en remercie. Une seule chose m'avait toujours gêné et troublé: c'était votre extrême bonté pour moi. Vos bienfaits... Je ne voudrais pas dire qu'ils m'étaient à charge, vous me comprenez bien,--mais souvent il me semblait pénible d'être à ce point favorisé, alors que je ne le méritais pas. --Tu le méritais, interrompit Batounine. Mon fils ou non, tu n'es pas un homme ordinaire, Nikanor, et tu as fait pour cette paroisse ce que nul autre n'eût fait. Comprends-moi bien: j'ai été heureux de te rendre la vie facile, parce que je t'aimais;--mon devoir était d'agir ainsi, même si mon coeur ne m'y eût point poussé, parce que ta valeur est peu commune. --L'affection vous égare, dit Nikanor avec un triste sourire, mais je ne puis ici encore que vous en remercier. --T'étais-tu douté, reprit Batounine, du lien qui nous unissait? --Jamais, répondit le jeune prêtre avec franchise. J'ai attribué beaucoup de vos bienfaits à l'amitié que madame Kédrof portait à ma femme... Il retomba dans le silence. Le souvenir de sa première jeunesse, de son mariage, des enivrements de la vie heureuse, était pour lui comme une coupe pleine d'un vin parfumé pour lequel on ne se sent plus de goût; la couleur charme vos yeux, le parfum embaume l'air, mais on n'est point tenté... --Ma situation est très-grave, reprit-il après un instant de méditation, il semble que Dieu m'ait montré ma route en me reprenant tout ce qui m'en écartait... Batounine ressentit un coup au coeur; c'était prévu, mais si pénible! --Mon fils, dit-il, Dieu t'a repris, en effet, ta femme et tout espoir de paternité; mais il t'a donné un père. A ce père, tu dois quelque chose... Te rappelles-tu qu'il y a dix ans je t'ai dit les mêmes paroles? Alors je parlais seulement comme un protecteur: aujourd'hui ne crois-tu pas mes droits encore plus sacrés? Nikanor baissa la tête. Batounine avait raison; il ne pouvait s'empêcher de le reconnaître. --Je n'ai que toi, continua le comte, et tu n'as que moi. Il me parait que le doigt de Dieu nous pousse l'un vers l'autre, au lieu de nous écarter; tu n'es pas forcé de vivre au monastère, mon enfant. Ne peux-tu te livrer à des études théologiques sans appartenir à aucun clergé? Nikanor secoua la tête. --Je suis né prêtre, dit-il, ou du moins mon éducation m'a fait tel; je n'ai jamais respiré d'autre air que celui de l'église; que serais-je en dehors de son sein? Un déclassé, un être maladroit fait pour heurter les autres et pour être heurté par eux... Non, mon père, laissez-moi être ce que je suis, car je ne saurais être autre chose. Batounine se leva et marcha avec agitation. --Tu veux me désespérer alors? Prends-y bien garde, Nikanor, vis-à-vis de toi ma conscience n'est pas libre! Tu peux me condamner à d'éternels regrets, tu peux troubler mon âme jusque dans ses replis les plus cachés! Quand tu naquis, je pouvais choisir pour toi telle ou telle carrière... tu n'as dans les veines que du sang noble, Nikanor; aucune alliance plébéienne n'a entamé la pureté de ta race... Le jeune homme baissa la tête; cette pureté de sang dont se vantait son père lui avait pourtant procuré pour tout patrimoine un nom qui n'était pas le sien; mais l'orgueil paternel de Batounine désignait maintenant ces minuties. --Quand tu naquis, reprit le comte, je pouvais aussi bien te préparer à la carrière des armes; mais je ne savais où te trouver un père nourricier digne de me remplacer: je tenais à protéger tes premières années surtout; je voulais que tu fusses un beau gars bien trempé, bien portant; on verrait après. C'est ici que ma grande faute se place. Je ne me suis pas assez occupé de toi; j'aurais pu te reprendre quand tu avais une douzaine d'années... le malheur a voulu que Fadeï perdît son fils, ton frère de lait... tu l'as remplacé... J'ai fait une mauvaise action ce jour-là, mon enfant, et je te prie de me la pardonner. Je ne me la pardonnerai jamais à moi-même. --Mon cher père! dit Nikanor en lui prenant les deux mains, vous m'avez fait une vie si belle et si douce... Dieu a renversé vos projets, mais vous n'avez rien à vous reprocher! --Si tu veux que je le croie, ne parle plus de couvent; chaque fois que tu prononces ce mot-là, tu m'enfonces une épée dans le coeur! Le jeune prêtre fit un geste de résignation, mais Batounine comprit bien que ce n'était pas un geste de consentement. --Que trouves-tu donc de si tentant dans le cloître? reprit-il. --La paix! --La paix! Mais, malheureux enfant, on a droit à la paix lorsqu'on a travaillé, quand on a payé sa dette à l'humanité, quand on est vieux, brisé, cassé... Regarde-moi, Nikanor, j'aurai bientôt soixante-dix ans, et j'ai traversé la Russie pour venir auprès de toi; est-ce que je demande la paix, moi? Je suis prêt encore à servir mon empereur et ma patrie, et toi, à trente ans, tu rêves le repos, le néant? Mais le cloître, Nikanor, c'est l'avant-goût du néant! C'est le Nirvana chrétien, aussi absurde que l'autre, quand ce repos de mort n'a pas été gagné par les souffrances! --J'ai souffert, dit le jeune prêtre en pâlissant. --Toi? Oui! tu viens d'être éprouvé... et ta peine est grande; mais il y a d'autres souffrances, il y a des luttes... Tu ne les connais pas, mon fils! --Peut-être! pensa Nikanor, mais il tint ses lèvres closes. --Si tu veux ton paradis d'extase, gagne-le! N'est-ce pas à peu près ce que tu as dit à Lydia lorsqu'elle aussi avait soif de cette ivresse de repos sans l'avoir méritée... --A Lydia? fit Nikanor... Pourquoi me parlez-vous d'elle, à présent? --Parce que les arguments que tu employais contre elle sont tous contre toi aujourd'hui! --Elle n'était pas préparée; je le suis. --Qu'en sais-tu? Ah! mon fils! pour pouvoir jurer qu'on renonce à tout, il faut avoir approfondi bien des choses! Les yeux du jeune prêtre errèrent au delà de la fenêtre sur la forêt impénétrable et noire, qui s'étendait derrière le village. --Savez-vous, dit-il, ce que j'ai pensé la nuit de la mort d'Agathe? Que j'étais puni dans ma famille pour avoir touché à la famille... Vous souvenez-vous qu'un jour,--il y a bien longtemps de cela!--j'ai tué un ours? --Je m'en souviens. --Il y avait une femelle et deux petits. J'ai eu des remords ce jour-là, et depuis... --Bah! fit Batounine avec un certain malaise; un ours! Et il t'aurait étranglé si tu lui en avais laissé le temps! --Peut-être; mais j'ai touché à la famille ce jour-là. J'ai mal fait. Les bêtes des airs et des bois sont nos frères et nos soeurs... C'est un saint qui l'a dit, François d'Assise. --Il n'était pas orthodoxe! fit Batounine très-ennuyé. Pour rien au monde il n'eût avoué à Nikanor que lui aussi avait songé à l'ours pendant qu'il traversait la forêt. --Laissons cela, reprit-il, ces détails sont sans importance; ce qui importe, c'est la décision que tu vas prendre relativement à ton avenir. Or, comme il n'est rien de plus difficile que de se décider, je vais le faire pour toi. Dès que tes affaires seront réglées avec l'archevêché, tu viendras avec moi à l'étranger, et tu y resteras le temps nécessaire pour apprendre à voir clair au fond de toi-même. Je te promets de ne pas cherchera t'influencer; en échange, tu me promettras de ne pas t'entêter si tu en venais à sentir que j'ai raison. Nous vivrons très-tranquillement; tu penses bien que les divertissements ne sont pas trop de mon goût, et je ne prétends point te contraindre à une existence en désaccord avec tes désirs et tes habitudes; tu me donneras bien trois ans? --Trois ans! dit Nikanor, avec un peu d'appréhension. --Crains-tu que ta vocation ne tienne pas si longtemps? Trois ans, au bout desquels, si je vis encore, tu verras, mon cher fils, ce que te conseilleront ton coeur et ta conscience: abandonner ton vieux père et lui laisser terminer sa vie tout seul.--Ce serait une terrible punition de mon égoïsme; je l'ai méritée, mais de ta main elle serait vraiment bien cruelle... --Oh! mon père! vous me faites beaucoup de chagrin! s'écria Nikanor. --Ou bien alors attendre que la mort te délivre de moi. Quand je ne serai plus, tu pourras satisfaire ta passion pour la vie claustrale... si tu l'as encore! conclut Batounine en dedans de lui-même. Est-ce dit? --Trois ans, c'est beaucoup. --Tu hésites? tu n'es pas sûr de ta vocation. --Si fait! dit vivement le jeune prêtre. J'y consens. --Ah! je te remercie! fit Batounine en soupirant comme un homme allégé d'un fardeau. J'aurai eu au moins trois belles années dans ma vie; et si tu es vraiment l'homme bienfaisant que tu veux être, mon fils, tu m'en donneras encore quelques autres, autant que Dieu voudra m'en accorder sur la terre; car c'est une belle charité, Nikanor, que la joie donnée aux vieillards! Ils ont souffert, eux, ils ont travaillé! Ils ont droit au repos! Et mon repos, à moi, désormais, c'est de t'avoir à mon côté, pour compagnon de route. Un homme riche et puissant aplanit bien vite nombre de difficultés où un plus humble se rebuterait. Au commencement d'août, Batounine et son fils partirent pour Carlsbad, où le comte voulait faire une cure de trois semaines. A mesure que le clocher de Slava décroissait derrière la forêt, Nikanor sentait son âme à la fois plus mélancolique et plus libre; il lui semblait que le fardeau de ses peines restait derrière lui; la tristesse seule l'accompagnait, mais légère, éthérée, toute en aspirations, comme un oiseau qui n'aurait que des ailes. XIX Une année presque entière s'était écoulée depuis que Nikanor avec son père avait quitté Slava. Dans les premiers temps, l'existence lui avait semblé très-difficile à supporter; la routine de la vie religieuse, avec ses multiples devoirs, lui avait manqué tout à coup, et comme un arbuste faible privé de son tuteur il avait failli succomber. Après trois ou quatre mois de trouble et de souffrance vague, il était soudain tombé malade. Le comte l'avait aussitôt emmené à Vienne, où deux des médecins les plus justement illustres l'avaient soigné avec beaucoup de zèle et d'intérêt. Son mal était mystérieux: c'était plutôt une désorganisation de la vie qu'une maladie réelle; cela ressemblait plus à ce qu'on appelle le mal du pays qu'à toute autre chose. Consulté pour savoir s'il désirait retourner en Russie, Nikanor avait répondu non; inquiet de le voir faire si peu de progrès vers la santé, Batounine lui avait même demandé s'il ne lui plairait pas de faire une retraite de quelques semaines dans un couvent; la réponse fut la même. Il ne souhaitait rien, ne demandait rien et s'affaissait tous les jours davantage. --Faites-le voyager, dit-on à Batounine; quelque chagrin caché sans doute est cause du mal... Le chagrin caché, c'était le changement de vie et de milieu; c'était surtout le bouleversement d'un avenir qui avait paru assuré; c'était peut-être, plus encore que tout cela, le regret de ne pouvoir se retirer dès lors au couvent pour toujours... Et pourtant la ferveur de Nikanor n'était plus la même. La mort de sa femme avec l'enfant qu'il n'avait jamais vu avait ébranlé chez lui bien des idées qui étaient peut-être simplement des instincts. Jadis il avait aimé Dieu par-dessus toute chose; maintenant il le craignait. Il scrutait sa conscience avec un soin jaloux, recherchant les moindres fautes qu'il avait pu commettre, comme si la découverte d'un péché secret, ignoré de lui-même peut-être, eût pu rendre à son âme la paix qu'elle n'avait plus. Tout à coup Batounine le vit renaître. L'air doux et réchauffant des lacs d'Italie avait-il produit ce miracle? Ou bien était-ce la dispense obtenue par les soins du diplomate, qui donnait à celui qui n'était plus prêtre, sans pouvoir cesser de l'être, une décharge provisoirement complète de ses devoirs religieux? Quelle qu'en fût la cause, le jeune homme reprit des forces, et la vie sembla avoir pour lui un attrait nouveau. Au commencement de juillet il arriva avec Batounine à Interlaken, cherchant un endroit frais pour y passer les journées brûlantes de l'été. La ville était ce qu'elle est toujours en cette saison: le _Vanity-Fair_, si bien décrit par Thackeray. Le luxe des magasins, le déploiement de bijouterie, les voitures amenant sans cesse des voyageurs de tous les pays dans les grands hôtels, qu'on devine chers et pompeux rien qu'à les voir du dehors, tout cet excès de civilisation déplut dès la première minute aux nerfs délicats de Nikanor. --Allons-nous-en d'ici! dit-il à Batounine au bout d'une heure de séjour. --Je suis bien fâché de te refuser quelque chose! lui répondit le comte, mais il faut que tu me fasses grâce d'un jour ou deux. J'attends quelqu'un que je dois absolument voir avant d'aller plus loin. Nikanor se soumit de bonne grâce; les heureuses gens qui ont le pouvoir sur eux-mêmes de s'absorber loin du monde extérieur sont à l'abri, pour une bonne part au moins, de certaines persécutions sociales. Il accompagna son père à un concert de charité donné dans le jardin de leur hôtel et suivi d'un feu d'artifice, sans entendre la musique et sans voir la pyrotechnie. --Tu as bien de la chance, dit Batounine, quand son fils lui rendit compte de sa soirée. Je voudrais bien posséder le même don! Ce serait inestimable. La chambre de Nikanor donnait sur la Jungfrau, ainsi que doit le faire toute chambre respectable d'Interlaken. Le jeune homme s'assit à son balcon pour y respirer l'air de la nuit, après les poussières du jour. La lune se leva derrière les montagnes, et peu à peu, entre deux collines prochaines, boisées du haut en bas, se dessina, faible et doux comme une apparition fantastique, le profil argenté de la noble montagne. Presque indistincte d'abord, et puis de plus en plus réelle, avec ses inégalités sombres qui étaient des gouffres et ses saillies lumineuses qui étaient des glaciers, la Jungfrau s'éclaira à mesure que le ciel devenait plus noir, et sa merveilleuse beauté se fixa enfin, comme une chose