* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. Dans le cas où le livre est couvert par le droit d'auteur dans votre pays, ne le téléchargez pas et ne redistribuez pas ce fichier. Titre: Un crime Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1884 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1884 (onzième édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 11 août 2008 Date de la dernière mise à jour: 11 août 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 158 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) UN CRIME PAR HENRY GRÉVILLE Onzième Édition PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 1884 L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en juin 1884. UN CRIME I La place de Champcey dormait au soleil dans l'engourdissement de la grosse chaleur. Les maisons closes, les fenêtres fermées, que les rideaux blancs soigneusement croisés rendaient impénétrables au regard, les portes des granges ajustées et cadenassées, et même les charrettes dételées, dont les brancards se levaient au ciel comme les bras d'un dormeur mal éveillé qui s'étire longuement,--tout exhalait une impression de sieste et de béate paresse. Champcey était en tout temps un village paisible; aussi loin que remontaient les souvenirs des plus vieux habitants, rien d'extraordinaire n'y était jamais arrivé. La mer avait beau venir hurler au pied des roches curieusement déchiquetées, les Champçois n'avaient point de barques, n'ayant point de port; en coupant au flanc de la falaise la haute fougère qui leur sert de combustible, ils se contentaient de hocher la tâte au passage des voiles téméraires qui se hasardaient au large par le gros temps. Ce n'est pas eux qu'on aurait pris à risquer leurs biens ou leur personne en quelque aventure périlleuse! De père en fils les Champçois se transmettaient les principes d'économie et de sagesse avec lesquels, sauf un cas de male maladie, on est assuré de vivre vieux et de mourir dans l'aisance. A Champcey, on se querellait peu, et l'on ne se battait pas. Les garçonnets eux-mêmes, sur le seuil de l'école, échangeaient parfois des injures, mais jamais de horions: l'instinct de la tranquillité qui fait vivre longtemps sans user beaucoup d'habits était assez fort en eux pour apaiser promptement leurs dissensions enfantines, qui ailleurs eussent probablement dégénéré en rixes turbulentes. Ils se montraient assez volontiers le poing, mais on n'avait pas ouï-dire que les choses eussent jamais été poussées plus avant. Les journaux pénétraient pourtant dans ce lieu reculé; il en arrivait même deux, chaque jeudi et chaque dimanche, l'un réactionnaire, pour le curé; l'autre radical, pour le maire; mais la politique elle-même ne pouvait troubler la sécurité qu'imposait aux habitants l'atmosphère particulière de Champcey; on lisait le journal uniquement pour connaître les ventes de biens meubles et immeubles, la gazette des foires et marchés, et parfois, mais rarement, les faits divers de l'arrondissement. C'est dans cette paix somnolente qu'étaient nés, puis morts, tous les Champçois depuis les temps les plus reculés, alors qu'un homme aventureux était venu bâtir sur la plaine la première maison du village. Elle existait encore, cette maison historique: construite en pierres grises du pays, recouverte en lourds feuillets de schiste bleu pâle, elle portait, profondément gravées dans l'entablement, au-dessus de la porte, des lettres à l'apparence cabalistique: F. B. P. MARIN BONAMI 1617 Ce qui signifiait: Fait bâtir par Marin Bonami. Qui était ce fondateur? on l'ignorait. Le village, on le voit, n'était pas vieux: deux siècles et demi seulement. Et déjà personne ne pouvait plus dire ce qu'il y avait eu sur la falaise, avant qu'on y vit une église. Des savants étaient venus, affirmant qu'on devait y retrouver des vestiges de camp romain; d'autres avaient assuré qu'il y avait jadis existé des menhirs... Les Champçois ne savaient rien. Marin Bonami n'avait point laissé de légende. Il avait pourtant laissé une postérité: de père en fils, la maison de pierres grises avait allumé, le soir, sur la falaise, la petite fenêtre qui regardait la mer. Les pécheurs qui regagnaient leur havre, ou qui s'en allaient à l'heure du crépuscule tendre leurs lignes sur le banc de rochers à fleur de marée basse, qui rendait la côte si dangereuse, se servaient de la fenêtre comme d'un «amer» pour retrouver la passe et les courants. Parfois la fenêtre luisait comme un feu de forge; c'était lorsque la femme Bonami, jeune ou vieille, suivant le hasard des années, jetait dans l'âtre de grandes branches d'ajoncs secs, dont la flamme montait dans la cheminée, emplissant la maison de lueurs dansantes et joyeuses. Le lait tremblait alors dans l'énorme chaudron de cuivre où se préparait, jadis avec du son, depuis un siècle avec des pommes de terre, la pâture des bêtes; la vapeur s'enroulait en volutes au milieu de la fumée, et les petits Bonami, assis près de l'âtre, les mains sur les genoux, regardaient bouillir le chaudron. Les femmes Bonami s'en étaient allées les unes après les autres dormir dans le cimetière. Puis les Bonami s'étaient éparpillés un peu partout, faute d'espace, et aussi par le hasard des mariages qui avaient emmené les filles vers d'autres coins de famille; la dernière tombe, la plus fraîche, était près de la petite porte de l'église; entourée d'une balustrade de bois peinte en noir, une croix blanche semée de larmes noires disparaissait presque sous un rosier blanc, qui faisait pleuvoir de mai à novembre une avalanche de petites roses parfumées sur le nom de Victoire Bonami morte à seize ans. Le soleil de midi tombait à pic sur le rosier, mettant en lumière toutes les roses, et creusant un trou sombre à la tête de la croix, là où se voyait le nom. Le dernier Bonami vivant coupait çà et là du bois mort aux branches de l'arbuste, et laissait choir autour de lui l'averse de pétales effeuillés que provoquait la secousse régulière de son couteau. C'était un beau garçon de vingt-cinq ans; il avait la structure ferme, pour ainsi dire tassée, de sa race et en particulier de sa famille. Il paraissait peut-être un peu plus âgé que ses années, mais à quarante ans il n'aurait presque pas changé. Les yeux bleus, fermes et francs, devaient seuls prendre une expression différente. Ce jour-là ils étaient étonnamment jeunes et brillants. Marin, dernier du nom, n'avait plus personne de son sang; sa soeur Victoire, dont il soignait la tombe avec une attention tendre et infatigable, était morte dix ans auparavant, d'une façon mystérieuse. Sans maladie connue, elle avait dépéri, puis elle s'était éteinte; personne n'avait su, ni n'avait demandé pourquoi. Marin, très-jeune alors, et plus développé de la vie du corps que de celle du coeur, l'avait beaucoup pleurée; orphelins, ils étaient l'un pour l'autre tout ce que peuvent être deux enfants qui n'ont qu'eux pour s'entr'aimer. Il affectionnait entre tous les endroits du pays le cimetière, plein de soleil et de mouches bourdonnantes; le rosier qu'il avait planté lui semblait, l'été, un ami, auquel il confiait ses idées, et il le soignait comme il eût fait d'un enfant que l'on encourage ou que l'on redresse. Depuis bien des années, Marin ne pleurait plus sa soeur, mais il l'aimait toujours, et, près de sa tombe, il croyait parfois ne l'avoir point perdue. Bien plus, il lui semblait souvent que si quelque chose lui arrivait jamais, ce serait là, près de cette croix, parmi les roses blanches, qu'apparaîtrait l'événement de sa vie. Les roses fanées gisaient toutes dans l'herbe, avec les pousses gourmandes que Marin venait d'émonder; il avait refermé son couteau et l'avait remis dans sa poche, et pourtant il restait pénétré d'on ne sait quelle douceur secrète; tout sentait bon autour de lui, l'air était chaud et fortifiant, et là, au milieu des siens, endormis, il ne se sentait pas seul... La petite porte du cimetière grinça sur ses gonds, s'ouvrit et retomba; Marin leva les yeux, et resta immobile... Était-ce sa destinée qui venait le trouver près du rosier de Victoire? C'était une toute mignonne fillette de seize ou dix-sept ans à peine, mince et bien prise dans sa petite taille; ses cheveux frisottants formaient un nimbe à son joli visage mutin; elle cachait ses deux mains sous son tablier, et se dirigeait vers l'église, dont la porte ouverte laissait sortir une bonne odeur de cire et d'encens. Le cimetière était planté de pommiers; qui buvait le cidre de ces pommes? Le bedeau peut-être; Marin ne s'en était jamais informé. Les tombes étaient aussi bien sous les pommiers qu'au grand soleil, et la récolte ne faisait de mal à personne, n'est-ce pas? Au moment où la fillette allait entrer sous le porche béant, une pomme verte tomba sur une pierre avec un bruit qui fit envoler une nuée de petits insectes effrayés. La jeune fille tressaillit, tourna la tête, et sembla s'apercevoir seulement alors qu'elle n'était pas seule dans le cimetière. --Monique! dit doucement Marin. Elle s'arrêta et fit un mouvement indécis vers lui. --Monique, répéta le jeune homme, viens ici. --Tu ne peux pas venir, toi, dit-elle, si tu as à me parler? --Non, viens, toi. Elle fit une petite moue; ses yeux qui riaient interrogèrent le ciel, puis le porche, puis les tombes voisines, et enfin s'arrêtèrent sur Marin. Elle rougit et fit vers lui deux pas. --Viens, insista le jeune homme, j'ai quelque chose à te dire. Elle s'avança, avec une sorte de confusion, les mains toujours nouées sous son tablier; quand elle fut tout près de lui, elle le regarda, et s'arrêta net, comme si elle avait reçu un choc. Marin avait posé sa main droite sur la balustrade de bois; de sa main gauche il attira la jeune fille vers lui, et tout à coup, se penchant vers elle, il l'embrassa longuement, avec une sorte d'extase. Quand il détacha ses lèvres de celles de Monique, il était tout pale, elle toute rouge. --Je ne savais pas que je t'aimais comme cela, dit-il, sans quitter la balustrade. Je l'ai senti tout à l'heure, quand tu es entrée... Monique sourit, et baissa la tête. Elle le savait depuis longtemps. Marin la regardait comme s'il ne l'avait jamais vue, et, en effet, telle qu'elle lui apparaissait ce jour-là, il la voyait pour la première fois. Détachant ses yeux du visage presque enfantin qui lui révélait une vie nouvelle, il regarda la croix où se lisaient le nom et l'âge de Victoire. --Quel âge as-tu? demanda-il. --Dix-sept ans. --Comme tu es mignonne!... --On est ce que l'on peut, répondit-elle d'un ton fâché. --J'aime cela, fit-il avec douceur. Elle lui sourit, Monique aimait les louanges, et, au village, où c'est une qualité d'être gros et grand, elle ne récoltait guère que des railleries pour sa gracieuse petitesse. Il la regarda encore, et comme s'il voulait retrouver l'ivresse de ce baiser, le premier qu'il lui eût jamais donné, il se pencha vers elle, mais, se ravisant, il tira son couteau et coupa une branche de roses blanches qui étaient encore en bouton. --Tiens, dit-il, ce sont des roses de Victoire... Il hésita, cherchant à formuler sa pensée; mais, habitué à vivre seul, il ne savait ni les belles phrases ni les détails élégants. --Ce sont les roses de Victoire, répéta Marin, et alors, tu comprends que c'est pour nous marier. Les yeux de Monique se levèrent vers lui avec une interrogation joyeuse, puis se détournèrent, car ceux du jeune homme la troublaient. --Tu veux bien, dis? insista-t-il, voyant qu'elle ne répondait pas. Il ne pouvait voir son visage, car elle regardait du côté de l'église, mais il vit les petites oreilles devenir toutes rouges. --Je veux bien, dit-elle à voix basse, je ne sais pas si maman voudra. --Allons lui demander, fit tranquillement Marin, comme s'il s'agissait d'une chose ordinaire de la vie. Monique avait fait un pas, il la retint par sa manche, et la ramena vers la croix. --Baise la place, dit-il en indiquant le nom de sa soeur, je la baiserai après. La jeune fille obéit, pendant qu'il tenait relevées les roses qui auraient pu lui égratigner le visage; il posa ses lèvres à l'endroit où elle avait posé les siennes, puis la regarda avec une émotion profonde. Elle tenait à la main la branche de roses qu'il venait de lui donner; il la reprit, et, d'un geste à la fois chaste et hardi, il l'enfonça dans rentre-bâillement du fichu, sans même effleurer le corsage de Monique. --C'est le bouquet de la mariée, dit-il en souriant avec un air de joie indicible. Elle tourna vers lui son joli visage rieur, et il l'embrassa pour la seconde fois. --Allons, dit-il, donne ta main. Que ta mère le veuille ou non, nous sommes accordés, et c'est pour la vie, à présent, que nous avons baisé la croix de Victoire. Ils sortirent du petit cimetière en se donnant la main, sous le soleil triomphant, dans la joie de juillet, pendant que les insectes dorés dansaient en bourdonnant autour des roses épanouies. II La mère de Monique travaillait assise sur un escabeau de hêtre, dans le rayon de jour venu de la porte ouverte. C'était une grande femme aux traits durs, à l'air sévère; on comprenait, en la voyant, qu'elle n'avait pas plus d'indulgence pour les autres que pour elle-même. La vie ne lui avait pas été clémente; elle avait dû, suivant l'expression populaire, vulgaire, mais énergique, gagner aa vie de bonne heure, et à peine avait-elle eu cinq ans, qu'on l'avait vue suivre à la trace les moissonneurs, en glanant sur les champs dépouillés. Rude métier que celui de glaneuse. Il n'est poétique que dans les romances et les gravures de keepsake; sous le soleil ardent qui mord la peau, courbées depuis l'aube jusqu'à ce que le soleil ait disparu, les glaneuses font le travail le plus pénible et le plus mal récompensé. Plus tard, la petite Clémence était entrée en service chez un métayer. A l'heure où les premières approches du matin répandent cette lueur grise et triste qui jette au coeur de l'homme une indicible mélancolie, pendant que la terre semble souffrir d'être réveillée et de devoir reprendre son labeur journalier, Clémence, une lourde seille de bois à la main, déjetée par l'effort sous le fardeau, s'en allait dans les étables abreuver les jeunes bêtes, ou dans l'épaisse rosée qui mouillait presque jusqu'à la ceinture son cotillon de droguet, une cane de cuivre sur l'épaule au bout d'une longe tressée, elle revenait de traire les vaches qui avaient passé la nuit dans les pâturages. Levée la première, couchée la dernière, la petite servante de ferme faisait les plus pénibles travaux, pendant que les hommes se reposaient. Bizarre existence en vérité que celle de ces paysans! Sous le prétexte qu'au temps du labour et de la récolte ils donnent de solides coups de collier, pendant une bonne partie de l'année, les hommes fument leur pipe, assis au coin du feu, les mains sur les genoux. De temps en temps, sans se presser, ils vont regarder si le blé pousse ou si le foin sera bientôt bon à couper; puis ils reviennent du même pas lent, ne songeant point, pour utiliser leurs loisirs, à voir si la ménagère n'a pas besoin d'un coup d'épaule. Elle en aurait souvent besoin, la pauvre femme, et sa petite servante plus encore, car leur besogne est la même tous les jours, et entre temps, par-dessus le marché, elles s'occupent du petit jardin, qui, sans leurs soins, ne produirait que de l'herbe. Mais ce sont d'avilissantes besognes qui ne conviennent point à un homme; le maître s'en revient au coin du feu, rallume sa pipe et reprend le fil de sa songerie. Clémence avait mené cette vie jusqu'au jour où elle avait épousé un journalier, pauvre comme elle. Alors son travail s'était encore accru de celui de son propre ménage. Plusieurs enfants, qui n'avaient pas vécu, avaient ajouté à cette laborieuse existence la surcharge pesante des grossesses, des couches et de l'allaitement; puis enfin Monique était née, et peu d'années après le père était mort. Un tout petit brin d'héritage, survenant là-dessus d'un parent ignoré, avait assuré à la veuve cent cinquante francs de rente. Cela, avec le veuvage et une fillette qui déjà pouvait travailler, c'était presque la prospérité. Pour la première fois de sa vie, Clémence avait respiré, et, pendant toute une journée, n'avait point fait ouvre de ses mains. Plus d'homme à soigner, et la question du pain quotidien résolue! C'était à peu près le bonheur. Clémence avait peut-être regretté son mari; à coup sûr, elle n'avait point regretté le mariage. Aux champs, le mariage est un contrat où tous les avantages sont du côté de l'homme et tous les déboires du côté de la femme. L'homme est désormais blanchi, raccommodé, soigné gratis; sa femme fait, dans la maison et le jardin, l'ouvrage qu'il était obligé d'y faire étant seul; il mange à table, servi comme le maître; elle, au coin de l'âtre, sa petite soupière entre les genoux; le matin venu, c'est encore elle qui le réveille quand il doit aller au travail. Heureux homme, en vérité; pauvre femme servante! Donc, Clémence se trouvait plus tranquille qu'elle ne l'avait encore été. Mais cette espèce de bonheur venait trop tard pour changer le caractère que son tempérament peut-être, et à coup sûr son genre d'existence, avaient créé en elle. Elle s'était endurcie au mal, et elle entendait que chacun y fût aussi insensible qu'elle-même. Sa fille fut élevée très-rudement. Mais Monique avait reçu en naissant une de ces heureuses natures que rien ne déconcerte ni n'assombrit. Son visage mutin avait été joli sous les vilains petits bonnets d'indienne de son berceau. Ses yeux rieurs avaient brillé de joie aux maigres lueurs du feu parcimonieusement entretenu; ses cheveux rebelles avaient défié toute l'eau du puits, vainement employée à les lisser en bandeaux bien plats. Monique était gaie comme un rayon de soleil qui danse sur l'eau, violente et emportée par moments comme une tempête du Sud, confiante et câline l'instant d'après comme un jeune chat qui sent la crème. Tendre au fond, capable d'aimer, coquette sans le vouloir et désireuse de tout ce qui pouvait lui apporter quelque joie, aussi bien que tout autre être humain qu'une éducation hypocrite n'a point faussé. Vainement Clémence avait-elle élevé sa fille à dîner d'un peu de soupe maigre et à souper d'un morceau de pain; Monique avait cueilli les mûres des haies; elle savait où se trouvait un tapis de fraisiers des bois, sous une allée de hêtres voisine, et aucun fruit sauvage n'échappait, suivant la saison, à ses dents blanches, aussi gourmandes de bonnes choses que de rires. La mère avait eu beau charger ses épaules frêles d'un lourd fardeau de linge sec ou mouillé; en allant au doué, ou pour en revenir, Monique rencontrait quelque paysan poussant sa brouette ou conduisant son cheval par la bride; d'un regard ou d'un mot, elle savait inspirer le degré de compassion nécessaire pour se faire prendre son fardeau jusqu'au plus voisin carrefour. Au jardin, elle sarclait résolument, jusqu'au moment où, lassée, elle s'asseyait sur ses talons, les mains pendantes, pour regarder passer les hirondelles dans le ciel, si haut, si haut qu'elle en avait le vertige; et si sa tâche restait inachevée, elle n'en avait souci, aimant mieux être battue que de travailler contre son gré. Avec cela, point paresseuse et, quand elle se mettait à l'ouvrage, en faisant plus que tout autre, dans un temps moitié moins long. Tout le monde l'aimait, sa mère, sous son apparente rudesse, l'adorait. Elle avait été à l'école comme les autres, avait appris à lire, à écrire à peu près et à compter fort bien. Sa mère lui avait enseigné la couture et le tricot, et l'éducation de Monique ainsi achevée, elles avaient toutes deux employé leur temps à faire des journées d'ouvrage dans les fermes environnantes, tantôt couturières, tantôt blanchisseuses, et toujours entourées d'une certaine considération. Dans ce pays, qui a des moeurs bien particulières, la couturière est un personnage, car elle sait ce qu'ignorent les autres: les mains des femmes, déformées par le travail grossier, sont malhabiles à manier l'aiguille et les ciseaux. Clémence cousait une jupe de grosse laine pour quelque voisine, lorsque le pas vif et hardi de Monique résonna au dehors; le pas d'homme qui accompagnait celui-là fit lever la tête, et elle vit avec surprise Marin Bonami franchir le seuil de sa porte. --Qu'est-ce qu'il vous faut? lui dit-elle avec sa rudesse ordinaire, augmentée encore de la façon peu hospitalière dont les gens de l'endroit accueillent les nouveaux venus. --Bien des choses, Clémence, répondit le jeune bomme en soulevant son chapeau, qu'il remit aussitôt sur sa tête, ou plutôt, une seule chose... Son regard se tourna vers Monique. Celle-ci très-rouge, extrêmement grave, s'était assise à l'extrémité du banc de châtaignier qui défendait les abords de la table. Ne recevant point d'encouragement de ce côté, il reporta les yeux sur le visage anguleux de Clémence, levé vers lui. Ou ne lui disait point de s'asseoir, il resta debout. --Eh bien? fit la vieille femme. --Je veux épouser Monique, répondit Marin tout simplement. Clémence laissa tomber ses ciseaux, et regarda sa fille. On n'apercevait guère que le cou halé de la fillette sous le brouillard doré des cheveux qui frisaient sur sa nuque. Les brides du petit bonnet blanc cachaient presque entièrement l'oreille, mais le peu qu'on en voyait était de la couleur des roses de roi. --Qu'est-ce que c'est? fit Clémence en ramassant ses ciseaux. --C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, répondit le jeune homme. La vieille femme se leva, alla au fond de la chambre déposer sur son lit drapé d'indienne sombre l'ouvrage qu'elle tenait dans ses mains, puis elle revint vers le foyer, présenta une chaise de paille à son hôte, et lui dit en a'asseyant elle-même: --Marin Bonami, asseyez-vous. Surpris, le jeune homme obéit, pendant qu'une rougeur de plaisir lui montait au visage. Il était donc agréé? --Vous me demandez ma fille? dit Clémence d'un ton très-calme. --Oui. --Eh bien! mon garçon, votre demande est bien de l'honneur pour nous, mais je la refuse. --Pourquoi? s'écria Marin, qui sursauta sur sa chaise. --Parce que vous n'avez autant dire rien, que ma fille n'a pas mieux, et que je ne veux pas marier la faim avec la soif. --On peut travailler, fit lentement Bonami. Clémence fit un geste où se résumaient toutes les amertumes de sa vie. --Je connais cela, dit-elle. On se marie jeune, pour avoir plus longtemps à souffrir; on a une bannerée d'enfants, on s'abîme à les élever et l'on est cassé avant l'âge. J'ai passé par là, ma fille n'y passera point. Monique tourna vers son amoureux son joli visage désappointé: une moue adorable sur ses lèvres boudeuses, une expression inquiète et chagrine qui eussent gâté tout autre visage la rendaient plus séduisante que jamais. Marin lui jeta un regard profond et désespéré; pendant un instant on n'entendit que le tic tac de l'horloge. --Mais, reprit le jeune homme en s'exprimant avec peine, vous n'êtes point sans quelque bien, et moi, j'ai la maison de mon père, avec un champ et le jardin. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est pourtant mieux que rien. --Comme vous le dites, mon garçon, ce que vous avez n'est pas beaucoup, car m'est avis que vous n'êtes pas trop à votre aise. Bonami rougit en baissant les yeux sur sa blouse rapiécée. Clémence les connaissait bien, ces pièces-là; c'est elle qui les avait mises, au plus juste prix, car elle était consciencieuse. --Pour moi, reprit la couturière, c'est vrai que j'ai un peu de bien, mais je ne m'en séparerai point de mon vivant. J'ai trop peiné dans ma vie pour vouloir peiner encore quand je puis faire autrement. Quand je serai morte, ma fille aura mon bien. D'ici là, pas un liard, et il n'y a pas à y revenir. --Je ne vous avais pas dit cela, Clémence, pour vous demander quelque chose, répondit le brave garçon, un peu froissé; je prendrai Monique telle qu'elle est, et je saurai bien travailler pour deux. --Pour deux, oui; mais pas pour trois, pour quatre ou pour dix. Non, Marin, j'en suis fâchée pour vous, parce que vous êtes un honnête homme, mais vous n'auriez pas dû vous mettre cela dans la tête. Et toi, Monique, je te défends d'y penser, tu m'entends! Monique avait baissé la tête, elle entendait, c'était bien. Obéirait-elle? C'était autre chose. Marin Bonami se leva. --Nous en reparlerons un autre jour, dit-il, avec une politesse innée, méritoire chez un homme aussi simple, aujourd'hui je ne voudrais pas vous contrarier. --Ni aujourd'hui, ni jamais! répliqua sèchement Clémence. --Pour cela, c'est autre chose, répondit Marin. Nous sommes accordés, Monique et moi; tantôt, auprès de l'église, nous avons baisé la croix de Victoire; c'est chose dite, et l'on ne s'en dédira pas. Seulement, on n'est pas pressé, on attendra que vous ayez réfléchi. Au revoir, Monique. Au revoir, Clémence. Il gagnait la porte, la couturière le rappela. --Marin, venez ici. Vous vous êtes accordés? Quand? --Dans le cimetière, tout à l'heure. La vieille femme garda un silence gros d'orages. --Et vous ne voulez pas vous en dédire? --Ça ne se peut pas, Clémence. --Nous verrons bien! s'écria celle-ci, dont le caractère violent, endormi à l'ordinaire sous un calme apparent, se réveillait parfois avec une énergie sauvage. Tu as fait cela, toi, petite malheureuse? Une fille qui n'a pas dix-sept ans, sans la permission de sa mère! Voilà du beau, en vérité! Elle s'avançait menaçante vers sa fille, Marin se jeta entre elles. --Tous ne la battrez pas devant moi, dit-il, tout pale. --Vous avez parbleu grand'raison! fit Clémence, soudain dégrisée de sa colère. Allez-vous-en et laissez-moi régler mes affaires de famille. --Vous ne la battrez pas! --Cela ne vous regarde point, mon garçon, puisque vous n'êtes point mon gendre. Allons, hors d'ici! La couturière paraissait calmée, et ses gestes n'avaient plus rien de menaçant. Assez embarrassé de sa personne, Marin souleva son chapeau, gagna le seuil et disparut, en jetant à Monique un regard qui, mieux que toutes les signatures, promettait le mariage. Mais il ne s'éloigna point; à quelques pas de là se trouvait un tronc d'arbre abattu, prêt à être débité en bois de chauffage: il s'assit dessus et attendit, l'oreille aux aguets. Clémence ne s'était pas donné la peine de fermer sa porte. Dans ce coin de terre, les portes ne sont fermées qu'en l'absence des maîtres ou la nuit. Dès que Marin eut quitté la maison, elle appela devant elle sa fille d'un geste impératif. --Qu'est-ce qu'il t'a dit? lui demanda-t-elle brièvement. --Il m'a dit qu'il voulait se marier avec moi. --Comme ça, tout de go? --Mais oui! Comment voudriez-vous qu'il me l'eût dit? La fillette, presque indignée, leva la tête et regarda sa mère dans les yeux. Clémence ne répondit pas à cette question embarrassante. --Et après? --Il m'a donné une branche de roses, les voilà, continua Monique en indiquant le bouquet de son corsage: ce sont celles du tombeau de Victoire, et il ne permet pas que personne y touche. Et puis, nous avons embrassé la crois, et nous sommes venus ici. Rien de plus simple et de plus innocent. Monique avait remis les mains sous son tablier, et semblait parfaitement tranquille. Sa mère la regardait avec un mélange de colère et de tristesse. --Élevez donc des enfants, dit-elle amèrement, pour qu'à peine savent-ils marcher tout seuls, on les voie vous tenir tête! Je te défends de penser à ce garçon, tu ne l'auras pas. Monique ne bougea point. La tête baissée, les mains sous son tablier, elle personnifiait la résistance passive, qui ressemble tant à de la résignation que les plus fins y sont pris. --S'il t'en reparle, tu le renverras, et tu viendras me le dire. Tu m'entends? Monique secoua la tête de haut en bas, ce qui voulait dire! J'entends. Les ingénues ont de ces façons jésuitiques d'interpréter leurs actions. --Une morveuse, reprit la mère en grommelant, et avec un va-nu-pieds! Tu auras le temps d'en voir, des épouseurs! Dieu merci, ce n'est pas ce qui manque! Les filles, si elles voulaient, en auraient à la douzaine de pendus à leur tablier! --Ce n'est pas si sûr, pensait Monique; j'en ai vu monter en graine, pas loin d'ici, mais ce n'est pas la peine de contrarier ma mère pour si peu. --Tu m'as comprise, n'est-ce pas? Et marche droit, sans quoi... Clémence ne termina pas sa phrase. Avisant les roses blanches, elle les arracha du fichu et les jeta dans la rue; Monique les suivit du regard, mais n'opposa aucune résistance. Désarmée par cette apparente soumission, la couturière reprit son ouvrage et retourna sur son escabeau. Monique saisit une cane de cuivre dont elle passa la longe à son bras. --Où vas-tu? dit la mère, qui était à mille lieues de penser que le prétendant évincé pût être près de là. --Chercher de l'eau à la fontaine, répondit la fillette. C'est pour cela que j'étais sortie tantôt, mais j'avais oublié ma cruche. Sans s'arrêter à l'ironie de cette phrase, Clémence laissa passer sa fille. A peine celle-ci était-elle dehors qu'elle ramassa le bouquet de roses, tombé dans la poussière, et le gardant à la main, elle se dirigea vers Marin, qui la regardait venir, très pâle. --Tiens, lui dit-elle en passant lentement sans s'arrêter devant le jeune homme éperdu, garde-les, car on me les prendrait; ma mère ne veut pas, mais moi je veux, et c'est mot qui aurai raison. Va-t'en, je saurai bien te retrouver. Elle avait passé qu'il restait interdit; il n'aurait jamais eu ce courage ni cet aplomb, et il en était émerveillé. --Est-elle fine, mon Dieu! est-elle fine! pensa-t-il en regagnant sa demeure. Et qu'elle est mignonne de m'aimer... et que je l'aime! Il rentra dans la vieille maison, s'assit sur le banc, et revécut la scène du cimetière jusqu'à ce que la tête lui en tournât. III La lune de juillet montait lentement dans le ciel gris pâle, qu'elle remplissait d'une indicible splendeur. Arrivée au tiers de sa course, elle jetait sur la falaise une nappe de lumière éblouissante, où se découpait comme une dentelle l'ombre de la masse de rochers qui dominait la mer. Vues d'en haut, les vagues semblaient toutes petites; elles se brisaient incessamment sur les récifs qui rendent la côte inabordable, courant avec une hâte fiévreuse autour des grosses roches noires qu'elles escaladaient rapidement pour retomber en pluie de filets argentins. Elles semblaient lumineuses; leur blancheur s'harmonisait délicieusement avec le bleu foncé de la mer, où de grandes raies profondes, presque noires, creusaient la place des lames prochaines; au bord, leur écume ressemblait à du verre filé. A cette hauteur, leur bruit n'avait rien de menaçant: frais et régulier, il évoquait l'idée d'un cristal qui se serait incessamment brisé sur du cristal. Pas de voiles au large. Quelques points sombres indiquaient des barques de pêche, endormies sur leurs ancres; sur l'Océan comme sur la terre, une quiétude absolue. Les grands cystes dressaient dans les plis du gazon velouté leurs fières aigrettes blanches; des moutons endormis formaient au flanc de la falaise de petits groupes d'une molle rondeur et d'une teinte douce; tout semblait engourdi dans la tiédeur d'une caresse, et la grande lumière jaune était presque aussi chaude que celle d'un soleil d'automne. Il n'était pas bien tard, neuf heures tout au plus. On avait rentré des seigles à Champcey, et les dernières charrettes à peine dételées dressaient au ciel leurs bras chargés de chaînes, quelques lumières tremblotaient dans les maisons du village voisines de la falaise; l'autre bout du pays, moins loin des pièces de terre, dormait déjà, car ce jour-là on avait travaillé ferme, et le lendemain promettait encore une rude journée de labeur, à cause du beau temps. Marin Bonami, au lieu de faire comme les autres, et d'aller se coucher après avoir mangé sa soupe, sortit dans son jardinet et regarda la mer. Si bleue, si douce, si fraîche aux yeux après la chaleur de la longue journée d'été... Une bouffée de vent d'amont lui apporta l'odeur des roses blanches qui croissaient au cimetière, et il pensa soudain à Monique comme s'il la voyait devant lui. Il ne l'avait aperçue que de loin depuis la veille. Pendant ce jour de moisson que tout Champcey avait passé en plein soleil, il avait vu la silhouette menue et le petit bonnet blanc de la jeune fille aller et venir au-dessus des seigles: elle avait fait sa journée comme les autres, travaillant avec les filles de M. le maire, et à ce que pensait Marin, plus sérieuse et plus lente que de coutume; mais il n'avait pu lui parler. Cette heure délicieuse, où la terre sentait bon, où la mer semblait douce comme une amie, où la lune se faisait comme exprès toute blonde et dorée, pour être plus proche et presque tiède, était une heure de mélancolie tendre et profonde pour les âmes mal satisfaites. On eût dit que tout voulût sourire à l'homme, et lui rendre la vie clémente; or, quand les choses sont bonnes et favorables, rien est-il plus douloureux pour celui qui accompagne la pensée de son rêve irréalisé, de son inaccessible désir? Lentement, la tête baissée, comme s'il cherchait sur le sable des sentiers la trace d'une vision chérie. Marin franchit la clôture de son champ, et prit le chemin de la falaise. Il faisait frais sous les noisetiers dont les branches, se rejoignant par endroits au-dessus de lui, jetaient sur la terre éclairée largement l'ombre de leurs feuilles inégales. Le petit ruisseau qui s'en allait à l'Océan, tout comme un fleuve, bruissait gentiment sous les cressons, tenant compagnie au promeneur solitaire. L'odeur des foins tardifs montait de quelque pli de vallon, avec le chant cristallin des vagues de la mer; sous les pieds du rêveur, le sentier se creusait rapidement, comme s'il allait tomber tout à coup dans les flots... Les noisetiers s'arrêtaient là, au bord d'une fontaine claire et peu profonde, bordée de ces larges pierres plates où les laveuses déposent leur linge et s'agenouillent pour laver. L'eau était un miroir sans ride, où se projetait comme une fantaisie japonaise l'ombre grêle des hautes branches d'un pommier. Marin regarda la fontaine et s'arrêta pensif. Que de fois il avait vu là celle qu'il aimait aujourd'hui d'un amour si tendre et si fort qu'il en était troublé jusqu'au fond de lui-même! Toute petite fille, déjà charmante par la grâce du regard et du sourire, Monique l'avait attiré comme une fleur éclose au bord d'une haie, qu'on admire même sans y penser. Frêle et mince, elle dressait sa petite personne au-dessus de l'eau savonneuse, écartait les cheveux qui l'aveuglaient, et regardait autour d'elle d'un air inquiet si personne ne passait par là, qui pût porter à sa place la lourde charge de linge mouillé. Était-ce un simple hasard si les jours où Monique lavait au doué de Clairefontaine, Marin avait toujours affaire à la falaise? Il l'avait cru jusqu'ici, et maintenant il s'apercevait qu'il n'avait pas été le maître d'agir autrement. Qu'il le voulût ou non, le grand garçon silencieux était inévitablement attiré par la fillette aux yeux rieurs, et, plutôt que de lui laisser remporter seule son linge au logis, il eut dix fois perdu sa journée! Mais plutôt que de lui dire qu'il attendait la fin de sa lessive, il eût renoncé pour toujours à la rencontrer. Et c'était la veille seulement qu'il avait vu clair dans son âme! Est-ce étrange qu'on soit si longtemps avant d'avoir connaissance d'une chose qui, une fois découverte, vous aveugle comme le soleil de midi? Comment avait-il fait pour ne pas s'apercevoir plus tôt qu'il était amoureux de Monique? Ce grand gars de vingt-cinq ans sentait monter à ses joues une rougeur de jeune fille en s'avouant qu'il était amoureux. Amoureux comme un fou, comme un imbécile! Il sentait que pour pouvoir rouler entre ses doigts l'ourlet du tablier sous lequel Monique cachait ses petites mains brunes, il aurait accepté n'importe quel travail non rétribué. Elle voulait bien de lui; cette pensée lui donnait l'impression d'un bonheur calme et éternel. Clémence avait beau ne pas vouloir, il aurait Monique tout de même. Est-ce que quelqu'un pouvait résister à Monique, si elle voulait vraiment quelque chose? Il regardait la fontaine, comme s'il eût retrouvé dans ce miroir l'image de l'enfant aimée, avec ses cheveux follets et son petit bonnet blanc. Un instant il se pencha, comme pour chercher le visage au plus profond de l'eau... Un pas léger fit rouler les cailloux dans le sentier raboteux. Honteux d'être pris en flagrant délit de songerie, Marin allait faire un pas en avant; il eut la curiosité de regarder quel autre être absurde que lui pouvait s'imaginer d'aller à la mer à cette heure indue... et sous l'arche élégante des noisetiers sombres, il aperçut Monique, qui s'était arrêtée pleine de frayeur. Elle avait couru, et respirait vite, essoufflée. --Toi? dit Marin. --Oui, moi. Je te cherche, répondit-elle simplement. Il n'osait s'approcher, elle s'avança et se trouva en pleine lumière; leurs ombres formaient une courte tache noire sur le chemin. --Ma mère dort, dit Monique; si elle se réveille, je lui dirai que j'avais oublié de rentrer le linge qui séchait dans le champ... Je voulais te voir. --Moi aussi, je voulais te voir, murmura Marin. Il savait mieux se parler à lui-même que parler aux autres; mais Monique, c'était presque lui. Il continua: --Tu comprends que ça ne veut rien dire, le refus de ta mère. D'ailleurs, tu me l'as expliqué hier. --Justement, fit Monique. J'ai dit à ma mère que si elle ne voulait pas me laisser marier, je m'en irais en service à la ville... --En service? répéta Marin, qui pâlit. Je ne veux pas. --Bête! tu comprends bien que c'est pour rire, et que je n'irais pas! --Bien sûr? --Bien sûr! Comment veux-tu que je m'en aille, puisque... Elle sourit, baissa la tête et se tut. Marin lui prit la main et la regarda dans les yeux. Mais il ne la voyait pas bien, et d'un léger mouvement il la mit comme lui-même en pleine lumière. --Tu m'aimes? dit-il de sa voix grave. Elle hocha précipitamment la tête et sourit. Il gardait dans la sienne la petite main fraîche, et une félicité sans limites le pénétrait tout entier; après avoir longtemps regardé la jeune fille, il tourna les yeux vers le doué. --Je croyais te voir là, tout à l'heure, dit-il. Je t'y ai attendue bien des fois... Monique retira sa main avec un joli mouvement d'oiseau, et se rapprochant des pierres plates, se pencha sur le bord. --On s'y voit presque comme en plein jour, dit-elle. Regarde! Il s'approcha pour voir et pencha sa tête vers celle de Monique, jusqu'à ce que le front de la fillette se trouvât sous ses lèvres. --On dirait un portrait, dit celle-ci sans se troubler. Il l'avait prise dans son bras droit, et se sentait grave comme dans une église; elle éclata de rire. --Oh! dit-elle, que c'est drôle! Vois, on dirait qu'à nous deux nous n'avons plus qu'une tête! Il l'entraîna doucement à deux pas de la fontaine. Viens avec mot à la mer, dit-il. C'est si beau! Monique jeta un coup d'oeil sur la mer qui brillait maintenant pailletée d'argent. --Ma mère n'aurait qu'à se réveiller, dit-elle, je n'ose pas. --Viens tout de même, insista Marin. Elle ne résista plus. Ils descendirent encore un peu le sentier rapide et se trouvèrent sur une éminence gazonnée où de grosses roches formaient des sièges bas; là ils s'assirent, le visage tourné vers l'horizon. --Alors, c'est bien vrai, tu ne veux pas aller en service? demanda Marin, dont la quiétude était troublée. --Puisque je te dis que non! Et puis, au bout du compte, ce ne serait pas une si mauvaise affaire! Ma mère s'ennuierait de moi et me ferait revenir au plus vite. --Et si elle ne s'ennuyait pas? --C'est moi qui m'ennuierais alors, répondit promptement la fillette. Elle s'appuya d'un geste câlin contre l'épaule de son amoureux, qui l'entoura de son bras. --C'est vrai, dis, qu'on ne pourrait plus vivre l'un sans l'autre? dit-il d'une voix lente. --C'est vrai! bien vrai! Bonsoir, Marin, il faut que je m'en aille. --Pas encore... --Si, car je serais battue. Il fut debout aussitôt. --Va-t'en, dit-il, je vais te reconduire. --Non pas, si quelqu'un nous voyait! --Tu es plus fine que moi! fit Marin plein d'admiration pour tant de prévoyance. Va donc! Il l'étreignit une fois encore, et elle s'enfuit en courant, gravissant sans fatigue la pente escarpée. Quand les noisetiers l'eurent reprise dans leur ombre, il se rassit à la place qu'elle venait de quitter, et regarda autour de lui. La lune moins dorée, plus blanche, avait un air plus froid. Un petit frisson de vent passant sur les cystes éparpilla au hasard leurs blanches aigrettes, qui s'envolèrent sur le fond de ciel assombri, où les étoiles commençaient à apparaître. La mer aussi était plus sombre, la houle plus profonde; tout avait quitté l'air souriant pour une apparence plus austère; mais le coeur de Marin était heureux. --C'est beau, tout ça! se dit-il tout à coup. Et il resta assis longtemps sur la pierre de granit, pendant que tout en bas, bien au-dessous de lui, la vague, avec son bruit lointain de cristal brisé, frangeait d'argent les roches cent fois couvertes et découvertes. IV --C'est bon, j'irai en service à la ville. Les joues embrasées, les lèvres boudeuses, les yeux baissés pleins de colères muettes, Monique se tenait debout devant sa mère. Celle-ci, qui filait au rouet, arrachait méthodiquement de fines pincées de lin blond, et pour les retenir, passait de temps en temps son index sur ses lèvres. Mais les lèvres étaient sèches, et le fil rompait souvent. La jeune fille, qui s'en apercevait, suivait d'un air ironique le mouvement de la grande roue de châtaignier poli par l'usage. --J'irai en service à la ville, puisque vous aimez mieux ça que de me garder ici au village. Et puis après, si vous n'êtes pas contente, eh bien, tant pis! --Tu me parles comme ça? fit Clémence stupéfaite en s'arrêtant si court que le fil cassa net, et que la roue, échappant à sa main, fit trois ou quatre tours rapides dans le vide. Monique ne répondit pas, mais une satisfaction malicieuse éclaira son visage. --C'est toi, mon enfant, que j'ai élevée, qui me parles comme ça? répéta la mère, d'une voix émue plutôt que courroucée. --Que voulez-vous que je vous dise? répondit la jeune fille en levant la tête. Je vous ai demandé la permission de me marier, vous m'avez défendu d'y songer. Je vous ai demandé la permission de m'en aller; vous n'avez pas dit non! Je pense alors que vous aimez mieux me voir loin que de me voir mariée. Je pense aussi qu'au fond vous m'aimez tout de même, et que vous vous ennuierez quand je ne serai plus là. Il n'y a pas de quoi vous fâcher, ma mère. Clémence reprit un peu de lin et rattacha son fil sans répondre. Monique jeta un regard par la porte entr'ouverte, et poussa un profond soupir. Il pleuvait; la pluie tombait toute droite en grosses gouttes, sans augmenter ni diminuer. La verdure des haies, brillante et comme vernie tout auprès de la maison, s'adoucissait au regard en s'éloignant sur la pente du vallon, et à quelque distance on ne voyait plus rien qu'un gris uniforme, argenté délicieux, ou plutôt une vapeur. Pas de vent, le bruit de la pluie sur les feuilles seulement; pas de cris d'oiseaux, pas de lumière vive, presque le silence, et le crépuscule; cependant on sentait qu'il ne pouvait être plus de cinq heures, et que derrière la buée le soleil était encore bien loin d'avoir achevé sa course. Monique se détourna lentement de la baie lumineuse que faisait la porte dans cette demeure sombre comme un intérieur hollandais, et prit une cane de cuivre pour la faire reluire. Agenouillée sur le seuil, elle étendit le bras au dehors, sous l'averse, cueillit une poignée d'herbes contre la marche du seuil, et, penchée sur la cruche au ventre rebondi, elle se mit à la frotter vaillamment. --Oui, reprit Clémence d'une vois assourdie et monotone à dessein, j'ai l'air d'être dure et mauvaise, et pourtant, c'est parce que je t'aime trop pour te voir du malheur. Tu crois que le mariage, c'est tout roses... Ah! ma pauvre fillette, qu'en dirais-tu avant douze mois, si je te laissais faire! Ici, tu ne fais que ce que tu veux... Monique secoua la tête d'un petit air railleur. --Tu travailles, c'est vrai, mais à ce qui te plaît... Si tu avais les charges et les peines d'un ménage, tu t'apercevrais bien vite que jusqu'à cette heure, tu n'as travaillé que pour t'amuser. Tu dis que jeté regretterais quand tu serais partie? C'est vrai! Mais j'aimerais encore mieux avoir du chagrin parce que tu gagnes ta vie loin de moi, que de te voir dans la misère sous mes veux sans pouvoir t'en sortir! Monique, toujours à genoux, fourbissait de toutes ses forces la cane de cuivre rebondie, qui lui renvoyait l'image de son joli visage; mais elle ne disait rien. --J'y ai bien pensé depuis trois jours, continua la mère, dont le mouvement s'était régularisé, et qui filait maintenant sans accident; tu ne peux pas rester ici, à présent que ce garçon t'a mis le mariage dans l'esprit; il t'arriverait malheur, et je ne veux pas qu'on te montre au doigt. Monique, rougissante, se pencha sur la cane et frotta plus fort. --Il faut donc que tu t'en ailles, et le moment est passé d'entrer en service chez nous. Il faudrait t'en aller à la ville, comme tu le dis... Monique retourna la cruche sur l'autre flanc, cueillit une nouvelle poignée d'herbe et recommença de plus belle. --Tu ne sais pas ce que c'est que le service à la ville... Tu en seras bientôt dégoûtée. --Je reviendrai alors, ma mère, et vous me laisserez marier. --Pas avant trois ans, dit fermement Clémence. La façon décidée dont elle avait parlé fit relever la tête à Monique, qui arrêta son bras. --Trois ans? Vous nous laisseriez marier dans trois ans? --Si vous n'avez pas changé d'idée, répondit brièvement la vieille femme. Que sont trois années pour une fillette de dix-sept ans? Une éternité ou rien de tout, suivant sa disposition du moment. Pour Monique, trois ans paraissaient un jour. --Trois ans! Elle s'était levée, et regardait le brouillard d'argent dans la vallée. --Mais alors pourquoi voulez-vous que je m'en aille, puisque vous ne refusez pas de nous laisser marier? --Parce que... Clémence s'arrêta. Au village, on n'est pas délicat dans ses propos; cependant elle ne pouvait pas dire à sa fille qu'un stage de trois ans lui paraissait impossible, si les amoureux étaient libres de se voir. --Parce qu'il faut que vous ayez un peu d'argent pour entrer en ménage, dit-elle. Que ton prétendu se loue de son côté, toi du tien; au bout de trois ans, vous aurez économisé sur vos gages, et alors il en sera ce que vous voudrez... si vous êtes toujours du même avis, ajouta la mère, qui connaissait mieux les choses. Monique fit un petit geste qui exprimait une confiance absolue dans l'avenir. --J'aurai vingt ans, dit-elle d'une voix distraite. C'est loin, ce temps-là, mais il finira bien par venir. Sa mère hocha la tête. Elle savait que tous les temps arrivent plus vite qu'on ne l'aurait cru, et souvent désiré. --Et, dites, maman, qui est-ce qui me cherchera une place à la ville? Je ne peux pas y aller comme ça toute seule, pour demander aux gens s'ils veulent une servante. Elle riait, et toute sa vaillante petite personne exprimait la joie et la confiance. --Il faudra demander à M. le maire, dit Clémence. Il a des parents à la ville du côté de sa femme. --Ah! oui! je sais! fit Monique; maman, vous devriez y aller tout de suite pour lui demander... --Tout de suite? répéta Clémence ébahie. --Mais oui, tout de suite! Plus tôt vous irez, plus tôt on aura une réponse, et comme vous avez dit trois ans, c'est trois ans à partir d'aujourd'hui, c'est bien convenu? Alors dépêchez-vous, maman, pour que je revienne plus vite! C'est aujourd'hui le 27 juillet, le 27 juillet dans trois ans nous nous marierons! Clémence ne put s'empêcher de rire, encore qu'elle se sentit Je coeur bien lourd. --Allez, ma bonne mère, je vous en prie, allez tout de suite chez M. Mahaut; expliquez-lui la chose, et qu'on ne s'en dédise plus! --Il pleut, fit Clémence en regardant le chemin détrempé, poli comme une glace. --Qu'est-ce que ça fait? Est-ce qu'il ne pleut pas toujours? La pluie, ça peut empêcher de rentrer les orges, mais ça n'empêche pas les gens de sortir. Et puis, voilà votre parapluie! --Attends au moins que je mette une coiffe et un tablier propres, dit la mère se défendant de son mieux. L'armoire fut vite ouverte, et Monique présenta à Clémence la plus proprette de ses coiffes en évidence sur son petit poing fermé. Cinq minutes après, la bonne femme s'en allait sur la route glissante et luisante, du côté de la maison à M. le maire, sur la place, au plus bel endroit. Quand sa mère eut tourné le coin du chemin, Monique, qui l'avait suivie du regard sur le seuil, interrogea le ciel toujours semblable à lui-même, puis avec une petite moue, aussitôt suivie d'un sourire, elle fit un mouvement pour rentrer... Une ombre grise parut sur la porte ouverte d'une grange vide en ce moment, et la jeune fille ne douta point un instant du corps que représentait cette ombre. Sans se presser, mais avec un léger battement de coeur, elle alla s'asseoir devant le rouet quitté par sa mère et mit en mouvement la pédale, pendant qu'elle donnait un tour au fuseau. Un clapotis, annonçant des pas, se faisait entendre au dehors: elle réprima à grand'peine un sourire qui creusait des fossettes sur ses joues, en dépit d'elle-même, puis saisissant une pincée de fils d'or à la quenouille enrubannée de noir,--quenouille de veuve,--elle commença à filer gravement... L'ombre entrevue tout à l'heure obstrua la lumière, et Bonami, secouant sa limousine, apparut sur le seuil. --C'est toi? demanda Monique avec une feinte gravité. Ma mère vient de sortir. --Je le sais bien! depuis ce matin, je la guette; j'ai passé la journée dans la grange à Beaufils. --Entre donc, et assieds-toi, dit tranquillement la jeune fille. Elle est allée chez M. Mahaut, nous allons pouvoir causer un brin. Marin s'assit sur l'escabeau de bois, tout près de la porte restée ouverte, pendant que Monique continuait à filer. --Qu'est-ce qu'elle est allée faire chez M. Mahaut? demanda le jeune homme après un silence, pendant lequel il avait suivi sa pensée, tout en regardant tourner le rouet et danser le fuseau. La fileuse ne répondit pas sur-le-champ et parut très-affairée à sa quenouille. Lorsque les légers fils de laine, fins comme la soie, se furent débrouillés sous ses doigts, elle remit en mouvement la pédale, et dit tout bas: --Elle veut bien nous laisser marier. On a beau être un homme grave, on a beau s'être accoutumé dès l'enfance à maîtriser les mouvements de son âme, on ne reçoit pas une semblable nouvelle sans quelque émotion. Marin rapprocha son escabeau de la chaise de Monique, avança en hésitant sa main le long du tablier, et tout à coup emprisonna dans les siens les doigts de la fillette, pendant que son honnête regard, soudain voilé d'une brume, cherchait les yeux bleus qui souriaient triomphants. --Oh! Monique! dit-il de sa voix