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Titre: La Maison de Maurèze
Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902)
Date de la première publication: 1877
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1883 (Treizième édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 19 septembre 2009
Date de la dernière mise à jour: 19 septembre 2009
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 387

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LA

MAISON DE MAURÈZE




L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en juin 1877.




LA

MAISON DE MAURÈZE

PAR

HENRY GRÉVILLE


Treizième Édition

PARIS
E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10

1883

Tous droits réservés




LA

MAISON DE MAURÈZE




I

--Le carrosse est en bas, mademoiselle, vint dire une soeur converse en essuyant ses yeux rouges avec l'extrémité de son bavolet, Notre Mère vous fait prier de descendre.

Gabrielle ramassa les plis de brocard qui formaient la traîne somptueuse de sa robe de noce; ses amies de couvent se pressèrent autour d'elle; les baisers les plus tendres, les mille promesses qu'on fait si facilement à quinze ans furent échangés et scellés avec de grosses larmes; puis Gabrielle, précédée par la soeur converse, se mit à descendre l'escalier de pierre, usé depuis des siècles par tant de pas lourds ou légers. Elle jeta en passant un regard sur les salles d'étude, désertes ce jour-là en son honneur; ses yeux s'arrêtèrent un instant sur le jardin où depuis quinze jours elle avait égrené plus de rêveries que de chapelets... elle allait disparaître dans le sombre corridor qui menait au parloir.

--Au revoir, Gabrielle, mon cher coeur, ma belle mignonne! au revoir! crièrent des voix enfantines au-dessus d'elle.

Elle se pencha en arrière et regarda: tout en haut de l'escalier, les jeunes filles qu'elle venait de quitter lui envoyaient par-dessus la rampe un dernier adieu. Un bouquet de pervenches, cueilli dans le coin le plus sombre du jardin et lancé par une main d'enfant, vint tomber dans son corsage, pendant qu'elle envoyait de pleines poignées de baisers aux jeunes recluses.

--Allons, allons, mademoiselle, murmura la soeur converse, votre futur vous attend à l'église.

Gabrielle rougit, cria un dernier: «Au revoir!» aux jolies têtes penchées vers elle et se hâta de suivre son guide.

Arrivée devant la porte du parloir, la soeur s'arrêta, fit tomber à terre les plis du brocard d'argent, raffermit le petit chaperon de fleurs d'oranger sur l'échafaudage de cheveux blonds dont la poudre à la maréchale ne pouvait dissimuler complètement les magnifiques reflets dorés; le pauvre petit chaperon disparaissait presque en entier sous les plumes et sous l'aigrette de diamants qui formaient la coiffure de gala à la mode du jour.

--Vous êtes belle comme un ange, mademoiselle, dit la brave fille; puissiez-vous être aussi heureuse que belle!

La porte s'ouvrit avant que Gabrielle eût pu répondre; elle entra timide, presque honteuse, dans le parloir du couvent, éclairé pour la circonstance par un candélabre chargé de bougies qui ne pouvaient vaincre le jour terne et faux venu à grand'peine à travers les grilles et les auvents.

La Mère supérieure s'avança vers Gabrielle, la prit par la main et la conduisit à son père.

--Telle que vous me l'aviez confiée, monsieur le comte, dit-elle, je vous la rends. Le Seigneur a favorisé nos efforts, elle est digne de sa maison et de nous-mêmes.

Le vieux gentilhomme de la chambre du défunt roi Louis XIV n'eut garde de céder à un attendrissement de mauvais goût; ses lèvres effleurèrent le front de Gabrielle; puis il prit sa main, et la conduisit vers un autre vieux seigneur.

--J'espère, monsieur le duc, dit-il, que ma fille se montrera digne de l'honneur que lui fait aujourd'hui la maison de Maurèze.

Le vieux duc baisa le bout des doigts de Gabrielle, lui fit un compliment fort bien tourné, salua son ami, salua la supérieure, et le silence se rétablit.

Gabrielle, fort étonnée, un peu triste, regarda les dorures des beaux habits, la fiole de Malaga et les gâteaux qu'on venait de servir, puis sa propre toilette si somptueuse et si lourde, et resta indécise. Fallait-il se réjouir ou s'affliger d'un changement si solennel?

Tout à coup la porte extérieure s'ouvrit, un rayon de soleil de mai éclaira le sombre parloir; avec l'air tiède d'un jour de printemps pénétrèrent les bruits du dehors, le piaffement joyeux des chevaux de sang attelés au carrosse, le chuchotement de la foule assemblée pour voir sortir la fiancée... Gabrielle sentit son coeur de quinze ans battre joyeusement, et une rougeur d'impatience colora son teint d'ordinaire un peu pâle.

Quelques compliments encore, puis Gabrielle franchit le seuil du couvent. Un tapis de velours rouge la conduisit au carrosse, la populace cria de toutes ses forces: «Vive la mariée!» quelques poignées de monnaie jetée par les laquais provoquèrent des cris d'enthousiasme, puis la lourde machine se mit en route.

Au bout de quelques instants, le carrosse s'arrêta devant Saint-Germain l'Auxerrois. Sous le portail, une foule de beaux jeunes gens en grand, habit attendaient la jeune fille. Un d'eux s'approcha, le marchepied à peine abaissé, et tendit respectueusement la main à Gabrielle pour descendre.

Elle se laissa faire, plus confuse que jamais. Déjà son père l'emmenait dans l'église, où les orgues tonnaient, où les cierges et les bougies étoilaient l'harmonieuse obscurité des vitraux. Elle marchait, croyant faire un rêve, n'osant rien dire, désirant et craignant tout à la fois de s'éveiller.

Tout à coup elle sentit que son père mettait sa main dans une autre main d'homme, et qu'on l'entraînait doucement. Elle leva les yeux et se vit conduite par le beau jeune homme du parvis.

Elle n'eut pas le temps de le regarder, car elle se trouvait déjà agenouillée sur un coussin de velours, et, au fond du choeur,--crosse, mitre, étincelant dans sa chape d'or ruisselante de pierreries, suivi d'un nombreux clergé revêtu d'or et de brocard,--l'évêque s'approchait pour la marier.

Deux fois, avant le moment solennel, elle leva timidement les yeux sur celui qu'elle allait jurer d'aimer toute sa vie, et deux fois le regard de deux yeux noirs, tendres et moqueurs à la fois, fit monter la rougeur à son front.

Jamais Gabrielle n'avait vu d'hommes,--car on ne peut compter pour tels le vieux jardinier et le confesseur du couvent. Son père lui était apparu quelquefois, sévère et hautain,--ce n'était pas un homme non plus;--aussi ce regard qui savait tant de choses, qui raillait si bien sa timidité, sa gaucherie, son ignorance, ce regard alla jusqu'au fond de cette âme neuve.

--Que faut-il faire pour vous plaire? était-elle prête à demander.

Les paroles de l'évêque se gravaient une à une dans son coeur. «La femme sera soumise à son mari, elle ne trouvera point en lui de sujets de blâme, disait le prélat, elle le considérera comme beau, vaillant et noble par-dessus tous.»

--Ce ne sera point difficile, pensait Gabrielle.

«--Mon joug est un joug d'amour, reprenait l'évêque; tout sacrifice est facile quand on aime; la femme aimera son mari, parce qu'il est son maître, et elle lui sera fidèle jusqu'à la mort.»

Gabrielle soupira. Ce soupir d'aise disait que sa tâche serait en effet facile et douce.

«--Et le Seigneur bénira votre maison, termina le prélat; vous élèverez vos enfants dans la crainte de Dieu, et vous verrez leurs rejetons grandir autour de vous comme un plant de jeunes oliviers.»

Les enfants! Gabrielle pensait aux petites têtes blondes qu'elle avait vues dans les tableaux à la chapelle du couvent, et son coeur se gonfla de joie en pensant qu'elle aurait des enfants!

Quand vinrent les paroles sacramentelles, Gabrielle leva les yeux sur l'officiant et répondit «Oui!» avec une fermeté inusitée en pareil cas. Les assistants s'entre-regardèrent. Ce timbre d'or les avait remués jusqu'au fond de l'âme; même les moins bons de ce monde frivole avaient senti quelque chose de nouveau s'agiter en eux à la voix de cette jeune fille.

La cérémonie s'acheva. Un repas magnifique attendait les conviés chez le duc de Maurèze.

--Marquis, dit-il à son fils, offrez la main à votre femme.

Gabrielle était mariée.



II

Le soir était venu. Après un repas magnifique, pendant que les hôtes de la maison de Maurèze se répandaient dans le jardin plein de fleurs de printemps, la nouvelle marquise s'était échappée et parcourait à la dérobée les appartements de cet hôtel qui allait être sa demeure. Elle traversa plusieurs salons, recueillant sur son passage certains regards et certains sourires qui la faisaient rougir sans qu'elle sût pourquoi, et, trouvant enfin une porte entre-bâillée, elle la poussa doucement... tout n'était-il pas à elle dans cette maison,--la sienne?

Elle entra dans un petit boudoir bleu où quelques bougies achevaient de se consumer dans un candélabre. Une fille de service, endormie dans un fauteuil, se leva brusquement pour offrir ses services à madame la marquise.

--Je n'ai besoin de rien, dit Gabrielle. Laissez-moi.

La fille de chambre disparut en ouvrant une porte à deux battants qui donnait dans une pièce attenante, et Gabrielle s'assit dans un petit fauteuil bas pour se reposer un peu de tout ce bruit et de cet apparat.

La fenêtre du boudoir donnait sur le jardin illuminé; mais cette partie de la maison, défendue des approches importunes par un large fossé et par d'épais buissons de lilas, était à l'abri des regards. La jeune femme, étourdie encore par les lumières et par le brouhaha du repas, goûtait délicieusement la fraîcheur du soir. La lune, alors au haut du ciel, faisait jaunir les lampes de couleur placées dans les bosquets: sa clarté fine et bleuâtre découpait sur le parquet la silhouette de quelques branches égarées çà et là.

--Mariée! se dit Gabrielle avec un soupir; je suis mariée! Que mon mari est beau! ajouta-t-elle en joignant les mains avec extase.

Cette âme innocente, ce coeur virginal s'étaient donnés dès le premier regard; elle n'avait pas comparé son mari aux autres jeunes seigneurs; elle n'avait vu que lui. L'évêque lui avait ordonné d'aimer cet homme par-dessus tout, elle avait obéi sur-le-champ.

--Je l'aime! murmura-t-elle à voix basse; je l'aime! c'est mon mari.

Tout à coup, le souvenir des regards qui l'avaient fait rougir ramena un coloris plus vif sur ses joues. Elle s'assura qu'elle était seule, frissonna, d'effroi peut-être, et, marchant sur la pointe du pied, elle s'approcha de la pièce contiguë, que la fille de chambre avait laissée ouverte en se retirant. Arrivée sur le seuil, elle s'arrêta, n'osant entrer, le cou tendu, les mains jointes... c'était la chambre nuptiale.

Un grand lit de lampas bleu de ciel orné de courtines d'argent, de franges, de noeuds, occupait tout le milieu de la pièce; la courte-pointe relevée laissait voir des draps de batiste brodés aux armes de Maurèze et garnis de hautes dentelles; deux oreillers de batiste brodée reposaient côte à côte; sur un fauteuil de chaque côté du lit, une robe de nuit dépliée semblait convier au repos. Une veilleuse, placée sur une tablette devant un crucifix, éclairait vaguement ces splendeurs qu'elle laissait plutôt deviner que voir. Par-ci par-là le pied d'un fauteuil, le dossier d'une chaise, le coin d'un meuble mettait une paillette d'or dans l'obscurité.

Gabrielle surmonta l'espèce de crainte qui l'avait envahie et s'aventura sur le tapis moelleux fait pour amortir le bruit des pas.

--C'est donc ici, se dit-elle, que nous allons vivre, mon mari et moi!... Mon mari et moi, répéta-t-elle lentement. Oh! mon Dieu, s'écria-t-elle, que je suis heureuse et que je vous remercie!

Elle s'agenouilla devant le crucifix, la tête dans les mains, et laissa couler ses larmes. Son coeur débordait de joie.

Enfant le matin même, n'aimant que les religieuses et ses compagnes, elle était mariée, et elle aimait son mari! De telles secousses auraient pu troubler une âme moins naïve que celle de la jeune femme; mais Gabrielle avait la prière pour déverser le trop-plein de son âme. Elle pleura et remercia Dieu de toutes ses forces pendant un moment.

Un bruit de pas et de voix la tira de son extase. On l'appelait. D'un bond elle fut dans le boudoir, non sans avoir refermé la porte de cette chambre sacrée où, pensait-elle, son mari seul devait pénétrer. Le boudoir s'inonda soudain de lumières. Des candélabres chargés de bougies, portés par des valets, effacèrent sur le parquet le lacis transparent des feuilles projeté par la lune.

--Nous allons coucher la mariée, dit une voix féminine.

Un groupe de femmes appartenant toutes à la plus haute noblesse de France entoura aussitôt Gabrielle, qui reçut la bénédiction de son père et celle de son beau-père, puis on l'emmena, toujours avec les lumières, dans la chambre nuptiale, si calme tout à l'heure et maintenant pleine de bruit et d'éclat.

Gabrielle se laissa ôter peu à peu ses riches ajustements de mariée. On les remplaça par un déshabillé de batiste: l'étiquette, déjà moins rigoureuse que sous Louis XIV, n'exigeait pas qu'elle se mît au lit en présence de toutes ces femmes. La soeur du duc, vieille dame prétentieuse et maniérée, lui glissa à l'oreille un bonsoir qu'elle ne comprit pas; pendant qu'inquiète, effarée, elle levait la tête pour interroger, le groupe des dames s'éloignait déjà en riant. Elle n'eut pas le courage de répéter sa question et se laissa tomber dans un des fauteuils placés près du lit.

La porte du boudoir s'entr'ouvrit, la voix du marquis se fit entendre.

--Merci, messieurs les hérauts d'honneur, disait-il, je vous dispense de votre service.

Quelques éclats de rire lui répondirent. Il salua d'un geste la troupe joyeuse et entra dans la chambre. Gabrielle, à son entrée, s'était levée tremblante.

Le marquis Guy de Maurèze s'approchait avec cette grâce étudiée qui est restée classique.

--Madame la marquise, dit-il à sa femme, permettrez-vous à votre humble serviteur de vous parler de son amour?

Gabrielle leva sur lui ses yeux bruns pleins de pensées. Un candélabre chargé de bougies, laissé à dessein sur une table, permettait au jeune homme de la voir distinctement.

--Car enfin, reprit-il, madame la marquise, vous êtes ma femme, et je vous aime. M'aimez-vous un peu?

Gabrielle le regarda encore, son jeune sein se gonfla tout à coup.

--Oh! oui, répondit-elle à voix basse.

Le marquis s'approcha et défit son épée. Plus d'une fois il avait parlé d'amour à des grisettes ou à de grandes dames, tout aussi bien qu'à des filles d'opéra, mais jamais on ne lui avait répondu de la sorte. Il prit la main de sa jeune femme et l'emmena plus loin des bougies, sur un petit canapé étroit, où il y avait à peine de la place pour lui près d'elle. Gabrielle se taisait, et sa main tremblait toujours.

--Comment vous nommez-vous? dit le marquis en baisant l'un après l'autre les doigts glacés de la jeune fille.

--Gabrielle, fit-elle d'une voix timide, puis «'enhardissant: Et vous?

--Je me nomme Guy, répondit-il.

Elle répéta tout bas:--Guy! c'est un joli nom. Et vous, monsieur le marquis, m'aimerez-vous? Je ferai de mon mieux pour vous plaire.

Puis elle cacha son visage dans ses mains, honteuse d'avoir peut-être trop parlé.

--Vous êtes adorable, Gabrielle, s'écria le jeune homme en se mettant à genoux devant elle. Certes, je vous aimerai, car vous en êtes digne.

Il noua ses bras autour d'elle en répétant: Je vous aime! et Gabrielle laissa tomber sa tête rougissante sur l'épaule de son mari.



III

Le marquis de Maurèze était loin d'être plus mauvais que ceux de son âge et de son temps. Jusqu'à trente ans il avait vécu comme tout le monde, et profité du soulagement que la mort de Louis XIV avait apporté à toute la cour. On était si las de l'hypocrisie des dernières années, que plus d'un, bon et vertueux au fond, afficha les fanfaronnades les plus éhontées du vice pour faire comme les autres. Guy de Maurèze n'était certes pas des plus parfaits, mais, répétons-le, il n'était pas des plus mauvais. Son père, homme sévère, qui avait le suprême talent de rendre la vertu haïssable, tant il la faisait rêche et gourmée, lui avait pourtant inculqué des principes solides, de ceux qui survivent à tout, et qu'on retrouve à cinquante ans au fond de soi-même, quand toute l'écume des passions a fini de déborder et qu'il ne reste plus au fond de la coupe que le vin généreux. Pour quelques-uns, ce jour-là n'arrive jamais. Ils vieillissent comme ils ont vécu, frivoles et souvent ridicules. Ceux-là n'avaient que de l'écume dans leur coupe. Chez d'autres, le bon vin tourne en vinaigre, au vent de l'adversité; ceux-ci sont plus à plaindre qu'à blâmer, car ils vieillissent solitaires.

Guy de Maurèze n'était ni de ces derniers, ni des autres; mais sa liqueur à lui, généreuse entre toutes, devait bouillonner et déborder encore pendant longtemps. Et puis, par-dessus tout, il craignait le ridicule. Donc, il adora sa femme pendant un mois.

Au bout d'un mois, ses amis commencèrent à le plaisanter.

--Cela ne se fait pas, lui disait-on, c'est du dernier bourgeois. On ne trompe pas ainsi son monde.

--J'admets, lui dit un jour un des hommes les plus brillants--lisez les plus vicieux--de l'époque, j'admets qu'on s'occupe du soin de perpétuer sa maison, mais du diable s'il faut renoncer à toute autre ambition!

C'est qu'en effet le marquis s'était marié pour perpétuer sa maison. Une si noble race ne pouvait périr! Or, son père lui avait choisi une femme accomplie sous tous les rapports, noble à souhait, belle,--trop peut-être puisque Guy s'oubliait près d'elle,--riche, parfaite en un mot; en de telles mains, la maison de Maurèze ne pouvait péricliter.

Gabrielle était dans le paradis. Tout l'enivrait: sa propre jeunesse, l'amour de son mari, les égards dont on l'entourait, elle qui n'avait été jusque-là qu'une petite pensionnaire, aussi noble, aussi riche, mais pas plus que ses compagnes de couvent, tout était fait pour lui tourner la tête. Elle fut présentée dans le monde, le cérémonial compliqué des visites à recevoir et à rendre lui coûta quelques efforts de mémoire, mais elle s'en acquitta sans trop de bévues.

Le monde l'enchantait,--de loin. Ce brouhaha d'habits brodés, de robes somptueuses, de musique et de théâtre, ce cliquetis d'esprit semblable au choc des fleurets dans un assaut, lui faisait l'effet d'un feu d'artifice perpétuel, et ses ravissements enfantins avaient le privilège de réjouir fort le marquis.

Mais cette joie fut de courte durée. Ayant laissé deux ou trois fois sa femme aller à des réunions féminines, dont les hommes étaient exclus, il vit Gabrielle en revenir si fort scandalisée des propos qui s'y étaient tenus et de la morale qu'on y avait débitée, qu'il s'en fit rendre un compte fidèle. L'ingénuité de sa femme ne savait ni ne voulait rien cacher;--Gabrielle lui dépeignit tout au long la crudité des expressions, le laisser-aller des principes et même les railleries qu'avait suscitées son étonnement.

--Vous êtes toute neuve, ma chère, lui avait dit la baronne de P... Avant six mois vous penserez autrement.

--J'espère bien que non! s'écria le marquis. Je voudrais bien voir cela!

Mais comme il était impossible de tenir une marquise de Maurèze en chartre privée, le jeune époux reconnut bientôt que, pour empêcher les moeurs du temps de gangrener l'âme innocente de sa femme, il n'était qu'un seul recours: l'enlever bravement et la conduire à la campagne.

Cette proposition était d'autant plus acceptable que désormais l'avenir de la maison de Maurèze était assuré: Gabrielle devait être mère. Aux premiers mots que lui toucha son mari de ce nouveau plan d'existence, elle témoigna la joie la plus expansive.

--C'est charmant! dit-elle; au moins là, tu m'appartiendras, car ici je ne te vois guère, et puis je ne recevrai plus les visites de ces messieurs tes amis, si désagréables quand ils rient, et qui ont l'air de se moquer de moi parce que je t'aime.

Ces paroles confirmèrent de plus en plus le marquis dans son opinion; et, malgré les approches de l'hiver, il se décida à installer Gabrielle au château de Maurèze, dont son père lui fit cadeau à cette occasion, et qui se trouvait assez proche de Paris et de Versailles pour rendre les déplacements faciles, en même temps qu'il était assez éloigné de la capitale pour dégoûter les oisifs d'un voyage incommode.

La noble demeure était située au haut d'un coteau; des pentes savamment ménagées amenaient les carrosses dans la cour, close d'une grille en fer forgé; sauf les eaux jaillissantes, qui n'étaient plus autant à la mode, c'était un diminutif de Versailles. Le grand parc, planté sous le Béarnais, abritait du gibier royal; les parterres, entretenus par une armée de jardiniers, reproduisaient les dessins de le Nôtre; les bâtiments, construits sous Louis XIII, présentaient à l'extérieur ce mélange de brique et de pierre, si agréable à voir après les façades grises de Paris; mais cette demeure princière respirait la tristesse.

Ce n'est pas à l'âge de Gabrielle ni avec les sentiments dont elle avait le coeur rempli qu'on s'aperçoit de la mélancolie des choses; elle arriva au château pleine d'espérances joyeuses. Le duc, son beau-père, l'attendait sur le seuil pour lui en faire les honneurs. Tête nue, le vieux seigneur s'avança jusqu'à la portière du carrosse qui amenait sa bru; il lui offrit la main pour descendre et la conduisit dans la salle d'honneur, où le feu ne flambait pas encore, malgré la pluie froide d'octobre,--car dans ce bon vieux temps, Dieu merci loin de nous! on n'allumait le feu avant la Toussaint que dans la chambre des malades.

L'humidité de la salle tomba sur les épaules de la jeune femme, qui frissonna et jeta autour d'elle un coup d'oeil timide. Les sièges peu commodes, les sombres tapisseries lui parurent bien solennels. Le duc, son beau-père, lui débitait son compliment de bienvenue, du ton dont il eût fait son oraison funèbre... Soudain une porte s'ouvrit à deux battants sur la salle à manger, richement servie, où les cristaux et la vieille argenterie brillaient sur la nappe blanche; le marquis, debout sous les feux d'une torchère près du seuil, souriait à la jeune femme... Gabrielle sentit son coeur se réchauffer soudain; elle sourit à son mari, posa sa main fluette sur les doigts secs de son beau-père et rentra dans le courant de ses idées ordinaires.



IV

Deux jours s'étaient écoulés dans la félicité, la plus complète, car Gabrielle jouissait du bonheur inestimable de posséder son mari près d'elle depuis le matin jusqu'au soir, lorsque, à souper, le vieux duc, sortant de son mutisme ordinaire, s'adressa soudain à son fils:

--N'est-ce pas demain, lui dit-il, que vous rejoignez votre régiment?

--Demain? fit Gabrielle qui devint pâle de crainte. Je croyais que le marquis resterait ici!

Le marquis sourit tendrement à sa femme.

--Non, ma chère, lui dit-il, je ne saurais passer l'hiver ici, et vous-même n'avez pu concevoir cette espérance. Vous savez que j'appartiens à mon régiment avant d'appartenir à ma famille.

--Mais votre régiment n'est-il pas à Paris? fit timidement la pauvre Gabrielle, essayant de se raccrocher à une paille, en guise d'espérance.

--Aussi, ma chère, aurai-je le plaisir de venir très-souvent vous rendre visite, dit le marquis avec la dernière courtoisie.

Gabrielle baissa les yeux sur son assiette et cessa de manger, car elle n'avait plus faim. Les deux heures qui la séparaient du repos lui parurent longues. Prétextant un malaise, elle s'était réfugiée dans sa chambre, sa grande chambre lambrissée de chêne, haute de plafond, sombre de couleur, où la clarté des bougies n'éclairait qu'un petit espace relativement à l'ampleur de l'appartement.

Étendue sur son grand lit d'apparat, auquel on arrivait par un marchepied, elle pleurait silencieusement, le visage caché dans son mouchoir pour étouffer ses pleurs, quand le marquis entra enfin, fredonnant un air d'opéra.

Voyant sa femme sur le lit, il s'arrêta, car il craignait de l'avoir réveillée,--et le marquis était un époux modèle.

--Guy, je ne dors pas, dit Gabrielle en essayant de rendre à sa voix son timbre habituel.

Le marquis s'approcha du lit et baisa la main de sa femme. Celle-ci s'appuya sur le coude et garda la main de son mari dans la sienne.

--Tu t'en vas? lui dit-elle à voix basse d'un ton si doux, si triste, que le marquis en fut ému.

--Il le faut bien, ma mignonne, répondit-il en pliant le genou pour être au niveau du joli visage suppliant tendu vers lui.

--Et moi! je vais rester seule ici avec ton père? Ce sera bien triste.

--Vous aimez donc beaucoup la compagnie? fit le marquis, croyant détourner la conversation en plaisanterie; mais le regard découragé de Gabrielle lui fit baisser les yeux, et il déposa un baiser sur la joue pâlie de sa jeune femme.

--Tu as pleuré? s'écria-t-il; ton visage et ton oreiller sont humides! tu as pleuré? Qui a pu te faire du chagrin, ma Gabrielle chérie?

La jeune femme n'essaya plus de se contenir, elle détourna la tête, et ses sanglots retentirent, douloureux et pressés. Le marquis l'avait prise dans ses bras, il essayait vainement de rencontrer le regard de Gabrielle, celle-ci tenait ses yeux obstinément baissés, pendant que les pleurs ruisselaient sur ses joues et sur les mains.

--Qu'as-tu? dit encore celui-ci, parle, mon enfant, que t'a-t-on fait?

--Tu le demandes! s'écria Gabrielle, arrachant la vérité de son coeur torturé, tu le demandes! Mais tu m'abandonnes, et moi, je t'aime!

Ce cri avait si bien l'accent de la passion que le marquis en fut remué jusqu'au fond de l'âme, qu'il n'avait pas méchante. Il s'efforça de prouver à sa femme qu'il était contraint par le devoir; qu'en réalité, elle jouirait beaucoup plus de sa présence qu'à Paris, où souvent ils ne se voyaient qu'à de rares intervalles, tant le tourbillon mondain leur prenait de temps; il parla de son amour, de l'enfant qui devait naître, il promit de venir souvent; il fut si éloquent, que Gabrielle, convaincue, mais non consolée, finit par lui dire:

--Eh bien! puisque c'est nécessaire, va,--mais ne m'oublie pas!

L'oublier! certes, non! Le marquis était bien loin de penser à l'oublier. Une femme si belle, si aimante, si dévouée! Il partit le lendemain cependant, et rentra à Paris, où les officiers de son régiment lui donnèrent un souper splendide.

--Nous avons reconquis le marquis de Maurèze, s'écrièrent-ils en choeur au moment des libations. Maurèze est à nous!

Au même moment, Gabrielle, inquiète, sentait confusément remuer en elle l'enfant de Guy. Quand elle se fut bien assurée qu'elle ne se trompait pas, elle se sentit plein d'une joie inconnue, puis la tristesse la reprit soudain.

--Il devrait être là! se dit-elle. Pense-t-il seulement à moi?

Hélas! non, le marquis, en ce moment, ne pensait point à elle.



V

L'hiver était venu, la neige blanchissait la route qui menait à Paris, les grandes cheminées où le vent s'engouffrait en hurlant envoyaient leur fumée bleuâtre dans le ciel triste, et Gabrielle, assise à sa fenêtre, attendait la visite de son mari.

Depuis trois mois qu'elle habitait Maurèze, la jeune femme avait appris bien des choses. Elle avait appris que la pire solitude n'est point celle du couvent; que le mariage n'est pas la fête perpétuelle qu'elle avait rêvée; que l'amour d'un mari, dans le grand monde de cette époque, n'était qu'un feu de paille brillant et fugitif, et que ceux qui n'ont jamais connu la joie sont moins à plaindre que ceux qui l'ont perdue.

Gabrielle faisait ces réflexions sur elle-même, et sa tristesse augmentait à mesure que diminuait le jour blafard de décembre. Avec le jour, en effet, elle voyait disparaître l'espoir de voir son mari ce jour-là, et alors, quand le verrait-elle? Une ou deux fois déjà le marquis avait promis de venir, et il ne s'était point montré; alors Gabrielle avait reçu un petit billet bien tendre, galamment tourné, mais la visite s'était fait attendre... En serait-il de même aujourd'hui?

La maison était morne; le vieux duc n'avait pu y tenir: son Paris et surtout son Versailles lui manquaient par trop. Un beau matin, s'excusant de ne pouvoir tenir compagnie à sa belle-fille, il avait fait atteler son carrosse, et depuis on ne l'avait point revu.

Cette absence, d'ailleurs, ne pesait guère à Gabrielle. Son beau-père lui paraissait un phénomène mystérieux et quelque peu effrayant. Qu'on pût vivre à ce point renfermé en soi-même, qu'on restât trois jours sans proférer d'autres paroles que celles d'une indispensable politesse, et qu'avec cela on ne pût exister loin de la présence d'un roi,--tout cela était par trop extraordinaire, et Gabrielle avait renoncé à le comprendre.

Cependant, à de certains jours, la pauvre petite marquise se prenait presque à regretter cette figure austère; si peu avenant qu'il fût, c'était un visage.

La jeune femme se mit alors à penser au couvent, à ce couvent qui jadis lui paraissait si noir, et qui maintenant s'illuminait de toute la lumière étincelante de la jeunesse. C'est là que Gabrielle avait été heureuse, là qu'elle avait tramé d'innocentes malices, inventé de joyeux passe-temps... Depuis...

Qu'elle était loin, la chambre nuptiale tendue de bleu et d'or, où la jeune marquise avait remercié Dieu avec tant d'effusion le jour de son mariage! Qu'il était loin, l'époux empressé, plus amant qu'époux! pensait-elle, et c'était vrai, hélas! car il avait oublié sa femme comme on oublie une maîtresse...

Tout à coup un point noir se détacha sur la blancheur de la route. Gabrielle se souleva et regarda de tous ses yeux.

Ce n'était pas un carrosse,--c'était un homme à cheval qui gravissait à bride abattue la rampe du château. À peine dans l'obscurité croissante distinguait-on le cheval du cavalier.

--Un messager! pensa Gabrielle en se laissant retomber sur sa chaise. Il ne viendra pas!

Une grosse larme roula sur les mains jointes de la jeune femme.

--Si l'enfant était né seulement! se dit-elle... Quand il sera là, je ne serai plus triste.

Le galop du cheval résonna sur les pierres de la cour. Gabrielle essaya de distinguer le messager; mais la nuit était venue, elle ne vit rien.

--L'enfant! continua-t-elle, pendant qu'une autre larme suivait la première. Pauvre petit, c'est lui qui sera ma consolation!

La porte s'ouvrit toute grande, et sur le fond lumineux du corridor, éclairé par les valets chargés de candélabres, une mâle figure se détacha en noir.

--Marquise, dit la voix joyeuse de Guy, je suis venu vous surprendre dans votre Thébaïde...

--Guy! s'écria la jeune femme en s'élançant vers lui. Mais la présence des valets l'arrêta. Vous me faites grand plaisir et grand honneur, monsieur le marquis, fit-elle avec une révérence.

Les valets s'étaient retirés; un flambeau brûlait sur la table; la porte était refermée, le marquis s'approcha de la jeune femme et la prit dans ses bras avec passion.

--Je suis venu, dit-il, parce que j'ai pensé que tu devais t'ennuyer sans moi, parce que je mène là-bas joyeuse vie, tandis que toi... Il frissonna et rit de son frisson en jetant un regard sur les murailles sombres. Bref, madame, je suis venu parce que je vous adore et que j'avais envie de vous le dire. M'accorderez-vous l'hospitalité pour cette nuit?

--Oh! Guy! murmura Gabrielle suspendue à son cou; mon ami, mon mari, que tu es bon d'avoir pensé à moi, que je t'aime! Es-tu venu ainsi, à cheval, de Paris?

--A franc étrier, ma belle marquise, avec deux relais. Mais que ne ferait-on pas pour obtenir un tel accueil? Et maintenant, ma chère, faites-nous souper, car je meurs de faim.

Gabrielle passa vingt-quatre heures dans un rêve de bonheur.



VI

Si la marquise avait connu le véritable motif qui avait amené son mari près d'elle, à franc étrier, ce jour-là, sa joie eût été sensiblement diminuée.

La veille au soir, une joyeuse société s'était donné rendez-vous à l'hôtel de Maurèze, où le marquis traitait ses amis. Après souper, comme il arrive, on se mit à jaser, et l'on parla trop, ce qui n'est pas rare non plus.

--Voyez, messieurs, s'écriait un jeune fou de vingt ans, voyez ce que valent les femmes! Ma maîtresse m'a trahi hier, et je vous le demande, pour qui?... pour lui! ajouta-t-il en désignant du doigt un homme d'environ quarante ans, ventru, moustachu, peu élégant de formes et d'allures, et cependant fort authentiquement noble à seize quartiers.

Un éclat de rire accueillit cette saillie.

--Si elle m'a préféré, répartit le gros homme, c'est qu'apparemment elle m'a trouvé du mérite. Mais sois sans crainte, elle me trahira demain pour un autre qui aura d'autres mérites, ou les mêmes, peu importe,--ou même pas de mérites du tout.

--Les femmes sont les suppôts de Satan, cria un troisième d'une voix enrouée, à l'autre bout de la table.

--Toutes, répétèrent les jeunes gens.

--Pardon, pardon, mes amis, fit d'un air grave un chevau-léger qui se tenait des deux mains à la table pour ne pas rouler dessous, j'en excepte nos mères.

--Accordé, répliqua le gros homme.

--Et nos femmes! ajouta le jeune étourdi.

--Et nos soeurs! lança un troisième.

--Tout le monde alors! s'écria un des plus gais, ce n'est plus la peine de les condamner si on les excepte toutes.

--Pas toutes, mais voici Maurèze qui possède un trésor de femme, la plus jolie marquise qu'on puisse voir, une femme qui devrait être le plus beau joyau de la cour, elle est vertueuse, elle l'adore, et il la cache! Ce n'est pas juste!

--Non, ce n'est pas juste! répéta le choeur.

--Est-il heureux, ce Maurèze, et un bonheur si peu mérité!

--Je suis, messieurs, dit le marquis avec un grain de fatuité, beaucoup plus heureux qu'on ne croit, car si, comme vous le dites, j'ai une épouse charmante...--il s'arrêta un instant et promena autour de la table un regard satisfait,--j'ai une maîtresse presque aussi belle et tout aussi fidèle!

--Ah! l'insolent bonheur! cria-t-on de toutes parts. Maurèze, c'est trop de deux! Qui est-elle?

--Je n'ai garde de vous le dire, vous me la prendriez; mais je puis vous montrer son portrait, nul de vous ne la connaît.

Il tira de sa poche une tabatière, ornée à l'intérieur du couvercle d'une jolie miniature de femme. La tabatière fit le tour de la table. Au moment où elle arrivait à l'un des assistants, un éclat de rire retentit.

--Ah! le bon billet! s'écria celui qui avait protesté en faveur des mères.

--Eh bien! fit Maurèze en fronçant le sourcil, car il n'aimait pas la raillerie, quand elle tombait sur lui.

--Eh bien! mon cher, ta maîtresse est fidèle?

--Certes!

--C'est elle qui t'a donné ce bijou?

--Oui. Eh bien?

Le chevau-léger tira de sa poche une boîte semblable, la plaça à côté de l'autre, couvrit les deux de son mouchoir de poche, et, s'adressant au marquis d'un air grave:

--Tu peux choisir au hasard, mon cher; quoi que tu prennes, tu y trouveras le portrait de ta belle!

Un rire fou gagna les convives, et Maurèze lui-même, malgré sa déconvenue, ne put s'empêcher de rire comme les autres. L'épreuve fut faite et donna raison au chevau-léger qui, n'ayant pas les mêmes motifs pour garder le silence, raconta en long et en large l'histoire de la petite bourgeoise pour laquelle il avait des bontés.

--Eh bien, soit! fit le marquis d'un air dégagé qui cachait son dépit; en mettant les choses au pis, il me reste ma femme.

--Et tu es un grand scélérat de n'être pas à ses pieds, ajouta le protecteur de la morale. Quand on possède une femme comme la tienne, mon cher, on devrait s'abstenir de courir sur les brisées des autres.

Maurèze regarda ses manchettes d'un air fat, et la conversation dériva. Le lendemain, ayant arrangé ses affaires pour une courte absence, il partit à franc étrier pour arriver plus vite... C'est à cette soirée de garçon que Gabrielle avait dû la visite inopinée de son mari.

Heureusement, la pauvre enfant ignorait et devait ignorer l'épisode de la tabatière à portrait. Mais, quand le marquis la quitta, il était déjà las de son rôle d'amant. Gabrielle n'était pas coquette; elle disait tout bonnement: «Je t'aime!» à son mari, parce que c'était son mari et qu'elle l'aimait. Or ce n'était pas là ce qui pouvait amuser le marquis.



VII

La jeune marquise n'avait pas à un très-haut degré ce que depuis on a désigné sous le nom de sentiment des convenances. Par exemple, elle ne comprenait pas la nécessité de dire ce qu'elle ne pensait pas, non plus que celle de ne pas dire ce qu'elle pensait. On lui avait bien inculqué au couvent de sévères principes, aussi compassés et aussi minutieux que le cérémonial des révérences; les révérences avec leurs différents degrés de profondeur s'étaient gravées tant bien que mal dans la mémoire de Gabrielle, mais les principes menteurs de fausse sagesse mondaine,--si nécessaires cependant pour vivre en paix avec les humains,--s'étaient envolés avec le souvenir des leçons de grammaire.

Au grand scandale de son beau-père, Gabrielle aimait la marche à pied, au grand air; elle ne pouvait souffrir que deux laquais galonnés lui servissent d'escorte lorsqu'elle allait dans le village voisin faire de porte en porte une apparition bienfaisante. Aussi le départ de son beau-père avait été pour elle plutôt un soulagement qu'une privation.

Certain jour de février, un fallacieux soleil d'hiver, qui ressemblait fort à un soleil de printemps, se glissa si bien à travers les rideaux, qu'il tenta la jeune marquise. La gaminerie de ses seize ans, qui sommeillait en elle depuis longtemps, se réveilla soudain. Gabrielle revêtit une mante de soie, appela la plus jeune de ses femmes de chambre, préférée en raison de sa jeunesse même, et, sans prendre conseil ni souci de personne, elle sortit du château.