immuable, éternelle. --O nature! murmura Nikanor en tendant les bras à la vision qui semblait tout proche, nature admirable, jeune, immortelle, tu es vraie, tu es toi, tu ne peux tromper... Immortelle, non, tu dois mourir; jeune, hélas! si vieille! La ruine d'un monde disparu, froide, menteuse, faite d'apparences, comme l'homme lui-même... Tout n'est-il donc que mensonge sur la terre? Sans que sa foi chancelât, une voix secrète lui réchauffa le coeur. --Qu'importe que ta beauté soit une apparence? dit-il à la vierge immaculée des montagnes; qu'importe que l'homme ait foulé tes sommets et que ton nom soit vain, et vaine la lumière qui t'enveloppe si doucement? et qu'importe que tu sois vieille, fragile, perfide, pleine de pièges et de dangers? tu es belle, et je t'admire! Et je t'aime de me donner cette joie de voir, de sentir et d'aimer ta beauté! Ses bras tendus tombèrent sur la rampe du balcon, pendant qu'à demi agenouillé il restait en extase. Pour la première fois la beauté des choses, leur beauté intellectuelle autant que matérielle, venait de pénétrer son âme. Il avait cru aimer Agathe pour son charme et pour ses vertus; de quelque façon qu'il l'eût aimée, cet amour n'avait point pénétré au delà de ses sens. Une autre beauté venait de lui apparaître, celle de ce qu'on ne peut ni toucher, ni respirer, vers laquelle on aspire éternellement, et de qui le désir impérissable est une des formes les plus nobles de l'esprit humain. Il resta là, sans souci des heures, absorbé dans une contemplation tendre et pleine de péripéties intimes. Le ciel pâlit, la montagne s'effaça, devint grise et terne; il ressentit alors du chagrin, comme si on lui avait ôté quelque chose, et se leva pour ne plus voir cet objet découronné. Mais comme il se retournait pour la regarder une fois encore, avec le regret de celui qui a perdu son rêve, il la vit se colorer d'un rose très-pâle, puis plus vif, et enfin resplendir d'une nuance ardente, comme une des fournaises du paradis, où les anges doivent jeter l'encens immortel. --Oh! Dieu, s'écria-t-il en levant les bras au ciel, je salue ta splendeur, dans ta gloire terrestre, comme au plus haut des cieux! La montagne pâlissait, noyée dans des teintes d'or; un instant elle sembla trempée dans le soufre, sur l'azur éclatant d'un ciel sans nuages; puis elle s'éclaira tout à coup et resta d'un blanc éblouissant, implacable, triomphal, dans sa robe de neige. Batounine sortit de la chambre voisine, car il ne dormait guère le matin, et trouva Nikanor sur le balcon. --Déjà? lui dit-il. Mais... tu ne t'es pas couché? --Je n'ai pas pu, répondit le jeune homme; c'est trop beau. Voyez cela! --Alors, va dormir au moins quelques heures. La fête recommencera demain; et peut-être cela va-t-il te réconcilier avec la foire aux vanités! Nikanor se jeta sur son lit, et s'endormit dans une sorte d'apaisement délicieux. Quand il s'éveilla, il fut tout honteux de se voir si près de midi. Après avoir à la hâte fait sa toilette, il frappa à la porte du comte. Personne ne répondit; entendant des voix dans le jardin, il se pencha par-dessus le balcon... Batounine causait avec quelqu'un dans un bosquet que l'oeil ne pouvait atteindre à travers une rampe épaisse de glycines à leur seconde floraison. Contrarié d'avoir retardé par son sommeil le déjeuner de son père, il descendit et se dirigea du côté où il l'avait entendu parler. C'était sous une arcade de platanes touffus; des plantes grimpantes formaient un écran de verdure qui garantissait les causeurs de trois côtés. Nikanor contourna l'écran et aperçut Batounine en compagnie de deux dames. Comme il levait son chapeau pour les saluer, il reconnut madame Kédrof et Lydia. --Hé! c'est une surprise, lui dit Batounine en riant. Tu ne t'y attendais pas? --Non, en vérité, répondit Nikanor. --Si je te l'avais dit, sauvage, tu m'aurais demandé à t'en aller; maintenant, tu es pris; ces dames veulent bien agréer notre compagnie pour achever l'été ensemble. Il continua de parler, pendant qu'on apportait le déjeuner. Lydia ne pouvait s'empêcher de regarder Nikanor à tout instant, quoiqu'elle s'en défendit de son mieux. Ce beau garçon bien pris, élégant dans sa taille et dans ses mouvements, dans son vêtement complet de laine bleu foncé, à la barbe courte et frisée, aux cheveux bien taillés, était-il le père Nikanor qu'elle avait eu jadis pour maître et pour conseiller? Dépouillé de ses amples robes de soie, de la croix d'or qu'elle avait autrefois touchée de ses lèvres, Nikanor n'était plus qu'un jeune homme; le prêtre avait à jamais disparu. Telle est la puissance du costume, tel est le despotisme de l'habitude, que jamais plus la comtesse Praxénief ne pourrait voir en lui le guide spirituel dont les avis avaient été la règle de sa conduite. --Il est très-bien comme cela, Nikanor! dit madame Kédrof en lui souriant. J'espère qu'à présent vous allez rester dans le monde? --Cela, plus tard, interrompit Batounine. Actuellement, il s'agit de déjeuner. On déjeuna gaiement. Le soleil riait dans l'eau des carafes, à travers les trous du feuillage; la nappe était semée de taches couleur d'ambre, qui jouaient et changeaient de place avec les caprices du vent léger. Lydia avait quitté ses habits de veuve; dans sa robe bleu de lin, elle paraissait à peine avoir dix-huit ans; ses cheveux clairs, plus soyeux et plus rebelles que jamais, enfouissaient son visage charmant au fond d'une auréole que les rayons égarés poudraient d'or à de certains moments. Nikanor, encore mal revenu de son extase de la nuit, vivait comme dans un rêve. Était-ce la Jungfrau dont il apercevait le sommet, entre deux troncs de platanes? Était-ce Lydia qu'il avait près de lui, et qui venait de lui demander un morceau de pain? Il avait des rayons dorés, des glaciers et des clairs de lune plein les yeux; le clair de lune ressemblait à la robe de Lydia, et ses cheveux étaient des rayons quand le soleil les traversait. --Tu ne sais pas, Lydia, dit Batounine à sa nièce, cette nuit Nikanor est tombé amoureux... amoureux de la Jungfrau! --Oh! monsieur! fit le jeune homme, revenant à son langage d'autrefois, auquel il avait renoncé depuis un an, mais qu'il croyait devoir reprendre devant madame Kédrof et sa fille. Lydia rougit. --Mon cousin, dit-elle en appuyant sur ce mot, ce n'est pas un crime d'être amoureux de la Jungfrau, je l'espère du moins, car je suis dans le même cas. Seulement, moi, cela remonte à l'année dernière. Elle eût voulu rappeler les dernières paroles, mais il était trop tard; Nikanor avait légèrement pâli au souvenir de l'année précédente, si cruelle pour lui. Elle continua, essayant de réparer sa maladresse. --Je suis restée ici dix jours, suppliant ma mère tous les soirs de me donner encore douze heures. Il n'y avait plus moyen de m'emmener... Heureusement la lune a décru, et quand il n'y a plus eu de lune du tout, j'ai consenti à m'en aller, car c'est particulièrement la nuit que la montagne me fascinait. Elle parlait avec une grâce exquise, que Nikanor ne lui avait jamais connue. Autrefois, en sa présence, elle était sage et comme recueillie; maintenant elle se montrait telle que dans le monde, avec une gaieté innocente, presque enfantine, dont sa mère était émerveillée. --Comme elle est bien maintenant! dit Batounine à sa soeur lorsqu'il se trouva plus tard seul avec elle. --Ton fils aussi me semble très-bien portant. --Lui! il y a toujours quelque chose que je ne comprends pas... Ce n'est pas naturel de passer une nuit entière à regarder une montagne... --Bah! les nuits sont courtes en cette saison! dit philosophiquement madame Kédrof. Enfin, si nos enfants vont bien, c'est tout ce que nous pouvons souhaiter de mieux, n'est-ce pas? --Nos enfants! répéta Batounine en souriant. Tu ne m'en veux pas d'avoir jeté un grand fils comme cela à la traverse de la fortune des tiens? --Mon cher frère, quand tu m'as écrit à ce sujet, il y avait quinze ou vingt ans que je savais à quoi m'en tenir. Ton secret était éventé, tu peux m'en croire! Je n'ai pu que me réjouir pour toi, en apprenant que tu avais pour ta vieillesse une si agréable compagnie. Et pour moi-même j'approuve fort ton idée de nous réunir cet été: Lydia est encore un peu jeune pour aller tout à fait seule, et je ne suis pas toujours ingambe. La présence d'un grand frère comme Nikanor, et un homme d'une si grande valeur! sera pour elle à la fois un maintien et une sauvegarde. Tu sais qu'il n'est pas pope du tout, ton veuf! Il a l'air d'un grand seigneur! Et maintenant qu'il est fait comme tout le monde, il te ressemble prodigieusement. Batounine se redressa d'un petit air fat qui fit sourire sa soeur. Au fond, il était radieux. Le présent lui appartenait. Quant à l'avenir, on verrait! C'était encore si loin! XX La grande calèche de poste qui conduisait les voyageurs traversa la petite ville de Brienz dans toute la longueur de son unique rue et s'engagea sur les lacets qui mènent au sommet du Brünig. Le projet de Batounine était de se rendre à Lucerne en passant par les défilés pittoresques de la célèbre montagne, et ensuite de chercher sur le lac des Quatre-Cantons un endroit aimable et tranquille pour y jouir du repos en famille. Madame Kédrof et son frère occupaient le fond de la calèche, Nikanor et Lydia étaient en face d'eux, confortablement appuyés et prêts à savourer le plaisir d'un tel voyage. Lydia s'amusait de tout; les jolis chalets de Brienz, épars aux flancs du coteau, dont les fenêtres et les balcons débordent de fleurs brillantes, la couleur délicieuse du lac étroit et profond, la muraille de rochers, striée de ci de là par le filet argentin d'une cascade lointaine, tout était pour elle matière à de joyeux étonnements. --Tu découvres la Suisse! lui disait son oncle en riant. Nikanor partageait les mêmes enchantements, mais sa jouissance était plus réservée et plus silencieuse; celle de Lydia ressemblait au réveil des ruisseaux emprisonnés sous les glaces de l'hiver; le contentement du jeune homme était noble et profond comme le cours des grands fleuves. Avec l'arrivée des deux femmes, une certaine stabilité s'était introduite dans l'existence un peu errante de Batounine. Il vivait à l'ordinaire sans projets, avec cette mobilité particulière aux Russes qu'une situation officielle a retenus souvent pour de longs intervalles dans un lieu qui ne leur plaisait qu'à demi; maintenant, pour deux ou trois mois au moins, Nikanor était certain de voir les mêmes visages et de partager le même toit. C'était un soulagement pour lui; après la vie monotone et étroite de Slava, après le recueillement intérieur de dix années de retraite, le papillotage incessant de sa nouvelle existence avait certainement contribué pour beaucoup au mal mystérieux du jeune homme, mal qui n'était peut-être que la fatigue de vivre. Il se délassait à contempler la nature, depuis si peu de temps révélée à ses yeux. On se figure aisément que tout le monde voit les merveilles dont nous sommes entourés; bien peu au contraire savent comprendre ce qu'il y a de beau dans un profil de montagne, dans le dessin d'un lac. La couleur des couchers de soleil et des levers de lune est mieux faite pour impressionner; mais le dessin dans la nature n'est guère accessible à un plus grand nombre que le dessin dans l'art. Le tout s'était révélé au jeune homme d'un seul coup, avec une intensité qui équivalait à celle d'une première passion. Batounine avait dit que Nikanor était tombé amoureux de la Jungfrau; c'était l'amour de la nature qui venait d'entrer dans son âme. Au haut d'une montée, avant d'en recommencer une autre, le cocher arrêta ses chevaux sur un palier pour les laisser souffler; montrant un sentier qui grimpait à travers les sapins: --On va très-vite au haut par là, dit-il, quand on ne craint pas de marcher pendant un quart d'heure, et il y a une belle vue. Lydia fit un mouvement, puis se tournant vers Nikanor: --Mon cousin, dit-elle, si nous allions voir cela? Nous retrouverions la voiture en haut. Elle était déjà sur la route; le jeune homme la suivit. Le cocher remonta sur son siège, et indiquant le sommet du bout de son fouet: --Nous n'y serons pas avant trois quarts d'heure, dit-il; vous trouverez un banc pour vous asseoir. Il n'y a pas de danger de se perdre: attendez seulement de voir la voiture. Les chevaux au pied sûr étaient déjà loin, de leur pas allongé. La calèche disparut au détour de la rampe, et les jeunes gens se trouvèrent seuls sur la route. --Allons! dit Lydia. Le monde lui paraissait soudain très-grand, et la solitude très-vaste. Ils commencèrent à gravir le coteau d'une allure trop rapide, comme on le fait inévitablement, et, au bout de cent pas, s'arrêtèrent essoufflés. La route était déjà fort au-dessous d'eux; à travers une; échappée, ils aperçurent l'équipage qui avançait lentement. --Il fait bon ici, dit la jeune femme en s'appuyant sur son ombrelle. Elle était toute rose de l'effort qu'elle venait de faire et souriait en découvrant ses dents blanches. En réponse, Nikanor ne put s'empêcher de lui sourire. --Alerte, cousin! dit-elle, ce serait par trop ridicule de les laisser arriver avant nous! Elle reprit sa marche en avant dans le sentier! qui dessinait ses zigzags capricieux entre les roches à fleur de terre, tout tapissé d'aiguilles de sapin d'un rouge ardent. Parfois, le chemin se bifurquait dans le taillis clair-semé, pour reprendre bientôt, un peu plus large. Nikanor s'écartait volontiers; Lydia voyait à quelque distance sa haute taille penchée pour monter; arrivé avant elle, il l'attendait en haut, et quand elle l'avait rejoint, il reprenait sa place à son côté, un peu en arrière, sans lui parler. L'ombre des grands fayards dansait sur le sol jonché de feuilles mortes; le vent, dans les cimes, chuchotait une petite chanson; de temps en temps, ils rencontraient