profonde. Et il resta silencieux, fermant, pour mieux savourer sa joie, ses yeux, qui auraient sans cela peut-être laissé couler des larmes. La jeune fille avait arrêté son rouet, et le fil soutenait le fuseau immobile à son côté, pendant que Marin retenait sa main fluette. --Mais pas tout de suite! dit-elle, avec un petit air prude. --Quand donc? demanda l'amoureux en rouvrant les yeux. --Dans trois ans. Marin relâcha les doigts, et Monique recommença à filer, mais très-lentement. --Trois ans! Autant dire jamais! reprit-il découragé. Elle aurait mieux fait de refuser tout de suite. --Mais non, grand nigaud! répliqua vivement la fillette. On dit trois ans, et puis, l'an prochain je viendrai, je dirai que je m'ennuie là-bas, et l'on nous mariera. --Tu veux donc t'en aller? murmura le jeune homme tout à fait perdu dans ces explications embrouillées. --Oui, à la ville, en service. Ma mère dit que tu te placeras de ton côté, pour que nous ayons de l'argent quand nous entrerons en ménage. Marin regarda sa petite, fiancée avec des yeux éperdus. --Tu tiens donc à l'argent? dit-il. Quel malheur que je ne sois pas riche! --Ce n'est pas moi, c'est maman, fit Monique d'un air piqué. Et c'est vrai aussi qu'on ne peut pas marier la faim avec la soif! Elle parlait d'un ton sage et entendu, comme si ses paroles eussent été le fruit de sa propre expérience. --Tu crois? dit Marin, en l'enveloppant de son regard chaud et honnête. Eh bien, moi, je m'étais figuré autre chose. J'avais pensé qu'un de ces jours, après qu'on nous aurait bellement mariés, je t'emmènerais dans ma petite maison, au bout du village. La demeure n'est pas riche, mais la maison est bonne et solide, car le vieux Bonami qui l'a fait bâtir n'y a point regretté sa peine, et les cailloux étaient de braves cailloux, qui n'ont jamais laissé entrer ni vent ni pluie. La table et les bancs y sont d'aplomb, le lit, est de belle plume d'oie vive, et ma grand'mère a filé assez de linge pendant sa vie pour qu'il reste encore des draps dans l'armoire... Nous nous serions nichés là, tout seuls, et pour la vie; et si je t'avais eue avec moi, Monique, je n'aurais pas pensé à regarder si ton tablier est de soie ou de coton; la soupe que tu m'aurais préparée m'aurait toujours semblé bonne, et s'il nous était venu des petiots, j'aurais travaillé de bon coeur pour les nourrir, comme pour toi et tout ce qui vient de toi... La main de la jeune fille avait repris sa place dans celle du laboureur, et il regardait sa fiancée comme il ne l'avait peut-être jamais fait. Elle l'avait d'abord écouté en souriant, et puis peu à peu laissant retomber sa tête sur sa poitrine, elle semblait entendre en elle-même un écho aux paroles de l'homme qui l'aimait. --C'est toi que je veux, continua Marin, et non de l'argent. As-tu besoin pour entrer en ménage de plus beaux habits que ceux que tu portes? Est-ce que c'est moi que tu as accepté, ou bien les meubles de ma maison? Alors, Monique, pourquoi dis-tu qu'il nous faut de l'argent, puisque nous sommes jeunes, courageux, et que nous nous aimons? Elle tourna les yeux vers lui comme pour lui demander pardon, et, troublée, rougissante, elle laissa glisser sa tête sur l'épaule qui s'était rapprochée jusqu'à la toucher. Ils restèrent muets, les yeux fixés sur le petit coin de paysage que la porte encadrait, et que la pluie continuait à estomper d'une fine brume argentine. Tout était tranquille et silencieux, comme la vie qu'avait rêvée Marin. Sans grandes joies peut-être, sans efforts surhumains, sans renoncements sublimes, mais harmonieuse et paisible, éclairée par la clarté intérieure d'un grand amour latent, qui n'aurait point besoin de bruyantes manifestations, et qui serait l'essence même de cette vie. Un bruit de sabots sur la route détrempée fit tressaillir les jeunes gens qui se séparèrent, et Monique reprit son fuseau. Le bruit décrut, et le silence revint, scandé seulement par le bruit des gouttes d'eau et le ronron régulier du rouet qui maintenant tournait vite. --Alors, tu ne t'en iras pas? demanda Marin d'un ton de suppliante prière. --Je n'en ai pas envie, répondit la jeune fille, qui lui jeta un regard de tendresse souriante. --Crois-tu que ta mère entende raison? --Je n'en sais rien du tout. Elle est parfois très-obstinée. --Mais tu seras de mon côté, pas vrai? --Je crois bien! Un nouveau bruit de pas retentit, et cette fois ne cessa de se rapprocher. --Faut t'en aller, dit Monique un peu effrayée. Mais elle va te voir! Va-t'en par le jardin. --Non pas, répliqua Marin d'un ton ferme. Je sais venu voir ma prétendue, je n'ai pas à m'en cacher, et si notre mariage n'est qu'une affaire de temps, ma visite n'est pas une offense. Comme il achevait ce mot, Clémence parut dans l'embrasure de la porte. Le regard qu'elle jeta sur son futur gendre n'était pas absolument affectueux, mais elle l'envisagea cependant sans rancune, et plutôt comme un mal nécessaire. --J'étais venu causer avec Monique, dit Marin en manière d'explication. --Je le vois! fit la mère en fermant son parapluie. Elle vous a dit que je donne mon consentement? Le jeune homme la regardait, ne sachant comment interpréter ces paroles. --Dans trois ans seulement, pas un jour avant, reprit-elle. C'est à prendre on à laisser. --Mieux vaut tenir que de courir, répondit le jeune homme, appliquant un proverbe du pays. Va pour trois ans; et puis, dans l'intervalle, vous changerez peut-être bien d'avis. --N'y comptez pas. Puisque vous voilà, vous pouvez bien entendre ce que j'ai à vous dire. Monique va s'en aller à Rouen. --A Rouen! s'écrièrent ensemble les deux fiancés. --Oui, à Rouen. C'est assez loin pour que vous n'ayez point d'envie inutile d'aller la déranger dans son travail. Madame Mahaut a une parente à Rouen, qui se chargera de placer Monique. Eh bien! je vous engage à vous placer comme elle, dans quelque bonne ferme, et dans trois ans, si le coeur vous en dit, vous pourrez vous marier. Bonami était resté dans une muette désolation. Monique le poussa du coude, pendant que sa mère, sans s'occuper de leur présence, changeait sa coiffe neuve contre celle qu'elle avait quittée pour sortir. --Il arrive bien des choses, dit tout bas la jeune fille à son amoureux décontenancé. Attends, ne t'en va pas; je vais te faire inviter à souper. Le jour baissait rapidement, crépuscule précoce, amené bien avant l'heure par la pluie qui assombrissait le ciel, et une tristesse douloureuse, sans appel, semblait tomber sur la terre avec cette obscurité factice. Marin regardait la porte d'un air désespéré. --Maman! dit tout haut Monique, puisque vous consentez à nos accordailles, il faut taire un brin de fête: Marin va souper avec nous. --Jolie fête! grommela la mère, et par un temps pareil... --Le temps n'y fait rien, maman, répondit la fillette d'un ton câlin, Marin soupera avec nous, et nous ferons de la galette. La galette du pays n'est autre chose que des crêpes mi-sarrasin mi-froment. Clémence eut beau protester, en un clin d'oeil Monique eut déniché du beurre, des oeufs et de la farine. Marin, dépêché chez la voisine, revint avec un pot de lait frais trait, et la salle sombre s'illumina tout à coup de la lueur d'une grande flambée d'ajoncs secs, apportée du cellier par la jeune fille, qui traînait derrière elle les longues branches épineuses. --Pendant que Clémence encore bourrue faisait sauter les crêpes sur la poêle épaisse, sa fille agenouillée nourrissait le feu avec de menues branches d'épines et de fougères séchées, et le reflet des flammes claires colorait capricieusement son visage. De temps en temps, elle levait ses yeux sur son fiancé, qui la regardait l'âme pleine d'inexprimables pensées. C'est ainsi qu'il la verrait un jour agenouillée auprès de l'âtre dans la vieille maison de ses ancêtres; elle s'occuperait alors des soins de son foyer,--de leur foyer,--et rien ne pourrait plus les séparer. La pluie tomberait à loisir sur la route et sur la falaise, ils seraient chez eux, et les coups sourds de la mer elle-même, sur les parois de granit des grottes, ne sauraient les empêcher de se sourire. Clémence se laissa dérider peu à peu. La jeunesse et la joie des fiancés finirent par la toucher, et elle écouta les propos presque enfantins encore de sa fille, sans la rabrouer trop souvent. Les crêpes mangées, le feu tomba, et ne fut plus bientôt qu'une braise rouge, rapidement recouverte d'une cendre épaisse et blanchâtre. La petite lampe fumeuse n'éclairait presque plus. Marin comprit qu'il devait s'en aller. --Bonsoir, Clémence; bonsoir, Monique. Elle le regardait un peu émue, sous ses cheveux follets; il l'attira à lui, et baisa sa joue rosée qui semblait se retirer, puis il ouvrit brusquement la porte qu'on avait fermée pendant le repas. La pluie tombait toujours, mais le vent s'était levé et la secouait en rafales sur les arbres et sur les toits. Sans un geste d'indécision ou de regret, il s'enfonça dans la nuit. Il allait sous l'averse, aveuglé par les torrents d'eau qui tombaient du ciel, dans l'ombre épaisse que ne traversait aucun rayon de lumière, et pourtant, tiède encore de la chaleur du foyer qu'il venait de quitter, il ne pensait qu'à la grâce ingénue de la petite Monique. Il était agréé: n'était-ce pas assez pour le remplir de joie? Arrivé devant sa porte, il souleva le loquet et entra. La salle était noire, froide et humide, et une sorte de frisson lui passa sur les épaules. C'était plus triste que le dehors, bien que l'air y fût tranquille pendant que la tempête secouait furieusement derrière lui les noisetiers du chemin. Il alluma sa lampe sans se presser, en homme qui veut obliger ses mouvements à rester calmes, et la leva à la hauteur de sa tête, pour regarder autour de lui. Bien n'était changé; les objets se trouvaient à leur place habituelle, et cependant tout lui semblait indiciblement morne. La pensée qu'il avait repoussée tout le soir retomba sur lui comme une pierre. Et il se sentit triste à mourir. Cependant, Marin Bonami n'était pas homme à se laisser avoir du chagrin sans bonnes raisons. Il alla chercher des branches d'ajoncs, alluma du feu, et longtemps, longtemps, regarda les lueurs dansantes s'élever et mourir sur l'âtre où un jour,--dans trois longues années,--Monique agenouillée alimenterait son foyer. M. Mahaut était un excellent homme; M. le maire de Champcey était plein en même temps de morgue et de condescendance, ce qui faisait deux personnages tout différents d'un seul et même individu. Lorsque, en se promenant le long de son champ, son fameux champ, de quatre cents mètres de long, semé cette année-là d'avoine, il vit venir à lui Monique Brequet, son premier mouvement fut une joie quasi paternelle à la vue de l'aimable enfant. --Bonjour, petiote, allait-il lui crier par-dessus la haie d'églantiers encore fleuris. Il se souvint que la jeune Brequet venait pour lui demander sa protection, vraisemblablement accompagnée d'un certificat de bonnes vie et moeurs pour aller en service à Rouen, et il redevint grave. --Que vous faut-il, mon enfant? demanda-t-il de sa voix la plus administrative. Les yeux de Monique se levèrent vers ce puissant personnage, qui dominait de la hauteur d'un homme le sentier en contre-bas. --Bonjour, monsieur Mahaut, répondit-elle avec sa bonne humeur un peu narquoise; peut-on monter vous parler? M. le maire ne savait trop s'il devait permettre cette familiarité, mais Monique avait déjà passé par une des brèches ouvertes dans toutes les clôtures, pour abréger les distances, et son joli visage apparaissait encadré de roses de haies, au niveau des genoux du père Mahaut. --Tu grimpes comme un cabri, dit-il, redevenant bonhomme. Ça ne te sera pas d'un grand usage à la ville, mais ça dégourdit les jambes tout de même. Qu'est-ce que ta mère est venue nous conter hier? Tu veux te marier, toi? une gamine? --J'aurai dix-sept ans à la Saint-Michel! répondit Monique en se redressant. --La belle avance! Dix-sept ans! Mais la plus jeune de mes filles en a dix-huit, et elles n'ont point encore eu idée d'amoureux. --Puisque Bonami me veut! dit la fillette avec un petit geste coquet, moitié raillerie à l'égard du prétendu qui «la voulait», moitié supériorité sur les filles qui n'avaient point encore été demandées. --Le fait est que s'il te veut... fit le maire en riant, ni toi ni moi n'y pouvons rien, que toi pour te laisser faire, et moi pour te donner en mariage. Alors, c'est résolu? Tu veux t'en aller en service? Monique fit un petit signe affirmatif. Les alouettes chantaient au plus haut du ciel bleu, l'avoine d'un vert tendre se mourait de blanc sous les ondulations d'un vent frais qui faisait frémir les feuilles. La pluie de la veille avait été bue par le sol altéré; il n'en restait de trace que sur le feuillage plus vert et les routes où des sillons de gravier indiquaient la place des torrents de la nuit. Une gaieté et une intensité de vie extraordinaires bruissaient dans l'air chauffé par le soleil, au-dessus de la terre encore fraîche. Le maire de Champcey regarda la jeune fiancée avec une sorte de pitié. --Si petite, dit-il, si menue, si peu forte! Qu'est-ce que tu t'en vas faire chez les autres? --Ce qu'on me donnera à faire, répondit-elle. C'est grand, Rouen, monsieur Mahaut? --C'est plus grand que Champcey, fit-il en riant. Ça ne t'ennuie pas de servir les autres? --Je n'en sais rien, répondit candidement la fillette. Est-ce que c'est difficile? --Ça dépend. Mahaut resta pensif, sur cette réponse peu compromettante. Aux yeux des paysans de ce pays, la domesticité n'est point une situation inférieure. On le comprend d'ailleurs, aussitôt que l'on voit de près les relations entre maîtres et serviteurs. Toute l'arrogance, tous les caprices sont du côté de ceux-ci, qui se savent nécessaires et qui en abusent. Quand un propriétaire se décide à prendre à sa solde un valet ou une servante, c'est qu'il ne peut suffire à sa besogne par ses bras et ceux de sa famille; donc le serviteur supplémentaire est un rouage indispensable de l'exploitation, et, comme tel, il sait se faire valoir. De plus, les bras manquent en général, on ne peut guère remplacer un domestique qu'aux grandes époques de louerie, la Sainte-Madeleine ou la Saint-Martin. De là l'indépendance de ces gens qui, en réalité, sont absolument les maîtres de la situation, car ils peuvent toujours s'en aller, alors qu'on ne peut pas les renvoyer sans s'exposer à des pertes matérielles. Monique possédait au plus haut degré le sentiment de sa petite dignité. Si elle eût su ce que l'on entend par service domestique dans les villes, son orgueil se fût révolté. Mais elle se figurait naïvement que ses devoirs ne seraient point autres qu'ils ne l'avaient été jusqu'ici, près de madame Mahaut, par exemple, ou de tout autre propriétaire des environs. --Eh bien, viens, dit M. le maire en redevenant digne. Ma femme a, je crois, quelque chose à te dire. Il prit les devants comme un personnage officiel, et la fillette le suivit d'un air docile, en tournant autour de ses doigts un souple brin d'avoine. Madame Mahaut était une bonne femme toute ronde. Il y avait beau temps qu'elle avait perdu la place de sa ceinture, et qu'elle n'en avait aucun souci. Par un miracle inexpliqué, son tablier tenait cependant autour d'elle, et, tout le jour, relevé sur son bras gauche, renfermait tour à tour les choses les plus diverses, depuis le grain pour les poules jusqu'à la pelote de laine, qui lui servait à tricoter des bas à temps perdu. D'ailleurs, n'ayant jamais voulu quitter sa coiffe paysanne, bien qu'elle eût apporté en terres à son mari plus de cent mille francs de dot, en un temps où la terre était bon marché, elle exigeait de ses fils qu'ils portassent la blouse en semaine comme leur père, et ses filles n'avaient jamais connu d'autre coiffure qu'un petit bonnet blanc: seulement celui-ci était fait de valenciennes à un louis le mètre. Au moment où Monique, suivant M. le maire, entra dans la grande salle dallée, la bonne femme apportait à deux mains un pot de lait, couvert jusqu'au bord d'une épaisse couche de crème jaunâtre. --C'est donc toi qui t'en vas? fit-elle. Quelle drôle d'idée, mon Dieu! --Si ma mère voulait me laisser marier tout de suite, répondit brusquement Monique, je ne m'en irais pas. Mahaut se mit à rire. --Pas mal répondu, dit-il. Il s'assit au coin de la cheminée pendant que les deux grandes filles regardaient Monique d'un air un peu jaloux. --Eh bien, dit madame Mahaut, qui n'aimait pas à perdre son temps, écoute-moi et ne me fais pas répéter. Elle prit une grande cuiller de buis, presque plate, et se mit à écrémer le lait tout en parlant. --Ma soeur habite Rouen; il y a quelque temps, elle m'a fait demander si je ne connaissais pas une fille du pays, pour aller servir une dame de ses amies qui est malade et qui ne peut pas quitter sa chambre depuis plusieurs années. Je ne songeais pas à toi,--qui est-ce qui se serait figuré que tu pouvais avoir envie de t'en aller! et j'ai répondu non, parce qu'on n'aime pas à envoyer dans les maisons du monde qu'on ne connaît pas, ou qu'on connaît trop bien. Mais je puis demander si cette personne est toujours dans la même idée, et si tu veux y aller, dame! je ne t'en empêche pas. Ça ferait-il ton affaire? Il n'y avait plus de crème sur le lait; madame Mahaut posa sa cuiller de buis et attendit la réponse. --Tout de même, fit Monique. En pays normand, c'était un acquiescement complet; cependant la jeune fille ajouta: --Je vous remercie de votre bonté, madame Mahaut. --Alors j'écrirai, conclut la bonne âme. Et dis-moi, ça lui a pris comme ça, à Bonami? Il ne t'en avait jamais parlé avant? --Jamais. --Drôle de garçon! Il n'a jamais rien fait comme personne, dit Mahaut d'un air pensif. --Tu vas t'ennuyer, là-bas? fit une des jeunes filles d'un air curieux. --Peut-être bien que non, répondit Monique. Ça sera des choses bien nouvelles, et j'aurai de quoi apprendre. --Et puis tu gagneras de l'argent, fit l'autre. --Faudra bien, puisque c'est pour ça que j'y vais. Et dites-moi, madame Mahaut, si vous le savez, qu'est-ce qu'on me donnera de gages? --Je n'en sais rien du tout, ma fille, tu t'arrangeras avec eux quand tu seras là-bas. Ce ne sont point mes affaires. Après quelques mots échangés, Monique reprit le chemin de sa maison. Au coin de la place, elle hésita un instant; son coeur la poussait vers la demeure de Bonami, où elle savait devoir le trouver à cette heure; puis un instinct secret l'avertit que la nouvelle qu'elle lui apportait ne ferait point plaisir au jeune homme, et elle se dirigea de l'autre côté. En peu de paroles, elle mit sa mère au courant de ce qui venait d'être conclu, et elle reprit sa besogne habituelle, un peu plus sérieuse que de coutume, et plus silencieuse. Ce n'était pas que Monique se rendit bien compte du changement qui allait s'opérer dans sa vie; sa petite nature d'oiseau ne lui inspirait pas de pensées profondes. Elle avait dix-sept ans, et bien des fillettes de douze ans lui en eussent remontré pour la réflexion. Son intelligence innée la sauvait de cent folies, là où son jugement ne lui eût été d'aucun secours. La demande en mariage qui faisait d'elle une tout autre personne et lui donnait de l'importance, lui avait inspiré d'elle-même une idée nouvelle, et la fillette se prenait désormais très au sérieux, en qualité de promise. Que cet événement lui imposât de nouveaux devoirs, elle n'y songeait pas le moins du monde; elle y voyait au contraire une sorte de délivrance de mille sujétions auxquelles les jeunes filles sont soumises. Avec la confiance de son âge, elle considérait les appréhensions de sa mère comme les fantaisies lugubres d'une femme attristée par les chagrins d'une vie pénible. Pour elle, l'existence serait tout autre; elle éviterait les fautes comme les peines, et l'amour de son futur mari ferait pour elle du mariage la réalisation parfaite du plus beau rêve de bonheur. Tout eût été délicieux si elle avait pu se marier tout de suite, ou pour mieux dire, au bout de six mois ou un an, comme on le fait d'ordinaire en ce pays, où les fiançailles sont longues. Restant à Champcey, courtisée par son prétendu à la face du monde, jouissant de tous les petits triomphes d'amour-propre que donne cette charmante situation d'une fiancée dont le mariage approche, elle n'eût rien eu de mieux à demander au sort. Aller en service, c'était plus dur. Le service cependant pour elle ne présentait rien de véritablement pénible; le travail matériel des champs qui lui était familier depuis l'enfance entraînait certainement plus de fatigues. Mais quitter Champcey, quitter sa mère et son amoureux, cela méritait bien quelques regrets, et c'est ce qui rendait Monique silencieuse. Elle aimait le pays, la mer et la falaise; elle aimait les hautes fougères où le vent dessine des moires fugitives, en même temps qu'il soulève des embruns sur les vagues, au bas des roches; elle aimait l'eau claire des fontaines et les degrés où s'assemblent les filles des villages pour se raconter les histoires de l'endroit. Elle aimait aussi les grandes pièces de terre où, toute petite, elle avait suivi sa mère au travail des foins et de la moisson, tantôt endormie le long de la haie tapissée de fraisiers, à l'ombre des grands ormes ou d'un frêne au feuillage mobile. Elle allait quitter tout cela; les souvenirs d'enfance voltigeaient autour d'elle comme des papillons sur une luzerne fleurie, à mesure qu'elle comprenait mieux la notion réelle du départ. Son enfance avait été rude? soit! mais c'était l'enfance, avec l'indicible grâce qu'elle attache aux moindres choses. Tout lui avait paru beau, grand, mystérieux; les trous de la falaise et les grottes de la mer qui lui avaient servi de cachettes dans ses jeux lui inspiraient toujours la même affection mêlée d'un peu de respect; elle était familiarisée avec les endroits, et les souvenirs évoqués par eux restaient empreints d'une sorte de terreur sacrée. Sa mère aussi éveillait en elle un sentiment analogue. En regardant à la dérobée le profil encadré dans la coiffe aux bords de basin, Monique, se rappelait maintenant mille choses du temps passé. Cette mine sérieuse était douce autrefois, quand elle se penchait sur le petit «bers» où s'endormait la fillette qui marchait à peine. Ces yeux entourés de rides avaient pleuré depuis, la bouche qui souriait à l'enfant chérie avec des mots de caresse s'était figée dans une expression ferme et douloureuse, mais pourtant que de bonté sous l'apparente rudesse de cette mère! Monique se rappelait qu'elle avait jadis entouré de ses menottes ce visage aujourd'hui si peu encourageant... Est-ce donc qu'il y aurait pour les enfants comme pour les oiseaux un temps heureux où leurs parents les aiment et les choient, puis un autre où, traités en étrangers, ils se voient chassés du nid et du foyer? Si Clémence voulait, pourtant, Monique ne partirait point! Avec un peu de l'argent que réservait pour ses vieux jours la vieille femme effrayée à l'idée de la misère possible, on pourrait se marier tout de suite, sans craindre les hasards de la vie. Mais Clémence voulait que les jeunes gens fissent leur nid eux-mêmes.--Encore une idée d'oiseau, cela, et pas charitable! Le coeur gros, retenant ses larmes, Monique pensa à Marin Bonami. C'est celui-là qui aurait du chagrin quand elle serait partie! Elle ignorait tout de l'amour, et pourtant elle sentait que le jeune homme allait vivre dans une mélancolie profonde, en attendant le jour éloigné qui les donnerait l'un à l'autre. Elle y pensa une minute, puis son esprit instable se détourna de cette méditation de choses inconnues, qui l'attristait et la fatiguait en même temps, et elle revint à elle-même. Rouen, c'était une grande ville, et elle y verrait des nouveautés bien surprenantes, sans doute. Il devait y avoir de grands magasins, avec des étoffes, des meubles, des bijoux, des choses dont on n'a pas l'idée au village! Si la dame qu'elle allait servir était bonne, elle lui ferait des cadeaux: des rubans, des fichus, un tablier de soie, peut-être,--et plus tard... Si on lui donnait, beaucoup plus tard, quand elle serait pour se marier,--si on lui donnait une montre en or? Se croyant fort sage, elle se moqua de cette pensée, et haussa les épaules à sa propre chimère. Une montre en or! Quelle invraisemblance! quelle absurdité! Enfin on lui donnerait bien quelque chose, elle ne savait pas quoi,--et lorsqu'elle reviendrait, quelle joie d'étaler les beaux présents qu'elle aurait reçus en témoignage de satisfaction pour sa bonne conduite! Sa mère, qui la traitait toujours comme une enfant, verrait bien que Monique pouvait être sage sans qu'on eût besoin d'être toujours à la gronder, comme elle le faisait ici. --Monique! tu as encore oublié de donner à manger aux poules, dit Clémence d'un ton bourru. Depuis que tu as idée de mariage, tu n'es plus bonne à rien! Vraiment, tu feras bien de t'en aller... La jeune fille s'était levée dès le premier mot, et avait rempli son tablier de grain pris dans un coffre. --Là-bas, pensa-t-elle, le coeur bondissant de colère, les gens ne seront pas toujours après moi avec des paroles dures! Et puis, d'abord, je ne le supporterais pas. J'en ai assez d'être menée comme une bête avec des mots qui sont comme des coups de fouet. Et sa pensée se tourna soudain avec reconnaissance vers Marin, qui lui avait épargné toujours tant de peines et qui ne lui avait jamais parlé qu'avec douceur. V Tout finit par arriver, même les réponses aux lettres qu'on a écrites longtemps auparavant. Un jour d'août, par un grand vent qui apportait jusqu'au haut de la falaise les papillons blancs de la mer, flocons arrachés à l'écume qui s'acharnait sur les brisants, M. le maire prit le chemin qui conduisait à la mer, une lettre dans sa poche et les mains derrière son dos. C'était jour de fougère. Les demoiselles Mahaut avec leurs amies et deux ou trois jeunes gens coupaient les hautes tiges ailées, semblables à des plumes, afin de les faire sécher pour les feux d'automne. Ce travail était considéré comme une sorte de partie de plaisir à laquelle on s'invite entre amis. Madame Mahaut avait promis d'envoyer à quatre heures du cidre et de la galette pour faire la collation; Clémence et sa fille avaient été priées aussi de bonne amitié, et la faucille à la main, elles travaillaient comme les autres. Bonami s'était offert, pour être près de sa prétendue, et, à lui tout seul, il coupait de la fougère comme quatre. La falaise était amusante à voir, avec les bonnets blancs des faucheuses, qui remaillaient à mi-hauteur de taches éblouissantes. On riait fort, on parlait haut, car on était loin les uns des autres; les plaisanteries n'étaient pas des plus fines, mais elles étaient franches, et tout le monde pouvait les entendre. M. Mahaut s'arrêta un instant à regarder ce joli tableau dont le seul défaut était de faire les êtres humains ridiculement petits en face de la nature, puis il s'avança, pensant qu'après tout, les gens qui travaillaient là pour son compte avaient beau paraître gros comme des mouches, sa fougère n'en serait pas moins sèche le lendemain et rentrée le jour d'après, car ce vent-là était fait exprès pour la sécher bien vite. --Voilà papa qui apporte la galette! s'écria l'aînée des demoiselles Mahaut en apercevant son père. M. Mahaut fit un signe négatif; alors tous les bras s'arrêtèrent, toutes les échines penchées se redressèrent, et abritant leurs yeux de la main, tous les travailleurs regardèrent cet homme étonnant qui venait jusque-là sans prétexte et pour le seul plaisir de les voir. Il s'approcha sans se laisser troubler par la curiosité générale, et descendant à travers les cailloux avec beaucoup de noblesse, il se dirigea vers Monique, qui le regardait avec plus d'attention encore que tous les autres. --Pourquoi me regardes-tu comme cela? dit-il à la jeune fille qui rougit; tu vois bien que j'ai les mains vides; la galette va venir, sois tranquille, tu n'y perdras rien... L'envie de rire et de taquiner un peu Monique céda le pas au sentiment de sa dignité administrative. Instinctivement, il se redressa, pendant qu'il cherchait dans la poche de son gilet la lettre qu'il montra avec une certaine emphase. --Ton destin est là dedans, Monique Brequet, dit-il; tâche, mon enfant, que je n'aie jamais à me repentir de m'étre mêlé de tes affaires. Monique ne répondit mot; elle regardait la lettre ou était contenu son destin. Marin, qui n'était pas loin, avait pâli, mais, se raidissant, il s'était contraint à rester debout sur la pente abrupte, quoique ses jambes tremblassent sous lui. --Ma belle-soeur m'écrit, reprit M. Mahaut, qu'elle s'est informée auprès de la personne dont je t'avais parlé. C'est madame Dunois; son mari est directeur d'une banque de commerce et d'escompte. Il s'arrêta pour peser l'effet de ses paroles imposantes, mais personne ne se rendait compte de ce que pouvait être la situation sociale d'un directeur comme celui-là. Cependant le mot directeur faisait bien, et les visages prirent une expression recueillie. Monique écoutait toujours, sa jolie petite figure en l'air. --Elle ne peut guère marcher que de son fauteuil à son lit; voilà plusieurs années que cette pauvre dame est infirme; elle supporte son mal avec une patience admirable, paraît-il, et digne des plus grands éloges. Tu seras chargée de t'occuper d'elle, de la servir, de veiller à ses moindres désirs; elle a besoin d'une personne douce et honnête; nous t'avons recommandée comme telle, Monique; j'espère que tu feras honneur à notre recommandation. Le moment était solennel. Tous les bonnets blancs qui parsemaient la falaise s'étaient maintenant groupés autour du maire, en peu en dessous, de sorte qu'il dominait littéralement la situation. Un murmure d'approbation salua la fin de son discours. --Je ferai de mon mieux, monsieur Mahaut, répondit Monique. Le maire inclina la tête en signe de satisfaction. --Et quand faudra-t-il que je parte? demanda la jeune fille d'une voix légèrement émue. --Le plus tôt possible. C'est demain samedi. Il faudrait partir lundi. Monique baissa les yeux et sembla réfléchir. Le vent jouait avec les monceaux de fougère déjà à demi desséchée, et faisait de temps en temps claquer le coin d'un tablier ou les brides d'un bonnet. On attendait la réponse de la fillette. --C'est bien, monsieur, je partirai, dit-elle. Je vous remercie. --Voici la galette qui arrive! s'écrie une voix juvénile. La galette et le cidre arrivaient en deux paniers, portés chacun par une femme robuste; on les entoura, et Monique fut oubliée. Clémence et Marin étaient restés à leurs places, muets et graves. La jeune fille se tourna vers eux. --Eh bien, dit-elle, c'est décidé. Clémence ouvrit la bouche pour parler, puis elle la referma sans avoir rien dit, et se retournant, elle coupa d'un air distrait quelques tiges de fougère. Marin fit deux pas. --Viens-t'en avec moi, dit-il. Si tu pars lundi, nous avons à causer. Voilà assez d'ouvrage pour un jour. Il prit la main de Monique et l'entraîna vers le bas de la falaise. --Hé? les amoureux, venez prendre votre part de galette, dit mademoiselle Mahaut l'aînée, en les voyant s'écarter. --Merci bien, mademoiselle, nous n'avons pas faim, répondit le jeune homme sans s'arrêter. Ils descendirent jusqu'au bas, si loin qu'ils semblaient, aux yeux de ceux qui étaient restés à mi-côte, n'être plus que des points mouvants, et s'assirent à l'extrême limite de la terre, là où les rochers, couverts de perce-pierre, sont inondés à chaque grande marée. Une aiguille de granit les cachait à la vue des travailleurs; ils restèrent là silencieux, l'âme débordant de sentiments qu'ils ne pouvaient exprimer, pendant que Clémence, qui les avait suivis du regard, tant qu'elle avait pu les voir, se demandait si c'était bien réel, et si alors qu'elle croyait avoir tout fait pour la conserver encore, sa fille avait déjà cessé de lui appartenir. --Alors, tu t'en vas? dit Marin à sa promise sans la regarder. Il avait quitté sa main et s'était assis à un pas d'elle, de façon que les yeux de Monique fussent contraints de tomber sur lui. --Tu le vois bien, répondit-elle en se détournant. Elle avait arraché une touffe de perce-pierre dont elle mordillait le feuillage épais et poivré. --Cela ne te fait pas de peine? --Si, et à toi? Il gardait le silence; elle ramena vers lui son frais visage singulièrement changé. La bouche sévère, le regard profond et triste donnaient une expression si nouvelle à la figure enfantine qui avait gagné le coeur de Marin, qu'il en fut frappé et l'examina comme s'il ne la connaissait pas. --Moi... dit-il... D'un revers de la main il balaya sur la pierre auprès de lui une poignée de gravier et de petits coquillages; puis il répéta le même mouvement deux on trois fois d'une façon machinale, sans s'en apercevoir, pendant que les coins de sa bouche serrés à grand'peine réprimaient un sanglot. Monique le regardait avec une émotion mêlée de curiosité. C'était pour elle, pour la petite fille traitée avec si peu de cérémonie jusqu'alors, que ce grand garçon résistait si courageusement à l'envie de pleurer? Elle pouvait faire couler des larmes d'hommes, ces larmes rares et précieuses, que le plus profond désespoir, que l'angoisse mortelle arrachent seuls aux yeux vaillants? A tout premier amour de jeune fille s'ajoute un peu de curiosité. Elle voudrait savoir comment chez l'homme sont ressentis les sentiments qui lui apparaissent si doux et si troublants. Elle s'étonne qu'il semble tranquille et content quand elle se sent troublée, et ne peut comprendre comment il est ému de choses qui à elle semblent toutes simples. Monique n'était pas une demoiselle civilisée, mais elle avait une finesse naturelle qui la faisait deviner vite et sûrement. --Comme il m'aime! se dit-elle, pleine d'orgueil. Et elle se sentit certaine de son empire. Il a peur que je ne l'aime pas assez! fut sa seconde pensée, mêlée d'un peu, très-peu, de compatissante ironie. Et pourtant Marin avait raison de craindre; elle ne l'aimait pas assez. --Pourquoi es-tu si triste? lui dit-elle en étendant la main vers son bras. Il fit un léger mouvement de recul, elle retira sa main. --Tu crois que ça me fait plaisir de te voir t'en aller? dit-il avec une sourde colère. --Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? répondit Monique avec un petit haussement d'épaules. Je n'y peux rien! tu sais bien que si ma mère voulait m'écouter, je resterais... Marin parut touché, et, se rapprochant, c'est lui qui prit la main de sa promise. --Tu t'en vas, dit-il d'une voix grave et parlant lentement; tu vas mener une autre vie, voir d'autres gens; tu penseras aussi des choses différentes, tandis que moi, je resterai au pays, et je ne changerai pas... --Pourquoi ne viens-tu pas aussi en service à Rouen? fit tout à coup joyeusement Monique. Bonami secoua la tête. --Je ne suis pas un domestique de bourgeois, moi, dit-il. Je suis un paysan, et je n'ai plus l'âge de prendre d'autres habitudes; d'ailleurs, je le pourrais que je ne le voudrais pas. Je puis être un bon valet de ferme chez quelque gros propriétaire des environs, je ne ferais qu'un mauvais oiseau de cage. Monique ne comprenait pas bien la différence, mais elle vit qu'il serait inutile d'insister. --Ce n'est pas moi qui changerai, reprit Marin, suivant sa pensée; je resterai le même, maigre vents et marée... --Bien sûr? demanda Monique en se penchant un peu vers lui. Il sourit d'un beau sourire tranquille. --Tu vois ce rocher noir qui est là? dit-il en étendant la main droite vers un bloc de granit couvert d'algues, que les flots quittaient et reprenaient tour à tour plusieurs fois par minute. Il est tantôt sous l'eau, tantôt dessus, et pourtant, depuis que tu es au monde, tu l'as toujours vu là? Il y était bien avant nous, et quand mon ancien arrière-grand-père, le premier Bonami, a bâti notre maison là-haut, il y était déjà depuis des années et des années. Il n'a pas changé pourtant, et tous ceux qui sont venus lui ont vu la même figure. Eh bien, moi, Monique, je suis comme lui, dur à la peine, et toujours le même. Si tu as peur de me voir changer, pense à la roche noire, et rassure-toi. --Mais moi, dit la jeune fille un peu intimidée, je ne changerai pas non plus! Il la regarda avec une tendre pitié. --Si jeune, dit-il, et si petite, si peu femme, et pas faite pour avoir du chagrin... Si tu changeais, il n'y aurait rien d'étonnant, et ce ne serait pas ta faute! Monique se sentit blessée dans sa fierté de fiancée et se mit à pleurer. --Je ne sais pas pourquoi, dit-elle, tu me dis des choses qui me font de la peine. Je t'aime tant que je peux, et c'est injuste de ta part de t'en prendre à moi pour des affaires que ni toi ni moi ne connaissons. --Tu as raison, fit Marin en passant sa main sur les cheveux rebelles que le vent agitait en tous sens autour du joli visage contristé de la jeune fille. Elle sourit et le regarda avec confiance. --Tu m'écriras? demanda Marin. Tous les quinze jours? --Oui, fit-elle. Mais toi aussi? --Je ne suis pas fort en écriture, dit le jeune homme un peu embarrassé. Mais je t'écrirai tout de même. Tu ne montreras mes lettres à personne? --Grande bête! Puisque je ne connais personne. --Tu auras vite fait des connaissances, murmura le fiancé. Pourvu que ce soient de bonnes connaissances! Une éclaircie se fit soudain dans l'esprit de Monique. --Tu es jaloux? dit-elle en riant, tant cela lui semblait drôle. Il la regarda un instant, d'un air presque méchant, et répondit ensuite: --Cela se peut. Et quand cela serait? Monique hésita, sourit, puis devint grave tout à coup. La physionomie de son prétendu n'appelait pas le sourire. --On a bien le droit d'être jaloux de sa femme? dit Marin, d'un ton bourru; et bien plus encore de sa promise, car sa femme, on la tient, tandis que sa promise... et une promise qui s'en va si loin... Il saisit d'un geste désespéré les deux poignets de la jeune fille et la regardant avec une suprême tendresse: --O Monique, s'écria-t-il, ne me trompe pas! N'aime que moi, n'aie confiance qu'en moi, sois honnête pour moi! Car si tu ne m'aimais plus, tu vois ce trou-là, en bas des roches? Je m'y jetterais avec une pierre au cou, aussi vrai que nous voilà nous deux!... et que tu pleures, ajouta-t-i! en se penchant vers la jeune fille, dont il essuya les larmes avec ses lèvres. Une grande flamme passa tout à coup dans le coeur encore mal éveillé de Monique, et elle regarda son fiancé hardiment, dans les yeux. --Je n'aimerai que toi, je n'aurai confiance qu'en toi, dit-elle. Tu peux compter sur moi comme sur ta femme fidèle. Ils échangèrent un baiser et restèrent muets, écrasés sous l'impression d'un mystère solennel auquel ils participaient presque à leur insu. Marin leva les yeux vers la falaise. --Ta mère te cherche, dit-il à Monique; allons la rejoindre là-haut. Il ne faut pas qu'on se moque de nous, nous ne l'avons pas mérité. Lentement, comme des gens qui ont l'habitude de la falaise, ils gravirent les cent mètres de hauteur en suivant les lacets du chemin dans le gazon ras et dru, sans cesse écourté par la dent active des brebis, et ils arrivèrent près des travailleurs sans avoir échangé d'autres paroles. Ils avaient l'air si grave et si triste que les plaisanteries expirèrent sur les lèvres de ceux qui auraient été tentés d'en faire. La collation était terminée, on coupa la fougère pendant deux heures encore, après quoi la bande joyeuse reprit le chemin du village, en s'égrenant au seuil des maisons. Clémence et sa fille se trouvèrent les dernières, escortées de Marin qui les suivait silencieusement. Quand ils se virent seuls tous trois sur la place, devant la maison de M. Mahaut, ils échangèrent un regard plein de discours muets. --Vous lui avez donné de bons conseils, dit Clémence à son futur gendre. Comme il la regardait un peu surpris: --Ça se voit, ajouta-t-elle; elle a la figure bouleversée! Elle était comme ça la veille de sa première communion. Allons, Marin, venez souper avec nous, et demain aussi, puisqu'elle s'en va lundi. Elle entra dans sa maisonnette, et ils la suivirent, toujours très-graves. VI A huit heures du matin, le lundi suivant, Monique se trouva, un petit paquet à la main, une vieille petite malle auprès d'elle, au bout de la place de Champcey, près de l'église, là où le voiturier s'arrête pour laisser manger l'avoine à ses chevaux. La petite malle était bien vieille en vérité. Deux bandes de peau de porc, revêtues de leurs soies, évoquaient le souvenir d'une époque où les malles et ce qu'on mettait dedans étaient plus solides que de nos jours. C'était celle qui avait jadis servi au père de Monique lorsqu'il était revenu du service militaire, il y avait si longtemps! Oubliée dans le grenier, elle avait amassé beaucoup de poussière, mais on l'avait soigneusement nettoyée, frottée, brossée, dedans comme dehors; on avait graissé la serrure rouillée, et voici qu'elle était prête à suivre la fillette dans ses pérégrinations, comme elle avait jadis suivi le père. On se hasarderait beaucoup en affirmant que tout Champcey assistait au départ de Monique; mais pour être juste, il faudrait en accuser une bonne moitié, la moitié féminine tout entière, et quelques représentants de l'élément masculin en plus. C'était un gros événement. Champcey n'avait guère assisté à des départs semblables. Non que de loin en loin une jeunesse évaporée n'eût pris la voiture pour ne plus revenir, mais ces départs clandestins n'offraient aucune solennité. Cette fois, Monique Brequet représentait le pays, Champcey lui-même, immolé sur l'autel du devoir et de l'obéissance filiale. --C'est risquer gros, disaient les matrones en hochant la tête. Je n'enverrais pas ma fille comme cela, si loin, toute seule! --Est-elle heureuse! pensaient les jeunes filles. Mais elles feignaient un dédain profond pour le goût d'aventures qui poussait au large cette petite barque novice, en même temps que leurs yeux, malgré elles, brillaient d'envie. Clémence était impassible. Son visage était très-pâle, ses traits sévères plus tirés encore que de coutume; mais on n'aurait pu surprendre un mouvement de sa bouche ou de ses yeux qui trahit l'émotion... Monique ne pleurait plus; on voyait qu'elle avait pleuré; ses lèvres tremblaient encore par moments, et sa poitrine se soulevait en gros soupirs, comme celle d'un enfant mal consolé. La voiture se montra au détour de la route, au milieu d'un «Ah!» général. Le conducteur sauta précipitamment à bas, car on avait dix minutes de retard, débrida les chevaux et leur mit le nez dans la mangeoire. Aussitôt les groupes se rapprochèrent de Monique, et M. Mahaut sortit de sa maison, accompagné de son état-major ordinaire, sa femme et ses filles. Il tenait à la main, cachetée d'un superbe cachet rouge, la lettre officielle qui devait présenter Monique à ses protecteurs. --Tout est arrangé, dit-il: on viendra t'attendre là-bas à la gare; tu n'as plus qu'à te laisser mener jusqu'au chemin de fer par le conducteur, qui est un brave homme, et qui m'a promis hier de ne pas te quitter avant que tu sois dans le train. Au revoir, Monique Brequet; sois honnête fille et bonne servante, fais honneur à ton pays, et à ton retour ton pays te fera honneur. Sur cette phrase majestueuse, M. Mahaut donna une lourde poignée de main à sa jeune protégée, et rentra dans sa demeure. Madame Mahaut s'approcha à son tour avec un panier recouvert de linge, renfermant une motte de beurre confectionnée de ses mains, que Monique devait remettre à la soeur de la digne femme. Ses recommandations furent longues, mais d'une précision telle qu'il devenait impossible de s'égarer sur le moindre point. La jeune voyageuse l'écoutait d'une oreille distraite, et se demandait, pendant tous ces discours, pourquoi Marin ne s'était pas montré. Elle l'avait vu un instant le matin à l'aube, alors qu'elle était allée chercher de l'eau à la fontaine pour la dernière fois; ils avaient à peine échangé quelques paroles, car lorsqu'on a trop de choses à se dire, on ne trouve plus rien, et, depuis, elle avait bien espéré le revoir longuement. Faudrait-il qu'elle partit sans lui avoir dit adieu? L'absence de Marin donnait lieu à quelques commentaires dans le public; les plus malins prétendaient qu'il était allé attendre le passage de la diligence au pied d'une rude côte, distante d'une lieue environ, que les voyageurs avaient l'habitude de monter à pied, pour alléger la tâche des chevaux; d'autres disaient qu'il s'était enfermé chez lui, ne voulant point montrer plus de chagrin qu'il ne sied à un homme... Monique, inquiète, incapable de comprendre ce qu'on lui disait de toutes parts, leva les yeux vers l'église, qui bordait un des côtés de la place, et aperçut dans le cimetière, appuyé à la croix de Victoire, l'homme qui l'aimait, tel qu'il lui était apparu le jour où ils avaient échangé leurs paroles. La haie de ronces et d'églantiers le cachait presque entièrement; il fallait savoir que Marin était là pour l'y distinguer; mais le coeur de Monique sauta sous son fichu de mousseline, et elle s'aperçut, au regard qu'il attachait sur elle, qu'il était là depuis longtemps. --Allons, en route! fit le conducteur en prenant la bride de ses chevaux pour les écarter de la mangeoire, afin de leur remettre leur mors. La porte du cimetière retomba avec un petit bruit sec, et Marin s'avança vers sa promise. Il tenait à la main une branche de roses blanches, cueillies au rosier de Victoire. --Au revoir, Monique, dit-il en l'embrassant trois fois joue contre joue à la mode du pays normand. Souviens-toi de ce que tu as promis; moi, je resterai le même. Il arrangea lui-même les roses dans le fichu de la jeune fille, comme il l'avait mit le premier jour, sans plus de trouble sous les regards curieux qu'il n'en avait montré dans leur solitude. Monique embrassa sa mère, dit un adieu hâtif à quelques compagnes, et se trouva assise dans le coupé, près du conducteur. Le fouet claqua, les chevaux donnèrent un coup de collier. --A toujours! dit la voix mâle de Marin Bonami, que Monique entendit seule, au milieu des souhaits de tous les assistants. La diligence fila grand trot le long de la route qui descendait un peu à la sortie du village. Un instant, elle suivit une courbe, et l'église se montra à gauche, avec la tombe de Victoire, couverte de roses blanches. Marin y était retourné, car on voyait une blouse bleue briller au soleil contre le mur de vieilles pierres d'un gris doré... Et Champcey disparut aux yeux de Monique, aveuglés par les pleurs. VII Madame Hortense Dunois lisait assise sur sa chaise longue, le haut du corps soutenu par des oreillers, les pieds recouverts d'une fourrure légère qui débordait des deux côtés et traînait à terre. Son visage, quelques années auparavant, d'une fraîcheur telle que les passants se retournaient dans la rue pour la regarder, s'était aminci et en quelque sorte affiné, sans perdre la délicate beauté de ses lignes. Elle avait été la jolie madame Dunois; elle était maintenant une femme absolument belle, mais d'une beauté qui provoquait un attendrissement plein de pitié. Dix années s'étaient écoulées depuis son mariage, dont les débuts avaient été heureux. M. Dunois possédait une belle fortune, et dirigeait une de ces maisons de banque où les provinciaux entassent volontiers leurs petites économies. Les versements pris à part n'étaient pas considérables; mais comme, après chaque foire ou chaque vente importante, les clients de la maison s'empressaient d'y apporter tout leur argent disponible, la maison disposait cependant d'un capital considérable. La réputation de M. Dunois était en elle-même un gage de confiance, car de père en fils les Dunois avaient été des modèles d'honneur et de probité. La jeune femme apportait de son côté une dot fort respectable, un caractère égal et charmant, sa beauté passée en proverbe, et toutes les qualités pratiques d'une maîtresse de maison. Lorsqu'elle sortait le dimanche au bras de son mari, on disait autour d'eux: Le beau couple! Et lorsqu'ils donnaient à dîner, on répétait: Quelle bonne maison! Ils paraissaient donc parfaitement heureux, et, l'étaient peut-être. Un nuage seulement dans le ciel bleu; pas d'enfants. Aussi lorsque, la quatrième année après son mariage, madame Dunois éprouva les premiers troubles d'une grossesse, ce fut une joie pour tous ceux qui s'intéressaient à ce ménage modèle. Tout alla bien pendant plusieurs mois: la jeune femme ne pouvait assez se féliciter d'avoir conservé sa santé dans une épreuve ordinairement assez pénible, lorsque tout à coup elle ressentit dans les jambes une faiblesse telle que la marche lui devenait difficile, sans être pour cela douloureuse. Le médecin ordonna aussitôt le repos sur la chaise longue, dans la crainte d'une chute qui eût pu entraîner les plus fâcheux accidents. Hortense se résigna à ne plus marcher que dans l'appartement, et même bientôt seulement de sa chaise à son lit. Un jour de la délivrance arrivé, elle mit au monde un fils bien constitué, dont la naissance fut un grand sujet de réjouissance pour la famille et les amis. M. Dunois surtout était à moitié fou de joie, et il se mit à faire dès lors les plus beaux projets pour l'avenir de ce fils, qui était aussi un héritier. Cependant, les semaines s'écoulaient; madame Dunois aurait dû quitter son lit depuis longtemps, et ses jambes paresseuses refusaient de la porter. Elle pouvait les mouvoir, mais sans aller jusqu'à leur faire supporter le poids pourtant léger de son corps amaigri. C'était plus que de la faiblesse; quelque cause inconnue devait occasionner une torpeur si peu normale. Les médecins s'assemblèrent auprès du lit de la malade; on déclara sa santé admirable de tout point, et pourtant elle ne pouvait faire plus de quelques pas dans sa chambre, quelque énergie qu'elle mît à le vouloir et à le tenter. Force fut de se rendre à l'évidence: il y avait là une sorte de paralysie des nerfs moteurs. On traite ces maladies-là, et même souvent on les guérit. Le martyre commença pour la jeune femme. Vainement on essaya sur elle depuis les moyens ordinaires jusqu'aux traitements cruels qu'emploie la science pour lutter avec les méchancetés de la nature; lorsque les pointes de feu, l'électricité, les douches et le massage eurent été reconnus impuissants, on eut recours aux remèdes de bonne femme. --Essayez, disaient les médecins. On essayait, et le résultat n'était pas meilleur. Madame Dunois, alors âgée de vingt-huit ans, dut se soumettre à rester pour toute sa vie sur sa chaise longue ou sur un fauteuil. Elle pouvait, deux ou trois fois par jour, aller de sa porte à la cheminée, en s'appuyant aux meubles, avec l'impression étrange et terrifiante que rien ne portait son corps et que ses jambes n'existaient pas; là s'arrêtaient ses forces, quel que fût son courage. Ce fut un coup terrible pour la jeune femme, le jour où elle se rendit compte de l'avenir qui l'attendait. En réalité, quelle que fût l'amitié de ses proches, elle était désormais séparée du monde