Le parc ne l'attirait point; elle aurait le temps de le connaître quand viendrait l'été: et puis ce parc clos de murs, c'était encore le château, et, sans bien se l'avouer, Gabrielle pensait tout bas que cette somptueuse demeure ressemblait fort à une prison.

Mais cette prison au moins avait sa clef sur la porte, car les deux jeunes femmes, marchant d'un bon pas, se trouvèrent bientôt en rase campagne.

L'air avait cette douceur veloutée, présage des changements de temps, qui fait rêver de lilas et d'aubépine même alors que les branches noires ne portent pour fleurs que des gouttes de pluie; la marquise se sentait heureuse; elle jasait comme aux beaux jours du couvent, et sa compagne l'écoutait avec respect, comme il convient lorsqu'on est la servante d'une si noble dame.

--Vois-tu, disait Gabrielle, j'aurai un fils; M. le marquis veut un fils d'abord, et je ne puis le désappointer. On lui fera un baptême magnifique; le roi sera sans doute son parrain... nous lui ferons des robes de dentelle, rien que de la dentelle! Il n'y aura rien d'assez beau pour mon fils!

La jeune suivante souriait de cette joie presque enfantine, qu'elle pouvait comprendre; il n'était pas besoin d'être de grande noblesse pour se réjouir avec la jeune mère.

--Et toi? dit tout à coup Gabrielle, est-ce que tu as des enfants?

--Non, madame la marquise, je ne suis pas mariée, répondit la soubrette; mais ma soeur aînée a un beau garçon, pas bien vieux: il a eu six mois au nouvel an...

--Où est-il, ce beau garçon? fit Gabrielle, soudain curieuse.

La jeune servante indiqua quelques fumées dans un bouquet d'arbres.

--Au hameau que voilà, dit-elle.

Une fantaisie germa dans le cerveau de la marquise.

--Allons le voir, dit-elle joyeusement, et, passant son bras sous celui de sa suivante, elle se dirigea vers ce hameau.

Un hameau n'est pas riche aujourd'hui; au siècle dernier, c'était bien autre chose! Le fumier gisait devant les portes, les chemins étroits refusaient le passage, les charrettes enfonçaient jusqu'au moyeu dans la boue... mais ce spectacle n'offrait rien d'extraordinaire; n'en était-il pas de même partout?

La servante guida la marquise jusqu'à une petite porte basse, fermée de peur du froid; le loquet céda, les visiteuses entrèrent...

Gabrielle ne sentit pas l'odeur nauséabonde des demeures mal aérées, elle ne vit pas la pauvreté des meubles, la nudité des murailles: elle ne vit qu'un groupe où rayonnaient la vie et la santé.

Assise sur une chaise basse devant le feu, la jeune femme allaitait son enfant. Celui-ci, déjà rassasié, jouait avec le sein maternel, le quittait, le reprenait, faisait mine de le repousser, puis se rejetait avec avidité sur la source de vie, si tiède et si douce... Un pied dans sa main, il faisait mille agaceries à sa mère, qui, les bras tendrement serrés autour de lui, répondait à ses caresses dans ce gazouillis que les enfants comprennent si bien et qui n'a de sens que pour eux.

La mère et l'enfant étaient si fort absorbés l'une par l'autre qu'ils n'avaient pas remarqué l'entrée des visiteuses. La petite servante se dirigea vers sa soeur et l'appela par son nom.

Effarée, la jeune femme se leva et fit une révérence. L'enfant, peu farouche, regarda la marquise avec étonnement, puis se remit avec ardeur à sa besogne.

--Asseyez-vous, dit Gabrielle; j'ai voulu voir votre enfant; moi aussi, bientôt j'aurai un fils.

Les mères s'entendent toujours entre elles, quelle que soit la différence de rang et de fortune. Au bout de cinq minutes, la paysanne pauvre parlait avec confiance à la noble dame et lui détaillait, les yeux brillants d'orgueil, les incomparables perfections de son enfant.

--Il se tient debout tout seul! dit-elle toute fière. Voyez plutôt.

Elle démaillotta rapidement l'enfant, qui, debout sur ses genoux, tout nu, superbe dans sa chair rose et potelée, s'appuyait à son cou et posait sa joue sur la joue maternelle, par habitude de câlinerie enfantine.

--Que c'est beau, un enfant! murmura Gabrielle en joignant les mains, et comme il vous aime!

--Ce n'est pas bien malin, dit l'humble femme avec sa franchise paysanne; nos enfants nous aiment parce que nous les élevons nous-mêmes! Il sait bien m'appeler quand il a faim, allez, et, quand il est repu, il se souvient bien que c'est sa mère qui l'a contenté!

Gabrielle se leva, passa ses doigts sur la joue rebondie du petit garçon, vida sa bourse sur la table et partit comblée de bénédictions. Le long de la route elle ne dit rien. Sa suivante, étonnée de ce silence prolongé, se hasarda à lui demander si elle était fatiguée.

--Non, répondit Gabrielle, je suis contente, je suis contente d'avoir vu cet enfant. As-tu connu ta mère? demanda-t-elle soudain à la jeune fille.

--Oh oui, madame! et c'était une bonne femme qui a eu bien du mal à nous élever tous...

--Vous l'aimiez?

--Je crois bien que nous l'aimions!

--Vous avait-elle nourris elle-même?

--Tous, madame la marquise, et nous étions neuf. Aussi, quand elle est morte, nous l'avons tous pleurée.

Gabrielle rentra au château et dîna seule comme toujours. Quand elle fut dans sa chambre, elle attendit vainement le sommeil. Bien des idées nouvelles, étranges, flottaient confusément dans sa tête. Elle n'avait pas connu sa mère, elle, et si elle l'eût connue, l'eût-elle aimée? Eût-elle parlé d'elle comme cette paysanne parlait de la sienne? Les femmes qu'elle avait vues à Paris avaient des enfants... Tiraient-elles de ces enfants autant de joie que l'humble mère du petit garçon de là-bas?

C'étaient beaucoup d'idées, et des idées bien peu répandues alors; aussi Gabrielle se trouva-t-elle impuissante à se les expliquer; mais peu à peu elles prirent une forme, et la marquise s'arrêta à une résolution pour l'avenir prochain où elle serait mère à son tour.



VIII

Le jour attendu et redouté vint. Gabrielle entendit le premier cri de son premier-né traverser l'air de sa chambre, et son coeur déborda d'une joie et d'un orgueil nouveaux. À peine l'appartement avait-il pris l'air de fête que donne une petite créature entourée de dentelles et de pompons, que Guy arriva.

--C'est un fils, monsieur le marquis, lui dit le médecin en s'inclinant.

--Un fils! répéta le marquis en prenant l'enfant qu'on lui présentait. Un héritier pour la maison de Maurèze.

Il le tint un instant dans ses mains tremblantes, près de la fenêtre, et l'examina attentivement.

--Il vous ressemble comme deux gouttes d'eau, monsieur le marquis, dit la vieille servante qui l'avait élevé.

--Allons, tant mieux! fit le père en souriant. Il pensa alors à la pauvre marquise qui avait tant souffert et qui de son lit le regardait avec des yeux pleins d'ivresse.--Ma chère femme, lui dit-il en s'approchant, je vous remercie.

--Tu es content? dit-elle d'une voix faible comme un souffle.

--Enchanté! dit-il en lui baisant la main.

Une expression de douceur, de joie et de résignation tout ensemble passa sur le visage de la jeune femme qui ferma les yeux et se laissa doucement aller au sommeil.

Pendant la nuit elle se réveilla plusieurs fois et s'informa de son fils.--Le jeune comte dormait d'un paisible sommeil, lui fut-il répondu. Elle se rendormit aussitôt, avec cette même expression qui lui donnait l'air d'un ange plutôt que d'une mortelle.

Au matin, elle reçut la visite de son mari.

--Asseyez-vous, Guy, je vous prie, lui dit-elle. Je suis très-forte et j'ai à vous parler.

Le marquis obéit. La jeune femme le regarda deux ou trois fois, puis baissa les yeux et sembla hésiter.

--Vous voulez que je vous fasse quelque présent? dit-il en souriant; soit! ma chère, je n'ai rien à refuser à celle qui m'a donné un fils.

Elle leva sur lui un regard reconnaissant.

--Non, dit-elle, ce n'est pas un présent, c'est une grâce, et je vous prie en effet de ne pas me la refuser.

--Tout vous est accordé d'avance, fit le marquis avec courtoisie.

--Je voudrais, reprit Gabrielle, si extraordinaire que cela vous parût, je voudrais obtenir de vous la permission de nourrir moi-même mon fils.

Malgré son respect pour les bienséances, le marquis ne put retenir un soubresaut.

--Nourrir votre fils! Quelle idée! Nous avons une nourrice pour cela!

--Je le sais, mon ami; mais on peut renvoyer cette femme avec un présent; laissez-moi cette joie, je vous en conjure!

L'Emile de Rousseau ne devait paraître que plusieurs années après cette époque; et ce qui devait être une mode, un véritable engouement semblait alors un caprice extraordinaire, l'aberration d'un esprit malade.

--Cela n'a pas le sens commun, ma chère! Comment supporteriez-vous les fatigues de cette fonction? Laissez cela à ces fortes femmes de campagne; elles n'ont vraiment d'autre mérite que d'avoir un lait généreux à donner à nos enfants, mais vous... quelle singulière fantaisie!

--Guy, reprit la jeune mère avec ténacité, je vous en supplie! Ma vie est triste ici, je ne m'en plains pas: je n'aimais pas davantage le monde que je devais voir à Paris. Mais, puisque Dieu m'a donné la joie de mettre au monde un fils, permettez qu'entre lui et moi rien ne s'interpose, permettez qu'il ne connaisse que le sein de sa mère, qu'il ne cherche et n'aime que moi.

--Ma parole! s'écria le marquis en riant, je crois que vous êtes jalouse! jalouse d'une campagnarde... Ah! marquise, je vous croyais plus de jugement! Votre fils, s'il tient de vous, et, j'ose le dire, de moi,--sera trop attaché à ses devoirs pour mettre jamais le souvenir d'une nourrice entre vous et lui!

--Mais... insista Gabrielle.

--C'est inutile, ma chère, dit le marquis en se levant pour clore l'entretien, cela ne s'est jamais vu, et je déteste qu'on se singularise. De père en fils, les Maurèze ont sucé un lait étranger, et il ne me paraît pas que la race en ait souffert.

Il se redressa avec orgueil. Sa belle prestance et son noble visage faisaient en effet grand honneur à sa race.

--Laissons cela, dit-il avec plus de douceur à sa femme qu'il craignait d'avoir affligée; c'est une fantaisie de malade; si je vous laissais faire, vous en seriez bientôt dégoûtée. N'en parlons plus. Je vous avais réservé, reprit-il en changeant de ton, un joyau de famille pour le jour où vous donneriez un rejeton mâle à notre maison. Vous l'avez bien gagné.

Il sortit un écrin de sa poche et le posa sur le drap orné de dentelles. Un collier à cinq rangs de perles magnifiques brillait sur le velours bleu... Gabrielle le vit à peine.

--Je vous remercie, mon ami, dit-elle néanmoins avec douceur.

--Nous trouverons encore quelque bijou de famille pour fêter la bienvenue de notre second enfant, dit le marquis en baisant au front sa femme soumise, mais non résignée.

Il sortit de la chambre, et Gabrielle, prétextant le sommeil, se cacha derrière ses rideaux pour pleurer à son aise. L'écrin ouvert était resté sur le lit, le collier avait roulé dans un pli de la courte-pointe... Qu'importaient les perles à la pauvre jeune mère?

Et son fils fut nourri par un sein étranger.



IX

Le roi fut en effet parrain du jeune héritier de Maurèze, et même la maîtresse du roi fut sa marraine, ce qui ne pouvait manquer d'ajouter à l'honneur conféré. Gabrielle ne savait guère comment se gouvernait la cour en ces temps prospères de notre histoire, et le nom que tout Paris chansonnait ne lui apprit rien. Par prudence encore plus que par jalousie, le marquis avait prétexté un état de souffrance chez sa femme pour se dispenser de la présenter à Sa Majesté. Le vieux duc n'était pas content.

--De mon temps, disait-il, sous le feu roi, les choses ne se fussent pas passées ainsi! Mais tout se perd! L'étiquette même n'est plus observée.

Hélas! ce n'était pas seulement l'étiquette qui s'était perdue! Mais l'excuse du marquis fut acceptée! et c'était l'important. Les gens habiles dirent qu'il avait manqué une belle occasion de consolider sa fortune, et les gens de bien l'approuvèrent fort.

Le petit René revint au château de ses pères tout couvert de dentelles et de rubans, dans un carrosse d'apparat traîné par quatre chevaux blancs harnachés de bleu, porté sur les genoux de sa nourrice, belle femme solide, haute en couleur, longue comme un peuplier et roide comme un pieu.

Quand cette matrone entra dans la chambre de la marquise, celle-ci s'élança vers elle pour enlever son enfant dans ses bras et le couvrir de caresses; mais elle fut arrêtée à mi-chemin par un geste si sévère et si majestueux, qu'elle en resta indécise, se croyant en faute. Alors la nourrice présenta le front du jeune comte aux lèvres de sa mère, qui y déposa un timide baiser, puis se retira dans sa chambre, où Gabrielle n'osa la suivre.

Cette nourrice était au fait du cérémonial, ayant déjà eu trois nourrissons dans les premières familles de France, comme elle se plaisait à le dire. C'était le duc qui, sur la recommandation expresse d'une de ses vieilles amies, avait amené cette perle à sa bru. Dans ces mains expérimentées, l'héritier du sang de Maurèze ne pouvait que prospérer.

Gabrielle n'avait pas attendu le jour du baptême pour prendre la nourrice en grippe. La femme qui lui dérobait les caresses de son enfant eût dû être la douceur et la bonté même pour se faire pardonner cette usurpation: loin de là, la pauvre petite marquise se sentait dominée par ce grenadier femelle, qui, avec le respect insultant des domestiques de bonne maison, lui rappelait vingt fois par jour qu'elle, la marquise de Maurèze, n'était qu'une jeune écervelée, une enfant sans expérience, incapable de mener à bien l'éducation d'un rejeton si précieux. Tout au plus, grâce à sa noble origine et à sa belle constitution, dont le jeune René avait hérité, pardonnait-elle à Gabrielle d'être la mère de son enfant.

Le matin, quand la marquise avait appelé, la nourrice lui apportait le petit comte, mais sans le laisser passer de ses bras protecteurs à ceux de la pauvre jeune mère.

--Madame la marquise lui ferait du mal; il faut une grande habitude pour savoir tenir les enfants.

--C'est mon fils, après tout, lui dit un jour Gabrielle irritée, et je veux que vous me le laissiez quand il me plaît.

La nourrice déposa son nourrisson sur les genoux de la mère, fit une révérence et sortit sans répliquer.

Pendant une heure, Gabrielle, heureuse au delà de ses espérances, caressa l'enfant endormi. Il était superbe; ses joues, ombragées par de longs cils bruns, avaient cette belle pâleur mate des enfants nourris au sein; le sang généreux circulait sous sa peau fine dans les veines bleues; des cheveux noirs dépassaient déjà le petit bonnet.

La jeune mère s'enivra de cette contemplation; elle osait à peine respirer. Puis, elle s'enhardit jusqu'à passer délicatement son doigt sur la peau satinée, à presser doucement les menottes fermées et rouges de santé. Bientôt elle ne s'en contenta plus: elle baisa à maintes reprises les mains et les joues, et les yeux fermés, si beaux dans le sommeil, et dont elle n'avait pas encore vu le regard, car on lui apportait toujours l'enfant endormi. Si bien que le petit garçon s'éveilla, et, voyant penché sur lui un visage inconnu, il se mit à pousser les hauts cris.

Très-effrayée, Gabrielle essaya de le calmer, mais sans y réussir; elle appela, on vint, elle fit chercher la nourrice, qui fut introuvable. Au bout d'une demi-heure de recherches, pendant lesquelles le petit garçon n'avait pas cessé de crier, au risque de suffoquer, la nourrice se présenta enfin, aussi impassible, aussi solennelle que jamais.

Aux reproches que lui fit Gabrielle de l'avoir laissée seule avec l'enfant, la matrone répondit qu'elle avait cru bien faire en exécutant les ordres de madame la marquise, et madame la marquise ne trouva rien à répliquer.

Le soir, quand on apporta le jeune comte au baiser réglementaire, il était rouge et agité. Gabrielle en fit l'observation. Il lui fut répondu que ce n'était pas étonnant, vu ce qui s'était passé le matin.

Pendant quelques jours l'enfant fut indisposé. Le marquis, sur ces entrefaites, étant venu voir sa famille, la nourrice lui fit un rapport alarmant sur la santé de son héritier, et se laissa arracher, non sans peine, l'aveu que madame la marquise avait voulu se mêler de soigner le jeune comte; ce n'était pas sa faute, à la pauvre chère dame, mais elle était si jeune!... elle ne pouvait pas savoir...

Le marquis aimait bien sa femme, mais il tenait par-dessus tout à conserver l'héritier de sa maison; aussi fit-il part de ses intentions à Gabrielle d'un ton si net, que la pauvre enfant fondit en larmes. Vainement elle essaya de se disculper, de rétablir les faits dans leur vérité. Son mari ne voulut pas l'entendre, et pour la première fois il fut réellement dur avec elle.

Reconnaissant sa faiblesse, Gabrielle garda le silence, pleura toute seule et prit en haine mortelle cette nourrice qui lui avait volé son enfant et qui allait lui ôter le coeur de son mari.

Sa douleur était si grande, que pendant quelques jours elle fut malade; par contre, depuis la visite du marquis, l'enfant allait à merveille. Cause innocente de tout le mal, la petite soubrette Toinon fut si touchée de voir sa maîtresse en cet état, qu'un soir elle lui en parla la première.

--Je vois bien, dit-elle, que madame la marquise se consume de chagrin à cause de monseigneur René; si j'osais, je proposerais à madame un moyen de voir le jeune comte sans que la nourrice le sût.

--Tu le vois, toi? s'écria Gabrielle, aussitôt ranimée.

--Oui, madame. Le soir, la nourrice aime à bien souper, et encore plus à bien bavarder. Au lieu de souper dans sa chambre, comme madame le croit, elle descend à l'office avec les gens.

--Et mon fils reste seul? dit Gabrielle indignée.

--Oh! madame, il en a bien l'habitude, car il n'a pas souvent compagnie. Si madame voulait, nous irions le voir, et je ferais le guet...

--Allons! s'écria la marquise en sautant à bas de son lit. Tu me sauves la vie, Toinon, et je ne l'oublierai pas!

Elle revêtit à la hâte un déshabillé, et doucement, à pas de loup, elle suivit son guide dans les corridors. La nourrice s'était fait éloigner de la jeune femme, sous prétexte que les cris de l'enfant troubleraient son sommeil. Toinon poussa une porte entr'ouverte, fit signe à Gabrielle de la suivre, et elles entrèrent.

René ne dormait pas. Il avait alors sept mois; et, n'ayant pas été gâté par la compagnie, comme disait Toinon, il se divertissait tout seul avec quelques jouets laissés à dessein dans son berceau. A la vue de sa mère, qu'il ne connaissait que pour avoir crié en sa présence, il fit un mouvement de crainte que Toinon calma d'une caresse.

--Il me connaît bien, moi, dit-elle; nous sommes amis, n'est-ce pas, monseigneur?

Monseigneur lui avait pris les cheveux à poignée et tirait dessus de toutes ses forces.

--Ne craignez pas, madame, dit-elle héroïquement, pendant qu'il me tient il ne dira rien; vous pouvez vous approcher.

Émue, le coeur gros d'angoisse, Gabrielle se pencha sur le berceau. Son fils, toujours fort grave, la regarda un instant, puis lâcha Toinon et saisit à pleines mains les rubans de sa mère.

--Voyez, dit la bonne fille toute joyeuse, il vous connaît déjà. Ah! le cher petit! il sait baiser, madame, je le lui ai appris; la nourrice n'en sait rien. Baisez, mon petit seigneur; baisez votre Toinon...

Obéissant et toujours grave, l'enfant posa sa joue contre celle de la fidèle servante.

--Et votre belle maman, baisez-la aussi! Soyez mignon!

Sans se dérider, René posa sa joue fraîche contre celle de Gabrielle qui laissait couler de grosses larmes sur les jouets.

--Il vous aime, madame, s'écria Toinon, c'est le sang qui parle, il sent déjà qu'il est votre fils!

Un bruit au dehors les effraya, et elles se hâtèrent de quitter René. Rentrée dans sa chambre, Gabrielle courut à son secrétaire, y prit une poignée d'or et la jeta dans le tablier de Toinon sans parler.

--Ah! madame, fit la brave fille, ce n'était pas pour une récompense...

--Tu as raison, répondit Gabrielle en l'attirant à elle; garde cet or, cela peut servir: mais sois sûre que je ne te crois pas payée.

Et la grande dame embrassa l'humble domestique sur les deux joues.

--Je te devrai le bonheur d'être aimée de mon fils, dit-elle, et cela ne se paye pas!



X

A partir de ce jour heureux, Gabrielle se rendit tous les soirs auprès de son enfant La bonne Toinon faisait le guet pendant que la jeune mère caressait le petit garçon et l'accoutumait à lui rendre ses baisers.

L'enfant, naturellement gai, riait parfois de si bon coeur, que Toinon, effrayée, venait recommander la prudence à la marquise. En apparence, rien n'était changé; monseigneur René, toujours endormi, rendait à sa mère les visites d'usage matin et soir, sur les bras de la nourrice, plus gourmée que jamais.

Le marquis venait souvent au château et se faisait montrer son fils à chaque visite. La beauté et la force de l'enfant l'émerveillaient; mais, lui aussi, ne l'avait vu qu'endormi. A l'un de ses séjours, plus long que de coutume, il eut la fantaisie de mander son héritier en plein jour, à l'heure où les yeux des enfants sont ouverts.

--De quelle couleur sont ses yeux? demanda-t-il à sa femme pendant qu'on allait quérir la nourrice.

--Je n'en sais rien, balbutia Gabrielle troublée.

C'était vrai, car elle n'avait jamais vu l'enfant éveillé qu'à la lueur terne d'une lampe placée assez loin du berceau.

--Que deviendrai-je, pensait-elle, s'il me reconnaît?

René entra dans la chambre bien éveillé, ses yeux noirs grands ouverts et pleins d'étonnement. À la vue de son père, il resta d'abord indécis, ne sachant s'il devait rire ou pleurer; puis sa figure ronde s'éclaira, et il sourit de l'air le plus gracieux au bel habit chamarré d'or, et peut-être aussi à la figure avenante de son père qui le regardait avec tendresse.

Gabrielle, tremblante d'émotion et de crainte, plongeait jusqu'au fond de ces yeux d'enfant et, pour la première fois, constatait la ressemblance frappante du père et du fils. Son pauvre petit coeur, gonflé, prêt à déborder de sanglots, palpitait sous sa main qui essayait vainement de le contenir. Elle trouvait son fils si beau, et le père de cet enfant avait l'air d'en être si fier! Qu'elle eût voulu les réunir dans une étreinte, ces deux êtres adorés!... mais l'étiquette s'y opposait.

--Votre fils est superbe, ma chère, dit le marquis à sa femme. Je vous en fais mon compliment.

--Oh! mon ami, dit naïvement Gabrielle, c'est tout votre portrait.

Le marquis, flatté, sourit; René, qui jusque-là n'avait vu que son père, se tourna vivement au son de la voix de sa mère, la reconnut, poussa un petit cri de joie et lui tendit les bras.

Gabrielle frémit; ses yeux pleins de tendresse et noyés de larmes à peine retenues jetèrent à l'enfant un regard si ému que, tout petit qu'il fût, il en sentit la tendresse; puis, elle lui passa légèrement le bout des doigts sur la joue.

--C'est un enfant bien aimable, dit la nourrice obséquieuse en présence de son maître.

--Pauvre petit, pensa Gabrielle, il faut que tu attendes jusqu'à demain, je ne pourrai pas aller t'embrasser ce soir.

En effet, tant que le marquis resta au château, elle lui tint compagnie; elle attachait trop de prix à son bonheur pour risquer de le perdre. Cependant elle avait grande envie de révéler à son époux l'abandon auquel la nourrice infidèle laissait l'enfant pendant des heures... Toinon lui conseilla d'attendre au moins que René fût sevré, et Gabrielle se rendit à ce sage conseil.

Le long hiver finit par s'écouler. Au printemps, la marquise attendait la naissance d'un second enfant, mais ses espérances de l'autre année s'étaient envolées.

--On me prendra celui-là, pensait-elle, comme on m'a pris l'autre; et je ne pourrai être mère qu'en cachette.

René avait quatorze mois; grand et fort, il marchait déjà seul, et la nourrice, qui s'était bien gardée de le dire, l'avait sevré depuis plusieurs semaines quand il fut malade pour la première fois. La marquise s'était bien aperçue d'une sorte de dépérissement chez ce robuste garçon; à diverses reprises, lors de ses visites secrètes, elle l'avait trouvé en pleurs. Mais que pouvait-elle faire? Son mari avait toujours tourné en plaisanterie son vif désir de s'occuper de l'enfant, et Gabrielle n'était pas à l'âge où l'on sait faire respecter ses droits et ses devoirs. Elle n'avait ni l'énergie ni l'autorité voulues pour imposer sa volonté.

Elle se contentait depuis plusieurs jours de pleurer en silence, tantôt sur le délaissement dans lequel la laissait son mari, tantôt sur les souffrances visibles de son cher petit garçon, lorsqu'un soir, le marquis étant au château, où il recevait quelques seigneurs du voisinage, Toinon, fort agitée, se glissa jusqu'à la jeune femme. Celle-ci, prétextant son état qui la fatiguait, s'était réfugiée dans un salon désert et, distraite, regardait par la fenêtre le crépuscule de mai s'étendre dans le ciel.

--Madame, chuchota la fidèle servante, Mgr René est très-malade; il est seul, il gémit, il est brûlant.....

La marquise se souleva précipitamment, quitta sa chaise longue et courut plutôt qu'elle ne marcha jusqu'à cette chambre isolée, dont elle eût trouvé le chemin sans lumière, tant elle en avait compté de fois les pas.

Le bruit des conversations de la valetaille avinée montait par l'escalier de service; les valets aussi fêtaient les valets des amis du maître; leur gaieté grossière souleva le coeur de la marquise, qui passa vite et entra dans la chambre de son fils.

L'enfant était seul en effet. Très-rouge, les yeux brillants de fièvre, il poussait dans son sommeil des cris inarticulés et semblait se débattre contre l'oppression.

--Quand la nourrice est-elle descendue? demanda la marquise après avoir regardé, pâle de terreur et d'indignation, le sommeil douloureux de l'enfant malade.

--Il y a plus d'une heure, madame, car je n'ai pas osé vous prévenir plus tôt, sachant qu'il y avait des hôtes au château.....

Gabrielle regardait toujours son enfant.....

Le berceau doré, surmonté d'une couronne comtale, orné de l'écusson des Maurèze, lui faisait l'effet d'un cercueil... Une idée folle lui vint. Elle se pencha sur la couchette, enleva soudain l'enfant dans ses bras avec ses langes et ses oreillers, et, le serrant bien fort contre son coeur, elle l'emporta rapidement dans sa chambre à coucher.

Muette d'étonnement, Toinon l'avait suivie.

--Madame, qu'avez-vous fiait? dit-elle, lorsque Gabrielle, épuisée, se laissa tomber sur une chaise avec l'enfant toujours dans ses bras.

--J'ai fait mon devoir, s'écria Gabrielle, et maintenant je vais tâcher de sauver mon enfant.

--Que dira M. le marquis? balbutia Toinon épouvantée.

--Tu verras bien ce qu'il va dire quand il apprendra qu'on a volé l'enfant de Maurèze, laissé seul dans son berceau.

--Ah! madame, fit Toinon en joignant les mains avec admiration, c'est bien sur le bon Dieu qui vous a envoyé cette idée-là!

L'enfant, serré contre le sein tiède de sa mère, s'était calmé; sa respiration, plus régulière, indiquait moins de souffrance. Gabrielle le déposa sur son lit, déjà préparé pour la nuit, et le couvrit de l'ombre des rideaux.

--Qu'on le cherche à présent, dit-elle, c'est ici qu'on le trouvera.

La marquise, épuisée, s'assit; sa fidèle Toinon s'accroupit sur le tapis, à ses pieds, et toutes deux prêtèrent l'oreille avec angoisse, attendant le cri qui ne pouvait manquer de s'élever bientôt.

Une demi-heure s'écoula, puis une autre; la valetaille banquetait toujours, les hôtes du marquis faisaient aussi grand bruit dans la salle des fêtes; la nuit était tout à fait venue, la rumeur du jour s'était apaisée au dehors, et par la fenêtre entr'ouverte le chant du rossignol arrivait à intervalles irréguliers. Parfois une plainte de René ramenait près de lui les deux femmes inquiètes, puis le calme se rétablissait dans la chambre silencieuse...

Un pas se fit entendre. Un domestique, par ordre du marquis, venait s'informer de la santé de Madame.

Cette marque d'attention toucha le coeur de Gabrielle et lui parut de bon augure. Toinon, entre-bâillant à peine la porte, répondit que madame allait très-bien et désirait se reposer. Le pas du serviteur s'éloigna peu à peu, et le silence revint, long et mortellement pénible.

Un grand cri résonna soudain; la marquise saisit la main de Toinon, la serrant de toutes ses forces, et se rapprocha du lit, pour couvrir l'enfant de son corps.

Un bruit confus de pas, de cris, de lamentations, se fit entendre par toute la maison. On courait, on s'agitait; des ordres donnés par mille voix se contredisaient les uns les autres; puis le bruit monta, se rapprocha...

--Qu'y a-t-il? fit au bas de l'escalier la voix irritée du marquis.

--Monseigneur, cria la nourrice affolée, on a volé l'enfant...

--Quel enfant? dit le marquis incrédule.

--Votre enfant, monseigneur...

--L'enfant de Maurèze! s'écria le marquis d'une voix tonnante.

Et, sans plus penser à sa dignité de grand seigneur, il s'élança dans toutes les chambres, cherchant lui-même avec frénésie.

Il ouvrit brusquement la porte de la chambre de sa femme, et la voyant là, debout, si pâle, les yeux si pleins d'indignation, il trembla pour elle, comme il venait de trembler pour son fils.

--Madame, dit-il, vous avez entendu, on a volé l'enfant!...

--Demandez à cette femme, fit Gabrielle avec un calme étrange, comment il se fait qu'on ait volé l'enfant.

La nourrice, trop bouleversée pour être habile, raconta qu'elle était descendue pour souper...

--En laissant l'enfant seul? demanda Gabrielle toujours calme.

--Oui, c'est-à-dire non...

--Combien de temps êtes-vous restée en bas?

--Dix minutes, madame la marquise, pas même dix minutes, et personne n'a pu entrer, car j'avais la clef dans ma poche.

Le marquis, effrayé du calme de sa femme, se demandait si le choc n'avait pas ébranlé sa raison.

--Marquis, dit-elle, chassez cette femme qui vous trompe depuis trop longtemps. Votre fils était seul tous les jours pendant des heures, je le savais,--il était malade et mal soigné,--et quand j'ai vu cela, moi, sa mère, je suis entrée dans sa chambre, ouverte et solitaire, et c'est moi qui ai volé l'enfant.

Elle écarta le rideau d'un geste superbe et désigna René endormi.

Au cri que poussa son père en courant à lui, le petit garçon s'éveilla, plein de terreur; mais Gabrielle se pencha sur lui, et aussitôt il lui passa ses bras autour du cou en l'appelant: Maman!

--Je vous chasse! dit le marquis à la nourrice confondue. Sortez tous! ajouta-t-il en se tournant vers la foule qui avait envahi l'appartement.

Quand ils furent seuls, le marquis s'approcha de Gabrielle qui tenait son fils serré contre elle et mit un genou en terre.

--Je vous demande pardon, dit-il, de vous avoir tant fait souffrir.

Gabrielle réalisa son rêve: tenir son fils et son époux dans ses bras en même temps.

Deux jours après, René se portait bien; et, sous la garde de Toinon, il occupait une pièce contiguë à la chambre de sa mère.



XI

Peu de temps après, la marquise donna le jour à une fille qui fut nommée Lucile, et dont le baptême ne fut pas moins somptueux que celui de René; mais cette fois la jeune mère ne rencontra pas les mêmes obstacles que lors de la naissance de son fils. Sur un seul point le marquis ne voulut rien entendre: il ne permit pas à Gabrielle de nourrir sa fille; cette occupation roturière ne pouvait convenir à une noble dame; mais celle-ci pouvait amuser ses loisirs à surveiller les soins mercenaires d'une nourrice. La soeur de Toinon, qui venait de perdre son second enfant, fut agréée par le marquis, moins disposé à prendre aveuglément conseil des gens du monde, et la petite famille, installée au château de Maurèze, prospéra à souhait.

Gabrielle, entre ses deux enfants, n'avait guère le temps de s'ennuyer, et les journées lui paraissaient courtes; son mari seul manquait à son bonheur. Elle ne pouvait se faire aux moeurs du temps.

--Puisque nous avons promis réciproquement devant Dieu de nous aimer jusqu'à la mort, disait-elle à une parente venue tout exprès pour la voir d'une province éloignée, n'est-il pas naturel que mon époux me chérisse autant que je l'aime?

Madame de Rogis n'était pas éloignée de partager cette opinion, mais son mariage n'avait pas été des plus heureux. Elle était née sensible, comme on disait à cette époque, et, pour peu que son mari s'y fût prêté, elle l'eût placé-au figuré, s'entend--dans une niche, comme un saint, pour brûler à toute heure devant lui l'encens d'une adoration passionnée. Mais M. de Rogis était beaucoup trop imbu de l'esprit du siècle pour se prêter à ces effusions bourgeoises de tendresse conjugale; il avait pris son vol vers la capitale, où il était resté, pendant que sa meilleure moitié soupirait en province après son bonheur disparu. Depuis, il avait eu le bon esprit de mourir. Quelques mauvaises langues prétendaient que la belle délaissée avait eu des consolateurs. Si cette médisance était vraie, les consolateurs n'avaient fait que passer, et à coup sûr ces apparitions fugitives avaient été suivies de beaucoup de larmes et de remords.

La visite de cette parente fit à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal à Gabrielle. Il est certain qu'elle avait grand besoin de société; à dix-huit ans, seule avec des enfants au maillot et des domestiques, la jeune femme était accessible à toutes les tentations; mais ce n'est pas la société de madame de Rogis qu'il eût fallu à la marquise. La jolie veuve--car elle était encore jolie malgré ses quarante-deux ou trois années--avait rapporté de Saint-Cyr, où elle avait été élevée, une austérité apparente qui ne faisait que voiler des manières plus faciles, à l'usage des sensibilités mal comprises.

C'est cependant cette femme aimable et dangereuse que le marquis pria de tenir compagnie à Gabrielle lorsqu'il fut appelé à partir avec son régiment. La guerre de la succession d'Autriche venait d'éclater; les plus beaux et les meilleurs de nos régiments devaient payer leur part de contributions aux boulets de l'ennemi.

La marquise fut inconsolable; cet époux tendrement aimé que trois années de mariage lui avaient à peine fait entrevoir, malgré ses négligences, malgré ses infidélités plus que soupçonnées, était pourtant, aux yeux de la jeune femme, un être supérieur, digne de toutes les tendresses. S'il eût voulu, elle aurait quitté jusqu'à ses enfants pour le suivre en campagne; mais le ridicule d'une semblable proposition fit rire le marquis jusqu'aux larmes au moment pathétique des adieux.

--Ne voudriez-vous pas, ma chère, lui dit-il, emmener aussi vos enfants et la nourrice?

Il partit après avoir tendrement rassuré Gabrielle, mais non pour quelques mois, comme il le disait et le croyait. Dix-huit années devaient s'écouler avant qu'il franchît de nouveau le seuil de sa demeure.

Quand le carrosse qui emmenait son mari eut disparu sur la route, Gabrielle, qui l'avait regardé tant qu'elle avait pu distinguer quelque chose, refusa les soins de ses femmes et ceux de sa parente; la vue même de ses enfants ne lui parut pas une consolation. Elle s'enfonça dans le parc, jusqu'alors peu visité, car elle avait eu trop de soucis dans le château pour l'aimer.

C'était à la fin de juillet. Les tilleuls laissaient tomber leurs fleurs séchées, qui bruissaient sous le frôlement des jupes; une odeur parfumée, sèche et chaude, montait au cerveau; derrière la jeune femme, le parterre éclatant mettait des tons rouges et orangés sur le tapis des verdures; le soleil était dans son plein, et sous les quinconces, la terre poussiéreuse, crevassée par la chaleur, laissait sourdre des milliers de petits insectes bruissants. Gabrielle s'arrêta, regarda toute cette vie, secoua la tête et s'enfonça plus avant.

Elle atteignit un rond-point de charmilles où des bancs de pierre entouraient une sorte de tribune préparée sans doute pour des musiciens; là aussi elle regarda autour d'elle, secoua la tête et reprit sa marche.

Les fêtes du monde n'avaient point d'attrait pour elle. Son coeur n'avait été jusque-là plein que de son mari; que lui importait ce qui plaît aux âmes mondaines? Conversations galantes, compliments, regards d'admiration, badinages flatteurs, épigrammes spirituelles, tout cela était néant pour son esprit droit et casanier.

Elle marcha longtemps, cherchant un endroit où elle pût se reposer avec plaisir, et n'en trouvant aucun dans ces allées droites, dans ces courbes régulières; enfin elle atteignit un lieu presque sauvage, abandonné, sans doute à cause de son éloignement du château.

Un banc de marbre fendu par les gelées, recouvert à demi par le lierre, décrivait un hémicycle près d'une table de marbre rongée par les mousses. Quelques statues verdies entouraient ce lieu de repos solitaire; les ronces et les chèvrefeuilles leur faisaient un vêtement d'été; une nymphe couchée laissait tomber de son urne brisée un filet d'eau limpide sur ses pieds de marbre usés par le temps et l'abandon. C'était bien là que l'âme meurtrie de Gabrielle pouvait chercher le repos. Elle s'assit sur le banc, voila de ses deux mains son beau visage couvert de larmes et regarda en face sa destinée.



XII

--C'est fini, se dit Gabrielle lorsque ses larmes taries lui laissèrent ce repos mélancolique qui suit les crises; le marquis peut survivre aux hasards de la guerre, il peut revenir,--mais moi, j'ai perdu mon mari.