une source, un filet d'eau qui tombait de pierre en pierre avec un petit bruit musical. Ces eaux chantantes sont la joie de la Suisse; quelque part qu'il s'arrête, à l'ombre, le voyageur, dès qu'il n'est plus occupé du bruit de ses pas, a l'oreille charmée par le murmure de l'eau sur ces cailloux. À mesure qu'ils montaient, leur respiration devenait plus haletante; ils mettaient pourtant une sorte d'amour-propre à ne point ralentir leur marche; enfin, la voûte verte de la forêt s'ouvrit devant eux sur une large échappée de ciel; et comme ils posaient le pied sur la plate-forme qui couronne le Brünig, ils aperçurent, bien au-dessous d'eux, les lacs et les plaines, du côté de Lucerne. --Ah! fit Lydia en s'asseyant avec délices sur le banc promis. Nikanor s'avança jusqu'au bord de la pente et aperçut la calèche encore très-loin, séparée du but par trois ou quatre lacets, qui montait d'une allure somnolente. Le cocher marchait auprès de ses chevaux; madame Kédrof et son frère semblaient plongés dans un paisible sommeil; le soleil de juillet répandait sur la route une pluie impitoyable de rayons d'or. --Eh bien? dit la jeune femme en voyant Nikanor se rapprocher d'elle. --Ils sont très-loin; ils en ont pour une demi-heure peut-être. --Alors, asseyez-vous là et causons. Savez-vous, mon cousin, que je n'ai pas encore eu l'occasion de vous dire un mot, depuis... Elle s'arrêta: depuis qu'elle était devenue veuve, allait-elle dire; mais tout souvenir de cette époque lui était devenu pénible, et elle n'en parlait que le moins possible. --Depuis des temps très-reculés, reprit-elle avec un joli sourire de femme du monde habituée à sauver les difficultés. --La vie ne nous a épargnés ni l'un ni l'autre, dit Nikanor en regardant devant lui. Elle garda le silence; sur ce point, elle n'était peut-être pas d'accord avec la pensée de son cousin. Si elle l'avait osé, elle eût avoué que la vie avait été clémente pour elle, précisément le jour où elle s'était trouvée veuve; mais le moyen de dire une chose pareille à son grave professeur! Cependant, elle éprouvait un tel besoin de franchise qu'elle hasarda une demi-confidence. --Pour vous, surtout, cousin... Pour moi, Dieu fait bien ce qu'il fait; sans doute il a pensé qu'en obéissante ma famille j'avais atteint la limite de mes forces, puisqu'il n'a pas voulu prolonger mon épreuve! Nikanor la regarda, surpris; elle rougit un peu, mais continua: --Le temps le plus heureux de ma vie est assurément le temps présent; vous souvenez-vous que vous m'avez dit: «Le rôle de la femme est d'être épouse et mère»? Je ne suis plus l'une, je ne serai jamais l'autre, et pourtant je suis satisfaite! Voyez, est-il rien de plus doux que de vivre ainsi, entre le ciel bleu et la terre féconde, avec des gens qu'on aime?... --Pourquoi dites-vous que vous ne serez point mère? interrompit Nikanor; vous pouvez vous remarier! Elle enfonça le bout de son ombrelle dans le terreau sablonneux. --Non! dit-elle d'un ton bien décidé.. --Pourtant... fit Nikanor. Elle l'arrêta d'un mouvement de la main aussi léger que le coup d'aile d'un oiseau. --Vous êtes venu une fois tout exprès de Slava pour me donner des conseils, dit-elle avec un demi-sourire; ce fut un grand acte de dévouement du votre part, et je ne l'ai pas oublié; mais, mon cousin, vous n'êtes plus le père Nikanor, et je n'ai plus besoin de vous obéir... --Je ne le suis plus, mais je le serai encore, dit-il, avec une nuance de mélancolie dont il eût été bien surpris s'il en avait eu conscience. Elle fit un petit geste qui signifiait: «Ce n'est pas sûr!» mais elle ne répondit pas à sa phrase. --Je ne vous obéirai plus, mon cousin, reprit-elle avec une malice enfantine qui la rendait irrésistible, à moins que vous ne me défendiez de me remarier, auquel cas vous trouverez en moi la pupille la plus soumise. --C'est bon pour nous autres, dit Nikanor, de ne pas se remarier; mais les gens du monde n'ont pas les mêmes raisons pour vivre seuls... Dieu n'interdit pas d'aimer... Le son de sa voix lui sembla tout à coup résonner étrangement à ses oreilles. Était-ce lui qui venait de prononcer ce mot: «Aimer!» --Aimer n'est pas toujours la même chose que de se marier, répliqua la jeune femme. Ils restèrent silencieux, comme il arrive souvent lorsque entre coeurs honnêtes et esprits droits se trouve évoquée tout à coup la grande image de l'amour. Ils avaient presque peur d'avoir parlé de cet absent, parfois si près, alors qu'on le croit bien loin. --Vous m'avez éloignée du cloître, reprit Lydia en baissant la voix; je ne puis vous en blâmer aujourd'hui. --Vous aimez le monde? --J'aime la vie! répliqua-t-elle avec un accent passionné qui alla au coeur du jeune homme. J'aime la vie, le soleil, ce beau ciel, ce paysage, et tant d'autres! J'aime la musique, la poésie; j'aime ma jeunesse... et j'aime la Jungfrau! ajouta-t-elle avec un regard de côté accompagné d'un sourire aussitôt réprimé. Autrefois je ne savais rien de ces choses; je vous remercie de m'avoir forcée à prendre le temps de les connaître; vous m'avez ainsi donné des joies infinies! --Les autres viendront en leur temps pour compléter votre vie, dit Nikanor avec une tristesse affreuse. --Les autres? L'amour, voulez-vous dire? Elle avait pris tout à coup une assurance extraordinaire; au-dessous d'eux, sur la route, on entendait le pas cadencé des chevaux; les moindres sons montaient dans l'air pur avec une netteté surprenante. --L'amour?... Ce que mon mari appelait de ce nom m'est aussi étranger que les cailloux de ce chemin. Ce que j'appelais ainsi,--je l'avais donné à Dieu, qui n'en a pas voulu... Ce que je devine, ce que je voudrais, je le garde pour moi-même, dans le secret de mon coeur, pour ne l'en laisser jamais sortir. Cela ne vaut-il pas mieux que de le profaner en le laissant traîner à terre? --Si vous aimez quelqu'un... commença Nikanor, s'enfonçant de plus en plus dans une tristesse insondable, injustifiable, qui l'écrasait comme la masse molle d'un éboulement. --Pourquoi supposez-vous que j'aime quelqu'un! répliqua-t-elle avec une ombre de hauteur. J'ai rêvé quelque chose plus grand que la terre et le ciel tout ensemble; tellement au-dessus de tout, que le reste s'évanouissait auprès. C'était fait avec de la vénération, de la foi, de la tendresse; une soumission absolue, une admiration sans bornes, un détachement de soi qui ne laissait plus de place à une pensée personnelle. Cela est bien différent de ce qu'on appelle l'amour et ne peut s'appliquer à personne, n'est-il pas vrai? S'il y avait un être humain qui méritât-cela, il serait tellement près de la perfection qu'on ne pourrait point, qu'on ne devrait pas le lui dire; car s'il le savait, il ne serait plus ce qui fait qu'on l'aime. J'ai rêvé cela, rêve chimérique, vous le voyez; et mon idéal n'est probablement pas de ce monde... Elle lut dans les yeux de Nikanor le nom sacré qu'il allait prononcer. --Non, pas Dieu! dit-elle. Vous m'avez rendue à la terre, j'appartiens à la terre! --Et si vous ne rencontrez jamais celui...? Elle se leva et fit un geste plein d'ampleur. --J'ai tout cela! dit-elle en montrant le ciel et les montagnes, tout cela pour me consoler!... et votre amitié, mon cousin? Un besoin de tendresse infini, douloureux comme une blessure mal pansée, déchira le coeur de Nikanor. Elle était heureuse dans son rêve idéal, et lui... Il voulut remonter à son divin consolateur et ne put. La terre l'avait repris, lui aussi; il appartenait à la terre... Mais ne lui avait-il pas toujours appartenu! Il songea à Agathe, qui l'avait tant aimé, et pour la première fois il eut la notion complète de ce qu'elle avait dû souffrir. La même soif d'affection et des preuves visibles de cette affection le tourmentait aujourd'hui. Il comprit pourquoi tant de fois elle était venue poser sa tête sur la poitrine de son mari avec un geste d'enfant attristée. Des larmes montèrent à ses yeux au souvenir de la morte, et elles y restèrent par pitié pour lui-même, en ce moment si esseulé. Il eût voulu que Lydia lui tendit la main, amicalement, comme elle l'avait fait souvent; il la regarda, espérant qu'elle allait le faire... Les yeux perdus au loin, elle semblait l'avoir oublié... Un claquement de fouet la tira de sa rêverie. --Déjà? dit-elle en courant sur la route. L'instant d'après ils descendaient vers les rives riantes des lacs. Mais ils ne se parlèrent plus ce jour-là... XXI --Nikanor ne parle plus du tout de couvent, dit un jour Batounine à sa soeur. --Tant mieux, reprit la bonne âme, en déployant les cartes pour faire une patience. Polyxène les regarda tous les deux, se dirigea vers le piano et commença une valse de Strauss, puis s'arrêta brusquement et fit tourner son tabouret. Elle était venue «pour quatre petites semaines», disait-elle, au milieu de septembre, pendant que son mari faisait une tournée d'inspection en Russie, et devait s'en retourner avec sa mère et sa soeur. --Eh bien? fit Batounine en regardant sa nièce. --Rien, mon oncle! J'ai voulu célébrer par un peu de musique les dispositions mondaines du cousin Nikanor, mais la chose ne méritait pas plus de valse que je n'en ai joué. C'est fini. Elle se leva et ferma le piano. --Quelle drôle de fille j'ai là! dit madame Kédrof en riant. Je la connais depuis... --Chut, maman, on ne parle jamais de l'âge d'une dame! --Depuis assez longtemps, reprit docilement sa mère, et elle trouve encore moyen de me surprendre! --Oh! répliqua Polyxène, si nous n'étions point à Lucerne, mais seulement en pays civilisé, je vous surprendrais sans doute bien davantage! Mais que voulez-vous qu'on fasse ici? Ce n'est point une patrie, c'est une gare! Vous y êtes arrivés en venant d'Interlaken, vous vous y retrouvez après avoir passé l'été sur une foule de lacs plus pittoresques les uns que les autres... Et vous avez l'intention d'y rester? --Ne t'impatiente pas, fit Batounine avec beaucoup de sang-froid; nous y resterons jusqu'à ce que nous ayons décidé de nos actions ultérieures. Autant se décider ici qu'ailleurs. --Je veux bien, moi! dit Polyxène résignée. Si seulement il y avait moins de courants d'air! Mais, dans les gares, c'est toujours comme ça! Nous disions donc que Nikanor... Où est-il? --Il se promène. --Et ma soeur? --Elle a la migraine. --Fort bien. Nous disions que Nikanor n'affiche plus de velléités monastiques! ça ne m'étonne pas. Eh bien, qu'est-ce que vous allez en faire, à présent qu'il est à point? --Ce qu'il voudra. Il a du goût pour les études historiques et peut devenir un théologien très-distingué. --Et il reprendra ses robes de prêtre? --Pourquoi? --Je l'aime mieux en veston, mais c'est une affaire de goût. Franchement, mon oncle, à votre place je ne l'affublerais plus de ces machines-là. --Pourtant, quand nous rentrerons en Russie... --Je ne rentrerais pas en Russie. --Et pourquoi, madame ma nièce? Polyxène ne répondit pas. Après un silence: --Savez-vous ce que je ferais, moi, dit-elle, si j'étais vous? Je tâcherais de le remarier. Madame Kédrof fut tellement bouleversée de cette proposition qu'elle en laissa choir ses cartes. Batounine avait levé la tête et regardait attentivement la discoureuse. --Tu voudrais qu'il se remariât? s'écria madame Kédrof. Mais alors il sortirait du clergé! --Certainement, ma mère. --Mais ça ne s'est jamais vu! --Ça s'est vu, mais peu, j'en conviens; cependant c'est arrivé. --Où serait l'avantage? insista madame Kédrof. Un prêtre remarié, ce n'est plus ni chair ni poisson... --Oh! maman, quelle comparaison de carême! L'avantage pour vous et pour moi serait nul, mais pour lui,--cela lui rendrait une femme et lui procurerait vraisemblablement des enfants,--ce ne serait déjà pas si bête. Batounine prit la parole. --Elle a, parbleu, raison! dit-il. Mais Nikanor voudra-t-il? Voilà la question. --Et tes ambitions? dit madame Kédrof à son frère. Tu voulais en faire un prédicateur, un nouveau Père de l'Église... --L'Église n'a point besoin de lui, interrompit Polyxène étourdiment; elle en a d'autres. Laissez donc ce garçon être heureux. On dirait vraiment que c'est une victime élue, et que s'il n'est point le plus infortuné des hommes, il manque à tous ses devoirs. Que diriez-vous d'un berger qui enverrait ses agneaux se faire couper des côtelettes? Sauf votre respect, mon oncle, et vous, maman, c'est ce qu'on a jusqu'ici essayé de faire pour ce pauvre Nikanor. Enfin, par bonheur, je l'ai pris sous ma protection... Et puis... --Et puis quoi? demanda Batounine, toujours très-attentif. Il avait appris à ne rien laisser tomber de ce que disait Polyxène, si 'avisée sous son apparente légèreté. --Ça, c'est mon affaire, mon oncle, excusez mon silence! comme on dit dans les tragédies. Enfin, c'est une idée à moi, de le voir remarié. Et le plus tôt possible, s'il vous plaît! --Tu en parles bien à ton aise! dit madame Kédrof. Et s'il allait ne pas vouloir? Polyxène devint très-sérieuse. --Ça n'a rien d'invraisemblable, dit-elle. Aussi, ne lui en soufflez mot. Mais dès que nous serons parties, faites-lui voir des femmes charmantes, veuves ou demoiselles... Quand partons-nous, maman? --C'est une persécution! dit madame Kédrof en rajustant son pince-nez. Voilà trois semaines que tu es avec nous, et tu me l'as bien demandé dix fois. Est-ce ton mari qui te tient au coeur à ce point? --Hé! hé! fit Polyxène, je m'y suis attachée, à ce pauvre général. Positivement, je m'ennuie quand je reste longtemps sans le voir; mais ce n'est pas pour trois semaines... Mettons, si vous voulez, que j'ai le mal du pays. Enfin, quand partons-nous? --La semaine prochaine. --Soit. Polyxène ne fit plus d'allusions ni à leur prochain départ, ni au mariage de Nikanor; sa gaieté bizarre, qui s'en prenait tour à tour aux uns et aux autres, pour les taquiner, respectait toujours le jeune homme; elle évitait même de