extérieur. Pendant les premiers temps, alors qu'elle luttait de toute son énergie pour regagner sa vigueur perdue, elle s'était laissé promener en voiture, elle avait même subi des déplacements considérables de ville en ville, cherchant les médecins les plus célèbres, les lieux de cure les plus renommés, dans l'espoir toujours déçu d'une amélioration. Lorsqu'elle se rendit compte qu'à moins d'un événement improbable, dans le genre d'un miracle, elle était condamnée à ne jamais marcher, elle descendit en elle-même et regarda sa destinée en face. Faire d'elle-même un objet de curiosité et de pitié en s'exposant aux regards des indifférents, c'est ce qu'elle ne pouvait admettre. Hortense possédait une de ces âmes fières et tendres qui, reconnaissantes du moindre indice d'affection, reculent avec dégoût devant la compassion banale des étrangers. Puisqu'elle ne devait plus se mêler au mouvement de la vie, elle resterait chez elle, se contentant de prendre l'air dans son jardin, d'ailleurs vaste et ombragé; ceux qui l'aimaient sauraient venir la retrouver là; quant aux autres, elle ne s'en souciait point. Sa grande joie, ce qui suffirait à remplir sa vie, ce serait son beau petit garçon qui faisait son orgueil et sa joie. Elle comprenait que son mari, alors âgé de moins de quarante ans, actif et préoccupé de ses affaires, ne lui donnât que peu de temps; peut-être souffrait-elle dans son âme d'une blessure secrète, qu'elle ne voulait pas s'avouer à elle-même; l'enfant la consolerait de tout. Elle l'élèverait elle-même, s'instruisant à mesure pour lui enseigner ce qu'il devrait apprendre, et le dirigeant vers un idéal de beau et de bien qu'elle sentait grandir en elle tous les jours, à mesure qu'elle dépouillait sa résignation de tout ce que celle-ci avait contenu d'abord de douloureuse amertume. Elle en était arrivée à considérer son malheur presque comme une joie. --Au moins, se disait-elle, rien ne m'empêchera de me consacrer tout entière à mon enfant. Les autres femmes ont des devoirs de société à remplir, elles se doivent à leur mari, à leur famille, souvent, au souci de leurs affaires; moi, vivant en dehors de tout, excepté de l'affection de quelques-uns, je n'aurai que l'enfant, et il sera tout par moi. Si je ne puis être tout pour lui, j'aurai du moins modelé son âme de mes propres mains, sans qu'aucune pensée extérieure m'en ait jamais détournée. Elle vécut ainsi plusieurs mois, alors qu'elle avait perdu tout espoir de guérison, tout à fait consolée, presque joyeuse, se grisant d'espérances maternelles au point d'oublier souvent la blessure cachée qui parfois la rendait toute pâle, alors qu'aucune souffrance physique ne pouvait plus l'émouvoir. Et puis, un jour, l'enfant rentra grelottant d'une promenade trop longue par un temps humide. Après le lui avoir présenté quelques instants, la bonne se hâta de l'emmener, afin que la mère n'eût pas ie temps de s'apercevoir de l'état du petit garçon. Dans la nuit, il fut pris d'une toux rauque. La grosse fille robuste qui le soignait avait le sommeil lourd; lorsque le matin vînt, le croup s'était déclaré. Quinze heures après, M. Dunois n'avait plus d'héritier, et Hortense n'avait plus d'enfant. C'est horrible de perdre son enfant, ce petit être dans lequel on a mis bien autre chose qu'une part de sa vie, toute sa tendresse, sa volonté, sa patience, tant d'espoir et tant d'orgueil, tout l'avenir, et presque tout le présent, emporte avec lui un lambeau du coeur de sa mère. On ne se console jamais de l'enfant perdu. Après des années où l'on croit avoir oublié, non l'enfant, mais sa douleur, lorsqu'on s'est habitué à entendre prononcer le nom chéri par des lèvres indifférentes, qui appellent ainsi d'autres enfants, lorsque des frères ou des soeurs sont nés à celui-là, noyant dans un flot de préoccupations maternelles le souvenir des angoisses causées par celui qui est parti, il suffit que l'on rencontre une petite tête dont les cheveux rappellent au regard les cheveux frisés d'autrefois, dont les yeux évoquent la mémoire du regard perdu, il suffit d'un son de voix, d'un sanglot parfois, d'un cri de joie ou de douleur proféré par l'enfant inconnu, pour que le coeur de la mère se fonde, et qu'elle sente se rouvrir en elle la source intarissable de ses larmes. Toutes les mères savent cela, toutes celles qui ont vu emporter dans un petit cercueil blanc la joie de leur coeur et de leur âme. Mais lorsqu'une femme n'a qu'un enfant et qu'elle le perd, sa douleur est insondable. Lorsque Hortense, assise à sa fenêtre, derrière les persiennes closes, eut vu disparaître, au tournant de la rue, le petit corbillard balancé par la marche régulière des porteurs, elle regarda en elle-même, et vit qu'il ne lui restait plus rien. La blessure secrète s'ouvrit béante, en même temps qu'elle n'avait plus d'enfant, elle comprit que depuis longtemps elle n'avait plus de mari. M. Dunois était ce qu'on appelle un excellent homme: c'est-à-dire qu'il n'aimait pas à causer de peine aux gens auxquels il avait affaire; autant que possible, il chargeait ses employés de ce soin désagréable afin de ne pas perdre la tranquillité d'esprit qui lui était chère, et dont il avait besoin pour la lucidité de ses jugements. Il avait épousé sa femme par amour autant que par convenance; c'est-à-dire qu'il l'avait trouvée extrêmement jolie, et qu'il l'avait aimée comme il eût aimé une autre jolie femme qu'on lui eût présentée avec la même dot. Mais cet amour-là ne diffère pas beaucoup de celui qu'on éprouve pour une maîtresse de passage, encore qu'il s'y mêlât, dans le cas de M. Dunois, une grande considération pour la jeune personne riche et bien élevée qui portait son nom dignement et tenait si bien sa maison. C'était un amour qui pouvait, suivant les circonstances, durer plusieurs années et tourner à l'amitié, ou bien durer peu de temps et devenir de l'indifférence. Sans l'accident malheureux qui condamnait Hortense à une vie sédentaire, M. et madame Dunois eussent probablement vécu heureux; la paralysie de la jeune femme donna au mari l'occasion de produire au jour son véritable caractère, ou plutôt son tempérament. Dunois aimait les femmes, c'est-à-dire qu'il n'aimait pas, mais qu'il avait du plaisir à changer de maîtresse. Sa femme n'avait pas été pour lui autre chose qu'une maîtresse légitime, et il n'avait jamais entendu, en se mariant, lui faire un serment de fidélité, que d'ailleurs il eût été incapable de tenir. L'état maladif de madame Dunois lui rendait aux yeux de tous la liberté, qu'autrement il n'eût pu obtenir qu'en cachette; il en profita pour vivre à sa guise, sans outrager ouvertement les convenances, car c'était un homme bien élevé, mais sans les respecter au delà de ce qui est décent et nécessaire. Hortense fut informée dans le plus bref délai de la façon dont son mari entendait la vie; elle le sut avant même que son état eût été considéré comme dangereux. On a toujours sous la main une parente ou une amie pour vous rendre de tels services. Elle en souffrit, elle souffrit surtout de savoir que ces choses-là n'étaient pas un mystère; il lui semblait qu'il eût été plus digne de la part de son mari de s'arranger de façon qu'elle pût toujours l'ignorer, ou au moins feindre de l'ignorer. Dans sa détresse, et préoccupée de sauvegarder sa dignité en même temps que celle de l'homme qu'elle avait épousé, elle lui parla un jour, avec une grande simplicité, d'un sujet qu'elle eût voulu ne jamais aborder. --Vous êtes libre, mon ami, lui dit-elle; le malheur qui m'a frappée vous, délie du voeu de mariage. Seulement, je vous en supplie, tâchez que j'ignore à jamais ce côté de votre vie; je ne pourrais vous laisser accuser en ma présence, et il me serait par trop pénible d'avoir à vous défendre, comme mon amitié et mon estime pour vous m'ordonneraient de le faire. M. Dunois, surpris par ce langage, en fut plus froissé que satisfait. Il était de ces hommes qui veulent bien de temps en temps s'adresser quelques reproches, mais qui ne peuvent supporter la moindre observation venant d'autrui, espèce qui d'ailleurs n'est pas rare et à laquelle nous nous rattachons tous plus ou moins. Il mit une sourdine à ses fantaisies, car, le premier moment d'humeur passé, il reconnut que le conseil était bon, mais il en aima sa femme un peu moins. S'il avait pu supposer qu'il vivrait à sa guise à l'insu d'Hortense, à des intervalles éloignés, il eût senti un mouvement non de remords, mais d'inquiétude. Mais à partir du jour où elle lui témoigna cette indulgence, il se sentit ennuyé d'avoir perdu la supériorité de l'homme encore inattaqué; son amour-propre était blessé, et, comme de raison, il ne s'en prit pas à lui-même, mais à celle qui lui avait procuré cette désagréable impression. Hortense avait espéré que l'amitié de son mari lui resterait, que, fortifiée par la compassion et par l'estime dont elle se sentait digne, cette amitié du compagnon de sa vie serait pour elle le plus ferme soutien. Tant que vécut son enfant, elle se contraignit à le croire; mais lorsqu'elle eut perdu sa joie, elle s'aperçut que cet espoir était une simple chimère. M. Dunois était absolument irréprochable dans sa conduite extérieure. Il passait plusieurs fois par jour cinq minutes auprès de sa femme, lui racontait les nouvelles, lui apportait les journaux, dînait avec elle assez souvent, car elle se faisait rouler dans un fauteuil jusqu'à la salle à manger. Mais aucune intimité, aucune tendresse ne donnait de charme à ces démarches de pure convenance et d'habitude. Ce qu'eût voulu Hortense, c'était un peu de tendresse, c'était l'épanchement d'un coeur dévoué; elle avait des amis au dehors; chez elle, sa vie était celle d'une solitaire. Comment survit-on aux grandes douleurs, alors qu'aucun devoir ne vous impose de vivre? Il est assez singulier que l'être humain, si fragile parfois, subisse des épreuves effroyables, alors qu'on le croirait brisé d'avance. Madame Dunois ne fut même pas malade, après tant de chagrins. Elle se replia un peu sur elle-même, parla encore moins de ce qui lui tenait au coeur, et parut aux yeux des étrangers avoir pris, suivant l'expression vulgaire, «son parti de tout». Au fond, elle était navrée, et la mort lui eût paru douce. Dans sa solitude réelle, au milieu des visites qu'on ne cessait de lui rendre, car, aimable et instruite, elle était, pour ceux qui la connaissaient, d'une société extrêmement agréable, Hortense avait un ami, un humble ami qui l'aimait de tout son cour. Une femme attachée à son service était morte, peu après le petit garçon d'Hortense, en laissant un fils de treize à quatorze ans; cet entant, intelligent et doux, était resté dans la maison, remplissant toute espèce de petits devoirs auprès des uns et des autres. Un jour, madame Dunois, se sentant les yeux fatigués, l'avait prié de lui lire le journal. Hubert s'était si bien acquitté de cet office qu'il s'était trouvé promu du coup à la dignité de lecteur de madame. Pendant certaines heures douloureuses ou tristes, Hortense ne voulait pas rester en tête-à-tête avec ses pensées ou ses souvenirs; Hubert lui avait fait d'interminables lectures. Il n'était jamais fatigué, il le prétendait du moins. Peu à peu, madame Dunois s'était servie de lui pour dicter un billet, puis des lettres plus importantes, et il avait pris auprès d'elle la situation d'une sorte de secrétaire encore enfant qui n'était jamais consulté, naturellement, mais qui ne laissait pas de rendre des services. Cette situation qui n'était pas la domesticité, quoiqu'elle en fut bien proche, avait permis au jeune garçon de connaître le caractère et le coeur de madame Dunois mieux qu'aucun de ceux qui l'approchaient. Hubert savait tout ce qu'il devait à cette femme adorable, souvent triste, et qui pourtant souriait le plus souvent. Il savait que sans elle, relégué parmi la valetaille, il eût vécu d'une vie matérielle et grossière. Elle lui avait appris à comprendre ses lectures, à les méditer; c'est à elle qu'il devait d'être un homme au lieu d'une simple machine à servir. Quel serait son avenir? Il n'y songeait point, ne rêvant pas d'autre ambition que de rester éternellement auprès de «madame», attaché et dévoué à sa personne. Hortense y pensa pour lui. Un jour qu'il entrait dans la chambre de la jeune femme les bras chargés de livres, elle s'aperçut qu'il avait beaucoup grandi depuis peu, et que le visage, autrefois rond et enfantin, s'était allongé de façon à lui donner l'apparence d'un homme. --Quel âge as-tu? lui demanda-t-elle. Surpris, Hubert déposa sur une table les livres qu'il tenait, et chercha dans sa mémoire. --Quinze ans et demi, répondit-il après un petit calcul mental. Hortense ne répondit point et se fit lire les journaux comme d'habitude; mais au lieu de garder le jeune garçon près d'elle pour lui dicter quelques lettres ou causer un instant, elle le renvoya bientôt et se mit à réfléchir. Elle l'avait gardé trop longtemps. Dans ce qu'elle appelait son égoïsme, elle n'avait pas pensé que cet enfant se trouverait sans situation, le jour où il deviendrait un homme. Comment n'y avait-elle pas songé? Hubert n'était pas encore trop âgé pour ne point réparer promptement le temps perdu; avec un peu d'application et de bonne volonté, il rattraperait facilement les jeunes gens employés dans la maison de banque de M. Dunois. L'essentiel était de le faire entrer aussitôt dans les bureaux. Un peu avant le dîner, le maître du logis se présenta chez sa femme, comme il le faisait tous les jours à la même heure. Après lui avoir communiqué quelques nouvelles sans importance, il se remuait sur son fauteuil comme un homme désireux de s'en aller, mais que la politesse retient, lorsque sa femme lui fournit un sujet de conversation. --Auriez-vous une place vacante dans vos bureaux? demanda-t-elle. --Non, pourquoi? demanda M. Dunois fort étonné; jamais Hortense ne s'occupait de leurs affaires. --Pour Hubert. Cet enfant grandit, et il est grand temps de songer à son avenir. N'est-ce pas votre avis? --Une place de domestique, alors? Cela peut s'arranger. Nous avons un homme pour faire les courses, il est vieux et peu intelligent; Hubert le remplacerait fort bien et coûterait moins cher. Est-ce que vous vous en êtes lassée? Anonnerait-il en lisant ou aurait-il découvert une nouvelle orthographe? Hortense fit un léger signe de dénégation. --Vous n'y êtes pas du tout, mon ami, dit-elle avec une fermeté qui trahissait chez elle une certaine concentration nerveuse. Hubert lit bien, écrit sans faute, possède une jolie écriture, et n'est pas sans une certaine instruction... --Où l'a-t-il pêchée? fit M. Dunois en se croisant les jambes. Il a quitté l'école depuis trois ou quatre ans, je crois... --Pensez-vous qu'à lire constamment des livres et des journaux, il n'ait pas appris une foule de choses? --Il comprend donc ce qu'il lit? demanda le mari d'Hortense, en riant aux éclats de sa plaisanterie. Madame Dunois ne se laissa pas troubler. --C'est un garçon intelligent et il vous rendra de grands services. Il nous est très-dévoué, et vous serez content un jour de l'avoir sous la main. --Enfin! je veux bien, moi! fit M. Dunois, après un instant d'hésitation. Mais ne pensez-vous pas qu'il ferait beaucoup mieux sous la livrée? il est bien découplé! Hortense ne put réprimer un mouvement de mécontentement, presque d'indignation. --Soit, ma chère, soit, se hâta d'ajouter le maître, il en sera ce que vous voudrez. Il avait horreur des discussions. A ses yeux, rien ne valait la peine que donne un malentendu; son idéal de la vie était une vie paisible, où il faisait ce qu'il voulait. --Je vous remercie, répondit sa femme avec un sourire de joie qui donna une grâce extraordinaire à son visage. --Cela vous fait donc bien plaisir? demanda M. Dunois, frappé de cette expression qu'il avait connue autrefois, mais qu'il avait oubliée. --Oui, dit-elle simplement. Je veux du bien à cet enfant. --A votre aise! mais ce n'est pas tout, il va falloir le remplacer. Votre femme de chambre ne sait ni lire ni écrire, elle ne peut vous suffire comme société intellectuelle. Voulez-vous que je vous déniche un nouveau page? Hortense réfléchit un instant, puis dit --Je préférerais, une jeune fille. --Une demoiselle de compagnie? --Oh! non! Dieu m'en garde! Une fillette de la campagne, jeune, aimable, sachant lire et écrire... --Mais, ma chère, elle vous lira le journal comme on chante la messe! fit Dunois. Hortense sourit. Elle aimait à voir son mari de belle humeur. --Je lui apprendrai bien vite à lire convenablement, pour peu qu'elle soit intelligente, dit-elle. --Une vocation d'institutrice, alors? Je ne vous connaissais pas ces aptitudes. --Elles m'ont pourtant réussi avec Hubert, vous vous en apercevrez bien. --Au fait, c'est juste. Et quand voulez-vous quo je l'intronise dans ses nouvelles fonctions? --Le plus tôt possible, répondit madame Dunois de sa voix douce. --Il faut pourtant qu'on vous ait trouvé votre nouvelle lectrice auparavant, fit observer son mari en se levant. Il fit deux tours par la chambre et se rapprocha doucement de la porte. --Eh bien! dit-il, cherchez de votre côté, je chercherai du mien, et dès que vous aurez trouvé une remplaçante à votre page, je mettrai celui-ci aux écritures. Vous n'exigez pas que je lui donne des appointements princiers? --Je vous sais homme juste, répliqua-t-elle, et vos employés sont bien traités. M. Dunois sourit à ce compliment, d'ailleurs mérité, revint à sa femme et lui baisa la main. --Je vais faire un tour au cercle, dit-il, et j'y dînerai probablement. Bonsoir, ma chère Hortense. Elle lui fit un signe de tête affectueux, et il disparut. Elle regarda un instant les portières, encore agitées par le passage de son mari, puis ramena ses yeux sur ses mains frêles qui reposaient sur ses genoux, et deux belles larmes limpides, se détachant avec lenteur de ses cils baissés, roulèrent sur sa somptueuse robe d'intérieur. Que pleurait-elle? Elle n'eût su le dire. Peut-être cet entretien, par quelque fil ténu, insaisissable pour elle-même, avait-il renouvelé une de ses douleurs secrètes parfois endormies; peut-être aussi était-ce la pensée de l'inévitable abandon, qui tous les soirs, sous un prétexte ou sous un autre, la laissait seule avec ses idées tristes. Peut-être aussi, sans qu'elle en eût conscience, était-ce le regret que lui inspirait maintenant le sacrifice accompli. C'était un sacrifice certainement; depuis deux ans surtout qu'Hubert, souvent près d'elle, avait montré des qualités de coeur et d'intelligence au-dessus de la moyenne, elle avait pris goût à cette sorte d'éducation: c'était en quelque sorte son élève, qu'elle allait reléguer loin d'elle, et au moment où elle s'apercevait que cette séparation allait lui coûter quelque effort, elle se confirmait dans l'idée que le temps pressait. Les paroles légères de son mari, en lui faisant voir que le jeune garçon n'était à ses yeux qu'un domestique, alors que pour elle-même il était devenu un compagnon, presque un enfant, prouvaient à la jeune femme que, si elle voulait du bien à son petit lecteur, elle devait se hâter, afin que la nouvelle position de celui-ci se trouvât suffisamment affermie pour ne plus redouter la possibilité d'un changement, si... Si quoi? Si madame Dunois venait à mourir. Eh bien, oui! C'était là le fond de ses pensées. Depuis le jour où elle avait perdu l'espoir de la guérison, elle avait toujours songé à la mort prochaine, sans terreur, mais avec une mélancolie qui n'était pas dénuée de charmes. Et maintenant elle avait hâte de voir Hubert installé à un pupitre, passer ses journées sur des chiffres qu'il n'aimerait peut-être pas. Il trouverait cette nouvelle existence un peu dure au commencement, lui qui passait en été le plus clair de ses journées sous les arbres du grand jardin, à portée de la voix de madame Hortense, occupé à lire ou à rêver... Ce serait dur, mais c'était nécessaire. Jamais, elle le sentait, le jeune garçon ne pourrait retourner à la servitude dont, sans le savoir et sans le vouloir, la pauvre femme l'avait affranchi. Essuyant ses yeux, elle reprit un air posé et frappa deux coups sur son timbre. C'était l'appel d'Hubert qui se tenait dans une pièce voisine. Il entra, semblable à lui-même, ne se doutant pas que sa destinée venait de se transformer. Ses yeux clairs et brillants se fixèrent sur madame Dunois. Trop grand et trop mince, il semblait frêle; en réalité, il était d'une force peu commune; comme tous les garçons qui ont grandi trop vite, les proportions de son corps n'étaient pas fixées, ce qui lui donnait l'air gauche; mais sa personne n'en respirait pas moins une distinction native, celle qui vient de l'élévation de la pensée et des sentiments. --Comme il va avoir du chagrin, le pauvre petit! pensa madame Hortense, en le regardant avec compassion. Il s'était approché et se tenait debout, respectueux. --Madame désire quelque chose? dit-il de sa voix jeune, encore enfantine, bien qu'un léger duvet se montrât sur sa lèvre supérieure. Ce ton, ce langage à la troisième personne, frappèrent madame Dunois comme si elle les entendait pour la première fois, et elle en éprouva un peu de dépit. C'était ennuyeux qu'il lui parlât comme un domestique! Aussi pourquoi M. Dunois avait-il évoqué cette idée désagréable de domesticité? --Assieds-toi là, dit-elle en indiquant la chaise où il se plaçait pour faire la lecture; tu n'es plus un enfant, et tu dois songer à ton avenir... Hubert leva sur sa protectrice des yeux profondément étonnés. Son avenir? Mais n'était-il pas de vivre et de mourir près d'elle, occupé à la servir et à l'aimer? Il garda cependant un respectueux silence. --Tu ne pourras pas toujours t'occuper uniquement de me faire la lecture, continua-t-elle, en lisant dans sa pensée; un homme ne vit pas rien que de cela, et tu en serais toi-même bientôt ennuyé, à présent que l'âge te tient. As-tu quelque préférence pour une carrière quelconque? La carrière qu'eût choisie Hubert était évidemment celle de secrétaire de madame Dunois; mais puisqu'on venait de lui dire qu'il ne devait pas y compter, force lui fut de trouver autre chose. --Autrefois, dit-il, je m'étais figuré que j'aimerais à être marin... Mais c'était il y a longtemps... Est-ce que madame se rappelle quand elle m'a fait lui lire deux volumes du Tour du Monde à la file? Je crois que c'était cela qui m'en avait donné l'idée. Mais, maintenant, cela m'a bien passé. --Alors, tu ne te sens plus de goût pour la marine? --J'aurai du goût pour ce que madame voudra, répondit Hubert avec une soumission chevaleresque, où la déférence du page n'entrait absolument pour rien. --Dis-moi vous; cela m'ennuie de t'entendre dire madame, madame, tout le temps! Parle-moi comme un homme! Elle avait laissé échapper ce mot dans un mouvement d'impatience; aussitôt elle s'en voulut de ce qu'elle considérait comme une faute de goût. --Je te dirai pourquoi, reprit-elle avec douceur. J'ai pensé à ton avenir, moi, en voyant que tu t'en occupais si peu; j'ai demandé à monsieur de te prendre dans ses bureaux et de te faire apprendre les affaires. C'est un commencement, cela; avec de l'ordre et de l'intelligence, cela peut te mener jusqu'à la fortune... Elle s'arrêta, pour regarder le visage de son jeune serviteur. --Alors, je ne vous verrai plus? dit-il d'une vois aussi changée que l'expression de ses traits. --Mais si, tu me verras! puisque tu restes dans la maison! --En bas? soupira le jeune garçon. Hortense ne put s'empêcher de rire. --Eh oui! en bas! Auras-tu peur de monter un étage? Mais Hubert n'avait point envie de plaisanter; quoiqu'il fit une vaillante mine, il subissait le plus grand chagrin qu'il eût connu depuis la mort de sa mère, et, chose étrange, en songeant qu'il n'allait plus vivre dans cet appartement qui pour lui concentrait toutes les joies et toutes les consolations de l'existence, il croyait se revoir, pauvre petit orphelin, marchant derrière le corbillard qui emportait sa mère au cimetière. --En bas et en haut! dit gaiement Hortense, qui sentait combien cette nature franche et neuve devait souffrir de ce que le jeune garçon considérait comme un exil. Tu gardes ta chambre en haut, la même; tu passeras par ici le soir et le matin, tu me rendras compte de ce que tu auras fait, et tu travailleras en bas, comme les autres, jusqu'à six heures. Après six heures, tu seras libre, comme les autres. --Oui, dit Hubert, qui avait grand'peine à se retenir de pleurer, et c'est un nouveau qui vous servira! --Pas du tout! Ce sera une nouvelle! Je veux une jeune fille. Les garçons, c'est trop ennuyeux: on leur apprend un tas de choses, sans compter la géographie, et puis quand ils en savent assez, ils entrent dans les bureaux. J'aurai une jeune fille, qui me rendra bien des petits services. --C'est vrai, soupira Hubert, j'étais assez maladroit. L'autre jour, j'ai encore laissé tomber votre tasse à fleurs... C'est pour cela que vous me renvoyez, peut-être... --Ne fais pas l'enfant, dit madame Hortense d'une voix presque dure. Tu sais bien qu'il m'en coûte de me priver de ta présence, et que si je le fais, c'est pour ton bien. La voix était impérieuse, les paroles étaient rudes, mais ce n'est pas leur rudesse qui jeta Hubert à genoux près de la chaise longue, le visage caché dans la fourrure. --Pardonnez-moi, dit-il, en essayant de maîtriser ses pleurs. Cela me fait une peine horrible de penser qu'une autre va vous servir alors que je le faisais de si bon coeur. C'est vous qui m'avez appris tout ce que je sais, et, maintenant, vous voulez me faire encore plus d'honneur et de bien que par le passé. Je sais bien que je devrais vous en remercier, mais cela me fait trop de chagrin... Je m'y ferai, vous verrez, mais... --Relève-toi, et va me chercher un verre d'eau fraîche, dit madame Hortense d'une voix calme; tâche qu'on ne voie pas ta figure à l'office. On te demanderait ce que tu as; je ne veux pas que tu le dises, et je ne veux pas que tu mentes. Fais ton devoir. Il se releva sur-le-champ, et, sans répondre, sortit pour exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir. Pendant sa courte absence, madame Hortense passa la main sur ses yeux, avec un sanglot. --Que c'est bon d'être aimée ainsi! se dit-elle. C'est la récompense du peu de bien que j'ai fait, et elle m'est bien douce... Mais les enfants des autres ne sont jamais que des étrangers, quoi qu'on fasse pour eux... O mon petit garçon, mon cher enfant perdu!... Le pas léger d'Hubert, dans la pièce voisine, lui commandait de composer son visage: il la trouva en entrant telle qu'il l'avait quittée. --Bois ce verre d'eau, lui dit-elle, et écoute-moi. Il obéit fidèlement et resta les yeux fixés sur elle. --Tu ne parleras à personne de ce que je t'ai dit. Lorsque la jeune fille qui doit te remplacer sera arrivée, tu entreras immédiatement dans tes nouvelles fonctions, et tu t'arrangeras pour éviter les commentaires. Jusque-là, tu continueras à me faire la lecture et à écrire mes lettres. --Est-ce que ce sera long? demanda le jeune garçon d'un air inquiet. --Tu voudrais que ce fut déjà fini? fit Hortense avec un demi-sourire. --Je voudrais que cela ne vint jamais! répondit-il avec une véhémence qui lui donna envie de pleurer. --Cela viendra tout de même, en son temps. Et jusqu'à ce que cela soit venu, tu vérifieras tous les soirs les comptes de ma maison, depuis le commencement jusqu'à ce jour, afin de l'accoutumer à calculer vite et sûrement. --Ici? demanda Hubert. --Ici ou ailleurs, peu importe. Si je te dis de le faire, je sais que tu le feras, même sans être surveillé. Il rougit de plaisir à cet éloge. Hortense ajouta d'un ton négligent: --Tu pourras commencer ce soir après le dîner. Je te donnerai la clef, et tu prendras les registres dans ce meuble. Elle indiquait son secrétaire, placé en face d'elle. Hubert comprit que, pour ce jour-là, il travaillerait près de madame Dunois, et comme un enfant qu'il était encore, il sentit la joie de l'heure présente noyer la souci de l'avenir. VIII Un mois après, Monique Brequet fut introduite dans la chambre de madame Hortense, où celle-ci, assise sur sa chaise longue comme d'ordinaire, amusait ses doigts avec un léger ouvrage d'aiguille. Madame Danois regarda la petite paysanne, et la petite paysanne regarda la chambre, autour d'elle. C'était une vaste pièce, haute de plafond, aussi belle et aussi souriante que peut l'être un endroit d'où l'on ne peut sortir. De belles étoffes anciennes tendues sur les murs lui donnaient d'abord un air de richesse et de grandeur. Des portières d'Orient cachaient toutes les portes, qui étaient nombreuses. Madame Hortense avait choisi pour y vivre toujours, la pièce, centrale de l'appartement, ancien salon, conservé dans sa magnificence. Trois baies donnaient sur le jardin, dont les corbeilles étaient disposées de façon à reposer le regard de la malade lorsqu'elle se faisait rouler près de la fenêtre; dans la chambre, des plantes au large feuillage sombre et lustré remplissaient les coins obscurs de manière que rien ne donnât l'idée de négligence ou d'abandon. Les meubles les plus commodes avoisinaient la chaise longue et le lit; les plus élégants s'étalaient le long des murs couverts de tableaux et de gravures de prix; c'était le luxe moderne dans tout ce qu'il peut donner de consolation à un être pour lequel la science n'a rien pu faire. Monique reporta son regard sur la propriétaire de ces biens, qu'elle avait d'abord saluée d'une timide révérence. Madame Dunois n'était pas pour la fillette un objet moins curieux que le cadre dont elle était entourée. Cette belle dame au teint si clair qu'on l'eût dit transparent, dont la beauté semblait un cristal fragile prêt à se briser, couverte de batiste et de dentelles comme un enfant qu'on porte au baptême, entourée d'oreillers brodés et de couvertures, soie et fourrures, roulant à demi sur le tapis persan, tout cela semblait à Monique quelque chose de merveilleux, d'invraisemblable, de presque théâtral. Pendant que la dame qui l'avait amenée échangeait quelques paroles avec madame Dunois, la fillette eut le temps de regarder plus attentivement la personne avec laquelle elle vivrait désormais. Le premier coup d'oeil lui avait inspiré presque de la frayeur, tant tout cela paraissait peu vrai; un second regard provoqua chez Monique une pitié attendrie. Au moment où ses yeux, pleins de douce compassion, regardaient cette dame si belle, si riche, et qui ne pouvait pas marcher, lui avait-on dit, madame Hortense arrêtait sur elle son regard intelligent et vif. L'expression du visage de Monique, prise en flagrant délit de pitié, qui baissait les yeux en rougissant, parut si aimable et si neuve à la jeune femme qu'elle s'en sentit tout épanouie. Étendant sa main fluette vers la petite paysanne, elle lui fit signe d'approcher. Celle-ci obéit, très-honteuse et très-embarrassée de sa personne. --Elle a l'air d'une bonne enfant, dit madame Hortense, en prenant la petite main brune qui pendait au côté de Monique. Voulez-vous rester avec moi? --Je veux bien, fit Monique, soudain touchée d'un sentiment tout nouveau, semblable à une tendresse spontanée. --Eh bien! voilà qui est arrangé. On vous expliquera vos devoirs... d'ailleurs, ce n'est pas bien difficile; et vous tâcherez d'avoir envie de me faire plaisir... --Ce n'est pas ça qui sera difficile non plus, dit vivement Monique, qui se mordit aussitôt la lèvre dans sa confusion d'en avoir tant dit. Madame Dunois et son amie échangèrent un sourire. Hubert entrait au même moment avec un plateau. --Ce jeune homme vous dira quels services il me rendait, reprit Hortense, et vous ferez ce qu'il faisait... Les yeux d'Hubert toisèrent la fillette avec une hostilité peu dissimulée. --C'est donc toi qui es la nouvelle venue? disait ce regard; tu auras beau faire, tu me prends tout ce que j'aime, je te détesterai quand même. --En voilà un qui a l'air mauvais, pensa Monique en lui jetant un coup d'oeil d'extrême dédain. Ça croit valoir mieux que les autres parce que ça a l'habitude de la ville. Méchant gamin, va, tu ne me prendras pas à mal faire, ça te ferait trop plaisir! Dès cet instant, Hubert et Monique ressentirent l'un pour l'autre une de ces aversions instinctives que rien ne peut combattre, parce qu'elles échappent au raisonnement. Résolus tous les deux à déployer une grande prudence, ils conservèrent les dehors d'une politesse réciproque, et s'appliquèrent à éviter toute mesquine taquinerie: mais le ferment d'antipathie devait se développer de jour en jour. Le soir venu, pendant que Monique, rouge jusqu'aux oreilles, les yeux baissés, l'air contraint, écoutait pour la première fois les propos de l'office, auxquels elle ne comprenait rien, madame Hortense fit appeler Hubert. --Eh bien! lui dit-elle en souriant, voilà ton stage fini; à partir de demain, tu entres dans la vie commerciale. --Demain? fit le jeune garçon qui baissait les yeux pour ne pas laisser voir qu'ils étaient pleins de larmes; ah! je vous en prie, madame, encore quelques jours! --Non, dit Hortense avec fermeté. J'ai tout arrangé avec M. Dunois. Demain, à huit heures, tu iras aux bureaux; M. le principal te montrera ta place et t'expliquera ce que tu auras à faire. A midi, tu déjeuneras avec les jeunes gens au restaurant où ils prennent leurs repas, et, le soir, tu dîneras ou tu voudras. Tes appointements te seront payés en conséquence, mais tu ne mangeras plus ici. --Pourquoi? demanda le regard suppliant d'Hubert. --Tu cesses d'appartenir à notre service, mon enfant, dit madame Dunois avec douceur, tu es un employé maintenant: il faut que les gens de la maison te considèrent comme tel et te témoignent des égards qu'on ne saurait exiger d'eux si tu continuais à manger à l'office. Tu comprends? --Je comprends, répondit-il. J'avais pensé que vous étiez fâchée contre moi. Au contraire, c'est un bienfait de plus, un bienfait après tant d'autres bienfaits... Il éprouvait un plaisir délicieux à répéter ce mot qui lui semblait alourdir à chaque fois la chaîne de reconnaissance qu'il porterait jusqu'à son dernier jour. --Je ne vous verrai plus... madame? dit-il avec un grand mouvement intérieur qui le secoua visiblement. --Mais si! puisque je t'ai dit qu'après ton déjeuner, tu m'apporterais les journaux tous les jours. --Vous les lisiez avant le déjeuner, fit remarquer le jeune homme. --Je changerai mon heure pour te foire plaisir, parce que tu es un enfant gâté! Allons, va, mon enfant... Il restait immobile, la tête basse; elle sentit qu'il attendait quelque chose, et soudain se sentit émue elle-même. --J'avais promis à ta mère de veiller sur toi, dit-elle lentement; il me semble qu'en ce moment j'ai rempli ma promesse. La carrière qui s'ouvre devant toi est celle d'un homme. Tu seras libre, tu ne dépendras que de ton devoir et de ta conscience; sois sévère avec toi-même, Hubert. Jusqu'ici je t'ai eu sous la main, réprimant tes défauts, t'apprenant à voir juste et droit dans la vie; cela, c'était l'autorité maternelle que j'exerçais de mon mieux. Maintenant, c'est un père qu'il te faudrait, et personne ne peut remplacer cela pour toi... Sois honnête et bon... --Et reconnaissant, ajouta Hubert d'une voix grave. --Et reconnaissant, répéta madame Hortense en inclinant la tête; cela tient chaud au coeur et donne de bonnes pensées. Puisque tu parles de reconnaissance, tu ne sauras jamais m'en donner de meilleure preuve qu'en devenant homme de bien. Tout à coup il s'avança jusqu'à la chaise longue et s'agenouilla près de sa bienfaitrice, non plus avec l'emportement de chagrin qui l'avait jadis précipité à ses pieds, mais comme on s'agenouille dans les églises, avant de partir pour un long voyage. La tête inclinée sur la fourrure, il semblait prier, mais il ne pleurait pas. Madame Hortense eut envie d'ouvrir ses bras et de l'embrasser. Un mois avant, elle l'eût fait; maintenant c'était impossible, il était vraiment trop grand! Elle étendit sa main transparente sur les cheveux du jeune garçon. --Sois un homme de bien, répéta-t-elle gravement. Je te souhaite le bonheur. Après un court silence, elle ajouta: --Et je te remercie des soins que tu as eus pour moi. Un fils n'aurait pas été plus soumis ni plus dévoué. --Merci! dit Hubert d'une voix étouffée. Elle avait retiré sa main, il se releva. --Au revoir, mon cher enfant, dit-elle. --Au revoir, madame, répondit-il. Il se retira tranquillement, d'un pas muet, comme il avait appris à le faire pendant les sommeils fugitifs qui coupaient quelquefois pour Hortense la longueur des journées solitaires. La porte se referma sans bruit, et Hortense s'aperçut qu'elle était seule. --Pauvre enfant! se dit-elle; il m'en saura gré plus tard, mais maintenant ce doit être très-dur pour lui... Sa pensée alla à Monique. --Je vais peut-être m'attacher aussi à celle-là, pensa la jeune femme; et puis elle s'en ira, pour se marier, sans doute, et ce sera pour moi encore un chagrin, encore une séparation... Coeur absurde et toujours affamé qui ne peut se défendre d'aimer, alors qu'il sait si bien que cela finit toujours par une souffrance! Elle médita quelque temps, dans le doux crépuscule d'août, qui teintait de nuances fugaces et charmantes un coin d'horizon entrevu derrière les arbres. Une porte s'ouvrit, Monique entra, portant une lampe. La vieille femme de chambre la suivait, guidant ses mouvements malhabiles. Madame Hortense revint aussitôt aux réalités de la vie. --Eh bien, Toinette, dit-elle à sa vieille et fidèle servante, penses-tu que nous ferons quelque chose de cette enfant? --Bien sûr qu'on en fera quelque chose, répondit Toinette, qui ne se déridait jamais, quoiqu'elle fût la meilleure créature du monde. Monique se hasarda à regarder la belle dame malade, et, la trouvant si belle, elle sourit à demi. Madame Hortense trouva ce sourire adorable, et il l'était vraiment. --Asseyez-vous là, petite fille, dit-elle, nous allons causer un peu. --Elle tombe de sommeil, cette petite, gronda Toinette. --On la mènera se coucher tout à l'heure. Elle ne sera pas fâchée de me parler de son pays, n'est-ce pas...? --Monique, dit promptement la fillette, devinant qu'on lui demandait son nom. Toinette se retira, et Monique s'assit sur un tabouret, au pied de la chaise longue. --Vous avez encore vos parents? demanda madame Dunois, commençant son interrogatoire. --Ma mère seulement, répondit la jeune fille. --Elle vous a laissée partir de bon coeur? --C'est elle qui a voulu que je m'en aille. Madame Hortense parut un peu étonnée de cette réponse. --Pourquoi? Vous n'avez pas l'air d'être pauvre. --Ma mère a un peu de bien... --Elle ne vous aime donc pas? --Oh! si! Mais... La jeune femme interrogeait avec une certaine curiosité le visage rose qui avait rougi. --Au fait, ce n'est pas un secret, reprit Monique. Ma mère ne veut pas que je me marie avant trois ans, et alors elle a mieux aimé m'envoyer du pays... --Vous avez donc un amoureux? --J'ai un prétendu! fit Monique en relevant fièrement la tête. Nous nous marierons le 27 juillet, dans trois ans. --Trois ans! c'est long! dit madame Hortense en souriant... Vous êtes sûre de l'aimer tout ce temps-là? --Puisqu'on s'est accordés! Monique semblait trouver cet argument si convaincant que madame Dunois ne put que se taire. --Il est gentil, votre prétendu? demanda-t-elle. --Je crois bien! C'est le plus beau garçon de Champcey; il a vingt-cinq ans. La jeune fille parlait avec un naïf aplomb qui pour madame Hortense était le meilleur garant de son ingénuité. --Et il y a longtemps qu'il vous fait la cour? demanda-t-elle. --Non. Ici Monique baissa la tête. Il m'a demandée tout à coup un jour que je passais dans le cimetière; je n'ai pas dit nenni. Il y a trois semaines juste. --On vous a séparés tout de suite. Cela a dû vous faire de la peine à tous les deux. --Oh! oui! fit la jeune fille, dont le visage enfantin devint sérieux. J'ai eu beaucoup de chagrin. Mais je lui ai promis de lui écrire; et puis, il viendra me voir. Les domestiques de ferme ont des vacances aux Rois; il viendra me voir pour les Rois. --Et dans trois ans... --Nous nous marierons, conclut Monique. J'espère, madame, que ça ne vous fâche pas? Madame Hortense avait envie de lui répondre: --Au contraire, cela m'amuse; mais elle craignit d'effaroucher la confiance si vite gagnée de la nouvelle débarquée. --Vous direz cela à tout le monde? demanda-t-elle. --Mais oui! Est-ce qu'il ne faut pas le dire? La jeune femme réfléchit un instant. --Pourquoi pas? répondit-elle. Une fille fiancée est plus respectable encore, quand elle a intention de tenir son serment. Vous pouvez dire que vous êtes promise, mais ne parlez pas de votre prétendu à d'autres qu'à moi. On vous taquinerait peut-être, et cela vous ferait des ennuis inutiles. A moi, ajouta-t-elle, en voyant que le visage de Monique s'assombrissait, vous pouvez tout me dire, je ne vous taquinerai pas, et je suis d'assez bon conseil. --Cela se voit tout de suite, répondit Monique. Cet aplomb enfantin, mêlé par instants de prudente réserve, était bien nouveau et bien divertissant. Madame Dunois, après avoir fait encore quelques questions à sa nouvelle suivante, se préparait à sonner pour que Toinette vint la chercher, lorsque M. Dunois entra. Prêt à sortir, vêtu de noir, plastronné de linge éblouissant, les boucles de ses cheveux, déjà un peu éclaircies par l'âge, mais toujours soyeuses et châtaines, brillantes et parfumées, son chapeau claque sous le bras, il était véritablement fort beau. --Quelle tenue! lui dit, en l'apercevant, sa femme, qui était loin de s'attendre à cette visite. --Je vais au cercle. Nous avons ce soir une audition, deux soeurs qui jouent du violon; il paraît que c'est étourdissant! Je voulais vous dire bonsoir avant de partir et vous demander ce que vous pensez de votre nouvelle acquisition. Son regard indiqua Monique, qui à son entrée s'était levée, tout interdite. M. Dunois lui paraissait beaucoup plus imposant que madame. --Nous faisons connaissance, répondit Hortense. Allez, mon enfant, ajouta-t-elle en se tournant vers la fillette, je vous souhaite une bonne nuit. Ne rêvez pas trop du pays... Monique se retira avec une petite révérence écourtée qui ne manquait ni de grâce, ni de dignité. M. Dunois la suivit de l'oeil d'un connaisseur. --Très-drôle, cette petite, dit-il. Il parait qu'elle a mis tantôt tout l'office en rumeur. Elle écoutait depuis une heure, sans desserrer les dents, la conversation des nobles personnages qui nous servent, et on la croyait muette pour tout de bon, lorsque Firmin, mon valet de chambre, ayant dit je ne sais quelle chose un peu leste, elle s'est tournée vers lui, et lui a décoché en plein visage: Vous devriez avoir honte, à votre âge. Or, Firmin a des prétentions; je ne sais si vous avez remarqué qu'il ramène, continua M. Dunois en regardant avec complaisance dans la glace ses cheveux superbes, mais il est chauve, et pas jeune, quoi qu'il en ait. Impossible de vous représenter la joie que ce coup droit a procurée aux autres, pas à lui. Ce qu'il y a de plus drôle, c'est que c'est lui qui m'a conté cette anecdote en m'habillant tout à l'heure, et que je n'ai pu m'empêcher de rire, comme si j'avais été à l'office, font simplement. C'est saint Jean Bouche-d'Or, cette petite. --Elle m'a paru très-franche en effet. Mais je remets mon jugement à plus tard, dit Hortense. Vous savez, mon ami, que le jeune Hubert entre demain dans vos bureaux? --Ah! c'est demain? fit négligemment Dunois; c'est bien, le commis principal est averti, c'est lui que cela regarde. Vous le regretterez, je le crains. --Je le regretterai, j'en suis sûre, répliqua Hortense; personne, d'ici longtemps, ne pourra me rendre les services qu'il accomplissait avec tant d'exactitude et de dévouement; mais je ne regretterai pas d'avoir agi pour le bien de cet enfant, qui est, je vous l'assure, fort au-dessus de sa condition. --Vous savez, ma chère, que j'ai fait ce que vous désiriez, dit galamment M. Dunois. Il baisa la main de sa femme et se rendit à son cercle. Madame Hortense sonna Toinette et se mit au lit. Tout le monde dormit paisiblement cette nuit-là dans la maison de banque, excepté Hubert, qui, absolument incapable de savoir pourquoi, sanglota en mordant son oreiller jusqu'aux premières lueurs du matin. IX Le lendemain, Monique avait son surnom; depuis madame Toinette, qui était le plus gros personnage de la livrée, jusqu'à la laveuse de vaisselle, tout le monde à l'office l'appelait Monique Bouche-d'Or. M. Dunois l'avait baptisée ainsi, et le nom devait lui en rester. Elle sut d'ailleurs se faire bien venir. Sa petite nature de paysanne futée lui suggéra certaines prudences, certains silences surtout qui lui furent très-utiles. Elle disait ce qu'il lui passait par la tête, au risque d'effaroucher les amours-propres; mais elle ne répétait jamais rien de ce qu'elle avait vu ou entendu. Dès que cette qualité lui eût été reconnue, Toinette s'empressa d'en faire part à sa maîtresse, qui, dès lors, put se former une opinion sur l'étrange enfant qu'elle avait sous les yeux. Monique avait appris très-vite le genre de service qu'on attendait d'elle. Ses petites mains calleuses ne furent pas longtemps avant de s'adoucir; ses doigts, dextres aux ouvrages des champs, avaient une finesse de tact qui la rendait adroite et légère dans tout ce qu'elle entreprenait. Son pas ferme, un peu lourd les premiers jours, s'allégea et devint muet, ses gestes aigus s'arrondirent et s'atténuèrent. En moins d'un mois, elle était devenue une femme de chambre fort convenable, et, au rebours de ce qui se produit ordinairement, elle avait gardé toute sa simplicité première.. Comme l'avait prévu M. Dunois, Monique faisait la lecture un peu comme on chante la messe au lutrin; elle comprenait pourtant, en grande partie, ce qu'elle lisait, mais elle le lisait avec emphase. Madame Hortense s'en amusa pendant quelques jours, car l'accent bizarre et la diction pompeuse donnaient parfois un comique incroyable aux articles de journaux ou même à de simples faits divers. Mais ce jeu perdit bientôt son attrait, et la jeune femme donna à sa petite lectrice quelques leçons qui ne furent point perdues. Monique s'assimilait tout avec une facilité surprenante; dans le secret d'elle-même, elle souffrait de cruelles blessures d'amour-propre lorsqu'on se moquait d'elle, et plus encore quand elle soupçonnait un éclair de raillerie dans un regard; pour éviter cela, elle eût fait n'importe quel effort pénible; son intelligence la servait, sa volonté fit le reste. Madame Hortense s'aperçut bientôt de la ténacité peu commune de ce petit caractère, dont les traits s'affirmaient de jour en jour. Elle remarqua aussi combien les froissements de vanité agissaient sur l'esprit de la fillette. --Il ne ferait pas bon la contrarier, dit un jour Toinette en babillant sa maîtresse; elle ne cédait ce soin à personne, et ses mains un peu roidies par la goutte reprenaient toute leur habileté autour de la jeune femme qu'elle avait connue au berceau. --La contrarier? A quoi bon, puisqu'il est facile d'agir sur elle autrement? Elle est très-accessible à la douceur et aux conseils, répondit madame Hortense. --Oui, quand c'est madame qui lui parle, répliqua la vieille femme de chambre; mais elle n'accepte aucun reproche de nous autres. --Que fait-elle donc? --Rien. Elle vous regarde, et elle devient toute blanche de colère. Je crois bien que son mari en verra de belles, à moins qu'il ne la mate dans les commencements. --Il m'a semblé, fit madame Hortense toute songeuse qu'elle serait capable de n'importe quel sacrifice par amitié... Quand je lui donne un ordre relatif à ma personne et qu'elle l'a bien rempli, toute sa petite figure s'illumine de joie. --Oh! pour cela, je ne dis pas le contraire, répondit Toinette, mais je la croirais aussi bien capable de faire un mauvais coup dans un moment de colère que de faire tout le bien possible à quelqu'un qu'elle aimerait. --Que veux-tu! dit madame Hortense en riant, pourvu qu'elle nous aime, nous serons du bon côté. --Pour vous aimer, elle vous aime, reprit Toinette, elle est même jalouse! --Jalouse? De moi? --Eh! oui! Elle voudrait être toute seule à vous servir. Elle n'est pas contente quand je suis ici. C'était vrai. Monique, traitée avec douceur, ménagée dans son terrible amour-propre par sa maîtresse, si bonne, si juste et si fort à plaindre, s'était mise à l'aimer avec une ferveur bizarre, qui ressemblait à de la dévotion. Sa nature passionnée la portait à tout entreprendre avec excès. Le désir d'indépendance qui lui avait fait envisager son départ de Champcey presque comme un bien, lui aurait rendu la chaîne de la servitude intolérable à supporter, sans l'élan de tendresse et d'admiration qui l'avait soudain emportée vers madame Dunois. Jusque-là, Monique, au fond violente et tendre, n'avait véritablement aimé personne. Le sentiment qu'elle portait à sa mère était celui que les paysans ont entre eux, plus fait de respect et d'habitude que d'affectueuse expansion. Les mères de ce pays ne demandent guère qu'on les aime, elles exigent plutôt qu'on leur obéisse. Elles souffrent peut-être autant que les autres lorsque leurs enfants sont ingrats; mais dans la réserve fière où leurs sentiments se dérobent, ceux-là même qui les affligent n'en savent rien, si leur propre coeur ne leur en fait point reproche. Monique, n'avait point aimé son fiancé. Heureuse d'être aimée, possédant au fond du coeur une amitié réelle pour le bon garçon complaisant qu'elle avait connu de tout temps doux et serviable, elle l'avait accepté avec une orgueilleuse joie, mais l'amour ne s'était pas manifesté chez elle dès l'heure de l'aveu. Qui sait à quelle minute s'éveille l'amour dans le coeur d'une jeune fille qui vient d'accepter un fiancé? Qui sait de quel poids pèsent sur sa résolution le plaisir d'être aimée, l'orgueil d'être sollicitée, les espérances d'avenir et les satisfactions de la vanité? Toutes ces jeunes créatures qui ont dit oui, et qui se préparent à entrer dans une vie nouvelle, aussi irrévocable que la mort même, sont de bonne foi quand elles disent en parlant de leur futur: Je l'aime. Ce n'est pas lui qu'elles aiment; souvent c'est l'amour, qui leur fait la vie si douce et si nouvelle, plus souvent encore c'est ce qu'elles espèrent dans le mariage, l'indépendance et la joie d'être courtisées. Ce que Monique avait aimé, c'était l'amour: l'amour apparu devant elle, au milieu d'un buisson de roses blanches, comme une révélation, presque comme un rêve; lu dans les yeux de Marin, deviné sous ses lèvres, presque ressenti, mais arrêté dans son développement par les circonstances. De cette apparition dans sa vie, Monique avait guidé une impression étrange, une sorte de mécontentement; quelque chose de semblable à ce que ressentirait quelqu'un qui, ayant eu très-chaud, ne pensant pas à boire, se verrait soudain retirer le verre d'eau fraîche offert à ses lèvres. Monique avait beaucoup d'amitié pour Marin, et de plus, elle aimait l'amour, ou plutôt