Au souvenir des beaux jours de son mariage, les yeux lassés de la jeune femme laissèrent échapper encore quelques larmes, puis elle reprit le cours de ses pensées. Son bonheur était mort depuis longtemps; ce n'était pas de ce jour que son mari l'avait quittée. Vainement elle avait voulu se rattacher aux marques d'affection qu'il lui donnait encore de temps à autre, vainement elle avait cru voir des preuves d'amour dans ses rares visites; l'indifférence bienveillante de l'époux s'était dévoilée aux yeux dessillés de l'épouse à ce moment des adieux, si déchirant pour elle.

--Il m'a prise, se dit-elle amèrement, parce qu'il fallait des héritiers à la maison de Maurèze; il a des enfants, que suis-je pour lui? La mère de ses enfants seulement,--sa femme aux yeux du monde,--en réalité, rien. Je mourrais demain qu'il ne me pleurerait pas une heure, et moi, je lui avais donné ma vie!

Elle se souvint des prières passionnées qu'elle adressait autrefois au ciel pour le maintien de sa beauté,--puisque le marquis l'aimait ainsi, ne devait-elle pas désirer de rester belle? A quoi bon maintenant!

--Il m'eût aimée autant ou aussi peu si j'eusse été laide, pensa Gabrielle avec dépit.

En ceci elle se trompait; le marquis eût pu épouser une femme laide, mais il ne lui eût point parlé d'amour. Il pouvait être léger, frivole, égoïste, mais il n'était point menteur.

Gabrielle commettait encore une autre erreur: son mari l'aimait au fond plus qu'elle ne pensait, plus qu'il ne le croyait lui-même. La douceur, la résignation de sa femme l'avaient profondément touché; plus d'une fois, en rentrant à l'hôtel de Maurèze après une joyeuse nuit de fête, il s'était dit que le château n'était point un séjour délicieux, et il n'avait pu s'empêcher de penser que, parmi les femmes qu'il voyait, pas une n'eût accepté le genre de vie qu'il avait imposé à la marquise. Mais ces bonnes pensées, visiteuses matinales quand il ne s'était point couché, s'envolaient après son sommeil; il lui restait peu de souvenirs de ces impressions passagères.

--Que vais-je faire? se dit Gabrielle après qu'elle eut épuisé l'amertume de toute son âme. J'ai dix-huit ans, je suis veuve pour ainsi dire, je n'ai pas d'amie; la seule parente qui s'intéresse à moi est madame de Rogis; la vie du monde ne me plaît pas... que vais-je faire?

Elle médita quelques instants, puis se dit:

--Mes enfants me restent, j'élèverai mes enfants!

Une joie intense inonda le coeur de la jeune mère. En effet, elle avait ses enfants! Comment n'y avait-elle pas songé plus tôt? Comment l'idée de ces deux anges gardiens ne lui était-elle pas venue?

Pleine d'espérance et de gratitude envers le ciel, Gabrielle se dirigea vers le château. Sa marche n'était plus lente et affaissée, elle ne sentait plus la fatigue ni le découragement; n'avait-elle pas amplement de quoi remplir sa vie?

Comme elle atteignait les degrés de l'escalier royal qui montait au château, elle aperçut un homme en costume de voyage très-simple qui l'attendait nu-tête, un papier à la main.

--Que voulez-vous? lui dit-elle non sans étonnement, car les nouveaux visages étaient rares à Maurèze.

L'homme s'inclina profondément et présenta à la marquise le papier qu'il tenait. C'était un fragment des tablettes du marquis; le billet, tracé au crayon, ne contenait que quelques mots:

«Madame, disait le marquis, je vous envoie un fidèle serviteur dont mon père a bien voulu se priver en votre faveur; c'est un ancien majordome qui a fait ses preuves à notre service. Faites-en l'usage qui vous conviendra, et ne craignez pas de vous fier à sa fidélité.»

--Vous vous nommez?... dit la marquise en levant les yeux sur le serviteur ainsi recommandé.

--Robert, madame la marquise.

--Eh bien! Robert, vous faites partie de ma maison; installez-vous, et voyez ce à quoi vous pouvez être utile.

Robert s'inclina en silence, et la marquise se rendit près de ses enfants. Quand elle eut disparu à ses yeux, le fidèle serviteur resta pensif.

--Elle est bien charmante, dit-il, mais trop jeune, trop jeune! Ce n'est pas là ce qu'il fallait à la maison de Maurèze!



XIII

Robert, né dans la maison du duc, nourri dans l'admiration et le culte de sa famille, était un spécimen accompli du serviteur modèle. On s'est beaucoup servi, au théâtre et au roman, de ce type du vieux domestique, mais on l'a presque toujours représenté sous sa forme humble et dévouée; dans plus d'un cas, cependant, ce dévouement exagéré est allé jusqu'à la férocité. Robert était de ceux qui ne reculent devant rien pour assurer le bonheur de ceux qu'ils aiment. Or il n'aimait et ne vénérait au monde qu'une chose, la maison de Maurèze.

Il pardonnait à peine au noble sang de se mésallier en introduisant des femmes étrangères dans la famille; la nécessité de perpétuer la race était le seul argument qui le trouvât sensible, et encore ne pouvait-il s'empêcher de déplorer qu'il n'y eût point de cousines du même nom. Le mariage du marquis lui avait fait pousser un soupir; il était nécessaire cependant, et, en voyant les vertus de la marquise, il n'avait pu que l'approuver. Malgré cela, il craignait que la jeune femme ne fût pas en état de gouverner sa maison en l'absence du mari, et c'est pourquoi il avait demandé au vieux duc, avec tout le respect qui lui était dû, s'il ne serait pas utile de veiller un peu aux intérêts de M. le marquis.

--Parbleu! avait répondu le vieux seigneur, c'est une excellente idée, et c'est toi que je charge de ce soin.

Robert n'en avait pas tant demandé. Ses habitudes étaient à Paris; cependant, soumis à l'obéissance passive, il partit aussitôt et se rendit à Maurèze, qui devait être désormais son unique séjour. De pareils dévouements ne se voient plus,--il est vrai que nous avons autre chose en compensation.

Robert n'était pas vieux, quoiqu'il n'eût pas l'air jeune; mais il était de ceux qui ne changent guère et dont le visage n'a point d'âge: il avait à peine quarante ans. C'était un homme prudent, mais non cauteleux; zélé sans obséquiosité, dévoué sans emphase; il marchait lentement, mais sans s'arrêter, ne parlait qu'à coup sûr et n'ouvrait point la bouche sans nécessité; âme droite, mais jugement étroit, bon sans générosité et sévère sans rudesse, tel était l'homme que le duc chargeait de veiller sur la maison de Maurèze. Certes, jamais trésor ne fut mieux gardé.

La marquise ne s'aperçut pas d'abord de l'énorme influence que Robert devait prendre sur toute la maison; cet homme tranquille, qui parlait peu, ne faisait pas de bruit et ne se montrait guère, lui paraissait sans importance; mais, au bout de quelque mois, elle s'aperçut que tout autour d'elle prenait une régularité à laquelle elle n'était pas accoutumée. Les repas, le service, les écuries, la cave et les communs avaient revêtu une belle ordonnance; on entendait moins de bruit, et il se faisait plus de besogne.

La marquise fut si contente de ce changement qu'elle en marqua sa satisfaction à «monsieur Robert», comme l'appelaient les domestiques, un peu par raillerie et beaucoup par crainte. Le serviteur s'inclina en silence; il ne prit point le compliment pour lui, car c'eût été dire à Madame qu'auparavant tout marchait mal dans la maison; mais il ne put s'empêcher d'en être flatté secrètement.

Deux années s'écoulèrent dans leur régularité monotone. René grandissait; déjà il faisait grand tapage avec son tambour et ses armes; il brisait impitoyablement les jouets de sa soeur et montrait le plus joli caractère d'enfant gâté, lorsqu'un événement extraordinaire arriva à Toinon, sa bonne.

Un jour que celle-ci, assise sur le gazon et cousant pour ne point s'ennuyer, surveillait les jeux des enfants, monsieur Robert vint à elle, et la salua, ce qui la surprit, car d'ordinaire il ne se découvrait point devant ses pareils.

--Mademoiselle, dit-il, voici bientôt deux ans que je vous observe, et j'ai remarqué une chose qui m'a fort touché.

Toinon, étonnée, le regardait sans comprendre; il reprit:

--Vous témoignez aux enfants de M. le marquis un attachement très-grand, et je suis heureux de vous en faire mon compliment.

--Eh! mon Dieu! reprit bonnement Toinon, quoi de plus naturel que de les aimer, ces chérubins? Ne sont-ils pas tout le portrait de leurs chers parents que Dieu conserve?

--Ils ressemblent en effet tous deux à leur père, répliqua Robert.

--Et à leur chère maman, s'écria Toinon. Voyez si Mgr René n'est pas le portrait vivant de sa mère, depuis qu'il porte les longues boucles flottantes!

Tel n'était point l'avis de Robert; mais vu la circonstance exceptionnelle, il ne répliqua point.

--Alors, dit-il, vous êtes fort attachée à nos maîtres?

--Si Madame m'ordonnait de sauter dans le feu pour elle, s'écria Toinon, j'y sauterais à l'instant, sans demander pourquoi!

Sa jolie figure honnête rayonnait d'enthousiasme; Robert sourit.

--Eh bien! mademoiselle, si vous voulez m'accorder votre main, dit-il, je crois que la maison de Maurèze fera en nous souche de serviteurs fidèles. Toinon, ébahie, le regardait... Elle courut soudain après la petite Lucile qui, chancelante sur ses pieds mignons, s'en allait du côté du bassin, puis elle revint, portant dans ses bras l'enfant, qui se débattait un peu pour le principe de la non-obéissance.

--Vous avez dit, monsieur Robert? fit Toinon quand elle revint, rouge et essoufflée d'avoir couru avec son fardeau.

Robert réitéra sa demande. Toinon, rouge de honte cette fois et toute confuse, se baissa sur l'enfant dont elle baisa les joues roses, et la mit à terre.

--Je ne sais pas, monsieur Robert, fit la jeune fille fort embarrassée, il faudra que j'en parle à Madame.....

--C'est bien ainsi que je l'entends, répondit gravement Robert. Il lui fit un salut de cérémonie et s'en alla du côté du château.

Toinon était restée perplexe. Cette demande avait fort sujet de l'étonner, car Robert ne lui avait pas adressé dix fois la parole depuis deux ans; elle ne pouvait se douter qu'il l'épousait à cause de son attachement à ses maîtres, attachement qui, dans l'esprit du digne homme, constituait la plus haute somme de vertus humaines. Quand l'heure de rentrer fut venue, toujours rêveuse et préoccupée, elle ramena au château les enfants indociles, et le soir, lorsqu'à l'heure ordinaire elle vint assister au coucher de la marquise pour lui rendre compte de la journée des enfants, elle lui raconta la singulière proposition qu'elle avait reçue.

La marquise n'en fut pas moins surprise, car Robert n'avait rien d'un poursuivant d'amour, comme elle le dit en plaisantant, mais la chose paraissait sérieuse.

--Pourquoi pas? fit Gabrielle après avoir réfléchi; il est beaucoup plus âgé que toi, c'est vrai, mais il doit avoir quelque bien; d'ailleurs, c'est un homme rangé, il nous est fidèle, il sera peut-être constant.--Ici, par un triste retour sur elle-même, la jeune femme soupira.--Tu resteras près de moi... S'il te convient, ma fille, épouse-le.

Toinon n'était pas indifférente à l'amour-propre. Être appelée madame Robert par la domesticité du château, c'était quelque chose; d'ailleurs, Robert, sans avoir déposition bien définie, était plus qu'un domestique; il ne buvait ni ne jurait, ce qui était encore un mérite aux yeux de l'honnête fille, affinée par son contact journalier avec sa maîtresse, dont elle était presque l'amie, en toute humilité. Elle se décida donc à accepter la main de M. Robert, et la noce eut lieu sans perdre de temps. Une autre fille la releva de son service nocturne auprès des enfants; elle continua à veiller sur eux le jour, et bientôt, à l'office, on l'appela madame Robert.



XIV

Les mois et les années s'étaient écoulés sans rien changer à la vie qu'on menait au château de Maurèze. Les enfants grandissaient en liberté, sans poudre et sans paniers. Madame de Rogis, installée à demeure auprès de Gabrielle, avait un peu vieilli, mais son coeur était toujours jeune; plus que jamais elle aimait à rappeler les tendres souvenirs de sa vie, Gabrielle l'écoutait toujours avec quelque étonnement, mais sans cette sorte d'effroi qui l'agitait jadis quand sonnait l'heure de ces confidences.

C'était le soir, à la nuit tombante, en hiver auprès du feu, en été sur le perron de l'escalier qui menait au parc, que les deux femmes causaient à demi-voix. Les enfants jouaient sur le sable, à leurs pieds, hors de la portée de la voix, ou s'amusaient paisiblement dans la pièce voisine. Nul n'écoutait, et madame de Rogis, abritée derrière son éventail, racontait comment les premiers feux de la passion s'étaient allumés dans son coeur.

--Dieu! ma chère, disait-elle pour la millième fois, évoquant des images lointaines, que mon pauvre mari était beau le premier jour que je le vis!

Gabrielle pensait à l'apparition radieuse qui l'avait éblouie sous le porche de Saint-Germain l'Auxerrois.

--Quelles délices que ces premiers jours de notre mariage! continuait la sensible madame de Rogis; que nous fûmes heureux! Il me répétait tout le jour que j'étais divine, et, ma foi, j'ai lieu de croire qu'il le pensait!

Pendant qu'elle se rengorgeait avec un amour-propre rétrospectif au souvenir de ces louanges, Gabrielle songeait au boudoir bleu, à sa chambre nuptiale, à toute cette poésie de la vie, si vite évanouie pour elle.

--Et quel déchirement lorsque l'infidèle me quitta! Dans mon désespoir je voulais mettre fin à mes jours! Ce furent des lamentations à fendre le coeur! C'est ma mère qui me consola.

--Moi, pensait la marquise, je n'avais pas de mère.

--Elle me dit que tous les hommes étaient volages, et que, s'il fallait nous arracher les cheveux pour une infidélité, les plus belles seraient bientôt chauves!

Madame de Rogis riait, mais Gabrielle ne riait pas et se demandait pourquoi les hommes avaient ce droit, reconnu, sanctionné par l'usage, d'être volages, comme le disait sa parente.

--J'avais vingt-deux ans, ma toute belle, continuait la causeuse infatigable, vingt-deux ans seulement quand mon époux m'abandonna!

--Et moi, se disait Gabrielle, j'en avais dix-huit!

--Par bonheur, je n'avais pas d'enfants, de sorte que les distractions mondaines m'arrachèrent à mon désespoir, qui avait fait craindre pour mes jours.

--Par bonheur, pensait la jeune femme, j'avais des enfants, et c'est l'amour que je leur portais qui m'a préservée du désespoir.

Tandis que madame de Rogis défilait le chapelet de ses aventures de coeur, Gabrielle, qui le connaissait de longue date, poursuivait le cours de ses pensées.

Oui, certes, elle avait trouvé une grande consolation dans ses enfants, mais leur père n'était-il pas mille fois plus coupable encore en abandonnant ainsi ces chers petits qui ne le connaissaient que de nom? La campagne finie, le marquis en avait recommencé une seconde; il aimait le métier des armes, et il avait raison: il convenait qu'un Maurèze se battit pour l'honneur de son pays, ou même pour d'autres intérêts. Les hasards de la guerre l'avaient protégé jusque-là. Gabrielle en bénissait le ciel. Mais, à présent, pourquoi le marquis ne revenait-il pas dans ses foyers? La vie de garnison avait-elle tant de charmes qu'il ne pût s'y soustraire? Ou bien, si l'honneur de son nom exigeait qu'il restât encore sous les drapeaux, ne pouvait-il s'échapper pour quelques semaines afin de venir embrasser sa femme et ses enfants?

--Moi, pensait la marquise, passe encore! Je n'avais évidemment d'autre destinée en ce monde que de donner des héritiers à Maurèze; mais eux, les innocents! Pourquoi ne se fait-il pas connaître, ne se fait-il pas chérir? Qu'ils l'aimeraient, les chers petits! et qu'il est facile de l'aimer!

Les pensées de Gabrielle retombaient sur son coeur comme des larmes, pendant que madame de Rogis continuait ses éternelles confidences.

--Le chevalier, disait-elle, était loin de valoir mon mari; mais que voulez-vous, ma petite, faute de grives on mange des merles, ajouta-t-elle sous l'éventail, avec un petit rire contenu qui fit rougir Gabrielle.

Dieu merci! si fort raison qu'elle eût de se plaindre de son mari, elle n'en était point arrivée à chercher des merles ou même des grives.

--S'il m'écrivait, au moins, pensait-elle, car son esprit était sans cesse tourné vers l'absent; mais ces lettres qu'il m'envoie tous les trois mois, sont-ce là des lettres d'époux? Il en écrit cent fois plus long à Robert.

C'est que Robert était devenu le majordome, l'intendant, le factotum de la maison. Dans ses mains honnêtes et habiles tout prospérait: l'ordre le plus parfait régnait au château, dans les terres, dans les fermes, dans toutes les dépenses et dans tous les revenus. Les serviteurs infidèles avaient été renvoyés, les causes de débours inutiles avaient disparu, sans toutefois rien ôter de ce qui faisait la splendeur de Maurèze. Cet intendant, qui ne volait pas, doublait la fortune de son maître.

A deux ou trois reprises, Gabrielle, s'apercevant de ce que valait cet homme, lui avait demandé ce qui pourrait lui être agréable afin de le récompenser.

--Rien, madame la marquise, rien que de contribuer pour ma faible part à la grandeur et à la prospérité de Maurèze.

Cet homme probe et silencieux ne témoignait de tendresse qu'à deux personnes, à sa femme Toinon parfois, au jeune comte René toujours. Pour celui-ci, il négligeait tout jusqu'à ses devoirs, et quand René, despote comme tout enfant de grande famille, lui disait: «Allons, Robert, fais le cheval», Robert se laissait atteler sans mot dire et galopait autour de la pelouse. La nuit suivante, il restait sur ses comptes jusqu'à l'aube, afin de réparer le temps non perdu, mais consacré à l'amusement de son jeune seigneur.

--J'ai parfois peur de cet homme, dit un jour Gabrielle à sa parente qui parcourait avec complaisance tous les sentiers d'une de ses vieilles histoires de coeur.

--De qui? du baron? Oh! il n'était pas effrayant!

--Ce n'est pas du baron que je vous parle, ni du chevalier non plus, fit la marquise avec impatience; c'est de Robert.

--Robert? votre intendant? Il ne m'a point paru effroyable. Comment est-il fait?

--Ce n'est pas de son extérieur que je vous parle, c'est de son influence ici; par moments, il me semble que je ne suis plus rien, et que c'est tout au plus s'il me souffre dans cette maison.

--S'il vous manque de respect, ma chère, congédiez-le! conclut madame de Rogis avec aisance.

--Non, murmura Gabrielle pensive, il ne m'a jamais manqué de respect, loin de là; je n'ai qu'à me louer de lui.

--Eh bien! alors que vous faut-il? Vous avez l'esprit prompt à vous forger des chimères, ma toute belle, dit madame de Rogis en s'éventant.

Gabrielle n'avait rien à répondre; aussi garda-t-elle le silence.



XV

Il y avait cinq ans que le marquis était absent lorsque la physionomie de sa demeure, si paisible d'ordinaire, fut bouleversée par un événement que tout le monde, excepté Gabrielle, avait prévu.

Un beau jour de mai, le vieux duc arriva en carrosse, avec son escorte habituelle de laquais. Gabrielle, prévenue de son arrivée par un courrier, se hâta d'aller le recevoir au bas du grand degré, afin de lui faire honneur. Sa surprise était grande, car le duc, fort âgé et encore plus infirme, ne se dérangeait pas sans nécessité. D'abord, elle crut qu'il venait lui annoncer quelque malheur, et sa première pensée fut pour son mari, mais la figure refrognée de son beau-père exprimait autant de bonne grâce que le permettait la nature, et d'ailleurs on n'annonce point un deuil en habit cramoisi.

Après les compliments d'usage, quand la duc eut pris quelques rafraîchissements, il s'adressa à Gabrielle avec beaucoup d'amabilité.

--Ma chère belle-fille, lui dit-il, je suis porteur d'une nouvelle que vous recevrez, j'en suis sûr, comme vous avez fait jusqu'ici de toute décision émanant de votre époux.

A cette phrase, la marquise sentit le coeur lui manquer. Qu'allait-on exiger d'elle? Incapable de se le figurer, elle attendit ce qui allait suivre.

--Et d'abord, ma chère bru, reprit le duc, veuillez me faire voir mes petits-enfants; on en dit des merveilles.

Gabrielle donna ses ordres. Aussitôt les enfants entrèrent dans la salle, guidés par Toinon. Un coup d'oeil jeté sur celle-ci avertit la jeune femme qu'elle était menacée d'un malheur; car le visage de la fidèle suivante était pâle comme le marbre.

Les deux petits s'avancèrent vers le fauteuil, baisèrent la main de leur grand-père avec une grâce parfaite et une révérence irréprochable, puis restèrent les yeux fixés sur leur mère, attendant ses ordres.

--Ils sont fort bien élevés, fort bien, approuva le duc, vous avez eu grand soin de leur éducation, et je vois que mon fils a sagement agi en les remettant à votre garde jusqu'ici. Mais le jour est venu où ils doivent recevoir une éducation proportionnée à leur rang. Vous savez, ajouta-t-il en souriant aussi agréablement qu'il le put, vous savez qu'à sept ans le dauphin de France passe dans les mains des hommes; vous trouverez bon qu'il en soit de même avec votre fils.

--Vous voulez lui donner un précepteur? balbutia Gabrielle, essayant de ne pas comprendre.

--J'ai pris à mon service un précepteur qui fera son éducation sous mes yeux, à Paris, dans l'hôtel de Maurèze. Inutile, ajouta-t-il avec la plus grande politesse, de vous dire que vos visites seront toujours les bienvenues.

D'un geste presque sauvage, Gabrielle avait saisi son fils dans ses bras comme pour le défendre, et l'enfant, effrayé, regardait le vieux seigneur avec des yeux furieux.

--Vous voulez m'enlever mon fils, s'écria-t-elle. Je ne veux pas!

Le duc sourit avec bonté, puis, reprenant un air grave:

--Ce sont des enfantillages peu dignes de votre rang, dit-il; d'ailleurs, tel est l'ordre formel de mon fils.

Le grand-père présenta une lettre ouverte à Gabrielle, qui la lut avec avidité.

--Comment! s'écria-t-elle, ma fille aussi? C'est horrible! quelle barbarie!

--Votre fille sera élevée au couvent de la Visitation, comme vous l'avez été vous-même, ma bru, repartit le duc d'un ton sec; il n'y a là dedans rien d'horrible ni de barbare.

--Mais, balbutia Gabrielle en larmes, ma fille est si jeune! elle a cinq ans à peine!

--Nous aurions pu attendre certainement, répliqua l'impitoyable grand-père; mais nous avons réfléchi: cela vous causerait deux fois au lieu d'une la douleur de la séparation. Mieux vaut en finir d'une fois.

La pauvre femme ne savait pas ce que c'est que la résistance. Jadis elle avait eu le courage inouï d'enlever son fils à la nourrice; mais alors elle était dans son droit: la nourrice la trompait, et, d'ailleurs, c'était une subalterne, une domestique; mais ici résister à son beau-père, à son mari! Résister? Comment? Que pouvait-elle faire? Pendant son sommeil on lui prendrait ses enfants! Elle les serra tous les deux dans ses bras en laissant tomber sur eux des larmes amères, et les enfants se mirent à pleurer avec elle.

--Ayez pitié, monsieur, dit-elle, voyez comme ils sont petits! N'est-il pas impossible de les priver déjà de mes soins et de ma tendresse? Ils m'aiment, ils sont accoutumés à mes caresses; que vont-ils devenir avec des étrangers? Si ce n'est pas pour moi, monsieur, que ce soit pour eux, ne soyez pas insensible!

Le duc se moucha, prit une prise de tabac d'Espagne, secoua son jabot et dit:

--C'est l'ordre de mon fils.

--C'est bien, monsieur, répliqua Gabrielle, dont les traits s'étaient creusés tout à coup. C'est un ordre, je m'y soumets. Fasse le ciel qu'un jour vous ne soyez pas puni dans votre orgueil de ce que votre orgueil me fait souffrir aujourd'hui!

Elle sortit, tenant ses enfants par la main, et les emmena dans sa chambre à coucher.

Quand elle fut seule, son courage l'abandonna, et elle pleura longtemps sur eux et avec eux. Quand les enfants, fatigués de ces émotions, se furent endormis dans ses bras, elle les commit à la garde de Toinon et redescendit près de son beau-père qui causait paisiblement avec madame de Rogis.

--Quand voulez-vous les emmener? dit-elle;

--Demain, si c'est possible.

--Demain, soit! fit-elle.

Elle n'allait pas s'humilier jusqu'à marchander pour un jour.

Le lendemain, le duc emmena dans son carrosse son petit-fils qui se débattait comme un beau diable, et la marquise, accompagnée de Toinon, conduisit elle-même sa fille aux Visitandines.



XVI

Quand la grille du parloir se fut refermée sur la petite fille, séparant ainsi la jeune mère de ce qui lui restait sur la terre, la marquise prit silencieusement congé de la supérieure et remonta dans son carrosse, toujours accompagnée de Toinon, qui avait les yeux gros comme le poing à force de pleurer. La marquise ne pleurait pas, elle avait séché ses larmes en embrassant son fils; il lui répugnait de donner des marques de faiblesse devant des gens qui n'avaient pas eu de pitié pour elle.

--Où faut-il conduire madame la marquise? demanda le valet en remontant le marchepied.

--A Saint-Germain l'Auxerrois, répondit la jeune femme.

Elle voulait en un jour épuiser toutes les amertumes de sa vie:

Le porche était désert, les peintures à fresque, dégradées par le temps, rongées par l'humidité, moisissaient tristement le long des murs; la journée était pluvieuse et maussade... Qu'il était loin, ce beau jour d'ivresse où Gabrielle avait remis son coeur et sa destinée aux mains de son époux!

Dans l'église, nue et froide malgré la saison, quelques vieilles femmes agenouillées marmottaient leurs prières d'un air boudeur... La marquise alla sans s'arrêter jusqu'auprès de la grille du choeur; arrivée là, elle regarda autour d'elle d'un air morne, puis se laissa tomber à genoux sur les dalles. C'était à cette place même qu'elle avait reçu l'anneau nuptial.

Oui, la vie avait été dure pour elle! Heureuses, pensait Gabrielle, celles qui n'ont pas fait ce rêve de l'amour béni, celles que leur époux n'a point aimées!... celles-là ignorent les tourments de l'abandon! Heureuses celles qui n'ont jamais été mères, elles ne savent pus ce que c'est que de se voir enlever ses enfants! Heureuses celles qui meurent jeunes, car elles sont pleurées peut-être, et n'ont pas la douleur de voir s'étendre devant elles un avenir d'isolement et de désespoir.

Et Gabrielle demanda à Dieu, qui ne lui avait pas donné le bonheur, de la reprendre à ce monde qui ne voulait pas d'elle.

La fraîcheur de l'édifice, la solitude, l'assurance de n'être point vue rouvrirent la source des larmes chez la jeune femme, et elle pleura longtemps, silencieusement, à côté de Toinon qui pleurait aussi, non sur elle, la pauvre femme, si grand que fût son chagrin en perdant les enfants qu'elle avait élevés, mais sur sa maîtresse, à qui ni la fortune, ni la jeunesse et la beauté, ni un rang élevé et enviable n'avaient pu épargner une angoisse et une torture.

Le jour baissait; l'église, sombre toujours, s'assombrissait encore; Gabrielle ne songeait guère à s'en aller.

--Que faut-il que je fasse, pensait-elle, pour calmer la colère de Dieu que j'ai offensé, sans doute, sans le vouloir, sans le savoir même? Se peut-il qu'il appesantisse ainsi son bras sur moi si je ne suis pas coupable? Coupable, en quoi? Mon coeur n'a-t-il pas toujours été rempli de deux uniques pensées, mon époux et mes enfants? Les pauvres me bénissent, j'ai soulagé les infirmes et les malades, je n'ai connu ni l'orgueil ni la dureté... Alors, pourquoi suis-je si rudement punie, que les prisonniers seraient heureux auprès de moi?

Un vieux prêtre qui traversait l'église à pas lents s'arrêta à quelque distance de Gabrielle affaissée sous le poids de sa douleur. La mise riche et noble de la jeune femme, l'air discret et honnête de sa suivante l'engagèrent à se rapprocher. A ce moment, la marquise leva la tête et l'aperçut. Mue par un sentiment irrésistible, elle se leva et vint à lui. L'air vénérable de ce vieillard, ses cheveux blancs, le regard plein de pitié qu'il lui adressait l'encouragèrent à parler.

--Mon père, lui dit-elle, donnez-moi un conseil. Mon âme est pure, mes mains sont charitables; je n'avais qu'un amour: mon époux; qu'une source de joie: mes enfants; mon époux m'a abandonnée après deux ans de mariage, et l'on vient de me prendre mes enfants. Que dois-je faire, que faut-il penser?

Le vieux prêtre, interdit, regarda cette belle jeune femme qui attendit sa réponse, les mains jointes et serrées, les yeux brillants de fièvre avec un peu d'égarement; il eut peur et recula d'un pas.

--Ma fille, dit-il, Dieu châtie ceux qu'il aime. Priez-le qu'il vous rende la paix!

Un sourire amer passa sur les lèvres de Gabrielle. Elle salua le prêtre d'une inclination de la tête et se dirigea vers la porte. Arrivée sur le seuil, elle jeta un regard en arrière. L'église était presque noire, la lampe du sanctuaire brillait faiblement tout au fond... Jadis elle était pleine de monde, ruisselante d'or et de pierreries; le soleil de mai la traversait de part en part... L'existence de la marquise avait changé de même. Elle laissa retomber la porte et monta dans son carrosse sans avoir parlé.

--Madame, dit Toinon lorsque les chevaux reposés eurent entraîné l'équipage sous les grands arbres du Cours-la-Reine, et que la figure de la marquise eut perdu tant soit peu de sa rigidité,--madame, que diront les chers petits ce soir lorsqu'on va vouloir les coucher et que nous ne serons pas là?

Gabrielle fondit en larmes et se laissa tomber sur le sein de sa fidèle servante, qui essaya de la consoler en pleurant avec elle.

--Je n'ai plus que toi, Toinon, lui dit-elle; toi au moins, tu ne me trahiras pas.

Toinon renouvela son serment de fidélité à sa maîtresse, et en effet elle ne devait pas la trahir.

Lorsque tard dans la soirée elles furent rentrées au château, et que la marquise se fut mise au lit, vaincue par la fatigue physique, madame Robert alla rejoindre son mari.

--Ça ne fait rien, dit-elle en se déshabillant pour la nuit, c'est un gros péché que M. le duc a mis aujourd'hui sur sa conscience, et j'espère que la justice du ciel l'en punira comme il le mérite.

--Que veux-tu dire? demanda Robert d'un ton de mécontentement. Il n'aimait pas à entendre blâmer le nom de Maurèze.

--Je veux dire que c'est une cruauté inouïe d'avoir enlevé ses enfants à madame la marquise. Elle ne demandait que cela pour être heureuse, et Dieu sait si elle a une vie agréable, ici où tout est triste à en mourir! Si j'étais à sa place, je sais bien, moi, que j'irais à Paris pour me distraire!

--Ce serait joli, en vérité, grommela Robert. Je te prie de ne pas lui mettre de telles idées en tête. C'est M. le marquis qui ne serait pas content.

--Le marquis? Est-ce que cela le regarde?

Quand on a une femme comme celle-là et qu'on la traite comme il l'a fait...

--Eh bien! dit Robert d'un ton qui n'avait rien d'encourageant.

--Eh bien! s'il vous arrive malheur, on n'a que ce qu'on mérite, répliqua Toinon trop en colère pour mesurer la portée de ses paroles.

Elle n'avait pas achevé sa phrase qu'elle sentait s'abattre sur son épaule la main de son mari.

--Si jamais tu te permets de parler de la sorte à madame, dit-il, je t'étrangle, entends-tu?

Effrayée, Toinon regarda son mari. Blême de rage, il pouvait à peine prononcer les mots entre ses dents serrées. Il continua pendant qu'il la secouait énergiquement:

--L'honneur de Maurèze avant tout, tu comprends. Madame n'est que trop heureuse d'être entrée dans la famille. Et qu'elle se tienne bien, car c'est moi qui veille sur l'honneur de la maison...

Il grommela encore quelque chose entre ses dents, puis finit par se taire. A partir de ce jour, Toinon cessa d'aimer son mari. Non qu'elle eût jamais eu beaucoup d'affection pour lui, mais elle en était fière. De ce moment elle en eut peur et le considéra comme un ennemi pour elle-même et surtout pour sa maîtresse, sur laquelle elle reporta toute sa tendresse et son dévouement presque animal.



XVII

Livrée à elle-même, Gabrielle eût sans doute vécu dans une retraite profonde, et peut-être sa vie en eût-elle été fort abrégée; mais madame de Rogis ne lui permit pas ce genre d'existence.

--On ne vit qu'une fois, ma chère belle, lui disait-elle à tout moment; vous avez vingt-trois ans, vous êtes adorable, et vous voulez vous enterrer toute vive? Au nom des Grâces, je proteste!

Et Gabrielle se laissa faire.

Madame de Rogis commença par «battre le pays», suivant sa propre expression. Il ne manquait dans les environs ni de voisins ni de voisines, et bientôt la bonne dame eut recruté «la première de toutes les nécessités», à savoir de quoi faire une partie de cartes. Sous son inspiration habile, la société du château, composée d'abord du curé et de sa soeur, s'augmenta de quelques vieux seigneurs, de quelques nobles dames trop pauvres pour vivre à Paris et trop fières pour s'encanailler avec la bourgeoisie. Ces recrues n'apportèrent pas un élément bien varié à la vie de Maurèze; mais comme disait madame de Bogis, les petits ruisseaux font les grandes rivières, et la pétulante vieille--elle avait prodigieusement vieilli depuis qu'elle renonçait à paraître jeune--tenait à voir couler un flot de promeneurs sous les ombrages du parc.

On fit venir des nouveautés de Paris,--des livres, bien entendu;--la marquise allait voir ses enfants toutes les semaines, et ces voyages apportaient quelque variété et un peu de distraction dans la vie du château. Madame de Bogis l'accompagnait souvent; le duc, plus morose et plus podagre, mais plus résolu à vivre que jamais, recevait sa belle-fille avec plaisir. Dans une certaine mesure, il lui savait bon gré de s'être résignée à la séparation qu'il avait arbitrairement exigée. Il trouvait la marquise si convenable de tout point, qu'il en écrivit même à son fils. Gabrielle reçut un jour une lettre de son mari, où celui-ci lui faisait compliment de la manière entendue dont elle avait su arranger sa vie, et lui promettait une prochaine visite.

Hélas! en dix ans Gabrielle reçut encore dix de ces lettres, et si la première lui avait fait battre le coeur en évoquant devant elle le spectre de son bonheur évanoui, les autres n'amenèrent plus sur ses lèvres qu'un sourire moitié amer, moitié railleur.

Dix ans passèrent,--dix années semblables les unes aux autres. La marquise perdit son père; mais, sauf le deuil et les cérémonies d'usage, cet événement la laissa indifférente; depuis son mariage elle ne l'avait pas vu quatre fois.

Robert avait les cheveux tout à fait blancs; Toinon s'était fort épaissie; mais si ses pas étaient moins agiles, son coeur généreux était aussi dévoué que jamais.

Le vieux duc vivait toujours; René venait d'obtenir son épée d'officier, et à ce propos il était venu rendre visite à sa mère, qui n'avait pu s'empêcher de pleurer en le voyant si semblable à ce qu'était jadis son père.

Lucile, un peu paresseuse, n'avait pas appris grand'chose au couvent, et, de l'avis de tous, un ou deux ans d'études lui étaient encore nécessaires. Sa mère eût bien voulu l'avoir avec elle,--mais elle devait s'incliner comme toujours devant la volonté des autres.

Pour le marquis seul le temps avait eu des ailes. La vie militaire était faite pour lui comme il était fait pour elle. Le commandement d'un régiment,--la partie administrative qui occupait son activité, aussi bien que le plaisir d'être presque un roi dans sa petite sphère,--était de tout au monde ce qui lui convenait le mieux. Aussi, la guerre finie, s'était-il bien gardé de quitter le service du Roi. Pourquoi le quitter? Où trouverait-il l'équivalent de ce qu'il perdrait en abandonnant cette vie plantureuse et facile? Les dames de province ont toujours eu le coeur tendre à la vue d'un brillant uniforme galamment porté; les officiers des régiments de choix, tous nobles, quelques-uns riches, adoraient leur colonel; la vie du marquis s'écoulait entre les fins soupers et les conquêtes faciles; un peu de gloire par là-dessus, obtenue parmi beaucoup de revers, et d'autant plus flatteuse, n'était-ce pas là de quoi remplir la vie d'un homme de ce temps? Aussi, le marquis n'avait-il pas senti les années peser sur lui. Il approchait de la cinquantaine, mais lui-même n'en savait rien, et nul, certes, ne songeait à le lui apprendre.

Gabrielle avait trente-trois ans, lorsqu'un grand malheur vint la frapper. Elle avait organisé sa vie de façon à attendre la vieillesse sans ennui, en compagnie de sa fidèle parente,--quand madame de Rogis mourut. Cette aimable épicurienne mourut comme elle avait vécu, soutenue par des maximes consolantes, au sein d'une morale facile.

--Vous allez bien vous ennuyer, ma pauvre petite, dit-elle à Gabrielle deux ou trois jours avant sa mort; j'aurais voulu vous aider à passer encore quelques années d'isolement, je n'y puis rien. D'autres vous consoleront, ajouta-t-elle avec un sourire qui rappelait sa jeunesse.

Elle demanda à être enterrée avec un déshabillé couleur de rose qu'elle avait affectionné jadis et qui dormait dans un grand coffre.

--C'est celui que je portais, dit-elle d'une voix éteinte, le jour où le chevalier me fit cette déclaration brûlante à laquelle je ne sus résister..... Et surtout, ajoûta-t-elle, qu'on me mette du rouge. Il ne faut faire peur à personne, pas même à la mort.

Un beau soir de juin elle expira, et son âme s'en alla sans doute dans une sorte de Champs Élysées où doivent errer les parfums des vieux sachets et les cendres des billets doux, car elle n'était pas faite pour le ciel, et le ciel non plus n'était guère propre à la recevoir; elle s'y fut ennuyée à périr.