parler de lui avec Lydia, qui n'observait pas la même réserve. --Je ne sais comment nous nous y prendrons pour passer l'hiver sans lui! dit la jeune femme un jour. Polyxène ne répondit pas. --Il nous est devenu si nécessaire! reprit-elle; vraiment, mon oncle devrait rentrer avec lui à Pétersbourg. Il ne pense plus au cloître... --Il te l'a dit? fit Polyxène. --Oui; nous en avons causé très-sérieusement cet été; il a des idées si nobles et si larges! C'est étonnant comme il a changé vite! Ce n'est plus du tout l'ancien Nikanor. --Le père Nikanor, veux-tu dire? Une expression pénible passa sur le visage de Lydia, et elle se détourna un peu. --C'est un homme éminent, reprit-elle, et ce serait grand dommage que tant de talent fût perdu pour le monde! --Sans doute, répliqua négligemment sa soeur en terminant ainsi la conversation. La semaine passa rapidement; deux ou trois jours seulement restaient avant le départ; une dernière excursion fut décidée autour du lac des Quatre-Cantons. La beauté exceptionnelle de cette arrière-saison prêtait un charme incomparable aux bois roussis par l'automne; l'air opalisé parles brouillards légers revêtait les objets d'une apparence fantastique, et les journées trop courtes, abrégées encore par l'ombre des montagnes tombant sur le lac, semblaient autant de trésors dérobés au destin. Cette promenade, aimable et charmante pour tous, fut une sorte d'enivrement pour Lydia. On eût dit qu'elle laissait un peu de son âme à chacun des lieux qu'elle avait admirés durant les belles journées de l'été, afin de l'y retrouver l'année suivante. Elle parlait de ce retour comme d'une chose absolument certaine. --Nous irons là, disait-elle à Nikanor, assis près d'elle sur le banc de bois, pendant que le bateau suivait sa route accoutumée le long de ces rivages enchantés; nous retournerons à cette source, vous savez? Il écoutait sans mot dire, souriant quelquefois, l'âme baignée dans une sorte de lumière douce et laiteuse comme celle qui environnait les objets; l'an prochain n'était pour lui ni près ni loin, l'heure prochaine n'existait pas; la minute présente suffisait à sa félicité. C'est là, sur ces routes, où les arbres chargés de fruits viennent s'étendre jusque sous votre main, avec la défense absolue d'y toucher autrement que des yeux; c'est à l'ombre des forêts pleines de cascatelles, sous les rochers abrupts, en face des neiges éternelles, qu'il avait laissé s'endormir son âme dans une langueur délicieuse. Il avait déposé là le fardeau de la vie et ne savait plus s'il devait jamais le reprendre. Son existence passée s'était enfuie de lui, comme les dernières gouttes d'une source désormais tarie; Slava, ses devoirs, son ministère sacré, le tombeau d'Agathe, ses espérances déçues, tout cela avait été, certainement, mais dans une vie antérieure; il lui semblait que tout cela s'était passé, jadis, très-longtemps auparavant, avant même qu'il fût né! Depuis, qu'était-il arrivé? Il ne savait. Ses souvenirs, rejetés au loin par sa maladie, ne voulaient pas remonter plus haut que son séjour à Interlaken. Il était devenu un autre homme, plus heureux, du jour où il avait aimé la Jungfrau. Ensuite, sa vie s'était semée dans ces bois; au sommet du Brünig, il avait laissé sa mélancolie; la tristesse intense qu'il avait éprouvée là et le besoin d'affection inassouvie qui l'avait dévoré ne l'avaient point suivi dans ces heureuses vallées; toute l'âpreté de son caractère s'était fondue en une douceur exquise qu'il ne cherchait point à pénétrer. Rien d'amer ne s'y mêlait... Ne devait-il pas revenir là l'an prochain? Entre l'heure présente et l'année à venir, il ne voyait rien qu'un espace gris, indistinct, très-vaste à présent, mais qui se rétrécirait chaque jour. Le soleil se cacha derrière les montagnes bien avant que le trajet du retour fût accompli. Le bateau voguait dans l'ombre, éclairé seulement par ses fanaux; madame Kédrof et Batounine étaient descendus au salon, pour prendre du thé. Nikanor et Lydia avaient refusé de les suivre; ils restaient sur le pont, à la place qu'ils avaient occupée tout le jour, éloignés l'un de l'autre de quelques pouces, mais assez pour que leurs vêtements n'eussent aucun contact. À quelques pas de là, Polyxène, assise dans l'ombre, les regardait attentivement: ils ne s'en apercevaient pas. Leurs regards suivaient sur le ciel bleu les découpures noires des montagnes qui semblaient tomber dans le lac tout d'une pièce, d'une seule coulée. Le bateau, en touchant le port, les tira d'une sorte de sommeil; éblouis, chancelants, ils rentrèrent à l'hôtel avec un peu de la mauvaise humeur qu'ont les petits enfants quand on les réveille. Au moment où ils quittaient la table, après souper, Batounine se frappa le front. --Étourdi! fit-il, j'ai oublié de faire viser vos passe-ports à Berne! Il faut que j'y aille demain. --Ne puis-je t'épargner cette corvée? demanda madame Kédrof. --Tu as bien assez de chemin de fer devant toi pour ne point y ajouter cette ennuyeuse journée, ma soeur! Polyxène, veux-tu y venir avec moi? La jeune femme regarda son oncle et, sans ouvrir la bouche, lui montra le groupe que formaient près du piano Lydia et Nikanor. Que se disaient-ils? Très-peu de chose! Mais ce qu'ils disaient leur importait si peu! C'était dans l'attitude confiante, dans la tendresse de la voix, dans la caresse innocente du regard, la révélation du plus beau poëme d'amour. --C'est Lydia qu'il faut emmener demain, mon oncle, dit Polyxène d'une voix brève. Et nous, maman, nous partirons après-demain, sans rémission. Batounine regardait les jeunes gens, stupéfait, bouleversé de n'avoir pas vu plus tôt, de n'avoir pas deviné, supposé, craint... pris au piège comme un enfant, faute d'avoir pensé à cette chose si simple: que ces deux êtres s'aimaient aujourd'hui, après s'être aimés toute leur vie! Une de ces visions du cerveau, si nettes dans les grandes commotions, lui montra tout à coup Nikanor refusant d'entendre Lydia jadis, puis la soumission subite de celle-ci à l'ordre de se marier sorti de cette bouche si chère, le refus de se remarier ensuite. Le diplomate embrassa d'un coup d'oeil la vie de sa nièce, celle de Nikanor, et reconnut qu'en les réunissant il avait fait une oeuvre de folie. --Mais aussi, pensa-t-il, qui pouvait croire? Oui, le caractère sacré de Nikanor l'avait protégé contre les pensées profanes; mais en faisant tous ses efforts pour détruire ce caractère, Batounine avait ramené son fils au niveau des autres hommes. --Ils s'aiment! dit-il tout bas. C'était fatal! Madame Kédrof n'avait pas compris, Polyxène mit un doigt sur sa bouche. S'il le fallait, plus tard, elle expliquerait à sa mère ce qui, dans l'esprit de la bonne dame, serait simplement une monstruosité. --Après tout, dit Batounine, toujours à voix basse, pourquoi pas? Polyxène le saisit par le bras et le serra à le faire crier. --Mon oncle, dit-elle, ils sont cousins, et c'est; vous qui l'avez dit! La loi religieuse les sépare autant que s'ils étaient frère et soeur! Batounine laissa tomber à ses côtés ses mains glacées par l'angoisse. --Lydia, dit à voix haute Polyxène, mon oncle te prie d'aller avec lui demain à Berne. --Volontiers, répondit la jeune femme en tournant vers eux son charmant visage noyé dans une extase immatérielle. Batounine s'assit et les regarda tous deux avec; l'impression qu'il avait commis un crime. XXII La journée du lendemain fut pluvieuse et froide. Dès le matin, Batounine était parti avec Lydia, après un déjeuner hâtif auquel personne de la famille n'avait assisté. Vers onze heures, Polyxène, sa nièce et Nikanor se trouvèrent réunis à table; la salle à manger était glacée, d'aigres vents coulis se glissaient par foutes les fentes. Madame Kédrof, très-frileuse, se fit donner une boule d'eau chaude, posa un châle sur ses épaules et parvint à créer ainsi autour d'elle une atmosphère moins hivernale. --Vous vous figurez, maman, parce que vous avez bien chaud, que nous ne gelons pas, nous autres? Mais c'est une grande erreur, dit Polyxène. Nous sommes transis, n'est-ce pas, Nikanor? Elle avait supprimé, dès son arrivée, toute appellation cérémonieuse. --Il fait froid, oui, dit-il distraitement; sa pensée était ailleurs. --Ah! reprit madame Kédrof, on ne sait se chauffer qu'en Russie. J'ai eu froid toute ma vie dans les pays chauds. --Voyons, maman, pour être équitable, ajoutez au moins que c'était pendant l'hiver, sans quoi vous vous ferez passer pour la mère la plus paradoxale de ce monde! Nikanor, qu'allez-vous faire aujourd'hui? --Me promener, répondit-il d'un air vague. --Vous promener? par ce temps? Mais, mon ami, les ruisseaux sont grimpés sur les toits, aujourd'hui, et de là dégringolent dans la rue! Le jeune homme jeta un regard attristé vers la fenêtre et ne répondit pas. Après avoir pris une tasse de thé bouillant pour se réchauffer, il fit mine de gagner la porte. --Non pas, vous allez venir avec nous, dit Polyxène en l'arrêtant. Vous ne nous fausserez pas compagnie pour le dernier jour! --Le dernier jour, c'est vrai! fit madame Kédrof. Vous nous manquerez bien, là-bas! Dites, pourquoi mon frère ne rentre-t-il pas avec nous à Saint-Pétersbourg? Polyxène jeta un regard furibond à sa mère, qui ne s'en aperçut point, et continua: --Vous pourriez tout aussi bien vous y occuper que n'importe où! Et vous y auriez plus chaud! --Je ne demande pas mieux! répondit Nikanor, dont le pâle visage s'illumina pour un instant. --Eh bien, arrangez cela! conclut paisiblement madame Kédrof en prenant un gros tricot de laine destiné à quelque oeuvre de charité. Cinq minutes après, elle dormait sans en faire semblant. Polyxène, en revenant de sa chambre, où elle était allée chercher un livre, la trouva toute seule. --L'oiseau s'est envolé, se dit-elle à elle-même. Il ne ferait pas trop bon le laisser se morfondre, le pauvre garçon! Je vais lui proposer une partie d'échecs, quoique j'y joue comme une mazette! Elle eut beau le chercher, elle ne le trouva nulle part. Le jour décrut, il ne revint point; la pluie tombait par torrents, une pluie d'hiver, pénétrante et fine. Enfin, l'heure du train approchant, Nikanor rentra, mouillé jusqu'aux os. Polyxène l'apprit par le valet de chambre de son oncle, car le jeune homme ne se montra qu'au moment où Batounine et Lydia entraient dans le salon. Fatigués et glacés, ils se mirent à table. Le souper fut silencieux. Chacun d'eux, excepté madame Kédrof, pensait à trop de choses. Quand ils eurent terminé, après une courte station au salon, Polyxène proposa de se retirer chacun chez soi. --La journée de demain sera fatigante, dit-elle, et ce n'est que le commencement du voyage. A quelle heure partons-nous, mon oncle? --A deux heures. --Alors, bonsoir! Les poignées de main ordinaires furent échangées, et chacun fit mine de tirer de son côté. Mais Nikanor arrêtant Lydia lui dit sans baisser la voix: --Puisque vous partez, ne puis-je vous prier de rester encore un peu? --Certainement, répondit-elle en le regardant bien en face. Polyxène baissa la tête; elle ne pouvait plus rien, Elle jeta à Batounine un regard désespéré; il lui répondit de même. Ni l'un ni l'autre n'avaient le droit ni la puissance d'empêcher ces deux êtres libres et raisonnables de se dire ce qu'ils pensaient: le devoir de ceux qui les aimaient était maintenant de se tenir prêts à les consoler lorsque la vie leur aurait porté le coup terrible qu'elle leur tenait en réserve. Dans ce salon d'hôtel, banalement meublé de velours rouge, éclairé par deux lampes aveuglantes, ils se trouvèrent seuls, face à face; tous deux jeunes et beaux, élégants et sveltes, personnifiant leur race, dévorés tous les deux d'une inextinguible soif d'honneur et de vérité. --Lydia, dit le jeune homme de sa belle voix grave, vous avez passé tout le jour loin de moi, et j'ai appris ainsi que je ne pouvais pas vivre séparé de vous. Elle ne détourna point son clair regard d'honnête femme, qui s'adoucit seulement et se remplit de tendre pitié. --Je sais qui je suis, reprit-il, je sais qui vous êtes, je sais tout ce qui nous sépare. Hier encore je n'y pensais pas; c'est aujourd'hui, loin de vous, que j'ai eu le temps de réfléchir et de me rendre compte. Toute la journée j'ai marché seul, je ne sais pas où j'ai été; la pluie que le vent me cinglait au visage me faisait cruellement plaisir; j'aurais voulu que ce fût des cailloux et que mon sang coulât sous leur morsure... J'ai été fou de rage pendant un moment. Je me suis calmé depuis; vous voyez que je vous parle très-tranquillement. Elle continuait à le regarder de ses beaux yeux, pleins de miséricorde. --Dieu m'a abandonné, reprit-il; je l'avais pourtant cherché de toute mon âme; je me suis demandé pourquoi; je ne sais pas! Il baissa la tête et sembla regarder au fond de lui-même avec une tristesse amère. Elle fit un léger mouvement; le frôlement de sa robe tira Nikanor de sa méditation. --Vous m'êtes devenue nécessaire, reprit-il sous ce regard compatissant. Peut-être n'est-ce pas uniquement ma faute; vous avez été trop bonne, trop affectueuse; vous m'avez témoigné trop de sympathie... --D'admiration, interrompit Lydia d'une voix calme. Il écarta ce mot d'un geste de la main. --Je me suis laissé prendre.... Est-ce par l'orgueil? --Non, répondit-elle. --Alors, à je ne sais quel autre piège de Satan... ou plutôt, si... je le sais bien! Mais mon âme est liée maintenant: je n'ai pas songé à lutter lorsqu'il en était temps; aujourd'hui, pris par surprise, je n'en ai pas le pouvoir. --Pourquoi lutter? fit Lydia. Il la regarda étonné. Dans les yeux de la jeune femme rayonnait une tendresse lumineuse: il la vit comme on voit les étoiles quand on a les yeux pleins de larmes et que leurs rayons semblent descendre de leur sérénité jusqu'au bord de nos cils noyés, établissant ainsi une communication