elle l'aurait aimé, si on lui avait laissé le temps de s'y accoutumer. Peu à peu l'amour et l'amant se seraient fondus pour elle en une seule adoration, et elle eût vécu heureuse dans la vieille maison des Bonami. Son départ précipité avait bouleversé non-seulement les conditions matérielles de son existence, mais aussi son être moral. La jeune paysanne n'était pas précisément ambitieuse; le luxe au milieu duquel elle vivait maintenant n'éveillait chez elle aucune idée d'envie; elle trouvait tout naturel de voir vivre autrement qu'elle des gens élevés autrement. Mais elle voulait être considérée comme l'égale de tout le monde en ce qui était de l'intelligence et du bon sens. Elle sentait, non la profondeur de ce qui lui manquait,--car il faut être très-civilisé pour s'apercevoir qu'on ne sait rien,--mais l'absence d'une instruction véritable et une infériorité d'éducation qui souvent faisait monter à son visage une rougeur violente. Monique ne pouvait supporter d'avoir tort en quoi que ce soit; aussi se laissait-elle rarement prendre en faute. Elle adora madame Hortense, qui, sans la reprendre jamais, lui indiquait ses erreurs de façon à lui montrer en même temps le moyen de n'y plus retomber. Hubert la rencontrait souvent; ils échangeaient un bonjour bref et ne se parlaient que sous la contrainte d'une nécessité absolue. Malgré cette absence de communications, ils s'étaient réciproquement devinés d'assez près, et à mesure que Monique s'attachait davantage à sa maîtresse, elle détestait plus âprement ce grand garçon qu'elle avait remplacé dans son service matériel, sans le supplanter dans l'affection de madame Hortense. Ces deux enfants étaient devenus précocement jaloux l'un de l'autre; lorsque Hubert entrait avec ses journaux, Monique se retirait d'un air fâché pour ne reparaître qu'à l'appel d'un coup de sonnette. Pour rien au monde on ne l'eût fait entrer dans la chambre de madame Dunois pendant l'heure de cette lecture. Si quelque communication du dehors devait y être transmise, elle s'arrangeait pour envoyer Toinette ou toute autre personne de la maison. Chacun sait comment un chien favori s'offusque de l'existence d'un autre chien, pour peu que celui-ci soit remarqué du maître. On voit alors l'animal le plus affectueux se retirer hors de la présence de celui qu'il aime et refuser obstinément de s'approcher, tant que le nouveau venu n'est pas parti et que le maître n'a point réparé son apparente infidélité par des caresses. C'est exactement ce que ressentait Monique, oubliant qu'elle était la nouvelle venue et que c'est Hubert qui eût dû plus raisonnablement manifester à son égard un sentiment de ce genre. Le jeune homme avait au contraire fini par s'accoutumer, non à Monique, qu'il tenait en profonde et incurable méfiance, mais à la présence inévitable de cette rivale. On ne sait quel sentiment de supériorité intime lui avait fait comprendre que cette petite, si bonne que fût à son égard madame Hortense, ne prendrait point sa place dans le coeur de celle qu'il nommait lui-même sa seconde mère. Une clarté s'était faite dans son esprit; après le désespoir des premiers jours de séparation, il avait compris que ce qu'il avait d'abord considéré comme un exil était au contraire une preuve d'affection très-grande. Il s'était aperçu à maints détails qu'il était suppléé, mais non remplacé, que madame Dunois se privait de bien des petits services plutôt que défaire faire par un autre ce qu'elle avait promis de lui réserver, et la blessure de son jeune coeur s'était rapidement cicatrisée. Cette épreuve avait eu sur lui une influence définitive; elle avait fait un homme du jeune garçon. Il avait pris un air sérieux, une tenue correcte et sévère, qui ne permettaient plus de le traiter comme un être sans conséquence. En moins de trois mois, ses anciens camarades avaient pris l'habitude, en parlant de lui avec les chefs de la maison, de le nommer M. Hubert, et personne ne se fût permis avec lut une familiarité déplacée. On était content de son travail, et suivant le conseil de madame Hortense, il suivait le soir des cours d'adultes, qui lui enseignaient à coordonner dans son esprit les notions de science et d'art acquises au hasard de ses lectures. Le changement était si grand que M. Dunois lui-même en fut frappé. Depuis quelque temps, il venait plus volontiers dans la chambre de sa femme. Il s'accoudait à la cheminée et suivait d'un oeil amusé les mouvements vifs et précis de la petite servante, qui trouvait toujours quelque occupation pour ses doigts. Il causait avec Hortense des choses du jour ou de celles de la maison, lui demandant parfois un avis qu'il suivait alors presque toujours, car il s'en trouvait bien, l'esprit juste et éclairé de sa femme faisaient d'elle une excellente conseillère. --Vous avez eu une bonne idée, lui dit-il un jour, pendant que Monique assise à terre suivait de ses mains agiles les mouvements de sa maîtresse occupée à dévider un écheveau de soie pâle. Ce jeune Hubert devient un excellent comptable; il a les qualités de l'emploi... Monique fronça le sourcil. Elle détestait instinctivement tout éloge donné à son ennemi. Hortense sourit avec douceur. --Je le pensais bien, dit-elle; c'eût été grand dommage de le laisser dans une situation inférieure. Le visage de la jeune fille s'assombrit de plus en plus. Une situation inférieure: celle qu'elle occupait présentement? Cela était dur, en vérité. Mais madame Danois n'y prit point garde. Son mari voyait mieux, et un sourire légèrement railleur effleura ses lèvres. Il aimait à regarder sur les traits mobiles de Monique le reflet des impressions de cet esprit bizarre. --On fera certainement quelque chose de ce garçon, dit-il. Je ne doute pas qu'il n'arrive à une belle position, pourvu qu'il continue à se bien conduire. --Il continuera, n'en doutez pas, répondit Hortense avec la joie d'une belle âme satisfaite d'avoir réussi dans une bonne ouvre. Monique fit deux ou trois mouvements saccadés qui embrouillèrent le fil de soie sur ses doigts nerveux. Madame Hortense débrouilla l'écheveau avec sa patience ordinaire. --Et cet amoureux, fit M. Dunois, s'adressant tout à coup à la fillette, qu'est-ce que nous en faisons, Monique? Elle rougit et ne tourna point vers lui son visage, mais il vit la nuque se colorer sous les cheveux follets. --Quelle carnation étonnante! pensa l'épicurien. Le sang coule à fleur de peau; elle doit être blanche comme du lait, sous le hale. --Eh bien! il n'écrit pas? insista-t-il en riant. --Il écrit, répondit la fillette sans bouger. --Vous me ferez bien voir ses lettres, dites? --Non, monsieur. --Pourquoi? --J'ai promis de ne les montrer à personne. --Oh! absolument? --C'est promis. --Monique fait bien de tenir ses promesses, dit madame Hortense de sa vois tranquille. M. Dunois quitta la cheminée. --Certainement, dit-il, on doit toujours tenir ses promesses. Allons, au revoir, ma chère Hortense. Au revoir, Monique. Il sortit, comme un bon enfant qu'il était, avec ses manières aisées, un peu protectrices. --Comment va-t-il, ce fiancé? demanda madame Hortense, quand la porte se fut refermée. --Il va bien, madame, je vous remercie, répondit la jeune fille d'un air sage. --Il vous écrit? --Mais oui, madame; il m'a écrit la semaine dernière; il est placé chez de bons maîtres, dans une grande ferme, auprès d'Isigny. --Il ne s'ennuie pas? --Oh! que si! Il s'ennuie de moi. Après un silence, Monique reprit: --Il trouve que c'est long, trois ans. --Et vous? Êtes-vous du même avis? Monique fit une petite moue. --C'est long, si l'on veut. Enfin, voilà toujours trois mois de passés! Le temps est plus long pour lui que pour elle, se dit madame Dunois en examinant avec curiosité sa petite soubrette qui, maintenant, allait et venait par la chambre. Cela se comprend, il ne pense qu'à elle, et elle pense à toute autre chose... Hubert entra sur ces entrefaites, et madame Hortense, en levant les yeux sur lui, fut surprise de le voir si grand, si homme; elle s'aperçut tout à coup, pour la première fois, qu'il n'avait plus rien de l'entant, et comprit pourquoi les domestiques l'appelaient «monsieur». Monique s'éclipsa, suivant son habitude; Hubert, qui s'était approché de la chaise longue, resta debout devant sa protectrice. --Quoi de nouveau? dit-elle en lui souriant. --Rien que je sache, madame, répondit-il. C'est aujourd'hui fête, les bureaux n'ont pas été ouverts, et je suis venu... --Me faire une petite visite? C'est bien gentil, cela... Madame Hortense s'aperçut en ce moment qu'il lui serait impossible de tutoyer plus longtemps ce grand garçon, si vieille qu'en fût l'habitude. --Vous n'êtes pas allé vous promener? dit-elle, sans le regarder, car elle sentait bien qu'elle lui causait une grande peine. Le regard qu'il attacha sur elle avait toute l'intensité de celui d'un malade qui cherche à pénétrer l'expression du visage de son médecin; puis il baissa les yeux pendant qu'il devenait pâle, et au lieu de répondre à la question, dit d'une voix contrainte: --Vous êtes fâchée contre moi, madame? Hortense ne voulut pas le regarder. --Non, mon enfant, dit-elle. Mais vous devenez si grand qu'il est impossible de vous traiter plus longtemps comme un gamin. Il garda le silence. --Eh bien? dit-elle avec un peu d'impatience. --Vous avez toujours raison, madame, et je vous remercie de tout ce que vous faites pour moi, répondit-il; car en ce qui me concerne, il n'est pas une de vos actions qui ne vienne d'une bonne pensée à mon égard. La touchante soumission avec laquelle il parlait, malgré la peine évidente qu'il venait de ressentir, émut madame Hortense, mais elle n'en fit rien paraître. --Vous ne m'avez pas dit si vous vous étiez promené? reprit-elle avec beaucoup de douceur. --C'est aujourd'hui le 1er novembre, dit-il... j'ai été au cimetière... Madame Hortense baissa la tête. La veille, elle avait fait porter sur la tombe de son petit enfant toutes les tardives roses blanches qu'on avait pu trouver chez les horticulteurs. M. Dunois ne s'en était pas souvenu, mais Hubert y avait pensé... Après tout, peut-être n'avait-il été là-bas que pour sa mère à lui... --La tombe de Marie est en bon état? demanda-t-elle, poussée par un désir instinctif de savoir la vérité. --Oui, madame; le jardinier en a grand soin... Hubert prit dans la poche intérieure de son veston deux boutons de roses blanches à peine flétris; il les présenta timidement à madame Hortense, qui les reconnut. --Je les ai pris sur la tombe du petit garçon, dit-il en hésitant; j'ai pensé que cela vous ferait plaisir, aujourd'hui, d'avoir quelque chose qui vint de là-bas... Cette fois, la jeune femme ne put empocher les larmes de monter à ses yeux, ni ses yeux mouillés de remercier le jeune homme. Elle étendit la main, prit les deux roses, les respira un instant, et les posa sur ses genoux, en disant: Merci. Hubert s'était détourné. Subitement, il alla vers le petit bureau, prit un cornet de Saxe, qu'il connaissait bien, y versa un peu d'eau et revint vers madame Hortense; sans dire un mot, celle-ci mit les fleurs dans le petit vase que le jeune homme plaça à portée du regard et de la main, sur la table voisine. Pas une parole ne fut prononcée, et tous deux se sentaient mutuellement reconnaissants. Madame Dunois jeta un coup d'oeil du côté de la fenêtre, qu'assombrissait le crépuscule hâtif de novembre. --Encore un hiver, dit-elle, un long hiver à passer enfermée... En été, au moins, je vais au jardin... Hubert vit tout à coup surgir devant sa mémoire tant d'heures ensoleillées passées sous les grands arbres, près des corbeilles d'héliotrope et de réséda qui embaumaient... C'était bien loin; ces heures auraient beau revenir pour madame Hortense, elles ne reviendraient plus pour lui! C'était fini! Il était entré dans la vie! Cruelle vie! Elle lui ôtait tout ce qui avait été sa joie; que lui donnerait-elle jamais en échange qui valût cela? Il s'aperçut alors que toute sa vie avait été de servir et d'aimer madame Hortense. --Je ne sais pas pourquoi, dit celle-ci, on est triste de revoir l'hiver; pour les autres, c'est une saison agréable; c'est pour moi seule que c'est la fin de toutes les joies. Ceux qui sortent ont moins à regretter. Hubert sentit que l'hiver était venu aussi pour son âme. Jadis printemps ou automnes lui importaient peu! Mais maintenant les journées seraient longues sous le gaz échauffant qui brûle avec un petit crépitement agaçant. C'est dans cette belle chambre claire que la vie était bonne aux heures gaies du jour, et aussi lorsque la lampe coiffée d'un abat-jour jetait une lumière si douce sur les personnes et sur les objets. Il y avait au mur, derrière madame Hortense, un paysage dans un cadre doré, qui prenait, le soir, des teintes délicieuses; les arbres clairs se fondaient avec le ciel gris dans une indicible harmonie mélancolique; quelques points d'or brillaient seuls dans le cadre attirant le regard. Il avait admiré cela bien des fois, et s'étonnait maintenant qu'il eût pu voir jamais autre chose que le visage de madame Hortense placé au-dessous, aussi harmonieux, aussi pâle, aussi beau que le paysage de Corot lui-même. Le jour baissait, une sorte de lueur rose entrait par les fenêtres tournées vers le couchant, et le rose de ce crépuscule semblait s'être rencontré sur les joues de madame Hortense; Hubert la regardait, sans même penser qu'il la regardait; jamais il ne l'avait vue aussi belle, ni aussi frêle. Il croyait s'apercevoir qu'elle avait maigri, que ses yeux s'étaient creusés, que le sourire s'était attristé... C'était peut-être vrai, et il ressentait un chagrin sans fond à la pensée que toute la tendresse, tout le dévouement qu'il ressentait pour elle ne pourraient épargner à cette sainte ni une souffrance physique, ni une douleur morale. M. Dunois était bien coupable... Lorsque Hubert portait encore la livrée de groom, il ne savait rien de M. Dunois; les domestiques avaient peut-être leurs raisons pour ne point mal parler du maître entre eux; et d'ailleurs, devant le jeune garçon, personne ne se fût permis un mot douteux, car qui aurait osé s'exposer à faire de la peine à madame? Et ne savait-on pas que l'enfant serait incapable de cacher quelque chose à sa protectrice bien-aimée? Mais au bureau les employés n'avaient point usé de la même réserve. Hubert s'était tout à coup trouvé instruit de choses qu'il n'avait jamais soupçonnées. Sa confiance enfantine dans l'être supérieur que lui semblait M. Dunois, avait été jetée à terre par une main brutale. Les fredaines du maître devenu «le patron» lui avaient été révélées, et, en même temps, Hubert avait compris pourquoi madame Hortense ne demandait jamais à son mari ni où il allait, ni ce qu'il faisait. L'enfance et l'extrême jeunesse prennent parfois soudainement en grippe le héros de la veille, déchu de la grandeur qu'on lui avait prêtée. Hubert éprouva, à l'égard de M. Dunois, une de ces désillusions qui rendent injuste. Il lui en voulait surtout d'avoir causé des peines à sa femme, mais il était mécontent aussi relativement à lui-même d'avoir considéré jusque-là comme une perfection, presque comme un dieu, un homme qui n'était à tout prendre qu'un aimable épicurien, d'ailleurs intelligent. Comme il pensait à toutes ces choses dans le silence de la chambre assombrie, pendant que madame Hortense songeait aux roses envoyées par elle à la tombe de l'enfant mort, et dont le parfum semblait lui arriver de là-bas semblable à l'âme du pauvre petit, Monique entra avec la lampe. Elle n'avait pas pu faire autrement; profitant du jour de fête, les domestiques s'étaient plus ou moins dispersés, et elle avait dû, malgré elle, se présenter devant son ennemi. Comme pour lui céder la place, Hubert se leva de la chaise où il venait de passer silencieusement un moment à la fois si doux et si pénible. --Vous partez? lui dit madame Hortense, comme si elle se réveillait d'un demi-sommeil. --Tiens! elle lut dit vous pensa Monique, avec un sursaut de joie. Elle est donc fâchée contre lui? Quel bonheur! Hubert avait répondu quelques mots, et se dirigeait vers la porte. Madame Dunois le rappela par son nom. --Je ne vous ai pas remercié, lui dit-elle. Il se rapprocha, invité par le geste. --Vous m'avez fait beaucoup, beaucoup de... Elle cherchait une expression, ne voulant pas employer le mot plaisir; n'en trouvant pas, elle lui tendit la main.--Je vous remercie, ajouta-t-elle. Il n'osait presser cette main comme un égal et n'osait non plus la baiser comme un enfant; elle referma doucement ses doigts sur ceux du jeune homme et les quitta aussitôt. C'était la première fois qu'elle le traitait en ami,--il se sentait inondé d'une joie orgueilleuse. --Je me conduirai en homme, dit-il, répondant à sa propre pensée. --J'en suis sûre, répliqua madame Hortense, en lui souriant. C'était bien vrai, il n'était plus un domestique pour sa bienfaitrice, mais un enfant, un ami... Comme il aurait à travailler pour mériter cette dignité nouvelle. Comme il devrait veiller sur lui-même, afin de se maintenir à la hauteur d'un pareil sentiment! Monique s'était glissée contre la chaise longue, et assise par terre comme un petit animal familier, elle caressait du plat de la main la couverture de fourrures, dont le contact soyeux lui faisait passer un petit frisson entre les deux épaules. C'était un peu inquiétant, et elle aimait cela. --Madame, dit-elle, savez-vous une chose? Les idées de Monique étaient souvent originale; madame Hortense l'écouta avec bonté. --Vous devriez me tutoyer, dit-elle, vous avez bien tutoyé Hubert quand il vous servait; est-ce que je ne vous sers pas aussi bien que lui? Madame Hortense sourit. Non, Monique se faisait illusion; jamais son service ne remplacerait celui d'Hubert, mais il était inutile de lui dire cela. --Cela me ferait tant de plaisir, dites, madame, je vous en prie. --Soit, fit la jeune femme en souriant. Aussi bien ce sera plus commode. Monique, se redressant sur ses genoux, saisit la main de madame Hortense, qu'elle baisa passionnément à plusieurs reprises. --O ma petite madame, dit-elle, que je vous aime, et que je vous aime! Cette explosion surprit un peu madame Dunois, qui ne s'y attendait pas; jusque-là, la réserve de sa petite servante n'avait rien pu lui foire prévoir de tel. --Tu m'aimes tant que cela? dit-elle. Prends garde de m'aimer trop. Tu sais, les gens que l'on aime trop au commencement, on finit parfois par ne plus les aimer assez! --Oh! madame! il n'y a pas de danger! Vous êtes si bonne, et si belle... et si bonne! répéta-t-elle, comme si ce mot résumait tous ses sentiments pour sa maîtresse. --Allons, c'est bien, lui dit celle-ci en souriant. Va t'amuser, c'est aujourd'hui fête; laisse-moi. Monique se retira en dansant presque de joie, et madame Hortense resta seule avec les roses blanches, qui s'étaient redressées, et qui répandaient dans la tiède atmosphère un parfum exquis. X --Monique! A cet appel, la jeune fille se retourna: derrière elle, M. Dunois montait l'escalier, couvert d'un tapis, si bien qu'elle ne l'avait pas entendu venir. --Monsieur? répondit-elle. Il montait toujours, et comme elle était au-dessus de lui, il lui chatouilla les mollets du bout de sa canne. Elle resta imperturbable. --C'est gentil, dit-il, tes jupes courtes, tu as de jolis pieds; mais tu portes de bien vilains souliers. --C'est bon quand il fait gros temps, répondit-elle, on ne se mouille pas les pieds. --Mais c'est laid dans la maison. Et puis ça craque. Il l'avait rejointe; elle continua à monter les marches deux par deux, et fut bientôt sur le palier. --Tu ne devrais pas porter ça, insista M. Dunois, en promenant sa canne autour du pied de la jeune fille, bien cambré sur le tapis. --Je ne suis pas assez riche pour acheter du fin, répondit-elle avec un peu d'humeur. --Tu crois? Voyez-vous l'avarice! Et être jolie, cela ne compte pour rien? --Est-ce que je ne suis pas jolie comme je suis? répondit audacieusement Monique. M. Dunois se mit à rire. Ce n'était pas la première fois qu'il avait avec la jeune servante ce qu'il appelait une pique; dans les commencements, elle n'osait répondre, puis elle s'était enhardie, et la vertu villageoise ne détestait pas ces altercations toutes de coquetterie, où elle trouvait à se faire valoir. --Ton amoureux ne te permettrait pas de porter du fin, comme tu dis, eh? continua M. Dunois. --Mon amoureux? Ah bien! s'il voulait se mêler de me défendre quelque chose, il y perdrait son temps! fit Monique. --D'autant plus qu'ici, il n'en verra rien, n'est-ce pas? Qu'est-ce que tu chausses en feit de pointure? --Du trente-quatre, répondit la fillette. M. Dunois tira une pièce d'or de sa poche. --Tiens, dit-il, ce sera pour t'acheter du fin, dit-il en la lui présentant. Monique le toisa dédaigneusement. --Je ne prends que mes gages, dit-elle, ou bien des étrennes. Madame m'a payé mon mois, et le 1er janvier n'est que dans six semaines. Son louis entre le pouce et l'index, M. Dunois resta fort penaud. --De la dignité! fit-il en essayant de sourire. Oh! mais, Monique, tu te donnes des airs! Elle fit mine de vouloir entrer dans l'appartement, il la retint par le bras. --Qu'est-ce que vous me voulez? dit-elle un peu haut. Il lui planta un baiser dans le cou, à l'endroit où les cheveux frisaient. --Voilà! dit-il. A présent, tu peux t'en aller. J'ai fait une bonne affaire. Il remit ostensiblement le louis dans sa poche et passa devant. Monique le regarda entrer d'un air très-mécontent. --Il m'ennuie, celui-là, pensa-t-elle. S'il n'était pas le mari de ma petite madame, je l'aurais remis à sa place depuis longtemps. Oui, mais elle ne l'y remettait pas, à sa place; la vérité, c'est qu'elle était à la fois ennuyée de la cour que lui misait son maître et flattée des compliments qu'il lui adressait. On l'avait courtisée au village, et un peu de coquetterie ne l'effrayait point. Elle n'avait aucune crainte des amoureux rustiques, ayant eu d'ailleurs peu d'occasions de s'en défendre. Marin Bonami ne comptait pas, lui; ce n'était pas un amoureux ordinaire, c'était le fiancé, presque un mari. C'est étonnant comme de loin Marin tournait au mari! Les taquineries des gens de la maison n'avaient pas peu contribué à cette métamorphose. Madame Hortense avait prévenu dès le début qu'elle voulait voir respecter les innocentes fiançailles de sa petite servante. A l'office, on avait obéi; mais la malice humaine ne perd pas ses droits: on s'était rattrapé en exagérant les droits de Marin et les devoirs de Monique. Toutes les fois qu'il était question d'amourettes, on feignait, pour respecter les oreilles de la jeune fille, de s'en aller chuchoter dans les coins. Le valet de chambre de monsieur n'avait pas oublié la petite scène qui avait valu à Monique le surnom de Bouche-d'Or; il ne lui avait jamais fait la cour, mais il l'observait avec une sournoiserie méchante qui ne demandait qu'un prétexte pour se manifester par des actes. En attendant, une de ses malices était de faire le vide autour de la fillette, afin qu'elle n'eût personne à qui parler. Depuis son entrée dans la maison, un seul homme avait regardé Monique avec des yeux d'homme, et celui-là, c'était son maître. Elle le trouvait beau; il sentait bon, il avait des mains blanches aux ongles bien luisants; ses habits étaient élégants et fins; la porte du cabinet de toilette parfois entr'ouverte lorsqu'elle passait laissait entrevoir des choses extraordinaires, des brosses d'ivoire, des petits outils d'argent, une grande baignoire pleine d'eau parfumée... Le cabinet de toilette de madame n'était pas moins somptueux, mais c'était une femme, et de plus, c'était «sa petite madame» pour laquelle rien n'était trop beau; pour un homme, un pareil déploiement de recherche élégante était vraiment bien étrange. Un peu de curiosité s'était infiltrée par degrés dans l'esprit chercheur de Monique à l'endroit de ce maître qui la regardait d'une certaine façon, comme si lui-même avait été curieux d'elle. Parfois elle sentait les yeux bleus et rieurs de M. Dunois se glisser sous son fichu, ou passer autour de sa taille comme s'il là déshabillait; elle en rougissait de colère, mais elle n'y pouvait rien. Son orgueil de paysanne libre se révolta d'abord contre ces façons de maître libertin; se figurait-il donc qu'elle fut à sa discrétion comme une chose achetée, et qu'il n'eût qu'à lui faire les yeux doux pour qu'elle s'en trouvât très-honorée? Puis, peu à peu, elle changea de manière de voir, se sentit flattée de l'attention que lui accordait cet homme, accoutumé probablement à fréquenter des dames élégantes et riches. Elle le regarda, le trouva beau, et n'en fut que plus fière de se voir l'objet de ses agaceries. A côté de ce sentiment de vanité, elle ressentait une obsession douloureuse; les deux impressions n'allaient pas l'une sans l'autre, si bien qu'elle en éprouvait une certaine irritation. Ce n'était pas au sujet de Marin, oh! non! Marin n'avait rien à voir dans ces choses-là: il était là-bas, lui, et travaillait dans sa ferme; il lui écrivait de temps en temps, elle lui répondait; ils se marieraient dans trois ans, tout était en règle de ce côté-là. L'inquiétude qui la tourmentait, c'était au sujet de sa «petite madame». Qu'est-ce que madame Hortense aurait dit, si elle avait su de quel oeil son mari regardait Monique? Bien sûr, elle aurait été fâchée, et même elle aurait eu du chagrin. Pourtant, Monique n'y pouvait rien... Pouvait-elle empêcher M. Dunois de lui rire au nez quand il la rencontrait dans les escaliers ou dans l'appartement? Évidemment, non! L'empêcher de la tutoyer? Pas davantage! De l'embrasser comme il venait de le faire? C'était bien difficile... Si elle se gendarmait, il se moquait d'elle et recommençait! Le mieux était de paraître n'y point prendre attention. En attendant, Monique était troublée, et tout en sentant qu'elle aurait dû faire quelque chose, ne savait,--ou ne voulait pas savoir,--ce qu'il eût fallu faire. Au lieu d'entrer dans l'appartement, elle monta l'escalier jusqu'en haut, s'assit au troisième, dans l'intérieur d'une grande baie vitrée qui jetait une lumière vive sur le palier, et jusqu'au fond des corridors où s'ouvraient de chaque côté de nombreuses chambres d'employés et de domestiques. A cette heure de l'après-midi, la maison tout à fait tranquille et silencieuse appartenait à la jeune fille, qui aimait à la parcourir du haut en bas. Les domestiques étaient à l'office ou en flânerie, madame Hortense occupée à recevoir des visites, les employés à leurs affaires, M. Dunois à la Bourse... En effet, elle entendit bientôt une porte s'ouvrir, le pas du maître décrut dans l'escalier, le concierge ouvrit et referma la porte extérieure, puis une grande porte vitrée qui séparait le vestibule de l'escalier, et le silence régna partout. Monique jeta un coup d'oeil au dehors; les arbres dénudés s'agitaient au vent d'automne, la pluie ruisselait sur les branches noires et luisantes; la mer devait sauter le long de la falaise, là-bas, à Champcey! Une rafale fait craquer la fenêtre, et la fillette sentit le souffle glacial lui donner le frisson... Tout à coup, elle se rappela l'endroit où elle s'était assise avec Marin, le jour qu'on coupait la fougère à M. Mahaut; la mer devait recouvrir cette place-là, aujourd'hui, et les papillons blancs des vagues s'envolaient bien haut, jusque par-dessus les noisetiers; ils tombaient peut-être dans le petit doué où les jeunes gens s'étaient regardés au clair de lune... Émue, Monique fouilla dans sa poche, en tira une enveloppe salie, usée aux coins, déplia la lettre qui y était contenue, et se mit à lire, très-lentement, comme si elle apprenait par coeur les mots tracés par une main malhabile et sans souci de l'orthographe: «C'est pour te dire, ma Monique, que je suis depuis la Saint-Denis à la ferme des Landes, et que j'y suis aussi bien qu'on peut l'être hors de chez soi. Ce qui me fait le plus de chagrin, c'est de ne plus voir la mer; quand j'étais dans la vieille maison et qu'il m'ennuyait de toi, je descendais la falaise et j'allais m'asseoir sur les pierres, tout au bas; il me semblait que tu y étais aussi, et que le vent emportait mon ennui. Ici, en haut de la lande, on ne voit que du ciel, et c'est triste. Tu penses à moi, bien sûr, car je ne songe qu'à toi; mais le malheur, c'est que je ne sais pas quand, et alors nos pensées ne se rencontrent pas. Écris-moi pour que je sache si tu as autant de chagrin de moi que j'en ai pour toi, ça me ferait plaisir de le savoir. Ton Marin pour la vie.» Monique avait lu la lettre bien des fois déjà, et ce jour-là, il lui sembla la comprendre comme elle ne l'avait jamais comprise. Était-ce parce qu'elle venait d'avoir ce ressouvenir de la mer dont parlait son ami? Etait-ce parce qu'elle sentait un remord pour avoir relégué si loin dans sa pensée le fiancé triste et esseulé dans la grande ferme où rien ne lui rappelait le pays? Elle replia la lettre qu'elle remit dans sa poche, et courut dans sa chambre. Jamais Monique n'avait pu s'accoutumer à retirer la clef lorsqu'elle s'en allait, cela ne se faisait pas à Champcey, et les habitudes de Champcey seules étaient des lois; aussi la clef était-elle sur la porte. Elle entra, s'assit devant sa petite table, et avec un crayon qui se trouvait dans le tiroir, elle écrivit une longue lettre, dont les lignes irrégulières s'en allaient de bas en haut, escaladant la page: «Mon cher promis, j'ai pensé à la mer aujourd'hui, et, comme toi, il m'ennuie de ne voir que du ciel et de la terre. Je suis triste de savoir que tu te fais du chagrin pour moi, et pourtant si tu ne t'en faisais pas, il me semble que ça me ferait de la peine.» Elle écrivait, écrivait, écrivait, entassant les phrases les unes sur les autres, dans son désir d'exprimer à la fois cent idées confuses, embrouillées dans sa petite tête. Elle parlait de madame Hortense et pas du tout de M. Dunois, de Hubert, ce «méchant gamin» qui avait l'air de se croire quelque chose, et de M. Firmin, le valet qu'elle avait joliment arrangé avec ses manières; enfin, de toute la maison. «Sois tranquille, mon pauvre Marin, disait-elle, je n'ai pas de galants; c'est ici une maison bien trop paisible pour cela, et je ne sors jamais.» Pourquoi avait-elle éprouvé le besoin de rassurer Marin, qui n'avait témoigné aucune jalousie? Pourquoi avait-elle rougi en écrivant cette ligne? Pourquoi hésita-t-elle au moment de signer sa longue épître profuse? Elle termina cependant cette besogne compliquée, et, s'apercevant que le jour baissait, elle pensa à la lampe de madame Hortense. Sa lettre à la main, elle descendit en courant les deux étages qui la séparaient de l'appartement de sa maîtresse. Au moment où elle allait entrer, la porte de l'appartement de M. Dunois, situé en face, sur le palier, s'ouvrit et laissa passer le maître lui-même, rentré un instant auparavant. Il tenait à la main un petit paquet ficelé, et en voyant Monique qui s'était retournée, avec la mine un peu inquiète d'une personne en retard, il sourit, de ce sourire railleur que la jeune fille connaissait bien, n'aimait pas, et qui la fascinait pourtant. --Qu'est-ce que tu tiens là? demanda-t-il en voyant la lettre, dont elle n'avait pu écrire l'adresse, faute d'encre. --Une lettre. --De ton bon ami? --C'est moi qui l'écris à mon promis, monsieur! répondit Monique en se redressant. Le mot dont s'était servi M. Dunois l'avait blessée. --A ton promis? répéta-t-il, sans cesser de sourire, voyez-vous celai l'heureux promis! Et qu'est-ce que tu lui écris? Il étendait la main pour prendre la lettre; Monique se recula, ouvrant du même mouvement la porte de l'appartement de madame Hortense. M. Dunois resta sur le palier, sans s'émouvoir. --Heureux promis! répéta-t-il. Monique le regardait avec colère: elle l'eût battu, si elle avait osé. --Et c'est dans trois ans que vous vous mariez? --Trois ans moins trois mois, fit la fillette en le bravant du regard. --Moins trois mois! Tu auras pourtant, ma petite, occasion d'user bien des paires de souliers d'ici là, quand même, tes souliers seraient encore plus gros et plus vilains que ceux que tu portes. Il balançait au bout de son doigt le petit paquet ficelé qu'il avait rapporté. Monique restait sur le seuil, furieuse, indignée, ne sachant que dire. Il s'approcha et la poussa doucement à l'intérieur. --Entre donc, lui dit-il. Sont-ce les chats qui t'ont appris à rester ainsi dans les portes? Ne sais-tu pas qu'on dit: Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée? Elle avait un peu résisté, par défi, par pique de caractère; il ne parut point y prendre garde. --Je voudrais qu'il me renvoyât, pensa Monique. Si je lui disais une impertinence? Aussitôt, la pensée que madame Hortense serait très-mécontente, arrêta cette velléité. M. Dunois avait déjà ouvert la porte de la chambre de sa femme. --Eh quoi, sans lumière! dit-il, on n'y voit goutte, chez vous! --Monique n'a pas encore apporté la lampe, répondit la voix de madame Hortense. --Elle écrivait à son amoureux; cela lui faisait paraître le temps court, je présume, reprit la voix railleuse du maître. Par la porte, restée ouverte, Monique entendait, et elle se hâtait de réparer sa négligence; mais ses mains tremblaient, et elle se sentait maladroite. Elle parut pourtant avec la lampe allumée. --Enfin! dit M. Dunois, de son ton bon enfant. Devinez, Hortense, ce que je vous apporte là. Il secouait au bout de sa ficelle le petit paquet soigneusement enveloppé. --Je ne sais pas deviner, fit madame Hortense en souriant. --Monique, donne-moi des ciseaux, reprit tranquillement le maître. La fillette se rapprocha, tenant les ciseaux à la main, M. Dunois coupa la ficelle, et sans se presser, développa une paire de mignons petits souliers. C'étaient des souliers fort simples, en chevreau noir, avec une bouffette de rubans; ils n'avaient de remarquable que la perfection de la forme et l'excellence de la matière. --Quelle drôle d'idée! fit madame Hortense en riant, des souliers, à moi qui ne marche pas! --Vous faites bien quelques pas dans l'appartement, reprit son mari; alors pourquoi pas cette chaussure? --En effet, pourquoi pas? répliqua la jeune femme, qui tournait et retournait un soulier, au bout de ses doigts effilés. Ceux-ci sont fort gentils. Mais comment avez-vous pensé à cela? --En les voyant dans la devanture d'un magasin, répondit M. Dunois, avec simplicité. Monique rougit jusqu'aux oreilles et s'agenouilla sur l'être pour arranger le feu. Son maître regardait la courbe élégante de ce petit corps fluet, incliné vers la flamme. Marin l'avait admirée aussi jadis dans la même pose, mais avec un plaisir moins raffiné, car Marin n'était pas connaisseur. Les bûches s'étaient enflammées. Monique se releva, et regarda ses pieds, emprisonnés dans la grosse chaussure du pays. --Est-ce que cette enfant ne vous fatigue pas en marchant avec ses souliers villageois? demanda M. Dunois à sa femme. --J'y suis accoutumée, répondit celle-ci avec bonté. --Monique, reprit le maître, il faudra renoncer à ces bottes de gendarme, mon enfant. Des larmes d'orgueil blessé montèrent aux yeux de la jeune fille, qui se dirigea sans mot dire vers la porte et sortit. --Vous lui avez mit de la peine, dit madame Hortense avec un léger reproche dans la voix. --Vous croyez? j'en serais désolé! Je la taquine parfois, car elle est drôle avec ses mines paysannes, mais je ne voudrais pas l'affliger. Je trouverai moyen de réparer cela. Il resta une demi-heure encore, aimable et bon causeur, après quoi il s'en alla dîner au cercle. Monique, en montant à sa chambre, le soir, trouva sur son lit un paquet ficelé, absolument semblable à celui que M. Dunois faisait danser au bout de son doigt sur le palier. Un peu émue, elle l'ouvrit. Il contenait une paire de souliers exactement pareils à ceux de madame Hortense. Les deux femmes avaient le même pied, quoique madame Dunois fût beaucoup plus grande que sa petite servante. --Pareils à ceux de madame! pensa Monique, pendant qu'une bouffée d'orgueil lui faisait monter le rouge au visage; tout pareils! Hésitante, elle regarda les chaussures d'un air inquiet; quelque chose l'avertissait qu'elle devait les mettre de côté, ne plus les contempler, ne pas les essayer surtout... Après quelques instants, elle fit un petit geste décidé, tira une belle paire de bas de sa commode, et se chaussa lentement, en étirant avec soin les plis du bas; puis elle mit les petits souliers, posa sa bougie par terre, tendit des deux mains les plis de sa jupe qui l'empochaient de voir, et examina ses pieds mignons, si gracieusement sertis par le chevreau poli et les noeuds bouffants... --Pareils à ceux de madame! se dit-elle encore. Un flot de pensées mauvaises, orgueil, vanité satisfaite, convoitise de biens jusqu'alors méprisés, dédain du passé, brusque soif de satisfactions nouvelles, envahit le cerveau de la jeune fille. Lentement elle se déshabilla dans sa chambrette froide, dont le vent secouait l'étroite fenêtre, puis elle posa les souliers neufs sur la commode, de façon à les voir le lendemain en ouvrant les yeux, et souffla sa bougie avec regret. --Pareils à ceux de madame! fut la dernière pensée de sa veille, qui flotta toute la nuit dans son sommeil troublé. XI Les souliers dont Monique apparut chaussée le lendemain firent événement à l'office. Toinette grommela contre la jeunesse du temps présent, qui ne se refuse aucun luxe, alors que jadis, avec des goûts modestes, on conservait toutes les vertus. Monique faisait semblant de ne pas entendre, et se demandait néanmoins, avec une certaine inquiétude, ce que dirait madame Hortense. A sa grande surprise, celle-ci sourit en la voyant, regarda d'un oeil satisfait la chaussure élégante de la petite servante, et lui en fit compliment. M. Dunois avait eu la précaution de lui annoncer le matin même qu'il avait, de sa propre autorité, remplacé les gros souliers par des fins, pour ménager les oreilles délicates de la malade. Madame Hortense avait accepté cette explication comme une gracieuseté à son adresse; un mot dit à Toinette arrêta les gronderies de la vieille fille, et tout sembla rentrer dans la paisible routine de tous les jours. Monique était restée profondément troublée. Quelque chose était changé dans sa vie. Le tentateur avait trouvé le côté faible de cette nature ombrageuse. Une offre d'argent l'eût scandalisée, un présent banal l'eût fait rire, mais le don d'un objet tel qu'en portait la maîtresse qui l'employait,--pareils à ceux de madame--touchait au vif le point sensible de l'enfant orgueilleuse. M. Dunois continuait à lui parler quand il la rencontrait seule, avec une sorte de raillerie bienveillante, quoiqu'un peu hautaine, qui piquait Monique et la laissait désireuse d'une revanche. Parfois, elle la prenait, cette revanche souhaitée: un mot, vif comme la détente d'un pistolet, s'échappait de ses lèvres, clouant net le maître à la fois caressant et impérieux. Ces escarmouches n'avaient pas de témoins. M. Dunois se penchait alors sur la fillette et l'embrassait, avec une apparence de violence qui permettait à celle-ci de résister, et de croire qu'elle résistait. Elle se figurait que ces scènes lui déplaisaient, parce qu'elle en restait troublée, avec un vague mécontentement. Si elle eût voulu regarder au fond de son âme, elle eût vu que ce n'était pas de son maître qu'elle était mécontente, mais d'elle-même; que sa conscience mal satisfaite lui reprochait de supporter ce qu'elle eût pu empêcher dès le commencement, ce qu'elle pouvait empêcher, même maintenant. M. Dunois l'eût-il rencontrée aussi souvent si elle n'avait pas aidé un peu le hasard? Jadis, elle le voyait à peine deux ou trois fois par semaine; à présent il ne se passait pas de journée sans qu'elle le vit à quatre ou cinq reprises. Le palier qui séparait l'appartement de monsieur de celui de madame était le lieu ordinaire de leurs rencontres. Le silence de l'escalier toujours tranquille, hormis à certaines heures réglées, était leur sauvegarde, car le moindre pas y retentissait avec des échos prolongés, malgré le tapis qui recouvrait les marches; là, près de la grande fenêtre qui donnait sur le jardin, le maître, beau, grand, riche, sentant bon, se penchait avec gourmandise sur le cou de la petite servante, qui exhalait un parfum de jeunesse et de santé. Il aspirait avec volupté l'avant-goût d'une conquête qu'il ne pressait pas, car c'était un gourmet qui savait le prix des jouissances et qui, sûr de réussir, ne voulait pas perdre une miette du régal qu'il se préparait. Il n'avait plus fait de cadeaux; cet homme riche trouvait amusant d'être aimé pour lui-même, et de supplanter le fiancé, qui avait été aussi aimé pour lui-même. Après tant d'amourettes banales et payées, il se plaisait à cette fantaisie où son argent n'interviendrait pas pour dénouer une situation qui aurait assez duré. Qu'adviendrait-il de Monique, dans les plans de M. Dunois? Eh mais, rien du tout! Si l'on s'occupait de l'avenir des petites bonnes que l'on séduit, on emploierait, en vérité, fort mal son temps. Est-ce qu'elles ne se chargent pas elles-mêmes de ce soin? En mettant les choses au pis, Monique quitterait un jour la maison,--sans rien dire, bien entendu, car elle aurait tout intérêt à ne rien divulguer. Avec un peu d'argent,--M. Dunois était fort généreux sur ce chapitre,--elle irait à Paris,--est-ce qu'elles ne vont pas toutes à Paris? Mais si elle était vraiment intelligente, et elle en avait bien l'air, elle épouserait Marin avant le temps fixé, grâces aux «économies» qu'elle aurait pu faire dans son service. Et tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes. --Voyons, Monique, ne fais pas la bête! dit M. Dunois un jour que, poussée par je ne sais quel remords plus aigu que de coutume, elle refusait obstinément de se laisser embrasser. --Moi? Ne me dites pas de ces choses-là, entendez-vous? répondit-elle soudain, l'oeil et la joue en feu. --Pourquoi donc? tu sais bien que tu fais semblant; au fond, tu aimes bien que je t'embrasse! Il avait passé sa main autour du corsage de la jeune récalcitrante, et il sentait sous sa main son petit coeur qui battait vite, vite. Elle s'arracha brusquement à son étreinte et le regarda bien en face. --Quand cela serait? dit-elle; vous savez bien que c'est vous qui avez commencé, et que c'est lâche, oui, lâche, tout plein! --Oh! les grands mots, Monique! fi, c'est si vulgaire, les femmes qui font des scènes! Garde cela pour ton promis, quand vous serez en ménage. Elle fit un pas vers lui, et il vit qu'elle était devenue tout à coup blême. --Ne parlez jamais de celui-là, je vous le défends! --Mademoiselle Monique, vous êtes impertinente, dit M. Dunois sans s'émouvoir. Si elle avait pu voir comme elle était jolie, elle eût eu peur pour elle-même. Elle allait parler, ses lèvres tremblantes s'ouvraient, ses yeux gonflés allaient laisser jaillir les larmes; son maître la reprit dans ses bras et appliqua sur ses lèvres un long baiser qui lui ôta ses forces. La détente nerveuse et l'ascendant magnétique qu'il avait pris sur elle avaient brisé la résistance de la pauvre petite. Elle sentit à la fois, par un sentiment double, plus fréquent qu'on ne le pense, qu'elle détestait l'homme, mais qu'elle aimait le baiser. Quand il détacha ses lèvres, il dut la soutenir, car elle serait tombée. --Dis-moi donc encore des choses désagréables? fit M. Dunois qui la regardait avec satisfaction. --Je vous déteste! répondit-elle d'une voix étouffée. Et c'était vrai. Pour la punir, il s'éloigna d'un pas. --C'est bon, dit-il, je ne t'embrasserai plus. --Grand dommage! fit-elle avec dédain. Il ouvrit sa porte, et au moment d'entrer, la regarda avec cet air de supériorité railleuse qui irritait toutes les fibres orgueilleuses de la petite paysanne. Elle essaya de soutenir son regard, mais il vit, à travers le battement des paupières tremblantes, éperdues, qu'il la tenait, et qu'elle serait à lui quand il voudrait. Restée seule, Monique fit un violent effort pour se reprendre; elle se redressa, passa le dos de sa main sur ses lèvres brûlantes, voulut oublier le baiser, et ne put; elle en sentait le poison courir dans toutes ses veines, et en même temps qu'elle s'appliquait à penser combien c'était odieux, tout son être appelait le retour de la sensation délicieuse. La tête basse, les mains dans les poches de son tablier, elle monta quelques marches pour aller dans sa chambre, où elle serait seule, où elle pourrait rappeler le souvenir de ce qu'elle venait de ressentir; puis elle se souvint qu'elle avait quelque chose à faire, que madame Hortense devait l'attendre... Madame Hortense! Foudroyée à cette pensée, Monique s'appuya à la rampe de l'escalier. Madame Hortense, la femme de son maître, sa bienfaitrice, presque son amie, qui la traitait plus en enfant qu'en servante; il fallait paraître devant elle. Et si elle voyait le baiser? Cela doit se voir, cela laisse des traces, bien sur. On ne ressent pas une commotion semblable, qui bouleverse l'être tout entier, sans que quelque chose en paraisse à l'extérieur... Si madame Hortense voyait cela, que penserait-elle? que dirait-elle à Monique? Éperdue, celle-ci monta d'une traite à sa chambre, versa de l'eau dans une cuvette, et violemment, avec rage, elle lava, elle frotta, essuya le visage et les cheveux qui avaient été touchés par le maître. Quand ses mains furent lasses, elle s'arrêta, se regarda dans le miroir, lissa ses cheveux, mit un autre bonnet, brossa sa robe, et voulut redescendre. On ne verrait plus rien, mais elle, elle sentait le baiser qui la brûlait toujours. Elle entra pourtant dans la chambre de madame Hortense, lui parla, l'entendit parler, remplit ses petits devoirs habituels, le tout comme en un rêve. M. Dunois apparut, lui fit un signe de tête amical, et sembla ne pas se souvenir qu'il se fût passé quelque chose. --Est ce que je l'aurais fâché? pensa Monique. Quel bonheur! Elle pensait: Quel bonheur! et elle sentit que s'il ne l'embrassait plus, elle ne saurait que faire d'elle-même. Le calme du banquier l'épouvantait. --Cela ne lui fait donc rien, à lui? pensait-elle. Il ne la voyait pas, il ignorait qu'elle fût là, et causait avec sa femme de choses indifférentes. Elle avait envie de pleurer, de crier, de s'en aller en courant n'importe où, et surtout de jeter ses bras autour du cou de cet homme qui l'avait affolée, et qui n'avait pas l'air de s'en douter. N'y pouvant plus tenir, elle passa derrière lui, sous quelque prétexte, pour l'effleurer, pour qu'il fût obligé de s'apercevoir de sa présence, et l'espace étant étroit, il sentit la chaleur de ce petit corps fiévreux sous la robe de laine. --Très-mince, Monique, dit-il, mais pas au point d'entrer dans un trou de souris. Et il se leva pour qu'elle pût revenir sans le toucher. Elle se glissa hors de la chambre, car ses larmes coulaient sur son visage sans qu'elle pût s'en défendre. --C'est abominable, dit-elle en frappant du pied, quand elle fut seule sur le palier; je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas! Pourquoi m'a-t-il embrassée? Je ne pensais pas à lui. Ce n'est pas ma faute! Je n'ai pas mérité cela, non, non, non, et je ne veux pas! La porte s'ouvrit. M. Dunois reparut, son journal et sa canne à la main, prêt à sortir. En voyant Monique, ses yeux brillèrent d'une lueur rapide qu'elle n'y avait pas encore vue. S'assurant d'un coup d'oeil qu'ils étaient bien seuls, il la renversa sur son épaule, et lui donna un second baiser plus pervers encore que le premier. Elle glissa à genoux, en disant tout bas: --Grâce! La porte vitrée se referma en bas, et un pas rapide monta l'escalier. Monique se releva, chancelant sur ses jambes qui tremblaient, et s'enfuit dans les détours du grand appartement. --Bonjour, Hubert, dit M. Dunois en ajustant son chapeau. Des lettres? --Pas pour vous, monsieur, répondit le jeune homme en le saluant. --Alors, adieu, fit le banquier en descendant d'un pas tranquille. Hubert entra dans la chambre de madame Hortense. --Monique! appela celle-ci un instant après. La jeune fille accourut, une joue rouge et l'autre pâle, troublée au point de se heurter aux meubles. --Tu as l'air malade, dit madame Hortense avec intérêt. --La tête me tourne, répondit la petite en toute sincérité. --Va faire une promenade. Je n'ai pas besoin de toi pour le moment, et cela te fera du bien. Tiens, voici une lettre pour toi. Monique regarda l'adresse; c'était Marin qui lui écrivait. Elle mit la lettre dans sa poche, sortit et s'en alla droit devant elle; c'était plus que la tête qui lui tournait; le monde entier pris de vertige semblait s'enfoncer sous ses pas dans un gouffre plus redoutable que les sombres remous de l'Océan. Elle monta la colline sur laquelle Rouen s'étage, sans regarder en arrière, en courant, s'essoufflant volontairement, sentant battre les veines de ses tempes avec une satisfaction méchante. Cela lui faisait mal? Tant mieux! Si elle avait pu avoir plus mal encore, cela eût certainement mieux valu. Elle heurtait les cailloux avec rage de son petit pied orné de sa fine chaussure, et une touffe d'orties s'étant trouvée à portée de sa main, elle la prit à pleine poignée: cela aussi fait mal, et elle eût voulu que tout son corps ne fût qu'une douleur, pour jouir délicieusement de cette torture. Un souffle d'air vif et pur la frappa au visage; elle s'arrêta, chancelante, sentant ses jambes fléchir sous elle, tant elle était lasse. Elle avait couru longtemps, les yeux fixés sur le chemin; Rouen était sous ses pieds, dans la vallée où la Seine se déroule si magnifiquement autour des coteaux qu'elle semble ne pouvoir quitter, et des îles qu'elle embrasse comme d'une caresse. Les flèches des églises s'élançaient légères et fines, et leurs tours royales crénelées d'une dentelle de pierre, qui semblent porter des couronnes au-dessus des sanctuaires, émergeaient des toits houleux; la brume sombre qui flotte sur les fleuves vers le déclin du jour noyait les détails vulgaires, et ne laissait voir que les grandes masses de pierre noircie. Le soleil de décembre allait se coucher dans une gloire de pourpre violette, au-dessus d'un écroulement de nuages gris d'ardoise, et cette splendeur lugubre jetait sur la ville de sinistres lueurs d'incendie. --C'est comme la mer! pensa Monique, saisie d'un frisson douloureux. Que de fois là-bas, sur les roches noires, elle avait vu les vagues blanchissantes accourues à l'assaut sa franger d'une écume couleur de sang, à cette heure où le soleil d'hiver semble éclairer un champ de bataille! Elle n'y prenait point garde alors, et remarquait à peine ce que ce spectacle avait de saisissant et de terrible. Aujourd'hui, la majesté redoutable de la nature lui apparaissait comme un reproche. Elle se laissa glisser à terre parmi les cailloux de la route, et sentit craquer sous sa jupe le papier froissé de la lettre qu'elle avait reçue avant de sortir. --Je ne la lirai pas! se dit-elle en la saisissant avec colère pour la déchirer. Au moment où elle en tordait l'enveloppe entre ses deux mains, elle eut peur, comme d'un sacrilège. --J'ai donné ma parole, pensa-t-elle, j'ai promis d'être honnête, d'être fidèle... La lettre retomba sur ses genoux, avec ses deux mains découragées. --Eh bien, reprit-elle tout haut, je suis honnête, je suis fidèle, je n'ai rien fait de mal; je ne sais pourquoi je m'imagine des folies! Qu'ai-je fait? rien! rien du tout. Elle arracha une poignée d'herbes sèches qu'elle se mit à mâchonner d'un air d'une supériorité satisfaite. --Rien du tout! répéta Monique. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Je ne suis plus une enfant, et je sais me conduire, n'est-ce pas? Elle regarda le couchant d'un air de défi, s'adressant à un être imaginaire qui devait se le tenir pour dit et ne plus se hasarder à la contredire. D'un geste délibéré, elle fit sauter l'enveloppe, déplia le papier, et elle lut: «Ma Monique, voilà plus d'un mois que tu ne «m'as donné de tes nouvelles, et le temps me dure. «Je pensais que tu aurais répondu à chacune de «mes lettres comme tu me l'avais promis, et en voilà «deux que je t'écris sans rien recevoir de toi; celle-ci «sera la troisième. Je pense bien que tu es trop «occupée pour m'écrire comme je le voudrais. A la «ville, on a plus d'ouvrage l'hiver qu'à la campagne, «où l'on ne fait pas grand'chose C'est même pour «ça qu'il m'ennuie si fort de toi. Tâche de trouver «un petit moment pour me dire que tu es contente «et que tu te portes bien; cela m'égayera le coeur «de le savoir. J'ai souvent peur que tu te décourages «en voyant comme c'est long, trois ans; mais «ô pense, ma Monique, qu'après ce temps-là, nous «serons ensemble pour la vie. C'est ce que je me «dis tous les soirs, quand j'ai le coeur gros de penser «que nous sommes si loin l'un de l'autre. Voici le «nouvel an tout proche, je crois que j'aurai une «surprise à te faire, mais je ne veux pas te le dire «d'avance, parce que ce ne serait plus une surprise. «Je t'embrasse comme je t'aime. Ton fidèle «Marin.» Monique avait eu de la peine à déchiffrer les dernières lignes de cette lettre. Était-ce parce que le jour s'assombrissait, ou bien parce qu'elles étaient d'une écriture moins régulière et moins ferme? Un peu d'humidité avait brouillé l'encre pâle sur la page; ce pouvait être, une larme et ce n'était peut-être aussi qu'une goutte de pluie... Les yeux de la jeune fille s'étaient troublés à cette lecture. Mais elle ne voulait pas pleurer. Pleurer, pourquoi? Trois ans sont bientôt passés. Le nouvel an approchait, en effet, ce serait dans huit jours; après janvier, il n'y aurait plus que deux ans et demi, et Monique était bien décidée, d'ailleurs, de ne pas attendre jusque-là. L'hiver fini, elle retournerait à Champcey avec les beaux jours, elle supplierait sa mère, et si Clémence était inflexible, eh bien, on irait ailleurs, mais elle ne reviendrait pas chez madame Hortense. --Ma petite madame! s'écria-t-elle, moi qui vous aime tant! Si belle, si bonne, si... Est-ce que je pourrais jamais en servir une autre que vous? La beauté, la bonté, le tendre sourire, la douceur touchante du visage et de toute la personne de madame Hortense, apparurent à Monique, comme l'incarnation de l'idéal. Elle ne savait pas ce que c'est que l'idéal, et si l'on avait tenté de le lui expliquer, on eût eu bien de la peine à le lui faire comprendre; mais c'était l'idéal, qui révélait aux yeux de la petite paysanne à demi séduite la forme de sa maîtresse vouée à la douleur et pourtant, elle-même, toujours compatissante. Son coeur violemment remué par un immense besoin d'aimer s'en allait à cette chère créature punie sans avoir péché. Marin était trop loin. M. Dunois n'avait rien à voir avec ce coeur ardent et inassouvi; c'est madame Hortense qui recevait cet hommage inconscient et nécessaire qui s'exhale un jour de tout être aimant. Il lui arrivait douloureux, tourmenté, plein de larmes, comme un remords, comme une expiation, et en même temps pur et spontané comme la première floraison d'une âme vierge. --Ma petite madame, murmurait Monique en joignant les mains, comme devant une sainte, je vous aime plus que tout au monde, ne me laissez pas vous faire du chagrin! Les vapeurs montaient de la rivière; les lueurs de pourpre avaient disparu, et de minces bandes jaunes les remplaçaient entre les nuages gris de fer. Monique se leva pour redescendre vers la ville. Autour d'elle c'était le désert et le silence. Les maisons de campagne qui parsemaient le coteau, abandonnées l'hiver, ne sont guère visitées que ie dimanche. Elle jeta un regard enthousiaste autour d'elle, comme pour prendre à témoin ce lieu de la résolution d'aimer madame Hortense plus que tout au monde, et elle se mit à courir le long du sentier incliné. Une vague rumeur, frémissante et confuse, parcourt l'espace avec une vibration puissante, et presque au même moment un coup de cloche profond et sonore traversa la vallée comme un corps palpable. De toutes parts les cloches retentirent, petites et grandes, aiguës et pesantes, lourdes et légères, lancées à toutes volées, ébranlées à grand-peine par des hommes robustes qui soupiraient sous l'effort... On entendait leurs timbres divers, on pouvait presque se représenter dans les clochers les sonneurs qui mettaient en mouvement chacune d'elles, tant elles avaient de personnalité dans le son de leurs coupes de métal, pleines d'harmonie, comme une coupe de cristal est pleine d'eau tremblante jusqu'aux bords. --C'est demain Noël, dit Monique; et, dans le crépuscule envahissant, elle s'arrêta pour écouter. Le son montait à elle comme la marée monte aux roches. Parfois il semblait accourir avec force pour escalader la colline, puis emporté au loin, comme par un remous de vagues, il semblait se perdre et s'effacer sur l'autre rive, bien loin; on eût dit qu'alors la Seine emportait les ondes sonores comme elle emportait les flots argentins. Puis il revenait, éloigné d'abord, plus proche ensuite, il accourait, il grandissait, il montait, emplissant l'espace, répercuté par les collines, si puissant, si prodigieux, qu'il dépassait de cent coudées Monique debout, tête baissée, avec l'impression que l'énorme masse, en s'écroulant, allait l'écraser. La vague d'harmonie se déroulait autour d'elle, la frôlant à peine, et l'inondant pourtant de vibrations mystérieuses, dont elle se sentait ébranlée jusqu'au plus profond d'elle-même, puis se retirait, laissant une traînée de sons, qui semblaient s'accrocher à tous les objets, comme le brouillard, entraîné doucement par le vent, laisse des flocons aux branches, semblables à des flocons de laine... Monique éperdue, presque effrayée, n'osait bouger, comme si un mouvement eût dû rompre le charme. --Où ai-je entendu quelque chose qui ressemble à cela? se demanda-t-elle tout à coup, essayant de se redresser, de se ressaisir... Ah! je sais, les vagues! Et, fermant les yeux, elle revit devant elle, comme une apparition, la lune sur la mer, Marin assis près d'elle, et les vagues en bas, sur les rochers, montant et descendant, avec le bruit lointain d'un cristal incessamment brisé. --Champcey, Champcey! s'écria Monique, se jetant la face contre terre sur l'herbe du chemin, que l'humidité rendait luisante. O mon pays! Je veux retourner chez nous! Elle se releva sur-le-champ, et, sans prendre le soin d'essuyer ses larmes qui coulaient sur ses joues, elle courut tout d'une traite jusqu'à la maison. --Je vais dire à madame que je veux retourner chez nous, se disait-elle en montant l'escalier aussi vite que ses jambes pouvaient la porter. Elle frappa à la porte de la chambre de madame Hortense, et entra sans prendre le temps de respirer. Il était là, son maître, celui qui la possédait par toutes les fibres de son être, sans qu'elle le sût elle-même: il lisait à haute voix un article de journal, et s'arrêtait de temps en temps pour rire. Quand il la vit, il posa sur elle ses yeux bleus, brillants et magnétiques. Le journal formait un écran entre sa femme et lui, comme il s'en assura; alors, lentement, sans cesser de tenir Monique sous son regard, il avança ses lèvres comme pour un baiser. Elle lui jeta un regard de mépris; avec un haussement de sourcils étonné et dédaigneux, il reprit sa lecture. Monique, debout, n'osant interrompre, attendait qu'il eût fini pour formuler sa demande; mais il n'était pas pressé, et lisait à loisir, s'arrêtant à des réflexions qui faisaient rire madame Dunois. Dépitée, Monique se détourna et, par contenance, se mit à ranger divers objets épars ça et là. A mesure qu'elle tenait sous ses doigts ces choses familières, qui faisaient à présent partie de sa vie, elle sentait faiblir sa résolution. Partir? Le pourrait-elle? Et pendant qu'elle se le demandait, la voix du maître continuait sa lecture; cette voix pénétrait Monique par tous les pores et l'enveloppait d'une caresse, comme les cloches là-haut, sur la colline, l'avaient enveloppée de leur harmonie. Sa lecture terminée, M. Dunois replia son journal, se leva, dit quelques mots, et se dirigea vers la porte; en passant près de Monique, sous prétexte de lui dire bonsoir, il effleura lentement de ses doigts le cou de la petite servante, qui frissonna. --Tu avais l'air d'avoir quelque chose à me dire? demanda madame Hortense quand son mari fut sorti. Qu'est-ce que tu voulais? --Rien, répondit Monique. XII C'était fini, elle ne pouvait plus s'en aller. Il était trop tard. Dans la vie, il y a des moments où l'on peut une chose qui cinq minutes après est devenue impossible. Rentrée dans l'atmosphère tiède et énervante de la maison de M. Dunois, Monique ne s'appartenait plus; elle devenait l'esclave du maître qui se jouait d'elle. Il était flatté, cet homme élégant, d'être adoré de cette petite créature presque sauvage. Dans la vie facile que mènent ceux qui ont de l'argent et une situation inattaquable, on ne rencontre pas souvent des natures aussi neuves que l'était celle de Monique. Ce n'était plus la séduction banale, où des paroles aimables et quelques bijoux de peu de prix font choir la vertu déjà chancelante. C'était une chasse véritable, où le gibier se dérobait, faisait des crochets, égarait le chasseur, et parfois se terrait sans que celui-ci pût savoir où était passée sa victime présumée. Pendant trois jours après cette veille de Noël, M. Dunois ne put arriver à rencontrer Monique autrement qu'en présence de madame Hortense. Le soir du réveillon, il avait espéré la voir chez elle ou chez lui; pendant la messe de minuit, profitant du silence et de la solitude de la maison déserte, il était monté à pas de loup jusqu'à la chambrette de la jeune fille. Il se croyait sûr de l'y trouver; après ce qui s'était passé durant le jour, elle devait avoir compris qu'ils se reverraient ce jour-là... Mais la chambre était déserte, dans le demi-désordre d'une toilette de fête accomplie à la hâte; Monique était avec toute la maison à la messe de minuit. Elle rentra, mais sous l'égide de Toinette qui la pilotait gravement dans cette initiation aux coutumes d'une grande ville, et, qui plus est, une ville d'archevêché. Les domestiques se mirent à table, pour faire réveillon. M. Dunois, d'un air grave et bienveillant, passa donner un coup d'oeil à l'office, s'assura qu'on y banquetait avec ordre et décence, et sortit, sans paraître avoir vu Monique, qui baissait les yeux et se faisait toute petite, prise de peur à la pensée que, devant les autres, son maître pouvait lui jeter un de ces regards qui la rendaient presque folle. Il ne l'avait pas remarquée; elle ressentit comme un outrage ce dédain qu'elle savait joué, et, au bout d'un instant, repoussa son assiette. --Vous n'avez pas faim? demanda le valet de chambre qui dévorait. --Elle est fatiguée, cette enfant, répondit Toinette. Allez vous coucher, ma petite, si vous en avez envie. Monique ne se le fit pas dire deux fois. Elle regagna sa chambre, se mit au lit, et pleura tant qu'elle eut des larmes. Le lendemain, pendant une heure de liberté, elle écrivit à Marin quelques lignes seulement, l'exhortant à la patience, lui disant qu'elle n'était pas malheureuse et lui souhaitant une bonne année. C'était court, hâtif, gêné; on sentait qu'elle aurait voulu dire autre chose, qu'elle ne le pouvait pas et qu'elle en souffrait. A la fin de cette lettre trop brève, elle ajouta au-dessous de son nom, par réflexion sans doute: «Je t'aime bien.» Puis la lettre partit, et Monique resta brisée de l'effort qu'elle avait foit, les mains molles, sans courage, sans volonté. M. Dunois se promenait, il faisait des visites, madame Hortense en recevait de son côté; la chambre, et le salon ne désemplissaient pas, et Monique avait fort à faire d'annoncer tout ce monde. La journée s'écoula cependant. Un peu avant le dîner, le maître rentra; il attendit sur le palier, pensant que sa petite victime élue allait se montrer; elle ne vint pas. Elle l'avait bien entendu cependant; elle connaissait son coup de sonnette en bas, et la façon dont il laissait retomber la porte vitrée, avec sa négligence d'homme heureux et riche, qui se soucie peu du bris des vitres. Elle resta près de madame Hortense, s'ingéniant à trouver des occupations extraordinaires pour ne pas sortir de cette chambre où elle se sentait en sûreté. Il entra; elle lui dit un «Bonjour, monsieur», si étouffé que madame Hortense la regarda avec surprise, et elle continua de ranger des mouchoirs dans un petit meuble avec la même attention que si elle eût compté des diamants. Il s'attarda dans sa visite à sa femme, pensant que Monique sortirait et qu'il la trouverait sur le palier; non: elle s'entêtait à ne pas bouger. Il s'en alla alors, la tête haute et l'air mécontent. Madame Hortense poussa un soupir, ne comprenant pas pourquoi son mari était capricieux et changeant, au point de ne pouvoir garder la même humeur pendant la durée d'une courte visite. Quand il fut parti, Monique vint s'asseoir sur le tapis, auprès de sa chère maîtresse. Elle avait suivi sur le visage de la jeune femme la pensée triste des dernières minutes: elle eût voulu lui dire: C'est ma faute, c'est parce que je ne fais pas ce qu'il veut, que sa bonne grâce s'est changée en méchante disposition. Aidez-moi contre lui, contre moi-même, vous qui êtes la pureté, la bonté, la vertu! Mais elle ne pouvait pas dire cela à madame Hortense. Elle se contenta de baiser la belle main lassée qui pendait hors de la chaise longue. La jeune femme sourit, caressa Monique sur la joue du bout des doigts, soupira plus légèrement et prit un livre. Cela dura deux jours encore. Hubert regardait de travers la petite servante qu'il trouvait toujours là maintenant. L'heure de lecture qu'il venait faire après le déjeuner était son heure à lui, et il ne pouvait comprendre pourquoi Monique ne s'en allait plus, comme elle le faisait d'habitude. Seul avec madame Hortense, il se sentait à l'aise, il osait lui parler plus confidentiellement, sur un ton plus intime. Il ne lui disait pas d'autres paroles, mais ces paroles, il les disait autrement. Pourquoi cette petite s'obstinait-elle à rester là, en trouble-fête? Hélas! elle n'osait pas sortir. Elle savait que M. Dunois tenait ouverte la porte de son appartement, afin de la happer au passage; elle savait que si elle se hasardait hors de cette chambre qui était sa citadelle, elle serait à la merci du maître; et, dans ce moment-là, elle le détestait. Elle lui en voulait de l'humiliation qu'elle ressentait à se voir ainsi l'esclave d'un autre, sans force et sans volonté, sans honneur... Elle le détestait, et quand elle se disait qu'elle n'avait qu'une porte à ouvrir pour retrouver les bras du maître, et pour sentir sur ses lèvres ce baiser qui lui donnait l'ivresse dont elle se sentait mourir, elle s'apercevrait que tout ce qu'elle avait encore d'énergie était à peine suffisant pour l'empêcher d'ouvrir cette porte. M. Dunois paraissait ne plus la voir, ne l'avoir jamais vue. Il entrait et sortait comme d'habitude; il lui disait bonjour et bonsoir, mais sans la regarder. --Tant mieux! se dit-elle d'abord. Puis elle devint triste, et se mit à pleurer quand personne ne la voyait. On remarqua à l'office qu'elle avait pâli; on la taquina au sujet de son fiancé; elle ne répondit pas. Depuis longtemps, elle ne méritait plus son nom de Bouche-d'Or, car on ne l'entendait plus guère parler, mais elle était devenue sombre. Le nouvel an était tout proche, on ne songeait qu'aux étrennes, Monique fut oubliée. Le soir du troisième jour après Noël, c'était un dimanche, les domestiques étaient sortis pour la plupart; madame Hortense, fatiguée d'avoir reçu tant de visites les jours précédents, se mit au lit de bonne heure et renvoya sa petite femme de chambre. La jeune fille sortit lentement de l'appartement; la soirée lui semblerait longue dans sa chambre froide, là-haut; elle descendit à l'office pour voir si quelqu'un ne s'y serait pas attardé; elle n'y rencontra que Firmin, le valet de chambre, qui sortait. Monsieur lui avait donné congé pour la soirée, et même, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, pour la nuit. Monique connaissait par coeur les bonnes fortunes de Firmin; elle le vit s'en aller, et écouta son pas décroître dans le long corridor, puis elle remonta sans se presser. La porte de l'appartement de M. Dunois était ouverte, le gaz y était encore allumé, une bonne chaleur parfumée sortait de là; Monique s'avança sur la pointe du pied. Elle n'avait jamais osé entrer là dedans; elle avait peur et envie tout à la fois de connaître les quatre pièces où vivait ce maître à la fois haï et adoré. Sur le seuil, elle tendit l'oreille... Aucun bruit suspect; toutes les portes étaient ouvertes. Par l'une d'elles, elle voyait un bout de tapis rouge sombre, une glace, et dans cette glace, la lente buée qui montait probablement d'une baignoire invisible. C'était riche, tentant, cela sentait bon... Le coeur manqua à Monique. Firmin avait laissé sans doute tout cela en désordre, dans sa hâte de s'en aller. M. Dunois avait dîné en ville et ne rentrerait que fort tard, comme d'habitude; puisqu'elle était libre de son temps, pourquoi ne rangerait-elle pas un peu ce qui appartenait à son maître? Personne, bien sûr, ne pourrait trouver à redire à cela! Elle entra timidement dans l'antichambre, tendue de tapisseries; le gaz l'éclairait faiblement, mais, plus loin, on voyait des becs brûler à plein feu; elle fit quelques pas, hésita, ne sachant si elle irait d'abord à droite ou à gauche, puis s'arrêta saisie de frayeur. Derrière elle, elle avait senti le mouvement que produit dans l'air le passage rapide d'une personne. La porte du palier se referma avec un très-léger bruit étouffé. Elle se retourna, surprise, épouvantée... --Petite curieuse, lui dit son maître, te voilà prise au piège! Elle fixait sur lui un regard à la fois plein de colère et de terreur. Il cessa de rire et s'approcha d'elle, très-tendre, avec une douceur contre laquelle elle se sentait sans résistance. Au mouvement qu'elle fit pour s'échapper, il n'opposa aucune violence; il étendit la main et prit le poignet de la fillette, en glissant ses doigts le long du bras, mal enfermé dans la manche large. --Rien ne te force à rester, petite Monique, dit-il, je ne veux pas que tu puisses penser que je t'ai contrainte; mais maintenant que tu es là, tu ne vas pas t'en aller, dis? Elle fit un geste irrésolu, moitié ordre, moitié prière, en indiquant la porte. --La porte n'est pas fermée à clef, dit M. Dunois, tu peux sortir si tu veux. Embrasse-moi seulement, avant de t'en aller. Elle baissa la tête, cherchant à dérober ses lèvres, «t se tourna vers la porte. Comme pour la diriger, il passa un bras autour d'elle en la serrant à peine contre lui. --Eh bien, embrasse-moi donc, dit-il au moment où elle atteignit la porte. Il lui releva brusquement la tête et posa ses lèvres sur celles de la jeune fille. Elle s'arrêta chancelante. Il l'embrassa alors très-doucement loin de l'antichambre, en lui disant: --Je ne veux te forcer à rien, Monique. Tu es libre de faire ce que tu voudras. En effet, elle ne put jamais penser un instant qu'il l'avait contrainte! XIII --Comme tu as l'air endormi! fit madame Hortense en regardant avec surprise le visage de la jeune fille, pendant que, le lendemain, celle-ci arrosait les jardinières pleines de plantes vertes. Monique passa lentement la main sur ses yeux; en effet, depuis la veille, il lui semblait vivre dans un rêve. Elle ne se souvenait de rien; elle ne savait rien; machinalement elle exécutait ses mouvements habituels, et, de temps en temps, elle sentait dans ses nerfs déséquilibrés un sursaut douloureux, sorte de tentative pour rentrer dans la vie réelle. Mais elle ne voulait pas rentrer dans la vie; le rêve était meilleur, elle voulait continuer le rêve. Son corps alangui semblait, en effet, dormir, ses mouvements somnolents étaient incertains; ses yeux se fermaient de temps à autre, blessés par la vue des objets extérieurs, mais on se trompait en pensant qu'elle était endormie; elle rêvait éveillée! Dans l'âme de Monique, aucun remords, aucun regret. Le remords implique un retour sur soi-même; elle ne pensait absolument à rien, à son ancienne vie bien moins qu'à tout le reste. Quand un de ces sursauts qu'elle évitait ramenait son esprit vers les jours précédents, elle écartait la vision importune d'un geste lent, comme on chasse une fumée légère qui passe devant les yeux. Le passé n'existait plus; il avait sombré la veille sans laisser de traces, comme un navire brisé s'enfonce tout à coup dans un remous. Bien ne surnageait à la surface de l'eau tranquille, pas une épave inerte, pas un vestige de vie; le passé avait été, il était mort. Une existence nouvelle recommençait depuis la veille... Monique n'était même pas bien sûre que la veille eût existé. Elle vivait à nouveau depuis le réveil étrange qui avait succédé à un sommeil confus et troublé. Elle revoyait la fenêtre étroite de sa chambrette, où filtrait la lueur claire et nette d'un matin d'hiver; s'étant dit qu'il devait être tard, elle s'était levée en hâte, avec l'impression qu'il fallait se dépêcher... Elle ne pouvait faire vite ce qu'elle accomplissait d'ordinaire avec tant de promptitude, et cette langueur avait évoqué soudain le souvenir de la langueur des jours précédents, de la faiblesse mortelle qui l'avait envahie la veille... Habillée lentement, elle était descendue, toujours dans le même état d'extase somnolente; les paroles qu'elle entendait heurtaient son ouïe comme des corps durs eussent heurté son visage, les meubles qu'elle frôlait lui paraissaient énormes et lourds, presque agressifs dans leurs formes arrêtées. Elle eût voulu vivre dans une sorte d'ouate légère et dorée, ou rien ne l'eût distraite de son inconsciente rêverie. La voix de madame Hortense provoquait chez Monique ces brusques réveils de l'âme engourdie: elle regarda sa maîtresse, ébaucha un sourire, et continua sa besogne délicate. --J'ai peur que tu ne sois malade, reprit la jeune femme. On dirait que tu as la fièvre. Viens donc ici... Monique s'approcha; les doigts fins de madame Hortense se portèrent sur le poignet, où le pouls battait avec rapidité; la jeune fille tordit légèrement son bras pour éviter ce contact qui lui causait une sorte d'horreur; les doigts se relâchèrent. --Un peu de fatigue, un refroidissement peut-être. Tu iras dormir cette après-midi, quand Hubert sera venu. Monique murmura un remercîment. Elle eût préféré continuer son travail, qui ne lui laissait pas le temps de réfléchir. Mais comment refuser cette marque de bonté? Lorsque Hubert eut pris sa place au pied de la chaise longue, la jeune fille monta l'escalier, se jeta sur son lit, et, les yeux fixés au plafond, continua son rêve. L'avenir n'existait pas plus que le passé. Monique n'avait pas la moindre idée de ce que lui apporterait le lendemain, et cela lui était parfaitement égal. La douleur et la joie ne lui importaient guère; le présent seul comptait; la minute où elle vivait, rien en deçà, rien au delà. Étendue sur sa couchette, ne pensant à rien, ne se souvenant pas, ne désirant aucune chose, elle resta pendant deux heures dans cet engourdissement coupé de légers frissons, tantôt pénibles, tantôt vaguement voluptueux. Une horloge sonna quatre heures, quelque part. Il fallait descendre; Monique se leva, lissa ses cheveux et descendit, toujours avec la régularité automatique d'une machine qui fonctionne parce qu'elle a été convenablement montée. Elle n'avait pas vu son maître ce jour-là; lui-même, surpris et presque effrayé de ce qu'il avait entrevu du caractère de cette fille bizarre, avait instinctivement évité de la revoir en présence de sa femme ou même des gens de la maison. Sans la croire capable d'un esclandre, il redoutait d'elle une faiblesse de la volonté, un entraînement de tendresse, peut être un flot de larmes, il ne savait quoi, mais quelque chose qui aurait pour sa tranquillité des conséquences extrêmement fâcheuses. Il se repentait presque de ce qu'il avait fait; non qu'il pût ressentir du regret pour l'existence perdue de la petite servante, mais parce qu'il pressentait combien celle-ci était différente des autres. Cela n'irait pas tout seul quand il s'agirait de rompre, il le comprenait désormais; le charme sauvage et indompté qui l'avait séduit, le plaisir d'amour-propre qu'il éprouvait à soumettre cette rebelle, devenaient des dangers maintenant; et malgré cela, il trouvait dans cette enfant étrange des impressions si nouvelles, elle était si différente de ce qu'il avait vu jusque-là, que retenu à la fois et attiré, il avait presque peur et très envie de la revoir, comme la veille toute à lui, perdue dans le présent au point non de mépriser, mais d'ignorer tout le reste. Le soir vint; plus tard que la veille, mais avec la même sécurité, Monique franchit le seuil de l'appartement du maître; cette fois il l'attendait sur la porte, et lui tendit la main pour l'attirer. Elle entra, sans quitter l'état de demi-somnambulisme où elle marchait depuis vingt-quatre heures. M. Dunois fut frappé de sa pâleur, de son silence, du regard singulier et comme en dedans qui donnait aux traits de la petite paysanne une expression pour ainsi dire mystique. --Madame n'a rien remarqué? lui demanda-t-il, troublé à la pensée que d'autres pouvaient avoir été frappés de cette physionomie anormale. --Elle m'a demandé si j'étais malade, et m'a envoyée me reposer, répondit Monique en passant sa main sur son front brûlant, avec un geste douloureux. --Tu n'as rien dit, au moins? insista M. Dunois inquiet. Elle le regarda avec une expression suppliante. --Ne me parlez pas de cela, dit-elle. Cela me fait mal. Elle était, eu vérité, bien étrange, cette fille tantôt farouche, tantôt soumise et caressante comme un chien dévoué. Il ne pouvait obtenir d'elle aucune réponse, quelque question qu'il lui posât. Elle le regardait seulement, avec des yeux tantôt sombres, tantôt noyés de tendresses; mais elle fût morte plutôt que de prononcer un mot qui pût éclairer son maître sur l'état de son âme. Sa pudeur, vaincue par la volonté de celui qu'elle aimait, s'était réfugiée sur ses lèvres et leur avait imprimé son sceau inviolable. Bien à son insu, et s'il s'en était douté, il s'en fût fort indigné, M. Dunois ressentait pour elle quelque chose qui ressemblait à l'amour. Il n'eût jamais permis d'en parler légèrement en sa présence, et à la crainte mal définie que lui inspiraient, pour sa propre tranquillité, les conséquences d'une révélation, se mêlait pour Monique une appréhension réelle des chagrins qu'elle aurait à subir s'ils étaient découverts tous deux. Sans être grand psychologue, M. Dunois se rappelait certaines histoires de filles séduites qui s'étaient jetées à l'eau, et quand ces idées lui venaient, il avait, suivant une expression énergique et vulgaire, «froid dans le dos». De temps en temps à la Bourse ou dans son bureau, il songeait à l'un de ces lugubres faits divers dont les journaux ne chôment jamais, et il se disait:--Si j'avais pensé qu'elle fût ce qu'elle est... mais aussi, il faut convenir qu'elle est délicieuse, délicieuse.... Le nouvel an apporta le remue-ménage qui le caractérise en tous lieux; les domestiques, surmenés le jour, étaient absents presque tous les soirs. M. Dunois rentrait chez lui de bonne heure, après un dîner en ville ou à son cercle, et retrouvait Monique qui l'attendait patiemment, assise sur les marches de l'escalier, tout contre la porte, à laquelle elle s'appuyait, comme si le frôlement de ce bois appartenant au maître eut été en lui-même une caresse. Pour ces occasions, il rentrait par le jardin, qui donnait sur une ruelle, ainsi que les jardina des maisons contiguës; en face de la porte vitrée qui séparait l'escalier du logis du concierge se trouvait une autre porte pareille, donnant sur le parterre. Cette porte était toujours fermée, excepté durant les belles journées d'été; c'est par là que madame Hortense allait au jardin pendant la saison des chaleurs; mais passé le mois de septembre, cette porte ne servait plus qu'à M. Dunois, quand il voulait rentrer inaperçu. Le concierge lui-même ignorait qu'il passât par là; car le banquier, lorsqu'il rentrait tard ostensiblement, se servait d'une clef de la porte de la rue, qu'il portait toujours sur lui, et ne troublait point le repos de l'honnête gardien, profondément endormi dès onze heures du soir. On croyait M. Dunois dehors et Monique dans sa chambre; qui se fût douté que l'appartement du premier, si voisin de celui de madame Hortense, les recelât tous les deux? Quelques jours s'écoulèrent ainsi, Monique était un peu sortie de son engourdissement; le voile qui avait pesé sur ses yeux pendant les premiers instants se soulevait comme par des bouffées d'air ou plutôt des souffles d'orage prochain. Elle ne raisonnait pas encore en elle-même, mais elle comprenait déjà qu'elle s'était rendue coupable d'une haute trahison; cette idée, chassée cent fois, revenait avec une persistance cruelle, comme une guêpe s'acharne sur un visage, malgré les gestes que l'on fait pour la chasser. Monique avait fini par avoir peur de cette idée, qu'elle appelait: l'idée, comme si c'était la seule qui pût la préoccuper. La voix de madame Hortense lui causait des frayeurs soudaines, des soubresauts pleins de terreur; le regard de la jeune femme arrêté sur elle lui semblait une interrogation redoutable, à laquelle elle sentait bien qu'elle ne pouvait pas se soustraire. --Si elle me le demande, pensait Monique, je ne pourrai jamais lui mentir. Et la pensée que cette question pouvait lui être posée faisait passer des sueurs froides sur le corps aminci encore, allongé, amaigri de la petite Monique. Madame Dunois avait remarqué les sorties fréquentes, aussi bien que l'air maladif et extatique de la jeune fille, et un jour, au moment où Monique venait de quitter la chambre, les mains pendantes, la tête baissée, comme une prisonnière conduite au supplice, la jeune femme dit à son mari: --Cette enfant dépérit. Je crois qu'il faudrait la renvoyer dans son pays et la marier. --Quelle idée! fit M. Dunois un peu nerveux. Il n'avait pas du tout envie, pour le moment, de voir partir Monique. Plus tard, ee serait différent; mais il n'était pas encore las de son caprice, et sentait qu'il ne s'en lasserait pas de sitôt. --Vous ne la voyez pas comme moi, insista madame Hortense. Je l'observe depuis quinze jours, cette entant se meurt. --Le mal du pays? fit le maître, essayant de tourner la chose en plaisanterie. --Ou le mal d'amour, répondit Hortense sérieusement. On a eu tort de la séparer de son fiancé. Les parents se croient sages, parfois... Par un sentiment étrange, inexplicable, M. Dunois ressentit un accès de jalousie méchante. Serait-ce vrai? Était-ce parce qu'elle était séparée de son fiancé, que, faute de mieux, Monique l'aurait aimé? --Qu'est-ce que cela peut me faire? se dit-il avec dédain; est-ce que je lui demande autre chose quo ce qu'elle me donne? Mais il sentait bien qu'il se mentait à lui-même; ce qui l'avait poussé vers Monique avait été un goût vulgaire; ce qu'elle lui inspirait maintenant était quelque chose de plus profond et de meilleur. --Je crois que vous vous trompez, dit-il après un court silence; cette petite est simplement malade du manque d'air. Toutes ces filles qu'on fait venir de la campagne en sont la le premier hiver. Madame Hortense ne répondit pas tout de suite. --Et moi, dit-elle enfin, je crois qu'il y a là une douleur morale. D'ailleurs, elle a confiance en moi, je l'interrogerai. --Il ne manquait plus que cela! pensa M. Dunois, avec l'impression d'un homme qui reçoit une cheminée sur son chapeau. C'est que Monique est capable de se laisser prendre! Avec un sentiment de colère très-naturel contre la sincérité de Monique, M. Dunois lui fit le soir même une semonce capitale. Il lui démontra clairement tous les maux que ne pourrait manquer d'occasionner une imprudence, et il extorqua à la jeune fille la promesse de ne se laisser arracher la vérité sous aucun prétexte. Le lendemain matin, pendant que Monique rangeait la chambre, madame Hortense lui parla comme elle s'était proposé de le faire. --Tu as quelque chose, Monique, et tu ne veux pas me le dire, fit la jeune femme, en la regardant avec une extrême douceur. Est-ce que tu n'as pas confiance en moi? La petite servante détourna la tête. Le regard de madame Hortense la poignait comme une écharde entrée dans sa chair. --Tu me disais tes petites affaires dans les commencements, reprit madame Dunois; maintenant tu ne parles plus, tu as l'air de me bouder. Est-ce que, sans le savoir, je t'aurais fait de la peine? Attirée en dépit d'elle-même, Monique s'était approchée de la chaise longue. Elle resta là, toute droite, la tête légèrement inclinée et tournée du côté de la fenêtre. Ses doigts tordaient nerveusement le coin de son tablier, mais elle fut morte plutôt que de se laisser arracher une parole. --Quelqu'un t'a-t-il fait du chagrin? reprit madame Hortense.--T'a-t-on dit du mal de moi? reprit-elle, voyant qu'elle n'obtenait pas de réponse. --Oh! fit Monique, les yeux brillants d'une colère étrange, on n'aurait pas osé! --Alors, pourquoi ne veux-tu pas me dire la vérité? Est-ce que tu ne m'aimes plus? --Ma petite madame chérie, s'écria Monique, ne plus vous aimer! Je vous aime cent fois plus que... Elle s'arrêta et se tordit les mains avec un véritable mouvement de désespoir. --Eh bien, alors? --Je ne peux pas, s'écria la jeune fille avec une explosion de douleur et de rage. Je ne puis rien vous dire, et je n'ai rien du tout, rien du tout, rien du tout. Sa voix s'était brisée; elle prononça les derniers mots avec une sorte de gémissement. Madame Hortense sentit qu'il y avait là quelque chose de grave. --Ta mère t'a écrit? demanda-t-elle. --Oui, pour le nouvel an. --Ton fiancé? --Il m'a écrit aussi, il y a huit jours. --Tu n'es pas malade? --J'ai mal partout, mais je ne suis pas malade. Madame Hortense se tut, visiblement peinée, et ne sachant comment vaincre ce parti pris de ne pas se laisser pénétrer. --Si je pouvais quelque chose pour toi, tu me le dirais? fit-elle au bout d'un instant. Monique lui jeta un regard de cerf forcé où se lisait toute la détresse d'une âme éperdue. --Vous ne pouvez rien pour moi, ma bonne maîtresse, répondit-elle. Personne ne peut rien. Vous êtes bonne comme le bon Dieu, mais vous perdez votre bonté. Je n'ai rien, et d'ailleurs... Un geste léger de sa main affaiblie acheva sa pensée:--Qu'importe, voulait-elle dire, ce que je puis ressentir! Je compte si peu! Madame Hortense appuya sa main délicate sur le bras de la jeune fille, qui tressaillit. --On a parfois, dit-elle, des chagrins qu'on hésite à confier à sa mère, parce qu'une mère doit être sévère; mais on peut les dire à une amie. Souviens-toi, Monique, que tu as en moi une amie, une vraie, une amie qui peut t'aider et te secourir... Monique baisa lentement, presque froidement la main qui s'appuyait sur son bras, comme pour faire entrer plus profondément en elle le sens des paroles de bonté, puis elle s'écarta et reprit son service dans la chambre. Madame Hortense resta préoccupée. Elle connaissait Monique depuis peu de temps, mais elle s'était attachée à cette nature originale et presque sauvage. Son expérience de femme encore aiguisée par les longues méditations que favorisait son état maladif lui disait qu'il y avait là une plaie profonde, peut-être un danger. L'idée de danger prit de minute en minute plus de corps dans cet esprit clairvoyant. Monique ne pouvait s'être métamorphosée à ce point sans que quelque chose fût sur le point de changer dans sa vie. La pensée d'une séduction devait se présenter la première; en effet, madame Hortense se dit que quelque homme indélicat devait avoir obtenu de l'ascendant sur Monique, que celle-ci se sentait ébranlée, qu'entre l'amour qu'elle avait promis à Marin et l'influence pernicieuse d'un larron d'honneur, la pauvre fillette devait être cruellement tiraillée... Il fallait sauver Monique. Cette petite fleur des champs ne devait pas aller grossir l'amas de fange que le vice envoie chaque jour aux égouts de la vie. Mais pour la sauver, il fallait savoir. Comment s'informer? pour le moindre détail, recourir à des renseignements fournis par une bouche étrangère? A qui confier le soin délicat d'une enquête sur des faits d'un ordre purement moral? Toinette était hors de question. C'était la dernière personne à qui l'on pût demander de faire des recherches sur la conduite de sa petite subordonnée. Cependant, le coupable, ou du moins celui qui, dans la pensée de madame Hortense, devait avoir l'intention de le devenir, ne pouvait être qu'un commensal ou un habitué de la maison, car Monique ne sortait jamais seule; sa promenade sur la colline, la veille de Noël, avait été l'unique infraction à cette règle. Les soupçons de madame Hortense se portèrent sur Firmin, le valet de chambre de son mari. Elle le savait peu scrupuleux, et ce n'était pas l'exemple de son maître qui eût pu lui inspirer des principes sévères, la jeune femme ne l'ignorait pas. L'homme qui n'avait pas respecté l'innocence de Monique, celui qui avait dû trouver un plaisir pervers à effacer l'image du fiancé, à remplacer l'honneur et la vertu par le libertinage et la honte, ce devait être Firmin... En ce cas, rien n'était désespéré, il suffisait de s'en assurer, et de montrer à Monique ce qu'était réellement cet être vicieux; elle serait aussitôt guérie de son égarement passager. La chose la plus urgente était de s'assurer que Firmin s'était réellement attaqué à la petite paysanne, et pour cela, il fallait que quelqu'un s'en informât. Quel serait celui-là? Au moment où madame Hortense se creusait vainement la tête, on frappa à la porte, et Hubert se montra. --Vous arrives à propos, lui dit la jeune femme soudain illuminée. Je cherchais un homme de confiance pour une mission délicate, ce sera vous. La physionomie du jeune garçon s'éclaira, et son regard remercia celle qui lui procurait le bonheur de lui rendre service. Au moment de parler, madame Hortense s'aperçut que si la mission était difficile à accomplir, l'expliquer n'était guère plus aisé. --J'ai peur, dit-elle en rougissant, que Monique ne soit sous une influence pernicieuse. Je la trouve fort différente de ce qu'elle était lorsqu'elle est arrivée, et je me suis dit qu'un tel changement ne pouvait être uniquement l'effet de sa vie nouvelle. Elle est jeune, elle est jolie... n'avez-vous pas remarqué, vous qui êtes de la maison, que quelqu'un lui fit la cour? Hubert, qui n'aimait pas Monique, s'occupait d'elle le moins possible, et n'avait rien remarqué. --Je me suis figuré, reprit madame Hortense en rougissant de plus belle, que Firmin aurait pu avoir l'idée de la séduire... Cela n'aurait rien d'étonnant, car Firmin est, comme moralité, un homme peu recommandable, quelles que soient d'ailleurs ses qualités comme domestique... Je voudrais être rassurée sur ce point. Ne pourriez-vous savoir s'il voit cette petite en dehors des relations ordinaires du service, relations qui doivent être rares? --Je ne pense pas, dit Hubert, très-troublé lui-même de s'entendre parler de ces choses par la femme qu'il aimait et respectait le plus au monde; je ne pense pas que Firmin puisse avoir des entrevues particulières avec cette jeune personne. Elle ne sort jamais. Il est constamment dehors; je dois vous dire même qu'au bureau on plaisante assez sonvent sur son compte, et qu'on se demande comment il s'y prend pour remplir ses devoirs, en n'étant jamais dans la maison. --C'est qu'il y a autre chose alors, fit madame Hortense avec un soupir. Rien ne m'ôtera de la tête que cette jeune fille est troublée jusqu'au plus profond de son être, et cela me fait de la peine. Je ne puis vous dire, mon enfant, quel chagrin je ressentirais, quelle responsabilité pèserait sur moi, si Monique était détournée de ses devoirs dans ma maison. C'est une chose qui ne doit pas arriver, qui ne pourrait pas arriver si j'avais l'usage de ma force et de ma santé; je serais inconsolable si je conservais la pensée que, par ma faute, le bonheur d'une jeune fille confiée à mes soins a été mis en danger. --Que faut-il que je fasse alors? demanda Hubert, tout ému de la conviction avec laquelle s'exprimait madame Hortense. --Voici: ne vous imaginez pas, mon cher enfant, que je veuille vous réduire au rôle d'espion... --Oh! fit Hubert avec un geste plein de vivacité. --Je voudrais vous voir faire ce que je ferais moi-même si je pouvais marcher; regardez autour de vous; remarquez ce que fait Monique. Si quelque chose vous parait singulier, dites-le-moi, c'est pour son bien; cette simple précaution la sauvera peut-être. Assurez-vous qu'elle ne sort pas. --Elle ne sort pas, affirma Hubert. Toinette le disait encore hier. --Et le jardin? fit madame Dunois. --Oui, il y a le jardin. --Ce ne pourrait être que le soir, quand elle me quitte. En ces derniers temps, la trouvant fatiguée, je l'ai souvent renvoyée de bonne heure... --J'y ferai attention, répondit le jeune homme. Il restait soucieux, avec une idée qu'il ne voulait ou n'osait exprimer. --Qu'y a-t-il? demanda madame Hortense, habituée à suivre depuis des années les pensées qui se succédaient sur ce visage expressif. --Cela me fait de la peine pour vous, dit-il en levant sur elle des yeux où rayonnait toute la tendresse de cette âme honnête. Je suis triste de vous voir vous donner du souci pour des êtres qui ne devraient vous apporter que de la joie. Vous êtes si bonne, si brave, que le monde entier devrait vous adoucir l'existence... Ah! si je pouvais quelque chose pour vous!... --Tu peux me tranquilliser l'esprit au sujet de cette petite fille, fit la jeune femme, ou bien me convaincre de la nécessité de la renvoyer dans son pays. Dans l'un ou l'autre cas, tu m'auras rendu service. Elle était revenue à l'ancien tutoiement familier sans s'en apercevoir. Hubert rougit de plaisir. --Vous ne l'aimez donc pas plus que moi? demanda-t-il avec une sorte de câlinerie gourmande. --Quelle idéel répondit madame Hortense; elle allait rire, quand elle remarqua la rougeur du jeune homme et la tendre confusion de toute sa personne. Embarrassée elle-même, elle devint grave. --Il ne peut y avoir rien de commun entre le sentiment de bienveillance compatissante que m'inspire cette enfant, et l'affection presque maternelle que j'ai pour vous, dit la jeune femme, avec une froideur qui lui coûtait. A vous, je vous ai tenu lieu de mère;--à elle, je dois la protection et les sentiments affectueux que mérite tout être honnête, intelligent et bon... Cela n'a aucun rapport. Hubert porta à ses lèvres, avec la ferveur d'un croyant, le bord du châle qui recouvrait les pieds de madame Hortense. --Je vous remercie, dit-il très-bas. Je serai trop heureux de pouvoir vous être utile. Il restait debout devant elle, sentant qu'il devait se retirer et n'ayant pas le courage de le faire; elle lut soudain sur ce visage qui avait cessé d'être enfantin pour prendre quelque chose de souffrant et de réfléchi, l'ombre d'un chagrin d'homme en même temps que l'extase et l'éblouissement d'une aurore. --Oh! se dit-elle attristée pour lui, la vie n'est donc faite que de chagrins, pour les autres de même que pour moi! Son esprit lui suggéra aussitôt un remède. --Vous aviez parlé de voyager autrefois, lui dit-elle. Il leva la tête avec l'expression de l'inquiétude. --Il faudra voyager, reprit-elle avec douceur; nous vous chercherons quelque occasion d'aller à l'étranger, apprendre une langue... Hubert baissa les yeux. Cela, c'était trop exiger! Comment pouvait-elle vouloir qu'il s'éloignât d'elle? C'était une cruauté inutile. Est-ce que partout ce ne serait pas la même chose? Est-ce que l'éloignement l'empêcherait de mourir du besoin de se consacrer à elle, de ne vivre que pour elle? --Nous en reparlerons,--bientôt,--insista madame Hortense, avec son regard sérieux et sa voix calme. Il n'osa rien dire, et à quoi bon parler? --Vous reviendrez après le dîner, reprit la jeune femme. Si vous avez appris quelque chose, vous me le ferez savoir; j'ai le pressentiment qu'il n'y a pas de temps à perdre. Hubert s'inclina en silence et sortit. Madame Dunois le suivit du regard. --Il a du chagrin, pensa-t-elle, il en aura bien davantage! La vie est faite comme cela... et puis on se guérit, on n'y pense plus... Mais dans le moment, c'est dur... Pauvre petit! La pensée compatissante de madame Hortense suivit on instant le jeune homme, puis se reporta sur Monique. --Tout est péril, dit-elle, tout est tristesse... Serait-ce donc vrai que ceux-là seuls sont heureux qui meurent jeunes? Sa pensée se reporta vers l'enfant perdu, avec une tendresse avivée par l'idée des deux jeunes gens, presque enfants encore, dont le destin la préoccupait quoi qu'elle en eût, puis elle prit un livre, afin de ne pas se laisser aller à un trop vif ressouvenir de ses peines, et le livre n'étant pas très-intéressant, au bout de peu de minutes, elle s'endormit. XIV C'était la veille du jour des Rois, qui, en Normandie, est le jour de liberté des domestiques. Dans toutes les fermes et dans presque toutes les maisons, dès l'après-midi de la veille, les travaux sont mis de côté, serviteurs et servantes revêtent leurs habits de fête et s'en vont, parfois très-loin, le plus souvent à pied, leur petit paquet au bout du bâton d'épine, vers les villages où vivent leurs parents. La ferme des Landes était en émoi comme les autres. Les filles de ferme et les valets de labour se bâtaient de se réunir dans la grande salle où les maîtres, avant de les laisser partir, leur offraient le vin, comme à des hôtes. Debout autour de la table de châtaignier, ils trinquèrent gravement, les hommes en ôtant leur chapeau, les femmes avec une révérence, et ils vidèrent jusqu'au fond les verres ou les «moques» qui avaient contenu le coup de l'étrier. Puis ils dirent au revoir aux maîtres, et tous franchirent la barrière de la cour. L'air était vif, la gelée traditionnelle des Rois semblait planer dans l'atmosphère; le ciel serait bleu le lendemain; pour l'heure, il se couvrait d'une légère vapeur grise, qui tantôt, au coucher du soleil, deviendrait rose. Une fois sur la route, le groupe se divisa. Les uns allaient à droite, du côté des terres; les autres à gauche, du côté de la ville. --Eh bien, Marin Bonami, dit une jeune fille à l'air avenant, vous vous en venez par chez nous pour aller voir vos «gens»? --Non, dit Marin, je m'en vais du côté de Caen. --Vous promener à la ville? Je vous croyais plus fidèle aux bonnes coutumes du pays! Est-ce que la fête des Rois n'est pas faite pour qu'on la passe en famille? Vous auriez honte d'être tout seul dans une auberge où vous ne connaîtriez personne? --Aussi bien, dit gravement Marin, ce n'est pas dans une auberge que je passerai la nuit; ce sera en chemin de fer, et demain, de bonne heure, je serai à Rouen. --A Rouen! fit en choeur la troupe qui, prête à se disperser, s'était réunie par attrait de curiosité. --A Rouen, répondit Bonami. Chacun va voir ses gens; moi qui n'ai plus de famille ni personne de mon sang pour se soucier de moi, je vais voir ma promise. --C'est bien! approuvèrent les filles, un peu contrariées cependant d'apprendre que ce beau garçon silencieux avait une promise, et que par conséquent il n'y fallait point penser. --Elle vous attend? demanda la servante. --Non pas! J'avais trop peur d'être empêché, et je n'aurais point voulu lui causer de peine. C'est une surprise. --Allons, c'est bien. Bon voyage, Marin Bonami! --Merci! et à vous bon voyage, répondit-il en levant son chapeau. Les serviteurs de la ferme s'éparpillèrent dans tous les chemins. Marin se trouva bientôt seul sur la route ferme et sonore qu'il frappait vaillamment du pied. Le jour qui baissait déjà était cependant clair et vif; la verdure brillante des houx luisait dans les baies, et leurs baies rouges semblaient des points de feu piqués ça et la. Les grandes traînes de ronces revêtues de feuilles brunies restaient immobiles dans l'air, sans mouvement, le long des chemins, les talus des fossés étalaient l'herbe d'un vert sombra à peine jauni, qui caractérise ee pays où la végétation ne meurt jamais et semble à peine s'endormir pendant quelques semaines. Marin voulait être content; il avait la ferme résolution d'être gai. Sa gaieté, à lui qui ne buvait pas et qui ne riait guère, n'était ni bruyante, ni même communicative. Mais parfois il sentait en lui-même des mouvements de satisfaction lumineuse de la vie et des choses, qui étaient sa gaieté. --Je vais voir Monique, se disait-il, je suis content! Le contentement ne voulait pas venir, malgré la bonne volonté de celui qui lui taisait appel; la fraîcheur vivifiante de l'air, la satisfaction d'un jour de congé, l'espoir de voir sa jeune promise, tout cela ne dissipait que pour un instant le trouble inquiet qui, depuis des semaines, rongeait le coeur de Marin. --Ses lettres ne sont pas comme au commencement, se disait-il; et pourtant, en si peu de mois, elle ne peut pas avoir changé! Il se le répétait à satiété, et ne parvenait pas à se convaincre. Quand elle était partie, si petite, si faible, si enfant encore, il avait ressenti la frayeur de celui qui abandonne aux flots une barque trop frêle et faite pour le plaisir et non pour le travail. Elle avait juré de ne pas changer, la pauvrette. Elle était de bonne foi, mais que savait-elle du destin qui l'attendait? Combien sont-ils, ceux qui, sûrs d'eux-mêmes, peuvent jurer de ne pas changer? Ne faut-il pas, pour tenir un pareil serment, avoir éprouvé par soi-même que le malheur n'est pas le plus fort lorsque l'homme apporte à lui tenir tête un indomptable courage? Monique, que savait-elle de la vie? N'avait-elle pas toujours été heureuse? Sous le ciel qui devenait plus gris, et qui se piquait au-dessus de sa tête de points pâles, à peine devinés, qui étaient des étoiles, Marin marchait régulièrement; son pas ferme et lourd de paysan faisait résonner le sol durci, et