La noblesse des environs s'empressa autour de la marquise pour la consoler de la perte de sa parente et pour combler le vide effrayant que cette mort faisait au château. Ces braves gens, dont le coeur n'était pas blasé par la vie superficielle des villes, donnèrent à Gabrielle de nombreuses et solides marques de dévouement.

Parmi les plus assidues des visiteuses, une vieille dame, ancienne beauté de la cour, se montra particulièrement affectueuse envers la marquise. Elle aussi sentait saigner son coeur, et bien des fois elle avait pleuré avec Gabrielle sur l'éloignement de ses enfants. Madame de Présanges n'avait qu'un fils, âgé de vingt-quatre ans, et celui-ci avait été réclamé par un oncle riche et célibataire, qui, de même que le duc, tenait à avoir dans sa maison la joie que donne la présence d'un être jeune et aimable. Depuis douze ans, il vivait loin de sa mère.

Les deux femmes avaient uni leurs larmes plus d'une fois; un soir que Gabrielle rêvait à sa défunte parente, à ses enfants absents, à son mari, presque mort pour elle, elle entendit un carrosse pénétrer dans la cour du château. Le froissement d'ajustements féminins tira la marquise de sa rêverie; à peine avait-elle eu le temps de se lever qu'elle reçut dans ses bras madame de Présanges, hors d'haleine, en grand deuil, tout en larmes et riant à la fois.

--Quel malheur! disait-elle, et que je suis contente! Oh! ma chère marquise, que les voies de Dieu sont impénétrables! Il est mort, et voilà que nous l'aurons ici dans huit jours!

Gabrielle, épouvantée, se demandait si la vieille dame avait perdu la raison.

--Qui est mort, demanda-t-elle incertaine, votre fils?...

--Mon beau-frère est mort, et mon fils revient; il est riche, il est légataire universel. Ah! ma chère, voilà douze ans que je n'ai embrassé mon fils!

Joie et larmes, tout fut bientôt partagé, et les deux mères se séparèrent au bout de quelques heures en se promettant de se revoir bientôt.

Huit jours après, Gabrielle était seule dans le parc, à l'heure où le soleil baisse. Elle avait repris ses promenades solitaires à la source abandonnée; là, elle retrouvait quelque chose du passé,--d'un passé douloureux, mais où son coeur avait battu.

Oui, certes, elle avait beaucoup souffert de l'abandon du marquis; mais ses souffrances même, cette jalousie, ce désespoir, ces révoltes d'une âme jeune et qui veut vivre, tout cela ne valait-il pas mieux que la torpeur dans laquelle la jeune femme avait trouvé le repos? En mettant la main sur son coeur, Gabrielle avait beau l'interroger, elle ne sentait aucun battement insolite; aucun nom, aucun souvenir n'amenait plus de rougeur à son visage toujours pâle.

--Ai-je seulement vécu jadis? se demandait-elle. Ai-je aimé, ai-je pleuré? Tout cela n'est-il pas un rêve? ou bien suis-je changée en pierre, comme cette nymphe dont l'urne pleure toujours? Ah! fit-elle avec amertume, ce n'est pas madame de Rogis qui est morte, c'est moi!

Elle espérait pouvoir pleurer sur elle-même, mais son coeur était sec, et ses yeux étaient sans larmes.

--C'est bien fini, se dit-elle, il ne me reste plus qu'à achever de mourir.

Comme elle se levait pour retourner au château, elle vit une forme se dessiner sur le sentier déjà assombri par le crépuscule. Croyant que c'était un domestique et qu'on venait la chercher, elle fit quelques pas en avant. Un beau jeune homme, vêtu de noir comme elle-même, s'arrêta en sa présence et s'inclina profondément.

--Pardonnez mon audace, madame, dit-il d'une voix grave et douce; ma mère, madame de Présanges, est fort souffrante et désire vous voir.

--Vous êtes monsieur de Présanges? dit lentement Gabrielle.

Le jeune homme s'inclina silencieusement.

--Votre mère est bien heureuse, commença la marquise.

Elle s'arrêta troublée. Les yeux du nouveau venu avaient rencontré les siens, et dans ces yeux elle lisait une admiration dont elle avait perdu le souvenir.

--Ma mère est bien malade, reprit la voix de velours du visiteur. Je ne sais si c'est la grande joie de me revoir, mais je l'ai trouvée très-faible... Elle implore votre visite; si vous pouvez venir, madame, vous lui causerez un plaisir extrême, et peut-être votre présence serait-elle un bienfait...

--J'y vais, monsieur, reprit Gabrielle. Veuillez annoncer mon arrivée à madame votre mère.

Le jeune bomme prit les devants, et, quand la marquise atteignit le château, le bruit des fers d'un cheval sur le pavé lui apprit que M. de Présanges emportait son message.

Elle manda aussitôt Toinon, pria Robert de l'accompagner, et partit malgré la nuit.

--Madame la marquise est si bonne! se disaient les gens en la voyant partir. Elle n'a jamais pu voir quelqu'un dans la peine sans lui venir en aide.

Pendant ce temps, Gabrielle, troublée, sentait battre son coeur d'une émotion singulière et douloureuse.

--Je ne croyais pas tant aimer la pauvre dame, se dit-elle; comme je suis inquiète! Comme je suis troublée! se répéta-t-elle en apercevant les fenêtres éclairées de la maison de madame de Présanges.

Le jeune homme l'attendait sur le seuil.

--Ma mère va mieux, dit-il en apercevant Gabrielle.

Chose étrange! l'agitation de Gabrielle n'en fut pas diminuée.



XVIII

La vieille dame avait reçu un choc trop fort; les organisations féminines de ce temps n'étaient point armées pour la lutte comme de nos jours; un rien les faisait vivre, peu de chose suffisait pour les ébranler. Et puis, cette mère trouvait un fils si tendre, si beau, si parfait, que la joie la submergeait littéralement. Elle languit pendant quelques semaines, puis un matin, à l'heure où les oiseaux s'éveillent, elle s'endormit pour toujours, heureuse et calme, dans les bras de Gabrielle, qui venait de passer plusieurs jours près d'elle.

Quand la marquise eut pieusement fermé les yeux de la bonne dame, elle regarda autour d'elle. Julien de Présanges, à genoux près de la couche funèbre, ne détachait pas ses regards des traits de la morte, où la sérénité d'une fin paisible adoucissait la rigidité du tombeau. Inquiète, Gabrielle fit un mouvement; le jeune homme leva les yeux, se redressa et s'inclina devant elle.

--En présence de celle qui n'est plus, dit-il, laissez-moi vous remercier. Vous avez été une fille pour elle.....

Gabrielle sentit son coeur battre encore de cette émotion douloureuse qui l'avait tant surprise le premier soir qu'elle avait vu Julien.

--Je n'ai plus que vous, murmura le jeune homme en détournant la tête pour cacher ses pleurs.

Le soleil surgit tout à coup derrière la forêt voisine, et ses rayons rouges pénétrèrent par la fenêtre dans cet intérieur funéraire, portant la couleur de la vie, jusque sur le visage de la morte.

Malgré l'impression funèbre, si récente et si douloureuse, malgré le souvenir de madame de Rogis, évoqué par cette triste scène, Gabrielle sentit une sorte de chaleur joyeuse pénétrer jusqu'au fond d'elle-même.

--Soyez bonne pour moi, dit Julien, toujours incliné, ne me bannissez pas de votre présence...

--Venez me voir, nous parlerons d'elle, dit Gabrielle, et elle quitta cette maison où elle n'était plus nécessaire.

Quand le terme rigoureux du premier deuil fut terminé, Julien de Présanges vint faire une visite à la marquise. Ils étaient en noir tous deux, leurs maisons désolées mettaient entre eux une triste communauté de pensées. La visite fut courte, et Julien s'en retourna avec une joie étrange au coeur. Dans sa peine, il ne se sentait pas seul.

Il revint, rarement d'abord, puis plus souvent; son deuil lui interdisait les réunions nombreuses; il n'aimait, d'ailleurs, ni le monde ni le bruit. Élevé au fond d'une province, près d'un vieillard, il n'avait pu contracter le goût des plaisirs bruyants. Sa plus puissante distraction était un temps de galop sur un bon cheval.

Il vint souvent, et Gabrielle le reçut avec cette simplicité qui la mettait si fort au-dessus, ou au-dessous, car tout dépend du point de vue, des femmes de ce temps. Elle aimait sa présence, pourquoi le lui aurait-elle caché? Ce jeune homme grave et doux, qui parlait sensément de choses qu'elle ne connaissait que par oui-dire, cette bonne grâce aisée qui ne se piquait point de beau parler, mais qui n'embarrassait jamais personne, tout cela n'était-il pas de nature à plaire à tous? Et Gabrielle faisait-elle quelque chose de répréhensible en se laissant charmer?

La vie, désormais, avait un but pour elle. Autrefois, le but c'était le voyage à Paris pour voir ses enfants, et, dans l'attente de ce jour, la semaine se traînait lente et boiteuse. Maintenant, il y avait d'autres jours qui étaient des fêtes: certain galop sur le pavé de la cour faisait monter aux joues de la marquise une rougeur brûlante, pendant que son coeur bondissait d'une manière insensée sous l'étroit corsage orné de dentelles.

Un soir, en déshabillant sa maîtresse, Toinon se hasarda à lui glisser un conseil.

--Madame, lui dit-elle, j'ai peur qu'on ne vous fasse bientôt du chagrin.

Gabrielle leva la tête; son apathie d'autrefois était bien loin.

--Encore? dit-elle; on trouve que je n'en ai pas eu assez? Qu'y a-t-il de nouveau?

Alors, avec mille précautions, car le sujet était délicat, Toinon raconta que son mari grommelait depuis quelque temps, qu'il était toujours de mauvaise humeur.

--Et pourquoi donc, s'il te plaît?

--C'est que... c'est que... Robert dit qu'il est chargé de garder la maison de Maurèze...

--Eh bien! craint-il que je ne la vole?

--Et, continua Toinon en prenant son courage à deux mains, il dit que M. de Présanges vient bien souvent ici.

Gabrielle se leva de toute sa hauteur.

--Va dire à Robert que je le chasse! dit-elle à sa suivante consternée.

Toinon se laissa tomber à genoux devant elle en pleurant.

--Ah! ma chère maîtresse, murmura-t-elle, ne savez-vous pas que c'est lui qui a l'oreille de monsieur le duc? Il est le maître ici!

Gabrielle retomba sur son lit, et les larmes les plus amères, celles de l'orgueil blessé, coulèrent silencieusement de ses yeux.

--C'est vrai, dit-elle, je ne suis rien ici; c'est lui qui est le maître, le digne représentant de mon beau-père... Eh bien, soit! M. de Présanges ne viendra plus. Dès demain je lui ferai savoir que je ne suis pas libre de recevoir qui bon me semble, que ceux que je nourris se tournent contre moi... Va, tu peux dire à ton mari que celui qu'il hait n'offusquera plus ses yeux.

--Ma chère maîtresse, je vous en conjure, reprit Toinon suppliante, n'agissez pas ainsi; Robert s'apercevra que je vous ai parlé, et, s'il en doute, il perdra toute confiance en moi. Ce serait le plus grand malheur qui pût nous arriver, car alors nous serions à sa merci, tandis qu'avec ce que je puis vous apprendre...

--Tu as raison, Toinon; tu es une fidèle servante, répliqua la marquise en serrant les mains de son humble amie. Je lui ferai entendre qu'il vienne moins souvent.

Le lendemain, en effet, Julien se présenta, mais il y avait compagnie au château, et le jour s'écoula sans que la marquise pût lui parler. Vers le soir, cependant, elle proposa un tour de jardin, et, grâce aux hasards de la promenade, elle se trouva près de lui sans affectation. Profitant d'un instant d'isolement, elle s'arrêta sous le quinconce de tilleuls, alors en pleine floraison.

--Monsieur de Présanges, lui dit-elle, j'ai quelque chose à vous demander.

--Ordonnez, madame, répondit-il en s'inclinant.

--Je suis encore jeune, monsieur, dit Gabrielle, du moins on le prétend, car, pour moi, je n'en savais rien, je vous le jure;--certains esprits mal faits assurent que vos fréquentes visites peuvent donner lieu à des interprétations défavorables...

--Vous me bannissez? s'écria Julien avec douleur.

--Ce n'est pas moi, murmura la jeune femme. Vous n'êtes point banni, se hâta-t-elle de reprendre pour tâcher de faire oublier cette imprudente parole, mais ne venez qu'aux jours où je convoque mes amis...

--Alors, dit Julien, plus de ces bonnes causeries, plus de ces entretiens où vous me permettiez de vous dire ma pensée...

Gabrielle secoua la tête avec tristesse.

--C'est donc fini, ce beau rêve, où vous m'aviez promis de me consoler, de me parler de ma mère...?

--Vous m'affligez, dit doucement Gabrielle en se remettant à marcher.

--Alors, reprit Julien, s'il ne tenait qu'à vous, rien ne serait changé?

--Non, murmura faiblement la marquise, qui sentit le terrain manquer sous ses pieds.

--Je vous remercie, dit à voix basse Julien. Nul ne les voyait, il porta lentement à ses lèvres la main que Gabrielle n'eut pas la force de retirer.

Ils rentrèrent au château et ne se parlèrent plus de la soirée.



XIX

Deux jours après, Gabrielle, au fond du parc, dans sa retraite ordinaire, rêvait aux événements des derniers mois. Sa vie avait soudain changé de face, et elle était bien forcée de s'avouer que ce changement datait de l'arrivée de Julien de Présanges.

Jusque-là, elle avait vécu dans une sorte de crépuscule; ses douleurs, noyées au fond du passé, ne lui avaient laissé qu'une amertume secrète, une sorte de renoncement à elle-même qui l'empêchait d'être heureuse, mais qui ne lui occasionnait pas de vives souffrances. Jusqu'au jour où elle s'était avoué que son coeur était mort, elle n'avait guère senti qu'une impression pénible de vide et de torpeur; parfois ses yeux s'étaient mouillés de larmes au souvenir de sa jeunesse, puis ils s'étaient séchés en pensant à l'avenir prochain où sa fille, revenue au foyer,--serait sa compagne et son amie.

Voilà qu'avec Julien de Présanges un nouvel élément était entré dans sa vie, presque de force, et tout à coup le passé avait disparu... Une vie nouvelle, qui datait de sa première rencontre avec le jeune homme, avait commencé pour Gabrielle.

Quoi de plus naturel? Après de longues années de séparation, ce fils revient auprès de sa mère, et voilà que la destinée cruelle lui ravit cette mère si digne de tendresse, avant presque qu'il ait eu le temps de la bien connaître! N'était-ce pas u Gabrielle de combler le vide créé par le sort injuste? n'était-ce pas, comme elle le lui avait promis, un devoir sacré de parler de la défunte au fils qui l'avait connue trop peu pour l'apprécier, mais assez pour être insatiable quand on lui parlait d'elle?

Et puis, quelle étrange similitude entre leurs destinées! Élevé au fond d'un pays perdu, loin des hommes, Julien ignorait pour ainsi dire le monde et ses usages; quoique femme et plus habituée à la société, Gabrielle n'était-elle pas aussi une sauvage dans son genre? Et ce deuil qui les avait frappés tous les deux presque en même temps n'était-il pas aussi un avertissement mystérieux de la Providence qui les avait mis en face l'un de l'autre pour se consoler et pour s'aimer?

S'aimer? certes! Et pourquoi pas? Une soeur aînée aime bien son jeune frère, et nul n'y trouve à redire! Qui donc aurait le droit de défendre à Gabrielle de donner le plus pur, le plus immatériel de son coeur à ce jeune orphelin, qui semblait l'aimer aussi d'un amour filial? Etait-ce le marquis? Gabrielle ne lui était rien de sa tendresse conjugale, dont il avait d'ailleurs fait si peu de cas. Ses enfants? Mais ses enfants, ne les lui avait-on pas ravis? Que pouvait-elle mieux faire que d'aller les embrasser toutes les semaines? Et le reste du temps, ne valait-il pas mieux l'employer à consoler l'âme attristée de Julien qu'à causer de bagatelles avec les dames du voisinage?

Sans contredit, et à toutes ces questions, Gabrielle se répondait par l'affirmative. Alors, de quel droit s'était-on mis entre ces deux âmes droites, dont les sentiments purs et sacrés pouvaient s'avouer hautement à la face de tous?

--Au nom de l'honneur de Maurèze, avait dit Robert.

Gabrielle inclinait la tête, reconnaissant qu'elle avait reçu en dépôt l'honneur de la maison, et que véritablement son devoir était de le conserver intact. Ce devoir, elle l'avait rempli en éloignant Julien, mais ce n'était pas sans regrets, car seule, assise sur son banc de marbre délabré, elle pensait avec amertume que la dernière joie qui lui fût restée venait de lui être ravie, comme les autres, par la même main impitoyable.

Involontairement, elle songea à Grisélidis; le vieux fabliau se présentait à sa mémoire avec une douceur mélancolique. Pauvre reine!... on lui avait tout pris: ses enfants l'un après l'autre, sa couronne, ses riches habits; elle était retournée à sa chaumière, et l'amour même de son mari menaçait de lui être enlevé, quand tout à coup sa douleur se change en joie. Au milieu d'un cortège triomphal on lui ramène ses enfants, son trône et son époux. Ce n'était qu'une épreuve, mais quelle épreuve et quel coeur inhumain que celui qui l'avait tentée!

--Hélas! songea Gabrielle, mes douleurs à moi ne sont pas une épreuve! J'irai à la tombe en descendant toujours le chemin que j'ai monté autrefois pendant quelques semaines.

Elle se leva et s'approcha du petit bassin où s'épanchait l'urne de la nymphe solitaire. Cette statue était devenue sa confidente et presque son amie. Plus d'une fois elle avait passé son bras autour du cou de la rêveuse de marbre, et ses pleurs avaient coulé sur la joue fruste de la naïade. Cette fois, mue par un sentiment presque nouveau, tant il avait sommeillé longtemps, Gabrielle se pencha sur le bassin pour y voir son image.

Elle vit s'avancer vers elle un visage aux traits réguliers, aux yeux pleins de pensée et de douceur, au grand air de noblesse, où la bonté rayonnait peut-être plus encore que la beauté,--un visage que toute reine eût été fière de nommer le sien.

--Est-ce bien moi? se demanda Gabrielle, est-ce bien moi qui suis si jeune encore?

Elle se pencha plus près, et le doux visage qui s'approchait du sien lui sourit avec mélancolie.

--C'est pourtant vrai, pensa-t-elle, je viens d'avoir trente-trois ans... Je me croyais tout à fait une vieille femme.

Elle passa mentalement en revue les femmes de son voisinage, pas une ne pouvait lutter avec elle de grâce ou de jeunesse. Au lieu de se trouver flattée de cet examen, Gabrielle se sentit troublée.

--C'est vrai, se dit-elle, je suis jeune encore--il faut garder l'honneur de la maison de Maurèze. Pauvre M. de Présanges!

Son esprit s'envola avec un charme indicible vers les premiers temps du deuil de Julien, alors qu'il ne reprenait un peu de gaieté et d'abandon qu'en causant avec elle...

--Pauvre Julien, soupira-t-elle cette fois presque tout baut, et pauvre moi, condamnée à vieillir seule!...

Un léger bruit dans le feuillage la tira de sa rêverie. Elle jeta un regard distrait sur l'hémicycle de marbre, puis ses yeux retournèrent au bassin. Son image apparaissait toujours au fond de l'eau limpide; elle la regarda un moment, puis ses yeux se troublèrent; elle voyait sur ce visage une expression profonde qui l'effrayait. Pour ne plus se laisser émouvoir, elle plongea sa main dans l'eau tranquille qui forma aussitôt mille rides en tous sens, puis elle se redressa en poussant un soupir et quitta le bord de la fontaine...

Le même bruit que l'instant d'auparavant, mais plus rapproché, lui fit lever la tête; elle recula d'un pas, la main sur son coeur, effrayée et heureuse... Julien était devant elle.

Humble, soumis, respectueux, incliné jusqu'à balayer la terre de la plume de son chapeau qu'il tenait à la main, il attendait une parole: ordre de partir, ou prière de rester. Gabrielle, saisie au point de ne pouvoir parler, le regardait interdite.

--Pardonnez-moi, madame, dit-il enfin, voyant qu'elle gardait le silence, je ne vous ai pas désobéi, du moins ouvertement; ma présence ici est inconnue à tous...

--D'où venez-vous? dit enfin la marquise.

Il indiqua la muraille, peu éloignée de ce refuge isolé.

--Mon cheval est dans le bois voisin; le mur est peu élevé, nul ne m'a aperçu. Pardonnez-moi, madame, reprit-il en pliant le genou, je ne puis vivre sans vous voir.

Son visage altéré, sa voix émue, le tremblement de sa main en disaient plus long que ses paroles; il attendait toujours...

--Si quelqu'un vous découvrait, dit Gabrielle, nous serions perdus.

A ce nous, qui la mettait de moitié dans la faute, Gabrielle rougit jusqu'à son cou blanc et délicat. Elle avait l'air si jeune en ce moment, qu'un étranger ne lui eût pas donné vingt ans.

Le regard enivré de Julien saisit cette rougeur fugitive; il acheva de plier le genou.

--Madame, dit-il, faites de moi ce qu'il vous plaira. Je suis votre esclave, votre chien, votre chose; je ne vis que par vous, que pour vous. Si vous me chassez, je mourrai,--ar je vous aime, et, sur mon honneur, je n'ai jamais aimé que vous.

D'un geste plein de terreur et aussi de dignité féminine, Gabrielle le releva.

--Taisez-vous, dit-elle; vous ne devez pas prononcer ces paroles, et moi, je ne dois pas les entendre.

Sans s'en apercevoir, elle avait pris place sur le banc. Sa tête était retombée sur sa poitrine, et elle savourait intérieurement la douceur infinie de l'aveu. Aimée, elle, après tant d'années de claustration, après avoir imposée son coeur un silence éternel! Elle ne se demanda pas pourquoi l'amour de Julien l'inondait de joie; elle sentit la joie pénétrer jusqu'au plus profond de son âme, et c'en était assez.

Enhardi par son silence, Julien s'était assis près d'elle. Il respectait tant cette femme qu'il savait digne de tous les respects, et de plus malheureuse, qu'il n'osait ni lui prendre la main ni même lui parler. Son silence l'eût inquiété, s'il n'avait suivi sur le visage expressif de la jeune femme le flux d'une émotion douce et tendre. A un léger mouvement de Julien, Gabrielle leva les yeux. Son regard, noyé de douceur magnétique, rencontra celui du jeune homme plein de passion; elle ne détourna pas son visage.

--Vous m'aimez? dit-elle d'une voix contenue, où la tendresse débordait malgré elle.

Julien se contenta de la regarder sans répondre.

--Pour toute la vie? ce n'est pas un caprice? Vous êtes sûr de m'aimer?

--Ah! s'écria-t-il avec véhémence, ne vous ai-je pas dit que je n'ai aimé personne? Là-bas, dans ma province perdue, il n'y avait que des servantes ou des douairières;--ici quelle femme peut vous être comparée? Riez de moi si vous le voulez, mais je vous jure que jamais mes lèvres n'ont touché de lèvres, que jamais mon coeur n'avait battu, et que devant Dieu, pour la première fois de ma vie je dis que j'aime!

Gabrielle écoutait, le regardant toujours. Ce cri de la passion lui ouvrait un monde nouveau.

--Alors, c'est de toute votre âme? dit-elle avec la même douceur.

--De toute mon âme et pour toujours!

--Je suis mariée, continua Gabrielle; pour l'honneur de mon nom que je transmettrai à mes enfants, je dois rester sans tache.

--Je vous vénère, dit Julien en baisant le bord de sa manche; je vous vénère: est-ce assez vous dire que je ne vous demande rien? Mais je n'ai pu vous taire que je vous aime, cela me brûlait la poitrine!

--S'il en est ainsi, fit Gabrielle, vous aussi, vous êtes digne d'estime et de tendresse...

Leurs regards achevèrent la phrase commencée.

--Alors vous me permettrez de vous voir ici parfois? demanda Julien.

Gabrielle répondit non du geste; mais son sourire et sa rougeur disaient oui.

--Allez-vous-en, dit-elle, c'est l'heure où je rentre.

--Déjà! fit Julien désolé.

--Tout de suite.

--Vous reviendrez?

Gabrielle fit signe que oui.

--Demain?

--Non, oh! non, pas demain.

--Je vous en supplie!

Julien avait une manière de supplier vraiment irrésistible; il eût fallu ne pas l'aimer pour lui tenir rigueur. Gabrielle promit d'être là le lendemain à la même heure, et Julien, enivré, triomphant, la quitta sur-le-champ, passa par-dessus la muraille comme un oiseau, et disparut dans le bois déjà à demi sombre.

Restée seule, Gabrielle mit la main sur son coeur. Il battait; oh! comme il battait, ce coeur qu'elle avait cru mort! Avec quelle fièvre joyeuse il attendait le lendemain!

--Est-ce que ce n'est pas mal, ce que je fais? se demanda la marquise, avec toute la bonne foi d'une âme qui n'a jamais rusé avec elle-même.

Elle avait réservé l'honneur de Maurèze; ce qu'elle donnait à Julien était son coeur seulement, son coeur dont personne n'avait souci... Elle se persuada qu'elle n'était coupable en rien.

C'est toujours ainsi que l'on commence. Qui donc, même parmi les plus perverses, oserait regarder l'abîme en face et s'y précipiter sciemment?



XX

Comme la marquise revenait au château, elle aperçut son fils qui descendait le large escalier de marbre blanc par lequel on arrivait au parterre. La vue de son premier-né ne lui causa pas la même joie que d'ordinaire, et elle ralentit le pas.

Un instinct secret lui disait que la présence de René était pour elle une protection contre les mauvaises pensées. Mais avait-elle conçu de mauvaises pensées? Certes, non; son coeur ne recelait rien que de pur et de chaste.

Se reprochant son hésitation, elle pressa sa marche, et bientôt son fils, qui accourait à sa rencontre, reçut un baiser maternel aussi tendre, aussi passionné qu'aux jours de sa première enfance.

--Par quel hasard, mon cher René? dit l'heureuse mère en admirant son fils, déjà presque aussi grand de taille que le marquis son père.

--J'ai obtenu vingt-quatre heures de congé, ma mère, et je suis venu les passer auprès de vous. Ne savez-vous pas que j'aime mille fois mieux vous voir que de rendre visite à mon grand-père de Maurèze ou à mes tantes, qui sont toutes plus ennuyeuses les unes que les autres?

Gabrielle sourit; les yeux du jeune homme étaient plus éloquents que son discours; l'étiquette ne permettait pas aux enfants d'exprimer leurs sentiments avec plus de vivacité: le langage de ce temps trouvait moyen de donner une apparence superficielle aux sentiments les plus profonds et les plus naturels.

René avait offert son bras à sa mère, et elle marchait auprès de lui, fière d'un si beau garçon, heureuse de se sentir à ses côtés. En ce moment, Julien de Présanges était loin de sa pensée.

--Que vous êtes belle, ma mère! dit tout à coup René en s'arrêtant pour la contempler, que vous êtes belle et jeune! Je puis à peine croire que vous êtes ma vraie mère! Dites, n'êtes-vous pas une fée?

--Une autre que ta vraie mère t'aimerait-elle avec tant d'ardeur? fit Gabrielle en pressant sa main sur les lèvres de son fils.

--Non, certes! répondit celui-ci, mais vous êtes trop jeune.

--Je n'étais pas vieille quand je me suis mariée, murmura la marquise avec une sorte de mélancolie.

René continuait à regarder sa mère, et une pensée, jusqu'alors indistincte, commençait à prendre forme dans son esprit. Ce jeune homme était plus sérieux que ceux de son âge; l'éducation sévère qu'il avait reçue auprès de son grand-père, et surtout une pente naturelle à la méditation, à l'observation de tout ce qui l'entourait, donnaient à son esprit un tour réfléchi fort au-dessus de ses années.

Des jours de son enfance, il lui était resté un amour passionné pour sa mère; ses plus lointains souvenirs la lui présentaient jeune et charmante, presque enfant elle-même, jouant avec lui sur le sable brillant du parterre, toujours indulgente, toujours souriante, consolant ses premiers chagrins. Il se rappelait très-nettement la scène qui avait précédé son départ de Maurèze; les larmes que sa mère avait alors versées sur lui la lui avaient rendue chère à jamais.

--Il ne faut pas pleurer, lui avait dit Gabrielle en l'embrassant au moment de le remettre à son grand-père: il ne faut pas leur donner la satisfaction de voir qu'ils nous font du chagrin. (Ils, c'étaient Robert et le duc.) Fais comme moi, mon René: tu vois que j'ai beaucoup de peine, et pourtant, lorsqu'ils seront là, je ne verserai pas une larme!

Cette première leçon de courage moral avait porté de doubles fruits: d'abord René avait appris à souffrir en silence, car, malgré sa jeunesse et sa grande douleur, il étouffa stoïquement ses pleurs pour obéir à sa mère, et son petit oreiller fut le seul confident de ses peines; puis il avait conçu une grande admiration pour la marquise, que dans le cours de ses études il compara plus tard à une Romaine; et enfin il avait joint à cette admiration une égale aversion pour son grand-père qu'il confondait mentalement avec l'ogre, le loup et croquemitaine tout à la fois.

Quand les années d'enfance firent place à l'adolescence, René apprit à mieux apprécier son grand-père, dont les qualités civiques auraient gagné à être entourées de moins de défauts, car la comparaison de la châtaigne était rigoureusement exacte, appliquée au vieux duc,--mais la tendresse et l'admiration du jeune homme appartenaient tout entières à sa mère et devaient lui rester à travers les épreuves de la vie.

Pendant qu'il ramenait au château cette mère si tendrement aimée, René se demandait pourquoi il n'avait jamais vu son père. Le marquis écrivait de temps en temps quelques mots à son fils, et, à l'occasion de sa première épaulette, il lui avait adressé un fort joli compliment, plus une épée magnifique enrichie de diamants et une bourse fort bien garnie. Mais, ce jour-là même, Gabrielle, en embrassant son fils, avait laissé tomber sur la fraîche épaulette une de ces larmes de joie que les mères seules connaissent, et son fils avait pieusement recueilli cette larme avec ses lèvres, en mémoire de toutes les autres, versées également pour lui dans le silence des nuits ou dans l'amertume des journées de solitude. Pour René, cette larme et le baiser maternel avaient rejeté bien loin la lettre et le présent de son père.

--Ma mère, dit-il après un assez long silence, pourquoi mon père n'est-il pas auprès de vous?

Gabrielle jeta sur son fils un regard presque effrayé. Cette question touchait le point douloureux de sa vie. Quelle sûreté de main possèdent les enfants, pour appuyer précisément à l'endroit douloureux! Et avec quelle innocence ils enfoncent le dard dans la plaie!

La marquise ne répondant pas, René répéta sa question avec une insistance qui eût été de l'indiscrétion de la part d'un fils moins affectueux; mais depuis plusieurs années qu'il retournait cette demande dans son esprit, il n'avait pu trouver de réponse propre à le satisfaire.

--Je ne sais, mon cher fils, répondit tristement Gabrielle. Son devoir l'appelle ailleurs, sans doute.

René garda le silence. En ce moment, ils tournaient autour du parterre; les roses embaumaient l'air, la sérénité du soir approchant avait une douceur communicative; il semblait que sous ce ciel, au milieu de ces roses, un chagrin fût impossible.

Les yeux de Robert, fixés à la vitre d'une petite chambre tout en haut du château, suivaient le fils et la mère, et cherchaient à lire sur leurs visages ce qu'ils pouvaient se communiquer, car Robert se méfiait de tout le monde et de toutes choses.

--Ma mère, dit enfin le jeune homme, je ne sais quels sont les devoirs qui retiennent mon père loin de nous, mais j'ai pensé parfois qu'il ne devait pas nous aimer beaucoup pour nous délaisser ainsi.

--Oh! ne dis pas cela, ne pense pas de telles choses! s'écria la marquise du plus profond de son âme, ne dis pas que ton père ne t'aime pas! Ton père t'aime de tout son coeur, il est fier de toi, n'es-tu pas l'héritier de son nom? Ne t'a-t-il pas désiré, attendu, salué avec ivresse?

--Mon père m'aime? murmura le jeune homme ému,--j'en suis bien heureux... moi aussi, je voudrais l'aimer; pourquoi ne se montre-t-il pas?

--Il reviendra, n'en doute point, mon fils, repartit la marquise, et tu verras combien il est bon et beau, et digne d'être aimé.

--Mère, dit doucement René, asseyons-nous ici, et parlez-moi de mon père.

Ils s'assirent sur un banc de marbre rose, tout près du parterre embaumé, et là, aux dernières clartés du jour mourant, Gabrielle raconta à René tout ce qu'elle savait de son père. C'était bien peu de chose, hélas! et la pauvre femme ne se doutait pas qu'elle portait ainsi une éloquente condamnation sur l'époux infidèle.

Le jeune homme écoutait en souriant, heureux de se voir révéler ainsi le père qu'il ne connaissait presque pas... Quand Gabrielle s'arrêta, la nuit était tout à fait venue.

--Et puis? demanda René, depuis que mon père a quitté le château?

--Il a fait diverses campagnes, dit la marquise avec hésitation.

--Et puis?

--Je ne sais rien de plus, répondit l'épouse abandonnée.

--Et vous avez vécu ainsi, dans la solitude, ayant pour toute joie et pour tout plaisir la société de madame de Rogis et les visites que vous nous faisiez à Paris?

--Sans doute, dit humblement Gabrielle, qui sentit quelque chose de semblable au remords pénétrer dans son coeur.

--Ma mère, dit René en tombant à genoux devant la marquise, vous êtes une sainte!

Gabrielle fondit en larmes. Renonçant à l'étiquette, elle saisit son fils dans ses bras et se laissa consoler par lui.

Le lendemain, Julien de Présanges attendit vainement auprès de la naïade; les oiseaux du bois furent seuls à lui tenir compagnie.

Pendant que, désespéré, inquiet, après trois heures d'attente, il remontait à cheval, Gabrielle, enfermée dans sa chambre, bénissait Dieu de lui avoir donné un tel fils et se promettait de rester digne de lui.



XXI

René était retourné à Paris; les jours qu'il pouvait donner à sa mère lui étaient disputés par son grand-père, jaloux et quinteux, qui lui reprochait amèrement ses absences.

--C'est moi qui vous ai élevé, au bout du compte! s'écria un jour le duc, plus bilieux que de coutume, grâce à un accès de goutte.

--C'est ma mère qui m'a mis au monde, répliqua René sans sourciller.

Cette réponse attira sur sa tête un orage formidable. Gabrielle, au récit de cette scène, conseilla à son fils de se soumettre, du moins en apparence, aux caprices du vieillard.

--Conserve l'amitié de la famille de ton père, dit-elle à René; moi, je t'aimerai quand même, tandis qu'eux...

Cette modération fut mal récompensée; car le duc, pour se venger de l'incartade de son petit-fils, le recommanda si chaudement à son colonel, que le pauvre René ne vint pas à bout d'obtenir trois jours de congé dans les six mois qui suivirent. On lui donnait bien douze heures... mais douze heures ne suffisaient pas pour aller à Maurèze et en revenir, tandis que c'était de quoi faire passer une aimable journée au vieillard revêche.

Gabrielle écrivait à son fils de nombreuses lettres, pleines de bons conseils, de principes élevés, où respiraient la plus grande noblesse de coeur et là générosité la plus absolue. René lisait ces lettres avec joie, les relisait avec admiration et s'en faisait une sorte de bréviaire qu'il prenait un malin plaisir à répéter devant son grand-père.

--Qui vous a donné de si belles leçons de sagesse? lui demanda un jour celui-ci, non sans quelque orgueil de le voir si sage.

--Monsieur, c'est ma mère, répondit le jeune homme.

Son grand-père lui battit froid pendant un mois.

Si René avait pu venir toutes les semaines, si Gabrielle avait senti autour d'elle la tendresse dévouée, l'admiration passionnée de son fils, elle n'eût vécu que pour lui; mais on eût dit que la famille de Maurèze s'acharnait à lui ravir tout ce qui pouvait lui défendre contre elle-même. Dans l'isolement où la laissaient les ordres du vieux duc, Julien de Présanges avait cause gagnée. Quelques jours après la visite de son fils, la marquise, déchirée par mille sentiments contraires, pria son jeune voisin à un dîner de cérémonie avec des hôtes nombreux.

Julien vint, mais si pâle sous ses habits noirs, si profondément atteint au coeur par ce qu'il nommait l'indifférence de la marquise, que celle-ci n'eut pas le courage de lui adresser des paroles banales. Au milieu d'une réunion bruyante, personne ne remarqua qu'elle ne lui parlait pas; de son côté, il n'osait ni ne pouvait rien dire, car, s'il l'eût pu, il eût éclaté en reproches. Au moment du départ, il s'avança vers Gabrielle et lui baisa cérémonieusement la main pour prendre congé, suivant la coutume. La marquise sentit ce baiser brûler sa main pendant toute la nuit; et le lendemain vers trois heures, elle se rendit à la fontaine, au bout du parc.

A peine y était-elle depuis quelques instants que Julien parut. Il n'avait pas cessé de venir tous les jours depuis leur première rencontre en ce lieu.

À sa vue, Gabrielle, profondément troublée, resta muette. L'altération des traits de Julien lui semblait un reproche cruel. Il s'avança vers elle sans mot dire, se mit à ses genoux, cacha son visage fatigué dans un pli de la robe noire de la jeune femme et pleura sans contrainte.

La marquise était préparée à subir des reproches, elle avait mérité un sermon. Mais que pouvait-elle contre l'expression muette d'une douleur sans bornes? Vaincue elle-même, elle laissa tomber sa main sur la tête inclinée de Julien qui la regarda aussitôt.

Il n'y mettait pas d'amour-propre; il montrait sans confusion son visage défait, ces yeux cernés par les veilles douloureuses; s'il eût été habile, il n'eût pu mieux faire, mais il n'avait d'autre habileté que sa passion, et c'était la meilleure.--Voyez ce que vos rigueurs ont fait de moi! semblait-il dire.

Ils se taisaient tous deux cependant, et Gabrielle sentait que, si fidèle qu'elle voulût être à son devoir, son coeur volerait malgré elle vers cet homme qui l'aimait. En vain elle avait voulu étouffer cette inclination naissante, en vain elle avait cherché un refuge dans l'amour maternel. Gabrielle était jeune, elle était aimée; elle pouvait mourir de douleur, épuisée par le sacrifice, mais elle ne pouvait pas faire autrement que d'aimer cet homme qui l'adorait.

--Que vous ai-je fait? murmura Julien après s'être assuré dans les regards de la marquise qu'il n'avait rien perdu de sa tendresse.