si réelle et si facile que notre âme s'en irait sans effort jusqu'à leur miséricordieuse splendeur. --Lutter, reprit-elle, à quoi bon? Se soumettre. --Mais, Lydia, Lydia... Il répéta le nom comme s'il buvait la seconde gorgée d'un pbiltre enivrant. Je n'ai plus le droit d'aimer, et je vous aime! Ah! je vous aime! dit-il encore; et il se laissa tomber au bord du canapé, pendant qu'elle restait debout devant lui. --Vous m'aimez? dit-elle de sa voix tranquille: depuis quand m'aimez-vous? --Je ne sais pas! dit-il avec angoisse. --Vous m'aimez depuis cet été, depuis que nous avons parlé là-haut sur le Brünig; et moi, je vous ai aimé toujours! Il joignit les mains et la regarda comme en extase. --Toujours! Vous rappelez-vous mes paroles: «Une soumission absolue!» Je vous ai obéi quand vous m'avez ordonné de me marier... je vous aimais tellement que je ne pouvais pas vous désobéir... Et pourtant, si j'avais su... mais tout est bien maintenant. «Une admiration sans bornes...» je l'ai toujours, je l'éprouve plus que jamais... --J'étais alors un prêtre, et je ne suis plus qu'un homme, murmura Nikanor. --Et c'est pour cela que je vous aime, que j'ose vous aimer! Plus, cent fois plus que je ne l'ai jamais fait, car vous n'êtes plus cet être trop parfait, trop au-dessus de moi. Vous souffrez, vous hésitez... vous n'êtes plus mon maître; je ne suis plus votre élève soumise, mais votre compagne de route, qui vous bénit et vous remercie de l'aimer entre toutes les femmes! Elle plia un genou devant lui; il la releva rapidement. Le souvenir d'un mouvement semblable, dans des temps très-lointains, leur revint à la pensée au même moment; ils s'écartèrent un peu l'un de l'autre et restèrent muets. --Votre compagne de route, répéta Lydia très-bas avec une douceur infinie. Il s'arracha brusquement à l'enchantement de cette minute troublée. --Lydia, s'écria-t-il, vous l'aviez oublié, le même sang coule dans nos veines, nous sommes parents, frère et soeur devant l'Église... Ah! cela est horrible! --Oui, murmura-t-elle, si nous ne l'avions pas su... Ils se regardèrent effrayés. En effet, s'ils ne l'avaient pas su, si Batounine avait gardé le silence, Nikanor Popof pouvait épouser la comtesse Praxénief née Kédrof. Le fils de Batounine était maudit s'il épousait sa cousine germaine. --Et si ce n'était pas vrai! dit-elle, se raccrochant à une fausse espérance, si c'était le fils de Batounine qui est mort. --Non. C'est impossible! dit-il avec l'accent d'une telle détresse que toute la pitié contenue dans un amour de femme monta aux lèvres de Lydia. --Impossible! Ah! pauvre! Ah! cher! Oui, c'est impossible, et vous voilà découragé? Mais je le savais, moi, que c'était impossible! Et pourtant, que vous ai-je dit tout à l'heure? Pourquoi lutter? Se soumettre! aimer! n'est-ce pas déjà un grand bonheur? Auparavant, aviez-vous jamais eu dans votre vie une telle gloire et une telle bénédiction? Moi, je vous ai aimé toujours, sans espérance d'être aimée, rien que pour le bonheur de vous aimer..... --Mais vous ne le saviez pas, dites, Lydia, vous ne le saviez pas? Pendant qu'Agathe vivait, vous n'avez pas su que vous m'aimiez? Ce serait effroyable, cela ne se peut pas. Il s'était penché vers elle pour lire la vérité dans ses yeux. Elle supporta son regard avec l'assurance d'une conscience limpide. --Non, dit-elle, je ne l'ai pas su. J'ai aimé Agathe, et quand elle est morte, je l'ai pleurée. La crainte avait été si forte que Nikanor n'avait pu supporter cette brusque détente; il se laissa retomber en arrière et pleura à chaudes larmes. Elle tendit les deux mains vers lui, mais sans l'approcher. --Nous sommes purs de toute mauvaise pensée, dit-elle; cette peine qui vient, si cruelle et si douce, c'est une épreuve que Dieu nous envoie... Il écarta ses mains de son visage et la regarda, buvant des yeux les paroles qu'elle allait proférer. --C'est une épreuve, vous dis-je; il faut nous soumettre, la supporter d'un coeur reconnaissant, car c'est une joie... Nous vivrons séparés, cher compagnon de route, et pourtant nous suivrons le même chemin, comme des pèlerins qui vont ensemble sans se toucher la main. Nous pourrons nous regarder; nous puiserons des forces dans la pensée que nous nous aimons... Nous pourrons parfois nous le dire... --Non! murmura Nikanor... --Pourquoi pas? Vous n'êtes pas moine, par bonheur! J'appartiens au monde, car vous l'avez voulu, mon cher maître, mon meilleur ami! Vous m'avez ôtée au cloître, je me suis donnée à vous; nous ne faisons de mal à personne... --Et notre parenté, ne fait-elle pas un crime d'une telle affection? demanda Nikanor, peu convaincu. --Notre parenté... Et qu'importe! puisque nous vivons séparés! Ne me dites pas que c'est une faute de vous aimer! Je renierais l'Église cruelle... Il mit un doigt sur ses lèvres pour l'empêcher d'aller plus loin; elle se tut, mais sans cesser de le regarder en face. --Vivons séparés, dit-il. Notre peine est grande; mais si nous savons la supporter, notre mérite ne sera pas petit. Seulement, Lydia, je crois que nous souffrirons beaucoup. Ne pas vous voir a été pour moi un supplice, aujourd'hui, tel que je ne sais comment je pourrai l'endurer... Il le faut bien pourtant... Il le faut!... Elle appuya sur lui son regard, d'une tendresse incomparable. --Pas toujours, dit-elle. En ce moment, sans doute, nous ne pouvons continuer à vivre si près l'un de l'autre; mais l'été prochain je reviendrai... je vous le promets! et ensuite rien ne s'opposera plus à ce que nous habitions la même ville... nous voyant souvent, causant ensemble, faisant une seule vie morale de nos deux vies.... Personne n'en saura jamais rien que nous... Avec de tendres paroles elle endormait le chagrin cuisant de Nikanor, qui l'écoutait ravi, dans l'assoupissement d'un demi-rêve. Elle s'était accoudée à la cheminée; les lampes placées derrière elle laissaient la moitié de son visage dans une sorte d'ombre, lui faisant de ses cheveux légers une auréole lumineuse. Elle parla longtemps, lentement, versant sur leur douleur le baume d'une affection profonde. --Vous êtes plus brave que moi, lui dit-il avec un sourire navré. --C'est parce que je suis accoutumée à souffrir, répondit-elle avec une joie céleste sur son visage transfiguré. Adieu; non, au revoir A toujours, mon ami, mon maître. Au ciel, nous ne serons plus parents, croyez-le! Dieu ne le permettrait pas! Elle le quitta d'un pas si léger qu'il ne l'entendit pas marcher. Quand il leva les yeux, il était seul. Chancelant comme un homme ivre, il gagna la porte de sa chambre, qu'il eut à peine la force d'ouvrir. Batounine le reçut dans ses bras, où il perdit connaissance. XXIII Tous les frissons de l'automne semblaient s'être arrêtés sur Nikanor. Après la grande secousse morale qui avait détruit l'oeuvre de sa vie entière, il resta dans une sorte de torpeur, dont il ne sortait que par moments pour fouiller son âme avec une véhémence chagrine et passionnée. Ce n'était plus le temps de tergiverser avec sa conscience: le jeune homme voulait savoir s'il avait aimé Lydia du vivant d'Agathe; s'il avait commis cette faute, il s'en punirait par un renoncement complet à toutes les joies de la vie. Mais il avait beau faire, il n'arrivait pas à se rappeler nettement les impressions troublées d'une époque où tout était confus en lui-même. Épuisé par cette lutte avec le passé, il retombait dans une apathie profonde; semblable à un malheureux ballotté sur une mer orageuse, il souffrait moins dans son inertie que lorsqu'il tentait d'en sortir. Batounine n'avait fait aucune question, Nikanor aucune confidence, et tous deux se sentaient compris, mais une mélancolie sans bornes s'était établie entre eux, ne les quittant qu'en présence des étrangers, à qui, par habitude du monde, ils voulaient présenter l'apparence d'hommes heureux. On les enviait, ce père et ce fils si beaux, si dignes, si étroitement unis, et personne ne soupçonnait que leurs âmes étaient ravagées par des chagrins sans remède. La santé de Nikanor s'était derechef gravement altérée; l'étrange mal de l'année précédente avait repris possession de lui sous une forme plus déterminée. Il toussait péniblement; l'auscultation, cependant, n'indiquait aucune lésion. Les médecins parlèrent de maladies nerveuses, simulant les plus graves désordres physiques. --A cela, quel remède? demanda Batounine. --Un remède moral si vous en trouvez un, répondit la science. Et puis un changement de lieu, la distraction. Batounine était alors à Paris. Il essaya de tout ce qui pouvait éveiller chez son fils un goût artistique ou scientifique; il le conduisit dans les bibliothèques, dans les musées, dans les théâtres, partout où quelque spectacle ou quelque recherche était de nature à l'intéresser; il n'obtint pour résultat qu'une fatigue plus grande. Un dimanche matin, Nikanor entra chez son père vers dix heures. --Allons à l'église! lui dit-il d'un ton suppliant. Batounine frémit. De tout ce qu'il redoutait, c'était peut-être ce qui lui semblait le plus effrayant; si l'Église allait lui reprendre son fils! Si la soif du cloître s'éveillait à nouveau dans cette âme désespérée? Il ne pouvait cependant se refuser à l'accompagner. Ils entrèrent tous deux dans la petite église de la rue Daru. Le public ordinaire assistait à la messe: vieilles femmes très-élégantes, jeunes filles accompagnées d'une femme de chambre russe, hommes distingués venus pour retrouver un écho de la patrie, et quelques curieux français, des musiciens surtout, l'oreille tendue vers les sonorités mystérieuses de la liturgie; pour compléter l'assemblée, des Anglais et des Anglaises en costumes à carreaux, l'air pour ainsi dire effarouché, visiblement pleins de mépris pour un culte qui leur paraissait une sorte d'idolâtrie... Nikanor suivit les cérémonies d'un oeil calme, avec une apparence tranquille; son père, qui l'observait, se demandait si cette tranquillité était de l'indifférence, lorsqu'il surprit au coin des lèvres du jeune homme un frémissement qui lui fit peur. La messe s'acheva, on sortit; sur le perron, sous un gai rayon de soleil d'hiver, les femmes bien mises échangeaient des serrements de main avec un joli cliquetis de bracelets d'or sur les poignets étroitement gantés; des questions et des réponses en russe voltigeaient dans l'air vif, pendant que les voitures avançant en file emportaient des groupes de petites filles au visage sérieux, aux grands cheveux moirés flottants sur les épaules... Ce n'était ni Paris ni Pétersbourg, c'était le beau monde à l'étranger. Nikanor n'avait pas desserré les lèvres; assis auprès de Batounine dans la voiture, il regardait droit devant lui. Rentré à l'hôtel, il alla à sa chambre et se prosterna à terre devant l'image du Christ, qu'il emportait partout avec lui. Son père, qui l'avait suivi, ferma la porte et resta debout, près de lui, le veillant avec un coeur déchiré par l'angoisse. Le jeune homme était resté immobile, la face contre terre; après un temps bien long pour Batounine, un frisson parcourut son corps, et il fut secoué par un sanglot. --Mon fils! lui dit le comte avec une extrême douceur, en s'approchant de lui. Il le releva et le fit asseoir sur un canapé. --Ouvre-moi ton âme, dit le malheureux père. Depuis trois mois que je te vois souffrir en silence, j'ai expié mes fautes, Nikanor... A cet appel, le jeune homme reprit possession de lui-même. --Mon père, dit-il, mon infortune dépasse ce que vous pouvez imaginer. Vous connaissez ce qui fait maintenant toute ma vie... eh bien, la passion est plus forte que ma foi. Tant que j'ai cru que je m'étais peut-être rendu coupable d'un amour criminel, j'ai enduré patiemment le châtiment de mon crime. Aujourd'hui, j'ai vu clair dans mon âme, du moins, je le crois, et alors je me révolte contre la main qui m'a accablé, moi innocent, de même qu'elle accable Lydia sans tache! Batounine resta atterré; lui aussi s'était demandé pourquoi ces êtres si purs étaient si rudement frappés. --C'est terrible! reprit Nikanor; mon éducation, le ministère sacré que j'ai exercé pendant dix ans, les habitudes de mon âme et de mon intelligence, tout est impuissant à me garantir contre le blasphème. J'essaye de me soumettre; elle se soumet, elle, cette sainte! et je ne puis! Je me sens condamné, perdu... Dieu m'a rejeté de sa présence, et je ne puis même plus le prier. Que suis-je alors, ni prêtre ni laïque, pas même croyant; que suis-je? sinon une lèpre à la face de l'univers! --Mon fils, dit Batounine, tu es un homme qui souffre, digne de toute pitié et de tout pardon! --Je me juge autrement! répliqua Nikanor, les yeux sombres; je sens bien que je suis de trop en ce monde. J'ai trahi ma vocation, j'ai manqué à mes devoirs; j'ai permis à une image mortelle de prendre dans mon coeur la place que Dieu seul devait y tenir... Je suis maudit! --Mais elle? hasarda le comte, tu ne peux pas la juger avec cette sévérité, et pourtant elle partage ta faute, puisqu'elle t'aime? --Ah! s'écria le jeune homme, je m'y perds, je n'y comprends plus rien, je ne sais plus que dire; seulement, je suis bien malheureux. Mon père, retournons là-bas, que je voie mes supérieurs, que je leur raconte le mal qui me torture; et s'ils me condamnent au cloître, eh bien, j'y entrerai pour finir ma vie misérable dans l'expiation. Batounine n'avait que trop redouté cette demande, mais ici encore il ne pouvait s'y refuser. Quinze jours plus tard ils étaient à Pétersbourg. La redoutable question fut posée devant ceux qui avaient le droit de la résoudre. Nikanor devenu veuf par un malheur dont il n'était pas responsable, le coeur plein d'un amour involontaire pour une femme que la loi lui interdisait d'épouser, devait-il consacrer au repentir le reste de sa vie? C'était un cas de conscience tel que peut-être il ne s'en était jamais