le rhythme de son allure semblait lui chanter le chant qu'à cette heure les vagues brisées entonnaient autour des roches noires. Là-haut, sous les noisetiers, maintenant dépouillés de leurs feuilles, près du doué qui ne réfléchissait plus que les rameaux grêles sur le ciel clair, Marin avait vu Monique toute petite, toute petite... Qu'il y avait longtemps! Près de sa mère qui lavait, courbée dans sa hotte de bois où elle était agenouillée, sur le linge qu'elle frappait de son battoir, la petite, toute petite, mordait dans une tartine de pain beurré. Elle pouvait avoir deux ans à peine et se tenait bien campée sur ses petites jambes rondes, chaussées de gros bas de laine; lui, garçonnet d'une dizaine d'années, chassait devant lui, du bout d'une gaule, le vieux cheval de son père, qui remontait lentement le sentier de la falaise, portant sur son bat une «somme» de fougère séchée. Il avait regardé l'enfant drôlette avec ses cheveux blonds, semblables à du verre filé, et ses yeux bleus, rieurs et futés, mais innocents comme les yeux bleus des véroniques qui croissent au pied des chênes; la petite, enhardie, avait levé ses bras mignons, demandant à monter sur le cheval. Se baissant vers elle, touché de cette confiance enfantine, il l'avait enlevée et assise sur la fougère embaumée. Le vieux cheval n'avait pas semblé s'apercevoir qu'on eut ajouté à son fardeau, et ils étaient partis ensemble vers le cellier, où, somme après somme, la fougère s'entassait déjà jusqu'au plafond vermoulu. Que de jeux, de rires, de cris d'oiseau dans le vieux cellier, pendant que Marin déchargeait la bonne bête! Il avait fallu arracher la fillette, presque de force, à la joie de grimper bien haut pour se laisser dévaler jusqu'à terre, au milieu des pennes de fougère roussies par le vent du nord. Elle en aurait pleuré, s'il ne l'avait remise bien vite sur le cheval patient, où il la maintenait sur le bât, de sa main étendue... Depuis, il l'avait toujours aimée; le rire de ses yeux bleus lui semblait une fête à chaque fois qu'il la rencontrait. Et maintenant, chose en vérité singulière, pendant qu'il m hâtait vers sa fiancée, c'était la petite Monique qu'il voyait sur la route, un peu devant lui, pas plus haute que le genou, marchant vite, et se retournant souvent pour le regarder d'un air malin, prête à courir s'il faisait mine de l'atteindre. C'était un autre pays, d'autres routes, et cependant la petite Monique allait toujours, toujours devant: la nuit était venue, et sous les étoiles qui brillaient d'un éclat vif au ciel glacé, Marin suivait l'ombre de l'enfant heureuse, visible pour lui seul, et que, malgré sa hâte à presser le pas, il ne parvenait pas à rejoindre. La lande s'étendait à perte de vue devant lui, grise et solitaire; avant de s'y engager, il regarda en arrière. Il quittait le pays bocager, les chemins creux, les ruisseaux qui mouillent familièrement les pieds du voyageur, dans les sentiers qui abrègent la distance. Après la lande, il aurait la ville, et la station du chemin de fer, trop loin encore pour qu'il en vît briller les feux. Un frisson de froid et de chagrin passa sur lui, au moment où il mesura du regard l'espace étendu devant lui. Sans qu'il sût pourquoi, il éprouvait vaguement l'impression qu'il quittait toute une vie ancienne, et qu'il s'engageait dans l'inconnu, un inconnu redoutable. Un clocher perdu au loin sonna lentement neuf heures, très-haut dans l'air, comme ai les sons n'eussent jamais dû toucher la terre, puis le silence se fit sur la lande, très-solennel, et si profond que le sifflement d'un souffle de vent dans la bruyère séchée résonna à l'oreille de Marin, l'instant d'après, comme une fanfare éclatante. Il marchait sur le chemin bruni, que de profondes ornières dessinaient sur la lande avec des détours capricieux, formé depuis des siècles par le pas incertain du premier homme ou du premier cheval qui avait passé là. Machinalement, pendant des centaines d'années, hommes et bêtes avaient suivi ce premier tracé, sans songer à le redresser pour abréger la route; pendant des années encore, les zigzags se détacheraient entre les deux nappes de bruyère, tantôt fleurie, tantôt desséchée; l'homme se laisse mener par les choses plus qu'il ne les mène... Marin se sentit tout à coup horriblement seul, horriblement triste. Il songea à ses compagnons de travail, qui étaient tous arrivés, à cette heure, chez leurs parents ou leurs amis: ils se chauffaient à la flamme d'un foyer, près d'une table bien garnie: ils avaient dans les yeux la joie de revoir les êtres chers, dans les oreilles la musique des voix aimées, dans le coeur la grande joie d'avoir été attendu, désiré, choyé... Pressant le pas, il voulut évoquer l'image de Monique, lui tendant ses lèvres sous le soleil de juillet, dans le cimetière; il ne put. Il voulut alors la voir comme tout à l'heure, petite et marchant devant lui sur la route. Il ne le put davantage. Il essaya de se la représenter le lendemain, lorsqu'il arriverait et qu'elle pousserait en le voyant le cri de joie qu'il s'était souvent imaginé. Il ne le put pas non plus. Durant les longues heures du voyage dans la nuit glaciale, en wagon, ou sur les plates-formes désertes aux embranchements, il ne put rappeler l'image envolée. Monique avait disparu de son cerveau, et il en ressentait au coeur l'impression désolée d'un enfant qui se réveille orphelin. XV Hubert descendait l'escalier lentement, avec la préoccupation pénible d'un homme qui, tiraillé en deux sens opposés, ne sait à quoi se résoudre. C'était un véritable cas de conscience qui se dressait devant lui; le premier de sa vie, et à coup sûr un des plus délicats qui se puissent imaginer. On surveille volontiers pour son propre compte ceux dont on croit avoir à se méfier: rien de plus naturel pour l'être qui se trouve ainsi en état de légitime défense. Surveiller pour le compte d'autrui n'est point si aisé. Mais lorsque autrui ne peut pas surveiller par lui-même? Lorsque autrui est la plus chère aimée, la droiture en personne, empêchée par la maladie et l'infirmité d'accomplir, non plus ce qui peut la défendre, mais le devoir de protection nécessaire à son âme? Hubert, fort perplexe, s'arrêta au pied de l'escalier, puis tout à coup remonta comme une flèche. Sa chambre était en haut, non loin de celle de Monique: il allait chercher la jeune fille, lui dire en face, en la regardant dans les yeux, que sa conduite inquiétait madame Hortense, qu'elle devait au moins la paix de l'esprit à cette maîtresse si bonne, et que c'était une cruauté que de causer par les irrégularités de sa manière d'être un tel souci à ce pauvre être timoré, généreux et enthousiaste, qui avait nom madame Hortense. L'idée était chimérique, chevaleresque, absurde, mais Hubert avait de ces idées, et il savait bien qui les lui avait mises dans la tête. Arrivé au haut de l'escalier, il chercha la chambre de Monique, et la trouva. Vainement, il frappa à la porte; personne ne lui répondit. La clef restée à l'extérieur indiquait que la jeune fille ne pouvait s'être enfermée. A pas lents, il redescendit; ordinairement, il passait par l'escalier de service; cette fois, il redescendit par le grand escalier, espérant trouver la petite servante sur le palier, peut-être, ou dans le vestibule. Comme il atteignit le second étage, i! entendit la voix de M. Dunois au-dessous de lui et s'arrêta. --Non, disait le maître d'un ton mesuré, pas avant dix heures. Je ne peux pas rentrer plus tôt. --Et si je m'endors? répondit Monique. --J'irai te réveiller, fit la voix de M. Dunois. Mais pourquoi ne m'attendrais-tu pas dans ma chambre? --Et si Firmin vient? S'il me trouve chez vous? qu'est-ce qu'il dira? --Il n'y aura personne dans la maison passé huit heures, répliqua le maître. Tous les domestiques iront dans leurs familles ou chez leurs amis; tu sais bien que c'est aujourd'hui la veille des Rois. Si Hubert avait pu voir le nuage qui passa sur le visage de la jeune fille, il eût eu pitié d'elle; mais il ne la voyait pas. Glacé d'horreur, il était resté immobile, craignant de comprendre, et comprenant trop bien. --A ce soir, dit M. Dunois; puis on entendit le bruit d'un baiser, puis le banquier entra chez sa femme. On n'entendait plus aucun bruit dans l'escalier, Hubert se pencha vers la rampe. S'il pouvait avoir mal compris, mal entendu! si la personne qui avait parlé n'était pas Monique... Il se pencha par-dessus la rampe et regarda. Monique debout, les deux mains enveloppées dans son tablier, par une frileuse habitude de paysanne, regardait alternativement de ses yeux sombres la porte de madame Hortense et celle de M. Dunois. Elle roulait dans sa tête un problème ardu, qu'elle ne parvint pas à résoudre, car après un instant de méditation elle entra lentement dans l'appartement de sa maîtresse. Hubert descendit alors, stupéfié comme un homme qui a reçu un coup sur la tête. Monique, Monique et M. Dunois! L'horreur du vice s'étalant au foyer conjugal, la petite servante naïve à peine arrivée et déjà corrompue! Et lui, l'époux infidèle ne se contentant pas d'aller chercher au dehors la satisfaction de ses appétits grossiers, mais introduisant la débauche jusqu'au chevet de sa femme! Le pauvre garçon ressentait ce que ressentent les esprits élevés et délicats la première fois que les laideurs de la vie se présentent à eux; il restait écrasé sous le coup, ne sachant à quelle branche se raccrocher, voyant tourbillonner autour de lui les remous fangeux de l'égout où se déversent constamment les impuretés de l'existence. Il se trouva dans la rue sans savoir comment, il entra dans les bureaux, s'assit à sa table et reprit sa besogne journalière sans savoir ce qu'il faisait. Machinalement, il alignait les phrases des lettres qu'il copiait; son esprit était ailleurs, et il se demandait ce qu'il dirait le soir à madame Hortense. Le jour baissa, les becs de gaz revêtus de serge verte remplacèrent pour les employés la lueur incertaine de l'après-midi de janvier, et, tout à coup, un peu avant la clôture du travail, M. Dunois entra. Hubert se sentit recroqueviller jusqu'au plus profond de lui-même à la pensée que cet homme allait peut-être s'approcher de lui et lui parler. Le banquier faisait sa tournée; M. le principal lui donnait des explications et présentait à sa signature quelques papiers survenus depuis le matin. Hubert fut appelé; le coeur frémissant d'horreur mal contenue, il s'approcha, tenant les lettres demandées. M. Dunois y jeta un coup d'oeil et les lui rendit, sans même le regarder. Hubert faisait partie des rouages qui apportaient dans la maison le flot d'or quotidien; pour le maître, il n'était rien de plus... Le jeune homme pensa à madame Hortense, dont l'appartement, situé précisément au-dessus, n'était séparé de lui que par l'épaisseur du plafond. Pauvre chère aimée! Si elle savait! Non, il ne lui dirait pas, il ne pouvait lui dire!... M. Dunois s'en alla, les bureaux furent fermés, chacun se dirigea du côté de ses plaisirs. Hubert resta indécis sur le seuil. Qu'allait-il faire? Il pensa à retrouver Monique, à la prendre par le bras, et à la tirer dehors en lui disant: --Va-t'en, malheureuse! Et puis il se dit qu'à présent c'était bien inutile, qu'elle lui résisterait, et que le bruit d'une lutte serait pour madame Hortense le plus sûr des avertissements. Quoi faire, alors? La rassurer, évidemment. Quoi que pût apporter le lendemain, il fallait donner à cette créature angélique le repos d'une nuit encore. Elle l'accuserait de négligence; peu importait. L'essentiel était qu'elle n'eût pas un souci qu'on pût lui épargner. Fort de cette résolution, il monta chez elle. L'heure s'avançait déjà. Sept heures allaient sonner. Il frappa à la porte bien connue. La voix chère lui dit d'entrer. Il entra. Madame Hortense était seule, sous la lumière atténuée de la lampe à abat-jour. Un peu plus pâle encore que de coutume, elle tenait un livre à la main, mais elle ne lisait pas. A la vue du jeune homme, ce doux visage s'éclaira d'un sourire: comme il devait se souvenir plus tard de ce sourire et du regard qui l'accompagnait! --Eh bien, lui dit-elle quand il se fut approché, avez-vous quelque chose à m'apprendre? --J'ai fait tous mes efforts, répondit-il avec une affectation de gaieté qui éveilla aussitôt un doute dans l'esprit clair de la jeune femme. J'ai bien regardé, bien cherché partout; vous vous êtes trompée, madame. --Trompée! Oh! non. Monique me cache quelque chose! fit-elle en détournant les yeux. --Je ne veux pas dire, reprit Hubert, cherchant à réparer sa maladresse, que Monique n'ait pas de chagrins. Cela se voit d'ailleurs, qu'elle n'est plus la même; je veux dire seulement que ce n'est pas dans la maison... j'ai été partout... et... Il s'embrouillait dans ses phrases, sentait bien qu'il disait ce qu'il ne fallait pas dire: les yeux clairs de sa protectrice s'étaient fixés sur lui. Avec le sentiment qu'il avait fait complètement fausse route, saisi par l'angoisse qu'il ne savait quoi d'inconnu et de redoutable, il joignit les mains. --Oh! madame, dit-il en la regardant avec passion, croyez-moi; je vous assure que je vous dis la vérité, et il n'y a rien qui doive vous tourmenter ni vous inquiéter; tout va bien, je n'ai rien découvert, d'autres n'en découvriront pas davantage, je vous assure, je vous assure! Madame Dunois le regarda jusqu'au fond de l'âme, et, sous ce regard, il sentit sa gorge se serrer sous une violente envie de pleurer. --Je vous crois, dit-elle en baissant les yeux. Elle était absolument certaine qu'il avait découvert le secret de Monique et certaine aussi qu'il ne le lui révélerait pas. Elle sentait peu à peu grandir la conviction mal définie, mais déjà menaçante, que ce secret l'intéressait, elle, et que le jeune homme mourrait plutôt que de lui causer un chagrin. De là à deviner la vérité il n'y avait qu'un pas. --Vous ne vous préoccuperez plus de cela, dites, ma chère maîtresse? fit-il, employant des expressions de tendresse dont il s'était jusque-là refusé la douceur. Vous ne penserez plus à cela? Cette petite ne vaut pas la peine que vous ayez du souci à cause d'elle; laisses-la tranquille. Ne songez qu'à vous! Tout le monde vous aime et vous respecte; qu'avez-vous besoin de vous creuser la tête pour des choses sans importance? Vous n'y songerez plus, n'est-ce pas? Il la vénérait comme une mère, et il lui parlait presque comme un enfant. Madame Hortense arrêta sur lui ses yeux purs. --Vous êtes une bonne et belle nature, lui dit-elle. Votre coeur est si droit que même l'affection ne peut le fausser. J'ai eu tort de vous demander ce que je vous ai demandé. Vous me donnez plus de joie en ce moment, mon enfant, que pendant toute votre vie. Il leva sur elle un regard rayonnant, dont les larmes brisèrent l'éclat. --Vous aurez été une grande consolation pour moi, reprit-elle; dans la vie inutile et stérile que je mène, c'est quelque chose que d'avoir dirigé vers le bien vos instincts et d'avoir deviné ce que vous pourrez être. Pour cette joie, mon enfant, je vous remercie. Il s'agenouilla près d'elle, trop loin pour la toucher, mais assez près pour être sous sa main si elle l'étendait. --Vous, dit-il tout bas, me remercier! oh! --Oui, je vous remercie. J'ai peu de joies, vous m'en avez donné une. Relevez-vous. Il obéit. --Vous partirez bientôt, reprit-elle; je ne sais si alors les circonstances seront ce qu'elles sont aujourd'hui... Souvenez-vous, mon enfant, que dans votre nouvelle carrière, dans votre vie tout entière, mon estime vous accompagnera. --C'est une bénédiction que vous me donnez là? fit Hubert d'une voix étouffée. --Je vous la donne en effet, répondit la jeune femme. Nous ne parlerons plus jamais de ces choses; les impressions s'émoussent à être trop souvent répétées, et il faut que vous conserviez celle-là très-fraîche et très-forte. Elle vous défendra contre bien des pièges de la vie. Il resta muet, plein de la gravité recueillie de ceux qui reçoivent les sacrements de l'Église. --Allez, mon enfant, dit-elle. Allez avec ma confiance et mon amitié. Il la salua et se retourna pour la voir encore. La chambre baignait dans la lumière adoucie, telle qu'il l'avait vue tant de fois; le petit paysage de Corot dans son cadre paraissait plus gris et plus doux encore que de coutume, et elle... elle! elle lui souriait, avec sa douceur divine; les joues un peu rosées par l'émotion, les yeux un peu plus brillants, par quelques larmes d'attendrissement sévèrement réprimées, elle le suivait du regard avec un dernier signe de tête. --Ah! comme je mourrais pour elle avec joie! se dit-il en refermant la porte. Mais elle n'en saura jamais rien! XVI Madame Hortense sonna et demanda son dîner. Lorsque M. Dunois dînait au cercle, elle se faisait servir dans sa chambre, un peu plus tôt, afin de donner plus de temps à ses domestiques. Au moment où, servie par Monique, elle achevait son repas, M. Dunois entra, élégant et beau comme de coutume. --Déjà fini? dit-il, et moi qui n'ai pas encore commencé! --Tous nos gens sortent ce soir, répondit la jeune femme; j'ai fort pressé le service pour leur donner une heure de liberté de plus. --Toujours bonne! fit le banquier avec un sourire affectueux. Il connaissait aussi bien qu'âme au monde les vertus de sa femme, il les appréciait, pourvu qu'il ne fût point contraint à se priver en leur honneur du moindre des agréments de sa vie. --Qui est-ce qui reste? demanda-t-il en mettant ses gants. --Le concierge avec sa femme; je crois même qu'ils ont invité quelques amis. --Cela, c'est pour la maison; mais pour vous, Monique. --Tout ça? fit M. Dunois avec une moue dédaigneuse. --Cela me suffit. D'ailleurs, j'ai à lui parler; elle a décidément quelque souci qu'elle me cache; j'espère bien avec une heure de tranquille conversation l'amener à se confesser. M. Dunois fit un mouvement d'humour. Monique entrait au même moment avec une tasse de thé sur un plateau, et la porte de la chambre resta ouverte. --Bonsoir, ma chère, dit le banquier. Je rentrerai tard, probablement. Ses yeux cherchaient ceux de la petite servante, mais celle-ci, la tête basse, évitait même de se tourner vers lui. M. Dunois sortit, sans fermer la porte. Madame Hortense avait déposé sa tasse vide sur la table auprès d'elle; quelque chose d'étrange se passait en elle et autour d'elle, quelque chose qu'elle ne devinait pas encore, mais qu'elle allait deviner. --Madame va se remettre sur sa chaise longue? demanda Monique. La jeune femme était assise dans le fauteuil où elle s'installait pour prendre ses repas. --Non, pas encore, dit-elle. Il lui semblait, par la porte ouverte, entendre du bruit sur le palier. Tout à coup la voix de son mari appela. --Monique! dit-il d'un ton rude, comme s'il voulait la gronder. --Monsieur! répondit-elle. Au lieu de courir sur le palier, où il devait se trouver, elle se dirigea lentement vers lui, tirant après elle la porte sans la fermer. Le bruit des vois aurait du venir à madame Hortense; son oreille très-fine ne perçut qu'un chuchotement. Par un de ces prodiges de force qui se produisent chez les êtres les plus faibles au moment des grandes crises, la jeune femme se leva sans aide et atteignit la porte, qui céda lentement sous la pression de ses doigts. Sous la lumière éclatante du gaz, sur le fond rouge du tapis et des portières orientales qui décoraient la porte de M. Dunois, madame Hortense aperçut distinctement, impitoyablement, comme on voit des tableaux vivants, Monique, les deux bras autour du cou de son maître, qui, penché sur elle, l'embrassait longuement. Aucun bruit n'avait trahi la présence d'un témoin. M. Dunois se dégagea en souriant, effleura du doigt la joue pâle de la petite servante, et descendit l'escalier. Monique le suivit des yeux, écouta la porte vitrée se refermer, et se retourna, pour rentrer, le visage encore illuminé de la flamme du coupable baiser. Toute blanche, appuyée au chambranle de la porte, madame Hortense, debout, lui barrait le passage, et dans ses yeux pleins de mépris, de colère et de chagrin, Monique lut sa déchéance. Elle restait sur le palier, frémissant de tout son corps, n'osant faire un pas ni dire un mot, prête à se rouler aux genoux de la femme outragée, prête aussi à se révolter sans mesure ni raison. Tout dépendait du premier mot, du premier geste que ferait madame Hortense. Celle-ci la regardait toujours, avec la même expression où peu à peu dominait pourtant la pitié. Monique s'aperçut qu'elle fléchissait. Sans qu'elle le sentit, ses jambes pliaient sous elle, et elle allait tomber... La jeune fille s'élança, la soutint dans ses bras et l'entraîna vers la chaise longue, où la jeune femme se laissa tomber en se débattant. --Ne me touche pas, ne me touche pas! dit-elle d'une voix étranglée. Malheureuse! Monique s'était reculée de deux pas, et, appuyée au mur, elle regardait sa maîtresse d'un oeil égaré. Madame Hortense étendit autour d'elle ses mains débiles, trouva l'appui du dossier et s'assit, le visage tourné vers la petite servante. --Toi, toi! lui dit-elle, toi que j'ai aimée, que j'ai choyée, toi en qui j'avais confiance! --Ne me dites rien, fit Monique avec un geste de douloureuse impatience. Ne me faites pas de reproches. --Toi, qui vivais près de moi, qui prétendais m'aimer! --Je vous aime! cria Monique éperdue. Je vous aime plus que tout! --Ne mens pas! ne sois pas hypocrite... --Je vous aime! répéta la jaune fille en frappant du pied avec violence. Ne dites pas que je ne vous aime point. Je ne mens pas, je n'ai pas menti. Si vous m'aviez demandé si c'était vrai, je vous aurais répondu que oui. Madame Hortense la regarda avec une sorte d'inquiétude. Elle ne pouvait comprendre ce caractère étrange et complexe. --Tu m'aimais, et tu jouais ce rôle, et tu me baisais les mains, après que... --Taisez-vous! fit Monique en mettant les mains sur ses oreilles. Taisez-vous, cela fait trop de mal de vous entendre. --C'est ta punition! Si tu as encore quelque sentiment de remords, écoute-moi, sache ce que tu as fait, regarde ta faute en face! --Non! non! je ne veux pas! Taisez-vous! cria Monique, en se tordant comme sous l'assaut d'une douleur physique atroce. --Je t'estimais, reprit madame Hortense, je t'aimais, et tu m'as trompée!... --Mais taisez-vous donc! répéta la jeune fille avec l'accent d'une colère grandissante que bientôt elle serait impuissante à contenir. Je ne veux pas que vous me fassiez mal comme ça! Je ne veux pas supporter ça! --Il ne fallait pas commettre la faute, si tu ne veux pas supporter le remords! Monique frémit de tout son corps, et s'appuya fortement contre le mur. Madame Hortense garda un instant le silence; la petite servante la regardait d'un air farouche. Soudain les yeux de la jeune femme s'emplirent de pleura, et elle laissa échapper un sanglot. --Trompée! dit-elle, trompée par ceux qu'on aime! Est-il rien de plus affreux! Monique tomba à genoux et lui tendit les bras de loin. --Ne pleurez pas, oh! je vous en supplie, ne pleurez pas! je ne peux pas vous voir pleurer! Elle se traîna sur ses genoux jusqu'à la chaise longue et voulut prendre les mains de madame Hortense, mais celle-ci la repoussa avec horreur. Monique se releva et la regarda d'un air sombre, pendant qu'elle continuait de pleurer. --Dans ma maison, sous mes yeux! Vous avez osé vous donner des rendez-vous dans ma chambre, et je ne voyais rien, et j'aimais cette petite... --Je vous ai dit de ne pas dire de telles choses, gronda Monique d'une voix rauque, je ne peux pas les entendre, cela m'étouffe, cela me tue, j'aimerais mieux un coup de couteau! --C'est le remords; il est juste que tu souffres, tu l'as mérité! Mais moi, je n'ai pas mérité de souffrir, je n'avais jamais fait de mal à personne... Monique se tordit violemment les mains. --Ne parlez pas, gémit-elle avec l'accent d'une douleur intolérable. Ne me pousses pas à bout! --Tu m'entendras pourtant! C'est lâche, ce que tu as fait là! Tu as trompé ton fiancé, tu m'as trompée, tu as menti à tout le monde... --Mais taisez-vous donc! cria Monique affolée, se redressant comme sous les coups d'un fouet invisible. Elle n'eut pas un instant l'idée qu'elle pouvait s'en aller et échapper ainsi à la torture qu'elle subissait. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ceux de madame Hortense qui la fascinaient. --Misérable hypocrite! Oh! que tu m'as fait de mal! je ne me consolerai jamais! Tu sauras jusqu'à ton dernier jour que tu m'as déchiré le coeur! Monique, folle de rage et de douleur, se baissa et prit un chenet dans la cheminée; les cendres éparpillées volèrent par la chambre. --Taisez-vous, car je n'en peux plus, dit-elle tout bas, en crispant ses doigts glacés sur l'arme dangereuse. --Me tuer? Ce ne sera rien auprès du mal que tu m'as fait!... Le chenet traversa l'espace restreint qui séparait les deux femmes. Un coup sourd, un faible gémissement, le bruit d'une porcelaine brisée, puis le chenet roula presque sans choc sur le tapis dans les plis de la fourrure qui recouvrait la chaise longue. Monique, toute saisie du mouvement qu'elle n'avait pu retenir, resta immobile pendant la durée d'un éclair, puis elle se précipita vers sa maîtresse en criant: --Madame, madame, je vous ai blessée, pardonnez-moi! Un mince filet de sang, qui allait en grossissant par saccades, coulait de la tempe de la jeune femme. Elle ouvrit les yeux, mais elle n'y voyait plus. Ses mains s'agitèrent faiblement, elle poussa un soupir, puis resta sans mouvement; le filet de sang coulait maintenant comme un ruisseau. Monique recula un peu, la regarda, joignit les mains et dit tout haut: --Je l'ai tuée! Elle ne ressentit en ce moment ni trouble, ni frayeur, ni remords. Elle trouvait cela tout simple et ne songeait à aucune conséquence, ni même à aucune difficulté présente. La voix de madame Hortense ne résonnait plus à ses oreilles; c'était un grand soulagement pour Monique; le silence lui paraissait un bienfait énorme, elle en était toute calmée, presque joyeuse. --Je l'ai tuée! se dit-elle au bout d'un moment. Elle était fâchée contre moi... J'aurais mieux aimé la voir en colère que de la voir pleurer. La voir pleurer, c'est ça que je n'ai pas pu supporter; oui, c'est cela. Sa colère, au fond, ça m'était bien égal. Elle haussa les épaules par un geste de dédain. Le ruisseau de sang coulait toujours, mais plus lentement. Il avait tracé sur la robe de cachemire bleu de la jeune femme un sillon écarlate, qui s'assombrissait déjà. Le doux visage était resté triste, l'effroi de la mort n'avait pas eu le temps de le défigurer, et les larmes perlaient encore au bord des yeux à demi fermés. Monique la regardait toujours. Elle n'avait pas la moindre notion du danger. Si quelqu'un fut entré, elle n'aurait pas même songé à chercher une explication. Très-lasse, comme si elle avait beaucoup marché, Monique s'assit machinalement sur une chaise qui se trouvait là, et elle continua de regarder sa maîtresse. Elle songeait vaguement à beaucoup de choses confuses, entre autres à un agneau qu'elle avait jadis arraché aux dents d'un chien de chasse, et qui, saignant, blessé à mort, la regardait avec des yeux presque humains. Elle était bien aise que madame ne l'eût pas regardée avec ces yeux-là avant de mourir, parce qu'elle n'aurait pas pu le supporter. Qu'aurait-elle fait, alors? Mais ce n'était pas la peine d'y songer, puisque ce n'était pas arrivé! La chambre se refroidissait rapidement, et une odeur lourde qui donnait mal à la tête s'y était répandue; Monique frissonna deux ou trois fois, mais elle n'eut pas l'idée de s'en aller. Elle avait une sorte d'impression qu'elle remplissait son devoir en veillant la morte. Elle avait veillé des morts au village, et cette circonstance ne lui paraissait pas plus extraordinaire que les précédentes. Un temps fort long s'était écoulé, lorsqu'elle entendit un léger bruit en bas; c'était la porte du jardin qui se refermait. --On vient chercher le corps, pensa-t-elle. Son état mental, voisin de la folie, lui inspirait un calme extraordinaire. Un pas monta l'escalier avec précaution, puis s'arrêta sur le palier. Monique tourna la tête et vit M. Dunois, qui, stupéfait de trouver la porte ouverte autant que de voir Monique assise le long du mur, s'était arrêté, pris d'inquiétude. Elle lui fit un signe de tête pour l'engager à entrer, et resta assise. M. Dunois entra, et à peine sur le seuil poussa un cri, aussitôt réprimé. --Elle pleurait et ne voulait pas se taire, dit Monique; je lui avais dit plusieurs fois de ne pas me parler comme ça, alors je lui ai jeté quelque chose à la tête. Elle est morte tout de suite, sans rien dire. --Malheureuse! fit M. Dunois en secouant Monique par le bras. Malheureuse! --Elle m'a dit aussi ce mot-là, fit la jeune fille sans résister. --Mais elle avait raison! Comment as-tu pu... --Vous n'allés pas me blâmer, toujours, fit-elle en le regardant d'un air irrité. Vous savez bien que c'est autant votre faute que la mienne! M. Dunois recula, les yeux hagards. Pour un homme de plaisir qui n'avait jamais cherché dans la vie que des moments agréables, ceci était vraiment trop dur. Après être resté un moment atterré, il s'approcha de sa femme, et, tout blême, avec un frisson, il posa sa main sur la main entr'ouverte qui gisait sur ses genoux. Elle n'était peut-être pas morte, après tout? La main était refroidie; hagard, il interrogea les lèvres, les yeux déjà vitreux... Si, elle était morte. --Cela vaut mieux, dit tranquillement Monique; puisqu'elle savait! --Elle est folle! murmura M. Dunois en regardant alternativement le cadavre et la jeune meurtrière dont le calme l'épouvantait. --Elle n'aurait jamais cessé de me faire des reproches. Elle aurait pensé mal de moi jusqu'à mon dernier jour. Elle ne pouvait pas savoir, n'est-ce pas, que c'était vous qui aviez voulu? --Qu'est-ce que nous allons faire? dit le banquier, avec un geste irrité, qui voulait intimider Monique, et qui ne réussit qu'à lui faire hausser les Épaules.--Qu'est-ce que nous allons faire? répéta-t-il plus haut, en voyant qu'il n'obtenait aucune réponse. --Allez chercher les gendarmes, dit-elle tranquillement. Je n'ai pas envie de mentir. M. Dunois crispa ses poings avec un geste de mauvaise colère et la regarda d'un air menaçant. --Est-ce que vous croyez que j'ai peur de vous? dit-elle en fixant sur lui ses yeux clairs et brillants. Le banquier se calma. Évidemment une querelle avec Monique était ce qui pouvait arriver de pis en ce moment. La pendule marquait presque onze heures; d'un instant à l'autre quelqu'un de la maison pouvait rentrer. --Tu ne penses qu'à toi, dit-il, mais moi, je suis en danger autant que toi. J'ai une situation à garder, et puis enfin on peut m'accuser... Il faut donner le change. Qu'on croie au moins que c'est un voleur... --Je ne mentirai pas! dit fièrement Monique. --Eh! je ne te demande pas de mentir! Tiens, va dans ta chambre, couche-toi comme si tu avais dormi; quand tu entendras du bruit, descends, et ne dis pas que c'est toi. Je ne te demande que cela. --Vous savez mentir, vous! fit-elle en le regardant dédaigneusement. --Pense donc, reprit-il durement, qu'il s'agit de ma considération, de ma vie tout entière! que je puis être déshonoré! Fais cela pour moi, Monique! Tu ne veux pas me faire du mal, à moi! Tu m'aimes pourtant? --Non! répondit-elle brièvement. Depuis qu'elle m'a dit le premier mot, je ne vous ai plus aimé. Je vous déteste. Je vous détestais aussi avant. Dunois réprima un mouvement de rage. Qu'importait qu'elle le haïsse. L'essentiel était qu'elle gardât le silence, qu'elle ne révélât pas l'inqualifiable scandale. C'est pour le coup qu'il n'eût plus osé se montrer en plein jour! --Déteste-moi si tu veux, reprit-il avec une douceur qui lui coûtait l'emploi de toute son énergie, mais ne dis rien. A cause de ta mère! ajouta-t-il au hasard, à cause des gens de ton pays, qui auraient honte de toi... Elle le regarda comme si elle lui défendait d'ajouter un mot. --C'est bon, dit-elle après un petit silence qui pour Dunois fut interminable; je ne dirai rien: mais je ne mentirai pas, je vous en préviens! --Soit; alors va-t'en, va-t'en vite. Tu n'as rien vu, tu ne sais rien, tu es allée te coucher aussitôt après mon départ. C'est entendu, va! Elle disparut avec des mouvements d'une roideur automatique. Elle monta lentement, sans s'arrêter; après un court intervalle, il entendit la porte se refermer en haut, et il poussa un soupir de soulagement. L'esprit pratique du banquier lui avait suggéré sur-le-champ un plan assez facile à exécuter. Avec un poignard d'acier qui servait de coupe-papier, il fit rapidement sauter la serrure d'un petit secrétaire où madame Dunois enfermait ses bijoux et son argent. Prenant à poignée l'or et les billets de banque, il jeta ceux-ci dans la flamme mourante du foyer, où il les aida à se consumer, après quoi il en mêla les cendres à celles du bois; ensuite, il courut à sa chambre et jeta ses clefs dans la poche d'un vêtement porté la veille, puis il descendit rapidement l'escalier, en ayant soin de laisser un louis sur le palier, deux autres louis tombèrent près de la porte du jardin, par laquelle il sortit; dans laquelle, sur le seuil même il jeta encore une pièce, puis il fit le tour et alla sonner à la porte de la rue. Tout ceci avait pris du temps. Quelques employés venaient de rentrer par l'escalier de service, car on voyait des lumières aux fenêtres de leurs chambres, tout en haut de la maison. Dans la loge du concierge, on festoyait encore, M. Dunois fut obligé de sonner deux fois avant qu'on lui ouvrît. --Comment, monsieur, dit le vieux domestique, vous n'avez donc pas pris votre clef? --Je l'ai perdue, ou bien je l'ai laissée dans ma chambre, répondit le maître. Il s'était fait une physionomie souriante; le froid de la nuit et l'animation qu'il avait déployée avaient fait monter un peu de rose à ses joues. Il avait bien l'air d'un homme heureux, qui a dîné au cercle et fait ensuite une partie de cartes. Le concierge referma la porte de la rue. M. Dunois monta lentement l'escalier; la porte qui donnait sur le jardin avait sa physionomie ordinaire. Rien n'indiquait qu'elle eût vu ou non passer un criminel. Pour l'oeil prévenu de M. Dunois seul, brillaient dans l'ombre les deux louis tombés près du seuil. Comme il atteignait le palier, il poussa une exclamation. Le concierge, qui prenait en ce moment congé de ses hôtes, l'entendit et ouvrit la porte vitrée. --Monsieur? dit-il, croyant répondre à un appel. --Qu'est-ce que c'est que cela? fit M. Dunois en indiquant la pièce d'or. --C'est un louis, monsieur, répondit le brave homme. --Comment se trouve-t-il là? Et cette porte qui est ouverte? Le banquier indiquait l'appartement de sa femme. --Et madame qui n'est pas enfermée! s'écria le concierge. Mû par une curiosité bien naturelle, il avança rapidement et recula avec un cri d'horreur. --On a assassiné madame! --Ma femme! cria M. Dunois. Attirés par le bruit des voix, les habitants de la maison accouraient de tous côtés, leur bougie à la main. --Au secours! hurla le concierge affolé, au voleur! à l'assassin! Sur le seuil de la chambre de madame Hortense se pressaient maintenant dix têtes effarées: M. Dunois, appuyé au mur, en face de la chaise longue, livide, les bras pendants, semblait la personnification de l'horreur. Ce n'était pas un rôle qu'il jouait. Tantôt, la nécessité de sauvegarder les apparences avait noyé tout le reste; il avait fait comme un naufragé, qui, voyant sombrer autour de lui sa famille et sa fortune, n'a pendant un moment d'autre idée que celle de sauver sa propre vie; mais à présent, Dunois ressentait l'horreur du crime: la perception de la perte qu'il avait faite se doublait de la pensée qu'il était la cause réelle, quoique détournée, du meurtre; c'était sa femme, la digne maîtresse de son logis, la douce martyre des dernières années, la belle et charmante compagne des jours antérieurs, qui était là, inanimée. --Ma pauvre femme! dit-il, et de vraies larmes tombèrent de ses yeux. M. Dunois était un viveur; ce n'était point un hypocrite. Il regrettait sincèrement cette pauvre Hortense qui l'avait si peu gêné, qui lui donnait de bons conseils, et qu'il était toujours sûr de trouver là, quand un froissement quelconque de la vie lui inspirait le besoin de rechercher une main amie. Et puis, la voir ainsi, c'était vraiment trop horrible! --Ils l'ont tuée avec un chenet, monsieur, dit le concierge, qui buvait ses larmes, tenez, le voyez-vous par terre! Pauvre bonne dame! Un ange du bon Dieu! Et ils Font tuée pour voler, le secrétaire est forcé. --Cherchez, cria M. Dunois. --Il n'a pas pu passer par la porte, dit le concierge. J'ai veillé tout le soir. --Mais, par le jardin? On courut, et Ton trouva les pièces d'or qui marquaient le chemin parcouru parle voleur imaginaire. --C'est Monique qui l'a vue la dernière, cria Toinette, qui arrivait folle de douleur. --Monique, Monique? crièrent dix vois. Elle descendit, pâle comme un suaire. --On a tué madame! disait-on autour d'elle. --Ma petite madame! fit-elle avec une indicible expression de pitié, de tendresse et de respect. Oh! ma petite madame! Hubert arriva, la tête nue, les yeux creusés comme par un mois d'insomnie. --On ne l'a pas tuée? dit-il. Ce n'est pas vrai? On lui fit place; ceux qui avaient déjà vu comprenaient qu'il fallait se reculer pour laisser passer les autres. Il s'arrêta court devant la chaise longue, les mains serrées dans une crispation intense et douloureuse. --Elle, dit-il, elle... La tête lui tournait, il voyait rouge, il avait envie de ressaisir le chenet tombé et d'en frapper l'assassin. Il regarda autour de lui, et ses yeux féroces rencontrèrent le visage blême de M. Dunois. Brusquement, il tourna la tête, et chercha Monique. Elle était à genoux près de la porte, comme écrasée sous le poids de sa douleur. Elle regardait sa maîtresse avec une prière ardente dans ses yeux brûlants. --Vous que j'aimais tant, disait-elle tout bas, vous si bonne, si belle... ma petite madame! Oh! Elle souffrait une véritable agonie, et ne pouvait exprimer ses souffrances. Non qu'elle tint à la vie, mais la parole lui manquait. En ce moment, elle n'eût pu même s'accuser; son cerveau surmené ne liait plus les idées les unes aux autres. --C'est vous qui l'avez vue la dernière? lui demandait-on. Quand? A quelle heure? --Comme je voudrais être à sa place! dit Monique tout haut, en regardant d'un air suppliant la personne qui lui parlait. --Ce n'est pas Monique, c'est moi, répondit M. Dunois d'une voix claire. Quand j'ai dit bonsoir à ma femme, à huit heures, elle venait de renvoyer Monique qui paraissait souffrante; elle m'avait dit qu'elle attendrait pour se mettre au lit le retour de Toinette. --Pourquoi suis-je sortie? s'écria celle-ci en se tordant les bras. --Et c'est moi qui ai engagé Monique à monter dans sa chambre. Est-ce vrai? Voyons, répondez, mon enfant, c'est très-important. Est-ce vrai que c'est moi qui vous ait dit de monter à votre chambra? --C'est vrai, répliqua la jeune fille sans remuer. Elle parlait comme dans un rêve, sans quitter des yeux le cadavre de sa maîtresse. Hubert regardait M. Dunois avec une intensité qui eût effrayé celui-ci s'il s'en fût aperçu, et la conviction grandissait incessamment dans son esprit que cet homme était le meurtrier. Depuis qu'il avait vu le banquier avec la petite servante, sur le palier, le jeune homme avait éprouvé une crainte vague de ce qui allait arriver. Loin de se douter que madame Hortense pût s'assurer par elle-même de ce qu'il s'efforçait de lui cacher, il avait craint qu'il ne s'adressât à de moins scrupuleux que lui, et n'avait cessé de retourner dans sa tête les redoutables conséquences qu'entraînerait une indiscrétion. Mais, en voyant sans vie celle qu'il aimait par-dessus tout, il se dit que dans un moment de colère, M. Dunois, exaspéré par les reproches, avait frappé sa femme... Quelqu'un avait donc parlé? Qui cela pouvait-il être, alors que tous ces gens épouvantés avaient l'air de ne rien savoir? La police arriva sur ces entrefaites: dès la première alerte, quelqu'un de la maison était allé à toutes jambes prévenir les autorités. Une enquête sommaire fut faite avec beaucoup de précision et de netteté. --Quelle somme contenait le secrétaire? demanda-t-on à M. Dunois. --Je ne sais; sept ou huit cents francs, peut-être plus. --En or? --En billets principalement. Je remettais les sommes en billets à... à ma femme. --Les billets et l'or ont disparu. On n'a pas touché aux bijoux, de peur sans doute que ceux-ci ne fussent reconnus quand on voudrait s'en défaire. Est-ce que la porte du jardin était habituellement ouverte? --Pas habituellement, répondit M. Dunois avec une légère hésitation. --Comment se fait-il qu'une porte aussi dangereuse ne fût pas toujours cadenassée et verrouillée? --Je passais quelquefois par là pour rentrer le soir, répliqua le banquier. Elle était fermée au jour tombant, et je me servais d'une clef pour l'ouvrir. --C'était, en tout cas, fort imprudent, fit observer le fonctionnaire. Le voleur a dû avoir des complices dans la maison... Un murmure de réprobation circula dans la foule assemblée sur le palier, dans l'antichambre, partout où quelqu'un pouvait trouver place, car beaucoup d'amis et de voisins s'étaient joints aux domestiques et aux employés. Malgré l'heure indue, le bruit de l'assassinat s'était déjà répandu dans le quartier. --Qui y avait-il dans la maison au moment du crime? M. Dunois pâlit, et regarda autour de lui. D'après la réponse qui allait être faite, son stratagème, ou bien réussissait, ou bien tournait misérablement contre lui. --Moi, dit le concierge. Moi, ma femme et une demi-douzaine de parents. Mais nous étions dans la loge, et nous n'avons rien entendu. On n'entend rien de ce qui se passe dans la maison. --Qui encore? --Monique, cria Toinette. C'est elle qui était chargée de veiller ma chère maîtresse. Elle ne devait pas la quitter, non, monsieur! Elle était responsable de madame! Une pauvre chère âme qui ne pouvait pas mettre un pied devant l'autre sans qu'on la soutint sous le bras! Si Monique avait été là, monsieur, l'assassin n'aurait pas pu faire son coup! --Monique? Où est Monique? On l'avait relevée, on la traîna devant le fonctionnaire. --Femme de chambre au service de madame Dunois? Monique inclina la tête. --Vous l'avez quittée à huit heures? C'est M. Dunois qui vous a dit de monter? Elle garda le silence, avec un faible signe qui passa pour un acquiescement. --Vous n'avez rien entendu? Elle secoua la tête. Non, elle n'avait rien entendu. --Vous ne savez rien? Elle ne répondit pas. On se regardait dans la foule. Hubert la tenait sous son regard, mais elle ne le voyait pas. --Vous n'avez rien entendu, ni vu personne? C'est bien extraordinaire! Elle regarda avec une expression d'agonisante le magistrat instructeur. --Cette fille est au moins complice, fit celui-ci en s'adressant à demi-voix à M. Dunois. Le banquier n'osa répondre. Hubert s'était tourné vers lui, comme pour lui demander ce qu'il allait dire. Un mouvement se fit; Monique se trouva les mains prises dans les menottes. Un grand cercle se fit autour d'elle et des agents qui la tenaient. --Cette fille? fit M. Dunois d'une voix étranglée. --On va s'occuper d'elle; en attendant, elle parlera sans doute, et révélera le nom de son complice. Le banquier frémit de tout son corps; un instant il eut envie de dire la vérité; puis il se rendit compte que ce serait horrible. Il le sentait bien, Monique avait dit vrai dans le premier moment: la main de la petite servante avait frappé, mais c'était du maître qu'était venu le coup. La nuit s'était écoulée dans toutes ces formalités. Lorsque le sinistre cortège sortit de la maison, les premières lueurs d'une pâle aube de janvier se montraient au ciel. Une foule hostile s'était amassée dans la rue, prête à huer les coupables, si l'on en avait trouvé. --Qu'est-ce qu'il y a dans cette maison? demanda un voyageur fatigué, qui arrivait d'un pas lourd, et qui regardait le numéro d'un air inquiet. --Un crime. --Un crime! On a tué quelqu'un? --Une femme. --Oh! mon Dieu! pourvu que ce ne soit pas elle! Une jeune femme? --Oui! Et bonne, et jolie! Faut-il être sans coeur! Marin Bonami s'était poussé au premier rang, et il essaya d'entrer. --On ne passe pas! lui fut-il répondu. --Mais j'ai affaire là dedans. --Vous attendrez. Vos affaires ne sont pas si pressées que celles de la justice! lui répondit un agent railleur. Un grand mouvement se fit dans la foule, Marin Bonami regarda, de toute l'intensité de ses craintes et de sa passion... Monique parut sur le seuil, les menottes aux mains, avec une sorte de résignation satisfaite sur le visage. --Oh! l'assassin! A l'eau! hurlèrent quelques énergumènes. --Monique! s'écria Marin en lui tendant les bras, ils ne t'ont pas tuée! O Monique! Elle l'aperçut, recula en chancelant, poussa un cri d'effroi et tomba la face contre terre. --Non, non, pas cela, cria-t-elle, je ne puis pas supporter cela, emmenez-le, ou tuez-moi! On l'avait relevée, on la soutenait sous les bras, en face de la foule hostile; elle cachait sa figure comme elle pouvait, derrière un des agents qui la maintenaient. --Mais qu'est-ce qu'on lui veut donc? demanda Marin, qui ne comprenait pas. --C'est elle qui a tué l'autre, répondirent vingt voix. A l'eau! à la guillotine! à l'eau! --Elle? fit Marin en se retournant comme un lion, vous en avez menti! Un éclat de rire terrible lui répondit, le rire gouailleur et sans pitié qui accueille les naïfs quand ils refusent de croire au mal. Monique ne l'entendit pas; elle avait glissé à terre une seconde fois, et les agents n'avaient plus entre eux qu'un corps inerte. On fit avancer la voiture, elle y fut transportée; Marin ne disait plus rien. Quand les chevaux s'ébranlèrent, il se mit à courir; il courut tant et si vite qu'il arriva en même temps qu'eux devant la porte de la prison. On tira de la voiture Monique toujours inanimée, elle fut transportée à l'intérieur, et Marin, resté seul au dehors, se demanda si tout cela n'était pas un mauvais rêve. Non, c'était bien la réalité. Alors il se demanda de quel droit une telle souffrance tombait sur un pauvre diable comme lui qui n'avait rien fait à personne,--et il ne trouva pas de réponse. XVII Toute la ville en émoi cherchait l'explication de ce mystère. Le vol seul devait avoir été le mobile du crime, car madame Dunois ne pouvait pas avoir d'ennemis. Sa touchante infirmité, sa bonté compatissante l'avaient rendue chère à tous, et dans sa maison elle était adorée. Le mystère était dans ceci: Monique était-elle ou n'était-elle pas complice du ou des meurtriers? car bientôt on en avait supposé toute une bande. Les uns disaient oui, d'autres disaient non. Après tout, sa complicité n'était, pas nécessaire. La porte de l'escalier donnant sur le jardin pouvait fort bien n'avoir pas été fermée. M. Dunois, appelé devant le juge d'instruction, avait déclaré l'avoir trouvée plus d'une fois close d'un simple loquet; avec un couteau, rien de plus facile alors que de faire sauter le pêne de la serrure; c'était un jeu d'enfant. Dès lors Monique devenait blanche comme neige. Le malheur était que Monique n'avait pas l'air innocente. Elle répondait à une question sur dix, et pour le reste se renfermait dans un mutisme obstiné. Ce n'était pas là la conduite d'une jeune personne qui n'a rien à se reprocher. Ses rares réponses même n'étaient pas d'accord entre elles, et cela donnait à penser au monde. Monique suivait en cela un système parfaitement logique, par rapport à elle-même, et parfaitement absurde relativement aux autres, qui ne la croyaient coupable que de complicité. Elle racontait l'emploi de son temps jusqu'au départ de M. Dunois. A partir de ce moment, elle refusait de donner le moindre éclaircissement; elle était montée chez elle quand M. Dunois lui avait dit de monter. --Quelle heure était-il? A cette question, aucune réponse. En effet, elle ne pouvait pas dire qu'alors il était près de onze heures. Elle s'entêtait à sauver non elle-même, mais son maître, mue par la vague intuition que si on l'accusait d'avoir directement commis le meurtre, quelque chose arriverait qui ferait de ce maître, sinon le meurtrier, au moins un complice étrangement compromis. Depuis le moment où elle avait aperçu, fixés sur elle, débordants de tendresse triomphante, les yeux de Marin, en extase de la voir vivante après l'avoir crue morte, Monique vivait dans un désespoir obtus. Le remords n'avait pas de place dans cette âme; absorbée dans sa propre douleur, elle souffrait de savoir madame Hortense morte, exactement comme si c'eût été la main d'un autre qui l'eût assassinée. Elle avait perdu une personne qu'elle aimait, et cela lui faisait de la peine. Un autre sujet de chagrin était la pensée de Marin, rôdant éperdu autour de la prison, cherchant à la voir sans y parvenir; il souffrait, elle en était sûre, et elle eût voulu n'importe à quel prix lui épargner cette souffrance. Quant à supposer qu'il pouvait la croire coupable, elle ne l'admettait pas une minute. --On le lui dirait, pensait-elle, qu'il n'y croirait pas! Jamais une idée pareille n'entrera dans sa tête. C'est avec une sorte d'orgueil qu'elle caressait cette idée. Orgueil pour Marin, qui avait l'âme assez haute pour avoir cette confiance en elle; orgueil pour elle-même, dont le passé rendait impossible la vraisemblance d'un crime commis par elle. Tout cela était très-vague et très-confus dans son esprit. Elle percevait les sensations physiques et les impressions morales comme le plongeur voit au travers des verres de son scaphandre; tout était trouble autour d'elle avec de grandes lueurs soudaines, sanglantes comme un éclair d'orage, qui ouvraient devant elle des abîmes infinis d'horreur muette. Ces lueurs étaient sinistres. Elle voyait madame Hortense étendue sur la chaise longue, avec le mince filet de sang coulant sur son beau visage, ou bien c'était Marin au milieu de la foule hostile; ces deux visions lui apparaissaient avec une intensité effroyable, alors elle mettait ses mains sur ses yeux en criant: «Non, non, je ne veux pas!» Et elle se roulait à terre avec des cris de rage impatiente. Elle voulait ne pas voir cela; elle le voulait tellement que pendant des heures elle arrivait à ne plus y penser; puis l'horreur la reprenait et la laissait brisée pour des journées entières, inerte, incapable de se défendre contre les pensées redoutables, si elles étaient venues:--elles venaient rarement alors; mais quand Monique se sentait envahie par elles, c'était comme par un flot mortel contre lequel il est inutile de chercher à se défendre. Ses pensées la tenaient, non plus avec l'intensité furieuse des apparitions violentes, mais avec la sournoise méchanceté des tourments qui vous usent peu à peu, comme la lime use le fer. On avait d'abord cherché un amant à Monique. L'amant était le côté obligatoire de ce crime; on n'avait encore rien trouvé. Interrogée sur ce point, elle avait