--Le devoir et l'honneur! dit celle-ci sans lui répondre directement.

--Mais, s'écria Julien en se relevant avec emportement, vous ai-je demandé rien de contraire au devoir et à l'honneur? Croyez-vous que je ne vous vénère pas assez pour vous respecter toujours, ou bien doutez-vous de ma parole de gentilhomme?

Il parlait si loyalement, d'un accent si fier, que Gabrielle, subjuguée, lui tendit la main. Il s'assit auprès d'elle, et ils firent des projets d'avenir.

On se verrait souvent en ce lieu même; par les jours de pluie, quand le temps ne sera pas trop désagréable, une petite hutte de jardinier, déserte alors, servirait de refuge aux amis,--car il n'était pas question d'amour. Gabrielle ferait tous les jours de longues promenades dans le parc pour accoutumer les gens de la maison à ses absences du château, et plus tard...; plus tard, on verrait.

Une sorte de paix s'étendit sur eux lorsque cette détermination fut bien arrêtée; les grandes décisions, même douloureuses, donnent un apaisement relatif après la lutte. Les amis purent même sourire en pensant aux chagrins passés: Julien était si confiant, Gabrielle était si sûre d'elle-même que leurs angoisses des jours précédents leur parurent inutiles et même ridicules.

Quel besoin Julien avait-il eu de douter? N'était-il pas sûr d'être aimé? Et Gabrielle, pourquoi s'était-elle méfiée de son ami? N'était-ce pas un outrage à sa loyauté que de le croire capable de l'entraîner dans une faute?

Quand ils se furent demandé pardon mutuellement de leurs doutes, ils se séparèrent, et Gabrielle rentra au château.

Le soir, en la déshabillant, Toinon remarqua sur le visage de sa maîtresse une résolution et une sorte de lumière qu'elle ne lui connaissait plus depuis longtemps. Elle n'osait rien dire cependant, c'est la marquise qui parla.

--Écoute, lui dit-elle, j'aurai besoin de services dévoués, c'est à toi que je me confie. J'aime Julien de Présanges.

Toinon, effrayée, regarda Gabrielle pour bien s'assurer qu'elle parlait sérieusement. Un coup d'oeil suffit pour l'éclairer. Alors elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, s'assura que nul n'écoutait au dehors, puis revint auprès de la marquise.

--Ma bonne maîtresse, lui dit-elle, je ferai ce que vous me commanderez.

Gabrielle fut touchée de cet humble et prompt dévouement.

--Mais si Robert te découvre, il est capable de te tuer!

Toinon fit un geste de dédain.

--Tant pis pour lui! répondit-elle: je suis tout à vous, et c'est leur faute; pourquoi vous ont-ils rendue si malheureuse?

A partir de ce jour, Toinon, dont les actions n'avaient jamais été surveillées, se chargea de déposer et de recevoir des lettres mystérieuses placées tantôt dans un tronc d'arbre, tantôt dans une fente de mur.

Pendant deux ou trois mois cette correspondance alimenta la passion des deux amants et suffit à leurs exigences. Ils aimaient presque mieux s'écrire que de se voir, car leurs entrevues avaient quelque chose de poignant qui les laissait faibles et mécontents. Puis un jour vint où les lettres furent impuissantes à calmer leurs angoisses.

Gabrielle eut la fièvre pendant quelques jours et ne put sortir; Julien pendant ce temps erra autour du château sous les déguisements les plus invraisemblables, se faisant donner des nouvelles par Toinon, à la frayeur extrême de celle-ci qui le rencontrait partout où elle l'attendait le moins.

Enfin Gabrielle, faible encore, mais guérie, put reprendre ses promenades dans le parc. Elle atteignit non sans peine la hutte du jardinier, où par les soins de Toinon un bon feu était préparé.

L'automne était venu, les feuilles jonchaient le sol, un frisson d'hiver passait dans les branches nues, et Gabrielle grelottait en s'efforçant de courir vers la cabane. Lorsqu'elle entra tremblante de froid et d'émotion, Julien ferma la porte sur elle, et, l'enlevant dans ses bras, il la porta près du foyer.

--Ah! que j'ai souffert, dit-il d'une voix brisée, que j'ai souffert et que je t'ai attendue!

Gabrielle, faible, éperdue, se serrait sur le coeur du jeune homme; là, elle avait trouvé le repos et la protection... Elle ferma les yeux, et, pour la première fois, il osa baiser ses lèvres glacées...

Quand elle sortit de la cabane, après le départ de Julien, Gabrielle trouva Toinon qui l'attendait avec impatience.

--Madame, madame, dit-elle, hâtez-vous de retourner au château, mademoiselle Lucile est arrivée.

--Mademoiselle Lucile? fit la marquise incrédule, ma fille?

--Oui, madame.

--Ah! s'écria Gabrielle en levant les bras au ciel, Dieu me punit, il est trop tard!

Elle tomba évanouie sur le sol.

Toinon courut chercher du secours; on transporta la marquise dans sa chambre. Le médecin, appelé en hâte, déclara que la jeune femme était sortie trop tôt après sa maladie. Gabrielle le laissa dire. Elle savait bien, elle, que ce n'était pas le froid qui l'avait saisie, mais la pensée de sa faute.

Lorsque Lucile s'approcha de son lit pour l'embrasser, elle se détourna avec horreur.

--Moi, pensait-elle, embrasser cette enfant avec des bras souillés par des étreintes coupables, baiser son front virginal avec mes lèvres adultères!...

--Ma mère ne m'aime plus, soupira la voix angélique de Lucile en pleurs auprès du lit.

--Je n'ai pas le droit, se dit Gabrielle, de faire souffrir cette innocente quand je suis seule coupable.

Et elle tendit les bras à sa fille. Dieu seul sait avec quelle humilité profonde la mère reçut le baiser de son enfant.



XXII

Une épidémie qui avait éclaté aux Visitandines forçait les religieuses à renvoyer dans leurs familles celles de leurs pensionnaires qui n'habitaient pas trop loin de Paris. Une Soeur converse avait ramené la jeune fille au foyer paternel.

Lucile, en quittant le couvent, ne savait si elle devait se réjouir d'aller rejoindre sa mère, ou s'affliger de quitter ses amies, mais elle ne fut pas longtemps à prendre un parti.

Sa mère, qui ne fut malade qu'un jour ou deux, devint l'objet de son idolâtrie. Hélas! Gabrielle avait su se faire aimer de tous, hormis des Maurèze. D'ailleurs, ceux-là n'aimaient guère qu'eux-mêmes. Avec quelle admiration attendrie Lucile contemplait sa mère, sa mère belle et gracieuse à ravir, si noble et si digne, qui lui témoignait tant de bonté et de tendresse!

De nos jours on ne peut se faire une idée de ce qu'était alors l'éducation claustrale. Les jeunes filles ne savaient rien du dehors: pas un livre, peu de jouets pour les plus jeunes, d'interminables ouvrages d'aiguille pour les aînées, point de ressources intellectuelles, et la société de femmes, plus instruites que leurs élèves, il est vrai, mais, relativement à nos exigences modernes, d'une ignorance déplorable.

Dans ce milieu fade et guindé, Lucile avait gardé ses instincts, ceux qu'elle tenait de sa mère; son naturel franc et résolu l'avait sauvée de la mièvrerie de l'époque; mais de plus que sa mère, comme son père peut-être, elle savait également aimer et haïr. Du premier coup, elle adora donc sa mère.

En se voyant en face de sa fille, Gabrielle pensa un instant à se donner la mort. Elle voyait dans l'heure de l'arrivée de Lucile une sorte de dérision de la destinée. Quelques heures plus tôt, et la venue de cet enfant l'eût certainement préservée de la chute; il fallait que le sort la lui eût amenée précisément quand la faute irréparable était accomplie, afin de lui jeter constamment ce remords à la face.

C'était une raillerie trop amère, et la marquise pensa sincèrement qu'elle avait assez de la vie.

Puis elle réfléchit.

--Hélas! se dit-elle, si j'ai été si malheureuse, c'est que je n'avais pas de mère. Une mère m'eût prévenue que l'amour d'un époux n'est qu'un rêve, et qu'il ne faut pas s'attendre à le rencontrer; une mère m'eût appris à me défendre de moi-même, m'eût mise en garde contre les funestes insinuations de la passion coupable... Il ne faut pas que Lucile soit, par ma faute, exposée aux mêmes périls que moi. Ce sera mon châtiment; je vivrai déshonorée, dévorée de remords, pour expier mon crime, et les caresses de cette enfant comme l'estime de son frère seront la véritable punition de mes erreurs!

Pleine de ces pensées, Gabrielle alla retrouver Julien, qui l'attendait chaque jour dans leur refuge, le coeur gros de chagrins et de craintes. Elle voulut se reprendre; elle lui parla de ses enfants, de ses devoirs, de ses remords...

--Que m'importe? s'écria le jeune homme avec ardeur; que m'importent le devoir et le remords? Je sais que tu es à moi, que je t'adore, que tu m'aimes, que ton époux t'a abandonnée, que devant Dieu tu es libre et que je ne prends le bien de personne. Tu es à moi, et je ne te laisserai pas te reprendre à moi, non, quand je devrais venir me tuer à tes yeux dans la cour de ta maison!

Que faire? Partagée entre son devoir et son amour, bourrelée de remords, éperdue de craintes, Gabrielle se laissa encore entraîner et sortit de là plus liée que jamais à celui qu'elle aimait de toute son âme désespérée.

Ne pouvant assurer son repos, la marquise s'arrêta à un moyen terme:

--Je consacrerai ma vie--sauf les heures qui appartiennent à Julien--à préserver mes enfants des pièges où je suis tombée. Et si ma conduite est coupable, au moins mon enseignement sera-t-il irréprochable.

Alors commença au château de Maurèze une existence en partie double, qui paraîtra impossible et qui cependant existe dans plus d'une demeure paisible qu'on croit honnête et régulière.

Gabrielle donnait quelques heures dans la semaine aux entrevues de la petite cabane, et là elle répandait sur Julien toute la tendresse de son coeur. Elle aimait ce jeune homme à la fois comme une amante et comme une mère. Il était si bon, si dévoué, si noble! Comment ne pas l'aimer de toute son âme? Mais, rentrée au château, l'amante faisait place à la mère. Elle bannissait de son foyer l'image profane de l'amant aimé, et, chose étrange, quand il venait chez elle, dans les fêtes que par prudence elle continuait à donner, elle se sentait calme en sa présence. Elle oubliait presque le lien adultère qui les unissait pour ne plus voir en lui qu'un ami, un jeune et charmant ami, pour lequel elle éprouvait une honnête et franche sympathie.

C'est entre ses voisins et sa fille, sous l'impression de pureté et d'honneur que la présence de cette enfant mettait sur elle, que la marquise écrivait à son fils ces lettres admirables où le jeune homme puisait la sagesse qui étonnait son grand-père. Et cette femme coupable trouvait des accents d'une éloquence incomparable pour décrire les charmes de la vertu et les horreurs du vice.

Hypocrisie? dira-t-on. Non. Gabrielle vivait de deux vies distinctes. Elle ne se payait pas de sophismes, elle regardait sa faute en face, et, se sentant incapable de s'y soustraire, elle portait comme une croix bien lourde l'estime des autres et son propre amour pour la vertu, pour son honneur perdu, qui la brûlait comme la robe de Nessus.

Cette vie dura trois ans. Pendant ces trois années, René revint au château et se lia d'amitié avec Julien. Cette amitié, qui fit d'abord horreur à la marquise, lui parut ensuite plus naturelle. Ces deux jeunes gens n'étaient-ils pas pleins tous les deux des plus nobles sentiments? Julien se montrait affectueux envers René comme un frère aîné envers son frère plus jeune. Il le conseillait, le guidait, et, dans maintes circonstances où la marquise ne pouvait ou ne devait pas se montrer instruite, il donna au jeune homme les meilleurs et les plus utiles conseils.

Robert avait complètement oublié ses anciens soupçons; dépisté par l'habileté de sa femme, il avait repris sa sécurité en voyant le calme avec lequel la marquise accueillait Julien lors de ses visites au château. Rien ne parlait de passion dans cette manière paisible et souriante de recevoir son jeune hôte; Robert admit qu'il pouvait s'être trompé, et ne parla plus de surveiller la marquise. D'ailleurs, depuis quelque temps, les braconniers lui donnaient du souci, et certaines coupes non autorisées dans les bois de Maurèze lui faisaient faire de longues absences sans qu'il pût découvrir les voleurs.



XXIII

«Vos enfants grandiront autour de vous comme un plant de jeunes oliviers», avait dit l'évêque en consacrant le mariage de Gabrielle; la marquise se rappelait ces paroles un soir d'hiver en contemplant le doux visage de Lucile éclairé par les bougies d'un grand candélabre placé au-dessus de sa tête.

Lucile avait dix-sept ans et demi, elle était grande et svelte comme sa mère, mais les traits de son visage étaient ceux des Maurèze. Ses cheveux noirs, affranchis de la contrainte de la poudre, ses yeux noirs, qui faisaient un si heureux contraste avec la blancheur éclatante de son teint, révélaient son origine mieux que tous les actes authentiques. Cette enveloppe mortelle, qui indiquait une certaine fermeté de caractère, recelait une âme d'enfant, pleine d'étonnements candides, de gaietés folles, de tendresses parfois bruyantes, plus souvent muettes, et par-dessus tout d'un dévouement sans bornes, d'une élévation presque surhumaine.

A sa sortie du couvent, Lucile n'était qu'une petite fille, malgré ses années; la puérilité de ses études et de ses amusements avait retardé son développement intellectuel; tout à coup, en quelques mois, l'enfant avait fait place à la jeune fille. Étaient-ce l'admiration, la tendresse que Lucile avait soudain ressenties pour sa mère, qui avaient opéré cette métamorphose? Étaient-ce le spectacle de la nature, le bonheur d'une vie libre, au grand air et au soleil? Était-ce enfin l'influence des années, jointe à celle de l'hérédité? Peu importait la cause, mais le prodige était accompli. Telles les branches, en apparence desséchées, qui se couvrent de feuilles et de fleurs pour avoir passé la nuit dans un verre d'eau.

Sans le remords de la faute qui torturait sa pauvre âme, la marquise eût joui d'un bonheur sans égal. En Julien elle avait trouvé plus que la femme la plus exigeante eût pu rêver; c'était un ami de toutes les heures, car, absente, il ne songeait qu'à elle, et, présente, il ne vivait que de ce qui lui était cher. En lui, Gabrielle trouvait un confident sûr, un conseiller noble et prudent; ces deux êtres que le devoir seul séparait étaient admirablement faits l'un pour l'autre. Dans ce siècle de frivolités coupables, leur faute, amèrement pleurée par Gabrielle, et conséquemment aussi douloureuse pour Julien, mettait en eux de nobles pensées et de vertueux repentirs. Bien des fois, prosterné aux pieds de Gabrielle, Julien lui demandait humblement pardon de l'avoir entraînée; il la suppliait avec larmes de ne pas lui en vouloir, d'excuser sa jeunesse et son emportement qui avaient perdu la pauvre femme.

--Eh bien! disait celle-ci, cessons d'être amants, restons amis!

--Impossible, criait Julien en la serrant follement dans ses bras, impossible! Je mourrais à tes côtés, consumé par une flamme inextinguible.

Et Gabrielle cédait en pleurant,--et ces larmes mettaient le désespoir au coeur de Julien.

Ces luttes et ces souffrances avaient mis sur eux quelque chose de plus élevé que sur les fronts ordinaires; si les fanges mortelles de la passion les retenaient à la terre, leurs âmes n'en planaient que plus haut aux heures d'apaisement. Gabrielle regardait avec une sorte de pitié maternelle ce jeune homme qui la faisait tant souffrir, pour lequel elle passait des nuits entières à genoux devant le crucifix, et lui, voyant la mélancolie régner sans cesse sur le doux visage de celle qu'il aimait, adorait humblement cette femme, à laquelle son amour avait apporté le remords.

Entre ces deux êtres, torturés par la souffrance intérieure, Lucile, qui ne se doutait de rien, grandissait et devenait pensive. Sa mère lui enseignait de bonne heure la triste science de la vie, et ces leçons n'étaient pas faites pour la rendre plus légère.

--Est-il vrai, ma mère, dit un soir Lucile, que l'amitié des hommes soit dangereuse pour les femmes?

La marquise, qui brodait une tapisserie; releva soudain la tête et pâlit.

--Qui t'a dit cela? fit-elle, inquiète.

--Vous-même, ma mère, il y a quelque temps déjà.

C'était vrai; mais alors la marquise ne pensait pas à Julien, et tout à coup l'image du jeune homme venait de surgir devant elle.

--J'ai dit la vérité, répondit la pauvre femme en s'appliquant à sa tapisserie, l'amitié des hommes est dangereuse.

--Pourquoi? fit la jeune fille avec curiosité.

--Parce qu'elle mène à l'amour, et l'amour est cruel pour les femmes, à moins qu'elles n'aient le bonheur d'être aimées de leur mari.

Lucile resta songeuse, elle retournait une grande question dans sa tête; enfin, elle se hasarda à parler.

--Mais, ma mère, dit-elle, sans doute, mon père vous aime?

Encore cette question! Depuis qu'elle était coupable, la marquise défendait son mari de toute accusation avec plus d'énergie que jamais; c'était une sorte d'amende honorable qu'elle lui faisait ainsi.

--Votre père remplit tous ses devoirs, répondit Gabrielle.

--Alors, ma mère, pourquoi n'est-il pas ici?

--D'autres devoirs le retiennent ailleurs.

--Mais il vous a toujours aimée, n'est-ce pas?

--Oui, répondit Gabrielle à voix basse.

--Alors, vous êtes complètement heureuse? Gabrielle regarda sa fille; le visage de Lucile exprimait la plus parfaite innocence, la sécurité absolue: cette enfant questionnait pour s'instruire.

--Oui, dit encore la mère, je suis heureuse parce que j'ai de bons enfants qui m'aiment.

--Mais si mon père était ici, vous seriez encore plus heureuse?

La marquise se sentit glacer. Elle n'avait plus pensé depuis bien longtemps que son mari pourrait revenir. Et s'il revenait, en effet, que deviendrait-elle? Elle n'osait répondre; mais Lucile, impitoyable comme une enfant, réitéra sa question.

--Sans doute, répondit Gabrielle avec effort.

--Que je voudrais voir mon père! dit-elle toute rêveuse; que je l'aimerai quand il viendra! Il est beau, n'est-ce pas, ma mère?

Gabrielle fit un signe affirmatif.

--Grand de taille?

--Oui.

--De noble prestance?

--C'est un beau cavalier, dit faiblement la marquise.

--Que vous avez dû faire un joli couple quand on vous a mariés! fit Lucile en frappant joyeusement dans ses mains. Ce fut une belle noce, n'est-ce pas?

Gabrielle répondit quelques mots, puis sortit. Continuer cet entretien lui était impossible. Elle rentra chez elle et se laissa tomber à genoux.

--Mon Dieu! dit-elle, cessez de m'accabler; cette vie est pire que l'enfer.

Le lendemain elle vit Julien, et, dès le premier abord, celui-ci s'aperçut que la marquise était en proie à une vive émotion.

--Écoute, lui dit-elle, tu vas me faire un serment; sinon je ne te reverrai jamais. Il se peut que le marquis revienne, car il n'est pas probable qu'il n'éprouve jamais le désir de voir ses enfants. Jure-moi sur l'âme de ta mère qu'à partir du jour de son arrivée ici tu ne réclameras plus rien de moi. De ce jour, nous serons étrangers l'un à l'autre. Je ne peux pas mentir devant mon mari; non, je ne le peux pas!

Julien eut beau protester, la marquise fut inébranlable. Au refus de Julien, elle opposerait son propre exil dans un couvent avec sa fille. Que fallait-il faire? Le retour du marquis était problématique, et, en tous cas, éloigné... Julien jura, et la marquise le remercia de son serment avec une effusion passionnée qui le toucha profondément.

Quelle incurable blessure devait être celle de cette âme qui semblait chercher le sacrifice comme une expiation!

A quelques jours de là, Lucile, qui n'avait cessé de poursuivre son travail mental, revint sur la conversation précédente. Sa mère craignait déjà de voir se renouveler la même douleur; mais une autre angoisse remplaça celle-là.

--Ma mère, dit Lucile, ce n'est pas l'amitié de tous les hommes qui est dangereuse, n'est-ce pas?

--Non, sans doute, répondit Gabrielle indécise, il y a des vieillards fort respectables dont l'amitié n'est point à craindre et dont la sagesse est bonne à écouter.

--Oh! s'écria Lucile, il y a des jeunes gens aussi sages que des vieillards, et je suis bien sûre que l'amitié de M. de Présanges ne peut être dangereuse pour personne.

Gabrielle consternée regarda sa fille. Le joli visage de Lucile couvert de rougeur ne se détournait cependant pas du sien. La pauvre mère prit sur-le-champ une résolution audacieuse, inspirée par une crainte pire que la mort.'

--Mon enfant, dit-elle, M. de Présanges est sage parce qu'un grand chagrin l'a frappé.

--Un chagrin? fit Lucile.

Une pitié, une tendresse angéliques donnaient à sa voix un timbre d'une douceur sans égale.

--Un grand chagrin, auquel, en ce moment, du moins, il n'est point de remède.

Lucile levait sur sa mère ses yeux étonnés et naïfs. La marquise vit qu'il fallait continuer.

--M. de Présanges aime une femme qu'il ne peut épouser; il l'aime pour la vie, il n'en aimera point d'autre. Vous êtes trop jeune, ma fille, pour comprendre la douleur qu'il éprouve à se voir séparé d'elle.

--Mais elle, cette dame, elle l'aime? fit Lucile.

La marquise ne savait que répondre; sa fille continua:

--Il faut bien qu'elle l'aime, sans quoi il ne pourrait l'aimer ainsi à jamais!

--Elle l'aime, dit Gabrielle, qui sentait le coeur lui manquer.

--Alors, qu'est-ce qui peut l'empêcher de l'épouser? fit innocemment la jeune fille.

--Elle est mariée, dit sourdement Gabrielle. Lucile joignit les mains et les laissa retomber.

--Qu'ils doivent être malheureux! Pauvre M. de Présanges! Il me semblait, à moi, qu'il devait être heureux en tout ce qu'il faisait; qui est-ce qui aurait le coeur de lui faire de la peine? Comme on se trompe portant!

Lucile se tut, et sa mère ne tenta point de relever la conversation.

Depuis ce moment, la jeune fille témoigna à Julien une amitié plus tendre et en même temps plus libre: on eût dit qu'elle se sentait dégagée de toute crainte à son égard, et cependant une teinte de mélancolie se posa sur son front pur, sur ses yeux noirs qui prirent une expression plus profonde et plus sérieuse.

Lucile venait de souffrir, sans s'en apercevoir elle-même, et cette souffrance avait achevé de la dégager des limbes de l'enfant. Elle eût pu aimer Julien sans la sage précaution de sa mère, et, si elle ne l'aima point, ce fut par fierté féminine d'un coeur qui ne veut pas convoiter le bien d'autrui.



XXIV

Le temps passait d'une aile légère sur la maison de Maurèze. Partagée entre Julien et ses enfants, la marquise trouvait les journées trop courtes pour l'éducation de sa fille, et les nuits passaient trop vite dans les pleurs que lui causait le remords. Toinon, sa seule confidente, contemplait, le coeur gros de compassion, ce spectacle toujours renouvelé de la lutte entre la passion et la vertu, et nul n'oserait dire que secrètement elle n'eût point désiré la mort du marquis.

Un jour que M. Robert, son époux et maître, lui racontait pour la millième fois peut-être par quelles vertus le marquis avait illustré son enfance, déjà fort lointaine alors, Toinon l'interrompit brusquement, chose qui ne lui était jamais arrivée.

--C'est bon, tout cela, dit-elle d'un ton bourru; mais, quand on est si parfait, on devrait bien tâcher de garder quelques perfections pour l'âge où l'on en a le plus besoin, savoir l'âge où l'on prend femme et famille. Robert, offusqué, le prit de haut:

--Qu'est-ce à dire, proféra-t-il, te permettrais-tu de juger le marquis de Maurèze?

--Le juger! grand Dieu non! Mais dis-moi un peu, Robert, si tous les gens mariés de notre espèce vivaient comme monseigneur vit avec madame, crois-tu que les familles seraient très-unies?

--Les gens du commun n'ont que faire de vivre comme les grands seigneurs, dit Robert d'un ton de pédagogue. Les petites gens vivent comme ils doivent, et la noblesse vit comme elle veut.

La conversation s'arrêta là, car Toinon se garda bien de répliquer. Elle se contenta de penser que son mari, tout homme d'esprit qu'il était, se montrait parfois bien peu intelligent.

Madame Robert ne cherchait point de si bonnes raisons pour louer la marquise; elle l'aimait, et cela suffisait à son coeur simple et généreux. Depuis le jour de sa faute, où la marquise, en perdant connaissance, avait révélé à Toinon son douloureux secret, la fidèle servante n'avait pensé qu'à dérober à tous le bonheur si cruellement châtié de «sa pauvre maîtresse», comme elle la nommait. C'était elle qui préparait les rendez-vous, qui accompagnait Gabrielle jusqu'à la fatale cabane du jardinier, elle encore qui veillait au dehors avec une infatigable vigilance.

Par une indifférence bien jouée, par quelques marques d'humeur données à propos quand elle parlait de la marquise avec Robert, elle avait endormi les soupçons de celui-ci. La pauvre femme avait appris que rien d'humain ne battait plus dans la poitrine de son époux quand il s'agissait de Maurèze; aussi, loin de protester de son attachement personnel à Gabrielle, elle se plaignit, à plus d'une reprise, «des vapeurs de madame» et même de son injustice, et par ces calomnies innocentes elle persuada à Robert qu'elle était loin de voir sa maîtresse avec des yeux prévenus. Mais une fois, à sa grande surprise, elle s'aperçut qu'elle avait trop bien joué la comédie, car Robert la reprit sévèrement de ses jugements téméraires.

--Madame est notre maîtresse, dit-il d'un ton bourru, et à tes yeux elle ne doit jamais avoir de torts!

--Mais toi-même, fit Toinon stupéfaite, ne m'as-tu pas vingt fois recommandé de te rendre un compte fidèle des actions de madame, et ne m'as-tu pas dit que tu n'avais point souci de connaître ce qu'elle faisait de bien?

--Ce ne sont pas ces actions-là que j'ai besoin de connaître, grommela Robert: qu'elle te tance ou te loue, cela ne touche point à l'honneur de Maurèze, et si elle a des caprices ou des fantaisies, tant qu'elle les passera en te faisant de la misère, je n'y trouverai point à redire.

--Oui, pensa Toinon, ce n'est point ce gibier-là que tu chasses, vieux sans coeur! Mais ce n'est pas moi qui te vendrai ce que tu cherches!

Cependant, par habitude de toute une vie, et aussi par principe, Robert continuait à observer de temps en temps; les soupçons qu'il avait eus jadis et qui avaient si fatalement provoqué la chute de la marquise s'étaient évanouis à la vue de l'accueil égal et simplement amical que recevait désormais Julien. A deux ou trois reprises, il avait cru surprendre des préférences pour des seigneurs voisins, mais ce n'étaient que de fausses alertes, car Gabrielle, se sentant épiée, feignait parfois d'accorder plus d'attention à l'un ou l'autre de ses visiteurs; puis il avait fini par croire en sûreté l'honneur de Maurèze, et sa surveillance s'était relâchée.

René venait encore plus souvent à Maurèze depuis que sa soeur s'y trouvait. Il l'avait à peine connue, car on les avait séparés tout enfants, et il trouvait en cette jeune fille, sa soeur, qu'il pouvait tutoyer et taquiner à son aise, une part de l'élément féminin qui lui était inconnue et qu'il trouvait pleine de grâces. Les femmes qu' il fréquentait à Paris étaient toutes plus ou moins de celles qu'un beau garçon de vingt ans peut aimer ou désirer. Ici, il trouvait la chaste tendresse d'une soeur: point de coquetterie, la franchise d'une âme libre de toute contrainte; il trouvait les reproches affectueux, les gronderies caressantes qui font plus sur un jeune homme que les austères leçons d'une morale empesée, et ce charme, cet attrait le ramenaient sans cesse au château.

De son côté, Lucile était heureuse de l'y voir. Entre Julien de Présanges et lui, elle ne faisait plus grande différence, mais René était bien plus près de son coeur, car elle savait que celui-ci lui resterait toujours, tandis que l'autre...

Il fallait bien espérer qu'un jour Julien serait réuni à la femme qu'il aimait.

--Une femme mariée, se disait Lucile. Et elle ajoutait que pour les réunir il faudrait la mort du mari... Cette pensée entra si profondément dans son cerveau qu'elle en devint triste.

Un jour enfin, pendant qu'elle assistait à la messe auprès de sa mère, elle se hasarda à lui demander à voix basse:

--Ma mère, serait-ce un péché de demander à Dieu le bonheur de M. de Présanges?

Gabrielle, effrayée d'entendre encore ce nom dans la bouche de sa fille, la regarda un instant, puis lui dit avec un grand semblant d'indifférence:

--Pour M. de Présanges ou un autre, qu'importe? On peut toujours demander à Dieu le bonheur des gens que l'on estime.

Lucile à son tour regarda sa mère et resta indécise.

--Mais ma mère, dit-elle, puisque pour le bonheur de celui-ci il faut souhaiter la mort d'un autre homme?

Gabrielle saisit la main de sa fille et la serra à la broyer.

--Tais-toi, malheureuse, murmura-t-elle, prie pour la vie de cet autre homme, prie pour lui, sans quoi le ciel...

Elle se tut, étouffée par ses propres remords et par le sentiment du danger. Lucile la regarda encore, puis, soumise, sans essayer de comprendre, elle se mit à prier pour tous ceux qui souffrent. Il lui resta de cette courte scène un sentiment indéfinissable de terreur. Elle sentait qu'il y avait là un gouffre insondable, peut-être un crime, et elle s'interdit courageusement d'y penser, puisque sa mère ne voulait pas lui révéler ce secret.

Mais en regardant Julien, si calme, si doux, dans les mille détails de la vie journalière, elle se dit que le crime ne devait pas être de son côté, puisqu'il ne semblait point trahir de remords. De quel côté, alors? Quelle était cette femme? Lucile chercha autour d'elle, ne trouva point, et se fit un devoir de chasser de telles pensées que sa mère désapprouverait à coup sûr.

Sa mère était le point culminant de ses pensées, comme de celles de René. Quand ils étaient seuls ensemble, c'était pour célébrer les louanges de cette mère adorée, si parfaite, si grande, si loyale... Ils trouvaient le jour trop bref pour tout ce qu'ils avaient à se dire à son sujet.

Un soir d'été,--il y avait bientôt trois ans que Gabrielle et Julien s'aimaient,--les deux enfants,--leur mère les nommait encore ainsi en souriant,--les deux enfants marchaient en causant confidentiellement sous les ombrages du quinconce, la marquise les suivait à quelque distance avec Julien et quatre ou cinq invités; les groupes se formaient et se déformaient à chaque instant: seuls, le frère et la soeur d'une part, les deux amants de l'autre, ne se séparaient pas, réunis par une invincible sympathie.

--Quel joli couple! fil observer un voisin âgé et désignant les jeunes gens à la marquise. Ils se ressemblent assez pour qu'on les nomme frère et soeur, mais ils sont assez dissemblables pour être toujours heureux de se retrouver ensemble.

--Le jour et la nuit: la soeur est brune, le frère a des cheveux blonds, dit un autre. L'amour aussi vit de contrastes! Mais vous êtes blonde, marquise?

--Le marquis est brun, dit Gabrielle.

Elle souffrait toujours quand on parlait du marquis devant Julien.

--Quand revient-il, ce cher marquis? demanda une voisine coquette.

--Je ne sais...

--Ah! madame, s'écria le vieux voisin, voilà trop longtemps que vous êtes une Ariane adorable... Que ne suis-je plus jeune de vingt ans, je vous aurais proposé d'être votre Bacchus!

--La marquise n'aime pas la mythologie, reprit la voisine d'un air pincé.

Gabrielle sourit vaguement et proposa d'aller voir les cygnes.

Les cygnes accoururent à la voix de Lucile, qui aimait à les nourrir de sa main, et la société s'amusa de leur gloutonnerie.

Vêtue, à la mode du temps, d'une robe claire qui traînait sur le gazon, Lucile se détachait sur la sombre verdure des arbres séculaires; la pièce d'eau, large et tranquille, était sillonnée par les oiseaux blancs qui accouraient à la nage de la rive opposée. Lucile avait envoyé chercher du pain au château, et Robert le lui avait apporté lui-même dans une corbeille en filigrane d'argent.

Robert, sans s'attribuer d'office spécial, aimait à rendre de ces petits services, surtout quand ils pouvaient le rapprocher des maîtres et lui permettre de les observer de près sans choquer les bienséances.

--Que votre fille est donc jolie, marquise! dit le vieux chevalier, en admirant le charmant tableau qu'il avait sous les yeux: quand marions-nous cette fleur de beauté?

--Oh! dit Gabrielle, nous avons le temps. C'est à son père d'y penser.

--Il reviendra donc? dit méchamment la voisine.

--Je l'espère, reprit vertement Gabrielle, qui reçut un regard approbateur de Robert.

Elle rougit de honte et peut-être de colère, mais elle ne put rien dire, car sa fille se retourna et parla pour elle.

--Mon père nous aime et sera prochainement ici, n'est-ce pas, ma mère? Ne vous l'a-t-il pas écrit tout dernièrement?

--Oui, répondit Gabrielle. Mais elle n'ajouta pas qu'il lui écrivait la même chose tous les six mois.

René s'approcha de sa mère, et lui baisa la main avec tendresse.

--Quand mon père sera de retour, dit-il, il ne pourra croire ses yeux en voyant ma soeur si grande et ma mère si belle; mais ce qui l'étonnera le plus sera de voir combien nous le connaissons et l'aimons sans l'avoir pour ainsi dire jamais vu, et tout cela grâce à notre mère, notre bonne mère!

Gabrielle présenta à René sa main, qu'il baisa encore une fois, et la société retourna vers le château, en jasant à tort et à travers.

--Les enfants sont la couronne des mères, murmura Julien pendant qu'ils marchaient un peu en arrière, suivis de plus près qu'ils ne pensaient par Robert invisible, qui se glissait derrière les massifs.

--Oui, pour les mères vertueuses; mais pour les mères coupables ils sont une couronne d'épines, dit Gabrielle un peu trop haut.

Elle se retourna vivement. Nul ne les suivait; mais, derrière un buisson de lilas, Robert, glacé d'horreur, avait entendu.



XXV

Rentré chez lui, Robert attendit sa femme avec impatience: il la jugeait sotte et incapable, et se flattait, par l'intimidation ou la persuasion, d'en obtenir ce qu'il voulait savoir. Dès les premiers mots, il se butta à une stupidité indomptable: Toinon ne comprenait rien, mais absolument rien à ce que lui demandait son mari. Aux questions les mieux préparées, à celles qui semblaient devoir amener une réponse claire et nette, il n'obtenait que des fins de non-recevoir. Furieux, et d'autant plus furieux qu'il n'était pas sûr d'être joué, il se démasqua tout entier.

--Je veux la vérité, entends-tu? dit-il à Toinon en lui meurtrissant le bras sous sa rude étreinte. Je me soucie de madame et de toi comme d'une faîne;--mais si l'honneur de Maurèze a été entamé, je veux le savoir, et je le saurai.

--Quand ce serait vrai et quand tu le saurais, répliqua Toinon d'une voix dolente, la belle avance pour tous les deux! Lâche-moi le bras, tu me fais mal.

--Je t'en ferai bien d'autres, si tu ne veux pas parler, gronda Robert en approchant son visage contracté et ses yeux pleins de haine du visage de sa femme. On met encore à la torture, tu sais?--eh bien! s'il faut la torture pour te faire parler, tu l'auras!

--Tu peux bien me tuer, s'écria Toinon exaspérée, mais tu ne me feras pas dire ce qui n'est pas!

--Puisque j'ai entendu, moi! dit imprudemment Robert, qui dès lors perdit ses avantages.

--Tu as entendu... quoi? le vent dans les arbres ou le coq qui chantait?

--J'ai entendu la marquise parler des mères coupables; elle le disait à M. de Présanges.

--Et c'est là tout ce que tu sais? Ah! le bel oiseau! qu'il parle bien! s'écria Toinon en riant d'un rire nerveux et saccadé que lui arrachait la souffrance de son bras dans l'étau que faisait la main de son mari.

Robert ne se possédait plus, il saisit sa canne et frappa à coups redoublés sur la malheureuse. Elle ne poussa pas un cri cependant; elle regardait son époux avec des yeux pleins de mépris et de dégoût qui avivaient sa colère; quand il s'arrêta, las peut-être, ou effrayé d'avoir frappé si fort, elle ne cessa de le regarder; et lui, honteux, détourna ses regards.

--Vois-tu, Robert, lui dit-elle d'une voix que la douleur et l'indignation faisaient un peu trembler, tu viens de me battre pour la première fois en dix-sept ans de ménage, et cela, parce que j'ai préféré la torture dont tu m'as menacée au lâche plaisir de t'aider à calomnier ma maîtresse et la tienne, car elle est ta maîtresse: eh bien! tu peux recommencer, mais je demanderai justice au marquis contre toi, et il me fera justice! Il ne permettra pas que tu attaques lâchement l'honneur de sa femme!

Elle regardait Robert avec des yeux flamboyants; il eut peur et se sentit touché. Il avait pensé à écrire au marquis, mais il sentit bien que sa femme avait raison et que son maître ne tolérerait pas une semblable délation. Il repoussa sa femme avec colère.

--Va donc, vipère, dit-il; trahis le maître qui te donne ton pain, désobéis, à ton époux, amasse sur toi tous les péchés de la terre, la Vengeance viendra un jour!

Une heure après cette scène, Toinon, entrant comme d'habitude chez sa maîtresse, pour son service du soir, trouva celle-ci très-songeuse et préoccupée.

--Ton mari ne t'a rien dit? fit-elle dès que la porte se fut refermée sur l'humble et fidèle confidente.

Celle-ci hésita un instant à porter le trouble dans l'âme de la marquise, puis elle se dit que, prévenue, celle-ci serait plus prudente.

--Il croit avoir entendu une phrase, dit-elle à voix basse.

--Il t'en a parlé? Il t'a interrogée? Qu'as-tu répondu? fit rapidement la marquise, qui attendait frémissante l'arrêt du destin.

Toinon, d'un seul geste, ôta le fichu qui couvrait ses épaules, et Gabrielle aperçut la trace rouge et gonflée des coups de bâton sur le dos et sur les bras de sa servante. Elle joignit les mains et recula d'horreur.