présenté devant ce tribunal de sages. La loi canonique pouvait dire oui, mais avait-elle prévu la pureté, délicate jusqu'à la torture, d'un être d'élite tel que Nikanor? La réponse, peut-être inspirée par les sollicitations de Batounine, fut plus conforme à l'humanité. Que le jeune homme essayât de la vie du monastère; s'il y trouvait la quiétude pour son âme, sa vie était tracée; s'il n'y rencontrait que le trouble et le doute, mieux valait être un séculier passable qu'un mauvais moine. Nikanor décida d'entrer dans la retraite. --Vois d'abord Lydia! lui dit Batounine, qui s'accrochait désespérément à lui. --Non! répondit-il. Ce serait une trahison envers moi-même. Il entra résolument dans un monastère dont la règle indulgente lui permettrait de recevoir fréquemment la visite de son père. Celui-ci sentait crouler sous lui toutes ses espérances et toutes ses consolations. Dans ce grand désastre, il se rattachait à Lydia, dont la fermeté n'avait pas fléchi un seul instant. Tenue au courant par son oncle de toutes les douloureuses incertitudes de leur existence, elle lui avait écrit régulièrement, toujours dans le même esprit de calme renoncement aux joies de la terre, mais avec un invincible attachement à son amour, qui planait au-dessus de toutes les agitations présentes. Elle s'était abstenue d'écrire à Nikanor, mais il avait lu ses lettres, et elle le savait. C'est avec une angoisse profonde qu'elle apprit sa retraite au couvent; il semblait à la jeune femme que cette porte refermée sur lui ne se rouvrirait plus jamais. Son respect pour la conscience de celui qu'elle aimait était pourtant trop grand pour lui permettre une intervention qu'elle refusa même aux sollicitations de Batounine. Polyxène était bouleversée. Ceci dépassait tout ce qu'elle avait jamais pu prévoir ou redouter. Dès le moment de sa découverte, elle avait bien pensé que l'attachement de sa soeur pour Nikanor, attachement pour ainsi dire né avec elle, ne pourrait donner que des résultats bien douloureux; mais que le jeune homme renonçât au monde et que Lydia ne lui en fût pas moins fermement attachée, voilà ce qui l'épouvantait. Une seule chose restait encore à craindre; avec sa franchise un peu brusque, elle s'en ouvrit à sa soeur. --Que deviendras-tu si Nikanor se fait moine? lui dit-elle un jour, en l'absence de madame Kédrof, que d'un commun accord on avait tenue dans l'ignorance de ce drame intime. Lydia regarda sa soeur, puis baissa la tête et ne répondit pas. --Tu n'entrerais pas au couvent, au moins! s'écria Polyxène. --Non, répondit la jeune femme. Le couvent ne m'attire plus; pour mener dignement la vie monastique, il faut n'avoir jamais connu la passion, ou bien en avoir épuisé les amertumes. Je n'en suis pas là, je n'en serais peut-être jamais là! Tu as l'air étonné, ma soeur? Non, je n'ai pas épuisé les amertumes, je n'en connais même pas une seule! J'aime, je suis aimée, je vis dans une splendeur de tendresse qui enchante ma vie. --Mais, malheureuse, c'est de la folie! dit Polyxène e plus en plus troublée. --Peut-être; mais vois quel destin! Je ne serai jamais trompée, jamais trahie, je ne connaîtrai pas les désillusions ni les mensonges et les bassesses d'un homme qui n'aime plus..., je n'aurai jamais de rivale... --Et si le couvent te le prend? --Cela n'arrivera pas. --Qu'en sais-tu? --J'en suis sûre! fit-elle avec un sourire énigmatique. Pourtant les jours s'écoulaient; le printemps était proche; un souffle attiédi, précurseur de la fonte des neiges, parcourait les rues pendant les heures de soleil; c'était ce moment délicieux de l'année où les femmes ne savent plus si pour sortir elles doivent prendre une ombrelle ou un manchon. La semaine sainte venait de s'écouler. Pendant les derniers jours de carême, Nikanor, soumis à une retraite rigoureuse, n'avait pas revu Batounine. Lorsque, dans l'après-midi du jour de Pâques, le comte fut admis auprès de son fils, il fut frappé de son apparence étrange; le jeune homme avait soudainement maigri, ses yeux creusés brillaient d'un éclat fébrile. --Tu es très-malade! lui dit Batounine. --Oui. --Je viendrai demain avec le docteur B...; il faut absolument qu'il t'ausculte. Ce climat te tue, Nikanor! Le jeune homme fit un geste exprimant l'indifférence et regarda attentivement sa large manche de serge noire, d'où sortaient ses mains effilées, semblables à de l'ivoire. --Tu sais bien, insista le comte, que tu ne peux pas rester ici! --Que ferais-je ailleurs? --Tu serais avec moi! J'ai beaucoup de chagrin, mon enfant! Je suis seul, je suis dévoré par les soucis; nous étions heureux ensemble, là-bas... --Il faut expier ses fautes, dit Nikanor froidement. --C'est à moi que tu dis cela! fit Batounine frappé au coeur. C'est vrai, mon fils, j'ai été très-coupable envers toi; mais autrefois, quand je te parlais de cela, tu m'imposais silence; aujourd'hui, c'est toi qui m'en fais le reproche... Nikanor détourna la tête. --Voyez-vous, dit-il, je suis devenu beaucoup plus sage; je rois les choses comme elles sont... J'ai pris le seul parti à prendre: que chacun fasse comme moi! --Que veux-tu dire? --Je resterai ici... Je pense que cela vous fera un peu de peine, mais il faut savoir se résigner. Ici au moins on est tranquille. Il parlait avec une si étrange indifférence que Batounine se sentit glacé. Était-ce là le Nikanor qu'il avait connu jadis, d'une philosophie si indulgente et si chrétienne, et récemment si passionnément épris de devoir et de vérité! En essayant de le faire parler davantage, il s'aperçut que le jeune homme, brisé par des luttes si diverses, était tombé dans une sorte de fatalisme. Il évitait de la sorte le sentiment de la responsabilité, devenu trop lourd pour lui. Le soir même, Batounine eut un entretien avec Lydia; il ne lui cacha aucune de ses craintes. --S'il reste au couvent, dit-il en terminant, ce ne sera point par vocation, mais par lassitude. Six mois après ses voeux il sera ou mort de désespoir, ou fou de rage. C'est un suicide moral, et le malheureux ne s'en aperçoit pas. --Il s'en aperçoit peut-être, répondit Lydia. Après un instant, elle ajouta: Les moines et les novices ne sont pas cloîtrés à ce couvent-là, mon oncle? On les voit aux offices? --Oui, certainement. --Venez me chercher demain soir pour les vêpres, mon oncle, nous irons ensemble. Batounine mit au front de sa nièce un baiser de père. XXIV Les vêpres se disaient le soir, à huit heures, dans l'église basse du couvent d'hommes, près du pont Annitchkof. Cette chapelle était sombre et mystérieuse. En y entrant, on apercevait au fond, à travers un dédale de piliers, la lueur des lampes et des cierges allumés devant les images de l'iconostase. Une fois la porte franchie, on ne distinguait plus d'autre lumière que ces foyers brûlant en l'honneur du Christ et des saints. Les chants religieux, célèbres pour la perfection de leur pureté, semblaient sortir des entrailles de la terre, pendant que le fond d'or des peintures et des mosaïques donnait l'illusion d'un lieu surnaturel, tiède et riche. C'était un paradis à l'usage des puissants de ce monde. Batounine et sa nièce se tenaient près du sanctuaire, à gauche, la droite étant réservée aux moines et aux novices. Un psalmiste disait les versets, et le choeur lui répondait. Lydia sentit son âme inondée d'une joie étrange en reconnaissant la belle voix de Nikanor parmi les basses. Volontairement elle s'était privée de l'entendre depuis qu'il était entré là. Elle savait que les veilles de fêtes elle aurait pu l'entrevoir; qui l'eût empêchée de venir, sous son voile, à l'abri d'un pilier, écouter cette voix profonde qui l'eût emportée vers le ciel? Elle n'avait pas voulu. Son âme ne pouvait admettre ni faiblesse ni compromis. Si Nikanor devait trouver au monastère le repos et l'oubli, cette oeuvre d'apaisement ne serait point interrompue par sa faute: mais elle savait que cela ne pouvait pas être. Elle savait que l'amour ne lâche point ainsi sa proie, qu'il doit se dévorer et se consumer lui-même, et qu'à ce travail s'usent les années. Elle savait que Nikanor pouvait mourir maintenant, mais que la mort seule le guérirait de sa blessure. Plus tard, beaucoup plus tard, quand la neige des années leur aurait fait une auréole à tous les deux, le repos viendrait, mais jamais l'oubli... Elle le savait, et elle respectait l'épreuve que s'était imposée son maître. Si sûre d'elle-même qu'elle fût, elle n'avait pas osé venir; elle avait eu peur qu'il ne devinât sa présence, qu'un mouvement, le parfum qu'elle portait peut-être ne la trahissent, et que la joie qu'elle aurait eue à l'entendre ne fût pour lui le sujet de nouveaux scrupules. C'est ainsi qu'elle avait laissé s'accomplir en paix le travail du temps et du silence. Aujourd'hui qu'il était en danger, elle n'avait plus à respecter cette épreuve. Il fallait le sauver de lui-même; elle n'avait pas hésité un instant. Mais lorsqu'elle distingua son noble profil émacié par les jeûnes et les veilles, lorsqu'elle vit cette ombre de Nikanor se dresser, dépassant presque de la tête les moines qui l'entouraient, elle sentit défaillir son courage. C'était là qu'il en était venu, celui qu'elle avait quitté plein de vie sur les bords de ce lac où leurs existences s'étaient si doucement confondues! La douleur et les scrupules, les remords peut-être, avaient fait leur oeuvre, et cet être loyal était près de disparaître à jamais du monde des vivants. Sous son voile de dentelle, un peu retirée derrière Batounine, Lydia pleura comme pleurent les veuves, quand elles ont aimé. C'était ici seulement qu'elle comprenait toute l'étendue de leur misère. Jusqu'alors, étant femme, et par conséquent plus accoutumée à souffrir en silence, elle avait vaillamment supporté la séparation. Elle était si sûre qu'après l'épreuve il reviendrait au monde, et par conséquent à elle! Mais si le corps de Nikanor fléchissait, si son âme n'était plus maîtresse d'elle-même, tout était perdu. Lydia ne voulait pas qu'il appartînt au cloître; non! elle ne le voulait pas! elle pensait, et avec raison, que ces âmes ardentes, propres à faire des apôtres, sont des solitaires malheureux. L'amour des humbles, le besoin d'étendre sa tendresse sur les déshérités, qui avaient jadis confiné le père Nikanor dans l'étroite province de Slava, lui feraient un supplice de la vie égoïstement contemplative du couvent. Il n'était pas de ceux qui peuvent se contenter de prier pour les autres; il avait besoin de se dévouer pour eux à toute heure de sa vie. Elle le connaissait bien, son maître! elle savait de quel or pur cette âme avait été fondue au double creuset de la foi et de l'amour! Quand elle eut un instant donné cours à ses larmes, Lydia se reprit tout entière; puisqu'il fallait lutter, elle lutterait. Relevant son voile, se rapprochant un peu des lumières, elle fit un pas en avant et attendit. Le psalmiste avait terminé sa lecture, le choeur chantait de longues litanies mélancoliques; Nikanor se détacha du groupe, un cierge à la main, pour remplir quelque soin religieux. Quand il fut à peu de distance, Lydia le regarda... Sous la magie de ce regard, peut-être du parfum subtil exhalé du mouchoir qu'elle avait à la main, il leva la tête qu'il tenait baissés et la reconnut... Ce regard ne fut qu'un éclair, mais elle sentit qu'elle l'avait repris. Humblement, la tête basse, il accomplit le rite sacré avec une précision automatique, puis reprit sa place au milieu des autres. Lorsque, l'office terminé, les moines défilèrent pour rentrer dans l'enceinte du monastère, il salua imperceptiblement Batounine sans paraître voir Lydia, mais elle n'avait pas peur. Le comte emmena sa nièce. Quand ils furent en voiture, elle ne lui dit qu'un mot: --Pourvu qu'il ne soit pas trop tard! --Penses-tu donc qu'il puisse nous revenir? demanda-t-il ému. --Allez le voir demain, mon oncle, vous le ramènerez sans doute chez vous. En effet, lorsque Batounine se présenta le lendemain au couvent, le prieur lui dit que la santé de Nikanor lui inspirant de sincères inquiétudes, il croyait plus sage d'interrompre une épreuve périlleuse. Que s'était-il passé? Peu de chose: n'étant plus soutenu par son âpre volonté, vaincu par la rencontre de Lydia, qui lui avait prouvé combien sa résignation, son détachement étaient artificiels, il avait laissé voir son vrai visage, sa vraie faiblesse, et, le matin, on l'avait trouvé évanoui sur les dalles, où il était resté en prière. Batounine l'emmena aussitôt. Une consultation eut lieu le lendemain, et les médecins, d'accord, déclarèrent que le mal mystérieux dont Nikanor avait souffert s'étant aggravé, un séjour dans un climat plus doux et plus égal lui était indispensable. Quand les docteurs se furent retirés, Batounine dit à son fils: --Nous allons retourner à Lucerne, et Lydia viendra avec nous? Nikanor secoua lentement la tête. --Mon père, dit-il, pensez-vous qu'on guérisse une plaie en y versant un corrosif? Lydia ne peut pas être à moi sans crime envers l'Église... --Hé! s'écria le comte, qu'importe l'Église! Beaucoup de mariages se sont faits entre cousins et cousines! On se marie à l'étranger, et l'on a bien soin de ne point parler de sa parenté! Je connais plusieurs couples mariés de la sorte, et qui sont parfaitement heureux! --Ils n'appartiennent point, ils n'ont jamais appartenu à l'Église! répondit Nikanor. Mais moi, dont toute la vie a été soumission au dogme, puis-je trahir ma conviction, renier ma foi? --La belle affaire! s'écria Batounine exaspéré. Ce que notre Église défend, l'Église de Rome le permet, moyennant dispense! Ces gens-là seraient-ils d'aventure plus damnés que nous autres? Voyons, Nikanor, sois sensé, la religion n'a rien à voir dans tout cela! --Vous pouvez le penser, mon père... Vous n'avez point été ordonné prêtre, répondit Nikanor avec douceur. Batounine