répondu:--J'ai un fiancé; il était à la ferme des Landes, il est arrivé pour me voir emmener. Là-dessus on avait arrêté Marin. Il avait prouvé le plus aisément du monde qu'il avait passé la nuit en chemin de fer. Un homme qui voyage la veille des Rois d'embranchement en embranchement pendant huit mortelles heures, est facilement reconnu, ne fût-ce que par son billet. Marin relâché sur-le-champ avait demandé à voir Monique, on lui avait répondu qu'elle était au secret. Il était sorti triste et muet. En rentrant à son auberge, il avait pris son paquet, payé sa note, et il était allé loger ailleurs. Il ne pouvait pas rester dans cet endroit où il avait été arrêté. Le jour même, il écrivit à la ferme des Landes pour dire qu'un malheur de famille l'empêcherait de reprendre son service. Il avait emporté avec lui ses économies, qu'il voulait employer à l'achat d'une montre d'or pour Monique. Avec sa sobriété, il avait de quoi vivre longtemps; il ne songea point à se préoccuper d'autre chose que de l'heure présente. Celle-ci était assez douloureuse pour l'absorber tout entier. Un autre être souffrait indiciblement; c'était Hubert. Il avait perdu toute la joie, tout le charme de sa vie. A la minute où ses yeux s'étaient arrêtés sur le cadavre de madame Hortense, il avait senti mourir en lui sa jeunesse et son bonheur. Ce garçon de seize ans, formé par une culture intelligente, affiné par un sentiment profond et pur, était soudain devenu un homme, un homme vieilli par l'écrasant effondrement qui précipitait dans le gouffre de la mort l'idole de sa vie entière, celle qui, vivante, aurait soutenu, sans en être diminuée, les assauts du temps et de l'éloignement. Mais la douleur de sa perte était décuplée par cette fin tragique. Un besoin de vengeance dévorait l'âme d'Hubert, et le pauvre enfant se sentait déchiré par les griffes des passions mauvaises, qui font tant souffrir les êtres bons et tendres. Hubert était convaincu d'une chose: M. Dunois, trahi par lui-même, ou par un autre, ou peut-être simplement menacé de se voir deviné, avait assassiné sa femme dans un moment de colère. Et le jeune homme restait pris entre deux alternatives redoutables: celle de laisser non vengé le meurtre de sa bienfaitrice, et celle de dénoncer M. Dunois, qui avait aussi été, dans une mesure incontestable, son bienfaiteur. Hubert était cité comme témoin; devant le juge d'instruction, il n'avait rien eu à dire d'important: ni l'accusation, ni la défense ne se doutaient qu'il pût apporter des lumières différentes de celles des autres employés habitant la maison. Les questions qui lui avaient été posées n'avaient point amené de conflit entre sa conscience et ses perplexités; mais à l'audience, il en serait autrement: il ne pourrait toujours se taire. Qu'arriverait-il alors, et que penserait-il de lui-même si un seul mot de sa bouche faisait passer M. Dunois du banc des témoins à celui des accusés? Madame Hortense avait été portée au cimetière; elle reposait désormais à côté de son petit garçon sous la grande pierre plate, que peu de semaines auparavant, en mémoire de l'enfant mort, elle avait fait couvrir de roses blanches. M. Dunois avait mené le deuil en époux affligé, les deux familles réunies l'avaient suivi; quelques paroles émues prononcées sur la tombe par un ami avaient amené dans tous les yeux un regain de larmes, puis on s'était séparé, et les gens en noir avaient repris le chemin de leurs demeures. M. Dunois rentrait chez lui, lorsque devant sa porte il rencontra Hubert. Celui-ci, le coeur trop plein, ne pouvait plus attendre, et voulait parler au veuf; indigné par l'attitude de celui-ci durant la longue cérémonie, il éprouvait le besoin irrésistible de le regarder en race, et de lui dire, à lui, du moins, s'il ne devait jamais le dire à d'autres, toute l'horreur que lui inspirait l'hypocrite meurtrier. Machinalement, Dunois s'arrêta devant la porte des bureaux, fermés à l'occasion des funérailles; il n'avait pas envie de rentrer dans son appartement, où tout lui rappelait Monique, qu'il voulait chasser de sa pensée le plus possible. Il tira sa clef de sa poche, il en avait tout un trousseau, de ces clefs, que depuis le jour du crime il ne pouvait plus toucher sans frémir, et il ouvrit la porte. Il ferait des chiffres pendant une heure, cela lui détendrait les nerfs. Au moment d'entrer, averti par on ne sait quoi, il se retourna et vit Hubert. --Que voulez-vous? lui demanda-t-il. Les yeux rougis et creusés, le visage tiré et vieilli du jeune homme lui déplaisaient; il était ennuyé que quelqu'un dans la maison eût l'air d'avoir plus de chagrin que lui. --Je voudrais vous parler, monsieur, répondit Hubert. Les regards des deux hommes se rencontrèrent, et, dans celui de son jeune employé, M. Dunois lut quelque chose qui lui fit passer un frisson sur les épaules. --Entrez ici, dit-il, nous y serons seuls. Il referma la porte et se dirigea vers son fauteuil, situé dans une espèce de case vitrée, d'où il dominait tout son personnel. Le grand rez-de-chaussée, vaste et haut de plafond, était désert et sentait l'odeur de papier qu'on retrouve dans toutes les administrations. --Qu'est-ce que vous avez à me dire? fit M. Dunois, quand il se fut assis. Hubert, resté debout, le regardait sans répondre; le banquier fut forcé de lever les yeux. --Pourquoi laissez-vous accuser cette fille? demanda le jeune homme. M. Dunois plongea jusqu'au fond des yeux de son interlocuteur, et soudain il pâlit. --Vous... vous ne supposes pas, dit-il avec un grand mouvement de colère intérieure, vous ne vous imaginez pas, je pense, que je... --Vous savez bien que c'est vous qui l'avez tuée! fit Hubert avec violence. --Moi? s'écria le banquier, qui se dressa et leva la main au ciel. Par mon honneur, par l'âme de la morte, je jure que ce n'est pas moi! Ce cri lui était échappé dans toute la sincérité de son innocence matérielle. Il avait oublié qu'Hubert, son juge, n'était qu'un enfant, et son subalterne; il n'avait songé qu'à se défendre devant une accusation imméritée. --J'aurais donné ma tête, dit-il avec véhémence, pour que ce ne fût pas arrivé, pour que la pauvre femme vécût longtemps honorée et tranquille... Comment avez-vous pu penser que c'était moi? --C'était si naturel, fit Hubert convaincu et désarçonné; il tombait du haut de son accusation et se sentait tout étourdi. --Mais, reprit M. Dunois, qui revenait à lui et qui sentait la colère le prendre, de quel droit vous étes-vous permis de me soupçonner? --Je vous ai vu embrasser Monique, répondit simplement le jeune homme, je vous ai entendu lui donner rendez-vous pour la nuit. Le banquier fut repris de terreur. Si ce témoin se mêlait de parler, non-seulement lui, Dunois, devenait le héros d'un prodigieux scandale, mais Monique était perdue, car pour peu qu'elle sentît la vérité devinée, elle parlerait et se perdrait elle-même; elle l'avait dit, il la savait fille à tenir son serment. --Et vous avez conclu? dit M. Dunois, essayant de se raccrocher à quelque chose. --Que d'une façon ou d'une autre, la défunte avait eu connaissance de la vérité, qu'elle vous avait fait des reproches d'avoir suborné cette jeune fille sous le toit qui devait la protéger, et que vous l'avez frappée, dans votre irritation. --C'était assez bien imaginé, répliqua M. Dunois avec une pointe de sarcasme. Il en voulait à ce garçon de lui dire si tranquillement de si rudes vérités. --Et maintenant qu'est-ce que vous pensez? --Je pense, monsieur, que je me suis trompé, répondit honnêtement le jeune homme. M. Dunois garda le silence. --C'est tout ce que vous avez à me dire? fit-il au bout d'un instant. --Non, monsieur. Après l'entretien que nous venons d'avoir, je sens que je ne puis plus rester ici. Je vous remercie des bontés que vous avez eues pour moi jusqu'à ce jour, et je vous prie de me permettre de quitter la maison. --Soit, répondit le banquier. Il se sentait mal à l'aise devant Hubert, et il aurait donné bien des choses pour le voir s'en aller tout de suite. Il ne s'offusquait point en voyant que ce jeune homme qui l'avait si gravement offensé par ses soupçons ne lui offrait pas d'excuses; après ce qu'Hubert avait vu, lui, Dunois, se sentait coupable à ses yeux. --Qu'avez-vous intention de faire? demanda-t-il. --La défunte voulait vous demander de me faire voyager, répondit Hubert. Je désire lui obéir; seulement, je ne vous demanderai pas, monsieur, de vous occuper de moi. Je vous demanderai simplement un certificat, et, si l'on s'adresse à vous, des références telles que vous jugerez à propos de les donner. --C'est bien, dit M. Dunois. Quand voulez-vous nous quitter? --Aujourd'hui même, si vous n'y voyez pas d'obstacle. Je vais aller au Havre, et de là en Amérique. C'est après-demain jour de transatlantique. J'ai quelques économies... --Je n'y vois pas d'obstacle. Vous aurez vos papiers demain. Hubert le salua et se dirigea vers la porte. --Mais, fit le banquier, comment ferez-vous? Vous serez cité comme témoin à l'audience? --Je pense, monsieur, que vous pouvez me faire excuser. Je n'aurais rien de plus à révéler que les détails sans importance déjà donnés pas moi... Cela dépend de vous, à ce que je crois... --Je m'en occuperai, répondit M. Dunois. Hubert s'éloignait, il le rappela encore une fois. --Nous nous séparons pour toujours, probablement, dit-il; vous avez vécu plusieurs années dans notre maison, ma femme avait de l'amitié pour vous. Donnez-moi la main, en me quittant. Hubert revint sur ses pas, et tendit loyalement la main à son ancien maître. Celui-ci sentit qu'il n'était plus soupçonné. Quand il se vit seul, un immense allégement remplit son âme. --A présent, pensa-t-il, je suis sûr de m'en tirer, pourvu que Monique... Rien n'était moins certain que le silence de Monique. Ce doute troubla les pensées du banquier tous les jours, à tous les instants. L'instruction fut longue, car il fallait trouver la complice de Monique; c'est cela qui n'était pas commode. --Diable de petite fille! dit un jour un avocat général. --Oui, qui ne veut pas vous donner les moyens de lui couper le cou, réplique son substitut. XVIII La justice était fort perplexe; l'enquête la plus minutieuse ne révélait absolument rien contre Monique. Une seule chose restait mystérieuse: l'autopsie avait prouvé que l'assassinat de la victime avait été commis très peu de temps après son repas. Comment se fait-il que Monique, en admettant qu'elle fût en effet montée à sa chambre, sur le conseil de M. Dunois, se fût déshabillée et endormie assez vite pour ne pas entendre le bruit qu'avait dû produire le chenet en tombant sur le parquet, et, avant cela, les cris de surprise et d'effroi que n'avait pu manquer de pousser la malheureuse femme en voyant entrer un étranger? On avait remarqué aussi que la toilette de Monique, quand elle était descendue, était celle exactement qu'elle avait portée dans la journée, que rien n'y paraissait en désordre, en un mot, suivant l'expression de Toinette, qu'elle n'avait pas l'air de s'être couchée. Mais tout cela était en réalité peu de chose; on peut mettre machinalement à sa toilette peu ou beaucoup de soin, suivant son tempérament. A dix-huit ans, on peut s'endormir très-profondément en quelques instants, et chacun sait que le sommeil de la jeunesse est profond. Si Monique avait répondu franchement à toutes les questions, nul n'eût attaché d'importance à de si menus détails. Une fois de plus, elle fut amenée dans le cabinet du juge d'instruction, et le triste interrogatoire déjà subi recommença encore. --Que faisiez-vous à neuf heures? Qu'avez-vous entendu? Questions dont Monique connaissait l'énervement, et qui la conduisaient presque toujours jusqu'à la syncope. --Je ne sais pas, répondait-elle, je ne me souviens pas. Elle sentait les yeux du juge fixés sur elle; elle savait qu'une réponse imprudente la perdrait, et qu'elle devait aux efforts faits par son maître pour la sauver de ne pas le perdre avec elle; elle se raidissait de toutes ses forces pour ne pas crier à pleine voix: --C'est moi qui l'ai tuée t Ne me demandez plus rien. A une dernière question, la même, retournée sous une autre face, Monique perdit enfin patience. --Monsieur, dit-elle au juge d'instruction, vous n'avez pas le droit de me tourmenter comme cela! Je vous ai répondu tout ce que j'avais à répondre. Tuez-moi si vous voulez, mais je ne dirai plus un mot! Elle se laissa retomber sur sa chaise avec un tel air de découragement et de lassitude que le magistrat eut pitié d'elle. Le médecin avait constaté chez la jeune fille une susceptibilité nerveuse excessive. L'effroi qu'elle avait ressenti pouvait avoir partiellement troublé ses facultés; à coup sûr, il lui avait ôté la lucidité nécessaire pour se défendre. D'ordinaire, les coupables comprennent mieux leurs intérêts. Monique fut emmenée, et l'instant d'après, M. Dunois entra. Vêtu de noir, extrêmement correct, d'une pâleur de cire, il avait vieilli très-rapidement; sa tenue était celle du beau M. Dunois, mais des rides soudainement creusées sur son visage, et un changement étrange dans le timbre de sa voix, trahissaient un homme éprouvé par de cruelles angoisses. --Vous êtes bien certain, lui dit le juge, que cette jeune fille n'avait aucune animosité contre votre femme? M. Dunois fit un geste de dénégation courtoise, et de ses lèvres blanches sortit le mot: --Aucune. --Croyez-vous qu'elle ait pu agir par cupidité en introduisant un complice? --Je l'en crois incapable! répondit-il avec une chaleur bien différente. --Lui connaissez-vous un caractère violent et emporté, capable d'un excès dans un mouvement de colère? M. Dunois éprouva l'impression d'un homme qui voit la foudre tomber devant lui sans être atteint, mais qui redoute le coup qui va suivre. --Je ne lui ai jamais vu montrer de colère, répondit-il. --Vous n'avez pas eu l'idée qu'à la suite de quelque reproche exprimé par sa maîtresse, Monique Brequet aurait pu se trouver excitée au point de la frapper, et simuler ensuite un vol, pour détourner les soupçons? Le juge regardait le témoin d'un air perplexe: l'idée était invraisemblable, il fallait en convenir, mais ces scrutateurs de consciences voient journellement des choses si extraordinaires! --Je n'ai pas eu cette pensée, répondit le banquier. Il entendait le son de sa propre voix comme au travers d'une épaisse paroi qui l'assourdissait; il eût voulu parler plus haut, et ne pas trahir d'émotion, mais il se semblait à lui-même un homme qui se noie. --Et maintenant que je vous l'ai suggérée, cette explication vous paraît improbable? continua le magistrat. M. Dunois voyait osciller devant lui la fenêtre et le bureau, qui prenaient fantastiquement la place l'un de l'autre. Il fit un suprême effort et reconquit sa présence d'esprit. --Matériellement, dit-il, je ne crois pas que Monique eût eu la force de porter un coup capable de donner la mort. Elle est si menue, si petite, si frêle! Le chenet qui a servi au crime est très-lourd, et les mains de cette jeune personne sont celles d'une enfant. Moralement, ainsi que je vous l'ai dit, elle était très-attachée à ma femme, je pourrais même dire qu'elle l'aimait passionnément; toute la'maison le savait, et on l'en avait raillée plus d'une fois. Le juge garda le silence pendant un temps qui parut long à M. Dunois, dont une sueur froide baignait les cheveux. --Je ne vois aucun motif de détenir plus longtemps la prévenue, dit enfin le magistrat; les charges contre elle se réduisent à néant, ce crime restera probablement au nombre de ceux dont l'auteur est à jamais impuni. Nous allons mettre cette malheureuse en liberté. Lorsque Monique se vit amenée une fois de plus dans le cabinet, qui, pour elle, était un lieu de torture, elle jeta autour d'elle un regard désespéré. Faudrait-il encore subir les mêmes interrogations insidieuses, perfides, qui la mettaient hors d'elle-même, tant elle devait se garder prudemment? Si elle avait voulu mentir, c'eût été plus facile, mais elle ne mentait pas, elle obliquait seulement, avec la finasserie normande qu'elle avait dans le sang, et ainsi ne croyait pas s'amoindrir. --Vous êtes libre, lui dit le magistrat. Il avait déjà prononcé quelques paroles, mais elle ne les avait pas entendues. Ces mots la frappèrent comme un courant d'air vif frappe un être longtemps renfermé: la première impression fut une souffrance intolérable. --On ne me fera rien? demanda-t-elle en regardant le juge d'un air étonné. Son petit visage s'était cruellement aminci pendant la réclusion, ses yeux étaient cernés, sa bouche paraissait plus grande et plus sévère; seul, son corps fluet semblait plus jeune et plus frêle que jamais. --On ne vous fera rien, répondit le juge, vous pouvez vous en aller. Elle resta interdite; en la regardant, il pensa qu'en vérité elle n'aurait pas eu la force de soulever un lourd chenet de fer. --M'en aller où? dit-elle. --Où vous voudrez... Elle fit un geste las. --Je vous remercie, monsieur, dit-elle. L'homme qui, par respect pour la loi, l'avait fait tant souffrir, eut pitié de ce pauvre être abandonné. --Est-ce que M. Dunois est encore là? demanda-t-il. M. Dunois s'était arrêté dans un corridor, bien malgré lui, pour causer avec une de ces innombrables connaissances que l'on rencontre inévitablement aux moments où l'on souhaiterait le plus d'être seul. On le trouva, on le ramena, et il se trouva en face de Monique, pour la première fois depuis la redoutable nuit. --Cette enfant n'a personne ici de qui se recommander, monsieur, dit le magistrat; pouvez-vous vous intéresser à elle? --Certainement, répondit M. Dunois. Ces deux êtres entre lesquels il y avait un crime, n'osaient affronter les yeux l'un de l'autre, et pourtant ils devaient feindre de se regarder. --Je ne veux pas retourner là-bas, dit Monique. --Je le comprends, répondit son maître. Mais vous n'avez ni argent, ni... --Je ne veux pas d'argent, fit-elle en détournant la tête. --Tous avez droit au moins à vos gages. --Je n'en veux pas. Je n'y toucherai pas. Je n'emporterai rien de cette maison-là. Les deux hommes s'entre-regardèrent avec des impressions bien différentes, mais faites cependant d'une même pitié. --Et son fiancé? dit tout à coup le magistrat. Elle avait un fiancé! Où est-il? --Il est tous les jours dans la salle d'en bas, répondit le greffier. Il doit y être encore. --Qu'on aille le chercher. Monique et M. Dunois étaient restés immobiles. Celui-ci n'osait s'en aller, de peur d'avoir l'air trop pressé d'abandonner la jeune fille, et pourtant il eût donné une grosse part de sa fortune pour être hors de cette présence intolérable. Marin entra. Monique frissonna, mais ne fit aucun mouvement. --C'est fini? dit-il. Allons, viens-t'en! Il lui prit la main pour l'entraîner. Elle se dégagea avec un nouveau frisson si violent que ses dents s'entre-choquèrent. --Viens donc, répéta Marin en reprenant possession de la main glacée de Monique, il est grand temps de nous en aller. M. Dunois fit un pas en avant, et s'adressa à Marin: --Monique refuse de prendre l'argent qui lui est dû, dit-il; je comprends qu'elle ait quelque répugnance à rien emporter d'une maison... Il s'arrêta. Cette odieuse comédie lui causait autant de répugnance qu'à sa victime. --Mais, reprit-il en se dominant, ce qui est à elle est bien à elle, cependant, et je vous prie, monsieur, de lui faire comprendre... --Je vous remercie pour elle, monsieur, interrompit brusquement Marin, mais nous n'avons besoin de rien. Je l'emmène et je l'épouse. Après ce qui s'est passé, sa mère ne fera plus la méchante: elle doit assez regretter d'avoir laissé partir sa fille. Serviteur, messieurs; viens-t'en, Monique. Il la tenait toujours par la main, elle le suivit docilement, sans hâte, comme un chien qui se laisse un peu traîner au bout de sa laisse. Ils sortirent, et, quittant les rues bruyantes, ils s'enfoncèrent dans les ruelles obscures qui, peu à peu, se taisaient désertes; après avoir marché longtemps, ils arrivèrent enfin tout au bout de la ville dans l'auberge pauvre et proprette où Marin avait élu domicile. --Veux-tu manger? dit-il, quand ils en eurent franchi le seuil. --Je n'ai pas faim, répondit laconiquement la jeune fille. --Alors, prenons nos hardes et partons. Où sont tes effets? --Là-bas, murmura Monique. --Tu écriras qu'on te les envoie. Allons-nous-en, nous serons demain soir chez nous. Il lui parlait en maître, avec une sorte de brusquerie faite pour cacher le désir ardent qu'il avait de la prendre dans ses bras et de pleurer sur elle comme une mère pleure sur son petit enfant malade; Il ramassa dans un mouchoir le peu d'effets qu'il avait apportés la veille des Rois, et qui s'étaient bien usés dans un usage constant; il prit son bâton d'épine, paya sa note et sortit. Monique n'avait pas dit un mot, elle le suivit. XIX Quand ils curent fait quelques pas vers la gare, elle l'arrêta brusquement. --Allons du côté de l'eau, dit Monique. --Pourquoi? fit Marin étonné. --Je veux te parler. --Nous aurons bien le temps. --Non, je veux te parler tout de suite. --Nous manquerons le train... --Il y en a d'autres. Je te dis que je veux te parler. Je ne m'en irai pas d'ici sans t'avoir dit ce que j'ai à te dire. Elle regardait Marin bien en face, maintenant, les yeux brillants et mauvais. Le jeune homme sentit passer entre eux le vent froid du malheur. --Qu'est-ce qu'il y a encore? dit-il d'une voix basse; et dans cet encore on sentait la fatigue d'un être qui avait déjà souffert au delà de ses forces. --Il y a que je veux causer avec toi. Il me semble, depuis le temps que nous nous sommes vus, que nous devons avoir des choses à nous dire. Sans répondre, Marin retourna sur ses pas, et prit une ruelle obscure qui descendait vers la Seine. Le jour baissait, une nuit claire de février allait tomber sur les rives sombres: Rouen s'étageait, déjà piqué de points lumineux, sur la colline que traverse le chemin de fer, et, sur l'autre rivage, tout plat, le faubourg Saint-Sever étendait ses maisons basses, ses fabriques enfumées, couvertes d'une vapeur lourde et grisâtre. Ils atteignirent le bord du fleuve, à l'un de ces endroits qu'on trouve aux abords des grandes villes, où la campagne se mêle à la cité, de façon qu'on ne sache trop si l'on est tout près ou très-loin des hommes. Des bâtiments inhabités bordaient le chemin de halage, où personne ne passait jamais depuis que les remorqueurs à vapeur avaient remplacé les chevaux en longues files, qui donnaient jadis tant de vie aux rives des fleuves; quelques pierres dégrossies, éparses çà et là, témoignaient que jadis on avait voulu bâtir quelque chose en cet endroit. Qui s'inquiète de l'histoire de ces pierres? On en trouve partout: dans un terrain vague, soudain rencontré au milieu de la ville la plus florissante, on ne sait par quel étrange hasard; dans le lieu le plus écarté, à une telle distance de tout endroit habité, qu'on se demande comment elles ont jamais pu arriver là; elles sont moussues, rongées par l'humidité, noircies par le temps, à demi enterrées par l'envahissement croissant de l'humus, qui dévore tout ce que l'homme ne lui dispute pas avec acharnement. Qu'ont-elles été? Quelle main les a taillées? A quoi étaient-elles destinées? Nul ne le sait plus; ceux qui les ont fait transporter là dorment depuis longtemps dans la tombe avec leurs rêves, et personne ne pourra jamais dire ce qu'ont représenté ces blocs muets, semblables à certaines existences stériles, inaperçues, douloureuses épaves de la vie morale, comme les pierres sont les épaves de fortunes anéanties. Marin sentait vaguement quelque chose de semblable lorsqu'il indiqua à Monique un de ces blocs de calcaire pour s'y asseoir; sans s'en rendre compte, il avait dans l'âme toute la tristesse des dévouements stériles, et le lieu lui paraissait d'accord avec la disposition de son esprit. Au fond, il ressentait une grande humiliation mêlée d'une sourde colère contre les événements qui étaient venus troubler son existence sans joies, mais fière et silencieuse. L'humiliation provenait de la tache infligée à Monique par la prison, par l'accusation, par la honte publique. L'attirail de la justice, qui stimule la perversité vantarde des coquins de profession, inspire aux gens honnêtes, aux habitants des campagnes surtout, une terreur où domine une sorte de dégoût. Il avait fallu que Marin aimât singulièrement sa fiancée pour lui garder sa foi en présence d'un tel esclandre. Il s'était demandé plus d'une fois ce que penseraient les gens de Champcey si un hasard leur apprenait jamais la vérité, et sa fierté ombrageuse lui avait répondu qu'en ce cas, il y aurait des coups échangés, des coups, pas pour sauver les apparences, mais de ces coups qui laissent un gars trois mois dans son lit... A la pensée que quelqu'un pouvait là-bas montrer Monique du doigt, en l'appelant: «revenue de prison», Marin se sentait capable de cogner la tête de celui-là contre un mur jusqu'à ce que la cervelle en jaillit. --Qu'est-ce qu'il y a encore? répéta-t-il de cette voix dure qu'il avait prise depuis qu'il avait appris la souffrance de la honte. Monique n'eût peut-être pas su lui répondre s'il l'avait traitée avec douceur; mais en voyant se dresser devant elle pour la première fois l'autorité du mari, sans aucune forme de déguisement, elle sentit son orgueil se soulever tout d'une pièce. --Il y a, répondit-elle, que je ne veux pas retourner à Champcey sans t'avoir dit toute la vérité. Quand tu la sauras, si ça te déplaît, tu seras libre de ne pas m'emmener. Marin regarda autour de lui, comme si le monde sombrait, et s'il était le dernier passager de ce navire. --Tu as fait quelque chose de mal? dit-il d'une voix tonnante. --Oui, répondit-elle en le regardant, les bras croisés sur la poitrine. --Tu n'as pas volé, toujours? fit-il avec un inexplicable dégoût. --Non! Elle lui, jeta ce mot à la figure comme une insulte. Osait-il la soupçonner d'une bassesse semblable? --Alors? fit Marin, sévère comme un juge. --J'ai tué ma maîtresse, répondit-elle sans cesser de le regarder en face. Le silence était autour d'eux; le vent qui frôlait les herbes et la Seine qui baignait les rives entendirent seuls l'aveu. --Toi! dit le jeune homme confondu. Toi, Monique! Elle t'avait donc insultée? Elle comprit que si la victime lui avait fait quelque offense, Marin absoudrait le crime, car il était capable de le commettre. Mais elle ne voulait plus mentir. Le dégoût de ces tergiversations devant le juge lui donnait la nausée, elle en avait assez, elle voulait y voir clair devant elle et ne plus rien cacher. --Écoute, dit-elle en se levant;--par une ancienne habitude, elle avait roulé ses mains dans son tablier, et elle avait l'air toute menue, frêle et jeunette, comme jadis auprès du buisson de roses blanches qui couronnait une tombe;--écoute: quand je suis partie, je t'aimais bien, je te le jure, et je ne pensais pas à un autre qu'à toi. Quand j'ai été à Rouen, il y a eu un quelqu'un qui m'aimait, pas comme toi du tout, ça n'avait aucun rapport; il m'aimait, je ne peux pas t'expliquer comment, mais c'a été plus fort que moi. Je n'ai jamais voulu faire le mal, et je l'ai fait. Il ne m'a jamais forcée à rien; c'est moi qui y suis allée de ma propre volonté, mais je ne suis plus une honnête fille. Voilà ce que j'avais à te dire. Marin, les lèvres serrées, avait écouté en silence. C'est maintenant qu'il se trouvait seul au milieu de l'univers effondré! --Je n'ai pas bien compris, dit-il. Cet homme, tu l'aimes donc? --Je le déteste! fit Monique avec un retour de son ancienne véhémence. --Je ne comprends pas! répliqua Marin en laissant tomber à ses côtés ses mains ouvertes. Monique fit un geste d'impatience; sa main droite sortit de son tablier et se dressa vers le ciel, qui commençait à s'étoiler. Tout à l'heure, le firmament serait en fête, mais sur la terre tout était triste, triste comme la chambre d'un homme qui va mourir. --Comprends! dit-elle avec le ton du commandement. Je ne puis pas te dire autre chose que la vérité, pourtant. Cet homme, je le déteste, je le méprise, je le voudrais mort avec une corde au cou, fit-elle en montrant le fleuve d'un noir d'encre; mais je ne sais pas comment cela se fait, c'était plus fort que moi; quand il me regardait, je ne savais plus ce que je voulais. Il m'a parlé, il m'a embrassée, et c'est moi qui suis restée avec lui; il ne m'a contrainte en rien. --Tais-toit s'écria Marin en mettant ses mains sur ses oreilles, tais-toi! Le grand silence recommença sur la rive morne et déserte, Monique obéissante avait remis ses mains sous son tablier, et attendait patiemment; maintenant, elle se sentait plus libre, plus fière, plus noble; elle pouvait relever la tête et regarder le monde en face; l'aveu l'avait purifiée. Elle ne pensait pas à la souffrance de Marin, elle ne songeait qu'à la joie d'être délivrée de son fardeau. --Tu es allée avec lui? demanda Marin, de bonne volonté? --Oui. --Et moi? s'écria le malheureux, et moi! tu n'as pas pensé au chagrin que ça me ferait? --Quand je le regardais, il n'y avait plus personne au monde, répondit-elle; avec ses yeux, il me faisait faire ce qu'il voulait. Mais ça n'empêche pas que je le détestais et que je le déteste bien plus qu'avant. Pour sonder cet abîme d'âme et de chair humaine, il eût fallu être un plus grand philosophe que Marin Bonami. Il resta anéanti sous le coup épouvantable qui détruisait sa vie. Monique le regardait d'un oeil presque indifférent, avec une sorte d'impatience. Pourquoi s'en prenait-il à elle? ne devait-il pas comprendre combien elle avait atrocement souffert pour en arriver à lui parler si tranquillement de ces choses monstrueuses? Au bout d'un instant, Marin releva la tête. --C'est donc lui qui t'a dit de tuer cette malheureuse femme? dit-il, perdu dans un dédale de perplexités effroyables. Monique haussa les épaules avec une sorte de colère. --Mais non, répliqua-t-elle: c'est moi qui l'ai tuée, parce qu'elle avait découvert la vérité, et qu'elle me faisait des reproches. Si elle m'avait grondée, ça m'aurait fait moins de mal; mais elle me parlait doucement et elle pleurait, c'est ce que je n'ai pas pu supporter. --C'était donc lui, c'était donc ton maître? s'écria Marin, dont l'esprit s'illumina soudain. Ah! canaille! il t'offrait de l'argent, tantôt! --Je ne l'ai pas pris, tu le sais bien, fit Monique. --Ah! je le tuerai, celui-là? dit le jeune homme en serrant les dents. En voilà un du moins qui l'aura mérité! --Je te le défends! fit Monique de sa voix calme. --C'est ce que nous verrons! Tu l'aimes donc bien, que tu ne veux pas qu'on y touche? --Tu ne comprends pas! répondit la jeune fille avec un accent de commisération; si je l'aimais, je n'avais pas besoin de te rien dire. Mais si tu lui fais du mal, tout le monde saura que j'ai été avec lui, et je serai forcée de dire que c'est moi qui ai tué madame Hortense, Alors, ma mère en mourra de chagrin, et les gens de Champcey... tu sais bien ce qu'ils diront... --Oh! les gens de Champcey... fit Marin avec un geste d'indifférence dédaigneuse; tu penses bien que ce n'est pas ça qui m'empêchera de le tuer. --Si tu le touches seulement du bout du doigt, dit Monique sans hésiter, je me jette là dedans tout de suite. --Tu l'aimes? avoue donc que tu l'aimes! --Combien de fois faudra-t-il te dire que je le hais? Mais tu ne veux pas m'entendre. Il ne te devait rien, cet homme; il ne t'avait rien promis; c'est moi qui t'avais promis, et c'est moi qui t'ai manqué de parole. Tue-moi, si tu veux; au fond, je crois que c'est ce qu'il y aura de mieux! Mais ne le tue pas, lui, car tu commettrais un crime, et un crime, vois-tu, Marin, c'est lourd à porter, oh! bien lourd, et l'on ne dort plus après cela... la nuit, on voit des choses... Ne fais pas de crime, Marin, je t'en supplie! Je ne pourrais pas vivre si je savais que tu souffres ce que j'ai enduré! Son orgueil était vaincu; elle s'était jetée à genoux devant l'homme qu'elle avait trahi, et, toujours sans larmes, elle lui serrait les mains d'une étreinte dont la force croissait d'instant en instant; ces petites mains fines tenaient celles de Marin comme des pinces et lui engourdissaient les doigts qu'il ne pouvait retirer. Un vent humide passa, versant sur leurs visages enfiévrés une odeur délicieuse de fleurs précoces, de jeunes pousses hâtives, de terres remuées par les labours de printemps... Le coeur de Marin se détendit tout à coup. --Pauvre, pauvre petite, dit-il, tu as souffert tout cela; c'est pire que la mort, de souffrir pendant des jours et des jours, toujours avec la même idée... Ce que ce doit être quand on a fait du mal, je n'ose pas y penser! Pauvre, pauvre petite! Les mains de Monique avaient tout à coup lâché les siennes; elle s'était laissée aller, agenouillée sur ses talons, et le regardait avec une sorte d'égarement. --Ce n'est pas ta faute, Monique, dit Marin, sans s'apercevoir que son visage était inondé de pleurs et qu'il buvait ses larmes en parlant; ce n'est pas ta faute du tout; c'est la nôtre, c'est celle de ta mère, qui croyait bien faire, la pauvre femme; c'est la mienne, qui ai refusé d'aller comme domestique avec toi; ce n'est pas ta faute, non, non! Si jeune, si frêle, une enfant! faudrait-il être injuste pour lui reprocher quelque chose! C'est lui qui tenait les mains de Monique maintenant; penché sur elle, il la regardait avec une indicible pitié, comme un père qui pardonne à son enfant malade. Elle écoutait, la tête un peu penchée, comme elle avait écouté les cloches, cette veille de Noël. Et tout à coup, elle les sentit tinter dans ses oreilles et l'envahir de leur irrépressible torrent d'harmonie. Elle ne pouvait plus résister, cette fois, le bruit l'entraînait, la roulait dans ses ondes, la noyait... --Ne me parle pas comme ça, fit-elle d'une voix mourante, ça me fait trop de bien et ça me fait trop de mal... Je ne vois plus rien... Il se leva, la prit dans ses bras, et l'enleva comme si elle eût été une de ces légères liasses de fougères qu'il emportait jadis au bout de sa fourche, et sous son cher fardeau, il regagna les quais dans la ville. Une voiture se trouvait à la première station; il y déposa Monique, s'assit auprès d'elle et se fit conduire à la gare. La jeune fille n'avait pas complètement perdu connaissance. De temps en temps, elle cherchait les mains de Marin ou un bout de son vêtement, et elle le serrait affectueusement, comme pour s'assurer qu'il était bien là. En arrivant au chemin de fer, elle put marcher; le train qui les emmenait était signalé; quelques instants après, ils sortaient du tunnel qui passe sous la montagne Sainte-Catherine, et Rouen illuminé leur apparut dans sa beauté mystérieuse. Quelques légères secousses, le bruit du passage du train sur un pont, et voici la nuit noire sur les champs labourés qui recevront demain les semailles de mars; voici la vie saine de la campagne qui les reprend et les environne. Les haies noires se découpent sur le ciel étoile qui semble clair; on devine dans des replis obscurs des vallons où sont des fermes... Les villes sont loin; il les ont quittées, ces malheureux qui étaient des heureux avant de les connaître... Ils retournent au village, le vent leur apporte de très-loin une odeur marine qui les fait pâlir. Ils ne se parlent pas; dans le wagon désert, ils gardent le silence; mais à la vive lumière de la lampe fixée au plafond, ils se regardent pendant la longue nuit. Ils se regardent dans les yeux; il n'y a entre eux ni doute ni mystère, il n'y a que d'immenses et irrémédiables peines; mais à mesure qu'ils avancent dans leur voyage, ils sentent que la pitié, l'amour et le pardon sont plus grands que tous les crimes, puisqu'ils peuvent tout consoler, tout absoudre. XX --Qu'est-ce qu'on va leur dire? demanda Monique, lorsque le train qui les ramenait se trouva en vue de la ville. --Rien du tout! répliqua Marin. D'abord, ça ne les regarde pas. --Est-ce qu'on sait que nous revenons? --Tu as été malade; tu me l'as écrit, j'ai été te chercher, je te ramène, est-ce que ça ne te suffit pas? Tu as assez changé pour que ça ne surprenne personne. L'instant d'après, ils se trouvèrent tout seuls sur le quai de la gare. La vieille diligence, attelée de ses trois chevaux, attendait dans la cour, sous la direction d'un nouveau conducteur qui ne connaissait pas les jeunes gens; les questions oiseuses que Marin redoutait beaucoup plus qu'il ne voulait le laisser paraître, leur furent ainsi épargnées au moins pour quelques heures. Le soleil se couchait dans sa gloire, lorsque les chevaux s'arrêtèrent au haut de la côte située en face de Champcey: un rayon d'or, dans lequel dansaient des myriades de poussières et d'insectes, enfilait la vallée qui seule les séparait maintenant du village. --Descendons ici, dit Marin. Monique obéit en silence. Depuis la veille, elle faisait tout ce que lui disait son ami, sans la plus petite velléité de résistance ou la moindre demande d'explication. Ils s'étaient peu parlé, d'ailleurs; excepté pour les nécessités matérielles du voyage, ils n'avaient pas échangé dix phrases. La diligence descendit la côte au grand trot et disparut pendant que les deux jeunes gens prenaient un chemin de traverse, qui devait les conduire à la maison de Clémence. C'était un sentier tortueux, juste assez large pour qu'une charrette y pût passer, mais assez étroit pour qu'elle laissât aux ronces pendantes une partie de sa charge de paille ou de foin. Le fond en était de grosses roches brunes dénudées par les pluies d'hiver et aussi par un ruisselet qui, échappé d'une source claire du haut de la route, franchissait bravement les obstacles, se jetant à gauche ou à droite quand le quartier de roc était trop gros, et qui sous l'ombre des frênes croisés au-dessus de lui, réfléchissait encore çà et là quelque coin de ciel bleu dans un bassin microscopique creusé dans le gravier par le pied lourd d'un cheval. Marin marchait devant, choisissant sa route; Monique le suivait, regardant à terre pour éviter les feux pas; tous deux pensaient en même temps combien c'était étrange de se voir la tête sous ces arbres et les pieds dans cette eau familière, où ils avaient passé tant de fois, ensemble ou séparément. Étrange! N'était-il pas plus étrange encore que ce fût un étonnement pour eux de se revoir dans ce pays, où leurs yeux s'étaient ouverts! Que d'événements avaient dû se passer pour que, six mois après leurs fiançailles, ils fussent surpris de se revoir en un tel lieu. Le sentier s'élargissait au fond de la vallée, prairie verte et touffue que traversait une petite rivière joyeuse, puis remontait vers l'autre versant caché sous les buissons qui couronnent les baies; mais à l'endroit où une pierre plate formait un pont primitif, une échancrure dans les collines laissait voir la mer, tout près, bleue et brillante comme on le voit seulement à certains jours de fin d'hiver ou de premier printemps. La mer! Monique s'arrêta, plus blanche que son petit bonnet, et s'appuya des deux mains sur le mur en pierres sèches qui clôturait la prairie; des deux côtés du mur se dressaient de hautes touffes d'ajoncs sombres piqués de fleurs d'or comme un ciel nocturne est piqué d'étoiles. --La mer, dit-elle très-bas, oh! Marin! Et les fleurs de landes... Te souviens-tu du jour où nous avons cueilli la fougère? Tout à coup elle poussa un gémissement et s'abattit la face contre terre. Effrayé, Marin se pencha sur elle, voulant la relever; elle refusa de se laisser toucher et resta couchée sur le sol humide, le visage caché sur un de ses bras. --Non! dit-elle, étouffée par ses sanglots, je n'aurais pas dû revenir ici. Tu as eu tort de m'amener! Je ne suis pas bonne assez pour revoir le pays, et la mer, et les landes, et tout, et tout! J'étais heureuse, j'étais honnête, je n'avais rien sur le coeur, rien sur la conscience, et maintenant... remmène-moi quelque part, Marin, mais pas ici, oh! non! pas ici! Le soleil baissait; le rayon avait quitté le fond de la vallée, et n'éclairait plus que la crête des collines couronnées d'ajoncs éblouissants. --Monique, fit la voix grave de Marin, ta place est dans ton pays: si tu as du chagrin de l'y revoir autre que tu n'en es partie, ce sera ta punition. Il faut souffrir, Monique, quand on a fait le mal, ce n'est que juste, et personne ne peut empêcher ça! Mais tu souffriras toujours moins ici qu'ailleurs, puisque tu auras des gens pour t'aimer. La vallée était tout à fait solitaire. Seules, les grandes vaches blanches et rousses levaient la tête dans les pâturages en écoutant la voix humaine. --Je n'ose pas regarder les gens, dit Monique, qui sanglotait convulsivement: je n'ose pas revoir ma mère... Qu'est-ce que je lui dirai? Et qu'est-ce qu'elle dira en me voyant revenir en cachette comme une honteuse... --Personne n'a rien à dire, fit Marin avec autorité. Il n'y a ici qu'une seule personne à blâmer, et c'est moi. Monique se souleva sur le coude et regarda son ami. --Toi! Eh! grand Dieu! qu'est-ce qu'on peut te reprocher? --D'avoir manqué de patience et d'avoir été te chercher à Rouen, te détournant de tes devoirs, te faisant désobéir à ta mère afin de nous marier tout de suite. Monique se dressa péniblement, s'appuya au mur bas, et les yeux toujours fixés sur Marin, lui dit à voix basse: --Tu sais bien que nous ne pouvons plus nous marier! --Et pourquoi? fit le jeune homme avec la vibration d'une joie enthousiaste et profonde dans sa voix mâle, qu'il contenait, qu'est-ce qui peut nous empêcher de nous marier, puisque je te veux pour femme et que tu as consenti? Elle le regardait toujours, pensant:--Est-ce qu'il aurait trop de chagrin, et que son esprit se serait brouillé? Est-ce qu'il ne se souvient plus de ce que je lui ai dit hier soir? Marin lut dans ses yeux. --Je te comprends, dit-il. Non, Monique, rien n'est changé. Je voulais tuer quelqu'un, tu n'as pas voulu, tu as bien fait. Mais puisque je reste vivant et que personne n'a rien à me reprocher, c'est pour cela qu'il faut que je t'épouse. Monique se détourna en pleurant. --Je n'oserai jamais être ta femme, dit-elle. --Il le faut pourtant. Elle baissa la tête; mais s'il avait pu lire dans son coeur, il aurait vu qu'en lui obéissant, elle acceptait le plus cruel des châtiments. Être sa femme et savoir qu'elle ne serait pas sa femme honorée, c'était pour l'orgueilleuse Monique une humiliation aussi douloureuse que le remords même; c'était l'incarnation du remords qui vivrait à ses côtés et qui la torturerait jusqu'au plus secret de son âme dans les caresses de l'époux. --On se moquera de nous, dit-il; on dira que nous étions bien pressés; tout cela ne fait rien, je suis capable de le supporter, et il faut que tu fasses de même. Tâche de ne pas être trop triste, et surtout... Il s'arrêta, la regardant avec une inexprimable tendresse. --Tu vois bien, dit-il plus bas, que je n'ai pas osé t'embrasser; c'est de peur de te faire de la peine, Monique, mais je t'aime autant qu'avant, plus qu'avant! Tu es si malheureuse! Ne pleure plus, je t'en prie! Cela me fait trop de mal. Elle essuya docilement ses yeux et le regarda avec une soumission touchante. Le soleil avait tout à fait disparu; la vallée aurait été déjà presque sombre, si le ciel chargé de nuages roses ne l'avait éclairée d'un reflet pourpré. --Voici la nuit qui va tomber, reprit Marin; allons, viens, que ta mère ne sache jamais rien. Elle a eu tort de nous séparer; mais si elle savait ce qui s'en est suivi, elle serait trop punie... Monique se mit en marche à son côté. Marin avait dit vrai. Son châtiment serait le silence, ce serait l'estime publique, qu'elle avait cessé de mériter... Ce qu'il ne savait pas, c'est que le silence envers lui, gardé par crainte de l'affliger, serait plus lourd sur le coeur de la coupable que tout le reste à la fois... il l'ignorait, lui, mais Monique le savait. Ils arrivèrent devant la maison de Clémence sans avoir été rencontrés par personne; l'heure tardive les favorisait. La porte était close; mais par la fenêtre on voyait briller la mèche fumeuse du jonc qui trempe dans l'huile de la petite lampe de fonte, de forme antique, particulière au pays, et qu'on nomme un grasset. Au moment où Marin s'apprêtait à lever le loquet, Monique l'arrêta en lui mettant la main sur le bras. --J'ai peur, dit-elle. --Il le faut! répondit-il, et il entra. Clémence était agenouillée devant le feu qu'elle allait allumer pour préparer son maigre souper. Au bruit de la porte, elle se retourna, et ses yeux perçants reconnurent Marin. --Vous? dit-elle en se relevant soudain, que venez-vous faire? Il avait eu l'idée de la préparer par degrés; mais il n'était pas orateur, et son éloquence se trouva prise en défaut. --Je vous ramène votre fille, dit-il. Elle a été malade. Pour ne pas vous tourmenter, c'est à moi qu'elle a écrit, et je suis allé la chercher. --Où est-elle? fit Clémence. --La voilà. Il s'écarta un peu, et Monique parut, si blanche, qu'elle avait l'air de sortir du cercueil. --Mon Dieu! comme elle est changée! s'écria la mère. Sur un geste de Marin, à peine indiqué, Monique s'était approchée; elle présenta sa joue à sa mère, suivant l'usage. La politesse de ces êtres encore mal façonnés, semblable à celle des sauvages Peaux-Rouges, les oblige à se montrer impassibles alors que les âmes sont agitées des sentiments les plus vifs. --Asseyez-vous, dit-elle. Vous n'avez pas soupé? --Non; nous avons quitté la diligence à la côte, et nous sommes venus par le petit chemin pour ne voir personne en route. --Vous avez bien fait, approuva Clémence. Ça m'aurait fâchée si quelqu'un vous avait parlé avant moi. Elle s'était remise à sa besogne, et la flamme monta bientôt dans la cheminée. --Tu es guérie, au moins? demanda-t-elle à Monique. --Je le pense, ma mère, répondit la jeune fille. Un grand calme était descendu sur elle, avec la contrainte; forcée de se maîtriser, elle perdait la notion de sa propre douleur. Clémence la regardait, tout en s'occupant des détails du ménage. Monique voulut se lever et l'aider. --Tiens-toi tranquille, répondit la mère, tu as besoin de te reposer. Et cette maladie, comment t'est-elle venue? --Elle s'est trop, fatiguée, fit Marin, qui voyait les lèvres de la jeune fille remuer sans qu'elle pût proférer aucun son. Je voulais vous dire, ma mère,--il appuya sur ce mot, qui soulignait ses intentions,--qu'il ne faut plus nous faire attendre. Monique ne doit plus quitter Champcey: la ville ne lui convient pas; et comme c'est moi qui l'ai ramenée et qu'on pourrait jaser, il faut nous marier tout de suite. Clémence le regardait attentivement pendant qu'il parlait; elle reporta ensuite les yeux sur sa fille, et se dit qu'il avait raison; quel que fût le motif qui les avait tous deux ramenés au pays, leur mariage était à présent la seule solution possible. --Nous recauserons de ça demain, fit-elle; mais je ne dis pas non. Après avoir pris quelques bouchées de pain rôti trempé dans du cidre bouillant, ce qui représente aux yeux des habitants de ce pays la nourriture la plus reconstituante après les fatigues ou les émotions, Marin se retira. En quittant Clémence, il lui dit: «Bonsoir, ma mère.» En saluant Monique, il l'embrassa sur la joue gravement, silencieusement... Celle-ci sentit son coeur se fendre de désespoir... Hélas! par sa faute, elle avait tué en elle la douceur des baisers du seul homme qu'elle eût vraiment aimé. Dans la nuit noire, Marin retourna chez lui. Son pied retrouvait sans hésitation le sentier familier, foulé tant de fois, pendant que son cerveau bouleversé retournait cent pensées confuses. --Était-ce peu de mois auparavant qu'il était passé là, triomphant, sûr de l'amour de sa fiancée? Était-ce ce temps-là qui était un rêve, ou bien l'heure présente? Sa main introduisit la clef dans la serrure rouillée qui résista un peu, puis la porte s'ouvrit, et l'odeur de moisi, propre aux demeures basses trop longtemps fermées, le frappa au visage. Dans la vieille maison délaissée, la tristesse, l'abandon et la nuit tombèrent sur lui comme des reproches amassés en silence. Bien vite il alluma du feu, arrangea son grasset, mit des draps au lit humide, et se coucha, espérant oublier dans le sommeil la hantise de ses pensées douloureuses. Mais il ne dormit guère, et plusieurs fois dans la nuit se releva pour mettre du bois au feu ou de l'huile dans le grasset. Sur la mer, les pécheurs sortis cette nuit-là remarquèrent avec étonnement que le feu de la maison Bonami, éteint depuis si longtemps, s'était enfin rallumé. XXI Quand Champcey s'éveilla, tout le monde savait que Marin avait ramené Monique à sa mère. Qui l'avait dit le premier? Mystère. On les avait peut-être vus traverser les vallées; ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils étaient revenus et que tout le monde le savait. M. Mahaut, informé de ce fait, parut grave, mais content. C'est que M. le maire était un homme sérieux. Dès les premiers jours qui avaient suivi l'assassinat de madame Dunois, il avait reçu une lettre du parquet demandant des renseignements sur Monique; une lettre de la soeur de madame Mahaut avait suivi, annonçant les faits et ajoutant d'ailleurs que celle-ci était convaincue de l'innocence de la jeune fille. Comme maire, M. Mahaut avait répondu, donnant les meilleurs renseignements sur sa petite protégée. Un homme moins avisé eût parlé de la chose à sa femme: M. Mahaut était plus fin. Il savait qu'un mot sorti de sa bouche informerait aussitôt tout le pays d'un événement que l'intérêt général était de tenir secret, quel que dût être le résultat de l'enquête, et il garda le silence. De temps en temps, lorsqu'il rencontrait Clémence, il demandait des nouvelles de sa fille, et lorsqu'elle lui répondait qu'elle n'en avait pas reçu depuis le nouvel an, il lui disait d'un air bonhomme: «Point de nouvelles, bonnes nouvelles; allez, Clémence, s'il y avait quelque chose, on vous l'aurait écrit.» C'est ainsi qu'il avait sauvé les apparences, en attendant que le jour se fit. Pas plus que sa belle-soeur, il ne croyait à la culpabilité de Monique; l'accusation de complicité de vol devait paraître absurde à des gens qui connaissaient l'honnêteté proverbiale des Brequet. Si la prévention, autrement envisagée, eût indiqué la possibilité d'une violence, M. Mahaut eût été moins sûr de son affaire; il connaissait Clémence et sa fille pour leur caractère orgueilleux et emporté, et n'eût pas risqué de se porter garant pour elles. Mais l'idée qui ne devait venir au juge d'instruction qu'à la dernière minute, n'effleura même pas la pensée des autres. Les journaux, que M. Mahaut suivait avec une attention particulière depuis qu'il était averti, avaient bien mentionné le crime de Rouen et l'arrestation d'une petite servante, mais sans donner de noms. Depuis, rien n'avait plus paru d'inquiétant; puisque Monique était revenue, c'est qu'on avait abandonné la prévention. Le maire de Champcey résolut de garder le silence; c'était déjà assez cruel pour la pauvre fille d'avoir passé plus de six semaines en prison; revenue au bercail, elle