--Ne craignez rien, chère madame la marquise; ne craignez rien, sanglota Toinon en se mettant à genoux malgré la douleur de tout son corps meurtri; je n'ai rien dit, je ne dirai rien, il ne saura jamais rien par moi; mais soyez prudente!

Gabrielle jeta ses bras sur le cou de sa servante et pleura sur elle, avec elle.

--Je n'ai que toi, disait-elle dans ses larmes. Julien se laissera tuer sans mot dire, et mes enfants m'auront en horreur quand ils sauront la vérité; toi seule m'as été fidèle dans ma faute et me seras fidèle dans le châtiment.

--Ah! pour cela, s'il vient, je vous le jure! murmura Toinon; il faudrait me tuer pour me séparer de vous! Mais tout finira bien; seulement, ne donnez pas de preuves contre vous!

--Que faire? Renoncer à le voir? Y consentira-t-il?

--Il le faut, madame, à tout prix. Sans cela M. de Présanges et vous-même vous êtes perdus!

--Alors, que me conseilles-tu? fit Gabrielle, s'abandonnant aux avis de son humble amie.

--Il faut, madame, ne rien changer à vos habitudes, continuer à vous promener seule comme d'ordinaire, ou avec moi;--seulement, M. de Présanges ne viendra pas aux endroits où il avait coutume de vous rencontrer. Nous serons suivies et espionnées par cet homme maudit, cet envoyé de l'enfer;--qu'il espionne, il ne trouvera rien. M. de Présanges viendra ici le jour, comme d'habitude; rien ne sera changé en apparence, et plus tard nous verrons.

--Soit, soupira Gabrielle. Te charges-tu de faire savoir à M. de Présanges ce qu'il a à faire?

--Écrivez-le-lui, madame, et la première fois qu'il viendra ici, glissez-lui le billet dans la main.

--Impossible, nous ne sommes jamais seuls!

--Eh bien! madame, je ne sais pas, moi... cherchez un moyen de lui faire parvenir le billet. Pour ma part, je ne ferai plus un pas sans que mon mari le sache, j'en suis certaine. Vous savez qu'autrefois il m'a fait espionner, sous prétexte de jalousie. De la jalousie! Il n'est jaloux que de l'amitié qu'on a pour vous! Tous vos messagers seront interrogés, tous vos billets seront lus. Soyez prudente!

--Je chercherai, dit Gabrielle en laissant tomber ses mains lasses de se serrer l'une contre l'autre pendant son désespoir.

La nuit s'écoula pleine d'angoisses pour les deux femmes. Robert refusa de se coucher et passa la nuit à écrire et à compulser des dossiers. Toinon, qui s'était couchée, brisée de fatigue et de douleur, le regardait et feignait de dormir au moindre de ses mouvements. Il copia sur une grande feuille de papier plusieurs colonnes de chiffres et vérifia les additions par deux fois, puis il écrivit d'une main assurée une longue lettre qu'il relut et ponctua avec le plus grand soin. Ensuite il mit dans la même enveloppe les chiffres et la lettre, cacheta le tout d'un grand cachet de cire rouge, écrivit la suscription avec les mêmes précautions et enferma l'enveloppe dans son tiroir sans que Toinon eût pu lire le nom qu'elle portait.

Quand il eut terminé ce travail, il resta dans son fauteuil de cuir, absorbé et comme magnétisé. Deux ou trois fois Toinon céda au sommeil pendant quelques minutes; à son réveil, elle trouvait son mari dans la même position, immobile et les yeux ouverts. Enfin une lueur parut dans le ciel, quelques bruits dans les communs annoncèrent le réveil du château. Robert se leva, s'étira, ouvrit son tiroir, prit la lettre et descendit l'escalier. Dix minutes après, les fers d'un cheval retentirent sur le pavé de la cour: un messager venait de partir, emportant la missive.

Robert rentra et se jeta sur son lit sans paraître s'apercevoir de la présence de sa femme. Au bout de cinq minutes, il dormait profondément.

A l'heure ordinaire, Toinon se leva le plus silencieusement qu'elle put et jeta un coup d'oeil sur les papiers que Robert n'avait qu'imparfaitement rangés. C'étaient des comptes de fermages, des règlements d'affaires, des mémoires d'ouvriers. La bonne créature tourna la tête, s'assura que son époux dormait, et descendit chez la marquise.

Elle se glissa dans la chambre par la porte de service, mais Gabrielle ne dormait pas. Elle aussi avait passé une partie de la nuit à écrire, et l'âtre était plein de fragments de papier noirci, brouillons inutiles aussitôt détruits.

--Eh bien, madame, avez-vous écrit? dit Toinon en entrant.

--Plus de cent pages! Je n'arrive pas à faire tenir tout ce que j'ai à dire sur un petit morceau de papier facile à glisser dans la main!

--Eh! madame, est-il besoin d'en mettre si long à un brave monsieur qui vous aime plus que lui-même? Écrivez: «Il y a du danger à nous voir, attendez que je vous fasse savoir quand nous pourrons nous rencontrer.» Croyez-vous qu'il en faille plus long pour qu'il comprenne?

--Tu as toujours raison, dit Gabrielle, qui courut à l'instant à son bureau, traça ces quelques mots, plia le papier et l'attacha avec une épingle à la gorgerette de sa chemise. Et maintenant, je vais dormir. M. de Présanges vient ici après-demain, nous avons compagnie.

--Laissez-le venir, madame, l'occasion se trouvera bien.



XXVI

Lorsque Lucile entra dans la chambre de sa mère, elle fut frappée de son abattement et de sa pâleur.

--J'ai mal dormi, lui dit Gabrielle.

Mais une mauvaise nuit ne suffisait pas à expliquer l'altération des traits de la marquise. Lucile pensa que sans doute les paroles de la veille, relativement à l'absence du marquis, avaient ravivé la blessure secrète qu'elle supposait au coeur de sa mère, et elle mit tous ses soins, toute sa tendresse à la consoler.

--M'aimes-tu bien? dit soudain Gabrielle en prenant à deux mains la tête de sa fille pour lire dans ses yeux.

--Oh! ma mère, murmura Lucile, en doutez-vous?

Son coeur innocent se gonfla de tristesse à la pensée que sa mère avait besoin de l'interroger pour s'en convaincre, et des larmes montèrent dans ses yeux.

--Non, je n'en doute pas, dit Gabrielle, mais j'aime à te l'entendre dire, c'est si bon d'être aimé de ses enfants!

--Nous vous aimons, ma mère, et René vous le dira, mais pour ma part je vous aime.... je vous aime assurément plus que tout au monde.

Gabrielle lut dans les yeux de sa fille que son âme parlait tout entière dans ces quelques mots, et elle baisa avec passion le front virginal qui s'avançait sous ses lèvres.

--Et tu m'aimeras toujours, fit la malheureuse mère, même si je... elle s'arrêta;--même quand tu...

--Quand je serai mariée? acheva Lucile avec quelque amertume. Ah! certes! les maris ne sont pas tous aussi bons que mon père; on raconte à l'office que Robert a battu Toinon...

--Je vous défends d'écouter ce qu'on raconte à l'office, dit sévèrement la marquise.

La jeune fille, se sentant en faute, baissa la tête et pressa tendrement la main de sa mère sur ses lèvres.

René devait retourner à Paris ce jour-là, et il se montrât particulièrement affectueux envers sa mère, après un échange de quatre mots avec Lucile. Celle-ci ne pouvait se consoler de voir tirés les traits et cernés les yeux de sa belle et chère maman.

--Mais ma mère, lui disait-elle, vous n'êtes pas assez coquette, vous aurez du monde demain, il faut être belle! Vous mettrez du rouge, n'est-ce pas?

Comme Gabrielle secouait négativement la tête, Lucile ajouta:

--Tout le monde en met.

--Excepté toi, dit la mère en souriant.

--Oh! moi, je ne compte pas! Vous dites vous-même que je ne fais rien comme personne.

--On dit la même chose de moi, soupira Gabrielle; tu vois bien que nous sommes faites pour nous aimer!

René partit le soir de ce jour, et, malgré la grande affection que lui portait sa mère, elle fut heureuse de penser que lui du moins ne serait pas présent quand elle devrait remettre à Julien ce billet laconique qui la brûlait à travers la batiste.

Malgré ses trois années de bonheur coupable, Gabrielle n'était pas faite à l'adultère; elle ne retournait auprès de Julien qu'avec des frayeurs et des remords sans cesse renouvelés; jamais elle ne lui avait remis, jamais elle n'en avait reçu de billet en présence d'un tiers, et cette épreuve prenait pour elle des proportions d'une torture. Elle ne pouvait s'imaginer quand et comment elle ne lui ferait prendre: pour ce qui était d'espérer le voir seul un moment, il n'y fallait pas songer; elle n'était que trop sûre d'avoir toujours Robert derrière elle, aussitôt qu'il ne la verrait plus sous la garde de quelque visiteur, espion sans le savoir.

L'aube de ce jour redouté se leva aussi sereine que de coutume; Lucile se présenta devant sa mère les mains pleines de jolies bagatelles qu'un messager venait de rapporter de Paris.

--Voyez, ma mère, dit-elle, je vous ai fait venir des noeuds de la bonne faiseuse pour que vous soyez belle aujourd'hui à tourner toutes les têtes.

--Qu'as-tu là? dit Gabrielle en voyant un petit carnet dans la poche de son tablier.

--Ce sont des tablettes que j'avais brodées pour René, mais on me les a fait attendre, et il est parti.

Gabrielle feuilletait ces tablettes, semblables à toutes les tablettes; c'était un petit portefeuille avec une poche et quelques feuillets d'ivoire.

--Il faut les donner à quelqu'un d'autre, dit la marquise frappée d'une idée soudaine; tu auras le temps d'en broder de pareilles pour ton frère.

--Bien volontiers, maman; à qui voulez-vous les donner?

--Veux-tu les offrir à M. de Présanges? fit Gabrielle en détournant son visage pour en cacher la rougeur à son enfant.

Étonnée, heureuse, Lucile regardait sa mère, mais ne pouvait la voir.

--Certes, maman, dit-elle, mais je n'oserai jamais. Voulez-vous les lui présenter vous-même?

C'était bien ce que Gabrielle avait espéré.

--Soit! dit-elle, laisse-les-moi, nous les lui donnerons tantôt.

Après le dîner qui avait lieu à midi, les carrosses commencèrent à défiler dans la coût d'honneur. Gabrielle avait invité beaucoup d'hôtes ce jour-là. Julien ne fut ni des premiers ni des derniers. Il avait adopté le système de garder la moyenne autant que possible afin de ne pas attirer l'attention sur lui. La collation eut lieu dans les appartements, après quoi l'on se dispersa dans les jardins. Lucile ne quittait guère sa mère; elle attendait avec une vague émotion le moment où la marquise offrirait à Julien son petit cadeau; pour elle, cet acte avait une importance particulière: c'était la première marque évidente d'une sympathie qu'elle n'avait jamais osé dévoiler. Deux ou trois fois elle tira sa mère par la manche, croyant le moment favorable, mais Gabrielle en jugea autrement. Enfin, à un certain moment, il n'y avait plus dans le salon que Julien et le vieux chevalier, celui-ci fort occupé d'un nouveau volume de poésies arrivé le matin même,--Gabrielle sortit le petit portefeuille d'une cachette de sa robe.

--Ma fille a brodé ceci, monsieur, dit-elle; il était destiné à son frère, mais elle vous prie! néanmoins de l'accepter.

Julien, surpris, s'inclina et accepta le petit objet. Au même moment Robert paraissait dans l'embrasure de la porte et ouvrait les deux battants pour faire place à la compagnie. Julien allait regarder dans le portefeuille; un geste imperceptible de Gabrielle le retint. Il s'inclina devant Lucile fort confuse, lui fit un compliment et lui offrit la main pour descendre le perron.

Robert les regarda s'éloigner, puis resta immobile et muet pendant que la marquise et le chevalier passaient devant lui.

--Dites-moi, marquise, est-ce que vous auriez l'intention de faire ce mariage-là? dit le vieux gentilhomme d'un ton futé.

Gabrielle tressaillit et murmura malgré elle:

--Non, oh! non!

--Pourquoi pas? Eh! ce jeune homme est fort bien!

--Pas de titre, balbutia la pauvre femme éperdue.

--Pas de titre? Ah! c'est juste, les Maurèze ne s'allient jamais qu'à des familles titrées; mille pardons, je l'avais oublié.

Robert referma la porte sur eux et resta, le front contre la vitre, à regarder les groupes errer dans les parterres. Lui aussi combinait son plan.



XXVII

Trois semaines environ après cette scène, le marquis reçut une lettre de Robert qui mit le désarroi dans ses idées. Il s'était imaginé jusque-là que son domaine parfaitement administré lui rapportait un joli revenu, que l'entretien du château, des chasses où son fils ne chassait guère, des eaux où personne ne péchait, n'était pas comparable à leur rapport, et voilà que tout était changé; que, d'après son fidèle Robert, depuis plusieurs années les fermiers ne payaient point, les bois ne rendaient plus, le château exigeait des réparations absurdes.....

Bref, le marquis était ruiné pour peu que cela durât encore six mois.

--Il faut que le coquin me vole! conclut le marquis en lisant pour la troisième fois la lettre de Robert. Il demanda sur-le-champ un congé et expédia un courrier à Maurèze pour annoncer son retour.

Lorsqu'on apprit au régiment que Maurèze demandait un congé, ce fut un toile général. On ne pouvait se figurer le régiment sans son colonel; n'était-il pas l'âme de toute chose? Sa bonne grâce, sa dignité et même sa sagesse,--sagesse mondaine et guerrière, mais réelle,--ne faisaient-elles pas de lui l'oracle des officiers?

--C'est fort bien, mes chers amis, dit le marquis en écoutant toutes ces doléances avec un sourire de bonne humeur, mais je vous dis que mon coquin d'intendant me vole, et que, si je ne m'y mets bon ordre, nous sommes ruinés. Or, j'ai des enfants, que diable! J'ai même une fille grandement en âge d'être mariée, si je ne me trompe, et nous allons arranger tout cela.

--Mais vous reviendrez, n'est-ce pas, Maurèze?

--Certes, je reviendrai! Où pourrais-je vivre désormais, sinon parmi vous?

Un souper d'adieux fut organisé, au sortir duquel le colonel devait partir; il aimait à voyager la nuit afin d'éviter la poussière et la chaleur. Quand le moment fut venu, une longue table richement servie rassembla les officiers du régiment et toute la noblesse de la ville. On festina avec tout l'entrain voulu, et, au moment des toasts, un des assistants leva son verre.

--Je bois, messieurs, dit-il, à la famille de Maurèze, qui nous a donné un si brillant officier, un si excellent colonel, et qui, dit-on, promet de se perpétuer de la bonne façon. A la maison de Maurèze!

--Grand merci pour mon fils, messieurs, dit le colonel quand le bruit des vivat se fut un peu calmé. J'espère en effet qu'il perpétuera notre race, et pour ce je me propose de le marier sans perdre beaucoup de temps.

--Quel âge a-t-il? fit un curieux.

--Vingt ans, je crois.

--C'est bien jeune...

--On a plus tôt le temps d'être libre, s'écria un troisième. Puisque le mariage est une chaîne, il faut la prendre quand on est jeune...

--Pour avoir le temps de s'y accoutumer? fit un sceptique.

--Non pas, pour s'en débarrasser plus vite! Voyons, messieurs, pourquoi se marie-t-on? Pour avoir des enfants légitimes, n'est-il pas vrai?

--D'accord!

--Eh bien! une fois qu'on a des héritiers, on est libre comme l'air, on a rempli son devoir envers sa famille et soi-même!

Le marquis s'était assombri soudain. Il se rappelait les larmes que son départ avait coûtées à Gabrielle.

--Êtes-vous sûrs, messieurs, dit-il, qu'on ait ainsi rempli ses devoirs envers sa famille? demanda-t-il d'un ton sérieux.

--Parbleu! s'écria un jeune capitaine beau comme Antinous, et qui passait pour avoir supplanté deux ou trois fois le marquis dans ses bonnes fortunes,--le chef de famille est comme le chef de l'État: il ne doit de comptes à personne! Il fait ce qu'il lui plaît, il est roi! Et à ce propos, messieurs, à la santé du roi!

La santé du roi fut royalement portée. Un vieux baron célibataire, qui avait vu passer bien des régiments dans la ville et qui eût pu faire une chronique des plus intéressantes s'il l'eût voulu, ajouta ensuite d'une voix aigre:

--Mariez-vous, messieurs les fils de France, mariez-vous pour avoir de la postérité, et puis abandonnez vos femmes! Nous autres célibataires,--la table tout entière éclata de rire.--oui, je dis bien, reprit-il, nous autres célibataires, nous sommes là pour les consoler.

--Baron, vous vous flattez, cria du bout opposé une voix juvénile.

--Non pas, j'ai eu mon temps comme vous avez le vôtre, messieurs les jeunes gens, et je sais bien que de grâces j'ai rendues à ces aimables maris qui avaient l'esprit de disparaître pendant de longues années... Parfois, il est vrai, ils eurent le tort de revenir, et cela me fit échanger de jolis coups d'épée, mais bah! on n'en meurt pas,--vous en voyez la preuve!

--On n'en meurt pas toujours, du moins, grommela le marquis, mécontent du tour que prenait la conversation.

Pourquoi était-il mécontent? Il n'eût pu le dire, car cent fois lui-même avait tenu de semblables propos; mais ce jour-la, ses oreilles se montraient chatouilleuses.

--J'aime à le croire, messieurs, dit-il en élevant la voix, vous admettez cependant que quelques femmes restent fidèles à leurs devoirs et respectent l'honneur de leur nom?

Il avait parlé d'un ton si imposant, qu'en un instant chacun se rappela que lui aussi était marié et avait une femme dans son logis déserté.

--La maison de Maurèze est au-dessus de tout soupçon, répondit l'officier, et à ce sujet, messieurs, je renouvelle mon toast: «A la prospérité de Maurèze!»

--Les chevaux sont prêts, vint dire un laquais au moment où les verres retombaient sur la table.

--Eh bien! messieurs, l'heure est venue, fit le marquis en se levant; je ne vous dis pas adieu, mais au revoir!

Il monta dans son carrosse au bruit des acclamations joyeuses.

Les hommes du régiment, munis de torches, entouraient la grande place, et le reflet rougeâtre des flammes de résine éclairait fantastiquement le dessous des vieux ormes; le carrosse garni de glaces, les chevaux blancs, les uniformes chamarrés, tout prêtait à ce départ un aspect triomphal. Le marquis se mit à la portière, agita son chapeau, et les chevaux partirent au milieu des cris répétés de «Vive Maurèze!»

Bientôt le bruit mourut au loin, la voiture s'engagea sur une route bordée de grands arbres au feuillage épais; la chaussée molle et poussiéreuse semblait faite de velours; la fraîcheur de la nuit pénétra jusqu'à l'âme du marquis. Une sorte de regret s'empara de lui, et il se retourna une fois encore pour voir la ville qu'il venait de quitter.

Muette et endormie, loin déjà, elle semblait l'avoir oublié. Là rien n'était resté de lui que le souvenir banal d'un bon colonel; mais après un bon colonel on en a un autre, aussi bon, meilleur ou moins bon, et la différence, somme toute, n'est pas grande; à cette heure où lui se demandait avec quelque tristesse si quelqu'un garderait sa mémoire dans cette ville, on le déchirait peut-être déjà, en l'honneur du colonel qui allait lui succéder.

La pensée du marquis se reporta vers Maurèze.

Le carrosse roulait toujours, les grelots des chevaux tintaient mystérieusement, les étoiles s'éteignaient au ciel, la paix la plus profonde régnait sur la campagne endormie, en attendant l'aube qui ne pouvait tarder; le frisson qui précède l'aurore passa sur le marquis qui voulait mettre un terme à ses pensées. Il chercha vainement le sommeil; l'agitation des libations du soir et aussi une inquiétude secrète empêchèrent ses yeux de se fermer.

Qu'allait-il trouver là-bas? Depuis dix-huit ans qu'il avait quitté Maurèze, le château, les jardins, les bois même n'auraient pas beaucoup changé; mais ses enfants qu'il avait laissés au berceau, ses enfants, qu'il aimait sans les connaître, l'aimeraient-ils? Le verraient-ils arriver avec joie? Ne serait-il pas pour eux un étranger?

--Je voudrais voir cela! se dit le marquis avec une sourde colère.

Peu à peu, il glissa insensiblement sur une autre pente. Sa femme avait dû passer tristement ses années de jeunesse; il y songeait pour la première fois, et un sentiment de mélancolie le saisit à cette pensée. Elle était bien belle et bien douce, la Gabrielle d'autrefois, et qu'elle l'avait tendrement aimé! Quelles larmes amères n'avait-elle pas versées lors de son départ! Avait-elle pleuré longtemps? Qu'avait-elle fait alors? S'était-elle consolée, ou l'avait-elle maudit?

Il fit la réflexion qu'elle aurait bien pu le maudire, car il n'avait pas été bon avec elle; il s'était montré bien égoïste en vérité.

Ici lui vint le souvenir de ses bonnes fortunes. Plus d'une de ses conquêtes passagères était tombée dans ses bras, grâce à l'absence du mari.

Rien de pareil ne pouvait être arrivé à Maurèze, car Robert le lui eût fait savoir; ce fidèle serviteur n'eût pas manqué de prévenir son maître... Mais si Robert l'avait volé? A qui se fier désormais, que croire?

Le marquis sentit quelque chose de bien étrange et de nouveau se glisser dans son âme; ce n'était pas le remords proprement dit, mais c'était un reproche qu'il s'adressait à lui-même.

--Je n'aurais pas dû rester si longtemps absent, se dit-il.--Gabrielle ne peut pas m'avoir trahi, pensa-t-il ensuite, c'est impossible, elle m'aimait trop pour cela.

Confiant dans la pensée de cet amour, il se laissa aller au fond de sa berline et s'endormit enfin. Il y avait plus de dix ans qu'il n'avait songé à sa femme avec autant de tendresse.

Quand il se réveilla, le jour était venu, il roulait rapidement vers une ville où l'on devait relayer; le soleil lui entra dans les yeux et lui fit une impression désagréable. La rosée avait pénétré par la glace baissée du carrosse, et il sentit sa jambe droite légèrement engourdie. Il voulut s'étirer, une douleur qu'il connaissait bien lui fit faire la grimace. Alors il prit dans sa poche un miroir et un petit peigne; d'un geste rapide, il fit tomber la poudre qui couvrait ses cheveux, puis il se regarda attentivement dans la petite glace.

--Mes cheveux sont blancs, se dit-il, tout à fait blancs, c'est incontestable, et voilà la patte d'oie marquée à mes tempes. Vous avez beau faire, Maurèze, vous avez cinquante ans... et des rhumatismes. Vous devriez rester chez vous. C'est ce que vous avez de mieux à faire si vous voulez vivre vieux!



XXVIII

Le courrier du marquis arriva à Maurèze quelques jours avant son maître: il apportait un pli pour Robert et un autre pour Gabrielle. Robert lut le sien sans sourciller. C'était pourtant une série de reproches peu ménagés, mais il ne parut point s'en préoccuper et le mit tranquillement dans sa poche.

Gabrielle brodait avec Lucile dans son petit salon, lorsque le messager conduit par Robert en personne lui fut annoncé. Aux mots: «Une lettre de Monseigneur!» elle leva la tête sans beaucoup de surprise et ouvrit le pli d'une main ferme. Mais dès la première ligne elle pâlit, et sa main trembla; Robert l'examinait en dessous, les yeux à demi clos, le visage impassible... Elle leva son regard sur lui et comprit d'où partait le coup dont elle était frappée; elle fit alors un effort surhumain.

--Appelez ma maison, dit-elle d'une voix calme. Lucile, ma fille, ajouta-t-elle, votre père revient.

Un cri de joie lui répondit. Lucile se précipita sur la main qui tenait la lettre et couvrit l'une et l'autre de baisers ardents.

En un instant, toute la valetaille accourut, et Toinon, appelée aussi sans savoir pourquoi, apparut dans l'embrasure d'une porte. Quand elle vit la maison au complet, Gabrielle se leva.

--Monsieur le marquis, dit-elle, me fait savoir qu'il sera ici dans cinq jours.

Toinon jeta sur sa maîtresse un regard éperdu que Robert recueillit avec soin, mais Gabrielle n'avait pas faibli. En présence du grand désastre toujours prévu et redouté, elle avait reconquis tout son empire sur elle-même.

--Écris à ton frère, dit-elle à sa fille, afin qu'il obtienne un congé et qu'il vienne ici saluer mon époux. Il est préférable qu'il voie son père dans sa propre maison.

--Monsieur le marquis s'arrêtera à Paris chez Monseigneur le duc, fit observer Robert, toujours sur le seuil.

--Mon fils ne verra le marquis qu'à Maurèze, dit Gabrielle avec autorité. Il ne me convient pas qu'il reçoive les embrassements de son père ailleurs qu'en présence de sa mère, c'est mon droit, et d'ailleurs ma volonté, ajouta-t-elle avec hauteur.

Robert, vaincu pour cette fois, s'inclina et, plein de rage, se retira en silence avec la foule des serviteurs.

Lorsque Gabrielle se vit seule avec sa fille, elle se laissa aller dans son fauteuil, et ses traits se détendirent. L'effort qu'elle avait fait sur elle-même l'avait brisée, et Lucile craignit un moment que sa mère ne perdît connaissance, tant elle était pâle et froide.

--Chère maman, lui dit-elle, c'est la joie, n'est-ce pas? C'est la surprise aussi? Ah! que vous devez être heureuse après tant d'années!

Les baisers de Lucile ranimèrent la marquise; quand elle eut repris quelques forces, elle passa dans sa chambre et se fit envoyer Toinon.

Celle-ci accourut, plus pâle et plus défaite s'il est possible que sa maîtresse, et se jeta à ses pieds tout en larmes, en la voyant émue; mais Gabrielle avait retrouvé son courage; elle était de celles à qui le danger inspire l'énergie.

--Il faut que je voie M. de Présanges, dit-elle à sa servante; il le faut absolument; envoie-lui un messager, trouve quelqu'un; le cas est désespéré; prends un moyen également désespéré. Peux-tu répondre de quelqu'un?

Toinon chercha un instant, puis une idée lui vint.

--Ma soeur, dit-elle, celle qui a nourri mademoiselle Lucile, fera tout ce que sa jeune maîtresse lui commandera.

Gabrielle hésita; il lui répugnait de se servir encore une fois de sa fille; mais ce n'était pas à un rendez-vous d'amour qu'elle conviait Julien, rien n'était plus loin de sa pensée; désormais Présanges lui était absolument étranger.

--Soit! dit-elle; j'écrirai un billet, tu diras à ta soeur que c'est Lucile qui l'envoie. Que Dieu me pardonne encore cette faute, car c'est la dernière, et je suis aux abois!

Les préparatifs de réception du marquis occasionnèrent un grand remue-ménage dans le château; pour la première et la dernière fois, Robert et sa maîtresse s'étaient trouvés d'accord; le château devait apparaître dans son plus beau jour aux yeux de son maître. Les tenanciers furent prévenus, on organisa une bienvenue triomphale; tout cela prit beaucoup de temps et donna beaucoup de mal. Pendant les trois premiers jours il fut impossible de songer à faire venir Julien; des escouades de jardiniers et de terrassiers réparaient le jardin et le parc tant soit peu négligés. Enfin, le quatrième jour, la marquise écrivit à Julien ces quelques mots:

«Vous devez savoir maintenant que nous sommes séparés pour jamais. Venez me voir cette nuit dans la cabane; apportez-moi mes lettres, nous les brûlerons ensemble, et préparez-vous à me dire un adieu éternel.»

La nourrice de Lucile reçut le billet et le remit fidèlement à son destinataire. Elle s'étonna bien un peu que sa demoiselle eût besoin d'écrire en secret à ce beau jeune seigneur, mais elle n'avait pas l'esprit mal tourné et crut bonnement qu'il s'agissait de quelque surprise pour l'arrivée du marquis qui bouleversait toutes les têtes.

Julien avait appris l'arrivée de Maurèze par la rumeur publique; il était resté pétrifié de terreur et d'angoisse, car ce retour, que la marquise n'avait jamais cessé de prévoir, lui paraissait à lui chose impossible et fantastique. Cet homme, qu'il n'avait jamais vu, avait fini par lui sembler un mythe, et voilà que d'un seul coup il rentrait dans les réalités de la vie par le côté le plus sombre. Qu'allait-il faire vis-à-vis de cet homme? Aurait-il le courage de lui serrer la main, de lui faire des protestations d'amitié et de dévouement, tout en restant l'amant de sa femme? Dans les villes, la morale n'était pas si sévère, et l'on ne pensait point à ces choses désagréables; mais Julien, s'il était coupable, n'était pas corrompu. Sa faute était le fruit d'une passion irrésistible, non d'une dépravation précoce.

--Non, se dit-il, je ne puis serrer la main de cet homme-là, je mourrais de honte.

Le silence prolongé de Gabrielle l'avait jeté dans les transes les plus cruelles. En présence d'un tel événement, se pouvait-il qu'elle n'eût rien à lui dire?

La messagère fut accueillie avec transport; la lecture du billet éteignit sa joie. Un adieu éternel! Était-ce pour cela qu'il avait consacré les plus belles et les meilleures pensées de son âme à cette femme qui n'avait alors que lui au monde? Fallait-il rompre ce doux lien, si doux malgré tant d'amertumes, et le rompre ainsi sans retour? Il aimait Gabrielle plus encore peut-être pour tout ce qu'il avait offert à cause d'elle que pour le bonheur qu'elle lui avait donné. Il avait arrangé sa vie pour la passer auprès d'elle; il ne désirait rien que de vieillir à ses côtés, pour la consoler quand elle n'aurait plus ses enfants, mariés au loin, et probablement ingrats. Il avait prévu le cas où les années adouciraient leur affection mutuelle, où l'amour se changerait en amitié... et il n'avait jamais pensé qu'il faudrait dire à Gabrielle un éternel adieu!

--C'est donc vrai, pensa-t-il, que l'adultère est un crime, et que tout crime porte en lui son châtiment.

Il courba la tête sous le châtiment, bien lourd en vérité et surtout bien soudain.

Oui, après trois années pendant lesquelles il s'était sans cesse étourdi, le châtiment était venu; il fallait détruire ce qui faisait l'harmonie et la joie de son existence. Julien ne se souvint pas alors des tortures, des luttes, des larmes de ces trois années, il n'en vit que le côté lumineux, et, désespéré, triste jusqu'à la mort, il se dit: Ma vie est perdue!

A cette pensée en succéda une autre non moins amère. Et elle, Gabrielle, qu'allait-elle devenir? Entourée des souvenirs matériels de son bonheur perdu, n'allait-elle pas se consumer dans des remords cuisants? Tout, autour d'elle, n'était-il pas réuni pour la condamner? Cette âme droite et loyale qui n'avait subi la faute qu'en se défendant pied à pied, que ferait-elle en présence de l'époux offensé?

--Elle se trahira, pensa Julien, elle ne sait pas mentir.

La nuit descendit sur sa tristesse. C'était une de ces nuits tièdes et sombres qui semblent moites et veloutées. Pas un souffle dans l'air, pas une étoile au ciel; la terre endormie et muette exhalait la chaleur du jour. Le parfum des fleurs nocturnes flottait doucement dans l'atmosphère, mais l'air était si calme que les diverses odeurs ne se confondaient pas entre elles. Julien sortit de la maison et se mit à marcher dans son jardin, en attendant l'heure du départ.

Sa lumière était restée à la fenêtre, et cette fenêtre était précisément celle par laquelle était entré le soleil de mai, le jour où Gabrielle avait fermé pieusement les yeux de madame de Présanges. Avec ce soleil de mai avaient pénétré en lui la douleur, mais aussi la passion et la vie.

--C'est pourtant à elle que je dois d'être un homme, se dit-il; j'étais un enfant, c'est elle qui m'a tout appris; la science des pédagogues est bien peu de chose tant que l'amour n'a pas passé par là! Et moi, qu'ai-je fait pour elle, qu'ai-je apporté dans sa vie d'autre que le remords?

Pour la première fois Julien comprit sa faute; il s'aperçut alors, trop tard, comme toujours, que Gabrielle aurait été bien plus heureuse s'il avait pu se contenter de vivre auprès d'elle et de l'aimer chastement.

--Je suis bien coupable envers elle, pensa-t-il; désormais je m'abandonne à elle. Quoi qu'elle ordonne, j'obéirai. Ce sera un commencement d'expiation.

Il continuait à marcher dans le jardin, et la volupté pénétrante de cette nuit d'été passait en lui. Il se rappela les heures de leur amour volées au destin, volées à Gabrielle elle-même, et se dit qu'il avait été bien heureux.

--Mais elle souffrait, elle! elle mourait de honte et de remords! Ah! coeur misérable, faible égoïste, tu as perdu la plus noble des femmes, et quoi que tu fasses, quoi qu'elle devienne, ton image n'en restera pas moins entre elle et Dieu jusqu'à l'heure de la mort!

Il s'assit sur un banc et resta brisé de désespoir. Véritablement, pour lui, le crime avait apporté le châtiment, car son âme blessée subissait la plus affreuse douleur.

L'heure était venue, il se leva, fit seller son cheval, celui qui connaissait la route et savait l'attendre dans le bois sans impatience, et partit, mais non cette fois avec la hâte fébrile qui l'emportait d'ordinaire aux rares rendez-vous.

Il franchit la muraille sans danger et sans bruit et se rendit à la cabane--il en connaissait bien la route--et entra avec précaution.

Gabrielle l'attendait avec une petite lanterne sourde.

--Je me suis échappée, dit-elle, je crois qu'on m'a suivie...

--Mais Toinon!

--Toinon est restée au château; je n'ai pas voulu l'entraîner dans ma disgrâce si je suis découverte. Assez d'innocents payeront peut-être pour ma faute. Julien, m'avez-vous apporté des lettres?

--Les voici toutes, dit le jeune homme en déposant sur la table le petit portefeuille, présent de Lucile: les vôtres et les miennes; que tout périsse ensemble avec notre bonheur!

Gabrielle, sans répondre, prit les lettres une à une et les brûla à la flamme de la bougie qui éclairait sa lanterne. Quand ce fut fini, elle resta immobile, les bras pendants...

--Adieu! dit-elle enfin d'une voix à peine distincte.

--Adieu!... s'écria Julien. Ainsi, sans une parole de consolation, sans une dernière caresse, sans un mot, un cri qui me dise que tout ce beau passé n'est pas une rêve, que vous m'avez aimé?

--Ah! certes, je vous ai aimé, dit Gabrielle en secouant la tête,--oui, je vous ai aimé, et je vous aimerai toujours, pour mon malheur!

--Eh bien! alors, Gabrielle, s'écria Julien en lui tendant les bras et en voulant l'attirer à lui, pose encore une fois ta tête sur ce coeur qui ne bat que pour toi, et pleure avec moi tout ce que nous perdons.

Gabrielle recula d'un pas.

--Non, dit-elle de la même voix éteinte; dans quelques heures le marquis sera ici, voulez-vous qu'il trouve sur mon front la trace de baisers adultères!

--Pitié! fit Julien en tombant à genoux devant elle, ayez pitié de moi, je vous assure que je suis puni!

--Je ne vous reproche rien, reprit Gabrielle; nous sommes également coupables tous les deux, et je crois que nous sommes également punis. Je vous ai beaucoup aimé,--je vous aime encore,--je prierai Dieu pour qu'il vous pardonne... Ah! s'écria-t-elle en se couvrant le visage de ses mains, je vous aime assez pour prendre toute la faute sur moi, pourvu que Dieu y consente!

Il voulut encore l'attirer à lui; elle le repoussa sans colère.

--Vous ne me comprenez pas, dit-elle, parce que vous ne savez pas ce que c'est que de se trouver en face de l'homme qu'on a outragé. Vous me comprendrez mieux demain.

--Pourquoi?

--Avez-vous pensé, fit Gabrielle en s'animant, que vous pouviez vous dérober au supplice que je subis? avez-vons cru qu'il vous serait épargné de voir le marquis et de lui serrer la main?

--Oh! non, dit Julien épouvanté, pas cela, pas cela, je vous en conjure!

--Vous voulez alors que dans cette réunion de toute la noblesse qui aura lieu demain chez nous, votre absence soit remarquée? Vous venez deux ou trois fois par semaine au château, et vous ne vous présenteriez pas quand le maître arrive? Mais vous voulez donc me perdre?

Julien resta atterré. Le châtiment s'appesantissait de plus en plus sur ses épaules.

--Vous viendrez demain, avec les autres, vous viendrez encore deux ou trois fois, et puis vous pourrez prétexter un voyage;--mais il faut que le marquis vous ait vu. C'est déloyal, n'est-ce pas, de tromper ainsi un honnête homme? Oui, j'en conviens, mais moi aussi je le trompe, et notre châtiment à tous deux sera de mentir comme des lâches, tout en nous méprisant nous-mêmes et mutuellement.

--Non, s'écria Julien en s'élançant vers elle, tu sais que je t'estime au-dessus de toutes les femmes, et toi-même ne peux me mépriser...

Gabrielle recula encore d'un pas et mit sa main sur le loquet de la porte.

--C'est vrai, dit-elle, je ne te méprise pas; tu as été bon et loyal; le malheur est que je n'étais pas libre... Je ne vous en veux pas, monsieur de Présanges, ajouta-t-elle en voulant sortir.

--Mais moi, je t'aime, murmura Julien éperdu.

Gabrielle revint à lui et lui prit la tête entre ses deux mains.

--Vois-tu, dit-elle, nous nous sommes perdus mutuellement, nous devions nous aimer, quoi qu'il advînt! Nous avons péché, maintenant il faut expier. Je t'aimerai jusqu'à la fin. Adieu!

Elle ouvrit la porte et disparut dans la nuit. Une ombre cachée sous les feuillages la suivit sans se presser. Robert n'était pas désireux de rentrer avant la marquise; il lui suffisait de l'avoir vue sortir.

Julien retourna chez lui et pensa un moment à s'enfermer dans un cloître.



XXIX

La marquise était à peine revenue chez elle; à peine Toinon, qui l'attendait, avait-elle eu le temps de lui retirer ses vêtements trempés de rosée, que le galop d'un cheval se fit entendre au dehors. Une rumeur monta des communs, et Lucile frappa à la porte de sa mère.

--Maman, disait-elle, c'est le courrier de mon père, il sera ici dans une heure!

Toinon et sa maîtresse s'entre-regardèrent avec effroi; il eut suffi d'un quart d'heure de plus pour tout perdre. Gabrielle s'habilla en hâte, toute la maison était sur pied. En pressant son arrivée de quelques heures, le marquis faisait manquer l'entrée triomphante qu'on lui avait préparée; mais c'est peut-être ce qu'il voulait.