se prit la tête à deux mains. Certaines de nos fautes retombent bien lourdement sur nous, même alors qu'on les croit expiées depuis longtemps. Ne sortirait-il jamais des soucis et des remords où l'avaient précipité la naissance de cet enfant, et ensuite le choix qu'il avait fait pour lui d'une carrière? Des larmes coulèrent à travers ses doigts flétris; l'égoïsme de sa jeunesse s'était envolé avec les années; en vieillissant, il avait voulu être aimé; il avait voulu donner le bonheur, et voici qu'il avait apporté à cet être cher, le seul qu'il aimât passionnément, un fardeau de douleurs à écraser l'âme la plus robuste! Quelle qu'eût été sa faute, il était bien puni! --Mon père, lui dit Nikanor avec douceur, je resterai près de vous aussi longtemps que Dieu voudra le permettre. Emmenez-moi où vous voudrez. L'amour d'un père tel que vous peut consoler de bien des peines... Dites à Lydia que je la remercie; oui, je la remercie de m'avoir tiré de ma torpeur; au moins... Il n'acheva pas, mais Batounine acheva pour lui la pensée qui enfonçait un nouveau glaive dans son coeur: au moins, il passerait ses derniers jours auprès du père qui l'aimait. --Tu la verras, n'est-ce pas? dit-il d'un ton suppliant. Nikanor ferma les yeux, fit un signe négatif et mit son front dans ses mains. Pourtant, quand il releva la tête, son père avait disparu, et Lydia était près de lui. --Vous ne vouliez pas me voir, dit-elle, vous aviez tort. Je ne vous apporte que des paroles d'espérance... --Vous m'avez sauvé de moi-même, répondit-il sans oser la regarder. --Je vous ai sauvé, en effet. Mais il faut vous sauver jusqu'au bout. Écoutez-moi. Ne songez jamais ni à ma peine, ni à vos scrupules, ni à rien qui puisse vous troubler. La vie est longue, mon cher maître, et, s'il plaît à Dieu, nous irons jusqu'au bout. Est-ce donc si difficile de guérir lorsqu'on a devant soi les années de travail et de maturité? Ce qui vous a fatigué, c'était le doute; vous vous demandiez ce qu'il fallait faire? Hélas! je vous l'avais dit! Attendre avec patience que le temps eût accompli son oeuvre. Mais vous avez voulu guérir tout de suite... --J'ai voulu expier, dit Nikanor, toujours sans la regarder. Mais je le sens, je n'apporterais à Dieu que les restes de la terre... je ne suis pas digne de vivre et de mourir dans la solitude. Pauvre âme faible, pauvre corps mortel, destinés à se traîner réciproquement jusqu'au jour de la délivrance... --Ne dites pas cela, fit-elle doucement. Ame glorieuse qui as combattu, les portes du ciel s'ouvriront devant toi... --Ah! si je pouvais le croire! s'écria-t-il. --Croyez, dit-elle. Il sentit comme un souffle léger passer sur lui. Elle se retirait. Pendant qu'elle gagnait la porte, il la regarda. Que d'harmonie dans sa démarche, de souplesse dans ses mouvements! Elle était la paix et la douceur même, avec l'activité des âmes généreuses... Qu'ils eussent pu être heureux!... Sur le seuil, elle s'arrêta. Il n'eut pas le courage de détourner son regard. Quels yeux merveilleux, débordant de pure tendresse! Ce n'était pas l'amour qu'ils exprimaient, mais tous les sentiments divins dont l'amour se compose: l'élément terrestre ne s'y trouvait pas. --Oh! Lydia, dit-il, les saintes doivent être pareilles à vous! Soyez bénie! --Soyez aimé! dit-elle si faiblement qu'il l'entendit à peine; et elle sortit. Deux jours après, Batounine et son fils étaient en route pour Cannes. XXV Nikanor sembla reprendre goût à la vie dans l'air ensoleillé du midi de la France. Son séjour au monastère l'avait très-fortement éprouvé. Non-seulement le régime n'était plus celui auquel le jeune homme avait été habitué, mais l'air chaud et renfermé, le manque de mouvement, devaient exercer la plus fâcheuse influence sur un être qui, toute sa vie, s'était adonné à la marche et aux exercices corporels. La seule liberté d'aller et de venir à son gré, de chercher le soleil et l'air pur sur les collines, fut pour Nikanor une véritable délivrance; Batounine eut la joie de le voir sourire et de l'entendre causer de choses et d'autres, comme il le faisait jadis avant leur séjour en Suisse. Le nom de Lydia n'apparaissait jamais dans ses discours, cependant, et ce silence inquiétait le comte. A plus d'une reprise, il parla de Polyxène, mais sans parvenir à desceller ces lèvres closes. --Il cherche à oublier, pensa le vieux diplomate, et il respecta ce mutisme qui le tourmentait cruellement. L'été vint bientôt les chasser des bords de la Méditerranée; ils cherchèrent la fraîcheur dans les montagnes; mais Nikanor ne faisant aucune allusion au lac des Quatre-Cantons, ni au projet jadis caressé par eux d'y retourner pour y rencontrer madame Kédrof et ses filles, Batounine se garda bien d'en parler. Le commencement de septembre les trouva à Genève, après un long séjour dans les Grisons. Il n'est pas d'endroit où l'on se rencontre en été plus qu'à Genève; de tous les points de la terre il semble qu'on soit attiré vers ce centre, comme vers un Maëlstrom qui vous rejette ensuite aux quatre coins du globe. Ce n'est point sans intention que Batounine s'y était rendu. La vie très-solitaire qu'il menait avec son fils le fatiguait parfois; cet homme qui avait passé son existence dans les milieux les plus mondains, sans cesse occupé de projets où les hommes --et les femmes--tenaient la première place, dans les grandes comme dans les petites choses, avait bien de la peine à vivre dans une préoccupation unique, en face de la nature. Après quatre ou cinq mois de tête-à-tête presque perpétuel, il avait besoin d'un peu de société. Il trouva ce qu'il cherchait; des amis de tout âge, de simples connaissances font vite un noyau autour de celui qui s'arrête, ne fût-ce que quinze jours, dans un endroit aussi fréquenté; mais ce qui reposait Batounine et le retrempait pour ainsi dire était une extrême fatigue pour Nikanor. Aussi évitait-il autant que possible de se mêler aux amis de son père; sous quelque prétexte, il se retirait et sortait pour faire au dehors de longues promenades, pendant que Batounine recevait ses amis ou se rendait chez eux. La paix qui s'était faite en Nikanor n'était pas un apaisement, mais une lassitude; on se fatigue de souffrir; on en arrive même à souhaiter n'importe quoi, pourvu «que ce soit fini». Le jeune homme, sorti des étroites limites de la discipline conventuelle, avait d'abord respiré, comme si on lui avait ôté un fardeau; puis il s'était laissé aller à vivre, sans rien demander, sans chercher à voir en lui-même. Peut-être, tout au fond de son âme, voyait-il une lueur vague, un espoir à peine ébauché, celui d'un jour où son coeur apaisé lui permettrait de réaliser le rêve dont Lydia faisait une réalité pour elle-même: un amour idéal, détaché de la terre, où leurs esprits se rencontreraient sans angoisses ni danger. Le corps du jeune homme était moins robuste qu'il ne l'eût souhaité; il ne pouvait s'accoutumer à cette défaillance de la matière, alors que sa volonté poussait son esprit vers de si grandes hauteurs. Il s'en allait d'un pas alerte, porté par ses pensées qui lui prêtaient des ailes; mais bientôt ses ailes tombaient; haletant, épuisé, envahi par une sueur froide, sentant ses jambes trembler sous lui, il était obligé de s'asseoir et de se reposer longtemps. C'était une humiliation, il en rougissait; parfois il en eût pleuré de rage et de dépit; triste, il revenait lentement, en se disant: --Si je me portais bien, je vaincrais aussi les soucis de mon âme! Je ferais marcher mon misérable corps si loin et si longtemps, qu'il finirait par n'être plus qu'un rouage de mon existence... Quand serai-je bien portant? Il renversait ainsi la réalité, croyant que sa faiblesse était la cause de sa peine, alors qu'au contraire les tortures de son âme avaient usé sa vie, comme la lame use le fourreau. Les journées étaient plus courtes, le soleil quittait plus tôt les glaciers; sa promenade favorite au Sacconnex, d'où il voyait le mont Blanc s'iriser sous les derniers rayons venus du couchant, s'abrégeait tous les jours; il la faisait avant dîner maintenant. Un soir, le soleil l'ayant trahi, Nikanor redescendit plus tôt vers la ville; une brise aigre soufflait sur le lac et le faisait moutonner; la nature prenait cet air hostile et farouche qu'elle affecte aux premiers froids de l'automne. Un frisson qu'il ne pouvait réprimer parcourait les membres glacés du jeune homme; il s'en voulait de ne pouvoir courir, mais sur cette descente rapide ses jambes peu solides se dérobaient sous lui, et il était contraint de ralentir le pas pour ne point tomber. Aussitôt rentré à l'hôtel, il courut à sa chambre pour s'y réchauffer en faisant sa toilette. Le salon, séparé de lui par une cloison percée d'une grande porte, était déjà occupé; Batounine causait avec quelqu'un dont Nikanor reconnut la voix. C'était un ami du comte, un de ces amis superficiels qu'on rencontre et qu'on quitte sans joie et sans chagrin, mais qui vous apportent toujours des nouvelles de quelque part et qui, par conséquent, sont toujours les bienvenus. A travers la cloison mince, les voix arrivaient distinctement à Nikanor; il ne s'en occupait pas; la conversation des amis de son père ne touchait que bien rarement des sujets de nature à l'intéresser; tout en s'habillant pour le dîner, qui ne pouvait tarder, il pensait à autre chose, lorsqu'un nom frappa ses oreilles. --Je viens de quitter votre charmante nièce, la comtesse Praxénief, avait dit le visiteur. --Vraiment? Où cela? fit Batounine. Il savait sa soeur en Allemagne, avec Lydia, mais depuis quinze jours il n'avait point eu de ses nouvelles. --A Ems. Elle ne s'y amusait pas follement; on s'y est ennuyé cette année, en général, mais elle n'en avait pas moins une cour d'adorateurs très-bien composée. --Cela ne m'étonne pas! fit Batounine, à cent lieues de penser que son fils pouvait l'entendre. Par exemple? --Oh! ne me demandez pas leurs noms! ils s'appellent légion. Un seul mérite d'être cité, parce qu'il paraît avoir des chances... --Pas possible! fit le comte; et celui-là, peut-on savoir...? --C'est le prince de L..., un de ces principicules dépossédés qui n'ont plus que le nom de leur suzeraineté et leur passé. Mais enfin cela flatte toujours d'être princesse d'une principauté, pas princesse pour rire, comme chez nous... Il riait bonnement, d'un rire un peu bête, comme les gens qui se trouvent spirituels; Nikanor, de l'autre côté de la porte, était resté immobile, frappé d'horreur, en proie à tant de sentiments contraires qu'il n'avait même pas la notion de sa propre existence, mais seulement celle d'une torture intolérable. --Elle est très-bien, la comtesse, continua le discoureur; plus jolie que belle, mais cela n'est pas un défaut,--et puis admirablement proportionnée. On ne vous a point fait de confidences au sujet de ce princillon? --Non, dit Batounine en souriant. --Oh! je ne crois pas être indiscret; à Ems on ne parlait que de cela! Un mouvement involontaire de Nikanor fit tomber une brosse: au bruit, Batounine cessa de sourire et ouvrit la porte en hâte. --Tu étais rentré, dit-il effaré à son fils, demeuré à la même place. --Oui, j'ai entendu, répondit celui-ci. Je n'ai pas fait exprès. Je viens à l'instant. Il avait repris son apparence ordinaire, mais ses yeux s'étaient soudain creusés. --Tu sais, reprit Batounine à voix basse, ce sont des bêtises... il n'y a pas un mot de vrai là dedans... --Je le pense bien! répondit le jeune homme. L'instant d'après, il se présenta aux amis du comte, venus pour le dîner; il ne causait pas beaucoup d'ordinaire, son silence ne fut point remarqué; mais Batounine, qui le surveillait du coin de l'oeil, s'aperçut qu'il ne mangeait pas. Vers la fin du repas, deux taches rouges apparurent sur ses pommettes, au milieu d'un visage devenu très-blanc. Que la soirée parut longue au diplomate! Est-il pire supplice que d'avoir chez soi,--alors qu'on brûle d'être seul, pour éclairer un mystère d'où dépend peut-être une vie,--des oisifs qui pérorent ou qui disent des riens! Les heures s'écoulent; votre malheur se consomme peut-être; si vous étiez libre, vous pourriez l'empêcher, vous pourriez le tenter du moins... et vous êtes condamné à entendre des fadaises jusqu'à ce qu'il plaise aux importuns de se retirer! Ils partirent enfin; contrairement à son habitude, Nikanor était resté au salon; assis sur un canapé rouge, il paraissait encore plus pâle, et ses yeux brillaient d'un éclat plus fébrile. --Dis-moi, Nikanor, qu'as-tu entendu? --Tout ce qu'a dit ce personnage. --Mais tu ne penses pas que Lydia aurait pu... --Je pense, mon père, dit Nikanor, que ma cousine est libre de sa personne et de ses biens, qu'elle ne restera pas toujours veuve,--vous-même ne sauriez le lui conseiller,--et que, par conséquent, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'on la courtise. Il n'y aurait rien d'étonnant non plus à ce qu'elle acceptât un parti honorable, brillant, comme celui dont il est question. --Mon fils! s'écria Batounine, si tu penses cela, tu fais injure à Lydia, tu te fais injure à toi-même! Tu sais qu'elle est incapable de ce que tu dis. --Hé! mon père, répondit Nikanor en se levant, pourquoi resterait-elle toute sa vie fidèle à une affection chimérique pour un malheureux qui ne peut pas l'épouser? J'irai plus loin: pour un malheureux qui non-seulement ne peut pas l'épouser, mais qui n'a même pas le droit de songer à elle sans crime? Le plus tôt sera le mieux, et si vous l'aimez, mon père, vraiment, si vous m'aimez aussi, conseillez-lui de regarder autour d'elle, de choisir un homme qui lui plaise et de se marier. Batounine restait confondu. --Je vous étonne? poursuivit Nikanor en marchant dans le salon, mais sans témoigner la moindre agitation. C'est que je suis devenu mondain, moi aussi. A vivre dans le monde j'ai dépouillé ce que mon caractère avait autrefois de trop ascétique... Je ne suis plus prêtre, je ne serai jamais moine,--vous ne l'avez pas voulu, ni moi non plus d'ailleurs maintenant,--je ne puis pas être un homme marié. Que me reste-t-il alors, sinon d'être un sceptique, un esprit dégagé de préjugés, un homme du monde, enfin! si toutefois le monde veut bien accepter pour comparse un prêtre défroqué!