ne devait pas s'y croire un instant l'objet d'un doute injurieux. Marin n'avait aucune idée de la procédure; aussi était-il à cent lieues de supposer que M. Mahaut eût connaissance de ce qui s'était passé. C'est le front haut et d'un air tranquille qu'il vint, dans l'après-midi qui suivit son retour, le prier, suivant l'expression consacrée, de «les afficher», afin que le mariage pût être accompli sans retard. Il redoutait quelque plaisanterie du brave homme, qui, tout en conservant sa dignité, ne dédaignait pas quelquefois de rire en semblable occasion. Aussi fut-il presque surpris de voir le regard de grave approbation que lui jeta M. Mahaut. --Ma promise est un peu malade, dit Marin en manière d'explication; c'est pour cela qu'elle n'est pas venue avec moi, monsieur le maire. Vous voudrez bien l'excuser, elle viendra dimanche. --On m'a dit qu'elle est très-changée, dit Mahaut avec sollicitude. Pauvre petiote, la ville ne lui a pas profité! Marin jeta un regard profond sur le maire, et comprit que celui-ci en savait plus qu'il n'en voulait dire. --Elle est changée, en effet, répondit-il. Elle a eu des chagrins. Sa mère a eu grand tort de l'envoyer loin du pays, mais je ne veux pas l'en blâmer; à présent que nous allons être mariés, tout ira bien. M. Mahaut donna au jeune homme une poignée de main comme il n'en donnait pas souvent, et ils se séparèrent contents l'un de l'autre. Les visites affluaient chez Clémence, mais celle-ci n'était pas encourageante, et l'on eut bientôt fait de se le dire. D'ailleurs, Monique reparut dès le lendemain au doué, où elle commença à préparer la grande lessive qui, dans ce pays, précède les noces. On lui fit les questions les plus variées: elle y répondit par des monosyllabes presque toujours, et de temps en temps, par un:--Ça m'ennuie de parler de ces choses-là,--qui arrêta les curieuses. On décida entre soi qu'elle était devenue bien fière à la ville, et que pour ce que ça lui avait rapporté, elle aurait aussi bien fait de ne pas y aller; puis on ne songea plus qu'aux noces prochaines. Ce fut le jour de la Quasimodo, premier dimanche d'avril, que la grand'messe dite, la bénédiction nuptiale fut donnée aux jeunes gens que M. Mahaut avait mariés à la mairie une heure auparavant. Quand ils sortirent du porche, ils furent accueillis par un feu roulant de mousqueterie; les garçons se privent rarement au village d'une si belle occasion de faire du bruit sans être réprimandés. On put voir alors, sous le grand soleil qui répandait des torrents de lumière, combien Monique était pâle. Le petit bouquet de fleurs d'oranger attaché à son bonnet ne tremblait pas; elle marchait d'un pas tranquille, sa main dans celle de Marin, aussi pâle qu'elle et aussi ferme; mais son regard semblait voir au delà du monde réel des choses mystérieuses invisibles pour les autres. A cette heure solennelle qui lui donnait le nom d'un autre, qui transformait son être en un autre être, soumis à une volonté nouvelle, à de nouvelles servitudes, songeait-elle à l'avenir ou seulement au passé? Les cloches tintaient au-dessus de sa tête, mais leur son fêlé n'avait rien de commun avec la grande harmonie qui l'avait terrassée autrefois. La mer était loin, et le bruit de ses vagues n'arrivait pas jusqu'à l'église de Champcey; on pouvait en ce moment, dans ce milieu, oublier le passé... L'oublier? non. Marin avait tourné la tête du côté du buisson de roses qui couvrait la tombe de sa soeur. Le feuillage du rosier s'était seulement assombri, marqué çà et là de quelques points rouges par les gelées légères du marin; la croix se voyait mieux, le nom de Victoire était plus lisible sous les branches d'un vert foncé qui semblaient presque noires, mais le lieu était le même. Les coups de fusil continuaient à crépiter sur la place, et, par une bizarrerie de son imagination maladive, Monique tressaillait à chacune d'eux avec une vague terreur, comme si une balle échappée par mégarde devait venir la frapper. Mais en voyant le mouvement de Marin, en sentant qu'il se ressouvenait de cette belle journée de juillet où il l'avait baisée près de la tombe de Victoire, la jeune fille sentit le coeur lui manquer. --Emmène-moi, dit-elle tout bas, allons-nous-en... Elle ne pouvait pas regarder cette évocation de son passé de bonheur innocent; c'était pour elle une épine ajoutée à celles qui lui déchiraient le coeur, et de ces épines-là, la plus récente semble toujours la plus cruelle. Le cortège se déroula, accompagnant les mariés jusqu'à la maison de Clémence. Un repas de noce était dressé pour quelques proches seulement, parmi lesquels M. Mahaut: il s'excusa sous un prétexte; en réalité, la vue de Monique lui faisait mal. Sans se douter de la profondeur de la blessure dont saignait la pauvre âme, il pensait qu'elle souffrait de la honte de son séjour en prison, et il ne voulait pas être témoin de sa tristesse. Le dîner de midi eut lieu comme toujours en pareil cas; Clémence avait fort à faire, aidée de quelques voisines, pour servir ses invités. Immobile et droite à côté de Marin, à la place d'honneur Monique répondait aux toasts et aux saluts en s'inclinant gravement, sans une parole. L'usage du pays autorisait d'ailleurs ce silence, que partageait Marin; c'était aux invités à témoigner de la gaieté; mais ils étaient pour la plupart vieux et sentencieux; bientôt ils se mirent à parler des affaires du village avec l'accompagnement obligé d'un peu de politique saugrenue, et les jeunes gens ne furent pas forcés de se mêler à leur conversation. Vers trois heures, le repas s'acheva, et les convives s'éclipsèrent chacun de leur côté. La noce n'était pas gaie, on ne pouvait se le dissimuler; ce n'était pas ainsi qu'on s'était imaginé fêter le mariage des deux plus beaux enfants du pays; mais chacun est heureux à sa manière, disait un bonhomme, philosophe, et Bonami n'avait jamais été un joyeux compère. --Allez faire un tour, dit Clémence à ses enfants, quand les hommes se furent retirés; nous n'avons pas besoin de vous pour remettre les choses en place. Les jeunes mariés sortirent de la maison en se tenant par la main, ainsi que c'était leur droit et que le commandait l'usage; mais à peine était-il hors de vue que leurs mains se dénouèrent, et ils continuèrent à marcher côte à côte, séparés l'un de l'autre par un abîme moral, où ils ne pouvaient trouver moyen de jeter un pont. Instinctivement, Marin avait pris le chemin qui menait à la falaise; les jeunes pousses hâtives se montraient aux buissons que le chèvrefeuille enlaçait triomphalement de sa précoce verdure, toujours la première à saluer le soleil; l'herbe était épaisse et touffue aux talus du chemin, bordé de primevères; les oiseaux jasaient dans les arbres en faisant les nids, la mer se montrait bleue, frangée de blanc au bord des houles profondes venues du large, et le vent chantait dans les branches des pommiers, déjà boutonnés de fleurs rosées à peine sorties de l'écorce. C'était une joie alerte et bruyante, où se sentait l'activité de l'année nouvelle, pressée de se mettre au travail. Ils passèrent le long du doué sans s'y arrêter; ce n'était pas là qu'ils pouvaient se parler sans être entendus. Ils allèrent s'asseoir sur les roches où ils avaient causé secrètement le premier soir de leurs libres fiançailles, et là seuls sous le soleil, en face du ciel et de la mer, ils osèrent lever les yeux l'un sur l'autre. --C'est toi qui l'as voulu, Marin, dit Monique. --Je ne le regrette pas, répondit-il. Ils restèrent silencieux. Tant de pensées se pressaient dans leurs âmes qu'ils ne pouvaient les exprimer. Depuis leur retour, ils ne s'étaient jamais, pour ainsi dire, trouvés en tête-à-tête: les courts moments où ils eussent pu échanger quelques paroles ne leur inspiraient pas la sécurité nécessaire aux confidences, et d'ailleurs à quoi bon parler? Autrefois Marin eût recherché avec avidité la moindre occasion de saisir la main de Monique ou de lui baiser la joue; maintenant, au contraire, il avait semblé fuir ces hasards, et Monique, dans le fond de son âme navrée, lui en avait su gré comme de la plus délicate attention. Ils étaient mariés dorénavant; qu'allaient-ils se dire? Ce fut Monique qui commença. --Tu aurais mieux fait de me laisser là-bas, dit-elle timidement. Il se leva et la regarda avec une sorte de colère. --Puisque je t'ai dit que je t'aime? Est-ce que je pouvais vivre sans toi. Vois-tu, Monique, lorsqu'on aime une personne, rien ne peut empêcher de l'aimer, pas même des choses comme celles que tu m'as dites. --Mais on l'aime autrement, répliqua doucement la jeune femme. --Ça c'est vrai, on l'aime autrement, répéta Marin pensif. Elle baissa la tête. Rien ne pouvait faire que le passé n'eût pas été, rien ne pouvait rendre l'honneur, rien ne pouvait rendre la vie... --Tu ne peux pas savoir le mal que ça me fait de voir les gens me parler comme si j'étais la même qu'auparavant: c'est tellement injuste que j'en suis honteuse et fâchée. --Il faut t'y habituer, je te l'ai déjà dit, fit Marin d'un ton sage. --Mais toi, reprit Monique, s'enhardissant et poussée par un irrésistible besoin de tourmenter la plaie de son âme, semblable à celui qui pousse à taquiner les plaies de son corps, si douloureux que ce puisse être, toi, tu ne peux avoir bonne opinion de moi? --J'ai grand'pitié, répondit le jeune homme. C'est un très-grand malheur, mais je t'ai dit que ce n'est pas ta faute. --Si ce n'était pas arrivé, pourtant, tu m'aimerais mieux? --Probablement, répliqua Marin, avec une sorte de gêne. Pourquoi me parles-tu de ça? Monique joignit les mains avec un geste de prière. --Oh! Marin, dit-elle, songe à ce que ce serait, avoir ce secret entre nous et n'en pas parler, et ne pas savoir ce que tu penses! J'en mourrais de chagrin! Il fit un geste môle d'impatience et de résignation. Il eût préféré laisser dormir ces choses; n'était-ce pas assez que d'avoir souffert par elles? Le passé devait être anéanti; autant le laisser mourir doucement, pensait-il. Mais l'âme inquiète de la criminelle voulait savoir ce que pensait d'elle le maître auquel elle devait appartenir sans réserve. --Je t'aime, dit Marin, cela doit te contenter. Il s'était rapproché et la regardait avec des yeux pleins de passion jalouse. Monique ferma les yeux avec un horrible frisson. C'est ainsi qu'elle avait jadis vu briller ceux de M. Dunois. Il se pencha sur elle et lui donna un baiser. Elle se dégagea avec une telle vivacité qu'elle tomba et faillit rouler en bas de la falaise. Il la ressaisit par la jupe et la releva. --Ce n'est pas un endroit pour jouer à ces jeux-là, dit-il avec un léger tremblement dans la voix, tout pâle du danger qu'elle venait de courir. Elle détourna la tête. Faudrait-il qu'elle subît de telles impressions sans en mourir? Elle eût préféré cent fois aller se briser tout à l'heure sur les roches noires que la mer couvrait et découvrait tour à tour. C'en était trop! Elle n'avait pas cru à la possibilité d'une pareille torture! Elle avait pensé que Marin serait l'ami, l'époux, celui qui pardonne et chérit; elle n'avait pas osé penser qu'il serait aussi l'amant. Lorsque cette idée lui était apparue, elle l'avait chassée comme une vision maladive et honteuse; peut-être s'était-elle dit que le respect qu'elle portait à son mari changerait sa vie et l'essence même de sa vie, ou peut-être ne s'était-elle rien dit du tout, se laissant aller comme une épave, cédant à la volonté de celui qui la sauvait de tout, de la honte, de l'abandon et du suicide. Et la faute ne pardonnait pas! Entre l'homme vénéré qui, à Rouen, au bord de la Seine, lui était apparu comme un ange sauveur, qui l'avait relevée et consolée, et ce pauvre être meurtri, l'image du séducteur détesté devrait-elle donc apparaître à jamais, profanant toutes les joies, souillant toutes les heures, faisant du mariage, au lieu d'une consolation, l'implacable revanche du passé criminel? --Je t'aime, répéta Marin en s'asseyant tout contre elle, sur là même pierre. Il en avait le droit, personne n'y pouvait plus trouver à redire.--Vaincue, Monique prit sa tête à deux mains et pleura. Son mari respecta ses larmes, qu'il comprenait. Il l'aimait mieux pour ce chagrin, elle lui devenait plus chère pour ses remords; il l'eût méprisée si elle avait pris son parti de la tache qui ternissait sa vie. Mais quand elle eut pleuré jusqu'à l'épuisement, il lui prit la main avec douceur, et lui dit: --Rentrons, il est temps. Elle se leva docilement et remonta le sentier près de lui. Arrivée au doué, elle s'agenouilla, prit de l'eau dans ses mains et lava son visage rougi par les pleurs. Ils rentrèrent ensuite dans la maison de Clémence, où l'ordre était déjà rétabli. Le soleil se coucha, puis des amis revinrent pour faire la conduite aux mariés; les coups de fusil rayèrent l'ombre des chemins pendant qu'on les plaisantait sur leur heureux sort. Ils trouvèrent la porte ouverte, le feu allumé, le vin chaud sur la table; on but à leur santé. Ils trempèrent leurs lèvres dans les tasses fumantes; puis on se retira, et ils restèrent seuls dans la vieille maison des Bonami. C'était une nuit de grande marée: le bruit des vagues, semblable à celui du cristal brisé, montait jusqu'au haut de la falaise; vers deux heures, un rayon de lune entra par la petite fenêtre sans rideaux, et dessina l'ombre d'un pommier dont les branches grêles formaient sur le sol une dentelle exquise. Monique, qui n'avait pas encore dormi, se rappela tout à coup un point de Venise cousu à une robe qu'affectionnait madame Hortense. Son mari dormait d'un profond sommeil à ses côtés. Sa dernière parole, avant de fermer les yeux, avait été un mot de tendresse; mais, depuis, Monique n'avait pas cessé de pleurer sa honte. Tout à coup elle songea à son crime, et à la douleur qu'elle croyait sans fond s'ajouta une autre amertume plus poignante. --Ce n'est que juste, se dit-elle tout à coup, se rappelant ce qu'avait dit Marin; il faut que les fautes se payent... Mais est-ce que je devrai vivre longtemps en souffrant comme cela? Égarée, perdue dans l'horreur de cette pensée, elle regardait sur le sol la fine dentelle des rameaux. Soudain elle revit le point de Venise, la chambre doucement éclairée, le visage pur et triste, le sourire irrésistible de madame Dunois, et mordue au coeur par une souffrance atroce, sans nom: --Oh! ma petite madame, dit-elle tout bas en serrant son drap sur sa bouche pour s'empêcher de crier, ma petite madame, pardonnez-moi! XXII Il arrive parfois qu'un chagrin violent, dont les occasions se renouvellent sans cesse, anéantit pour un temps une autre préoccupation douloureuse, plus grave, mais plus éloignée, et l'on croit alors avoir oublié celle-ci. Tout à coup, par suite de quelque circonstance fortuite, elle se réveille et surgit énorme, absorbant à son tour ce qui précédemment paraissait prendre tout l'intérêt de la vie. C'est ce que le remords du crime faisait maintenant relativement à la honte de la faute dans l'âme de Monique. Pendant son emprisonnement, la jeune fille n'avait éprouvé que des impressions très-confuses, quoique très-douloureuses. L'instinct de la conservation lui avait suggéré la prudence; sa promesse à M. Dunois lui avait fait une obligation du silence, et toute sa volonté s'était dépensée à se contraindre. Lorsqu'elle avait revu Marin, elle n'avait eu qu'une idée: lui dire la vérité, afin d'échapper au réseau de faussetés dans lequel elle était prise depuis si longtemps. Elle avait pensé que lorsqu'il saurait son crime, il la repousserait avec horreur. Seule alors, dégagée de responsabilités, elle s'en irait dans la vie, essayant d'oublier, y parvenant peut-être,--elle le croyait du moins... Voici qu'au contraire le pardon du fiancé trahi l'avait rivée plus étroitement à une chaîne de devoirs qu'elle ne pourrait plus jamais briser. Impossible maintenant de secouer la tête et de chasser les idées douloureuses en disant: Je ne veux pas! Son devoir était de se rappeler à chaque heure qu'elle était la fille déchue, élevée au rang d'épouse par la bonté d'un homme outragé. Marin l'avait dit: C'est ainsi qu'on expie. L'autre faute, le crime, Marin n'en parlait pas; celui-là lui semblait pour ainsi dire moins grave, car il n'en était pas personnellement lésé. D'ailleurs, violent lui-même, il pouvait comprendre et excuser la violence. Mais Monique, après avoir mis de côté pendant longtemps la pensée du meurtre accompli par elle, s'en retrouvait soudain possédée. Tout ce qu'elle avait ressenti d'une façon vague pendant les semaines précédentes se précisait maintenant avec une exactitude épouvantable. Elle revoyait la chambre, la lampe, la chaise longue, les yeux noyés de pleurs de sa chère maîtresse; elle revivait la scène horrible, et par un excès de cruauté de la destinée, elle sentait la douleur de la perte de cette amie qu'elle avait aimée avec la ferveur d'une dévote. Frappée par une autre main que la sienne, madame Hortense eût été pour Monique l'objet d'une éternelle pitié; tuée par celle qui l'avait adorée, la jeune femme devenait l'instrument d'une torture dont rien ne peut rendre l'intensité. Les premiers jours de son mariage passés, Monique était entrée dans une routine de devoirs et d'habitudes qui eût dû la distraire de sa préoccupation, et qui au contraire l'y rattachait plus étroitement. Elle était redevenue paysanne; rien de ce qui l'entourait n'évoquait la mémoire du temps passé à Rouen, et au lieu d'encourager l'apaisement et l'oubli, ce contraste même poussait les souvenirs de la jeune femme à remonter vers ces jours néfastes. Vainement, l'un après l'autre, elle avait détruit ou modifié les objets contenus dans la malle que lui avait expédiée Toinette aussitôt après son départ; l'odeur de la malle, la vue de ses propres mains, blanchies par son séjour à la ville, évoquaient quelque image qui se fixait dans son cerveau avec une persistance obstinée. Monique tombait alors dans des silences prolongés qui duraient des journées entières. Marin s'en apercevait et ne disait rien, pensant que c'était l'expiation, mais qu'un temps viendrait où l'âme saturée de remords se détacherait d'elle-même de sa préoccupation douloureuse et reviendrait à une sorte d'apaisement. C'est alors, pensait-il, qu'il pourrait parler à sa femme et la consoler par degrés. Marin se trompait. C'était précisément dans ces premiers jours qu'il eût dû exprimer à la jeune femme la tendre pitié qu'elle lui inspirait; c'est alors qu'elle avait besoin de se sentir encouragée, relevée par l'amour de celui qu'elle considérait comme un être supérieur, presque surhumain. Il ne s'en doutait pas. Lui ayant donné avec son nom la plus grande preuve d'amour et d'estime qui fût en son pouvoir, il pensait qu'elle s'en rendrait compte, et il respectait le silence de Monique, qu'il considérait comme l'humilité naturelle d'une coupable qui ne pouvait encore se consoler de sa déchéance. Ils vivaient ainsi côte à côte sans se comprendre, lui, l'aimant de toutes les forces de son ame neuve, mais inhabile à exprimer ses sentiments; elle, vaincue, broyée, se disant que jamais elle ne se relèverait ni aux yeux de son mari, ni à ses propres yeux; lui, grave et bon; elle, soumise, dévouée et navrée. Clémence s'étonnait de la voir si sombre; les belles couleurs auraient dû revenir aux joues de la jeune femme, à présent qu'elle était heureuse au milieu des siens, mariée à l'époux choisi. Le printemps était merveilleux, cette année-là; pas une tempête n'avait troublé la mer depuis la fin de mars; il semblait que ce fût une fête éternelle sur la falaise et dans les vallons; les gens de Champcey, peu poétiques cependant, ne pouvaient s'empêcher d'en être frappés. --Ce n'est pas naturel, dit un jour Clémence à son gendre; Monique ne devrait pas être triste comme elle l'est. Elle est donc bien malade? --Elle a eu de la peine à Rouen, vous ai-je dit, ma mère, répliqua le jeune homme. Laissez-lui le temps de se remettre, et tout ira bien. Clémence regarda Marin d'un air de doute. Elle avait déjà eu la pensée que quelque chose avait dû arriver à sa fille pendant l'absence, mais elle n'osait questionner ni elle ni lui. --Vous croyez que tout ira bien? demanda-t-elle avec une sorte de crainte. --Je vous le dis, affirma Bonami. Il fallait bien se tenir pour satisfaite Cependant, Clémence, qui avait volontairement évité, pendant les premiers jours du mariage, de visiter les jeunes époux, prit l'habitude d'aller passer une heure ou deux, chaque après-midi, auprès de Monique. La pauvre jeune femme avait l'esprit si malade que toute marque d'affection enfonçait le remords plus avant dans son âme. La présence de sa mère, qui l'arrachait à ses pensées, lui fit plus de mal que de bien, car si l'image du crime s'effaçait pour un instant, celle de la faute apparaissait plus vivante. Cent fois elle eut envie de se jeter aux pieds de Clémence et de lui avouer tout. Il semblait à Monique que dans cet aveu elle trouverait un nouveau soulagement. Mais Marin l'avait dit, elle n'avait pas le droit de faire porter à sa mère le fardeau d'une telle douleur; elle ne devait pas lui infliger une honte imméritée... Le silence encore, le silence toujours... Oui, Monique expiait. Le beau temps même était un surcroît de tourment pour elle; l'orage ou la tempête, en fouettant ses nerfs, eussent peut-être amené une détente. Dans la vie calme du foyer, dans la calme tiédeur de l'air d'avril, l'esprit tourmenté de la jeune femme se repliait sur lui-même, pris entre deuz tortures, et n'évitant l'une que pour se rejeter plus follement dans les terreurs de l'autre. Un soir, Monique lavait au doué. Agenouillée sur le bord, dans la petite botte de sapin à peine dégrossi, qu'on appelle une hotte, elle s'était attardée à son ouvrage; une grosse pile de linge savonné et tordu attestait la diligence de l'ouvrière. Les autres femmes étaient retournées chez elles pour préparer le souper; mais Monique savait que Clémence devait avoir vaqué pour elle à bien des petits soins, et qu'elle pouvait terminer sa tâche. Le ciel pâlissait au-dessus de sa tête, et de minces tramées de rose cerise qui traversaient le zénith annonçaient le coucher du soleil; elle se penchait sur le linge, le frappant à coups redoublés du battoir... Tout à coup, derrière la baie, elle entendit une voix fraîche de jeune garçon, qui disait: --C'est ça qui est joli, au creux du Hubiland! les épines y sont fleuries. Faut voir! Monique posa son battoir, s'agenouilla sur ses talons et réfléchit. L'endroit dont parlait l'enfant était renommé pour la beauté d'un rideau d'aubépines, qui, le printemps, le tapissait de fleurs et de parfums. Tous les ans, les enfants et les jeunes filles se faisaient une sorte de devoir d'aller voir les épines blanches au Hubiland, on en parlait pendant huit jours; c'était la curiosité du pays. Monique se souvint tout à coup de la promenade qu'elle y avait faite l'année précédente. Elle y était allée avec les filles de M. Mahaut et plusieurs autres; tout le long de la route, on avait ri et jasé à perdre haleine; là, on avait rencontré des garçons, peut-être pas tout à fait par hasard, et tout le monde était revenu ensemble... Sur la route, le groupe joyeux avait croisé Marin, qui avait soulevé son chapeau et salué d'un air grave... Comme il l'avait regardée! Elle s'en souvenait maintenant. Une bouffée de jeunesse et d'indépendance passa dans le cerveau surmené de la jeune femme. Rangeant en hâte son linge et son battoir dans la hotte, elle appela le garçonnet qui avait parlé, et lui dit d'emporter le tout chez elle, puis elle partit d'un pas alerte, presque joyeux, dans la direction des aubépines. C'était assez loin, les bandes cerise du ciel devenaient rose pâle; aurait-elle le temps de revenir avant la nuit? Elle se mit à courir. Quelle bonne idée elle avait eue d'aller aux aubépines! Ses jambes étaient revenues, car elle courait sans fatigue, et dans sa tête se chantait une ronde du pays, que les filles fredonnent volontiers en marchant: A la Saint-Jean, ma fille, --J'aimerai qui m'aime-- Des oranges il y a... L'obsession de la musique était si forte que Monique cessa de courir et se mit à marcher vite, en scandant son pas sur le rbythme de la chanson qu'elle fredonna d'abord tout bas; peu à peu, elle chanta plus haut, et soudain elle entendit sa voix claire retentir dans le vallon désert. Ce fut une surprise pour elle, et elle s'arrêta étonnée. Il lui avait semblé que jamais, plus jamais, elle ne pourrait chanter ni rire, et voilà que les rondes du pays revenaient d'elles-mêmes dans sa bouche! --Eh bien! pourquoi pas? dit-elle tout haut, en regardant autour d'elle d'un air de défi. Et elle reprit sa marche en chantant à pleine voix. Le creux du Hubiland n'était plus bien loin; au détour du chemin elle aperçut la déchirure du sol, tapissée d'aubépines, qui semblaient placées là pour le plaisir des yeux. Monique se tut et ralentit le pas. C'était une sorte d'amphithéâtre semi-circulaire, un de ces commencements de vallée comme on en trouve partout dans les pays accidentés; une source claire et peu profonde sortait du sol, bordée de cresson et de roseaux, et au-dessus le superbe manteau d'étioles parfumées drapait la nudité des roches. La jeune femme devint grave; la beauté de ce lieu solitaire, que quelques paysans seuls admiraient tous les ans, lui inspirait une sorte de respect; l'odeur d'amande amère exhalée par les fleurs la pénétrait et la grisait un peu, et puis, il y avait là tant de souvenirs d'enfance! Bien de pénible ne pouvait venir à l'esprit devant cette incarnation du printemps. Monique s'approcha de la source, avec une sorte de timidité affectueuse, comme si c'eût été une amie, à laquelle on pouvait demander une caresse. Les pétales des fleurs tombés sur l'eau transparente flottaient comme autant de petites coquilles délicates et transparentes, et la jeune femme se pencha pour les voir de plus près. Tout à coup un léger mouvement se fit dans les joncs; Monique tressaillit, car elle était devenue peureuse; un son plaintif suivit... elle recula avec un frisson d'angoisse. On n'entendait plus rien, le jour baissait rapidement; elle pensa qu'il était grand temps de rentrer et tourna la tête du côté du village. Un bêlement si faible, qu'il avait l'air d'un vagissement, se fit entendre presque sous ses pieds. Monique fit un pas en avant, écarta les herbes, vit un tout petit agneau, tombé de la crête des rochers au travers des aubépines, qui était resté là, meurtri et brisé de sa chute. --Pauvre petite bête! dit Monique, dont le coeur compatissant fut pris d'une solitude maternelle. Elle se pencha, passa ses mains frêles sous l'agneau et l'emporta dans ses bras; elle savait quel devait en être le propriétaire, et voulait le lui rapporter. Peu à peu elle sentit une odeur fade qu'elle ne reconnut pas tout d'abord, et qui, soudain devinée, fit passer sur elle un long tressaillement qui la secoua à plusieurs reprises. Elle ouvrit les bras, et l'agneau glissa à terre en exhalant un faible soupir. Sous la réverbération des nuages encore teintés de rose, Monique regarda ses mains et son tablier... elle était couverte de sang. Un cri d'inexprimable horreur sortit de sa poitrine, et, affolée de terreur, elle prit sa course vers le village. Ce sang sur elle, le dernier soupir de l'agneau semblable à celui d'une créature humaine, c'était l'avertissement du destin qui ne voulait pas lui permettre de jouir d'une minute de joie et d'oubli. Elle se rappelait en courant comment, dans la chambre de madame Hortense, elle s'était souvenue du regard de l'autre agneau blessé par les chiens, et la lugubre scène se dressait devant elle dans toute sa funèbre réalité. Tout serait donc pour elle une persécution? Dans ce pays où les agneaux sont plus nombreux que les arbres, rencontrerait-elle à chaque pas la personnification du remords? Toujours courant, elle arriva chez elle. --D'où viens-tu? si tard et pleine de sang! dit Clémence qui l'avait attendue avec inquiétude. --Du Hubiland. Il y a un agneau mort sur la route. J'ai voulu le rapporter, je n'ai pas pu. Elle parlait brièvement, par saccades; Marin parut sur le seuil, et dans les yeux de sa femme il lut l'horreur profonde de l'implacable souvenir. Secoué lui-même par la pensée d'une peine qu'il ne pouvait sonder, mais qui devait être atroce, il se pencha sur elle et lui donna un baiser. ... Monique se laissa tomber sur un banc et tordit ses mains d'un geste résigné dans son désespoir; en levant les yeux, elle vit sa mère qui l'observait. Aussitôt, elle sourit, se leva, prit une écuelle d'eau, s'y lava les mains et changea de tablier. --C'est une fantaisie que j'ai eue d'aller voir les épines blanches, dit-elle à son mari qui évitait de la regarder. L'agneau doit être à Bonfils; il faudra le lui dire pour qu'il l'envoie chercher. Elle parlait d'un ton tranquille. Clémence lui reprocha d'avoir couru trop vite. --Tu n'es plus une petite fille, lui dit-elle d'un ton sévère; quand on est mariée, on est raisonnable! Monique ne répondit rien. XXIII A partir de ce jour, l'image de madame Hortense, blanche, immobile, avec le petit filet de sang le long de la joue, fut la compagne habituelle de Monique. Elle la suivait partout, au doué, dans le jardin où elle passait de longues heures, dans les sentiers couverts, désormais pleins de fleura et d'insectes. La sinistre vision s'interposait entre la jeune femme et la nature entière, empêchant toute joie innocente d'arriver jusqu'à elle. Ce n'était pas seulement le remords, ni le chagrin, comme précédemment, c'était la manifestation vivante pour ainsi dire de ces deux sentiments, qui ne remplaçait rien, mais qui s'ajoutait aux peines existantes. Monique dépérissait, Marin était rongé par la douleur. Il avait espéré avec elle une vie austère, où l'expiation tiendrait sa place, mais où se trouveraient aussi des joies. Il s'était dit qu'aimant Monique, il en serait aimé, et qu'ils finiraient un jour par reléguer dans l'ombre le souvenir du crime. Tant de choses s'effacent de la mémoire, pourquoi pas celle-là? Il s'était trompé. Monique l'aimait, certes; elle l'aimait comme un dieu! Mais elle avait peur de lui, il le sentait et s'en désespérait. Ils se parlaient de moins en moins, trouvant qu'ils ne pouvaient rien se dire. Parfois, elle s'approchait de lui, pendant qu'il était assis près du feu, le soir, et posant ses mains amaigries sur les épaules de son mari, elle le regardait de ses yeux profonds qui demandaient grâce. Il la serrait alors follement sur son coeur navré; elle se blottissait contre lui, espérant trouver un peu d'apaisement... Mais ils ne pouvaient exprimer leurs sentiments; elle n'osait pas, et lui, gauche dans ses discours, croyait qu'il ne saurait pas dire les paroles nécessaires. L'été s'écoula ainsi, chaque jour emportant quelqu'une des espérances de Marin et quelqu'une des forces de Monique, tristes épaves de leur rêve de bonheur. Elle souffrait tant que, par moments, elle avait envie d'en finir; puis le courage lui manquait; la crainte d'un esclandre la tourmentait aussi, elle avait peur de faire parler d'elle après sa mort, et surtout elle pensait à Marin, en se disant: --Il croirait que je ne l'aimais pas! Les tristes rafales d'automne soufflaient maintenant sur l'Océan, et Monique allait souvent s'asseoir sur les pierres, au haut de la falaise. Depuis son retour elle n'avait pas encore osé descendre jusqu'aux roches noires; il lui semblait que là quelque chose d'elle, resté encore intact dans toutes ses peines, se briserait comme le reste. C'est là qu'elle avait juré d'être fidèle: oserait-elle fouler du pied la place où elle avait fait ce serment qui devait être si tôt parjuré? Une haute marée avait jeté au pied de la falaise d'énormes quantités de ce varech qui est une des ressources du pays, et les femmes s'étaient empressées à marée basse d'aller le recueillir pour le mettre à l'abri de l'atteinte des vagues, afin de le prendre plus tard pour fumer les champs, suivant l'usage. --Est-ce que ta n'iras pas au varech? demanda Marin le soir même, pendant que la tempête rageait au dehors. --Si tu veux. --Il le faudrait, nous ne sommes pas riches, il ne faut rien négliger de ce qui peut nous rapporter ou nous épargner quelque chose. --J'irai, dit-elle. Il resta silencieux, fumant sa pipe devant les tisons décroissants; ainsi que des étincelles fugitives, les joies espérées s'étaient éteintes les unes après les autres, et il n'en resterait bientôt plus que de la cendre. --Et toi, demanda-t-elle au bout d'un instant, est-ce que tu viendras? --Peut-être, quand j'aurai fini de défouir nos pommes de terre. Il est temps de les rentrer, les pluies commencent, et l'eau les perdrait. Le silence retomba sur eux, pendant qu'au dehors, le fracas de l'ouragan ressemblait à celui du tonnerre. Le lendemain, l'eau devait se retirer dans l'après-midi, assez loin pour permettre aux travailleurs d'accomplir leur besogne. Le vent avait diminué, mais la mer était ce que les marins appellent «démontée», «'est-à-dire que les vagues n'arrivaient plus par houles espacées, mais qu'elles s'entre-choquaient follement les unes contre les autres, sans rhythme et sans harmonie. Sous l'ombre des nuages poussés par un souffle rapide dans les hauteurs du ciel, beaucoup de bonnets blancs émaillaient les groupes de rochers, quand Monique arriva à son tour. Elle s'était attardée, s'ingéniant à mille prétextes pour retarder le moment de descendre; elle avait peur de ce qu'elle allait ressentir aux roches noires, et pourtant elle savait qu'elle ne pouvait songer à travailler ailleurs, cette place étant celle que la coutume assignait à la famille Bonami pour la récolte du varech. Quelques femmes remontaient déjà; elle les rencontra à mi-côte. --Comme tu viens tard! lui dirent-elles.. --Et vous, comme vous vous en allez de bonne heure! répliqua la jeune femme avec un retour de son ancienne vivacité. Elle avait la fièvre, et se fut volontiers querellée. --C'est que la mer est furieusement démontée; on ne sait si elle s'en va ou si elle s'en revient, il n'y fait pas bon. Toi qui n'es pas forte, tu devrais t'en retourner avec nous. --J'aurai assez l'occasion de ne rien faire, répondit-elle en continuant à descendre. La mer était rude, tant mieux. Plus le travail serait difficile, moins elle aurait du temps pour songer aux choses qu'elle voulait oublier. Elle franchit, sans le regarder, l'endroit où elle avait fait son serment de fidélité, et marchant avec une incroyable adresse sur les pointes des rocs glissants, elle arriva aux endroits où la tempête de la nuit avait jeté par charretées les longs rubans bruns des algues et les mousses vertes des goémons. A grandes brassées, sans souci de se mouiller, Monique saisit la récolte marine et fit une douzaine de voyages dans les rochers jusqu'à un endroit sûr. Elle mettait un entêtement enragé à épuiser son corps pour ne pas laisser à son âme le temps de souffrir. Elle dut s'arrêter, cependant, les forces lui manquaient; hors d'haleine, les jambes tremblantes, elle s'appuya contre une paroi de granit, pour respirer et regarder la mer. Le ciel s'était embrasé de lueurs farouches, les rayons du soleil qui allait se coucher, traversaient des masses énormes de vapeurs légères et floconneuses, qui prenaient l'aspect d'un incendie formidable. Les nuées de braise blanchâtre s'écroulaient lentement sur le fond de pourpre incandescent. --On dirait du sang! pensa Monique. Aussitôt l'odieuse image, un instant chassée, réapparut, enveloppée dans le flamboiement des cieux; la mer semblait rouler du sang dans ses vagues sombres frangées de rose, et tout ce sang était celui de la victime, sans doute! Éperdue, hallucinée, Monique s'avança pour voir de plus près; une vague énorme, qui se brisait sur un rocher à quelques mètres devant elle, passa en pluie par dessus l'obstacle, et l'enveloppa de son écume rougeâtre. --Le sang! cria Monique en frissonnant sous l'eau glacée. Elle regarda la mer avec cet air de défi qu'elle jetait aux choses plus fortes qu'elle, car la vie avait pu la briser, mais ne l'avait pas ployée. Une autre vague déferla avec fracas, puis une seconde, et l'eau clapotante envahit le creux où elle se trouvait. --Si vous me voulez, prenez-moi, dit Monique aux flots furieux, mais je me défendrai! Elle voyait le danger, elle en comprenait l'étendue, elle savait qu'elle pouvait fuir, et elle ne le voulait pas. Une fois de plus elle bravait sa destinée,--mais cette fois sa destinée avait des forces matérielles visibles et palpables. Tous les bonnets blancs avaient disparu. En remontant bien avant son heure, la mer les avait chassés devant elle. On n'avait point songé à Monique. Elle, cependant, faisait face aux vagues qui montaient à l'assaut du rempart qui l'entourait. Elle les laissait crouler sur elle; trempée jusqu'aux os, aveuglée par l'écume, elle reculait un peu de temps en temps pour prolonger la lutte. Elle n'avait pas une résolution bien arrêtée de mourir, mais elle sentait confusément que si elle mourait, ce serait pour le mieux. L'instinct de la conservation, cependant, ne l'abandonnait pas, et après un choc qui l'avait collée contre quelque roche, toute saignante, égratignée par les aspérités de la pierre, elle se relevait d'un air hautain, comme pour dire aux flots: --Je suis encore vivante! Dans cette bataille insensée, elle éprouvait une joie intense, la première qu'elle eût ressentie depuis sa chute: elle luttait sans trop de perte; elle serait broyée ou emportée, mais au moins, cette fois, elle se serait bien défendue! Elle qui n'avait su résister ni à la séduction ni au désir du meurtre, elle tenait tête à l'Océan! C'était bien, et cela la relevait à ses yeux. Une masse d'eau énorme s'enleva à vingt pieds de haut en une gerbe d'écume et s'abattit sur le rocher qui soutenait Monique. Cette fois elle perdit pied, et sentit que le remous l'entraînait. Elle s'arc-bouta de son mieux, avec une sorte de triomphe féroce sur elle-même. --Souffre encore, se dit-elle, c'est ainsi qu'on expie. Soudain elle aperçut, descendant la falaise comme s'il eût eu des ailes, Marin, illuminé par les reflets d'incendie du couchant. Il accourait pour la sauver. Elle sentit son âme se fondre, et à travers les rochers, jusqu'à mi-jambes dans l'eau bouillonnante, elle se dirigea en chancelant vers lui. Les vagues, dans ce moment-là, frappaient ailleurs des coups qui faisaient trembler le sol; les mers démontées ont de ces lubies; l'Océan avait renoncé à se battre corps à corps avec le pauvre être endolori, qui, maintenant, voulait vivre. Mais Monique se mouvait maladroitement dans sa lourde jupe de laine saturée d'eau; elle avançait à peine de quelques pas en une minute, et tout à l'heure les gerbes d'eau allaient revenir l'écraser. Marin accourut en trébuchant au travers des obstacles, enleva sa femme dans ses bras et voulut retourner sur ses pas; une lame énorme s'abattit tout d'une masse à l'endroit où ils étaient tous deux un millième de seconde auparavant; ils n'en reçurent que les éclaboussures, assez fortes pour les renverser tous les deux, mais la mort avait renoncé à eux pour cette fois. --Tu es folle! dit Marin en déposant sa femme à terre, quand ils furent à l'abri du danger. Monique regarda autour d'elle, et vit qu'ils étaient sur la pierre du serment. --Tu ne veux donc pas que je meure? lui répondit-elle. Il la saisit avec frénésie. --Toi? mais tu es ma vie, mon tout! je veux que tu sois heureuse, ou, sans cela, c'est moi qui vais m'en retourner là... Il indiquait l'endroit maintenant envahi par les eaux, où ils avaient failli périr tout à l'heure. --Et tu m'aimes autant que s'il n'était rien arrivé? --Je ne sais pas comment je t'aurais aimée, répondit Marin en levant sa main vers le ciel qui flamboyait comme une apothéose, mais je sais que je t'aime, tant qu'un homme peut aimer. --Tu m'as donc pardonné? --Je t'ai toujours pardonné! Elle l'attira à elle et lui donna un long baiser de passion sauvage. --Ramène-moi chez nous, dit-aile. A présent, nous allons être heureux. Elle ôta sa longue jupe trempée d'eau qui l'empêchait de marcher, et, vêtue d'un simple petit jupon court, elle gravit la falaise près de son mari. --Tu es toute en sang, lui dit-il tout à coup, s'en apercevant pour la première fois. --Ça ne tait rien, répliqua-t-elle, avec un sourire qu'il ne lut avait jamais connu, c'est le mien! Ils rentrèrent; le feu flamba haut dans la cheminée. Marin déshabilla Monique avec les soins tendres et gauches qu'il eût apportés à la toilette d'un nouveau-né, et il la mit dans le lit en l'entourant de précautions infinies. Elle lui soumit d'un air heureux, et c'était l'ancienne Monique qui était revenue, tant elle avait sur son visage de jeunesse et de lumière. Débordant d'une joie qu'il, avait cru ne jamais connaître, il se pencha sur elle et la regarda avec ivresse en lui disant: --Oh! ma Monique, c'est seulement d'aujourd'hui que je sens que tu es ma vraie femme. XXIV Lorsque Marin ouvrit les yeux, la pluie tombait lourdement au dehors; il l'écouta clapoter sur le chemin, puis, mieux réveillé, il se souvint de ce qui s'était passé la veille, et se tourna avec une sorte d'inquiétude vers Monique. Elle dormait, la bouche entr'ouverte, les joues très-rouges, un bras hors du lit, comme quelqu'un qui s'est débattu avec ses rêves. Il toucha cette main, elle était brûlante; il effleura la joue, on eût dit un charbon ardent. Elle s'éveilla, et dit d'une voix rauque: --J'ai soif. Il fut debout aussitôt et lui donna à boire. Elle trempa ses lèvres dans le verre et dit: --L'eau est amère! Marin, surpris, goûta l'eau qui n'avait aucune amertume. Il voulut questionner Monique, mais elle s'était déjà rendormie. Après l'avoir contemplée quelques instants, Marin acheva de se vêtir et courut chez Clémence. --Elle doit avoir attrapé du mal à la mer, dit-il en terminant son explication. --Il y avait de quoi! répliqua la vieille femme. Mais sans s'épancher en discours inutiles, elle suivit son gendre. Monique s'était réveillée pendant leur absence. Elle les accueillit avec le sourire de la veille, si différent de son expression habituelle. --Mais elle a l'air très-bien! fit Clémence. --J'ai essayé de me lever, je ne peux pas, répondit la jeune femme avec une expression de contentement extraordinaire. C'est la fatigue d'hier, mais ce ne sera rien du tout. Demain, il n'y paraîtra plus. La pluie empêchait tout travail au dehors, Marin resta près de sa femme, dont il pressait la main de temps en temps. Ils se regardaient en souriant, et n'avaient pas besoin de se parler. Ne s'étaient-ils pas tout dit dans leur court entretien, la veille, sur la pierre du serment? Clémence, à demi rassurée, les servit pendant tout le jour, et se retira le soir, sur les instances de Marin, qui lui conseilla de dormir tranquille; Monique était visiblement très-oppressée, mais elle ne se plaignait de rien, déclarant que jamais de sa vie elle n'avait été si heureuse, ni si bien, et son visage ne démentait pas ses paroles.. Dans la nuit, elle eut un peu de délire, mais c'était un délire paisible, presque joyeux, où elle voyait les souvenirs de sa petite enfance. Elle semblait avoir laissé dans les vagues couleur de sang les peines et les remords de sa vie récente. Marin cependant, très-effrayé, alla dès la matin trouver M. Mahaut, qui vint voir la malade. --Il faut aller chercher le docteur, dit-il. Je ne suis pas grand clerc, mais il me parait que ceci ressemble beaucoup à une fluxion de poitrine, et nous ne sommes pas de force à soigner ces maladies-là sans l'aide d'un médecin. Monique avait entendu, non ces paroles, mais le ton d'avertissement qui les accompagnait. --Monsieur Mahaut, dit-elle, vous reviendrez quand le médecin sera parti, n'est-ce pas? --Certainement, ma belle enfant, si ça peut vous faire plaisir. --Je vous en prie bien, insista-t-elle. Le médecin arriva dans la soirée. M. Mahaut ne s'était pas trompé, Monique avait une fluxion de poitrine d'une intensité peu ordinaire. Un traitement énergique fut ordonné, et appliqué aussitôt, autant que faire se pouvait dans un endroit éloigné des villes. A peine le cabriolet du docteur avait-il disparu au tournant de la route, que Monique écarta sa mère sous quelque prétexte, puis fit signe à son mari de venir auprès d'elle. --Je suis très-malade, n'est-ce pas? lui dit-elle, avec cette expression de tendresse joyeuse et confiante qu'elle avait rapportée des roches noires. --Tu es malade, c'est sur! répondit le pauvre garçon embarrassé. On lui avait bien recommandé de cacher à la malade la gravité de son état, et lui qui, même pour épargner un chagrin à Monique, n'avait jamais pu venir à bout de mentir, se sentait bien maladroit. --Eh bien, écoute; j'ai besoin de voir M. Mahaut et de lui parler toute seule. --Encore un secret? fit Marin en fronçant le sourcil. --Non, quand je dis toute seule, ça veut dire avec toi. Va me chercher M. Mahaut tout de suite. Il m'a promis de revenir, et il viendra. Dépêche-toi. Marin hésita un instant, puis partit en courant. Un quart d'heure après, il ramenait le digne homme. --Eh bien, Monique, qu'est-ce que tu me veux? fit celui-ci, ramené à ses vieilles habitudes par la vue du joli visage redevenu enfantin et rose sous l'animation de la fièvre. --Je veux vous dire quelque chose, monsieur le maire, et je vous prie de vous asseoir auprès de mon lit pour l'entendre. M. Mahaut s'assit, un peu ému. Marin se tint debout contre le lit, entre eux. La voix de Monique était forte, bien qu'un peu voilée; elle haletait en parlant, mais elle ne semblait pas souffrir, et, en réalité, elle souffrait peu. --Vous savez, monsieur le maire, dit-elle en fixant ses yeux bleus sur ceux du fonctionnaire, que j'ai été à Rouen, par la protection de votre bonté. Il approuva d'un signe de tête. --Je ne sais pas si vous avez su qu'il était arrivé un malheur dans la maison où vous m'avez fait entrer. --Je le sais, répondit M. Mahaut. Je sais aussi qu'on t'a accusée et qu'on t'a relâchée, parce que l'idée de t'accuser était par trop absurde. Est-ce là ce que tu voulais me dire? Monique avait rougi, puis pâli. Elle tourna vers son mari un regard suppliant auquel il répondit par un geste d'approbation. Il avait compris ce qu'elle voulait, et ne pouvait le trouver mauvais, car il la savait bien malade, plus qu'elle ne le croyait elle-même. --Eh bien, monsieur le maire, je vais mourir, et je n'en suis pas fâchée, car après ce que vous allez apprendre, vous me regarderiez d'un bien mauvais oeil... On n'a pas trouvé la personne qui avait fait le coup? --Non, eh bien? --C'était moi! dit Monique, et elle retomba toute blanche sur son oreiller. --Toi! s'écria Mahaut bouleversé, se demandant si la malade n'avait pas une nouvelle attaque de délire. --Oui, monsieur le maire, c'était moi. --Eh! bon Dieu! Comment? A quel propos? une enfant comme toi... Monique tourna ses yeux brillants de fièvre vers son mari, et il comprit qu'une partie du douloureux secret resterait entre eux. --Elle m'avait réprimandée, dit la jeune fille: j'étais orgueilleuse et violente, la colère m'a aveuglée, et je l'ai frappée. Depuis, monsieur le maire, je n'ai plus eu un instant de repos. --Pourquoi m'as-tu dit ça? Puisqu'on t'avait relâchée, il me semble que tu pouvais bien garder ton secret pour toi! --Oui, monsieur le maire, mais on a vu, n'est-ce pas? des innocents qui étaient condamnés pour des coupables, j'ai lu ça dans les livres. Et j'ai pensé que si, après que je ne serai plus là pour le dire, vous appreniez qu'on accuse quelqu'un de ce qui a été mon crime à moi, vous pourriez justifier celui qui n'aurait pas fait le mal. M. Mahaut écoutait, interdit, abasourdi de ce qu'il venait d'entendre, et pris malgré lui d'admiration pour la conduite de Monique. --Alors, c'est une déclaration que tu me fais? Veux-tu la signer? --S'il vous plaît, monsieur le maire; seulement, je vous demanderai de n'en parler à personne, à cause de Marin, qui en aurait de la honte, et qui ne l'a pas mérité. Ce serait seulement dans le cas que je vous ai dit... --Sois tranquille, tu peux compter sur moi. Vous le saviez? ajouta M. Mahaut, en s'adressant à Marin. --Elle n'a pas voulu m'épouser avant de me le dire, répondit celui-ci. Le maire s'était levé: il regarda un instant la jeune criminelle, dont le visage était maintenant si calme et si pur, puis, poussé par, un mouvement irrésistible, il posa sa main droite sur le front brûlant. --Pauvre enfant, dit-il, votre faute est grande, mais vous l'avez expiée. --Oh! oui! répondit-elle simplement. Ce n'est ni la maladie ni la mort qui sont les plus mauvaises... Le lendemain, de grand matin, M. Mahaut présenta à la jeune femme une rédaction bien simple, tout officielle, de leur entretien de la veille. Elle la signa d'une main ferme, et Marin mit auprès de celle-là sa signature qui tremblait. --Et maintenant que vous avez la conscience en paix, dit Mahaut, on va vous guérir. --Ça sera comme le bon Dieu voudra, répondit Monique. Elle sentait ses forces baisser très-vite, mais sans secousse. Dans ce corps usé par le chagrin, la maladie avait trop beau jeu. Marin la regardait d'un air sombre pendant qu'elle dormait, souriant quand elle pouvait le voir. Le soir du quatrième jour, elle lui fit signe de venir tout près d'elle. --Nous aurions été bien heureux, tu crois? lui dit-elle tout bas. --Oh! oui! bien heureux! --Eh bien, c'est ce qui te trompe. Nous sommes heureux à présent parce que je m'en vais; mais si j'avais dû vivre, ça aurait recommencé tout comme auparavant! Et nous n'aurions eu que de bons moments, mais jamais de repos. Je t'assure qu'il vaut mieux que je m'en aille. --Et moi? murmura Marin, enfin vaincu par les larmes, qu'est-ce que je deviendrai? Elle le regarda tristement de ses yeux où la vie décroissait visiblement. --Toi, pauvre, pauvre Marin! Tu auras bien de la peine... Mais si je n'avais pas été ce que je suis, je ne t'aurais jamais aimé comme je t'aime à présent! Elle mourut à l'aube, après une courte agonie, pendant laquelle elle ne reconnut personne. Elle quitta la vie sans avoir cette conscience de la douleur de ceux qui conservent leur lucidité jusqu'au bout. On l'enterra dans la tombe de Victoire. Marin avait ôté lui-même le rosier blanc avec sa motte de terre, et le replaça seul quand tout fut fini; il ne permit à aucune main profane de toucher l'arbuste deux fois sacré, après quoi il descendit aux roches noires, et y resta jusqu'à la nuit tombée. Il travaille à son champ et à son jardin comme dans le temps où il était garçon. On le voit encore plus souvent qu'autrefois soigner le rosier qui recouvre tout ce qu'il a aimé. M. Mahaut n'a pas eu à produire la déclaration de Monique, car jamais rien n'est venu mettre la justice sur les traces de l'auteur du mystérieux crime de Rouen. FIN. ______________________________________________________________ Paris, Typographie E. Plon, Nourrit et Cie, rue Garancière, 8. [Fin du roman _Un crime_ par Henry Gréville]