Les rayons du soleil levant allumaient un incendie dans les fenêtres du château lorsque le marquis de Maurèze rentra dans le domaine de ses ancêtres. Sa femme et sa fille l'attendaient sur le perron, et d'abord il les trouva si belles toutes deux qu'il en fut ébloui. Il les baisa au front avec une égale tendresse et se hâta d'entrer. Malgré la saison, la fraîcheur de l'air le faisait frissonner; Gabrielle et Lucile, l'une pour n'avoir pas dormi, l'autre pour s'être éveillée en sursaut, frissonnaient aussi: on entra dans la grande salle, où le marquis reçut l'hommage de ceux de ses vassaux qui s'étaient levés de bon matin; puis un repas fut servi, mais personne n'y toucha. Ces arrivées matinales jettent le désarroi dans une maison; d'ailleurs, tout le monde était fatigué.

Le marquis se retira dans sa chambre pour prendre un peu de repos, et Lucile vint se réfugier auprès de sa mère.

--Que mon père est beau! disait-elle avec une admiration enfantine: mais dites-moi, maman, n'est-il pas beaucoup plus âgé que vous? Je me l'étais figuré plus jeune.

--Il a quinze ans de plus que moi, répondit Gabrielle, et moi-même je ne suis plus une jeune femme.

Lucile regarda sa mère et secoua la tête; la fièvre de la douleur et de la crainte donnait au teint de la marquise un éclat incomparable; ses magnifiques cheveux blonds relevés à la hâte formaient une couronne royale à son front que rien n'avait pu entamer et qui gardait la pureté du marbre. Seuls, ses yeux noirs étaient fatigués, car ils avaient beaucoup pleuré; mais la teinte de bistre qui les entourait leur donnait un éclat surhumain.

A trente-six ans, Gabrielle en paraissait à peine vingt-huit, et le marquis, grossi, blanchi, malgré sa noble prestance et sa belle figure, paraissait plutôt son père que son époux.

--On va dire que mon père a deux filles, murmura Lucile.

Cette flatterie délicate amena un sourire fugitif sur les lèvres de sa mère. Elles restèrent ensemble jusqu'à l'heure du dîner qui avait lieu à midi, car Gabrielle craignait la solitude. Elle craignait surtout ses propres pensées, et le babil joyeux de sa fille la distrayait de ses préoccupations douloureuses.

Pendant ce temps, le marquis avait dormi quelques heures; il se leva de bonne humeur, s'habilla et vint présider au dîner de famille. Quelques-uns des plus empressés parmi les voisins étaient déjà arrivés pour le complimenter; le repas fut brillant. Après tant d'années de vie nomade, le maître du logis éprouvait un bien-être délicieux à se retrouver au milieu de ce qui lui appartenait en propre. Dormir dans son lit, manger dans son argenterie, étaient pour lui des jouissances nouvelles, tant il avait été de temps sans les éprouver. Aussi accepta-t-il de grand coeur tous les compliments qu'on voulut bien lui faire.

--Eh! eh! marquis, lui dit le vieux chevalier, vous voilà donc revenu au bercail, comme l'enfant prodigue? Madame la marquise va tuer le veau gras, et nous le mangerons, n'est-il pas vrai?

La marquise souriait à tous les propos d'un sourire vague et contraint; sa force nerveuse venait à son secours pour lui prêter des réponses polies et insignifiantes, telles qu'il convenait. Lucile portait ses yeux étonnés de sa mère à son père et ne pouvait s'accoutumer à les voir si dissemblables de ce qu'elle croyait. Sa mère n'était plus elle-même; c'était une femme pâle, inquiète, agitée de frissons, qui tressaillait au moindre bruit, et qui tournait craintivement la tête comme un condamné attendant son arrêt de mort.

--Comme il faut qu'elle ait souffert de l'absence de mon père, pensa ingénument la jeune fille, pour que son arrivée la bouleverse ainsi!

Ses yeux se reportaient sur le marquis, et elle trouvait là de nouveaux sujets d'étonnement.

Elle avait rêvé pour père un seigneur jeune encore, grand, maigre, à la moustache noire, à l'air sévère, aux paroles rares. Elle voyait un homme enchanté de vivre, tant soit peu épicurien, qui aimait la bonne chère et les joyeux propos, et riait souvent de ce rire satisfait, épanoui, des heureux qui engraissent. Certes, le visage du marquis était aussi beau que tout ce qu'elle avait pu se représenter; cette superbe tête blanche, au profil de camée, avait dans les lignes une majesté, une dignité bien faites pour imposer le respect;--mais c'était presque un vieillard, aux yeux de sa fille. Lucile ne se sentit que plus portée à l'aimer. Elle se dit sur-le-champ que la confiance et l'amour lui seraient mille fois plus faciles qu'elle n'avait supposé.

Dans l'après-midi, René arriva; l'étiquette de cette rencontre avait été réglée d'avance par le duc de Maurèze,--mais le marquis ne chercha point tant de finesse. Lorsque son fils s'inclina devant lui, il le regarda d'abord avec quelque stupéfaction, il trouvait un homme là où il ne croyait voir qu'un enfant;--puis ce mouvement de surprise, rapide comme l'éclair, fit place à une joie sincère.

--Pardieu, dit-il à René qui s'approchait pour lui baiser la main,--vous êtes plus grand que je ne croyais, monsieur mon fils! Embrassez-moi, en attendant que nous fassions connaissance.

--Je vous connais bien, mon père, dit René; depuis votre départ je n'ai cessé de vivre en pensée auprès de vous.

--Ah! vraiment? Et qui donc vous a si bien renseigné?

René se tourna vers sa mère, qui le regardait avec des yeux débordants de joie maternelle. En ce moment elle était mère, à l'exclusion de tout autre sentiment.

--C'est ma mère, monsieur, fit-il en la désignant d'un geste à la fois enthousiaste et respectueux; c'est elle qui n'a cessé d'entretenir en nous la vénération et l'amour que nous devons à notre père.

Le marquis regarda Gabrielle. Toute la joie de celle-ci était tombée, une pâleur livide couvrait son visage.

--Je vous remercie, madame, dit le marquis en portant à ses lèvres la main glacée de sa femme. Vous m'avez donné de beaux enfants, je le vois, et, à ce qu'il me semble apercevoir, ce sont aussi de bons enfants.

--J'ai fait de mon mieux, balbutia Gabrielle.

--M. de Présanges! lança la voix mordante de Robert qui annonçait les visiteurs.

Du premier coup d'oeil, le jenne homme embrassa cette scène et comprit que jusqu'alors Gabrielle était sauve. Puisant du courage dans la nécessité de faire bonne contenance, il s'inclina devant le marquis, présenté par Gabrielle qui trouva la force de le nommer sans défaillir, murmura un compliment et se retira dans le groupe des voisins et amis.

Robert, qui l'avait suivi des yeux avec un regard affilé sous ses paupières à demi closes, quitta son poste et remit à un domestique le soin d'annoncer ceux qui pourraient venir. Gabrielle s'en aperçut, et sa terreur en augmenta; elle sentait se serrer autour d'elle les mailles d'un filet invisible, mais inévitable. Elle eut envie d'aller à Julien, de lui ordonner de partir à l'instant... elle n'osa, sûre qu'elle était de rencontrer Robert derrière chacune des portes qu'il lui faudrait franchir. Elle resta donc immobile, souriant vaguement d'un sourire de commande, et intérieurement glacée d'effroi.

--Si je pouvais tomber morte! pensa-t-elle. Mais la prière désespérée de la femme coupable n'atteignit pas le ciel.

Le jour s'acheva cependant; le marquis reçut sur le perron la députation de ses vassaux et entendit le discours du magister du village; une collation fut servie, et chacun y fit honneur. Julien n'avait pas eu le courage d'y assister, et, profitant du départ de quelques hôtes, il avait pris congé. Comme il sortait, il rencontra Lucile qui fut frappée de son air défait.

--Vous souffrez, monsieur? lui dit-elle, poussée par la sympathie secrète que lui inspirait le jeune homme.

--Oui, mademoiselle, dit-il avec effort; je me retire pour ne pas attrister votre joie.

--Je ne puis rien pour vous? insista Lucile. Il la regarda, et ce regard douloureux, inquiet, pénétra jusqu'au fond de l'âme innocente de la jeune fille.

--Vous? non, mademoiselle, rien! Mais je ne souffrirai pas longtemps.

Il saluait pour se retirer. Lucile avança la main vers lui.

--Vous m'effrayez, dit-elle; ces paroles sont bien funèbres... Songez, monsieur, que votre vie est aussi à vos amis... ma mère...

Julien attacha sur Lucile des yeux si pleins d'épouvante, qu'elle recula saisie de crainte, sentant qu'elle venait de toucher à quelque effroyable blessure.

--Vous avez raison, mademoiselle, dit-il sans cesser de chercher à lire dans ses yeux, je ne dois affliger personne de mes propres chagrins. Gardez-moi le secret de cet entretien, je vous en conjure.

--Je vous le promets, monsieur, murmura Lucile interdite.

Il la salua encore une fois et se retira. Un instant après, son cheval noir passa devant le perron, l'emportant vers la solitude.

Lucile rentra au château, pensive et pleine d'un vague effroi.



XXX

Le soir était venu. Gabrielle, dans sa chambre, repassait les événements du jour; le marquis entra après avoir frappé, congédia Toinon qui attendait les ordres de sa maîtresse, attira un fauteuil près de la lumière et s'assit en face de sa femme.

Celle-ci leva les yeux sur la figure qui se trouvait si près d'elle; elle croyait se voir vis-à-vis d'un juge, elle ne trouva qu'un visage bienveillant.

--Voilà bien longtemps que je suis parti, madame, dit le marquis avec douceur, et depuis bien longtemps aussi j'ai sur le coeur différentes choses que je suis venu vous dire aujourd'hui.

La marquise tremblait, mais elle attendit, la tête basse, ce qui allait suivre.

--Vous souvient-il, continua le marquis, que lorsque mon fils eut sept ans on le retira de vos mains, et qu'en même temps on vous enleva votre fille, qui était fort jeune alors?

Gabrielle s'en souvenait, certes! Sans cet événement, sa vie eût coulé pleine et heureuse, loin du mal. Elle fit un signe d'assentiment.

--Eh bien! ma chère femme, continua le marquis en se rapprochant encore, j'eus grand tort de donner mon consentement à cet acte vraiment cruel en ce qui vous concernait, et je vous en demande pardon.

Gabrielle, stupéfaite, leva les yeux; était-ce bien son mari qui lui parlait?

--Vous, dit-elle, vous, monsieur, vous me demandez pardon?

--Oui; je vous demande également pardon de ne pas vous avoir laissé nourrir vos enfants, comme vous en aviez témoigné le désir; c'était un voeu légitime de la nature, et j'aurais dû vous permettre de le satisfaire. Je crois vous avoir causé beaucoup de peine dans ce temps-là, et vous m'en voyez aujourd'hui confus et désolé.

Dans l'intervalle, Rousseau avait passé par là, et l'amour maternel était devenu une mode, tout comme auparavant il était naturel de faire élever ses enfants loin de soi. Le marquis n'aurait peut-être pas senti tout seul ce tort d'une espèce particulière, mais au moins avait-il la bonne grâce de le reconnaître à présent.

--C'est vous, monsieur, répéta Gabrielle, vous qui me demandez pardon?

Le marquis se méprit à ce cri d'une conscience torturée.

--Cela vous étonne? reprit-il; je conviens que je ne vous ai guère accoutumée à de bons sentiments ni à de bons procédés de ma part; mais, si vieux que je sois auprès de vous, je suis encore assez jeune peut-être pour me faire pardonner mes torts, et, si vous devez m'en garder rancune, pour essayer de les réparer. Oui, continua-t-il, j'eus grand tort de vous retirer le bonheur de nourrir vos enfants; j'eus plus grand tort de vous enlever votre fille, qui aurait dû rester auprès de vous pour vous consoler du départ nécessaire de son frère. Pour celui-ci, je ne pouvais le refuser aux soins de mon père; mais Lucile vous avait été donnée par le ciel comme une compensation à votre isolement, et ce fut une cruauté inutile que de vous la retirer. Voulez-vous bien me dire que vous me pardonnez tous ces torts-là, et, fit le marquis en souriant, tous les autres, que je passe sous silence, que j'ai eus envers vous pendant mes dix-huit années d'absence?

Il attendait la réponse de Gabrielle, celle-ci étendit les mains en avant.

--Oui, monsieur, dit-elle, oui, je vous pardonne tout, tout...

--Tout le mal que je vous ai fait! termina le marquis.

Gabrielle inclina la tête pour toute réponse. Oui, dans son coeur, elle pardonnait au marquis tout le mal qu'il lui avait fait, et, devant Dieu, elle ne le rendait pas responsable de sa faute à elle.

--Eh bien! Gabrielle, reprit le marquis après qu'il lui eut baisé la main avec effusion, je crois que je resterai à Maurèze, si toutefois vous voulez bien m'y souffrir, ajouta-t-il en souriant. Je n'avais pas idée de ce j'allais trouver ici; cette maison bien entretenue, où tout respire l'ordre et la décence, ces enfants beaux et bons qui m'aiment vraiment plus que je ne mérite,--tout cela, grâce à vous,--cet intérieur où je n'ai, je le vois, jamais cessé d'être présent malgré ma longue absence, tout cela m'attire et m'enchante. Je ne suis plus jeune, il est temps que je sois père;--pour époux, fit-il avec une sorte d'enjouement, je ne l'ai été que bien peu, et je n'ose espérer que vous vouliez bien me pardonner aussi cela; nous ne donnerons pas au monde le spectacle ridicule d'un amour romanesquement conjugal; mais, si vous le voulez bien, Gabrielle, nous vivrons dans la paix et l'harmonie, comme il convient à des gens qui s'aiment et se respectent.

Il se leva, voulant laisser à Gabrielle le temps de méditer ses paroles, et prit congé d'elle sans qu'elle lui eût répondu autrement que par des gestes.

Il la croyait irritée contre lui; hélas! la pauvre femme n'était que brisée par l'humiliation et le poids de sa faute, en présence de ce qu'elle appelait la générosité de son époux.

En rentrant chez lui, le marquis trouva Robert avec de gros livres de comptes sous le bras, qui attendait patiemment son arrivée.

--Tu viens me casser la tête avec des chiffres? lui dit-il d'un ton bourru; il est dix heures du soir, et j'ai passé plusieurs nuits en carrosse, sans compter la dernière. Laisse-moi tranquille» il sera temps de m'apprendre demain de combien je suis dépouillé.

Sans répliquer, Robert s'inclina et emporta ses gros livres; sa vengeance était mûre, lui seul pouvait secouer l'arbre pour la foire tomber; il n'était pas pressé.



XXX1

Le lendemain, le marquis, après un bon sommeil, se leva assez tard et s'habilla sans trop de hâte. Son fils, qui devait retourner à Paris avant midi, se fit annoncer chez lui dès son réveil, et le père resta enchanté de l'esprit et du bon sens de son héritier. Il fut surtout touché de l'amour que celui-ci portait à sa mère, et cette remarque ne le disposa que mieux en faveur de Gabrielle.

René alla passer près de sa soeur sa dernière heure de congé, car il l'avait à peine vue dans le tourbillon de la veille, et le marquis, se sentant propre aux affaires sérieuses, fit mander M. Robert.

Celui-ci vint, comme la veille, chargé de livres et de papiers. Il déposa le tout sur une chaise près de la porte et attendit respectueusement les ordres de son maître.

--Eh bien! Robert, dit le marquis d'un ton moins rogue, il me semble que vous n'avez pas fait trop bon usage des pouvoirs que je vous avais confiés?

--Veuillez m'excuser, monseigneur, répondit le majordome, j'ai fait de mon mieux, et, en ce qui concerne vos intérêts, je ne crois pas que vous ayez à vous plaindre.

--Tu as fait de ton mieux, vraiment? interrompit le marquis. Eh bien! ton mieux ne valait pas grand'chose, à ce que je crois. Voyons un peu tes livres.

Robert s'avança, déploya sur la table un gros registre, l'ouvrit à une page déjà jaunie et posa le doigt sur une colonne de chiffres.

--En 1742, dit-il, monseigneur le marquis de Maurèze quitta ce domaine, qui lui rapportait alors trente-deux mille cinq cents livres de revenu dont quinze mille servaient à payer des hypothèques.

--C'est la somme, en effet, répliqua le marquis. Eh bien?

Robert choisit une autre page, toute fraîche, celle-là, et posa l'index sur une colonne.

--Aujourd'hui, continua-t-il, le même domaine, dégrevé de toute hypothèque, rapporte quarante-trois mille sept cents livres, dont tant envoyé annuellement à monsieur le marquis, tant pour les menus plaisirs et dépenses de M. René, et tant pour l'entretien de la maison et des dépendances de Maurèze. Le reste est placé à mesure en bonnes rentes, dont l'usufruit sert aux dépenses particulières de madame la marquise et de mademoiselle Lucile. Le marquis, ébahi dans sa chaise, regardait Robert la bouche ouverte et ne pouvait parvenir à comprendre.

--Mais alors, dit-il enfin, je suis plus riche que jamais?

Robert s'inclina, et une expression de contentement fort noble et fort élevée passa sur son visage osseux.

--Mes faibles efforts sont récompensés s'ils ont eu le bonheur d'obtenir l'approbation de mon maître, dit-il toujours avec le même calme.

Le marquis réfléchissait, regardant tantôt le gros livre, tantôt son fidèle serviteur..... Tout à coup une réflexion lui vint:

--Cette ruine, alors, ce péril où était ma maison, c'était un mensonge? Tu as inventé cela pour me faire sortir de mon indifférence?

--Ah! maître Robert, ceci passe la plaisanterie, et, si flatteuse que soit la surprise que tu m'as préparée, je ne puis admettre qu'un croquant se permette de tromper le marquis de Maurèze...

Robert fit un pas et se trouva en face de son maître.

--Je ne tous ai pas trompé, monsieur le marquis; je n'ai pas plaisanté avec vous: Maurèze est en péril; seulement ce n'est pas la fortune de Maurèze, c'est plus grave...

--Eh! quoi donc? s'écria le marquis en se levant brusquement.

Les deux hommes se regardèrent une seconde sans parler, et Robert laissa tomber à voix basse l'aveu préparé de si loin:

--C'est l'honneur de Maurèze!...

--L'honneur de Maurèze! cria le marquis d'une voix tonnante. Ah! faquin, je t'apprendrai à parler de l'honneur de Maurèze!

Il saisit un pistolet qui se trouvait sur la table et le dirigea vers l'insolent.

--Tirez, monsieur le marquis, dit Robert sans se troubler, et je n'aurai pas le temps de parler; vous verrez trop tard ce que je voulais vous apprendre.

Le marquis déposa son arme avec un geste d'humeur, tourna le dos à Robert et lui dit:

--Parle! mais, si tu mens, tu es perdu!

--Je le sais, monseigneur, fit Robert toujours impassible.

Alors, de sa voix monotone, il raconta au marquis, non ses soupçons, non le nom du gentilhomme, tout cela était inutile, mais le fait brutal, incontestable dont il avait été témoin la veille: l'entrevue de la marquise avec Julien dans la cabane du parc.

--Tu dis que la marquise se trouvait là avec un homme?

--Oui, monseigneur!

--Tu en es sûr?

--Sur ma vie, monseigneur!

--Eh bien! s'écria le marquis avec une violence inouïe, viens donc le lui dire à elle-même!

Saisissant Robert dans une étreinte surhumaine, il l'entraîna, en courant, vers la chambre de Gabrielle; il ouvrit brusquement la porte, entra tirant toujours Robert derrière lui, et s'écria aussitôt:

--Cet homme prétend vous avoir vue avec un étranger, l'autre nuit, chez moi, madame; jetez-lui donc son mensonge à la face!

En ce moment, René entrait, prêt à partir, pour prendre congé de sa mère. Glacé d'horreur, il resta sur le seuil, témoin involontaire de cette scène.

La marquise jeta sur Robert un regard plein d'un mépris et d'une dignité incomparables. Elle hésita,--mais une seconde seulement,--et répondit:

--Puisqu'un manant est appelé à porter témoignage contre sa maîtresse, soit, monsieur, j'avoue. Il a dit vrai.

Le marquis lâcha le bras de Robert et chancela. René portait ses regards de son père à sa mère: celui-là ne lui était connu que grâce aux soins de la marquise; à celle-ci il devait tout ce qu'il était, tout ce qu'il serait. Il lut dans les yeux de la malheureuse femme que tout sombrait devant elle dans un naufrage épouvantable, et la pitié, une pitié si tendre qu'elle eût attendri Robert lui-même, lui inspira une résolution suprême.

--Il a dit vrai, mon père, fit René qui s'avança et plia un genou devant le marquis; mais cet étranger, c'était moi.

Gabrielle tressaillit de la tête aux pieds.

--Mon fils! s'écria-t-elle en tendant les mains vers lui.

Mais René ne détourna pas la tête de son côté.

--C'était moi, répéta-t-il; j'avais perdu au jeu une somme considérable, et pour n'être point vu de celui-ci, ajouta-t-il en indiquant Robert qui le regardait avec l'expression de la rage concentrée, celui-ci qui a véritablement pris trop d'empire dans notre maison, je suis venu la nuit comme un voleur, afin d'implorer, en cachette, de ma mère, la somme dont j'avais besoin le jour même.

--Quand cela? fit le marquis encore incertain.

L'autre nuit, répondit résolument Gabrielle.

Le marquis tendit la main à son fils qu'il releva, et s'avança vers sa femme.

--Madame, lui dit-il, ce tort-ci est plus grave que tous les autres, et je doute que vous puissiez me le pardonner. Mais si je parviens à l'effacer, ma vie entière sera consacrée à vous rendre heureuse.

Il sortit. Robert n'avait pas attendu si longtemps; aux paroles de René qui le concernaient, il s'était retiré sans mot dire.

René était resté seul avec sa mère. Celle-ci le regarda, les yeux noyés de larmes; cachant dans ses mains son visage couvert de honte, elle s'inclina devant lui comme pour implorer sa grâce.

Il s'approcha d'elle et lui dit à voix basse:

--Comment s'appelle cet homme?

--Non, non! dit résolument la marquise; tu ne le sauras pas.

--Il faut que je le sache,--je le veux!

--Jamais!

--Je me rétracterai!

--Fais-le donc! dit Gabrielle en le regardant avec ces yeux pleins de dédain qui avaient toisé Robert un instant auparavant; ajoute un nom à ceux des délateurs, déshonore ta mère que tu viens de sauver!

René baissa la tête. Alors sa mère s'approcha de lui et se mit humblement à genoux.

--Au nom de votre père offensé, qui doit l'ignorer à jamais, mon fils, pardonnez à votre mère coupable! Tout lien est rompu--j'ai renoncé à ma faute, et si je n'ai pas d'excuse, pensez que je vous ai tendrement aimé, qu'on vous avait pris à moi, et que j'ai été bien malheureuse!

René, incapable de parler, étendit sa main en signe de pardon et s'enfuit.



XXXII

Après cet échec, Robert, loin de se considérer comme battu, se mit à réfléchir au moyen de prendre sa revanche. Le marquis, en le rencontrant dans le corridor, lui avait adressé une verte semonce terminée par ces mots:

--Je te garde parce que tu avais bien vu, et parce que tu es un serviteur vraiment dévoué. Essaye de te faire pardonner par la marquise; mais surtout tâche de ne plus avoir de lubies.

Robert s'inclina silencieusement, suivant son habitude, et alla promener sa mésaventure au grand air. Après deux ou trois tours de parterre, il s'enfonça dans les allées du parc, et tout naturellement ses pas se portèrent vers la cabane du jardinier.

La porte n'était pas fermée, car la clef était restée en dedans. Il entra et s'assit sur un vieux canapé vermoulu qui meublait cet endroit retiré, avec deux ou trois chaises et une table.

C'était donc là que devaient aboutir tant de veilles scrupuleuses, tant d'efforts consciencieux? René s'était jeté à travers cette trame patiemment ourdie, et avait tout emporté, comme une abeille étourdie traverse la toile d'une araignée de jardin. Sans le respect que Robert portait à tout ce qui tenait à Maurèze, il eût maudit l'étourneau. Mais tout sentiment s'effaça bientôt devant l'idée toute-puissante qu'il fallait réduire la marquise en poussière.

Jusque-là, Robert n'avait pas été mû par une haine personnelle dans tout ce qu'il avait tenté contre Gabrielle: il avait défendu Maurèze par un sentiment instinctif d'attachement animal, exactement comme un dogue défend sa maison. S'il avait fait beaucoup de mal à la jeune femme, ce n'était pas par méchanceté, mais simplement parce que; selon lui, elle faisait obstacle à la prospérité de la maison qu'il gardait. Mais de ce jour tout était changé: il avait à se venger d'un échec, à réhabiliter sa perspicacité faussement accusée; il fallait surtout briser la marquise; sans quoi, appuyée sur son fils, elle le briserait!

Robert en était là de ses pensées lorsque ses yeux tombèrent sur un petit objet oublié par Présanges dans le trouble de la dernière entrevue. C'était le portefeuille brodé par Lucile, qui avait contenu les lettres des amants: Robert le prit et le considéra avec attention; dans le dénûment extrême où se trouvait sa cause, tout pouvait servir. Il n'était pas sûr d'avoir vu ce portefeuille dans les mains de quelqu'un; mais il pensait bien qu'il n'appartenait à aucun des habitants du château. Tout à coup une lueur illumina sa pensée; il se rappela le jour précis où, en sa présence, la marquise avait remis à Julien un objet semblable.

--C'est cela, se dit-il; les maladroits, les imprudents! Il faut jouer plus serré quand on a affaire à un vieux limier comme moi!

Il mit le portefeuille dans sa poche après l'avoir examiné très-attentivement, et retourna au château.

Sur son chemin, il rencontra Lucile qui faisait après le diner sa moisson de fleurs accoutumée.

--N'auriez-vous pas égaré un petit portefeuille bleu, mademoiselle? lui dit-il sans perdre de temps à des questions inutiles.

Lucile, étonnée, secoua négativement la tête.

--C'est qu'un garçon d'écurie a trouvé dans la cour un petit portefeuille de satin bleu brodé...

--Ah! je sais, fit Lucile, c'est celui que j'avais donné à M. de Présanges; il l'aura perdu hier... elle se rappela l'air triste et préoccupe du jeune homme.--Où est-il, ce portefeuille? ajouta-t-elle, il faut le lui renvoyer.

--C'est fort bien, mademoiselle, je ne sais où il se trouve, mais on le lui renverra, soyez-en assurée.

Lucile fit un signe de tête et passa. Robert la suivit des yeux avec une expression de joie méchante.

--C'est bien fait, se dit Robert, le fils m'a perdu; mais c'est la fille qui me sauvera.

Deux ou trois jours passèrent tranquilles. René était retourné à Paris et devait revenir dans le courant de la semaine; le marquis faisait de son mieux pour rentrer en grâce auprès de sa femme, mais il avait trop de tact pour lui imposer sa présence ou sa tendresse, et sentait bien qu'il avait trop à faire oublier pour que ce ne fût pas l'affaire d'un temps très-long. Lucile, qui n'avait rien su ni rien soupçonné de l'orage où sa mère avait failli périr, allait et venait, charmant de sa grâce juvénile son père, qui n'avait jamais vu de si près une vraie jeune fille. Elle était la paix et la joie de cette maison, où planait le malheur, et elle obtenait des sourires même de sa mère, qui pliait cependant peu à peu sous le fardeau de sa honte.

Julien n'était pas revenu, le courage lui avait manqué, et il ignorait ce qui s'était passé. La vie lui paraissait si dure, telle que le sort la lui avait faite, qu'il projeta un long voyage. Que lui importait maintenant le ciel qui couvrirait sa tête? N'était-il pas orphelin et délaissé partout? Depuis qu'il avait vu le marquis, il comprenait sa faute, jusque-là obscurément entrevue au travers des remords de Gabrielle. L'adultère était facile loin de l'époux; mais, du jour où le maître du logis rentrait à son foyer profané, l'horreur de la trahison se dressait devant Julien comme elle n'avait jamais cessé de se dresser devant Gabrielle.

Il se prépara donc à partir, se réservant d'aller prendre congé des hôtes de Maurèze la première fois qu'une occasion lui permettrait de le faire sans être remarqué au milieu d'une société nombreuse. Cette occasion, du reste, ne devait pas se faire attendre, car les réceptions se multipliaient à Maurèze, et l'on y avait compagnie presque tous les jours.

Malgré ces distractions mondaines, le marquis se sentait mal à l'aise. Il avait gourmandé René au sujet de sa prétendue dette de jeu. Celui-ci, après avoir écouté ses reproches avec toute la soumission désirable, avait promis de ne plus recommencer; mais le marquis se disait que, si son fils était joueur, c'était sa faute.

Gabrielle avait pu lui donner bien des conseils, bien des leçons, elle n'avait pu lui parler que de ce qui lui était familier. Ce n'était pas à une femme de prémunir son fils contre les pièges du monde, surtout quand cette femme avait été systématiquement tenue à l'écart de la société mondaine. C'était au père de guider les premiers pas de son fils, de lui inspirer la sagesse et la prudence... et le marquis n'était pas content de lui-même.

Il n'était, du reste, content de personne, honnis de sa fille; il trouvait Gabrielle bien triste et bien froide à son égard, et là encore il voyait un reproche muet de la destinée.

Quoi de plus naturel, en effet, que la tristesse et la froideur de sa femme? Son retour même à ses foyers n'avait-il pas été signalé par une offense mortelle, digne couronnement de toute une vie d'abandon?

A trente ans, le marquis avait autrement jugé sa conduite; il lui paraissait tout naturel alors de chercher son plaisir où bon lui semblait, mais les années et les rhumatismes avaient mis de l'eau dans son vin;--la liqueur généreuse se déposait lentement au fond de sa coupe, et l'écume avait passé tout entière par-dessus les bords. Il se sentait désormais propre à vivre au foyer de famille, et ce sentiment lui communiquait une dignité nouvelle qui lui avait manqué jusque-là. Ce qu'il ne pouvait se pardonner, c'était d'avoir si mal débuté en rentrant à Maurèze.

Cette pensée de regret finit par l'obséder, et, un beau matin, à l'heure où Robert venait prendre ses ordres, il lui exprima son mécontentement pour l'imprudence qu'il lui avait fait commettre.

--Faut-il, dit le marquis avec peu de ménagement, qu'un âne bâté comme toi m'ait fait faire une école pareille!

Robert se taisait; sa main, passée dans le revers de son habit, se posa sur le petit portefeuille. L'occasion si patiemment attendue allait peut-être s'offrir.

--Comment! vieux fou, continua le marquis en se frottant la jambe où se faisait sentir le rhumatisme, tu n'es pas capable de distinguer mon fils d'un étranger?

Robert se taisait toujours; son maître le prit en mauvaise part.

--Réponds donc! lui dit-il brusquement, il paraît que tu n'es pas disposé à faire tes excuses!

Le majordome tira sa main de son gousset et posa sur la table le petit portefeuille de Lucile.

--Je me suis trompé, dit-il, cela se peut, mais ceci n'appartient pas à M. le comte René.

À la vue de cet objet, au ton grave et contenu de celui qui parlait, le marquis tressaillit.

--Qu'est-ce cela? dit-il d'une voix émue.

--J'ai trouvé cet objet dans la cabane dont je parlais à Monseigneur.

Le marquis prit les tablettes, les ouvrit et sur une feuille d'ivoire il lut: Julien de Présanges.

--Tu... tu es sûr? balbutia-t-il.

Robert fit un signe affirmatif et regarda son maître.

--Tu le jures? fit le marquis debout, la main étendue.

--Sur mon salut éternel! dit Robert en levant la main vers le ciel.

--C'est bien, va-t'en! fit le marquis en reprenant son empire sur lui-même.

Robert s'inclina et sortit.



XXXIII

Resté seul, le marquis se rassit, les yeux toujours fixés sur les tablettes restées ouvertes; le nom accusateur s'étalait en toutes lettres: Julien de Présanges.

Ce nom ne lui apprenait rien sur celui qui le portait; parmi les autres visiteurs, ce jeune homme avait passé inaperçu, et voilà que cet inconnu prenait tout à coup dans son existence la place la plus importante, celle de l'homme qu'il faut haïr, qu'il faut tuer.

Qui était Julien de Présanges? Le marquis pouvait le demander à Robert;--un moment il mit la main sur la sonnette, puis il se retint. Questionner un domestique? A quoi bon? Le marquis de Maurèze avait un autre moyen d'apprendre ce qu'il devait savoir. Il prit le portefeuille et se rendit chez sa femme.

Gabrielle était dans sa chambre; assise auprès de la fenêtre, elle regardait mélancoliquement la route, cette route où elle épiait jadis l'arrivée de son mari. Les années avaient passé, et le même sentiment d'attente inquiète était resté; seulement, jadis c'était le bonheur qu'elle attendait, et maintenant c'était le malheur.

Lucile, agenouillée sur un coussin dans l'embrasure de l'autre fenêtre, disposait des fleurs dans un vase; une grande table la cachait aux regards; ses mouvements légers et gracieux ne faisaient guère de bruit dans cette vaste pièce, et cependant sa présence invisible reposait l'esprit troublé de sa mère.

Lucile était sa sauvegarde contre les défaillances; en présence de cet enfant, elle pouvait être triste, mais elle ne devait pas pleurer. Le sentiment d'angoisse et d'attente qui empoisonnait sa vie était moins aigu tant que les mains agiles de sa fille, tant que ses pas légers remplissaient l'appartement de jeunesse et d'innocence.

Un pas lourd et résolu se fit entendre dans le corridor; la marquise leva la tête avec inquiétude;--son heure était arrivée: le malheur venait d'entrer.

Sans voir sa fille, cachée par un meuble, l'esprit préoccupé d'une seule pensée le marquis marcha droit à sa femme et, lui présentant le portefeuille, lui dit d'une voix calme:

--Connaissez-vous ceci, madame? Gabrielle se rappela sur-le-champ où elle avait vu cet objet pour la dernière fois, et sentit qu'elle était perdue.

--Je ne sais, fit-elle faiblement, essayant de se défendre encore, comme un noyé qui se prend à un brin de paille.

--Le nom de celui qui l'a perdu est dedans, dit le marquis toujours calme, c'est M. de Présanges.

Gabrielle n'essaya pas de répondre. Elle tordit ses mains le long de sa robe et baissa la tête.

--M. de Présanges n'est pas soigneux, reprit le marquis, sans voir sa fille qui s'était levée à ces mots et qui l'écoutait, les yeux dilatés, les lèvres entr'ouvertes.

Lucile venait de comprendre soudain le drame qui l'entourait depuis trois ans, et, pétrifiée d'épouvante, elle attendait la foudre qui allait tomber.

--M. de Présanges, continua l'époux outragé, a oublié ceci dans la cabane où vous lui donniez vos rendez-vous, madame; M. de Présanges est votre amant...

--Mon père, s'écria Lucile en se précipitant pour soutenir sa mère qui chancelait,--c'est le mien!

Le marquis recula devant sa fille. Gabrielle, appuyée contre le mur qui l'empêchait de tomber, voulut parler, crier..., la voix s'arrêta dans sa gorge desséchée.

--Vous! cria le marquis, vous avez déshonoré ma maison?

Lucile s'agenouilla devant lui, sans quitter la main de sa mère qu'elle pressait de toutes ses forces, et répondit bravement:

--Pardonnez-moi, mon père!

--Vous! répéta le marquis, vous avez un amant?

--Oui, répondit Lucile ingénument.

--Vous l'épouserez, cria le marquis au comble de la rage, ou je le tuerai!

Une même commotion agita les deux femmes, qui se tenaient toujours par la main; mais elles ne parlèrent ni l'une ni l'autre.

--Qu'on aille le chercher sur l'heure, mademoiselle, fit le marquis en se calmant. Faites-le chercher, et ne reparaissez devant moi que mariée! Le curé sera prévenu. Allez!

Lucile sortit sans oser lever les yeux.

--Madame, dit le marquis à sa femme, je n'ai pas de chance avec vous, mais il faut avouer que nous sommes bien malheureux.

Gabrielle glissa le long de la muraille qui la supportait, et tomba à terre. Elle était évanouie. Le marquis sonna, Toinon parut et releva sa maîtresse. Quand il lui eut vu ouvrir les yeux, son mari la quitta, pour lui épargner sa présence, et, trouvant que Lucile n'avait pas exécuté ses ordres, il envoya lui-même un exprès chez M. de Présanges, avec la mission de le ramener sans retard.



XXXIV

Lorsque Julien, fort inquiet de cette convocation, arriva au château, il fut introduit près de Lucile: tel était l'ordre du marquis.

À sa vue, la jeune fille pâlit et ne put réprimer un mouvement de honte, mais elle se remit aussitôt, et, sans parler, lui présenta ses tablettes. Julien comprit; humblement incliné, il attendit ce que Lucile allait lui annoncer.

--Mon père veut que je vous épouse, dit-elle après un silence d'un instant.--Vous savez combien ce mariage est impossible...

--Vous? fit Julien en regardant la jeune fille; il croyait avoir mal entendu.

--Oui,--c'est près de moi que vous avez perdu cet objet.

Présanges s'inclina et mit un genou en terre devant Lucile. Ses yeux débordèrent de larmes d'admiration.

--Je vous écoute, dit-il, et je vous vénère.

Elle le releva d'un geste plein de fierté.

--Mon père veut que je vous épouse, dit-elle, et moi, je ne le veux pas; quelles vont être les conséquences de ce refus?

Julien haussa les épaules.

--Qu'importe? dit il.

--Il importe, monsieur, que ma mère ne souffre pas une seule douleur qui pourrait lui être épargnée!

Le jeune homme regarda Lucile et comprit que jusqu'alors il n'avait pas connu l'amour filial.

--Eh bien, mademoiselle, votre père ou votre frère me provoquera en duel, et je serai tué, voilà tout.

Lucile frissonna: l'idée de la mort est toujours odieuse; celle de la mort de Julien était plus douloureuse que toute autre. Malgré le rôle horrible que ce jeune homme jouait dans sa vie, elle ne pouvait s'empêcher de lui être sympathique.

Au théâtre et dans le roman on prend subitement en haine tel ou tel individu parce que la morale l'exige, mais dans la vie réelle on ne passe pas ainsi sans hésitation, sans déchirements, de la sympathie à l'aversion, de l'amour à la haine.

Lucile avait chéri Julien pendant trois ans de toute la tendresse résignée d'une âme sans espoir; son ignorance du mal était telle, qu'elle avait pris sur elle la faute de sa mère sans même savoir ce que c'était qu'une faute.