--Il est vrai que je ne me suis pas défroqué de mon plein gré... Pauvre Agathe! Un sanglot s'arrêta dans sa gorge. Il fit un demi-tour sur lui-même et faillit tomber, mais il se retint au bouton de la porte. --Bonsoir, mon père, dit-il du même ton. À partir de ce jour je suis devenu raisonnable. J'espère bien ne plus vous causer de chagrin. Le lendemain, il était en proie à une fièvre violente, accompagnée de délire. Deux célébrités médicales furent appelées auprès de lui; après dix jours d'angoisses, Nikanor fut enfin hors de danger, mais Batounine apprit que son fils était atteint de consomption. Le climat de l'Égypte fut ordonné, le départ devait être aussi prompt que possible. Dès que le jeune homme fut en état d'en entendre la lecture, son père lui donna communication d'une lettre de Lydia. «Je ne sais, disait-elle, qui a pu vous donner une idée aussi fausse et aussi ridicule de ma vie actuelle et de mes projets. Non-seulement le prince de L... ne s'occupe pas de moi, comme on l'a prétendu, mais il est en pourparlers de mariage avec une jeune Anglaise qui habite le même hôtel que nous. Vous voyez combien ces bruits ont peu de fondement. J'ajouterai, mon cher oncle, que vous me connaissez trop bien, je pense, pour avoir ajouté foi un instant à des propos aussi saugrenus, comme me le prouve d'ailleurs le ton affectueux de votre lettre.» A cette lecture, Nikanor sourit faiblement. --J'en suis bien aise pour elle, dit-il. Pour moi, ce que j'ai dit demeure. XXVI La grande dahabieh remontait lentement le cours du Nil. L'eau glauque s'écartait et jouait sur ses flancs polis avec des miroitements pleins de paillettes. Nikanor, étendu sur des coussins à l'arrière, regardait le ciel bleu, le sable doré, et savourait paresseusement la joie de vivre, la seule qui lui fût restée. Il aimait la vie maintenant qu'elle s'enfuyait de lui; il l'aimait, non pas avec la passion de la jeunesse heureuse, mais calmement, comme les gens âgés aiment les objets d'art ou la merveilleuse nature. Tout ce qu'il avait eu d'ardent en lui s'était concentré sur son amour, et son amour, à cette heure, était près de lui échapper avec l'existence, comme un oiseau brave et fort dont on sent frissonner les ailes dans des mains affaiblies par la lutte et qui, tout à l'heure, ne sauront plus retenir le captif révolté. Le mal faisait des progrès très-rapides. Cette chose fragile, la vie de Nikanor, qui avait paru d'abord, même ébranlée, devoir durer des ans, puis des mois, s'était réduite désormais à des semaines, puis à des jours. --Veux-tu voir Lydia? avait demandé Batounine. A cette question, posée par les lèvres tremblantes du vieux diplomate, soudain si vieux, si cassé, Nikanor avait compris que sa vie serait très-courte. Si courte, alors qu'il sentait encore tant d'ardeur! Pas assez courte pour qu'il ne pût souffrir beaucoup encore. Secouant tristement la tête, il avait répondu: Non! A quoi bon l'avoir auprès de lui, cette adorée, puisqu'il ne se permettrait ni de lire dans ses yeux ni de respirer sur ses lèvres l'amour, un amour qui ne devait jamais s'exprimer comme s'expriment les mortels? Et la dababieb avait continué d'aller sur le Nil, montant, descendant, jamais trop loin des villes, pour que la poste pût parvenir exactement à Batounine et afin qu'il pût envoyer des nouvelles. Elle n'était pas bien loin, Lydia; pendant que la pensée de Nikanor, durant ses heures de veille, allait la chercher au Nord, elle était à Alexandrie, prête à accourir, elle ne le savait que trop, le jour où il faudrait emmener Batounine, privé de son fils, le seul être qu'il eût aimé à la fin de ses jours, plus que lui-même. Madame Kédrof était retournée, à Saint-Pétersbourg; Polyxène était venue avec sa soeur; ne fallait-il pas qu'il y eût quelqu'un près de l'oncle lorsqu'il serait éprouvé par sa grande douleur? Madame Kédrof n'avait pas dit non, et les deux soeurs, vêtues de couleurs sombres, attendaient un télégramme. --Il ne t'aime vraiment pas assez, dit un jour Polyxène. C'est cruel de te défendre de venir. --Il a raison, répondit Lydia. Quoi qu'il fasse, il a toujours raison. Ne vois-tu pas, au contraire, qu'il m'aime trop, puisqu'il en meurt? Ce jour-là arriva le courrier d'Europe. Polyxène reçut une lettre de sa mère, et, la passant à sa soeur après l'avoir lue: --Le père Fadeï est mort, dit-elle. Lydia tressaillit, lut et relut la lettre, et dit ensuite: --Nous allons au Caire, ma soeur. Partons ce soir! Polyxène ne murmura point. Cet amour patient, résigné, l'avait matée; elle avait vu dans la vie et au delà quelque chose qu'auparavant elle n'avait jamais soupçonné: le sacrifice exalté jusqu'à devenir triomphant. --Tu vas donc le voir malgré lui? dit-elle, pendant que le train les emportait vers les Pyramides. --Il en sera bien heureux, répondit la jeune femme. Le lendemain soir, elles avaient gagné le point de la rive où la dahabieh était amarrée. Batounine, averti par un télégramme, les attendait à terre. Lydia le prit à part et causa avec lui pendant une demi-heure. En la quittant, le vieillard portait sur son visage une expression de souffrance auguste. Avant de traverser la passerelle pour rentrer à bord, il regarda le ciel... Une ligne jaune pâle très-faible indiquait le couchant; partout au-dessus, autour de lui, les étoiles étincelaient comme des diamants jetés par pelletées à travers les champs noirs du ciel. C'était un embrasement formidable de tout ce que nous ne pouvons atteindre... --Oh Dieu! murmura Batounine, ma vieille âme n'est plus assez robuste pour de tels sacrifices... Pourtant, puisque j'ai péché, il est juste que je sois puni... Il mit le pied sur le pont. --C'est vous, mon père, dit Nikanor de sa voix exquise, désormais presque éteinte et faible comme un tintement de cristal. --C'est moi, répondit le comte. Il vint s'asseoir auprès de lui, un peu en arrière. Nikanor tendit une main au-dessus de sa tête, pour que son père la prit dans les siennes. Depuis qu'il se mourait, il était devenu avec lui tendre comme une femme. --Peux-tu m'entendre? dit Batounine. Es-tu assez bien? j'aurais quelque chose à te dire. --Je suis très-bien, répondit le jeune homme. Des nouvelles d'Europe? --Oui... des nouvelles importantes. --Bonnes, sans doute! Autrement, vous ne me les diriez pas! --Écoute-moi, mon enfant. Le père Fadeï vient d'être très-malade... --Il n'est pas mort? interrompit Nikanor. Le pauvre vieux! --Non, il n'est pas mort. Mais il a été si malade qu'il a voulu se confesser... d'une faute très-lourde. --Lui?... Ce n'est pas possible! --Si fait... entends-moi bien, Nikanor... je ne suis pas ton père... le prêtre m'avait menti, tu es son fils... Nikanor se souleva un peu sur ses coussins. --Vous, pas mon père? Justice du ciel! Et comment alors m'auriez-vous tant aimé! --Je le croyais... Je t'aime encore, mon enfant, tout autant que si mon sang coulait dans tes veines. Mais tu n'es pas mon fils... Mon fils est mort tout jeune, tu t'en souviens. C'était celui que tu appelais ton frère Paul. Nikanor porta pieusement à ses lèvres la main qu'il tenait dans la sienne. --Pourquoi me dites-vous cela? murmura-t-il; ne savez-vous pas que vous m'arrachez le coeur! Je vous dois tout... --Tu n'as pas compris, mon enfant! fit Batounine en essuyant ses yeux noyés avec la main que ne tenait pas Nikanor. Tu n'es pas mon fils, ton acte de naissance porte ton vrai nom... Lydia n'est pas ta cousine... tu peux l'épouser... Un faible cri s'échappa des lèvres du mourant, qui défaillit. En rouvrant les yeux, il ne trouva près de lui que Lydia. Une lampe voilée attachée au-dessus de leurs têtes les éclairait d'un tendre demi-jour. --Lydia, dit-il en la regardant avec une ivresse languissante... C'est bien vrai, vous pouvez être à moi? --Cher maître, répondit-elle, je suis à vous pour toujours. Elle s'agenouilla près du lit et posa sa tête tout près du coeur qui battait si faiblement et d'une façon si irrégulière; il appuya sa joue sur les cheveux châtains et joignit les mains vers le ciel illuminé. --Je te remercie, dit-il, ô Dieu qui m'as ôté ma peine, comme on ôte le bât d'un cheval surchargé! Aucune de mes douleurs ne m'a donné autant de mal que cette heure me donne de joie! Il s'endormit presque aussitôt d'un sommeil calme. Ses bras s'étaient desserrés, Lydia put glisser auprès de lui; elle s'étendit à son côté, les yeux grands ouverts, regardant les étoiles, qui parcouraient lentement leur chemin accoutumé dans le ciel, où rien ne sommeille jamais. Son coeur à elle battait d'un mouvement fort et régulier. Que n'eût-elle pas donné pour infuser son sang généreux dans les veines appauvries de son maître! Elle y avait pensé, elle en avait parlé à un médecin, qui s'était d'abord contenté de sourire. Comme elle insistait: --Tout votre sang, avait-il dit, ne rendrait pas la vie à un être qui s'est consumé, pas plus que toute la cire des abeilles de l'Hymette ne saurait faire brûler un cierge lorsque la mèche n'existe plus... Donc Nikanor allait mourir, mais grâce au pieux mensonge si courageusement accepté par Batounine, il mourrait en la nommant sa femme. C'était tout ce qu'ils avaient pu faire pour lui... et personne ne sut quelle nuit de désespoir le père avait passée dans les larmes, pendant que son fils dormait, la face tournée vers le ciel. Le matin se leva dans le ciel pur, un matin d'Orient, dont la prompte splendeur chasse instantanément les ténèbres et les terreurs. Nikanor s'éveilla, mal préparé encore à la nouvelle réalité de sa vie; il ne se rappelait plus bien son bonheur et croyait avoir rêvé la présence de Lydia. Polyxène vint bientôt lui rendre le sentiment de la réalité; elle était entrée dans le mensonge avec répugnance, mais en ne voyant autour d'elle que des visages heureux, elle s'y était réconciliée. Batounine lui-même était content: son fils lui témoignait, s'il est possible, plus de tendresse encore que par le passé, et l'appellation caressante: «Mon père!» semblait sortir de ses lèvres avec plus de tendresse. --Quand tu voudras, dit le vieux diplomate, nous irons à Jérusalem pour qu'on vous marie. Nikanor inclina doucement la tête en souriant, mais sans répondre. Son bonheur présent suffisait à son âme épuisée: il avait peur d'une trop grande félicité, comme du trop grand soleil. Et puis, un travail mystérieux se faisait dans son esprit. Pendant les heures de la journée, son regard pensif allait de l'un à l'autre des visages qu'il aimait, cherchant à lire quelque vérité inconnue dans leurs yeux, alors qu'ils ne seraient pas sur leurs gardes. Polyxène détournait la tête quand elle se sentait observée par lui; ce qu'il cherchait, elle s'en doutait bien, et elle craignait de le lui laisser deviner. Nikanor lui témoignait pourtant plus d'amitié qu'il ne l'avait jamais fait. --Ma soeur, lui dit-il un jour, vous avez été bonne d'accompagner Lydia dans ce pénible voyage. Je vous en remercie. --Ce n'était pas bien difficile... --C'était difficile pour vous... Vous avez bien fait... Tout ce que vous avez fait est bien fait, ajouta-t-il en insistant sur les mots. Ses forces, un instant ranimées par les émotions douces, diminuèrent rapidement; ses sommeils étaient plus prolongés et plus fréquents, ses souffrances avaient presque disparu; il semblait ne plus vivre déjà, mais flotter au-dessus de lui-même, comme ces flammes qu'on voit trembler au-dessus d'une lampe prête à s'éteindre. Un soir, peu avant le coucher du soleil, la dababieh s'était arrêtée auprès d'un grand village. Le muezzin, monté dans le minaret de la mosquée, appelait les fidèles à la prière des quatre coins de l'horizon. Les voyageurs, muets, écoutaient sa voix chantante. Ils ne comprenaient pas les paroles, mais le sentiment religieux, quoique d'une autre foi, pénétrait profondément leurs âmes. Quand le muezzin eut terminé, Nikanor parla: --Mon père, dit-il, tu as été bon pour moi. C'était la première fois de sa vie qu'il tutoyait Batounine. --Ta tendresse m'a fait une belle vie... Je t'en rends grâces. Je te rends grâces surtout de m'avoir aimé jusqu'à me renier... Batounine voulait parler; il lui imposa silence d'un geste à peine indiqué. Sa respiration devenait plus courte. Autour de lui, tous prirent peur; lui paraissait calme et très-heureux. --Tu ne m'as jamais autant aimé que l'autre soir, ici, quand tu m'as dit que je n'étais pas ton fils. Pour ce sacrifice, pour ce renoncement, je te bénis, mon père, et Dieu te bénit par ma bouche... Vous m'avez menti, mes chers aimés, vous avez voulu me tromper,--mais c'est difficile de tromper un homme si près de la mort... On voit tant de choses quand on va mourir!... Lydia, ma Lydia, je n'ai plus peur de t'appeler ma femme. Donnez-moi vos deux mains, mes aimés!... Un temps, j'ai douté!... Oui, j'ai douté de Dieu, qui m'affligeait si cruellement, alors que je ne croyais pas l'avoir mérité... Je vois clair maintenant. Je meurs dans ma foi et dans mon amour... Dieu n'est pas méchant... ce sont les hommes... Lydia, tu l'avais dit, quoique parents, au ciel nous ne serons pas séparés... Des points d'or se montraient au firmament; l'eau faisait un petit bruit très-doux sur les flancs de la barque; ils n'osaient pas respirer... --Au ciel!... dit Nikanor. Et il mourut, en regardant les étoiles. FIN. _____________________________________________ PARIS TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie. [Fin de _Nikanor_ par Henry Gréville]