Pourquoi eût-elle haï Julien? Elle sentait entre eux un gouffre infranchissable; c'était tout, elle ne voulait pas regarder au delà.

--Cela ne se peut pas, dit-elle après un silence; il ne faut pas que vous mouriez.

--Je ne puis ni ne veux vivre, murmura Julien.

--Et moi, fit Lucile d'une voix contenue, je ne veux pas que vous mettiez un remords de plus dans la vie de ma mère.

Julien baissa la tête; il se sentait vaincu par cette enfant.

--Que faut-il que je fasse? dit-il anéanti.

--Partir, partir sur-le-champ, pour jamais!

--C'est la conduite d'un lâche! s'écria Julien.

--C'est l'expiation d'une faute! répondit Lucile, transfigurée par la tâche surhumaine qu'elle avait entreprise.

--On ne me donnera pas le temps de partir!

--Ceci me regarde, répliqua la jeune fille. C'est sans doute mon frère qui sera chargé de vous voir; je lui parlerai.

Julien garda le silence. Ce qu'elle exigeait de lui était bien dur; c'était certainement la première fois que pareille proposition était faite à un gentilhomme: il eût cent fois préféré une mort immédiate à ce semblant de lâcheté;--mais Lucile l'avait dit, il n'avait pas le droit de mettre un remords de plus dans la vie de la marquise.

Il songea alors au sort de celle qui s'était dévouée pour eux, à l'avenir qu'elle s'était préparé, au présent, à ce qui allait suivre son départ...

--Et vous? dit-il, vous, qu'allez-vous devenir?

--Ce qu'il plaira à Dieu, répondit-elle simplement.

Confondu par tant de noblesse et de résignation, Julien sentit quelque chose qui ressemblait fort à un regret pénétrer au fond de son âme.

Là était le bonheur; ce coeur de femme pur et fort qui planait au-dessus de toutes les faiblesses eût pu être son partage, il le sentait... Que n'avait-il su vaincre sa passion coupable! il eût apporté la joie et la paix là où sa présence n'avait semé que la bonté et le déshonneur!

--Que Dieu vous protège! dit-il en s'inclinant une dernière fois devant cette vierge martyre dont il était le bourreau. Je pars pour toujours.

Elle eût voulu accompagner ce jeune homme d'un souhait de paix; elle sentit que c'était impossible, et, les yeux baissés, elle attendit que la porte se fût refermée sur lui. Le galop du cheval noir retentit au dehors, elle étouffa un sanglot.

--Quel malheur!... se dit-elle.

Elle n'osa rien ajouter à sa pensée, et, refoulant son chagrin, essuyant une larme furtive avec sa main, elle attendit ce qui allait suivre.

L'instant d'après, le marquis, étonné du départ de Julien, plus étonné de ne voir pas sa fille, entra dans le salon; sa femme l'accompagnait: elle avait retrouvé des forces pour suivre les phases de ce désastre.

--Eh bien! fit le marquis de sa voix la plus sévère.

Lucile regarda son père et se dit intérieurement qu'elle allait lui porter un coup terrible; mais la vue de sa mère ranima son courage.

--J'ai dit à M. de Présanges, fit-elle d'une voix ferme, que je ne pouvais ni voulais l'épouser.

Le marquis recula d'un pas.

--Comment! après ce qui s'est passé entre vous...

La marquise se jeta entre lui et sa fille, comme pour la défendre.

--J'ai interrogé mon coeur, fit Lucile avec assurance, je ne l'aime pas.

--Et vous êtes déshonorée? s'écria le père en courroux. Fille sans pudeur... je vous maudis!

Il s'avançait, le bras levé, prêt à frapper... Gabrielle lui barra le passage, et Lucile quitta le salon.

--Ah! marquise, s'écria le père au désespoir, passant sans transition de la colère à la douleur la plus profonde, que nous sommes malheureux!

Il se laissa tomber dans un fauteuil et prit la main de Gabrielle.

--C'est ma faute, dit-il en pleurant de rage et de chagrin. C'est Dieu qui me punit d'avoir abandonné mon foyer: mon fils joueur, ma fille dépravée, c'est là le châtiment qui était réservé à mes débordements! Pauvre chère femme, que je vous ai fait souffrir, et que vous avez le droit de me maudire!

Gabrielle essayait vainement d'échapper à l'étreinte de son mari; il couvrait ses mains de baisers et de larmes; sous le coup qui la frappait, cette nature jusqu'alors insouciante et heureuse cherchait à se rattacher à quelques souvenirs affectueux et ne pouvait supporter de se voir délaissée par tout ce qui avait été sa joie et sa prospérité.

--Oui, continua-t-il, j'ai été un mauvais époux, un mauvais père; mes méchants instincts se retrouvent dans mes enfants. Vous, ma sainte femme, vous avez gardé l'honneur de mon foyer, vous seule...

--Non! s'écria Gabrielle en s'arrachant enfin à la main du marquis, non, c'est un mensonge horrible, une hypocrisie honteuse; vos enfants sont les plus purs, les meilleurs enfants de la terre...

Maurèze se leva de tout son haut et jeta sa femme à genoux devant lui, les dents serrées, pâle de rage.

--Oui, s'écria-t-elle avec énergie, à genoux devant vous, c'est ma place, car je vous ai trompé, vos enfants ont menti! C'est moi qui suis coupable.

--Malheureuse! fit le marquis, malheureuse!

--Oh! dit Gabrielle, à présent je ne crains plus rien, je ne demande qu'à mourir; mais sachez au moins quel coeur ont vos enfants et combien ils ont aimé leur mère!

Cette parole fit tomber comme par enchantement la colère de l'époux offensé. Il trouvait en ses enfants la consolation la plus noble et la plus touchante, il y voyait une source de joies paternelles qu'il n'avait pas soupçonnées.

--Relevez-vous, madame, dit-il à sa femme restée à genoux. Je tuerai votre amant.

Gabrielle se releva; tout lui était désormais indifférent, même Julien; sa vie était close, et la tombe lui sembla déjà refermée sur elle. D'un pas chancelant elle rentra dans sa chambre et tomba à genoux devant le crucifix, mais elle ne put prier, car tous les ressorts de son être étaient brisés.

Le marquis, resté seul, voulut se mettre à la recherche de sa fille, mais ses jambes ne purent le porter. Il voulut appeler, et sa langue refusa de parler. Une impression de fatigue étrange s'empara de lui et le cloua sur son fauteuil... C'était une attaque de paralysie.

Il demeura ainsi quelques minutes, ne pouvant articuler que des sons indistincts; une porte s'ouvrit, et Lucile se présenta sur le seuil. N'entendant plus de bruit, elle avait cru le salon désert; à la vue de son père, elle réprima un mouvement de frayeur; mais le regard que celui-ci tourna vers elle était suppliant et non pas irrité. Frappée du changement de sa physionomie, elle s'approcha.

--Voulez-vous quelque chose, mon père? dit-elle sans crainte pour elle-même, mais étrangement agitée par l'expression du visage paternel.

Le marquis essaya de parler; son bredouillement confus le trahit.

--Ah! s'écria Lucile, vous souffrez, et c'est moi, moi seule...

De sa main droite restée saine, le marquis fit un geste négatif et appela sa fille à lui. Elle vint tout près et s'agenouilla contre son fauteuil, les yeux levés vers lui et pleine de terreur. Il fit un effort violent et réussit à proférer quelques paroles.

--Je te bénis, dit-il, non sans peine, en posant sa main sur la tête de Lucile. Appelle René.

La jeune fille se hâta de faire venir du secours; le marquis fut transporté dans sa chambre, et un exprès alla chercher en même temps un médecin de Paris et le jeune comte.

Pendant le temps nécessaire pour aller et revenir, le marquis ne permit pas à sa fille de le quitter. Aussitôt qu'elle n'était pas dans sa chambre, il s'agitait et la demandait par gestes, car la parole, qu'il avait recouvrée un instant, lui avait fait défaut depuis.

Il craignait que Lucile n'allât voir sa mère. En effet, elle trouva un moment pour se glisser auprès de Gabrielle.

Les deux femmes n'avaient pas le temps de parler, et d'ailleurs, qu'auraient-elles pu se dire? Gabrielle avait pressenti ce qui s'était passé pendant l'entrevue de sa fille et de Julien,--Lucile avait deviné l'aveu de sa mère en voyant l'affection que lui témoignait désormais son père... Des baisers et des larmes, ce fut tout, et nul langage n'eût pu être plus éloquent.

Le médecin arriva dans la nuit, en même temps que René; il déclara que l'attaque de paralysie n'était que partielle et légère; quelques jours de repos et une médication énergique rendraient au marquis l'usage de ses facultés, mais de nombreuses précautions et de grands soins seraient nécessaires pendant longtemps.

René écoutait avec une attention soutenue: le messager ne lui avait donné sur l'accident que des renseignements très-vagues; il devinait bien que son généreux mensonge avait été inutile, mais il n'osait interroger personne.

Quand il fut seul avec son père, qui avait écarté les assistants, celui-ci tira de dessous son oreiller le petit portefeuille qu'il s'était fait remettre par son valet de chambre et le présenta à René.

Le jeune homme l'ouvrit et lut: «Julien de Présanges.»

Glacé d'effroi, craignant de comprendre, il regarda son père, qui saisit le crayon et écrivit au-dessous de ce nom, de l'écriture informe et bizarre des paralytiques: «Tue-le!»

--Lui! s'écria René; lui, Présanges?

Le marquis fit un signe affirmatif et laissa retomber sa main fatiguée. Peu après, il s'endormit, après avoir regardé René d'un air de commandement.

Le jeune homme s'éloigna et chercha un peu de solitude et de repos dans le parc. Il en avait besoin; car son âme était bouleversée jusque dans ses profondeurs les plus reculées.



XXXV

Depuis le jour où il avait sauvé sa mère par un mensonge, René n'avait pas eu d'autre idée que de trouver et tuer celui qui l'avait perdue. Dans sa pensée, cet homme ne pouvait être qu'un esprit vicieux et corrompu, une sorte de serpent tentateur, jaloux du bonheur et de la vertu de la marquise, qui s'était glissé dans son Eden.

Le nom de Présanges détruisait tout cet échafaudage romanesque; Présanges était jeune, beau cavalier,--il n'y avait plus de séduction, il y avait un amour partagé, et tout changeait de face. Pour que Présanges se fît aimer, il avait fallu que la marquise fut sans défense... René se rappela les longues années de solitude et d'isolement où sa mère avait été privée de ses enfants, et son coeur de fils n'osa plus juger ni condamner.

Présanges! son ami! Cette vie intime qui avait duré trois années cachait un adultère! Les nobles conseils, les leçons de haute morale sortis de cette bouche amie n'étaient-ils que de l'hypocrisie? Servaient-ils à masquer le vice honteux?

Ici encore, René n'osa répondre par une condamnation; Julien pouvait avoir failli, mais il n'était ni vil ni méprisable.

L'honneur de Maurèze se dressa devant René comme la vengeance elle-même. Il fallait, pour laver la tache infligée au blason de Maurèze, tout le sang de Julien et toutes les larmes de Gabrielle! Soit! on lui donnerait cette satisfaction meurtrière.

René, résolu, se leva pour retourner au château; mais, en chemin, il rencontra Lucile qui le cherchait et qui profitait du sommeil de leur père pour s'expliquer avec lui.

Laissant de côté tout préliminaire, Lucile interpella son frère sur ce qui lui tenait au coeur.

--Tu vas te battre avec Julien de Présanges? lui dit-elle.

--Ah! fit René surpris, tu sais?

--Oui, pour tout le monde, tu te battras avec lui, parce que j'ai refusé de l'épouser.

--Toi aussi? dit René de plus en plus surpris.

D'un mot, Lucile le mit au courant.

--Mais, ajouta-t-elle, peu importe la cause; il ne faut pas que tu te battes avec cet homme. Ni toi ni lui vous ne devez mourir en cette rencontre; ce serait odieux.

--J'espère bien ne pas y mourir, murmura René; c'est qu'en vérité il n'y aurait plus de justice au ciel!

--Il ne peut pas mourir non plus, insista Lucile. Que deviendrait-elle si elle apprenait que tu l'as tué?

René n'avait pas songé à sa mère: il n'avait vu que l'honneur du nom. Il essaya d'écarter du geste cette pensée douloureuse.

--Il faut qu'il meure, dit-il d'un air sombre. Cet homme ne peut pas vivre.

--Elle en mourra, fit Lucile à voix basse, et c'est toi qui l'auras tuée.

René exprima d'un geste que ce n'était pas sa faute à lui; mais sa soeur ne se laissa pas arrêter.

--De quel oeil veux-tu qu'elle te voie, lorsqu'il y aura entre elle et toi le sang de...

Elle ne voulut pas nommer Julien: elle se tut.

--Faut-il qu'il vive alors! s'écria René avec emportement, faut-il qu'il traîne avec lui par le monde le souvenir de notre déshonneur?

--Ah! s'écria Lucile à son tour, notre déshonneur, comme tu le dis, n'a ni corps ni âme, et sans les machinations cruelles de cet odieux Robert, ni toi, ni moi, ni personne n'aurait jamais su qu'il existât!

Frappé par cette pensée, René regarda sa soeur; elle continua:

--Notre déshonneur? soit! mais, tant que personne n'en avait connaissance, mon père et toi vous marchiez le front haut; vous êtes seuls à le connaître; vous avez besoin, paraît-il, de l'apprendre au monde, puisqu'il vous faut la mort d'un homme pour vous satisfaire? Trouverais-tu, par hasard, quelle n'est pas assez punie?

--Notre père peut en mourir, dit René avec colère, n'est-il pas juste que celui qui le tue disparaisse à son tour?

--Alors, fit vivement Lucile, tue Robert, car c'est lui qui a frappé notre père!...

--Robert est un fidèle serviteur, dit René d'un ton soucieux; il n'a que trop aimé notre maison...

--Et haï notre mère! interrompit Lucile. Celui-là, tant qu'il vivra, il y aura pour moi quelqu'un de trop sur la terre.

--Tu le hais à ce point? fit René surpris.

--C'est l'esprit du mal, répondit Lucile. Il fait le mal pour le mal, par haine; il est plus cruel que la brute; les bêtes féroces n'attaquent que quand elles ont faim.

Le silence régna pendant un moment.

--René, reprit Lucile, sois généreux, rappelle-toi combien elle t'a aimé, ce qu'elle a souffert pour toi, ne lui donne pas de remords superflus...

--Je ne peux pourtant pas désobéir à notre père, s'écria René.

--Je ne t'en demande pas tant, continua la jeune fille; mais ne te presse pas, laisse à cet homme le temps de disparaître...

--Il veut donc s'enfuir? dit René en bondissant.

--Il me l'a promis, je l'en ai prié...

--Ah! le lâche! s'écria le jeune homme en saisissant son épée va son côté, le lâche! Il périra pour sa lâcheté.

Et, malgré l'appel désespéré de Lucile, René se dirigea en courant vers les écuries. Un instant après, Lucile le vit passer sur la route de Présanges.



XXXVI

La nuit était tombée lorsque René descendit devant la porte de Julien. Une lumière brillait à une fenêtre du premier étage, indiquant que le jeune homme était chez lui. René fut introduit dans une salle du rez-de-chaussée, et, l'instant d'après, Julien parut en sa présence.

Les deux jeunes gens restèrent une seconde muets, l'un devant l'autre. Toute l'amitié que René avait ressentie pour Présanges lui montait à la tête comme un opprobre à la fois et comme un remords. Maîtrisant à grand'peine une colère que, sans s'en rendre compte, il attisait volontairement en lui-même, il fit un pas vers Julien et jeta son gant sur le parquet à ses pieds.

Julien demeura immobile; la lueur d'un candélabre éclairait imparfaitement son visage; pourtant le jeune comte y lut,--non sans émotion,--une douleur mortelle.

--Mon père se meurt, monsieur, dit enfin René d'une voix agitée par mille sentiments complexes, et c'est vous qui l'avez tué.

Présanges baissa la tête. Et lui, qui donc lui porterait le coup mortel? Serait-ce ce jeune homme qu'il aimait? Cependant il fallait répondre.

--Mademoiselle de Maurèze me hait, dit-il.

--Je vous défends de parler de ma soeur, cria René d'une voix tonnante. Ce n'est pas de ma soeur qu'il s'agit.

Julien regarda le jeune homme avec tant de terreur, tant de pitié, que celui-ci sentit sa colère s'agiter en lui comme une flamme sous un vent d'orage.

--Finissons-en! dit-il avec un tremblement dans la voix; tous les discours sont inutiles.

--Eh bien! dit Présanges de sa voix calme et triste, tuez-moi; vous savez bien que je ne me défendrai pas.

René recula; dans sa rage, il avait tout prévu, excepté ceci.

--Vous êtes donc un lâche, dit-il, et vous voulez me rabaisser jusqu'à vous?

Julien secoua mélancoliquement la tête.

--Vous ne me mettrez pas en colère, dit-il avec la même tranquillité résignée. Vous ne pouvez pas supposer que je me battrai avec son fils à elle...

--Taisez-vous! proféra René en tirant son épée.

--Avec son fils à elle, continua Julien; elle à qui j'aurais voulu donner le paradis et à qui je n'ai apporté que l'enfer! Si je me battais avec vous, René, je pourrais me défendre involontairement; et que serait-ce, grand Dieu! si, après lui avoir fait verser tant de larmes, je faisais couler le sang de son fils!

Il parlait, comme en songe, d'une voix lente et sans inflexions; René eut peur de cette indifférence à toute chose; vainement il voulut ranimer la fureur qui l'avait agité précédemment, il ne put y réussir.

--Cependant, monsieur, reprit-il, vous sentez bien que votre vie...

--Ma vie est à vous, faites-en ce qu'il vous plaira, dit Julien épuisé en se laissant tomber sur une chaise. Je la lui avais donnée à elle, vous pouvez me la reprendre; mais, pour Dieu René, qu'elle l'ignore, qu'elle ne vous rende jamais responsable de ma mort; ne mettez pas de sang dans sa vie. Croyez-moi, elle a assez de remords; n'ajoutez rien à la croix qu'elle porte.

René remit son épée au fourreau sans mot dire et resta morne et muet devant Présanges.

--Vous l'avez aimée? continua celui-ci. Vous souvient-il du temps où elle vous disait de ne pas pleurer pour ne pas donner à ceux qui la faisaient souffrir la satisfaction de voir couler ses larmes et les vôtres?... Oui, je sais tout cela, ajouta-t-il à un mouvement de surprise du jeune homme; je connais tous ses chagrins, toutes ses angoisses,--quand vous étiez loin, votre soeur absente, votre père... René fit un geste de commandement. Julien baissa la tête.

--Ce n'est pas à moi de l'accuser, vous avez raison,--mais elle était bien malheureuse,--plus malheureuse que vous ne pourriez jamais le croire; personne ne l'aimait... Vous la connaissiez à peine; elle a été une martyre, comme elle était une sainte, jusqu'au jour... Vous avez raison, tuez-moi, René, car toute la faute est à moi, et je suis las de la vie.

Il regardait René avec des yeux si pleins de douleur, de prière, de remords, que celui-ci accablé, alla s'asseoir sur un siège, à l'autre extrémité du salon.

--Oui, continua Julien; c'est moi qui suis coupable, moi seul; elle est un ange. C'est pour cela que je vous suppliais tout à l'heure de ne pas lui causer un chagrin de plus. Moi, je suis las de souffrir... Tuez-moi, mais qu'elle l'ignore; vous lui direz que j'ai fui comme un lâche devant votre provocation...

--Elle ne le croira pas, murmura René, rendant malgré lui justice au caractère de Présanges.

Le silence régna dans le petit salon. Le mouvement d'un balancier de pendule marquait la fuite du temps; les jeunes gens n'y prenaient pas garde, et un long intervalle s'écoula de la sorte.

René leva enfin les yeux; le regard de Julien répondit au sien.

--Je pourrais me donner la mort, dit-il, oui, mais elle, ne vous ai-je pas dit qu'elle est assez malheureuse sans ce surcroît de douleur?

Le jeune comte baissa la tête et réfléchit un moment.

--Vous l'avez aimée, répéta Julien, vous l'aimez encore, vous l'aimerez toujours, et les années, en éloignant de vous ce moment de crise, vous la rendront de plus en plus chère; un jour viendra où vous penserez à elle comme à une victime,--une victime de son temps et de son éducation;--alors, vous serez aussi moins sévère pour moi, qui ne serai plus de ce monde... je l'espère du moins, ajouta-t-il avec un pénible soupir.

Le silence retomba sur les têtes pensives de ces deux hommes amis la veille et que rien ne pouvait plus réunir.

--Partez! dit René, partez! Que ni elle, ni moi, ni aucun de nous, ne vous revoie jamais. Vous avez raison, elle a assez souffert!

Julien se leva et s'approcha lentement de René, qui s'était levé aussi, prêt à partir.

--Vous ne pouvez pas le lui dire, fit-il à voix basse, pas maintenant;--mais plus tard, quand les années auront passé sur vous comme sur moi, quand elle sera près de sa dernière heure,--au moment de quitter ce monde, dites-lui que je lui demande humblement pardon, que le remords me punira de ma faute, que je la vénère comme mère et comme femme, et que,--sa voix se brisa, il se tut un moment, puis reprit:--que je souhaite à ses derniers moments la paix et la joie céleste qu'elle a apportées au chevet de ma mère mourante...

René fit un geste de la main,--c'était un geste de pardon; du moins Julien le comprit ainsi, car il joignit les mains avec élan, et les yeux des jeunes gens se rencontrèrent, sans haine cette fois de la part de Maurèze.

--Adieu! dit Julien; que Dieu vous protège, vous et votre maison!

René sortit sans prononcer une parole et partit sur-le-champ. Une heure après, Julien, suivi d'un seul domestique, abandonna pour jamais la maisonnette qui l'avait connu si heureux et si triste, et partit pour l'Amérique. Son nom est inscrit au martyrologe parmi ceux qui ont combattu pour l'indépendance sous Lafayette et Rochambeau.



XXXVII

René revint à Maurèze sans se presser. Il ne savait trop comment son père prendrait son action. Après avoir réfléchi, il se décida à dire qu'il n'avait pas trouvé Présanges chez lui et rentra au château.

Le marquis dormait, veillé par Lucile. À la vue de son frère, celle-ci frémit et chercha à deviner sur son visage ce qui avait dû se passer. Les traits de René, horriblement soucieux, ne portaient l'empreinte d'aucun sentiment violent; elle se rassura, et, d'un geste, fit la question qui lui brûlait le coeur et les lèvres.

--Parti! fit René en un chuchotement presque insaisissable.

Lucile baissa la tête; une joie amère, poignante, remplit sa pauvre âme; des larmes involontaires, irrépressibles, montèrent à ses yeux fatigués.

Elle désigna sa place à son frère et se leva. René l'interrogeait du regard; elle ne répondit pas à sa question muette et se glissa hors de sa chambre. Il y avait quelqu'un dans le château qui souffrait plus que le marquis, et c'était ce coeur meurtri qu'il importait de consoler.

Elle frappa doucement à la porte de sa mère; malgré l'heure avancée de la nuit, Toinon vint lui ouvrir, la bonne créature n'avait pu prendre sur elle de retourner auprès de son époux, dont la vue lui était absolument odieuse.

Gabrielle ne dormait pas; sa figure amaigrie, ses yeux cernés par les veilles et par les larmes se tournèrent avec effroi vers Lucile qui s'approcha et se mit à genoux près de son lit.

--Ma mère, dit-elle, René a été loin cette nuit...

Le regard inquiet de sa mère se détourna; elle avait compris; qu'allait-elle apprendre?

--Il est parti, murmura Lucile, pour jamais... je le lui avais ordonné...

Un inexprimable soulagement gonfla le coeur de Gabrielle, qui sentit soudain les larmes inonder son visage. Lucile se pencha sur elle, la saisit dans ses bras et la caressa comme un enfant malade.

--Ne pleurez pas, ma mère, dit-elle doucement, vous savez combien je vous aime...

--Tu m'aimes encore? fit Gabrielle dans ses pleurs.

--Toujours, et plus que jamais, ma pauvre mère!

--Elle ne sait pas ce que c'est que la faute, pensa la marquise; mais quand elle saura...

--Je ne vous quitterai jamais, ma mère, reprit Lucile, jamais; je ne veux pas me marier...

--Pourquoi? fit Gabrielle poussée par un instinct irrésistible.

Lucile cacha dans l'oreiller son visage couvert de rougeur brûlante.

--Le mariage est plein de périls, dit-elle... je ne me marierai pas, et nous passerons notre vie ensemble à prier pour ceux qui souffrent... Vous me l'aviez permis...

Gabrielle se rappela en quelle circonstance elle l'avait permis à sa fille... C'était alors Julien qui souffrait, comme aujourd'hui... Maintenant, Lucile allait-elle souffrir aussi?

--Nous serons très-heureuses, ma mère, dit-elle, quand mon père sera guéri.

Hélas! qu'adviendrait-il alors? Mais Gabrielle pensa qu'à chaque jour suffisait son mal, et que l'avenir, quel qu'il fût, ne pouvait jamais être plus horrible que le présent.

Lucile quitta sa mère aux premières lueurs de l'aube et retourna près de son père.

La marquise reçut aussi la visite de son fils quelques heures plus tard. René avait médité pendant cette longue nuit sur les paroles de M. de Présanges, et ce pardon ignoré de la jeunesse, qui vient avec l'âge, cette indulgence pour les fautes d'autrui, avait lui pour la première fois dans son âme précocement sage. Il s'approcha de sa mère, non comme un juge, mais comme un messager de paix.

Gabrielle n'osait l'interroger; le regard de son fils n'était pourtant pas sévère, mais que pouvait-elle lui dire? N'était-il pas alors le représentant de Maurèze, armé de tous ses droits et de tous ses privilèges?

Ils n'échangèrent pas une parole. René porta à ses lèvres la main brûlante et fiévreuse de sa mère, puis se retira; mais elle avait deviné toute la douloureuse entrevue de la nuit dans cette déférence que depuis son premier mensonge René ne lui avait point témoignée.

Le marquis se remettait lentement, et dans sa famille chacun attendait avec inquiétude le jour de son complet rétablissement, car ce jour serait sans doute marqué par quelque décision importante.

Il n avait pas attendu jusque-là pour interroger René au sujet de sa démarche chez Présanges; en apprenant l'exil éternel du jeune homme, il avait d'abord souri avec mépris, puis un travail s'était fait dans son esprit, et, bien qu'il n'en eût jamais parlé avec son fils, il en était venu à douter que celui-ci n'eût point vu Présanges.

Un jour,--il se levait déjà pour quelques heures dans la journée, sans sortir de sa chambre toutefois,--il appela René.

--C'est malheureux, lui dit-il, que je n'aie pas moi-même fait la commission dont je t'avais chargé au sujet du portefeuille bleu. Je suis sûr que j'aurais trouvé la maison encore habitée.

--Mon père, commença René d'une voix embarrassée.....

--Bien, bien; je ne te reproche rien; mon devoir et le tien n'étaient pas tout à fait le même. Mais puisque la Providence m'a frappé, c'est qu'apparemment le destin n'était pas de mon côté... Laissons cela; Dieu merci, l'Océan est large, et l'on ne revient guère de là-bas.

Ce fut la seule allusion que le marquis fit jamais à Présanges.

A quelque temps de là, il se trouva assez bien pour descendre et se fit voir à ses vassaux, rassemblés en l'honneur de son rétablissement. La foule était grande, les vivat furent nombreux, car Maurèze était aimé, malgré la rigidité de M. Robert. Et puis, ce coup de paralysie qui avait frappé le marquis si peu après son retour en avait fait un objet d'intérêt pour tout le voisinage.

--Merci, mes amis, merci! dit le marquis à sa maison, quand il rentra entouré par sa domesticité tout entière; puisque vous voilà réunis, je vous annonce une nouvelle: madame la marquise a résolu de passer l'hiver en retraite au couvent des Visitandines; que ceux d'entre vous qui lui appartiennent se préparent à l'accompagner.

Gabrielle baissa le front, elle n'avait pas encore échangé de paroles avec son mari depuis le jour de l'aveu terrible; l'exil était une punition douce et clémente en comparaison de la vie de tortures qu'elle menait au château. Les yeux de ses serviteurs étaient fixés sur elle; par un reste d'orgueil elle releva la tête.--Je vous remercie, monsieur, dit-elle à haute voix, d'avoir bien voulu vous rendre à mon désir. Si vous le permettez, je n'emmènerai que ma femme de chambre, Toinon; ses services me suffisent, mais me sont nécessaires.

--Comme il vous plaira, madame, dit le marquis avec galanterie.

Il était satisfait; Gabrielle venait de soutenir dignement l'honneur de Maurèze, et nul ne pouvait se targuer d'avoir vu l'ombre d'un dissentiment entre les époux.

--Et moi, mon père? dit Lucile lorsque le marquis, rentré dans ses appartements, se fut établi dans un fauteuil.

--Toi, dit le marquis en la baisant au front avec une tendresse indicible, toi, tu es l'ange de Maurèze, et je te garde.



XXXVIII

L'automne était venu, une bise glaciale soufflait dans les arbres dénudés, quand Gabrielle rentra aux Visitandines. Pour tous, sa retraite était volontaire, et parfaitement explicable. Le retour du marquis avait dû changer les habitudes de toute sa vie; partant, rien de plus naturel que son désir de ne pas vivre à Maurèze.

La supérieure la reçut comme il convient à une personne de si haut rang. Ce n'était plus la même supérieure, l'autre était morte depuis longtemps, mais le visage de la religieuse avait seul changé. Le même vêtement austère faisait les mêmes plis, le même jour faux et terne passait à travers les auvents. Lorsque Gabrielle eut franchi la porte de clôture, un bruit de voix d'enfants la rejeta violemment de vingt années en arrière. Les petites filles réunies au haut de l'escalier regardaient avec curiosité la belle et noble dame qui venait au couvent. Le joyeux gazouillis de leurs voix fit lever la tête à la marquise; les visages roses et frais étaient penchés vers elle avec des sourires.....Elle se rappela le matin de sa noce et le bouquet de pervenches jeté dans son sein par la main mutine d'une fillette... Hélas! les pervenches avaient passé pour toujours de la vie de Gabrielle!

Appuyée sur Toinon, qui ne disait rien, elle parcourut le jardin clos de hautes murailles; le tapis où l'on avait cueilli les pervenches brillait d'un vert sombre sous les feuilles mortes. Gabrielle secoua tristement la tête; elle avait cru aussi qu'on pouvait cueillir deux fois les fleurs de la vie; elle avait eu foi dans un autre printemps... Elle avait appris qu'il n'est qu'un printemps pour les femmes; celles pour qui n'ont pas fleuri les pervenches doivent se résigner à ne jamais les connaître; celles qui les ont vues passer trop vite vivent avec leur souvenir.

Mais Gabrielle ne regrettait rien de la vie, car la vie n'avait pas été bonne pour elle.

Elle s'installa de son mieux aux Visitandines, partageant les exercices des nonnes, bien qu'elle n'y fût aucunement forcée, et menant une vie si sainte qu'elle fut plus d'une fois donnée en exemple aux religieuses. Toinon l'imitait de plus loin, elle n'avait pas la même ferveur ni les mêmes remords. Dans son gros bon sens, elle trouvait que celui des deux qui avait le plus à expier était encore le marquis, et les actes de piété de sa maîtresse qui excitaient son admiration n'avaient peut-être pas son approbation tout entière. Une pensée, du reste, maintenait l'humeur de Toinon à des hauteurs sereines: c'était celle de l'embarras où se trouvait M. Robert, obligé de veiller lui-même à son linge immaculé et à ses boutons irréprochables. Cette idée lui faisait venir de temps en temps des gaietés intempestives, même pendant les offices.

René vint voir sa mère plus d'une fois; mais ces courtes visites, qui rendaient Gabrielle bien heureuse, lui déchiraient en même temps le coeur, car le jeune homme, admis seulement au parloir, ne parlait jamais de son père, et la marquise eût tout donné pour une parole de pardon.

Un jour, la porte de clôture s'ouvrit devant une jeune créature pleine de vie et de santé, et Lucile entra, moitié riant, moitié pleurant. La marquise, qui était bien loin de s'attendre à cette visite, en fut si saisie qu'elle faillit se trouver mal. Sa fille la ranima d'un mot.

--C'est mon père qui m'envoie, dit-elle; il désire avoir de vos nouvelles, et il veut que je vous voie souvent.

Ce jour-là, quand Lucile fut partie, Gabrielle remercia Dieu avec toute l'effusion de son àme pénitente et se sentit pardonnée.

Lucile revint en effet. Le marquis dépérissait lentement. Le remords avait pénétré jusqu'au plus profond de son âme et la rongeait sans cesse. Depuis sa faute, il avait encore mieux jugé Gabrielle, et il s'était répété à satiété que, sans son abandon, elle fût restée irréprochable. Cette idée le poursuivait sans cesse et finit par devenir une sorte d'obsession.

Lucile avait le don de le tirer de ses accès de mélancolie. La voix d'or de cette fille angélique l'arrachait à ses pensées les plus douloureuses. Mais Lucile ne connaissait et chérissait au monde que sa mère; sa mère était donc sans cesse ramenée dans ses discours. Le marquis d'abord fronça le sourcil, puis il s'accoutuma peu à peu à entendre parler de sa femme, et c'est au travers de la tendresse de sa fille qu'il apprit à connaître l'épouse coupable.

Un jour, tourmenté par une pensée qu'il n'avait guère osé formuler jusque-là, il demanda à Lucile quel motif l'avait portée à s'accuser, le jour fatal.

Elle répondit simplement, sans embarras, mais non sans rougeur:

--Un père ne tue pas sa fille, si coupable qu'elle soit. Vous auriez pu tuer ma mère, et alors, mon père, que de remords pour vous!

C'est le lendemain de ce jour que le marquis envoya Lucile rendre visite à sa mère.

A mesure qu'il s'affaiblissait, Guy de Maurèze se sentait grandir un besoin de paix et de pardon qui l'avait saisi presque dès le commencement.

L'orgueil l'empêchait de s'y soumettre; mais les facultés de l'âme s'élevaient en lui en proportion du déclin de ses forces physiques.

Un jour, pendant une des visites de Lucile aux Visitandines, il fit venir Robert.

--Tu es un vieux scélérat, lui dit-il; tu as gâté mon bonheur, et tu n'as fait celui de personne.

--C'était par dévouement à la maison de Maurèze, répliqua Robert, et monsieur le marquis ne peut m'en vouloir de lui être attaché.

--Ce n'est pas de cela que je t'en veux, dit le maître, mais tu as fait le malheur de toute la famille pour vouloir trop bien faire; il faut que tu en sois puni. Assieds-toi là et écris ce que je vais te dicter.

Robert s'assit et prit du papier. Dès les premiers mots de son maître, il s'arrêta; sur un geste impératif, il reprit sa besogne, mais pour s'arrêter bientôt de nouveau.

--Eh bien? fit le marquis.

--Que mon maître m'excuse, répliqua le serviteur, je ne puis continuer.

--Il le faut pourtant, dit Maurèze, car je le veux, et, si tu refuses, je te chasse.

Robert inclina sa tête sur le papier et écrivit.

--C'est ta punition, dit le marquis quand il eut fini. Il n'est que juste que tu sois puni, car tu peux te vanter d'avoir fait plus de mal qu'un méchant homme. Donne, que je signe.

Il relut, ponctua et signa le papier, puis il le garda dans un tiroir de son bureau toujours à portée de sa main, mais fermé à clef, car il se méfiait de Robert.

Un printemps et un été passèrent de la sorte; puis, un jour d'automne, pendant qu'un beau soleil dorait les coteaux voisins, le marquis de Maurèze demanda un prêtre et se fit administrer les derniers sacrements.

--Je sais ce que je sens, dit-il à ceux qui témoignaient leur étonnement de cette démarche. Je suis plus malade qu'on ne le croit. Qu'on aille chercher mon fils et la marquise à Paris.

Pendant qu'on exécutait ses ordres, il s'affaiblissait rapidement, si rapidement, que Lucile, penchée sur lui, craignit plus d'une fois de le voir expirer avant la venue de ceux qu'il attendait.

René arriva à cheval; sa mère le suivait de près d'ailleurs, et l'on entendit bientôt son carrosse au dehors.

Le marquis fit un mouvement; il n'avait pas, parlé depuis deux heures, même à son fils qu'il avait accueilli d'un sourire.

Gabrielle entra. A sa vue, son mari se souleva et prit sous son oreiller le pli dont le contenu avait si fort indigné Robert.

--Voici mes dernières volontés, dit-il; j'entends qu'ici chacun les respecte.

Il avait parlé très-haut; personne ne le croyait si près de sa fin; mais une ombre passa devant ses yeux.

--Que chacun, dit-il d'une voix plus faible, me pardonne mes injures comme je lui pardonne les siennes..... Vous, ma femme, surtout, pardonnez-moi... comme je vous pardonne...

Gabrielle, à genoux, inclina sa tête, que le remords avait couverte de cheveux blancs, et baisa la main de son mari...

Un instant après, il n'était plus.

Le testament du marquis était ainsi conçu:

«La libre disposition de tous mes biens, ainsi que la tutelle de ma fille Lucile, est remise sans exception aucune aux mains de ma femme, Anne-Gabrielle de Maurèze. Je la prie de considérer cette volonté dernière de son époux comme un dédommagement pour les chagrins que je lui ai causés durant ma vie.»

Le marquis fut pleuré, sincèrement et longtemps, par sa femme et par ses enfants. Gabrielle ne quitta plus le château, et Lucile, comme elle l'avait promis à sa mère, refusa de se marier pour rester avec elle. La marquise seule soupçonna l'excès de tendresse délicate qui avait éloigné sa fille du mariage. Pour ne jamais connaître l'étendue de la faute de sa mère, celle-ci avait renoncé aux douceurs de la maternité. Peut-être aussi le souvenir de Présanges, enseveli au fond de son coeur, la préserva-t-il de tout autre amour.

Le jour même des funérailles du marquis, Robert fut trouvé pendu dans le parc, près de la cabane du jardinier. On crut qu'il n'avait pu survivre à la perte de son maître, et son dévouement fut fort admiré.

Seule, Toinon resta insensible à sa fin et se fit plus d'une fois reprocher son indifférence, même par sa maîtresse. Mais, au blâme de celle-ci, elle n'opposa qu'un silence obstiné et parfois un fin sourire. Nul ne sut jamais qu'elle avait détruit une lettre de Robert laissée sur son lit, et dans laquelle il disait qu'il aimait mieux mourir que de voir la marquise rentrer au château. La vengeance posthume de ce serviteur trop dévoué n'atteignit pas son but, et, après lui, nul ne troubla plus jamais la paix mélancolique de Maurèze.

FIN.

PARIS, TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.



[Fin de La maison Maurèze par Henry Gréville]